‏ John 12

CINQUANTIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CET ENDROIT : « LA PÂQUE DES JUIFS ÉTAIT PROCHE », JUSQU’À CET AUTRE : « BEAUCOUP S’EN ALLAIENT À CAUSE DE LUI ET CROYAIENT EN JÉSUS ». (Chap 11, 55, 56 et 12, 1-11.)

LE VASE DE PARFUMS.

On se trouvait à la fête de Pâques, figure de la vraie Pâque, et les Pharisiens incrédules voulaient se saisir de Jésus pour le perdre et se perdre du même coup. Puissent leurs descendants mériter par leur foi de le saisir pour se sauver ! Sur ces entrefaites, Jésus vint souper à Béthanie, et Marie versa sur ses pieds un vase de parfums. Ces parfums étaient l’emblème des bonnes œuvres du chrétien, qui portent la vie ou la mort dans l’âme de ceux qui en sont témoins, suivant les intentions qu’ils apportent à les voir : témoin Judas, qui prit scandale de l’action méritoire de Marie. À ses réflexions déplacées, Jésus fit une réponse qui dut lui donner occasion de rentrer en lui-même.

1. Sur ce qui nous a été lu hier du saint Évangile, je vous ai dit ce que le Seigneur m’a inspiré : sur la leçon d’aujourd’hui, qui suit celle d’hier, je vous dirai ce que le Seigneur me donnera. Il se trouve dans les Écritures des choses si claires, qu’il suffit de les entendre pour les comprendre. Nous ne nous appesantirons point sur ces passages, afin d’avoir le temps de nous arrêter sur ceux qui le demanderont.

2. « Or, la Pâque des Juifs était proche ». Ce jour de fête, les Juifs voulaient l’ensanglanter du sang du Seigneur. En ce jour de fête fut mis à mort l’Agneau qui pour nous a consacré par son sang ce même jour de fête. Les Juifs tenaient conseil entre eux sur la mise à mort de Jésus. Et lui, qui n’était venu du ciel que pour souffrir, voulut se rapprocher du lieu de sa passion, parce que l’heure de sa passion approchait. « Et plusieurs de cette contrée-là montèrent à Jérusalem avant Pâques, pour se purifier ». Les Juifs agissaient ainsi pour obéir au commandement du Seigneur, qui leur avait été donné par Moïse dans la loi. Ce commandement leur prescrivait de se réunir de toutes parts en cette fête de Pâques, et de se purifier pour la célébration de ce grand jour. Mais cette célébration n’était que l’ombre de ce qui devait venir. Qu’est-ce à dire, l’ombre de ce qui devait venir ? C’était une prophétie de la venue de Jésus-Christ, une annonce des souffrances qu’il devait endurer en ce jour-là pour nous, afin que l’ombre cessât et que la lumière vînt ; pour que la figure passât et nous mît en possession de la vérité. La Pâque que célébraient les Juifs était donc l’ombre, et la nôtre est la lumière. Car à quoi bon leur ordonner d’immoler un agneau en ce jour de fête, sinon parce que le Sauveur est celui dont un Prophète a dit : « Il a été conduit à la mort comme un agneau a ? » Du sang de l’agneau immolé, les Juifs marquèrent les portes de leur maison : nos fronts sont marqués du sang de Jésus-Christ. Et comme cette marque était un signe, nous lisons qu’elle éloigna l’ange exterminateur des maisons sur lesquelles elle était empreinte Exod. b. De même en est-il du signe de Jésus-Christ : il éloigne de nous l’exterminateur, si cependant notre cœur reçoit le Sauveur. Pourquoi cette condition ? Parce qu’il en est plusieurs qui ont leur porte marquée, tandis que personne ne réside dans leur âme : il leur est facile de recevoir sur le front le signe de Jésus-Christ, mais dans leur cœur ils ne reçoivent pas la parole de Jésus-Christ. C’est pourquoi, mes frères, j’ai dit et je répète que le signe de Jésus-Christ chasse loin de nous l’exterminateur, si notre cœur a pour habitant Jésus-Christ. Et j’ai dit cela, afin que personne ne se mit en peine de rechercher ce que signifiait cette fête des Juifs. Le Seigneur est donc venu comme une victime, pour que nous ayons une vraie pâque, en célébrant sa passion à l’image de l’immolation de l’Agneau.

3. « Ils cherchaient donc Jésus », mais ils le cherchaient dans de mauvaises intentions. Heureux ceux qui le cherchent, mais qui le cherchent bien ! Ils cherchaient Jésus, mais pour ne pas l’avoir, et pour nous en priver nous-mêmes ; mais parce qu’il a été forcé par eux de s’éloigner de leurs personnes, nous l’avons nous-mêmes reçu. On blâme parfois ceux qui cherchent Jésus, et parfois on les loue. C’est en effet l’esprit avec lequel on cherche qui attire la louange ou le blâme. De fait, tu lis dans un psaume ces paroles : « Qu’ils soient couverts de honte et d’ignominie, ceux qui cherchent ma vie c » ; voilà ceux qui cherchaient mal. Mais, dans un autre endroit, il est dit : « Toute fuite m’échappe, et il n’est personne qui cherche ma vie d ». Blâmés sont ceux qui cherchaient, blâmés sont encore ceux qui ne cherchaient pas. Cherchons donc Jésus, mais pour le posséder ; cherchons-le pour le garder, et non pour le tuer : les Juifs le cherchaient pour s’en emparer, et pour le perdre aussitôt : « Ils le cherchaient donc, et ils disaient entre eux : « Que vous semble-t-il qu’il ne soit pas venu à ce jour de fête ? »

4. « Or, les Pontifes et les Pharisiens avaient donné ordre que si quelqu’un savait où il était, il le déclarât, afin de le saisir ». C’est maintenant à nous de dire aux Juifs où est le Christ. Puissent-ils vouloir nous entendre et se saisir du Christ, tous les descendants de ceux qui avaient donné l’ordre, de leur indiquer où il était ! Qu’ils viennent à l’Église, ils apprendront où est le Christ, et ils le saisiront qu’ils l’apprennent de nous, qu’ils l’apprennent de l’Évangile : il a été mis à mort par leurs pères ; il a été enseveli, il est ressuscité, il s’est fait reconnaître de ses disciples ; en leur présence il est monté au ciel, où il est assis à la droite du Père ; il a été jugé et il viendra comme juge : qu’ils écoutent donc et qu’ils le prennent ; ils répondront peut-être : Mais comment saisir celui qui est absent ? Comment pénétrer jusque dans le ciel où il est assis, pour s’emparer de lui ? Que ta foi s’élève jusqu’au ciel, et tu le saisiras. Tes pères l’ont saisi avec les mains de leur corps ; pour toi, saisis-le avec ton cœur ; car, bien qu’absent, Jésus-Christ est toujours présent : s’il ne l’était point, nous serions nous-mêmes dans l’impossibilité de le saisir : mais comme ce qu’il nous dit est vrai, « voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles e » ; s’il s’en est allé, il est encore ici ; s’il est retourné à son Père, il ne nous a pas abandonnés. Son corps s’est élevé dans les cieux, mais sa divinité ne s’est pas éloignée du monde.

5. « Jésus donc, six jours avant la Pâque, vint à Béthanie, où était mort Lazare, qu’il avait ressuscité. On lui donna à souper, Marthe le servait et Lazare était un de ceux qui étaient à table avec lui ». De peur que les hommes ne s’imaginassent que sa résurrection d’entre les morts n’était qu’un vain fantôme, Lazare était du nombre de ceux qui étaient à table avec lui ; il était vivant ; il parlait, il prenait part au festin : la vérité se manifestait ainsi au grand jour, et l’incrédulité des Juifs se trouait confondue. Le Seigneur était donc à table avec Lazare et les autres, et Marthe, une des sœurs de Lazare, les servait.

6. Or « Marie », l’autre sœur de Lazare, « prit une livre de vrai nard, parfum précieux, et le répandit sur les pieds de Jésus, et elle les essuya avec ses cheveux, et toute la maison fut remplie de l’odeur du parfum ». Vous avez entendu le fait, cherchons le mystère qu’il renferme. O âme, qui que tu sois, si tu veux être fidèle, avec Marie verse sur les pieds du Sauveur un parfum précieux. Ce parfum n’était autre que la justice, c’est pourquoi il y en avait une livre. C’était un parfum « de nard » précieux et éprouvé. Le nom donné à ce parfum indique, à ce que je crois, la contrée d’où il venait ; mais ce mot n’est pas exempt de mystère, et il convient bien à celui que nous voulons découvrir. En grec, pistis signifie la foi. Tu voulais savoir comment pratiquer la justice ? « Le juste vit de la foi f ». Oins les pieds de Jésus par une vie sainte, suis les traces du Seigneur. Essuie ses pieds avec tes cheveux ; si tu as du superflu, donne-le aux pauvres, et tu auras essuyé les pieds du Seigneur, car les cheveux sont pour le corps comme quelque chose de superflu. Tu vois ce qu’il faut faire de ton superflu ; il est superflu pour toi, mais il est nécessaire aux pieds du Seigneur. Peut-être que, sur la terre, les pieds du Seigneur se trouvent dans le besoin. De qui donc, sinon de ses membres, doit-il dire à la fin du monde : « Ce que vous avez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’avez fait g ? » Vous avez donné des choses qui né vous étaient pas nécessaires, mais vous avez soulagé mes pieds.

7. « Et toute la maison fut remplie de l’odeur ». Le monde se remplit de la bonne renommée ; car la bonne odeur, c’est la bonne renommée. Ceux qui vivent mal et qui portent le nom de chrétiens font injure à Jésus-Christ ; c’est d’eux qu’il est dit : « A cause d’eux le nom du Seigneur est blasphémé h » ; mais si à cause d’eux le nom de Dieu est blasphémé, à cause des bons le nom du Seigneur est comblé de louanges. Écoutez l’Apôtre : « Nous sommes », dit-il, « la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu ». Il est dit aussi au Cantique des cantiques : « Ton nom est un parfum répandu i » ; mais revenons à l’Apôtre : « Nous sommes », dit-il, « la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, et pour ceux qui se sauvent et pour ceux qui périssent ; aux uns une odeur de vie pour la vie, et aux autres une odeur de mort pour la mort. Et qui est propre à ce ministère j ? » La lecture de ce passage du saint Évangile nous fournit l’occasion de parler de cette bonne odeur, de telle sorte que nos paroles soient suffisantes, et que vous l’écoutiez avec attention ; car l’Apôtre lui-même nous dit : « Qui est propre à ce ministère ? » Donc, par cela seul que nous nous efforcerons de parler, serons-nous propres à le faire ; et vous, serez-vous aptes à entendre ces choses ? Pour moi, en vérité, je n’en suis pas capable ; mais il en est capable, celui qui par moi daignera vous dire des choses qu’il vous sera avantageux d’entendre. L’Apôtre « est une bonne odeur », comme il le dit lui-même ; mais bien qu’il soit une bonne odeur, et s’il est « aux uns une odeur de vie pour la vie, il « n’en est pas moins pour les autres une odeur de mort pour la mort ». Et cependant il est une bonne odeur, car il ne dit point aux uns : Je suis une bonne odeur pour la vie ; aux autres : une mauvaise odeur pour la mort ; il dit qu’il est une bonne odeur et non une mauvaise, et cette même bonne odeur donne, selon lui, la vie aux uns et aux autres elle donne la mort. Heureux ceux que la bonne odeur fait vivre ; mais y a-t-il rien de plus malheureux que de trouver dans la bonne odeur un principe de mort ?

8. Mais, dira quelqu’un, quel est celui que la bonne odeur fait mourir ? C’est là que s’applique ce que dit l’Apôtre : « Et qui est capable d’un tel ministère ? » Par quel incompréhensible secret Dieu agit-il de manière à ce que la même bonne odeur fasse vivre les bons et mourir les méchants ? Comment cela se fait-il ? Je vais tâcher de vous l’indiquer, autant, du moins, que Dieu daignera me le découvrir (peut-être y a-t-il sous ces paroles un sens plus profond que je ne saurais dévoiler) ; néanmoins je ne dois pas vous cacher ce que j’ai pu y voir. L’apôtre Paul était connu partout comme un homme de bien, vivant saintement, soutenant par sa bonne vie la justice qu’il annonçait par ses paroles, comme un docteur admirable et un fidèle dispensateur. Pour ce motif, les uns l’aimaient, d’autres lui portaient envie ; car en un certain endroit il dit lui-même de quelques-uns qu’ils annonçaient Jésus-Christ non avec pureté d’intention, mais par jalousie, « croyant », dit-il, « ajouter des peines à mes liens » ; mais qu’ajoute-t-il ? « Peu importe que Jésus-Christ soit annoncé par occasion ou par un vrai zèle, pourvu qu’il soit annoncé k ». Ceux qui m’aiment l’annoncent, ceux qui me portent envie l’annoncent aussi – les uns vivent de la bonne odeur, les autres en meurent ; cependant, que par les uns et par les autres le nom de Jésus-Christ soit annoncé, et que le monde soit rempli de son odeur si précieuse. Aimes-tu celui qui fait le bien ? la bonne odeur te fait vivre ; portes-tu envie à celui qui fait le bien ? la bonne odeur te fait mourir. Mais parce que tu as voulu mourir, as-tu pour cela rendu mauvaise cette odeur ? Ne porte envie à personne, et la bonne odeur ne te fera pas mourir.

9. Enfin, écoutez encore comment ce parfum fut pour les uns une bonne odeur pour la vie, et pour les autres une bonne odeur pour la mort. Lorsque Marie, dans sa piété, eut fait cela pour marquer son respect à l’égard du Seigneur, aussitôt « un de ses disciples, Judas Iscariote, qui devait le trahir, dit : Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cents deniers, et ne les a-t-on pas donnés aux pauvres ? » Malheur à toi, misérable, la bonne odeur t’a tué ! Pourquoi a-t-il tenu ce langage ? c’est ce que le saint Évangéliste nous découvre. Si l’Évangile ne nous avait fait connaître son intention, nous nous serions imaginé qu’il avait ainsi parlé par amour pour les pauvres ; mais non : quoi donc ? Écoute ce que dit un témoin véridique : « Il dit cela, non qu’il eût souci des pauvres mais parce qu’il était larron ; il portait la bourse et gardait ce qu’on y mettait ». Le portait-il ou bien l’emportait-il ? Il le portait comme économe, il l’emportait comme larron.

10. Vous apprenez par là que ce Judas ne commença pas à se pervertir au moment où, gagné par les Juifs, il leur livra le Seigneur. Plusieurs, n’étudiant pas l’Évangile, croient que Judas se perdit alors seulement qu’il reçut des Juifs de l’argent pour leur livrer le Seigneur. Non, ce n’est pas alors qu’il se perdit, il était déjà voleur, et bien qu’il marchât à la suite du Sauveur, il était déjà perdu ; c’est qu’il le suivait, non de cœur, mais de corps. Il complétait le nombre douze qui était celui des Apôtres ; mais il n’avait pas la grâce des Apôtres, il n’était le douzième qu’en apparence. À sa mort, un autre lui succéda, et le nombre apostolique fut complété, et il demeura, intact l. Qu’est-ce donc, mes frères, que Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu apprendre à son Église, en permettant qu’un homme ainsi pervers se trouvât parmi les douze Apôtres ? n’a-t-il pas voulu nous apprendre à supporter les méchants et à ne pas diviser son corps ? Voilà Judas au milieu des saints, et Judas est un voleur ; fais-y attention, ce n’est pas un voleur ordinaire, il est voleur et sacrilège ; voleur d’argent, mais de l’argent du Seigneur ; voleur d’argent, mais d’argent sacré. En justice, on distingue entre le vol ordinaire et le péculat : le péculat est le vol de ce qui appartient au public, et le vol d’une chose privée n’est pas jugé aussi grave que celui d’une chose appartenant à l’État : avec quelle sévérité ne sera donc pas jugé le voleur sacrilège, qui ose enlever nonce qui appartient à un particulier, mais ce qui appartient à l’Église ? Celui qui vole l’Église doit être comparé au traître Judas. Tel était ce Judas, et cependant il entrait dans l’assemblée des onze autres disciples qui étaient des saints, et il en sortait. Comme eux il prit part à la cène du Seigneur ; il pouvait vivre avec eux, mais il ne pouvait les souiller. Pierre et Judas reçurent du même pain, et cependant qu’y a-t-il de commun entre le fidèle et l’infidèle ? Pierre a reçu ce pain pour la vie, Judas pour la mort. Cette bonne nourriture, en effet, est comme la bonne odeur dont nous parlions. Et comme la bonne odeur, cette bonne nourriture donne la vie aux bons et la mort aux méchants. « Car celui qui la mange indignement, mange et boit sa propre condamnation m ». « Sa condamnation », et non pas la tienne, puisque c’est sa propre condamnation et non la tienne. Toi qui es bon, supporte les méchants pour arriver à la récompense des bons, et ne pas tomber dans le supplice des méchants.

11. Faites attention aux exemples que le Seigneur nous a donnés pendant qu’il était sur la terre. Pourquoi avait-il une bourse, celui que les anges servaient, sinon parce que son Église devait, elle aussi, en avoir une ? Pourquoi a-t-il admis un voleur, si ce n’est pour que son Église supportât patiemment les voleurs ? Mais l’homme habitué à voler l’argent de la bourse qu’il porte, n’hésite pas, pour recevoir de l’argent, à vendre le Seigneur lui-même. Voyons ce que le Seigneur lui répond. Remarquez-le, mes frères, il ne lui dit pas : C’est afin de pouvoir voler que tu parles ainsi ; il le savait voleur, mais il ne le fit point connaître pour tel, il le supporta, nous donnant ainsi un exemple de patience et nous apprenant à supporter les méchants qui se trouvent dans l’Église. « Jésus donc lui dit : Laisse-la faire, afin qu’elle conserve ce parfum pour le jour de ma sépulture ». Il leur prédit ainsi qu’il allait bientôt mourir.

12. Or, que signifie ce qui suit : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours avec vous ? » Je comprends bien : « Vous aurez toujours des pauvres ». Ce qu’il dit est bien vrai. Quand l’Église a-t-elle été dépourvue de pauvres ? Mais que veut dire : « Pour moi, vous ne m’aurez pas toujours » ; comment comprendre ces mots : « Vous ne m’aurez pas toujours ? » Cependant, ne vous en effrayez pas, c’est à Judas que Jésus s’adressait. Alors pourquoi n’a-t-il pas dit : « Tu auras » ; mais bien : « Vous aurez ? » C’est qu’il n’y a pas qu’un seul Judas. Un seul méchant représente le corps des méchants, comme Pierre représente le corps des bons, et même le corps de l’Église, mais dans les bons. Car si en la personne de Pierre ne se fut pas trouvée la figure mystique de l’Église, le Seigneur ne lui aurait pas dit : « Je te donnerai la clef du royaume des cieux ; tout ce que tu délieras sur la terre sera délie dans le ciel, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel n ». Si ces paroles n’avaient été adressées qu’à Pierre, l’Église ne pourrait exercer ce pouvoir. Néanmoins, ce pouvoir s’exerce dans l’Église, de sorte que ce qui est lié sur la terre est lié dans le ciel, et que ce qui est délie sur la terre est délie dans le ciel ; en effet, quand l’Église excommunie, l’excommunié est lié dans le ciel ; lorsque l’Église le réconcilié, il est délie dans le ciel. Si donc cela se fait ainsi dans l’Église au moment où Pierre reçut les clefs, il représentait la sainte Église. De même que, dans la personne de Pierre, se trouvaient représentés les bons qui font partie de l’Église ; ainsi, les méchants qui sont dans l’Église, se trouvaient représentés par la personne de Judas. C’est à eux qu’il a été dit : « Vous ne m’aurez pas toujours ». Que veut dire : « Pas toujours ? » Et que signifie ce mot : « Toujours ? » Si tu es bon, si tu appartiens au corps que Pierre représente, tu auras Jésus-Christ et dans le présent et dans l’avenir ; dans le présent par la foi, dans le présent par son signe, dans le présent par le sacrement du baptême, dans le présent par l’aliment et le breuvage de l’autel. Tu as Jésus-Christ dans le présent, mais tu l’auras aussi toujours, parce que, quand tu sortiras de ce monde, tu iras vers celui qui dit au bon larron : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis o ». Mais si tu vis mal, il semblera que tu possèdes Jésus-Christ dans le présent, parce que tu entreras dans l’Église, tu te marqueras du signe de Jésus-Christ, tu seras baptisé du baptême de Jésus-Christ, tu te mêleras à ses membres, tu t’approcheras de son autel, tu auras Jésus Christ dans le présent ; mais si tu vis mal, tu ne l’auras pas toujours.

13. On peut donner encore un autre sens à ces paroles : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours ». Et les bons peuvent le comprendre ainsi, mais sans aucune inquiétude pour eux-mêmes. Jésus-Christ ne voulait parler que de la présence de son corps. En effet, relativement à sa majesté, à sa providence, à sa grâce invisible et ineffable, s’accomplit ce qu’il a dit lui-même : « Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles p ». Mais quant à la chair que le Verbe a prise, selon laquelle il est né de la Vierge, selon laquelle il a été saisi par les Juifs, attaché au bois de la croix, descendu de l’instrument de son supplice, enveloppé d’un linceul, enfermé dans le tombeau, manifesté à sa résurrection, « vous ne l’aurez pas toujours avec vous ». Pourquoi ? parce que corporellement il ne conversa que quarante jours avec ses disciples, et il monta au ciel où ils le conduisirent sinon du corps, du moins des yeux. Par conséquent, il n’est plus ici, car il est au ciel q ; il y est assis à la droite du Père ; il est ici en même temps, car sa majesté n’a pas cessé de se trouver présente. En d’autres termes, par rapport à sa divinité, nous ».vous toujours Jésus-Christ avec nous ; mais quant à sa présence corporelle, c’est avec raison qu’il a dit à ses disciples : « Vous ne m’aurez pas toujours ». L’Église n’a joui de sa présence charnelle que l’espace de peu de jours ; maintenant elle le possède par la foi, sans le voir des yeux du corps. Donc, que ces paroles : « Vous ne m’aurez pas toujours », doivent s’entendre dans ce sens ou dans un autre, la question ne me semble plus difficile à résoudre, puisqu’on peut la faire de deux manières.

14. Ecoutons le peu qui nous reste. « Une grande multitude de Juifs apprit donc qu’il était là, et ils y vinrent, non pas seulement à cause de Jésus, mais aussi pour voir Lazare qu’il avait ressuscité ». Ce fut la curiosité qui les amena, et non la charité ; ils vinrent et ils virent. Mais admirez la résolution que leur inspira leur vanité : Ils virent Lazare ressuscité, et comme ce grand miracle du Seigneur avait été publié avec une évidence manifeste, comme le bruit s’en était répandu partout ; comme d’ailleurs ils ne pouvaient ni le cacher ni le nier, voici ce qu’ils imaginèrent. « Cependant les Princes des Prêtres pensèrent à faire mourir aussi Lazare, parce que beaucoup s’éloignaient des Juifs à cause de lui et croyaient en Jésus ». O folle imagination, ô aveugle cruauté ! Le Seigneur Jésus-Christ, qui avait pu ressusciter cet homme mort de maladie, ne pouvait-il pas le ressusciter quand ils l’auraient tué ? En donnant la mort à Lazare, enleviez-vous au Seigneur sa puissance ? Si, pour vous, autre chose est un homme mort, autre chose un homme tué, le Seigneur a ressuscité l’un et l’autre ; il a ressuscité Lazare qui était mort, il s’est ressuscité lui-même après avoir été tué par les Juifs.

CINQUANTE ET UNIÈME TRAITÉ.

DEPUIS LE PASSAGE OU IL EST ÉCRIT : « AU LENDEMAIN LE PEUPLE, QUI ÉTAIT VENU EN GRANDE FOULE À LA FÊTE, ETC », JUSQU’À CET AUTRE : « SI QUELQU’UN M’A SERVI, MON PÈRE L’HONORERA ». (Chap 12,12-26.)

HOSANNA.

Après la résurrection de Lazare, une foule de peuple vint au-devant de lui, le saluant du nom de Fils de David, etc, et Jésus entra à Jérusalem sur une ânesse accompagnée de son ânon, figure de ceux d’Israël qui ne croiraient pas et de ceux qui croiraient en lui. Alors s’approchèrent de lui des Gentils qui étaient venus à la fête, et il en prit occasion de parler de sa glorification précédée de sa passion. Promettant une participation à sa gloire à ceux qui renonceraient même à leur vie pour le servir.

1. Après que le Seigneur eut, au grand étonnement des Juifs, ressuscité Lazare mort depuis quatre jours, les uns crurent en lui parce qu’ils l’avaient vu, les autres en conçurent contre lui une envie qui les fit périr, à cause de la bonne odeur, qui est une odeur de vie pour les uns, et une odeur de mort pour les autres r ; Jésus se mit donc à table dans la demeure, et en compagnie de Lazare qui était mort et qu’il avait ressuscité ; un parfum, dont l’odeur remplit toute la maison, fut répandu sur ses pieds, et les Juifs, dans leur cœur corrompu, formèrent le projet aussi cruel que vain et insensé de tuer Lazare. Nous vous avons parlé de tout cela comme nous avons pu, dans les discours précédents, et selon que le Seigneur nous a donné de le faire. Maintenant, que votre charité veuille bien remarquer quel fruit, même avant sa passion, avait produit la prédication du Seigneur, et combien était grand le troupeau des brebis perdues de la maison d’Israël qui avaient entendu la voix du pasteur.

2. En effet, l’Évangile, dont vous venez d’entendre la lecture, s’exprime ainsi : « Le lendemain, une grande foule qui était venue à la fête ayant appris que Jésus se rendait à Jérusalem, prit des branches de palmier et s’avança au-devant de lui, en criant : « Hosanna, béni soit le Roi d’Israël qui vient au nom du Seigneur ». Les branches de palmier sont les louanges et sont l’emblème de la victoire ; car, en mourant, le Seigneur allait vaincre la mort, et, par sa croix, triompher du diable, prince de la mort. « Hosanna », comme disent quelques-uns qui connaissent la langue hébraïque, est une exclamation de prière ; elle indique un sentiment plutôt qu’une chose précise : ainsi sont les mots que, dans la langue latine, on appelle interjections : par exemple, dans la douleur, nous disons : hélas ! ou dans la joie nous disons : oh ! ou bien dans l’admiration nous disons : ô la grande chose ! car alors le terme ô ne signifie rien, si ce n’est le sentiment, l’admiration où nous sommes. Ce qui doit nous faire croire qu’il en est ainsi, c’est que ni la version grecque ni la version latine n’ont pu traduire ce mot, non plus que cet autre : « Celui qui aura dit à son frère : Racha s ». Ce dernier mot semble être aussi une interjection qui indique un mouvement de colère.

3. Mais « béni soit le roi d’Israël qui vient « au nom du Seigneur » ; il semble que par « au nom du Seigneur », il faille entendre au none de Dieu le Père : quoiqu’on puisse l’entendre aussi de son nom à lui, car il est aussi le Seigneur. C’est pourquoi ailleurs il est écrit : « Le Seigneur fit pleuvoir par la puissance du Seigneur t ». Mais elles dirigent bien mieux notre intelligence, les paroles de Celui qui a dit : « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne m’avez pas reçu ; un autre viendra en son nom, et vous le recevrez u ». Jésus-Christ, en effet, est le docteur de l’humilité, car il s’est humilié lui-même, en se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix v. Mais il ne perd pas sa nature divine, quand il nous enseigne l’humilité : par la divinité, il est égal au Père ; par l’humilité, il nous est semblable. En tant qu’il est égal au Père, il nous a créés pour nous faire exister ; en tant qu’il nous est semblable, il nous a rachetés pour ne pas nous laisser périr.

4. La foule lui adressait ces louanges « Hosanna, béni soit le roi d’Israël qui vient au nom du Seigneur ». Quel cruel tourment de cœur devaient souffrir dans leur envie les princes des Juifs, quand une si grande multitude proclamait roi Jésus-Christ ? Mais qu’était-ce pour le Seigneur que d’être roi d’Israël ? Quel avantage y avait-il pour le roi des siècles de devenir roi des hommes ? Jésus-Christ n’était pas roi d’Israël pour exiger des tributs, pour former des armées et combattre des ennemis visibles : il était roi d’Israël pour gouverner les âmes, préparer les biens éternels et conduire au royaume des cieux ceux qui croient et espèrent en lui et qui l’aiment. Le Fils de Dieu égal au Père, le Verbe par qui toutes choses ont été faites, a voulu être roi d’Israël, mais c’est par condescendance et non pour s’élever : c’est de sa part une marque de bonté, et non pas une augmentation de pouvoir. Car celui qu’on appelait, sur la terre, roi des Juifs, est dans les cieux le Seigneur des anges.

5. « Et Jésus trouva un ânon et s’assit dessus ». Jean rapporte ce fait en peu de mots : pour les autres Évangélistes, ils racontent très au long comment la chose se fit w ; seulement Jean cite le passage du prophète qui a prédit cet événement, afin de montrer que c’était par malice que les princes des Juifs ne reconnaissaient pas Celui en qui s’accomplissait ce qu’ils lisaient. « Jésus trouva » donc « un ânon et s’assit dessus, ainsi qu’il est écrit : Ne crains point, fille de Sion, voici ton roi qui vient assis sur le poulain d’une ânesse ». Au milieu de ce peuple était donc la fille de Sion ; et Sion, c’est Jérusalem. Dans ce peuple, dis-je, réprouvé et aveugle, était la fille de Sion, à qui le Prophète avait dit : « Ne crains point, voici ton roi qui vient assis sur le poulain d’une ânesse ». Cette fille de Sion, à qui Dieu faisait dire ces paroles, était du nombre de ces brebis qui écoutaient la voix du pasteur ; elle se trouvait dans cette multitude qui louait avec tant d’énergie le Seigneur pendant sa marche et l’accompagnait en si grande foule. Le Prophète lui dit : « Ne crains pas », reconnais celui dont tu chantes les louanges, et ne te laisse pas intimider par ses souffrances, car ce sang qui est répandu est celui qui doit effacer ton péché et te rendre la vie. Ce poulain d’ânesse sur lequel personne ne s’était encore assis (ainsi que nous le lisons dans les autres Évangélistes), représente les peuples Gentils, qui n’avaient point reçu la foi du Seigneur. L’ânesse (car l’un et l’autre furent amenés au Seigneur), l’ânesse figurait, la portion du peuple juif qui vint à Jésus, sans éprouver de sentiments tout à fait hostiles, et qui reconnut la crèche du Sauveur.

6. « Ses disciples ne comprirent point cela d’abord ; mais quand Jésus eut été glorifié », c’est-à-dire quand il eut montré la vertu de sa résurrection, « alors ils se rappelèrent que ces choses avaient été écrites de lui, et que les Juifs les avaient accomplies », c’est-à-dire ne lui avaient fait autre chose que ce qui avait été écrit de lui, repassant dans leur mémoire ce qui, d’accord avec l’Écriture, était arrivé avant ou pendant la passion du Seigneur. Ils trouvèrent que, d’après les Prophètes, il devait s’asseoir sur le poulain d’une ânesse.

7. « La foule qui était avec lui lorsqu’il appela Lazare du tombeau et le ressuscita d’entre les morts en rendait témoignage ; c’est pour cela que le peuple vint en foule au-devant de lui, parce qu’il savait qu’il avait fait ce miracle. Les Pharisiens se dirent donc les uns aux autres : Vous voyez bien que nous ne gagnons rien, voilà que tout le monde marche à sa suite ». La foule qui le suivait troubla la foule qui le haïssait. Mais pourquoi es-tu jalouse, foule aveugle, de ce que le monde marche après celui par qui le monde a été fait ?

8. « Quelques Gentils, de ceux qui étaient venus pour adorer au jour de la fête, s’approchèrent donc de Philippe, qui était de Bethsaïda, en Galilée, et le prièrent en disant : Seigneur, nous voudrions voir Jésus. Philippe alla le dire à André, et André et Philippe le dirent à Jésus ». Écoutons ce que le Seigneur répondit à cela : voilà que les Juifs veulent le tuer, les Gentils veulent le voir ; mais ceux qui criaient : « Béni soit le roi d’Israël qui vient au nom du Seigneur », étaient aussi du nombre des Juifs. Les uns viennent de la circoncision, les autres de la gentilité, comme deux murs qui s’avancent de différents côtés et se réunissent en un baiser de paix et dans le sentiment de la même foi en Jésus-Christ. Écoutons donc la voix de la pierre angulaire. « Jésus leur répondit : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié ». Quelqu’un pensera peut-être que Jésus dit qu’il va être glorifié, parce que des Gentils voulaient le voir ; mais non : il voyait qu’après sa passion et sa résurrection les Gentils croiraient en lui par toute la terre ; « car », selon l’expression de l’Apôtre, « une partie d’Israël est tombée dans l’aveuglement jusqu’à ce que la plénitude des Gentils entre dans l’Église x ». À l’occasion de ces Gentils qui voulaient le voir, il annonce la future plénitude des Gentils, et il promet que déjà est proche l’heure de sa glorification, les nations devant croire en lui quand cette glorification aura eu lieu dans le ciel. C’est pourquoi il a été dit d’avance : « Mon Dieu, élevez-vous au-dessus des cieux, et que votre gloire couvre toute la terre y ». Voilà la plénitude des nations, dont l’Apôtre dit : « L’aveuglement est tombé sur une partie d’Israël, jusqu’à ce que la plénitude des nations entre dans l’Église ».

9. Mais comme la grandeur de sa glorification devait être précédée par les abaissements de sa passion, il ajouta ensuite : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de froment jeté en terre ne meurt pas, il demeure a seul ; mais s’il meurt, il apporte beaucoup de fruit ». C’est de lui-même qu’il parlait, il était le grain qui devait périr pour se multiplier ensuite ; il devait périr victime de l’infidélité des Juifs et se multiplier par la foi des peuples.

10. Puis il nous exhorte à suivre les traces de sa passion : « Celui », dit-il, « qui aime a son âme la perdra ». Celui peut s’entendre de deux manières : « Celui qui aime son âme la perdra », c’est-à-dire : Si tu aimes ton âme, perds-la. Si tu veux conserver ton âme en Jésus-Christ, ne crains pas de mourir pour lui ; ou bien, d’une autre façon : « Celui qui a aime son âme la perdra », c’est-à-dire n’aime pas ton âme de peur de la perdre ; nel’aime pas en cette vie, de peur de la perdre en la vie éternelle. Ce dernier sens paraît mieux s’accorder avec le texte de l’Évangile ; car il ajoute : « Et celui qui hait son âme en ce monde, la gardera pour la vie éternelle ». Donc quand il est dit plus haut : « Celui qui aime son âme », il faut sous-entendre, en ce monde, celui-là la perdra. « Mais celui qui hait son âme » également en ce monde, la gardera pour la vie éternelle. Grande et étonnante vérité ! l’homme a pour son âme un amour qui la fait périr, et une haine qui l’empêche de périr. Si tu aimes mal, tu détestes ; si tu hais de la bonne manière, tu aimes. Heureux ceux qui savent haïr pour conserver, de peur de perdre en aimant. Mais prends-y garde : qu’il ne te vienne pas à l’esprit de te tuer, dans la pensée que tu dois ainsi haïr ton âme en ce monde ; c’est par ce principe que quelques hommes méchants et pervers, cruels et détestables, homicides d’eux-mêmes, se jettent dans les flammes ou dans l’eau, ou dans les précipices, et se donnent la mort. Ce n’est pas là ce que Jésus-Christ nous apprend ; au contraire, lorsque le diable lui proposa de se jeter du haut en bas du temple, il lui répondit : « Retire-toi, Satan, il est écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu z ». Pour annoncer à Pierre par quelle mort il devait glorifier Dieu, il lui dit : « Lorsque tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras vieux, un autre te ceindra et te portera où tu ne veux pas aa ». Par là, Jésus-Christ marquait assez que celui qui veut suivre son exemple ne doit passe tuer lui-même, mais seulement se laisser tuer par les autres. Si telle circonstance se présentait, où l’on serait placé dans l’alternative de faire quelque chose contre la loi de Dieu, ou de perdre la vie, et qu’un persécuteur, par ses menaces de mort, obligeât à prendre l’un des deux partis, en choisissant de mourir pour l’amour de Dieu, plutôt que de vivre en l’offensant, alors on hait son âme en ce monde, afin de la garder pour la vie éternelle.

11. « Si quelqu’un me sert, qu’il me suive ». Que veut dire : « Qu’il me suive », sinon : qu’il m’imite ? « Jésus-Christ, en effet, a souffert pour nous », dit l’apôtre Pierre, a nous laissant un exemple, afin que nous « suivions ses traces ab ». Voilà ce que veut dire : « Si quelqu’un me sert, qu’il me suive ». Mais à quel prix ? quel salaire, quelle récompense promet-il ? « Et où je serai », dit-il, « là aussi sera mon serviteur ». Aimons-le donc sans espérer d’autre récompense de notre service que celle d’être avec lui. Car où sera-t-on bien sans lui, et quand pourra-t-on être mal avec lui ? Écoutez, voici qui est plus clair encore : « Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera ». De quel privilège, sinon du privilège d’être placé à côté de son Fils ? Ce qu’il dit en effet plus haut : « Où je serai, là sera aussi mon serviteur », c’est ce qu’il veut expliquer quand il dit : « Mon Père l’honorera ». Quel plus grand honneur pourra recevoir le fils adoptif, que celui d’être où est le Fils unique, et d’être non pas égal à sa divinité, mais associé à son éternité ?

12. Mais qu’est-ce que servir Jésus-Christ ? À quelle œuvre promet-il une si grande récompense ? Voilà bien ce que nous devons de préférence chercher à savoir. Il ne faut pas nous imaginer que servir Jésus-Christ, c’est lui préparer les choses nécessaires à son corps, comme le servir à table et lui préparer à manger, ou bien lui offrir à boire et préparer sa boisson. Ceux-là seuls ont pu le servir ainsi, qui ont pu le posséder en personne, comme Marthe et Marie, lorsque Lazare était, avec d’autres, à la même table que lui. Judas lui-même, cet homme perdu, a aussi servi Jésus-Christ de cette manière ; car c’était lui qui tenait l’argent, et quoique ce scélérat dérobât une partie de ce qui lui était confié, il pourvoyait néanmoins au nécessaire ac. Aussi quand le Seigneur lui dit : « Ce que tu fais, fais-le promptement », quelques disciples pensèrent qu’il lui ordonnait de préparer ce qui était nécessaire pour la fête, ou de donner quelque chose aux pauvres ad. En aucune façon le Seigneur ne dirait donc de ces serviteurs : « Là où je suis, là aussi sera mon serviteur » ; et encore : « Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera » ; puisque Judas, qui l’avait servi de cette manière, a été réprouvé au lieu d’être honoré. Mais pourquoi chercher ailleurs ce que c’est que servir Jésus-Christ, et ne pas interroger plutôt ses propres paroles ? Quand il dit : « Si quelqu’un me a sert, qu’il me suive », nous devons l’entendre comme s’il disait : Si quelqu’un ne me suit pas, il ne me sert point. Ceux-là donc servent Jésus-Christ, qui ne cherchent pas leurs propres intérêts, mais les siens propres ae. Car, « qu’il me suive » veut dire qu’il marche dans mes voies et non dans les siennes, ainsi qu’il est écrit ailleurs : « Celui qui dit qu’il demeure en Jésus-Christ, doit marcher lui-même, comme Jésus-Christ a marché af ». Il doit donc, s’il donne du pain à celui qui a faim, le faire par un sentiment de miséricorde, et non par vanité ; il doit ne rechercher que la bonne œuvre, et sa main gauche doit ignorer ce que fait sa main droite ag. C’est-à-dire : il lui faut éloigner tout sentiment de cupidité de cette œuvre de charité. Celui qui sert ainsi, sert vraiment Jésus-Christ, et c’est à lui que s’adresseront ces paroles : « Quand tu as fait cela au plus petit de mes frères, c’est à moi que tu l’as fait ah ». Et non seulement les œuvres de miséricorde corporelle, mais toutes les bonnes œuvres faites pour Jésus-Christ, (car alors elles sont vraiment bonnes, puisque « Jésus-Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront ai ». Toutes ces œuvres nous rendront serviteurs de Jésus-Christ, au point de nous faire accomplir cette œuvre de charité parfaite, qui consiste à donner sa vie pour ses frères ; car c’est la donner pour Jésus-Christ. Et c’est d’eux, comme ses membres, qu’il dira : Quand tu as fait cela pour eux, c’est pour moi que tu l’as fait. C’est pour une telle œuvre qu’il a daigné le faire et se nommer lui-même serviteur, puisqu’il a dit : « Comme le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour plusieurs aj ». Ainsi chacun de nous deviendra serviteur de Jésus-Christ, par ce qui a fait de Jésus-Christ notre serviteur. Et celui qui servira ainsi Jésus-Christ, son Père l’honorera d’un honneur si grand, qu’il le placera avec son Fils, et que son bonheur ne finira jamais.

13. Lors donc, mes frères, que vous entendez dire à Notre-Seigneur : « Où je suis, là aussi sera mon serviteur », ne vous imaginez pas qu’il ne s’agisse que des saints évêques et des bons clercs. Vous aussi, selon la mesure de vos moyens, servez Jésus-Christ en vivant bien, en faisant des aumônes, et en prêchant son nom et sa doctrine à tous ceux dont vous pourrez vous faire entendre ; que tout chef de famille reconnaisse que son nom même l’oblige à témoigner à ses enfants une affection paternelle. Que pour Jésus-Christ et pour la vie éternelle il avertisse tous les siens, qu’il les instruise, qu’il les encourage et les corrige ; qu’il emploie la douceur, qu’il mette en œuvre la sévérité. Et ainsi, dans sa maison, il remplira pour ainsi dire une fonction ecclésiastique et épiscopale, puisqu’il servira Jésus-Christ, afin d’être avec lui pendant l’éternité. Beaucoup d’entre vous ont servi Jésus-Christ jusqu’à souffrir pour lui rester fidèles, et ce n’étaient ni des évêques ni des clercs ; c’étaient des jeunes gens, des jeunes filles, des vieillards, des enfants, des hommes, des femmes mariés, des pères et des mères de famille ; pour servir Jésus-Christ, ils ont donné leur vie par le martyre, et le Père les a honorés en leur donnant les couronnes les plus glorieuses.

CINQUANTE-DEUXIÈME TRAITÉ.

DEPUIS LE PASSAGE OÙ IL EST ÉCRIT : « MAINTENANT MON ÂME EST TROUBLÉE » ; ET « QUE DIRAI-JE ? » JUSQU’À CET AUTRE : « JÉSUS DIT CES CHOSES ET IL S’EN ALLA ET SE CACHA D’EUX ». (Chap 12,27-36.)

PASSION ET GLOIRE.

Le Christ pour nous encourager à le suivre jusqu’à la mort, a bien voulu emprunter à notre humanité sa faiblesse et ses craintes, et nous montrer, dans la défaite du démon et la gloire qui devait l’environner après sa passion, la promesse de la gloire éternelle après sa passion, la promesse de la gloire éternelle qui couronnera nos propres souffrances.

1. Après avoir, par les paroles que nous avons lues hier, engagé ses serviteurs à le suivre, et prédit sa passion en disant : « Si le grain de froment qu’on jette en terre ne meurt point, il reste seul ; mais s’il meurt, il apporte beaucoup de fruit » ; après avoir excité ceux qui voudraient le suivre jusqu’au royaume des cieux à haïr leur âme en ce monde, s’ils voulaient la conserver pour la vie éternelle, Jésus-Christ s’accommode de nouveau dans sa bonté à notre faiblesse, et il nous dit ces paroles par lesquelles a commencé notre lecture d’aujourd’hui : « Maintenant mon âme est troublée ». Pourquoi, Seigneur, votre âme est-elle troublée ? Tout à l’heure vous avez dit : « Celui qui hait son âme en ce monde, la garde pour la vie éternelle ». Est-ce que vous aimez votre âme en ce monde, pour qu’elle se trouble quand approche l’heure où elle doit sortir de ce monde ? Qui oserait parler ainsi de l’âme du Seigneur ? Il était notre chef, il nous a transportés en lui, il nous a mis dans son cœur, il a pris les sentiments de ses membres. C’est pourquoi rien n’a pu le troubler ; mais, comme il a été dit de lui pour le moment où il ressuscita Lazare, « il se troubla lui-même ak ». En effet, Jésus-Christ homme, seul médiateur entre Dieu et les hommes, comme il nous portait à ce qu’il y a de plus élevé, devait souffrir avec nous ce qu’il y a de plus humiliant, de la même manière qu’il a voulu que nous fussions élevés par lui à ce qu’il y a de plus sublime.

2. Je l’entends nous dire lui-même « L’heure est venue où il faut que le Fils de l’homme soit glorifié ; si le grain meurt, il produit beaucoup de fruit ». Je l’entends encore ajouter : « Celui qui hait son âme en ce monde, la garde pour la vie éternelle ». Non-seulement il m’est permis d’admirer, il m’est aussi ordonné d’imiter. Il ajoute ensuite : « Si quelqu’un me sert, qu’il me suive, et où je suis, là aussi sera mon serviteur ». Je me sens alors enflammé du désir de mépriser le monde, et la vie tout entière, quelque longue qu’elle soit, n’est pour moi qu’un néant, une vapeur : l’amour des biens éternels rend viles et méprisables à mes yeux les choses du temps ; et ce Seigneur, qui est le mien, qui par ses paroles m’a transporté du sein de ma faiblesse au sein de son inébranlable fermeté, je l’entends me dire encore : « Maintenant mon âme est troublée ». Qu’est-ce que cela ? Comment ordonnez-vous à mon âme de voles suivre, si je vois la vôtre plongée dans le trouble ? Comment supporterai-je ce que votre inébranlable fermeté trouve trop lourd ? Sur quel fondement m’appuyer, si la pierre fléchit ? Mais il me semble entendre en moi-même le Seigneur ; il me répond et me dit : Tu me suivras bien plus aisément, si je m’interpose ainsi pour t’apprendre à souffrir. Tu as entendu venir à toi la voix de ma force, écoute en moi la voix de ta faiblesse. Je te donne des forces pour que tu hâtes ta course, et je ne fais rien pour l’arrêter ; au contraire, je prends pour moi ce qui t’effraie, et j’aplanis le chemin où tu dois passer. O Seigneur, notre médiateur, Dieu, si élevé au-dessus de nous, fait homme à cause de nous, je reconnais votre miséricorde ! car si, grand comme vous l’êtes, vous avez voulu dans votre amour ressentir du trouble, c’est pour consoler ceux de vos membres chez qui le trouble est la suite inévitable de leur faiblesse. Vous ne voulez pas qu’ils périssent victimes du désespoir.

3. Enfin, que l’homme qui veut suivre Jésus-Christ apprenne par où il doit le suivre. Se présente-t-il un de ces moments terribles où il faut commettre un péché ou subir la mort ? cette âme faible, pour laquelle l’âme invincible de Jésus s’est troublée volontairement, tombe dans le trouble ; mais alors je lui dis : Préfère la volonté de Dieu à ta volonté propre. Écoute ce que va ajouter ton créateur et ton maître, celui qui t’a fait et qui, pour t’instruire, est devenu lui-même une créature comme celles qu’il a faites ; car celui qui a fait l’homme est devenu homme lui-même. Mais il est resté Dieu sans aucun changement, et l’homme, il l’a transformé en mieux. Écoute donc ce qu’il ajoute à ces paroles : « Maintenant mon âme est troublée. « Et que dirai-je », continue-t-il. « Père, délivrez-moi de cette heure, mais c’est pour cette heure que je suis venu. Père, glorifiez votre nom ». Il t’apprend par là ce que tu dois penser, ce que tu dois dire, qui tu dois invoquer, en qui il te faut espérer, quel est le maître dont nous devons toujours préférer la volonté certaine et immuable à la volonté humaine pleine de faiblesses. Ne t’imagine donc pas qu’il perde de sa grandeur, pour vouloir nous tirer de notre bassesse ; car il a voulu être tenté par le diable, qui certes ne l’aurait pas tenté, s’il ne l’avait pas voulu ; comme aussi il n’aurait pas souffert, s’il n’y avait préalablement consenti. Et il a répondu au diable ce que tu dois lui répondre toi-même au moment de la tentation al. Jésus fut tenté, il st vrai, mais non pas ébranlé, afin de te montrer ce qu’il faut répondre au tentateur quand on est ébranlé par la tentation ; pour t’apprendre encore qu’il ne faut pas marcher à la suite du tentateur, mais sortir du danger de la tentation. Lorsque Jésus dit ici : « Maintenant mon âme est troublée » ; comme lorsqu’il dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » ; et ailleurs : « Père, s’il se peut faire, que ce calice passe loin de moi », il revêt l’infirmité de l’homme, afin d’apprendre à celui qui est ainsi attristé et troublé, à dire ce qui suit : « Cependant, Père, qu’il soit fait non comme je veux, mais comme vous voulez am ». C’est ainsi qu’en préférant la volonté de Dieu à la sienne propre, l’homme s’élève des choses humaines aux choses divines. Mais que veulent dire ces paroles : « Glorifiez votre nom », sinon : glorifiez-le dans sa passion et dans sa résurrection ? Qu’est-ce autre chose, sinon que le Père glorifie son Fils, qui à son tour glorifie son nom, dans les souffrances que ses serviteurs endurent à son exemple ; comme il est écrit que Notre-Seigneur dit à Pierre « Un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras pas », indiquant par là « par quelle mort il devait glorifier Dieu an ? » C’est donc ainsi que Dieu a glorifié son nom en Jésus-Christ, parce que c’est ainsi qu’il glorifie Jésus-Christ lui-même dans ses membres.

4. « Alors une voix vint du ciel : Et je l’ai déjà glorifié, et de nouveau je le glorifierai. Je l’ai déjà glorifié », avant de créer le monde, et de nouveau je le glorifierai, lorsqu’il ressuscitera d’entre les morts et qu’il montera au ciel. On peut encore entendre ce passage d’une autre façon : « Je l’ai déjà glorifié », au moment où il est né d’une vierge, lorsqu’il a opéré des miracles, lorsque les mages, conduits par l’étoile qui marchait dans le ciel, sont venus l’adorer ; lorsqu’il a été reconnu par les saints remplis du Saint-Esprit ; lorsque, pour le montrer, l’Esprit-Saint est descendu sur lui en forme de colombe, et qu’une voix descendue du ciel l’a fait connaître ; lorsqu’il a été transfiguré sur la montagne ; lorsqu’il a fait tant de miracles, qu’il a guéri et soulagé tant de malades, qu’avec quelques pains il a nourri toute une multitude, lorsqu’il a commandé aux vents et aux flots, lorsqu’il a ressuscité les morts. « Et je le glorifierai de nouveau », lorsqu’il ressuscitera d’entre les morts, et que la mort n’aura plus aucune puissance sur lui, lorsque comme Dieu, il sera élevé au plus haut des cieux, et que sa gloire sera répandue sur toute la terre.

5. « Or, la foule, qui était là et qui avait entendu, disait que c’était un coup de tonnerre ; d’autres disaient : Un ange lui a parlé. Jésus leur répondit en ces termes : « Ce n’est pas pour moi que cette voix s’est fait entendre, mais pour vous ». Il montra par là que cette voix ne lui avait pas appris ce qu’il savait déjà, mais l’avait appris à ceux qui en avaient besoin ; de même que ce ne fut pas pour lui, mais pour les autres, que Dieu fit entendre cette voix, de même encore ce ne fut pas à cause de lui, mais pour les autres, que son âme se troubla volontairement.

6. Remarque ce qui suit : « Maintenant », dit-il, « voici le jugement du monde ». Que reste-t-il donc à attendre pour la fin du monde ? Le jugement que nous attendons pour la fin du monde sera le jugement des vivants et des morts, le jugement qui décidera des récompenses et des peines éternelles. Quel est donc ce jugement qui a lieu maintenant ? Déjà, dans les discours précédents, j’ai dit à votre charité aussi bien qu’il m’a été possible de le faire, qu’il y a un jugement de condamnation et un jugement de discernement ; c’est de ce dernier qu’il est écrit : « Jugez-moi, mon Dieu, et séparez ma cause de celle de la nation impie ao ». 2 y a, en effet, plusieurs jugements de Dieu ; c’est pourquoi il est dit dans les psaumes : « Vos jugements sont un abîme profond ap ». L’Apôtre dit aussi : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont impénétrables aq ». Au nombre de ces jugements se trouve celui dont parle ici le Sauveur : « Maintenant se fait le jugement du monde » ; et il réserve pour la fin des temps celui où, pour la dernière fois, seront jugés les vivants et les morts. Le diable possédait pour ainsi dire le genre humain et menaçait les hommes des supplices auxquels les condamnaient leurs péchés. Il régnait dans les cœurs des infidèles ; il les trompait et les retenait captifs, il les poussait à rendre à la créature le culte qu’il leur faisait refuser au Créateur. Mais par la foi en Jésus-Christ, foi qui a été affermie par sa mort et sa résurrection ; par le sang du Sauveur répandu pour la rémission des péchés, des milliers de croyants sont délivrés du joug du diable et unis au corps de Jésus-Christ ; sous l’autorité d’un, seul chef, ils forment les membres d’un même corps et son esprit leur donne la sève de la grâce, qui entretient en eux la vie. Ce qu’il appelait jugement, c’était ce discernement, cette délivrance des siens qu’il allait soustraire à l’empire du diable.

7. Enfin, écoute ce qu’il dit, comme si on lui demandait à connaître le sens de cette parole : « Maintenant le jugement du monde va se faire » ; il l’explique, car il ajoute : « Maintenant le prince de ce monde sera mis dehors ». Nous avons vu de quel jugement il voulait parler ; il n’était pas question de celui qui doit arriver à la fin des siècles, et où seront jugés les vivants et les morts, les uns étant placés à droite, les autres à gauche. Mais il s’agissait du jugement en vertu duquel « le prince de ce monde sera mis dehors ». Mais comment le diable était-il dedans, et où devait-il être envoyé après avoir été mis dehors ? Était-il dans le monde, et a-t-il été chassé hors du monde ? S’il s’agissait du jugement qui doit arriver à la fin des siècles, on pourrait croire que le Christ veut parler du feu éternel où le diable doit être envoyé avec ses anges et tous ceux qui lui appartiennent, non par leur nature, mais par leur faute, non parce qu’il les a créés ou engendrés, mais parce qu’il les a séduits et s’en est rendu maître ; on pourrait, dis-je, penser que ce feu éternel se trouve hors du monde, et que c’est ce qu’il a voulu nousdire par ces mots : « Il sera jeté dehors ». Mais comme, après avoir dit : « Maintenant le jugement du monde va se faire », il ajoute, pour expliquer ces paroles : « Maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors », il faut entendre ce passage d’une chose qui doit se faire présentement, et non pas d’une chose qui ne doit arriver qu’au dernier jour. Le Seigneur prédisait donc ce qu’il savait, c’est qu’après sa passion et sa résurrection glorieuse, beaucoup de peuples, dont le cœur appartenait au diable, croiraient en lui. En effet, quand par la foi ils renonceraient à lui, le diable devait être mis dehors.

8. Mais, dira quelqu’un : Est-ce qu’il n’avait pas été chassé du cœur des patriarches, des Prophètes et des justes de l’Ancien Testament ? Oui, sans doute. Pourquoi donc est-il dit : « Maintenant il va être chassé dehors ? » Je ne pense pas que ce soit pour une autre raison que celle-ci : il n’avait été alors chassé que de quelques hommes, tandis qu’il allait être chassé d’un grand nombre de peuples considérables. Ailleurs il est dit : « L’Esprit-Saint n’avait pas encore été donné, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié ar ». Ce passage donne lieu à la même question, et doit être expliqué dans le même sens. Car ce n’est pas sans le Saint-Esprit que les Prophètes ont fait leurs prédictions ; ce n’est pas sans le même Esprit que le vieillard Siméon et Anne la veuve ont reconnu l’enfant Jésus as ; ce n’est pas non plus sans lui qu’après sa conception, mais avant sa naissance, Zacharie et Elisabeth ont annoncé de Jésus-Christ de si grandes choses at. Et cependant « l’Esprit-Saint n’avait pas encore été donné », c’est-à-dire avec cette abondance de grâce spirituelle qui faisait parler à plusieurs peuples, réunis ensemble, la langue particulière à chacun d’eux au, et annoncer dans la langue de toutes les nations l’Église qui allait venir ; cette grâce spirituelle devait réunir toutes les nations, remettre les péchés dans toutes les contrées, et réconcilier avec Dieu des milliers d’hommes.

9. Mais, dira quelqu’autre : Si le diable a été mis hors du cœur des fidèles, il ne doit plus tenter aucun d’entre eux ? Or, il ne cesse de tenter. Mais autre chose est de commander à l’intérieur, autre chose est d’attaquer au-dehors. La plus forte place peut être assiégée par l’ennemi, sans être, pour cela, emportée d’assaut ; et si quelques-uns des traits qu’il nous lance arrivent jusqu’à nous, l’Apôtre nous apprend à nous en garantir ; il nous montre, dans la foi, une cuirasse et un bouclier av, et si quelque trait vient à nous blesser, il y a là quelqu’un pour nous guérir. Il est dit à ceux qui combattent : « Je vous écris ces choses, afin que vous ne péchiez point ». Il est dit également à ceux qui sont blessés« Et si quelqu’un a péché, nous avons un avocat auprès du Père, c’est Jésus-Christ le juste ; il est lui-même la victime de propitiation pour nos péchés aw ». Que demandons-nous, en effet, lorsque nous disons « Pardonnez-nous nos offenses », sinon que nos blessures soient guéries ? Et que demandons-nous encore lorsque nous disons : « Ne nous induisez point en tentation ax », sinon que celui qui nous tend des pièges et attaque notre cœur au-dehors ne puisse y pénétrer par ruse, ni s’en emparer à force ouverte ? Mais quelles que soient les machines qu’il dresse contre nous, tant qu’il ne possède pas la place de notre cœur où réside la foi, il est mis dehors. Mais si le Seigneur ne garde lui-même une cité, c’est inutilement que veille celui qui la garde ay. Ne comptez donc pas trop sur vous-mêmes, si vous ne voulez pas voir rentrer dans votre cœur le diable qui en a été chassé.

10. Mais loin de nous la pensée d’appeler le diable prince de ce monde, en ce sens que nous le regardions comme gouvernant le ciel et la terre. Le monde ici désigne les méchants qui sont répandus par tout l’univers, comme on dit une maison pour désigner ceux qui l’habitent. Ainsi nous disons : C’est une bonne ou une méchante maison, non pas que nous voulions prononcer un éloge ou un blâme sur l’état des murailles et des toits ; nous ne prétendons alors qu’exprimer notre avis au sujet des mœurs bonnes ou mauvaises des hommes qui l’habitent. Le diable est donc appelé en ce sens : « Prince de ce monde » ; c’est-à-dire qu’il est le prince de tous les méchants qui habitent le monde. Par le monde on désigne aussi les bons qui, eux aussi, sont répandus dans tout l’univers ; c’est ainsi que l’Apôtre a dit : « Dieu était en Jésus-Christ, se réconciliant le monde az ». Ce sont ceux du cœur desquels le prince de ce monde a été chassé.

11. Après avoir dit : « Maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors », Jésus ajoute : « Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi ». Que signifie ce « tout », sinon ceux du cœur desquels le diable est chassé ? Il ne dit pas tous, mais « tout » ; car la foi n’est pas donnée à tous ba. Ce mot ne s’applique donc pas à l’universalité des hommes, mais à l’intégralité de la nature humaine ; c’est-à-dire à l’esprit, à l’âme, au corps. À l’esprit qui nous fait comprendre, à l’âme qui nous fait vivre, et au corps qui nous rend visibles et tangibles. Celui, en effet, qui a dit : « Il ne périra pas un cheveu de votre tête bb », attire tout à lui. Mais si, par le mot « tout », il faut entendre les hommes eux-mêmes, nous pouvons dire que c’est tous ceux qui sont prédestinés au salut, et dont aucun ne doit périr, comme le Christ l’a dit plus haut en parlant de ses brebis bc. On peut comprendre aussi qu’il attirera à lui tous les genres d’hommes, et dans toutes les langues, et dans tous les âges, et dans toutes les positions de fortune, et dans tous les degrés d’intelligence, et dans toutes les professions honnêtes et utiles, et enfin dans les innombrables états qui, en dehors du péché, distinguent les hommes entre eux, depuis les plus élevés jusqu’aux plus humbles, depuis le roi jusqu’au mendiant. « Je les attirerai tous après moi », et cela afin d’être leur chef et de les avoir pour ses membres. Il dit : « Si je suis élevé de terre », pour dire : quand j’aurai été élevé de terre ; car il ne doute pas de la réalisation de ce qu’il est venu accomplir. Ces paroles se rapportent à celles qu’il avait dites plus haut : « Mais si le grain de blé meurt, il porte beaucoup de fruit ». Car cette élévation, que signifie-t-elle, sinon sa passion sur la croix ? Du reste, l’Évangéliste ne manque pas de nous le dire ; car il ajoute : « Il disait cela pour marquer de quelle mort il devait mourir ».

12. « La foule lui répondit : Nous avons appris de la loi que le Christ demeure éternellement. Et comment dites-vous qu’il « faut que le Fils de l’Homme soit élevé en « haut ? Quel est ce Fils de l’Homme ? » Ils se rappelaient que le Seigneur disait souvent qu’il était le Fils de l’Homme. Car en cet endroit, il ne dit pas : Si le Fils de l’Homme est élevé de terre. Mais auparavant, dans la circonstance qui a été le sujet de la lecture et de l’explication faite hier, quand on lui annonça que des gentils désiraient le voir, il avait dit : « L’heure approche où le Fils de l’Homme sera glorifié bd ». Les Juifs se rappelant cette circonstance et comprenant bien que par ces mots : « Quand j’aurai été élevé de terre », il voulait désigner sa mort sur la croix, ils l’interrogèrent en ces termes : « Nous avons appris de la loi que le Christ demeure éternellement, et comment dites-vous : Il faut que le Fils de l’Homme soit élevé ? Quel est donc ce Fils de l’Homme ? » Car s’il est le Christ, disaient-ils, il demeure éternellement ; mais s’il demeure éternellement, comment sera-t-il élevé de terre ? C’est-à-dire, comment mourra-t-il du supplice de la croix ? Car ils comprenaient bien qu’il avait parlé de ce qu’ils avaient dessein de lui faire ; et quoique ces paroles fussent obscures, ce n’est point la sagesse d’en haut qui les leur expliqua, mais bien leur conscience tourmentée de remords.

13. « Jésus leur dit donc : La lumière est encore en vous un peu de temps ». Voilà pourquoi vous comprenez que le Christ demeure éternellement. « Marchez donc pendant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres vous surprennent ». Marchez, approchez, comprenez tout ce qui regarde le Christ, comprenez qu’il mourra et qu’il vivra à jamais, qu’il répandra son sang pour vous racheter et qu’il montera au ciel pour vous y conduire avec lui. Mais les ténèbres vous surprendront, si vous croyez à l’éternité du Christ, sans avouer en même temps l’humiliation de sa mort. « Et celui qui marche dans les ténèbres, ne sait où il va ». Ainsi il peut se heurter à une pierre d’achoppement, à une pierre de scandale ; c’est ce que le Seigneur a été pour les Juifs aveugles. Et la pierre que les architectes ont rejetée est devenue tête de l’angle pour ceux qui ont cru be. Eux ont dédaigné de croire en Jésus-Christ, parce que leur impiété ne leur a inspiré que du mépris pour un mort, que de la moquerie pour un crucifié ; c’était pourtant la mort du grain qui devait se multiplier au centuple ; c’était l’élévation de Celui qui devait attirer tout à sa suite. « Pendant que vous avez la lumière », continue le Sauveur, « croyez en la lumière, afin que vous soyez les fils de la lumière ». Puisque vous entendez quelque chose de vrai, croyez en la vérité, afin que vous puisiez dans la vérité une nouvelle vie.

14. « Jésus dit ces choses, puis il s’en alla et se cacha d’eux ». Il ne se cacha pas de ceux qui avaient commencé à croire en lui et à l’aimer, ni de ceux qui étaient venus à sa rencontre avec des rameaux de palmier et en chantant ses louanges ; mais il se cacha de ceux qui, à la vue de ce qu’il faisait, éprouvaient de la jalousie ; car, en réalité, ils ne voyaient rien, et dans leur aveuglement ils se heurtaient contre cette pierre. Mais quand Jésus s’est caché pour échapper à ceux qui voulaient le faire mourir (je prends soin de vous le rappeler souvent, afin que vous ne l’oubliiez pas), il voulait remédier à notre faiblesse, et en cela il ne porta aucune atteinte à sa toute-puissance.

CINQUANTE-TROISIÈME TRAITÉ.

DEPUIS LE PASSAGE OÙ IL EST ÉCRIT : « ET QUOIQU’IL EÛT FAIT TANT DE PRODIGES DEVANT EUX, ILS NE CROYAIENT PAS EN LUI », JUSQU’À CET AUTRE : « ILS ONT PLUS AIMÉ LA GLOIRE DES HOMMES QUE LA GLOIRE DE DIEU ». (Chap 12, 37-43.)

INCRÉDULITÉ VOLONTAIRE.

Malgré ses miracles, les Juifs ne croyaient pas en lui, et ainsi s’accomplissait en eux cette prophétie : À qui le bras de Dieu, c’est-à-dire, son Fils, par qui il a fait toutes choses, a-t-il été révélé ? Ainsi encore, ils recueillaient ce que Dieu avait prévu comme devant être le fruit et la punition de leur mauvaise volonté. De même en est-il encore aujourd’hui des orgueilleux.

1. Le Seigneur Jésus ayant annoncé d’avance sa passion et sa mort si avantageuse sur le bois élevé de la croix, d’où il devait, comme il le disait, attirer toutes choses après lui, les Juifs comprirent qu’il voulait parler de sa mort, et ils lui demandèrent comment il disait de lui-même qu’il devait mourir, puisqu’ils avaient appris de la loi que le Christ demeure éternellement ; alors il les engagea à marcher pendant qu’ils avaient encore en eux assez de lumière pour apprendre que le Christ est éternel : c’était le moyen de savoir tout ce qui le concernait, et de n’être pas surpris par les ténèbres. Quand il eut dit ces choses, il se cacha d’eux. Voilà ce que nous ont appris les dernières lectures qui ont été faites des paroles du Seigneur.

2. Ensuite l’Évangéliste ajoute ces paroles, par lesquelles a commencé la lecture d’aujourd’hui : « Mais quoiqu’il eût fait de si grands prodiges devant eux, ils ne croyaient pas en lui ; afin que s’accomplît cette parole du prophète Isaïe : Seigneur, qui a cru à notre parole ? Et le bras du Seigneur, à qui a-t-il été montré ? ». Par là, il montre assez que c’est le Fils même de Dieu qui est appelé le bras du Seigneur ; non pas que Dieu le Père ait la forme humaine et que le Fils lui soit attaché comme membre de son corps ; mais parce que toutes choses ont été faites par lui, il est appelé le bras du Seigneur. De même, en effet, que c’est à l’aide de ton bras que tu travailles ; de même le Verbe de Dieu a été appelé son bras, parce que par son Verbe il a fait le monde. Pourquoi, s’il veut faire quelque chose, l’homme étend-il le bras, sinon parce qu’il ne lui suffit pas de dire pour que ce qu’il veut s’accomplisse ? Mais s’il avait une puissance assez grande pour que, sans aucun mouvement de son corps, sa parole s’accomplisse, cette parole serait vraiment son bras. Or, comme le Seigneur Jésus, Fils unique de Dieu le Père, n’est pas un membre du corps de son Père, il n’est pas davantage une parole qui n’existe que dans la pensée ou dans les sons, et qui passe. Car, lorsque toutes choses ont été faites par lui, il était déjà le Verbe de Dieu.

3. Lors donc que nous entendons dire que le Fils de Dieu est le bras du Père, écartons de nous toute idée charnelle ; mais, autant que nous le pourrons avec le secours de sa grâce, représentons-nous la puissance de Dieu et sa sagesse par laquelle toutes choses ont été faites. Car ce bras n’est pas comme un bras humain qui s’allonge si on l’étend, et qui se raccourcit quand on le retire. Il n’est pas le même que le Père ; mais le Père et lui sont une même chose : il est égal au Père et tout entier partout comme le Père. Ne donnons aucun prétexte à la détestable erreur de ceux qui disent que le Père est seul, mais que selon ses différentes opérations il est appelé tantôt le Fils, tantôt le Saint-Esprit ; et qui à propos de ces paroles osent dire Vous voyez bien que le Père est seul, puisque le Fils c’est le bras du Père ; car l’homme et son bras ne sont pas deux, mais une seule personne. Il y a une chose qu’ils ne comprennent pas et ne remarquent pas ; c’est que, dans la manière de parler journalière des choses visibles et connues, le nom d’une chose s’applique à d’autres à cause d’une certaine ressemblance ; à combien plus forte raison cela peut-il se faire quand il s’agit de choses ineffables et que nous ne pourrons jamais exprimer telles qu’elles sont. En effet, si un homme se sert d’un autre homme pour lui faire faire tout ce qu’il a à faire, il l’appelle son bras ; et si cet homme lui est enlevé, il dit en se plaignant : J’ai perdu mon bras ; et il dit à celui qui l’en a privé : Tu m’as enlevé mon bras. Que les hérétiques comprennent donc de quelle façon le Fils de Dieu est appelé le bras par lequel le Père a fait toutes choses ; de peur que, s’ils ne l’entendent point et s’ils demeurent dans les ténèbres de leur erreur, ils ne soient semblables à ces Juifs dont il a été dit : « Et le bras du Seigneur, à qui a-t-il été révélé ? »

4. Ici se présente une autre question que ni nos forces, ni les limites du temps qui nous presse, ni même votre capacité ne nous permettent de traiter convenablement, ni de sonder jusque dans ses replis les plus cachés, ni de discuter comme elle le mériterait. Cependant, comme l’attente où vous êtes qu’on vous en dise quelque chose ne nous permet point de puiser immédiatement à un autre sujet, contentez-vous de ce que nous pourrons vous dire ; et lorsque nous ne remplirons pas votre attenté, demandez l’accroissement à Celui qui nous a envoyé vers vous pour planter et arroser. Car, comme dit l’Apôtre, « celui qui plante n’est rien, ni celui qui arrose ; mais Dieu, qui donne l’accroissent bf ». Il y en a donc qui murmurent entre eux, et quand ils le peuvent ils disent hautement dans leurs disputes emportées : Qu’ont fait les Juifs et quelle a été leur faute, s’il était nécessaire que « s’accomplît la parole du prophète Isaïe : Seigneur, qui a cru à notre parole ? et le bras de Dieu, à qui a-t-il été révélé ? » À ceux-là nous répondons : Le Seigneur, qui connaît l’avenir, a fait prédire par son Prophète l’infidélité des Juifs ; il l’a prédite, mais ne l’a pas causée. Car Dieu ne force personne à pécher par cela même qu’il connaît déjà les péchés futurs des hommes. Les péchés qu’il a prévus sont à eux, et non à lui ; ce n’est point la propriété d’autrui, c’est la leur. Autrement, si les péchés qu’il a prévus comme leur appartenant n’étaient pas à eux, alors il n’aurait pas prévu la vérité ; mais sa prescience ne peut se tromper, par conséquent, et sans aucun doute, ce ne sera pas un autre qui péchera, mais bien ceux que Dieu a prévus devoir pécher. Les Juifs ont donc fait un péché sans y être contraints par Celui à qui le péché déplaît. Mais Celui à qui rien n’est caché l’avait prévu. C’est pourquoi s’ils avaient voulu faire non le mal, mais le bien, rien ne les en aurait empêchés ; mais Dieu aurait prévu qu’ils le feraient, car il sait d’avance ce que chacun doit faire et recevoir de lui en récompense de ses œuvres.

5. Mais les paroles suivantes de notre Évangile nous gênent davantage et rendent la question plus difficile à résoudre. Car il ajoute : « C’est pourquoi ils ne pouvaient croire ; car Isaïe dit encore : Il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs cœurs, afin qu’ils ne voient point des yeux, qu’ils ne comprennent point du cœur, qu’ils ne se convertissent point, et que je ne puisse les guérir ». Là-dessus on nous dit : Puisqu’ils n’ont pu croire, quel est le péché d’un homme qui ne fait pas ce qu’il ne peut pas faire ? Et puisqu’ils ont péché en ne croyant pas, ils ont donc pu croire et ils ne l’ont pas voulu. Mais s’ils ont pu croire, comment l’Évangile peut-il dire : « C’est pourquoi ils ne pouvaient pas croire, car Isaïe dit encore : Il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs cœurs » ; de la sorte, ce qui est plus grave, la cause de leur incrédulité retombe sur Dieu lui-même, puisque c’est lui-même qui « a aveuglé leurs « yeux et endurci leurs cœurs ? » Ce n’est pas même au diable, c’est à Dieu que se rapportent les paroles du Prophète. Mais quand nous penserions que c’est du diable qu’il a été dit qu’ « il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs cœurs », nous ne serions pas moins embarrassés pour montrer que c’était une faute pour les Juifs de ne pas croire, puisqu’il est dit qu’ « ils ne pouvaient pas croire ». Ensuite, que répondrons-nous à cet autre témoignage du même Prophète, cité par l’apôtre Paul : « Ce que cherchait Israël, il ne l’a pas obtenu ; mais les élus l’ont obtenu, et les autres ont été aveuglés, ainsi qu’il est écrit : Dieu leur a donné jusqu’à ce jour un esprit d’assoupissement, des yeux pour ne point voir, des « oreilles pour ne pas entendre bg ».

6. Vous avez entendu, mes frères, la question proposée, vous voyez combien est profonde la difficulté qu’elle soulève. Nous répondrons comme nous le pouvons : « Ils ne « pouvaient pas croire n, parce que le prophète Isaïe l’avait prédit ; mais le Prophète l’a prédit parce que Dieu avait prévu qu’il en serait ainsi. Or, pourquoi ne pouvaient-ils pas croire ? Si on me le demande, je répondrai aussitôt : C’est qu’ils ne voulaient pas. Dieu avait prévu leur mauvaise volonté, et il l’a annoncée par son Prophète, lui a qui les choses futures ne peuvent être cachées. Mais, diras-tu, le Prophète en donne une autre raison que leur mauvaise volonté. Quelle cause en indique-t-il donc ? Il dit que « Dieu leur a donné un esprit d’insensibilité, des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne pas entendre ; il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs cœurs ». Je réponds que c’est encore leur volonté qui leur a mérité ce traitement. Car Dieu nous aveugle, Dieu nous endurcit en nous abandonnant et en retirant ses secours ; ce qu’il peut faire par un jugement caché, mais toujours juste. Voilà ce que les hommes pieux et religieux doivent tenir pour certain et incontestable ; voilà bien ce que l’Apôtre dit en traitant cette question si épineuse : « Que dirons-nous donc ? Est-ce qu’il y a en Dieu de l’injustice ? Loin de nous cette pensée bh ». Si donc il faut repousser la pensée qu’il y ait en Dieu de l’injustice, concluons que, quand il nous aide, il le fait dans sa miséricorde ; et que quand il cesse de nous aider, c’est un effet de sa justice ; car tout ce qu’il fait, il le fait non pas avec témérité, mais avec justice. Enfin, si les jugements des saints sont justes, combien plus équitables sont les jugements de Dieu qui fait les saints et les justes ? Ses jugements sont donc justes, mais cachés. Aussi, lorsque des difficultés de cette nature se présentent et qu’on demande pourquoi l’un est traité d’une façon et l’autre d’une manière différente, pourquoi l’un est abandonné de Dieu et tombe dans l’aveuglement, tandis que tel autre est assisté et éclairé d’en haut, gardons-nous de juger les jugements d’un si grand juge ; ou plutôt, tremblons et écrions-nous avec l’Apôtre : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables bi ! » C’est pourquoi il est dit dans un psaume : « Vos jugements sont comme un profond abîme bj ».

7. Que votre charité, mes frères, ne me pousse donc pas à pénétrer cette difficulté, à sonder cet abîme, à scruter ces profondeurs insondables. Je connais ma capacité, je crois connaître aussi la vôtre : cette entreprise est au-dessus de ma portée et de mes forces, et probablement aussi au-dessus des vôtres. Écoutons donc les uns et les autres les avertissements de l’Écriture qui nous dit : « Ne cherche pas ce qui est au-dessus de toi, et ne scrute point ce qui est plus fort que toi bk ». Non pas que cette connaissance nous soit absolument refusée, puisque le divin Maître nous dit : « Il n’est rien de caché qui ne doive être révélé bl ». Mais si nous arrivons à connaître quelque chose, vivons en conséquence ; car, comme dit l’Apôtre, non seulement ce que nous ignorons et devons néanmoins savoir, mais encore ce en quoi il nous arriverait de nous tromper ; tout cela, Dieu nous le révélera bm. Nous sommes arrivés à la voie de la foi ; suivons-la avec une persévérance tenace. Elle nous conduira à ce palais du roi, où sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science bn. Quand le Seigneur disait aux principaux et aux préférés de ses disciples : « J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant bo », il ne voulait pas garder ces secrets pour lui seul. Il faut nous avancer, profiter et croire, afin que nos cœurs deviennent capables de comprendre ces choses que nous ne pouvons saisir maintenant. Si le dernier jour nous trouve en cette disposition, au ciel nous apprendrons ce que nous n’aurons pu apprendre ici-bas.

8. Mais si quelqu’un croit pouvoir mieux connaître et expliquer plus clairement cette question, nul doute que je ne sois plus disposé à apprendre qu’à enseigner. Seulement, qu’il ne soit pas assez osé pour défendre le libre arbitre de manière à rendre inutile la prière où nous disons à Dieu : « Ne nous induisez point en tentation » ; d’un autre côté, qu’il ne nie pas le libre arbitre de la volonté, au point d’excuser le péché. Mais Écoutons le Seigneur qui ordonne, et qui vient en aide ; qui nous commande ce que nous devons faire, et nous aide pour que nous puissions l’accomplir. Car, il en est qu’une trop grande confiance en la puissance de leur volonté jette dans l’orgueil ; d’autres tombent dans la négligence parce qu’ils se défient trop d’eux-mêmes. Les premiers disent : Pourquoi demander à Dieu de n’être pas vaincus dans la tentation, puisqu’il est en notre pouvoir de nous en empêcher ? À quoi bon, disent les autres, nous efforcer de bien vivre, puisque cela dépend de Dieu seul ? O Seigneur, ô Père, qui êtes dans le ciel, ne nous induisez en aucune de ces tentations, « mais délivrez-nous du mal bp ». Écoutons ces paroles du Sauveur : « J’ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas bq ». N’estimons donc point que notre foi dépend tellement de notre libre arbitre, qu’elle n’ait aucun besoin du secours de Dieu. Écoutons aussi l’Évangéliste ; voici ce qu’il dit : « Il leur a donné le pouvoir de devenir les enfants de Dieu br ». Ne croyons donc pas non plus que notre foi n’est nullement en notre pouvoir, mais de part et d’autre reconnaissons un bienfait de Dieu nous lui devons des actions de grâces, parce que la puissance nous a été donnée, et nous devons le prier pour que notre faiblesse ne succombe pas bs. C’est la foi qui opère par la charité, mais selon la mesure qu’il a plu au Seigneur de donner à chacun bt, afin que celui qui se glorifie se glorifie, non pas en lui-même, mais dans le Seigneur bu.

9. Il n’est donc pas étonnant que les Juifs se soient trouvés dans l’impossibilité de croire. Leur volonté était si orgueilleuse que, méconnaissant la justice de Dieu, ils voulaient y substituer leur propre justice, selon ce que dit l’Apôtre, en parlant d’eux : « Ils n’étaient point soumis à la justice de Dieu bv ». Ils ont répudié la foi, et leurs œuvres seules sont devenues le sujet de l’enflure de leur cœur. Cette enflure les a aveuglés, et ils se sont heurtés à la pierre d’achoppement. Donc, quand il est dit qu’ils ne pouvaient pas, il faut l’entendre en ce sens qu’ils ne voulaient pas ; ainsi qu’il est, dit du Seigneur notre Dieu : « Si nous ne croyons pas, il reste fidèle, car il ne peut se contredire lui-même bw ». En parlant du Tout-Puissant, on dit : « Il ne peut pas ». De même donc que si le Seigneur « ne peut se contredire lui-même », c’est une qualité louable de la volonté divine ; de même si les Juifs « ne pouvaient croire », c’était la faute de la volonté humaine.

10. Et moi je dis que ceux qui ont assez d’orgueil et présument assez des forces de leur volonté pour penser qu’on peut bien vivre sans l’assistance de Dieu, je dis qu’ils ne peuvent croire en Jésus-Christ. Car il ne sert de rien de prononcer le nom de Jésus-Christ, de recevoir ses sacrements, si l’on résiste à la foi de Jésus-Christ. Or, la foi en Jésus-Christ consiste à croire en celui qui justifie l’impie bx ; c’est croire au Médiateur, sans l’intervention duquel nous ne pouvons nous réconcilier avec Dieu ; c’est croire au Sauveur qui est venu chercher et sauver ce qui avait péri by ; c’est croire en Celui qui a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faire bz ». Dès lors qu’on ignore la justice de Dieu par laquelle l’impie est justifié, et qu’on veut y substituer la sienne propre, ce qui est la preuve de l’orgueil, on ne peut croire en Jésus-Christ. Voilà pourquoi les Juifs ne pouvaient croire » : non pas que les hommes ne puissent être changés en mieux, mais tant qu’ils ont de pareils sentiments, ils ne peuvent y croire. Ils sont aveuglés et endurcis, parce que, comme ils nient la nécessité du secours divin. Dieu ne leur vient point en aide. Dieu avait prévu tout cela relativement aux Juifs ; ils ont été endurcis et aveuglés, et c’est par son esprit que le Prophète l’a prédit.

11. Quant à ce qui suit : « Et qu’ils se convertissent et que je les guérisse », on peut l’entendre de deux manières : ou bien en sous-entendant la négation, et en disant qu’ils ne se convertissent pas, suivant le sens de la proposition précédente, où il est dit : « Afin qu’ils ne voient point des yeux, et qu’ils ne comprennent pas du cœur » ; car là il est dit afin qu’ils ne comprennent point. La conversion est, en effet, une grâce de celui à qui il est dit : « Dieu des vertus, convertissez-nous ca ». Ou bien si on supprime la négation, faut-il voir un acte de la miséricorde divine qui voulait les guérir ? Leur volonté était superbe et perverse ; ils voulaient établir leur propre justice : Dieu les abandonna donc afin de les faire tomber dans l’aveuglement ; ainsi aveuglés, ils se heurteraient contre la pierre d’achoppement et leur visage serait couvert de honte, et, se trouvant humiliés, ils chercheraient le nom de Dieu et non leur propre justice (ce qui fait l’orgueil des superbes), mais bien la justice de Dieu qui justifie l’impie. Par le fait, c’est ce qui a été très utile à plusieurs d’entre eux : touchés de leur crime, ils ont cru dans la suite en Jésus-Christ. C’est pour eux qu’il priait lorsqu’il disait : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font cb ». Au sujet de leur ignorance l’Apôtre dit : « Je leur rends ce témoignage qu’ils ont le zèle de Dieu, mais non selon la science » ; et aussitôt il ajoute : « Car, ignorant la justice de Dieu et voulant « établir la leur, ils n’ont pas été soumis à la « justice de Dieu cc ».

12. « Isaïe dit ces choses, quand il vit sa « gloire et qu’il parla de lui ». Pour comprendre ce qu’a vu Isaïe, pour se convaincre que ce qu’il dit se rapporte au Seigneur Jésus-Christ, il faut lire son livre. Car il n’a pas vu Dieu comme il est, mais d’une certaine manière figurative, comme il convenait à un prophète. Moïse aussi l’a vu, et cependant il disait à Celui qu’il voyait : « Si j’ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous à moi, afin que je vous voie à découvert cd » ; preuve qu’il ne le voyait pas tel qu’il est. Mais quand pourrons-nous le voir ainsi ? Jean, notre évangéliste, nous l’apprend dans une de ses Epîtres : « Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu ; ce que nous « serons un jour ne paraît pas encore ; nous savons que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui ; car nous le verrons comme il est ce ». II pouvait dire : « Car nous le verrons », et ne pas ajouter « comme il est ». Mais comme il savait que quelques patriarches et prophètes l’avaient vu, mais non comme il est, après avoir dit : « Nous le verrons », il a ajouté : « comme il est », Ne vous laissez pas tromper, mes frères, par ceux qui disent que le Père est invisible, et que le Fils est visible. C’est ce que disent, en effet, ceux qui prétendent que le Fils n’est qu’une créature ; car ils ne comprennent pas ce qui a été dit : « Le Père et moi sommes une même chose cf ». Sous la forme de Dieu par laquelle il est égal au Père, le Fils aussi est invisible ; mais pour être vu par les hommes, il a pris la forme de serviteur, et, devenu semblable aux hommes cg, il est devenu visible. Il s’était même montré aux yeux des hommes avant son incarnation, sous les figures qu’il lui plaisait de prendre, et, pour cela, il s’est servi de créatures soumises à sa puissance ; mais il ne s’est pas montré comme il est. Purifions donc nos cœurs par la foi, afin de nous préparer à cette vision ineffable, et, pour ainsi dire, invisible. Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ch.

13. « Néanmoins, plusieurs des princes mêmes crurent en lui ; mais à cause des Pharisiens, ils ne le confessaient point, de peur d’être chassés de la synagogue ; car ils aimèrent plus la gloire des hommes que la gloire de Dieu ». Remarquez comment l’Évangéliste en note et blâme plusieurs, qui, selon lui, avaient pourtant cru en Jésus-Christ. Puisqu’ils avaient embrassé la foi, s’ils y eussent avancé davantage, ils auraient par là surmonté l’amour de la gloire humaine, comme l’avait fait l’Apôtre. « À Dieu ne plaise », nous dit-il, « que je me glorifie, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi et moi je suis crucifié pour le monde ci ». En effet, les Juifs impies s’étant, dans leur fol orgueil, moqués de sa croix, le Seigneur a placé cette croix sur le front de ceux qui croient en lui (c’est là qu’est, en quelque sorte, le siège de la pudeur), afin que la foi ne rougisse pas de sou nom, et qu’elle aime la gloire de Dieu plus que celle des hommes.

CINQUANTE-QUATRIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES DE JÉSUS : « CELUI QUI CROIT EN MOI, NE CROIT PAS EN MOI, MAIS EN CELUI QUI M’A ENVOYÉ », JUSQU’À CES AUTRES : « CE QUE JE DIS, JE LE DIS SELON QUE LE PÈRE M’A DIT ». (Chap 12,44-50.)

LA DIVINITÉ DU CHRIST.

Dans la crainte de voir ses auditeurs le regarder comme un simple homme, Jésus leur dit que qui croit en lui croit en son Père ; et pour leur montrer qu’il est Dieu, il ajoute : Qui me voit, voit mon Père ; aussi, je jugerai, à la fin, les hommes rebelles à mes paroles, puisque ce ne sont pas mes paroles, mais celles que le Père m’a enseignées en m’engendrant de toute éternité.

1. Pendant que Notre-Seigneur Jésus-Christ parlait aux Juifs et confirmait sa doctrine par de si grands miracles, que quelques-uns, prédestinés à la vie éternelle et qu’il appela ses brebis, crurent en lui, d’autres au contraire ne crurent pas en lui, et ils ne pouvaient pas croire, aveuglés et endurcis qu’ils étaient par un secret, mais non pas injuste jugement de Dieu ; ils avaient été, en effet, abandonnés par celui qui résiste aux superbes, mais qui donne sa grâce aux humbles cj. Parmi ceux qui crurent en lui, il s’en trouva pour le confesser généreusement ; car ils prirent à leur main des branches d’arbres et vinrent au-devant de lui, traduisant par la même expression leur joie et leurs louanges. D’autres, au contraire, qui étaient du nombre des princes, n’osèrent confesser leur foi, de peur d’être chassés de la synagogue ; l’Évangéliste a signalé ces derniers par ces paroles : « Ils ont préféré la gloire des hommes à la gloire de Dieu ck ». même parmi ceux qui ne croyaient pas, les uns devaient croire plus tard, et Jésus les avait en vue lorsqu’il disait : « Quand vous aurez élevé le Fils de« l’homme, alors vous reconnaîtrez que je suis cl ». D’autres, au contraire, devaient persévérer dans leur infidélité, comme a fait ce reste de la nation juive qui, après avoir été décimée par la guerre, s’est vue dispersée dans tout le monde pour rendre témoignage à la prophétie qui a été écrite relativement au Christ.

2. Les choses étant ainsi, et le temps de sa passion approchant, « Jésus s’écria et dit » ; ce sont les paroles par lesquelles a commencé la lecture d’aujourd’hui : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ; et celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé ». Déjà il avait dit en un autre endroit : « Ma doctrine n’est pas ma doctrine, mais la doctrine de celui qui m’a envoyé cm ». À cette occasion, nous avons compris que, par sa doctrine, il entendait le Verbe du Père qui est lui-même, et qu’en disant : « Ma doctrine n’est pas ma doctrine, mais la doctrine de celui qui m’a envoyé », il voulait dire que ce n’était pas de lui-même qu’il était ce qu’il est, mais qu’il avait en quelqu’un son principe 
Traité XXIX
 ; car il est Dieu de Dieu, Fils du Père, tandis que le Père n’est pas Dieu de Dieu, mais Dieu, Père du Fils. Maintenant, quand il dit : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en celui qui m’a envoyé », comment l’entendrons-nous, sinon que l’homme apparaissait aux hommes, tandis que le Dieu leur restait caché ? Et pour ne pas laisser croire qu’il n’était que ce qu’on voyait, pour qu’on le reconnût semblable au Père et aussi grand que lui, il dit : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi », c’est-à-dire ne croit pas en ce qu’il voit, « mais en celui qui m’a envoyé », c’est-à-dire en Dieu le Père. Mais celui qui croit au Père doit croire qu’il est Père, et celui qui le reconnaît comme Père, doit croire qu’il a un fils. Et par là, celui qui croit au Père est obligé de croire au Fils. Mais il fallait qu’on n’attribuât pas au Fils unique ce qui regarde les hommes appelés enfants de Dieu par privilège de la grâce, mais non par nature, comme dit notre Évangéliste : « Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu co », et comme le prouve cette parole écrite dans la loi et qu’a rappelée Notre-Seigneur : « J’ai dit : vous êtes des dieux, et vous êtes tous les enfants du Très-Haut cp ». C’est pourquoi il s’écria : « Celui qui croit en moi, ne croit pas en moi », de peur que la foi qu’on avait en Jésus-Christ s’arrêtât à son humanité. Celui-là, dit-il, croit en moi, qui ne croit pas en moi d’après ce qu’il voit en moi, mais qui croit en celui qui m’a envoyé. Ainsi, lorsqu’il croit au Père, il croit qu’il a un fils qui lui est égal, et alors il croit véritablement en moi. Car, si selon lui Dieu n’a de fils que selon la grâce, des fils qui sont, il est vrai, ses créatures, mais qui ne sont pas son Verbe, mais qui ont été faites par son Verbe ; s’il croit que Dieu n’a pas un fils semblable à lui-même et coéternel à lui, né dès toujours, et comme lui immuable, en rien dissemblable ou différent de lui-même, celui-là ne croit pas au Père qui l’a envoyé ; car tout autre est le Père qui l’a envoyé.

3. Aussi, après avoir dit : « Celui qui croit en moi ne croit pas en moi, mais en celui qui m’a envoyé », et de peur qu’on ne crût qu’il voulait parler de son Père seulement comme Père des nombreux enfants qu’a régénérés sa grâce, et non comme Père d’un Verbe unique et semblable à lui-même, aussitôt il ajouta : « Et celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé ». Il ne dit pas : celui qui me voit, voit non pas moi, mais Celui qui m’a envoyé, ainsi qu’il venait de dire : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ». Ces dernières paroles, il les avait dites de peur qu’on ne crût qu’il n’était que ce qu’il paraissait au-dehors, c’est-à-dire Fils de l’homme ; les paroles précédentes, il les avait dites afin qu’on le crût égal à son Père. Celui qui croit en moi, dit-il, ne croit pas en celui qu’il voit en moi, mais il croit en Celui qui m’a envoyé. Et quand il croit au Père qui m’a engendré égal à lui-même, ce n’est pas en moi comme il me voit qu’il doit croire en moi, mais comme en Celui qui m’a envoyé. Il est si vrai qu’il n’y a, entre lui et moi, aucune différence, que celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé. Les Apôtres, assurément, ont été envoyés par Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même ; leur nom lui-même en est l’indice. Car, de même que le mot grec ange veut dire, en latin, messager, le mot grec apôtre signifie envoyé dans la langue latine. Cependant, jamais un apôtre n’aurait osé dire : « Celui qui croit en moi croit, non pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ». Il n’aurait pas même dit : « Celui qui croit en moi ». Nous croyons bien un apôtre, mais nous ne croyons pas en un apôtre. Car ce n’est pas l’apôtre qui justifie l’impie. Or, celui qui croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice cq. Un apôtre pourrait dire : Celui qui me reçoit, reçoit Celui qui m’a envoyé ; ou bien, celui qui m’écoute, écoute Celui qui m’a envoyé ; car le Seigneur a dit lui-même à ses Apôtres : « Celui qui « vous reçoit, me reçoit, et celui qui me reçoit, reçoit Celui qui m’a envoyé cr ». Car le Maître est honoré dans la personne de son serviteur, et le Père dans celle de son Fils ; pourvu que l’on considère le Père comme étant dans le Fils, et le maître comme étant dans le serviteur. Mais le Fils unique a pu dire avec raison : « Croyez en Dieu et croyez en moi cs », comme aussi il a pu dire ce qu’il dit maintenant : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ». il ne voulait pas empêcher qu’on crût en lui, mais il ne voulait pas non plus que la foi s’arrêtât à la forme d’esclave. Car celui qui croit au Père, qui a envoyé le Fils, croit assurément au Fils, sans lequel il ne connaîtrait pas le Père pour ce qu’il est ; et en croyant au Fils, il le croit égal au Père, parce que Jésus ajoute : « Et celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé ».

4. Faites bien attention à ce qui suit : « Moi, la lumière, je suis venu dans le monde, afin que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres ». Dans un autre endroit, Jésus dit à ses disciples : « Vous êtes la lumière du monde ; une cité placée sur une montagne ne peut être cachée, et on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur un chandelier, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux ct ». Mais il ne leur dit pas : Vous êtes la lumière ; vous êtes venus dans le monde, afin que quiconque croit en vous ne demeure point dans les ténèbres. Et j’affirme qu’on ne le lira nulle part. Tous les saints sont donc des lampes, mais c’est en croyant qu’ils sont éclairés par celui dont on ne peut s’éloigner sans tomber dans les ténèbres. Pour cette lumière qui éclaire les saints, elle ne peut s’écarter d’elle-même, parce qu’elle est tout à fait immuable. Nous croyons donc aux lumières éclairées comme étaient les Prophètes, les Apôtres. Mais en croyant à ces lumières, nous ne croyons pas en la lumière éclairée elle-même, mais avec elle nous croyons en la lumière qui les éclaire, afin que nous aussi nous soyons éclairés, non par elle, mais avec elle, par la lumière qui les éclaire elle-même. Lorsque Jésus ajoute : « Afin que quiconque croit en moi, ne demeure pas dans les ténèbres », il montre assez qu’il a trouvé tous les hommes dans les ténèbres ; mais pour ne pas rester dans ces ténèbres où il les a trouvés, il leur faut croire en la lumière qui est venue en ce monde, parce que par elle a été fait le monde.

5. « Et si quelqu’un entend mes paroles », continua-t-il, « et ne les garde pas, moi je ne le juge point ». Rappelez-vous ce que je crois vous avoir dit dans nos précédents entretiens. Si quelques-uns l’ont oublié, qu’ils tâchent d’en raviver le souvenir ; pour vous, qui n’y assistiez pas, écoutez-moi : je vais vous expliquer comment le Fils peut dire : « Moi je ne le juge pas », après avoir dit ailleurs : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils cu ». Il faut entendre ainsi ce passage : présentement je ne le juge pas. Pourquoi donc ne le jugé-je pas maintenant ? Écoutez ce qui suit : « Car je ne suis pas venu », dit-il, « pour juger le monde, mais pour sauver le monde » : c’est-à-dire pour opérer le salut du monde. C’est donc maintenant le temps de la miséricorde, ensuite viendra le temps du jugement ; car il est dit : « Seigneur, je chanterai votre miséricorde et votre justice cv ».

6. Mais voyez ce que le Sauveur dit du jugement qui doit arriver à la fin des temps « Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles, a pour juge la parole que j’ai annoncée, celle qui le jugera au dernier jour ». Jésus ne dit pas : Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles, je, ne le jugerai pas au dernier jour. Car s’il eût ainsi parlé, je ne vois pas comment cette parole n’eût pas été en contradiction avec ce qu’il dit ailleurs : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ». Mais lorsqu’il dit : « Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles, a quelqu’un pour le juger », et que, répondant à l’attente de ceux qui veulent savoir quel est ce juge, il ajoute : « Ce sera la parole que j’ai annoncée qui le jugera au dernier jour », il montre assez qu’il sera lui-même ce juge. Car il est lui-même la parole qu’il a dite, il est lui-même la parole qu’il a annoncée, il est lui-même la porte par laquelle le pasteur doit entrer dans la bergerie. C’est pourquoi autrement seront jugés ceux qui n’auront pas entendu sa parole ; autrement seront jugés ceux qui l’auront entendue et méprisée. « Car ceux qui auront péché sans la loi », dit l’Apôtre, « périront sans la loi, « et ceux qui auront péché sous la loi, seront jugés par la loi cw ».

7. « Car je n’ai point parlé de moi-même », dit Jésus-Christ. Jésus dit qu’il n’a point parlé de lui-même, parce qu’il n’est point de lui-même. Nous vous l’avons déjà répété souvent ; et cette doctrine vous étant familière, je dois moins vous l’apprendre que vous la faire remarquer en passant. « Mais mon Père, qui m’a envoyé, m’a lui-même prescrit ce que je dois dire, et la manière dont je dois parler ». Nous ne nous mettrions pas en peine de vous expliquer cela, si nous étions certains de parler à ceux-là seuls qui ont entendu ce que nous en avons dit précédemment ; et quoique ceux qui nous ont entendu ne soient pas tous là, si ceux qui s’y trouvent avaient retenu dans leur mémoire ce qu’ils ont entendu. Mais il en est peut-être ici qui n’ont pas entendu nos précédents discours ; ils ressemblent à ceux, qui ont oublié ce qu’ils ont entendu ; à cause d’eux, nous prions ceux qui ont retenu ce qu’ils ont entendu de nous permettre de nous arrêter quelque peu. Comment le Père donne-t-il un commandement à son Fils unique ? Par quel Verbe parle-t-il à son Verbe, puisque son Fils est lui-même son Verbe unique ? Est-ce par un ange ? C’est par lui qu’ont été créés les anges. Est-ce au moyen d’une nuée ? Mais quand du sein de cette nuée une voix se fit entendre au Fils, ce ne fut pas, Jésus nous l’apprend lui-même ailleurs, ce ne fut pas pour lui, mais pour les autres qui devaient recevoir de tels enseignements. Est-ce par un son articulé par des lèvres ? Mais il n’a point de corps et aucun intervalle ne sépare le Fils du Père : entre eux, il n’existe aucun espace rempli d’air, qui, étant agité, produirait une voix capable d’arriver jusqu’à l’oreille. Gardons-nous bien d’avoir de telles pensées de cette substance incorporelle et ineffable. Le Fils unique est le Verbe du Père et la sagesse du Père. En elle sont tous les commandements du Père. Ainsi le Fils n’a jamais ignoré aucun commandement du Père : par conséquent, il n’était pas nécessaire qu’il reçût dans le temps ce qu’il n’avait pas auparavant. Tout ce qu’a le Fils, il l’a reçu du Père, mais c’est en naissant qu’il l’a reçu, et c’est en l’engendrant que le Père le lui a donné. Le Fils est la vie, et assurément il a reçu la vie en naissant, et il n’y a pas eu auparavant un moment où il ait existé sans avoir la vie. Car le Père a la vie et il est lui-même la vie qu’il a ; mais il ne la reçoit pas, parce qu’il n’est pas d’un autre. Mais le Fils a reçu la vie, et c’est le Père duquel il est, qui la lui a donnée. Le Fils est aussi ce qu’il a : car il a la vie et il est la vie. Écoutez ce qu’il dit lui-même : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir en lui-même la vie cx ». L’a-t-il donnée à quelqu’un qui existait déjà, mais sans avoir la vie ? Il lui a donné la vie par cela même qu’il l’a engendré. Il a donc engendré la vie, et la vie a engendré la vie. Et comme ce qu’elle a engendré lui est semblable, elle n’a pas engendré une vie différente d’elle-même. C’est pourquoi il a été dit : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir en lui-même la vie ». Il a donné la vie, car en engendrant la vie que lui a-t-il donné, sinon d’être là vie ? Et comme cette naissance est éternelle, il n’y a jamais eu un seul instant où n’ait pas existé le Fils qui est la vie ; jamais le Fils n’a été privé de vie, et de même que sa naissance est de toute éternité, ainsi celui qui est né est la vie éternelle. Par conséquent, le commandement qu’a donné le Père, le Fils n’a jamais été sans l’avoir reçu. Mais, comme je vous l’ai dit, tous les commandements du Père sont dans la sagesse du Père, c’est-à-dire dans le Verbe du Père. Il est dit cependant qu’un commandement a été donné, parce que celui qu’on dit l’avoir reçu n’est pas de lui-même ; et donner au Fils ce sans quoi il n’a jamais existé, c’est engendrer le Fils qui n’a jamais été sans exister.

8. Le Sauveur ajoute ensuite : « Et je sais que son commandement est la vie éternelle ». Si donc le Fils est la vie éternelle, et si la vie éternelle est le commandement du Père, n’est-ce pas dire : Je suis le commandement du Père ? Aussi, quand il ajoute : « Ce que je dis, je le dis comme le Père me l’a dit », il ne faut pas entendre ces mots : « Comme le Père me l’a dit », en ce sens que le Père ait adressé la parole à son Verbe unique, ou bien que le Verbe de Dieu ait besoin des paroles de Dieu. Comme le Père a donné la vie au Fils, ainsi il a dit au Fils, non ce que le Fils ignorait ou n’avait pas, mais ce qu’était le Fils lui-même. Qu’est-ce à dire : « Comme le Père m’a dit, ainsi je parle », sinon : Je dis vrai ? Le Père l’a dit, parce qu’il est la véracité même ; le Fils le dit, parce qu’il est la vérité. Celui qui est la véracité a engendré la vérité : que pourrait-il donc dire maintenant à la vérité ? La vérité n’était pas imparfaite, on ne pouvait lui ajouter rien de vrai : il a donc parlé à la vérité, parce qu’il l’a engendrée. La vérité dit ce qui lui a été dit ; mais elle le dit à ceux qui la comprennent lorsqu’elle leur apprend comment elle est née. Mais pour aider les hommes à croire ce qu’ils ne peuvent encore comprendre, la vérité s’est adressée à eux par la bouche de l’humanité : elle leur a dit des paroles qui ont formé des sons et duré le temps voulu, et qui se sont ensuite évanouies. Mais les choses elles-mêmes, dont ces sons n’étaient que les signes, ont pénétré dans la mémoire de ceux qui ont entendu les sons ; elles sont arrivées aussi jusqu’à nous par le moyen des lettres qui sont des signes visibles. La vérité ne parle pas ainsi : aux âmes intelligentes elle parle inférieurement ; elle ne se sert point de sons pour les instruire, elle répand en elles une lumière qu’elles saisissent. Celui qui peut en elle voir l’éternité de sa naissance, l’entend parler comme le Père lui a dit de le faire. Par là elle excite en nous un grand désir de goûter sa douceur tout entière. Mais nous n’y réussissons qu’en grandissant ; nous ne grandissons qu’en marchant ; nous ne marchons qu’en avançant, et, par cela seul, nous devenons capables d’y arriver.

SERMON CXL. ÉGALITÉ DU FILS AVEC LE PÈRE cy.

ANALYSE. – Un évêque Arien, du nom de Maximin, et protégé par le comte Ségisvult, opposait à l’enseignement catholique, sur l’égalité du Fils avec le Père, ces paroles de saint Jean : « Qui croit en moi, ne croit pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ; » et ces autres : « Mon Père qui m’a envoyé m’a prescrit lui-même ce que je dois dire et ce dont je dois parler ; et je sais que son commandement est la vie éternelle. » Pour réfuter l’évêque Arien, saint Augustin établit que le Père en engendrant son Fils lui communique une égalité parfaite avec lui-même. C’est à quoi le Fils rend hommage en faisant remonter à son Père la foi que nous avons en sa parole. Quant au commandement qu’il déclare avoir reçu de son Père dès que ce commandement est appelé par lui la vie éternelle et que de lui-même l’Écriture dit ailleurs qu’il est la vie éternelle, ce commandement n’est autre chose que l’être divin qu’il doit à son Père.

1. Pourquoi, mes frères, venons-nous d’entendre dire au Seigneur : « Qui croit en moi ne croit pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ? » Il nous est salutaire de croire au Christ, surtout parce que c’est lui qui a dit expressément ce qu’on vient de répéter devant vous, savoir qu’il était venu dans le monde pour en être la lumière, et que croire en lui ce n’était pas marcher dans les ténèbres, mais avoir la lumière de la vie cz. Il est donc utile, il est extrêmement avantageux de croire au Christ, et c’est un grand malheur de n’y pas croire. Cependant, comme le Christ, Fils de Dieu, tient de son Père tout ce qu’il est, comme le Père ne procède pas du Fils, puisqu’au contraire il en est le Père, tout en nous recommandant d’avoir foi en lui, le Fils en reporte toute la gloire à son Père.

2. Effectivement, si vous voulez demeurer catholiques, croyez d’une manière ferme et inébranlable que Dieu le Père a engendré, avant le temps, Dieu le Fils et que, dans le temps, il l’a fait naître d’une Vierge. La première naissance devance tous les temps, la seconde les éclaire ; toutes deux néanmoins sont admirables, car pour la première il n’y a point de mère, ni de père pour la seconde. En engendrant son Fils, Dieu l’a engendré de sa substance, sans le concours d’aucune femme, et la Vierge sa mère, en l’enfantant, l’a enfanté sans la participation d’aucun homme. Le Fils est né du Père sans avoir eu de commencement ; et aujourd’hui même il a eu un commencement certain en naissant de sa mère. Fils du Père il nous a faits, Fils de sa mère il nous a refaits. Il est né du Père pour nous donner l’être, il est né de sa mère pour nous empêcher de le perdre. Or le Père l’a engendré son égal et tout ce qu’est le Fils, il le tient de son Père, tandis que Dieu le Père ne doit pas à son Fils tout ce qu’il est ; ce qui nous fait dire que Dieu le Père n’a point de principe, et que Dieu le Fils procède du Père. De là vient que le Fils attribue au Père tous les miracles qu’il opère, toutes les vérités qu’il énonce, et il ne saurait différer de l’Auteur de son être. Le premier homme a pu devenir autre chose que ce qu’il était par la création : la création l’avait formé juste, et il est devenu pécheur ; mais le Fils unique de Dieu ne saurait changer rien à ce qu’il est : il ne peut ni le transformer, ni le diminuer, il lui est impossible de n’être pas ce qu’il était, impossible de n’être pas l’égal de son Père. Le Père qui a tout donné à son Fils dès sa naissance et sans qu’il éprouvât aucun besoin, lui a donné aussi et sans aucun doute d’être son égal. Comment lui a-t-il donné d’être son égal ? L’a-t-il engendré inférieur à lui, pour ajouter ensuite à sa nature et l’élever jusqu’à lui ? S’il eût agi ainsi, il l’aurait laissé manquer pour lui donner ensuite. Or je vous l’ai déjà dit et vous devez en être parfaitement sûrs, c’est dès sa naissance et sans qu’il éprouvât aucun besoin que le Père a donné tout son être à son Fils. Mais s’il lui a donné alors tout son être, il lui a certainement donné l’égalité avec lui-même, et pouvait-il en lui conférant cette égalité, ne l’engendrer pas son égal ? Aussi, bien que le Père soit autre que le Fils, il n’est pas autre chose que lui ; l’un est ce qu’est l’autre. L’un n’est pas l’autre, mais l’un est ce qu’est l’autre.

3. « Celui qui ma envoyé », a-t-il dit et vous l’avez entendu. « Celui qui m’a envoyé m’a prescrit ce que j’ai à dire et ce dont je dois parler ; et je sais que son commandement est la vie éternelle. » Ainsi s’exprime l’Évangile de saint Jean, retenez-le. « Celui qui m’a envoyé m’a prescrit lui-même ce que.j'ai à dire et ce dont je dois parler ; et je sais que son commandement est « la vie éternelle. » Ah ! s’il m’était donné par Dieu d’exprimer ce que je veux ! Ce qui me met dans la gêne, c’est son abondance et ma propre indigence. « C’est lui, dit le Sauveur, qui m’a prescrit ce que j’ai à dire et ce dont je dois parler ; et je sais que son commandement est la vie éternelle. » Dans l’Épître de ce même Jean l’Évangéliste, cherche ce qui est dit du Christ. « Croyons, y est-il écrit, en Jésus-Christ, son vrai Fils. Il est vrai Dieu et éternelle vie da. » – « Vrai Dieu et éternelle vie », qu’est-ce à dire ? Que le vrai Fils de Dieu est en même temps vrai Dieu et éternelle vie. Pourquoi l’appeler vrai – Fils de Dieu ? C’est que Dieu a beaucoup d’enfants de qui il fallait le discerner en disant qu’il est, lui, « le vrai Fils de Dieu. » Il ne suffisait pas de le nommer son Fils, il fallait ajouter qu’il est son Fils véritable, afin de le distinguer des nombreux enfants que Dieu a d’autre part. Effectivement, si nous sommes fils de Dieu par grâce, lui l’est par nature. Par lui le Père nous a créés ; il est, lui, tout ce qu’est son Père ; pouvons-nous dire que nous sommes tout ce qu’est Dieu ?

4. Mais voici un aveugle qui nous prend en travers et qui crie, sans savoir ce qu’il dit : S’il est écrit : « Mon Père et moi nous sommes un db », c’est pour exprimer l’accord de la volonté et non la communauté de nature. Les Apôtres mêmes, c’est l’assertion de l’adversaire
De Maximin, dans la conférence qu’il eut avec Saint Augustin, Voir contre Maximin LIV 2. chap. 22
et non la mienne, ne font non plus qu’un avec le Père et avec le Fils. Affreux blasphème ! Oui, dit-on, les Apôtres ne sont qu’un avec le Père et avec le Fils, parce qu’ils obéissent à la volonté du Père et du Fils. Est-il possible qu’on ait osé avancer une telle assertion ? Paul donc pourrait dire : Dieu et moi nous sommes un ! Pierre aussi pourrait dire, ainsi que tout prophète Dieu et moi nous sommes un ! Mais ils ne parlent pas de la sorte, à Dieu ne plaise ! Ils savent qu’ils sont d’une autre nature, d’une `nature qui a besoin d’être guérie ; ils savent qu’ils sont d’une autre nature, d’une nature qui a besoin d’être éclairée. Aucun d’eux ne dit : Dieu et moi nous sommes un. Quels que soient leurs progrès, quelle que soit l’éminence de leur sainteté, quelle que soit la sublimité de leur vertu, jamais ils ne disent : Dieu et moi nous sommes un ; et s’ils ont réellement de la vertu, il leur suffirait pour tout perdre de tenir ce langage.

5. Croyez donc que le Fils est égal au Père, mais aussi que le Fils procède du Père et non pas le Père du Fils. Dans l’un est le principe, et dans l’autre l’égalité. Car si le Fils n’est pas égal au Père, il n’est pas son Fils véritable. Voici en effet comme nous raisonnons, mes frères. Si le Fils n’est pas égal au Père, il lui est inférieur ; s’il lui est inférieur, comment a-t-il pu naître son inférieur ? Réponds, nature malade dont la foi est pervertie : Ce Fils inférieur au Père grandit-il, oui ou non ? S’il grandit, c’est que le Père vieillit. Mais s’il doit rester tel qu’il est né, en le supposant inférieur, à sa naissance, il restera inférieur toujours ; ainsi sa perfection sera l’imperfection, puisque parfait et non perfectible à sa naissance, il ne parviendra jamais à égaler son Père. Est-ce ainsi, ô impies, que vous outragez le Fils ? Est-ce ainsi que vous le blasphémez, ô hérétiques ? Qu’enseigne au contraire la foi catholique ? Dieu le Fils procède de Dieu le Père et non Dieu le Père de Dieu le Fils. Dieu le Fils est toutefois égal au Père ; il est né son égal, et non son inférieur ; il est né son égal, et ne l’est pas devenu. Ce qu’est le Père, le Fils l’est aussi. Le Père a-t-i1 été jamais sans Fils ? Non, et qu’on ne parle pas de temps là où il n’y a pas de temps. Le Père est toujours, le Fils toujours. Le Père est sans commencement ; le Fils aussi sans commencement ; jamais le Père ne fut ni avant, ni sans son Fils. Néanmoins, comme Dieu le Fils procède de Dieu le Père, et non pas Dieu le Père de Dieu le Fils, ne craignons pas d’honorer le Fils dans le Père ; car, l’honneur du Fils rejaillit sur le Père, sans amoindrir sa divinité.

6. Mais il faut expliquer ces paroles citées par moi : « Je sais, est-il dit, que son commandement est l’éternelle vie. » Remarquez bien ces mots, mes frères : « Je sais que son commandement est l’éternelle vie. » Le même saint Jean nous dit aussi du Christ : « Il est vrai Dieu et vie éternelle. » Or, si le commandement du Père est vie éternelle, si de plus le Christ son Fils est également éternelle vie, il s’ensuit que le Fils est le commandement du Père. Comment ne serait-il pas son commandement, puisqu’il est son Verbe ? Entendrez-vous d’une manière charnelle que le Père a donné un commandement à son Fils, en lui disant, par exemple, je t’ordonne ceci, je veux que tu fasses cela ? Mais quelles paroles aura-t-il employées pour se faire comprendre de Celui qui est son unique Parole ? Lui l’allait-il des paroles pour commander à sa Parole ? Mais non, le commandement du Père étant l’éternelle vie et son Fils étant aussi l’éternelle vie, croyez-le et l’admettez, croyez-le et le comprenez, car un Prophète a dit : « Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas dd. » Vous ne saisissez pas ? Dilatez-vous ; écoutez l’Apôtre : « Dilatez-vous, dit-il, pour ne traîner pas le joug avec les infidèles de ; » car c’est être infidèle, que de refuser croyance à ce mystère avant de le comprendre. Infidèles, en voulant rester tels, vous demeurerez dans l’ignorance ; croyez donc pour avoir l’intelligence. Oui, le commandement du Père est l’éternelle vie. C’est que le Fils, dont nous honorons aujourd’hui la naissance, est aussi le commandement du Père, non pas un commandement donné dans le temps, mais un commandement né de toute éternité.

L’Évangile de saint Jean sert à exercer l’esprit, il le purifie et le spiritualise pour nous former sur Dieu, non pas des idées charnelles, mais des idées spirituelles. Assez donc pour vous aujourd’hui, mes frères ; il serait à craindre que la longueur de la discussion ne produisit le sommeil de l’oubli.

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