‏ John 15

QUATRE-VINGTIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES : « JE SUIS LA VRAIE VIGNE ET MON PÈRE EST LE VIGNERON », JUSQU’À CES AUTRES : « DÉJÀ VOUS ÊTES PURS À CAUSE DE LA PAROLE QUE JE VOUS AI DITE ». (Chap 15,1-3.)

JÉSUS-CHRIST, VIGNE ET VIGNERON.

Le Sauveur est, comme homme, la vigne, c’est-à-dire le cher de l’Église, tandis que nous en sommes les branches ou les membres : comme Dieu, il est, aussi bien que le Père, le vigneron qui retranche les bourgeons improductifs et émonde par la parole de la foi ceux qui rapportent du fruit.

1. Cet endroit de l’Évangile, mes frères, où Notre-Seigneur dit à ses disciples qu’il est la vigne et qu’ils en sont les branches, doit s’entendre en ce sens que Jésus-Christ homme, médiateur entre Dieu et les hommes a, est le chef de l’Église et que nous sommes ses membres. La vigne et ses branches sont de même nature ; c’est pourquoi, comme il était Dieu et que nous n’avons pas la nature divine, il s’est fait homme, afin que la nature humaine fût en lui comme une vigne, dont nous autres hommes nous pourrions être les branches. Mais que veut dire : « Je suis la vraie vigne ? » En ajoutant le mot « vraie », a-t-il voulu dire qu’il se rapporte à cette vigne d’où la comparaison est tirée ? Il est en effet appelé vigne par comparaison, et non par appropriation, comme il est appelé brebis, agneau, lion, rocher, pierre angulaire et autres choses qui sont vraiment ce que leur nom signifie ; mais qui, dans le cas présent, servent à établir une comparaison et non à indiquer l’existence de propriétés réelles. Aussi, quand Jésus dit : « Je suis la vraie vigne », c’est pour se distinguer de celle à qui il est dit : « Comment as-tu dégénéré jusqu’à devenir une fausse vigne b ? » Car peut-on dire qu’elle était une vraie vigne, celle dont on attendait du raisin et qui a produit des épines c ?

2. « Je suis la vraie vigne », dit Jésus-Christ, « et mon Père est le vigneron. Il retranchera toutes les branches qui ne portent point de fruit en moi, et il émondera toutes celles qui portent du fruit, afin qu’elles en portent davantage ». Le vigneron et la vigne sont-ils donc la même chose ? Jésus-Christ est la vigne selon la nature qui lui permet de dire : « Le Père est plus grand que moi d ». Mais selon la nature qui lui permet de dire : « Le Père et moi nous sommes un e », il est lui-même le vigneron ; non pas un vigneron comme ceux qui en travaillant ne peuvent donner que des soins extérieurs, mais un vigneron capable de donner l’accroissement intérieur. « Car ce n’est pas celui qui plante ni celui qui arrose qui « est quelque chose, mais c’est Dieu qui donne l’accroissement ». Or, Jésus-Christ est vraiment Dieu ; car « le Verbe était Dieu », ce qui fait que le Père et lui ne sont qu’un ; et si « le Verbe s’est fait chair f », ce qu’il n’était pas, il est cependant resté ce qu’il était. Enfin, après avoir dit du Père, en parlant de lui comme d’un vigneron, qu’il retranchera les branches stériles et qu’il émondera celles qui porteront du fruit, afin de leur en faire porter davantage, il montre qu’il émondera lui-même aussi les branches, et il ajoute aussitôt : « Déjà vous êtes purs, à cause de la « parole que je vous ai dite ». Voilà que lui-même il émonde les branches ; c’est l’office du vigneron, et non celui de la vigne. Il fait même de quelques branches ses coopérateurs. Car bien qu’ils ne donnent pas l’accroissement, ils contribuent néanmoins en quelque chose à le produire, sans toutefois le faire par leur propre puissance. « Parce que sans moi », dit Jésus-Christ, « vous ne pouvez rien faire ». Écoute-les, ils en font eux-mêmes l’aveu. « Qu’est-ce qu’Apollo ? Qu’est-ce que Paul ? Des ministres par qui, δι’ ὧν, vous avez cru et chacun selon le don du Seigneur. Moi, j’ai planté, Apollo a arrosé ; c’est donc selon le don que le Seigneur a fait à chacun, et non de leur propre fonds ». Voyez ce qui suit : Mais « Dieu a donné l’accroissement g » ; ce n’est donc point par eux, mais par lui-même, que Dieu l’a fait. Cela, en effet, surpasse la faiblesse humaine, la grandeur même des anges, et n’appartient qu’à la Trinité qui seule est le vigneron. « Déjà vous êtes purs ». Emondés sans doute, mais ayant besoin de l’être encore. S’ils n’avaient pas été taillés, ils n’auraient pu porter de fruit, et cependant quiconque porte du fruit, le vigneron l’émonde pour lui en faire porter davantage. Il porte du fruit parce qu’il est taillé, et pour qu’il en porte davantage, on l’émonde encore. En effet, quel est celui qui en cette vie est assez émondé, pour n’avoir pas besoin de l’être de plus en plus en cette vie, en laquelle, « si nous disons que nous n’avons « pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n’est point en nous ; mais si nous confessons nos péchés, il est quelqu’un de fidèle et de juste qui nous remettra nos péchés et nous purifiera de toute iniquité, h ? » Qu’il émonde donc ceux qui sont déjà émondés, c’est-à-dire qui portent des fruits, afin qu’ils portent d’autant plus de fruits qu’ils seront plus émondés.

3. « Déjà vous êtes purs à cause de la parole que je vous ai dite ». Pourquoi ne dit-il pas : Vous êtes purs à cause du baptême dont vous avez été lavés, mais bien a à cause de la parole que je vous ai dite ? » Parce que dans l’eau c’est encore la parole qui purifie ? Retranche la parole, et l’eau, que sera-t-elle ? De l’eau. La parole se joint à l’élément, et aussitôt se fait le sacrement qui est comme une parole visible. C’est ce qu’il avait dit en lavant les pieds de ses disciples : « Celui qui est lavé n’a besoin que de se laver les pieds ; car il est pur tout entier i ». D’où vient à l’eau cette vertu si grande, qu’en touchant le corps elle purifie le cœur ? Elle lui vient uniquement de la parole ; non parce que l’on prononce cette parole, mais parce que l’on y croit. Car en ce qui concerne la parole elle-même, autre chose est le son qui passe, autre chose est la vertu qui reste. « C’est la parole de la foi que nous vous prêchons », dit l’Apôtre, « parce que si vous confessez de bouche que Jésus est le Seigneur, et si vous croyez de cœur que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, vous serez sauvés. Il faut croire de cœur pour obtenir la justice, et confesser de bouche pour obtenir le salut j ». Aussi est-il dit dans les Actes des Apôtres : « Purifiant leurs cœurs par la foi k ». Pierre dit aussi dans son Epître : « Le baptême vous sauve, non par la purification des souillures de la chair, mais par le témoignage d’une bonne conscience l. C’est la parole de la foi que nous vous prêchons », parole qui sanctifie le baptême et lui donne la vertu de purifier ; car Jésus-Christ qui est avec nous la vigne, et avec le Père le vigneron, « a aimé l’Église et s’est livré pour elle ». Lis l’Apôtre et vois ce qu’il ajoute : « Afin de la sanctifier en la purifiant dans le baptême de l’eau par la parole m La purification ne serait donc pas l’effet de cet élément fluide et coulant, si on n’y ajoutait « la parole ». Cette parole de foi a tant de force dans l’Église de Dieu, qu’elle purifie même un petit enfant par l’intermédiaire de celui qui croit, qui l’offre, le bénit et le lave dans ces eaux salutaires ; et néanmoins cet enfant ne peut encore ni croire de cœur pour obtenir la justice, ni confesser de bouche pour obtenir le salut. Tout cela se fait par cette parole dont Notre-Seigneur a dit : « Déjà vous êtes purs, à cause de la parole que je vous ai dite ».

QUATRE-VINGT-UNIÈME TRAITÉ

DEPUIS CES PAROLES : « DEMEUREZ EN MOI, ET MOI EN VOUS », JUSQU’A CES AUTRES : « TOUT CE QUE VOUS VOUDREZ, VOUS LE DEMANDEREZ ET IL VOUS SERA ACCORDÉ ».(Ch 15,4-7.)

LA VIGNE ET LES BRANCHES.

De même que les branches de la vigne ne peuvent avoir de sève et porter de fruit qu’autant qu’elles adhèrent au cep, de même nous ne pouvons rien faire dans l’ordre du salut sans l’union avec Jésus-Christ ; mais, dès lors que nous sommes unis à lui par la grâce et la fidélité à ses commandements, nous pouvons demander tout ce qui est vraiment utile à notre âme, et nous l’obtiendrons.

1. Jésus dit qu’il est la vigne, ses disciples les branches, et son Père le vigneron ; nous l’avons déjà expliqué de notre mieux. Dans la leçon d’aujourd’hui, il continue à dire qu’il est la vigne, et que ses disciples sont les branches ; voici ses paroles : « Demeurez en moi, et moi en vous ». Ils ne sont pas en lui de la même manière qu’il est lui-même en eux. Mais ces deux sortes de demeure sont utiles, non pas à lui, mais à eux. Les branches, en effet, sont dans la vigne de telle manière qu’elles ne lui donnent pas, mais qu’elles en reçoivent la sève qui les fait vivre ; et la vigne est dans les branches, de telle sorte qu’elle leur fournit l’aliment dont elles vivent, sans le recevoir d’elles. De la même manière, Jésus-Christ demeure en ses disciples, et eux demeurent en lui : c’est pour eux un avantage, et non pour lui. Qu’une branche, en effet, soit séparée d’une racine vivante, il peut en pousser une autre ; mais la branche coupée ne peut vivre sans la racine.

2. Enfin il ajoute ces paroles : « De même a que la branche ne peut porter de fruit par elle-même, si elle ne demeure unie à la a vigne ; ainsi en sera-t-il de vous, si vous ne restez pas en moi ». Grande recommandation de la grâce, mes frères, qui instruit le cœur des humbles et ferme la bouche des superbes. Voilà ce à quoi doivent répondre, s’ils l’osent, ceux qui, ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, ne sont pas soumis à celle de Dieu n. Voilà ce à quoi doivent répondre ceux qui se plaisent à eux-mêmes et qui pensent pouvoir faire le bien sans le secours de Dieu. Ne résistent-ils pas à une pareille vérité, ces hommes à l’esprit corrompu, réprouvés dans leur foi o, qui parlent et réprouvent d’après leur iniquité, et qui disent : C’est Dieu qui a fait de nous des hommes ; mais c’est à nous-mêmes que nous devons d’être justes ? Que dites-vous, vous qui vous trompez vous-mêmes ? vous n’affirmez pas le libre arbitre, mais vous le précipitez du faîte où veut l’élever votre vaine présomption, jusqu’au fond de l’abîme. Votre parole est que l’homme fait le bien par lui-même : voilà la montagne au sommet de laquelle vous porte votre orgueil. Mais la vérité vous contredit en ces termes : « La branche a ne peut porter de fruit par elle-même, si elle ne demeure unie à la vigne ». Allez maintenant par vos sentiers raboteux, et, sans vous laisser arrêter par rien, laissez-vous emporter par votre vain bavardage. Voilà le vide de votre présomption. Mais voyez ce qui vous attend, et s’il vous reste encore un peu de sens, vous en serez saisis d’horreur. Celui qui pense porter du fruit de lui-même, n’est pas uni à la vigne. Celui qui n’est pas uni à la vigne, n’est pas uni à Jésus-Christ ; celui qui n’est pas uni à Jésus-Christ n’est pas chrétien. Voilà la profondeur de l’abîme où vous tombez.

3. Mais considérez encore ce que la vérité ajoute ensuite : « Je suis la vigne, vous êtes les branches. Celui qui demeure en moi, et en qui je demeure, porte beaucoup de fruits, parce que sans moi vous ne pouvez rien faire ». Il veut nous empêcher de croire que, d’elle-même, la branche peut au moins porter quelque petit fruit ; aussi, après avoir dit : « Celui-là porte beaucoup de fruit », il n’ajoute pas : sans moi vous ne pouvez faire que peu de chose, mais il dit : « Vous ne pouvez rien faire ». Donc on ne peut faire ni peu ni beaucoup sans celui sans lequel on ne peut rien faire. Bien que la branche n’ait porté que peu de fruit, le vigneron l’émonde afin qu’elle en porte davantage ; mais si elle ne demeure pas unie à la vigne, et si elle ne tire pas sa vie de la racine, elle ne pourra jamais porter de fruit, si petit qu’il soit. Jésus-Christ n’eût pu être la vigne, s’il n’eût été homme ; et, cependant, il ne pourrait communiquer la grâce aux branches, s’il n’était aussi Dieu ; sans cette grâce on ne peut donc vivre, mais la mort reste néanmoins au pouvoir du libre arbitre. Aussi le Christ dit-il : « Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme une branche coupée ; et il séchera, et on le ramassera, et on le jettera au feu, et il sera brûlé ». Les branches de la vigne sont d’autant plus méprisables, si elles ne restent pas unies à la vigne, qu’elles sont plus glorieuses si elles y restent. Enfin, ainsi que le Seigneur le dit en parlant d’elles par le prophète Ezéchiel, lorsqu’elles sont coupées, elles ne sont d’aucune utilité pour l’usage du vigneron ; elles ne peuvent être employées par le charpentier p. Il n’y a que deux choses qui conviennent à ces branches : ou la vigne ou le feu ; si elles sont unies à la vigne, elles ne seront pas jetées au feu ; afin de n’être pas jetées au feu, qu’elles restent donc unies à la vigne.

4. « Si vous restez en moi », dit Notre-Seigneur, « et que mes paroles restent en vous, tout ce que vous voudrez vous le demanderez, et il vous sera accordé ». En demeurant en Jésus-Christ, que peuvent-ils vouloir que ce qui convient à Jésus-Christ ? Que peuvent-ils vouloir, en restant dans le Sauveur, que ce qui n’est pas étranger au salut ? En effet, autre chose est ce que nous voulons en tant que nous sommes en Jésus-Christ, autre chose est ce que nous voulons en tant que nous sommes encore dans ce monde. Par suite de notre demeure en ce monde, il nous arrive parfois de demander ce qui, à notre insu, ne nous est pas avantageux. Mais ne croyons pas que nous serons exaucés à cet égard, si nous restons en Jésus-Christ ; car, lorsque nous le prions, il ne nous accorde que ce qui nous est utile. Mais si nous demeurons en lui, et sises paroles demeurent en nous, nous pouvons lui demander tout ce que nous voudrons, et il nous l’accordera. Car si nous demandons quelque chose et qu’il ne nous l’accorde pas, c’est que nous ne demandons point ce que comporte sa demeure en nous, ni ce que comportent ses paroles qui demeurent en nous ; mais nous demandons ce que nous inspirent la faiblesse et la cupidité de la chair, qui ne demeurent point en lui et en qui ne demeurent point ses paroles. Assurément à ses paroles appartient cette prière qu’il nous a enseignée, et dans laquelle nous disons : « Notre Père qui êtes dans les cieux q ». Dans nos demandes ne nous écartons point des paroles et du sens de cette prière, et tout ce que nous demanderons nous sera accordé. Quand nous faisons ce qu’il commande, et que nous aimons ce qu’il promet, on peut dire alors que ses paroles demeurent en nous. Mais quand ses paroles demeurent dans notre mémoire, sans se refléter dans notre conduite, alors la branche n’est plus unie à la vigne, parce qu’elle ne tire pas sa sève de la racine. C’est pour marquer cette différence, qu’il est écrit : « Ils retenaient dans leur mémoire ses commandements, afin de les pratiquer r ». Plusieurs, en effet, les gardent dans leur mémoire, mais pour les mépriser, ou bien même pour s’en moquer et les combattre. En ceux-là ne demeurent point les paroles de Jésus-Christ ; ils les touchent, mais ils n’y sont pas attachés ; c’est pourquoi, au lieu de tourner à leur avantage, elles rendront témoignage contre eux, et comme elles sont en eux sans y faire leur demeure, ils ne les possèdent que pour être jugés par elles.

QUATRE-VINGT-DEUXIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « C’EST POUR CELA QUE MON PÈRE A ÉTÉ GLORIFIÉ, AFIN QUE VOUS RAPPORTIEZ BEAUCOUP DE FRUIT », JUSQU’À CES AUTRES : « ET JE DEMEURE DANS SON AMOUR ». (Chap 15,8-10.)

GLOIRE DE DIEU.

Le Père est glorifié par nos bonnes œuvres et notre foi ; et c’est afin que nous puissions l’aimer et garder ses commandements qu’il nous a aimés le premier, qu’il nous a donné son Fils ; aimons-le donc, soyons-lui fidèles comme Jésus-Christ, notre médiateur, l’a aimé et lui est resté fidèle.

1. Le Sauveur, faisant de plus en plus à ses disciples l’éloge de la grâce qui nous sauve, leur dit : « C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit et que vous deveniez mes disciples ». Qu’il y ait dans le texte « gloire » ou « clarification », peu importe : ces deux mots viennent l’un et l’autre du mot grec goxazein, dont la racine est doxa, qui signifie gloire. J’ai pensé qu’il fallait vous faire cette remarque, parce que l’Apôtre dit : « Si Abraham a été justifié par « ses œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu s ». La gloire que l’on a devant Dieu est celle par laquelle Dieu est glorifié et non pas l’homme, lorsque l’homme est justifié non par les œuvres, mais par la foi ; car c’est de Dieu que lui vient le pouvoir de faire le bien ; parce que la branche, comme je l’ai déjà dit, ne peut porter de fruit par elle-même
Traité 81, n. 2
. Si c’est la gloire de Dieu que nous portions plus de fruit, et que nous devenions les disciples de Jésus-Christ, ne nous en faisons pas un titre de gloire, comme si cela nous venait de nous-mêmes. Cette grâce vient de Dieu ; ce n’est donc pas à nous, mais à lui qu’en revient la gloire. Aussi, comme, dans un autre passage, il avait dit : « : Que votre lumière luise devant les hommes, de manière qu’ils voient vos bonnes œuvre », Jésus-Christ a voulu empêcher ses disciples de se regarder comme les auteurs de leurs bonnes œuvres, et pour cela il a aussitôt ajouté : « Et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux u ». En effet, ce qui glorifie le Père, c’est que nous portions plus de fruit et que nous devenions les disciples de Jésus-Christ ; et qu’est-ce qui nous fait disciples de Jésus-Christ, si ce n’est celui dont la miséricorde nous prévient ? Nous sommes l’ouvrage de ses mains, nous avons été créés en Jésus-Christ par les bonnes œuvres v.

2. « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés : demeurez dans mon amour ». Voilà d’où nous viennent les bonnes œuvres. Car d’où pourraient-elles nous venir, sinon de la foi, qui opère par la charité w ? Et comment aimerions-nous, si nous n’étions aimés les premiers ? C’est ce que nous dit très-ouvertement notre Évangéliste dans une de ses Epîtres : « Pour nous, aimons Dieu, parce qu’il nous a aimés le premier x ». Par ces paroles « : Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés », le Sauveur ne veut pas dire qu’entre notre nature et la sienne il y a la même égalité qu’entre le Père et lui ; mais il nous montre la grâce par laquelle Jésus-Christ homme est médiateur entre Dieu et les hommes y. Il montre qu’il est médiateur, lorsqu’il dit : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés ». Car le Père assurément nous aime lui aussi, mais c’est dans le Fils ; car la gloire du Père est que nous portions du fruit dans la vigne, c’est-à-dire dans le Fils, et que nous devenions ses disciples.

3. « Demeurez », dit-il, « dans mon amour ». Comment y demeurerons-nous ? Écoute ce qui suit : « Si vous gardez mes commandements, vous resterez dans mon amour ». Est-ce l’amour qui fait garder les commandements, ou bien, est-ce la fidélité à les garder qui fait naître l’amour ? Qui peut douter que l’amour précède ? Car celui qui n’aime point n’a pas le moyen d’observer les commandements. Quand Jésus-Christ nous dit : « Si vous gardez mes commandements, « vous demeurerez dans mon amour », il nous montre, non pas ce qui fait naître l’amour, mais ce qui en est la preuve. C’est comme s’il disait : Ne pensez pas que vous demeurez dans mon amour, si vous ne gardez pas mes commandements ; mais si vous les gardez, vous y demeurerez : c’est-à-dire, il paraîtra que vous demeurerez dans mon amour si vous gardez mes commandements. Que personne donc ne se trompe, en disant qu’il aime Dieu, s’il ne garde pas ses commandements. Car mieux nous observons ses commandements, plus aussi nous l’aimons ; et moins bien nous les gardons, moins nous l’aimons. Quoique, par ces paroles : « Demeurez dans mon amour », il ne paraisse pas de que l’amour il a voulu parler, de celui dont nous l’aimons, ou de celui dont il nous aime, nous pouvons néanmoins le savoir par ce qu’il a dit plus haut. En effet, après avoir dit : « Je vous ai aimés », il ajoute aussitôt : « Demeurez dans mon amour » ; c’est donc dans l’amour dont il nous a aimés. Que veut donc dire : « Demeurez dans mon amour ? » Le voici : demeurez dans ma grâce. Et que veulent dire ces paroles : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour ? » Vous connaîtrez que vous demeurez dans l’amour dont je vous aime, si vous gardez mes commandements ; donc, pour qu’il nous aime, il ne faut pas que d’avance nous gardions ses commandements ; mais, à moins qu’il nous aime, nous ne pouvons garder ses commandements. C’est là la grâce qui est connue aux humbles, mais qui est cachée aux superbes.

4. Et que signifie ce que Notre-Seigneur ajoute : « Comme j’ai gardé les commandements de mon Père et que je demeure dans son amour ? » Ici encore, assurément, il a voulu nous désigner cet amour dont le Père l’a aimé. En effet, après avoir dit : « Comme mon Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés », il ajoute aussitôt : « Demeurez « dans mon amour », évidemment dans cet amour dont je vous ai aimés. C’est pourquoi, ce qu’il dit du Père : « Je demeure dans son amour », il faut l’entendre de l’amour dont le Père l’a aimé. Mais ici encore faut-il entendre que c’est par la grâce que le Père aime le Fils, comme c’est par la grâce que le Fils nous aime, puisque nous sommes les enfants de Dieu par grâce et non par nature, tandis que le Verbe est son Fils unique par nature, et non par grâce ? ou bien est-ce au Fils en tant qu’homme qu’il faut rapporter ces paroles ? Oui, sans aucun doute. Par ces mots, en effet : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés », il nous montre la grâce du médiateur. Mais Jésus-Christ est médiateur entre Dieu et les hommes, non pas en tant que Dieu, mais en tant qu’homme. Et assurément c’est de Jésus considéré comme homme qu’il est dit : « Et Jésus croisa sait en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes z ». En ce sens nous pouvons donc le dire en toute vérité bien que la nature humaine n’appartienne pas à la nature divine, cependant la nature humaine appartient à la personne du Fils unique de Dieu par l’effet d’une grâce, et cette grâce est si grande qu’il n’y en a pas de plus grande ni même de pareille. Cette assomption de la nature humaine n’a été, en effet, précédée d’aucun mérite ; mais de cette union sont venus tous ses mérites. Le Fils demeure donc dans l’amour dont le Père l’a aimé, et c’est pour cela qu’il a gardé ses commandements. Qu’est-ce qu’aurait été même cet homme, si Dieu ne se l’était pas uni aa ? Car le Verbe était Dieu, Fils unique, coéternel à son Père ; mais pour qu’un médiateur nous fût donné, par une grâce ineffable le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ab.

QUATRE-VINGT-TROISIÈME TRAITÉ.

SUR CES PAROLES : « JE VOUS AI DIT CES CHOSES, AFIN QUE MA JOIE SOIT EN VOUS ET QUE VOTRE JOIE SOIT PLEINE. C’EST MON COMMANDEMENT QUE VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES, COMME JE VOUS AI AIMÉS ». (Chap 15, 11-12.)

LA JOIE, FRUIT DE LA CHARITÉ.

La joie que Jésus-Christ ressent de nous voir appelés existait en lui de toute éternité, en raison de sa prescience ; en nous, elle n’a pu commencer qu’au baptême, elle ira en augmentant suivant nos mérites jusqu’au moment où elle se consommera dans le ciel, mais, pour en, arriver là, il nous faut observer le commandement du Sauveur qui est de nous aimer les uns les autres, et quand nous aurons ainsi observé la plénitude de la loi, notre joie sera pleine.

1. Vous avez entendu, mes très-chers frères, que Notre-Seigneur a dit à ses disciples : « Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit entière ». En quoi consiste la joie de Jésus-Christ en nous ? En ce qu’il daigne se réjouir de nous. Et en quoi consiste notre joie qui, selon sa parole, doit être entière ? En ce que nous jouissons de sa société ? C’est à cause de cela qu’il avait dit à Pierre : « Si je ne te lave, tu n’auras point de part avec moi ac ». La joie donc de Jésus-Christ en nous, c’est la grâce qu’il nous a donnée, et cette grâce est aussi notre joie. Cette joie, il s’en est réjoui lui-même de toute éternité, quand il nous a choisis avant la constitution du monde ad, et nous ne pouvons dire avec vérité que sa joie n’était pas entière ; car Dieu ne saurait se réjouir imparfaitement. Mais cette joie qui était la sienne n’était pas en nous ; car nous n’existions pas encore, et, par conséquent, elle ne pouvait se trouver en nous, et quand nous avons commencé d’être, nous n’avons pas d’abord été avec lui. Mais sa joie était toujours en lui, car, dans la vérité très-certaine de sa prescience, il se réjouissait de voir que nous serions à lui. La joie qu’il ressentait à notre occasion était donc déjà parfaite, puisque, par sa prescience et sa prédestination, il se réjouissait en nous effectivement. Il ne pouvait y avoir, dans sa joie, aucune crainte sur l’existence future de ce qu’il prévoyait. Lorsqu’il commença à faire ce qu’il avait résolu de faire, la joie dont il était heureux n’augmenta pas ; autrement, il serait devenu plus heureux, pour nous avoir créés. Loin de nous cette pensée, mes frères : la béatitude de Dieu n’était pas moins grande sans nous ; elle n’est pas devenue plus grande avec nous. La joie qu’il a ressentie de notre salut, joie qui a toujours été en lui, parce qu’il nous à prévus et prédestinés, a commencé d’être en nous, quand il nous a appelés. Et cette joie, nous l’appelons, avec raison, la nôtre, puisqu’elle doit nous rendre bienheureux. Mais cette joie, qui est la nôtre, croît, augmente, et la persévérance la fait arriver à sa perfection. Elle commence par la foi de ceux qui renaissent par le baptême, elle sera amenée à son comble par la rémunération de ceux qui ressusciteront. C’est, je l’imagine, en ce sens qu’il a été dit : « Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit entière » ; que « ma » joie soit en vous et que la « vôtre » soit entière. Ma joie était entière, même avant que vous fussiez appelés, puisque je savais d’avance que vous le seriez ; elle ne commence en vous que lorsque vous devenez ce que j’ai prévu de vous. Et « que votre joie soit entière », parce que vous serez bienheureux, tandis que vous ne l’êtes pas encore ; c’est ainsi que vous existez maintenant, tandis que vous n’existiez pas avant d’être créés.

2. « C’est », dit Notre-Seigneur, « mon précepte que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés » ; que ce soit précepte ou commandement, peu importe ; l’un et l’autre mot viennent du mot grec entolh. Notre-Seigneur avait déjà dit la même chose en un autre endroit, et il doit vous souvenir que je vous en ai parlé de mon mieux
Traité LXV
. En ce passage Notre-Seigneur dit : « Je vous donne un commandement nouveau, « de vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés, afin que vous vous aimiez les uns les autres af ». Cette répétition du même commandement est une recommandation. Dans le premier cas il dit : « Je vous donne un commandement nouveau », comme si auparavant pareil commandement n’avait jamais été donné ; dans le second passage il dit : « C’est là mon commandement », comme s’il n’en avait point donné d’autre. Dans le premier cas, ce commandement est appelé nouveau, pour que nous ne persévérions pas dans nos vieilles habitudes ; et dans le second cas il dit : « mon commandement », pour que nous ne le méprisions pas.

3. Quant à ce que dit Notre-Seigneur : « C’est là mon commandement », comme s’il n’en existait point d’autres, pensez-vous, mes frères, que Notre-Seigneur n’a voulu nous imposer d’autre commandement que celui de l’amour que nous devons avoir les uns pour les autres ? N’y a-t-il pas un autre commandement plus grand : celui d’aimer Dieu ? ou bien Dieu ne nous commande-t-il que la charité, sans nous prescrire autre chose ? Cependant, il y a trois choses que l’Apôtre nous recommande par ces mots : « Or, la foi, l’espérance et la charité demeurent ; elles sont trois ; mais la charité est la plus grande des trois ag ». Quoique les deux autres vertus qui nous sont prescrites soient contenues dans la charité, cependant l’Apôtre dit, non pas que la charité est la seule vertu, mais qu’elle est plus grande que les autres. Et en effet les commandements si nombreux qui sont relatifs à la foi et à l’espérance, qui estce qui pourrait les réunir en un seul code et les énumérer ? Mais remarquons ce que dit le même Apôtre : « La plénitude de la loi, c’est, la charité ah. ». Où est la charité, quelle chose peut manquer ? Mais où la charité manque, quelle chose peut être utile ? Le démon croit ai et n’aime pas et personne ne peut aimer sans croire. Celui qui n’aime pas, peut, inutilement sans doute, espérer son pardon ; mais si l’on aime, on ne peut désespérer ; là où se trouve l’amour, là sont donc aussi et nécessairement la foi et l’espérance, et là où se trouve l’amour du prochain, là est aussi nécessairement l’amour de Dieu. Celui, en effet, qui n’aime pas Dieu, pourra-t-il aimer le prochain comme lui-même, puisqu’il ne s’aime pas lui-même ? Il est impie et méchant ; mais celui qui aime l’iniquité, n’aime pas son âme, il la déteste aj Soyons donc fidèles au commandement que Dieu nous fait, de nous aimer les uns les autres ; et tout ce qu’il nous a commandé en surplus, nous l’accomplirons aussi, parce que cet amour renferme tout le reste. Cet amour est différent de celui que les hommes, en tant qu’hommes, ont les uns pour les autres ; et pour les faire discerner, Notre-Seigneur ajoute : « Comme je vous ai aimés ». Et pourquoi Jésus-Christ nous aime-t-il, sinon pour nous rendre capables de régner avec lui ? Il faut donc nous aimer les uns les autres en ce sens, afin que notre amour se distingue de l’amour de ceux qui ne s’aiment pas dans le même but, parce qu’ils ne s’aiment pas véritablement. Mais ceux qui s’aiment dans le dessein de posséder Dieu, s’aiment véritablement. Pour bien s’aimer, ils commencent par aimer Dieu. Cet amour ne se trouve pas dans tous les hommes ; il en est au contraire un bien petit nombre pour s’aimer dans le seul désir que Dieu soit tout en tous ak.

QUATRE-VINGT-QUATRIÈME TRAITÉ.

SUR CES PAROLES : « PERSONNE NE PEUT TÉMOIGNER UN PLUS GRAND AMOUR QU’EN DONNANT « SA VIE POUR SES AMIS ». (Chap 15,13.)

LE SACRIFICE DE LA VIE.

Le Sauveur nous a donné l’exemple, il est mort pour nous : dès lors que nous vivons de lui, nous devons donc l’imiter et faire pour nos frères le sacrifice de notre vie, avec cette différence, néanmoins, que Jésus-Christ étant innocent, nous a sauvés du péché et de la mort éternelle, tandis que, par notre mort, nous ne pouvons accorder â personne le pardon de ses fautes.

1. Le Seigneur, mes bien chers frères, nous a fait connaître la perfection de l’amour que nous devons avoir les uns pour les autres, en disant : « Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis ». Comme il avait dit auparavant : « C’est là mon commandement, que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés » ; et qu’il ajoute maintenant ce que vous venez d’entendre : « Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis », il s’ensuit, par une conséquence nécessaire, ce que notre Évangéliste Jean dit dans une de ses épîtres : « Comme Jésus-Christ a donné sa vie pour nous, nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères al » ; nous aimant ainsi les uns les autres, comme il nous a aimés, car il a donné sa vie pour nous. C’est ce que signifie ce que nous lisons aux proverbes de Salomon : « Quand tu seras assis pour manger avec le roi, considère attentivement ce qui est en ta présence, et, en y portant la main, sache qu’il te faudra préparer les mêmes mets am ». Cette table d’un roi n’est-elle pas la table où nous sont distribués le corps et le sang de Celui qui a donné sa vie pour nous ? Et que signifie : être assis à cette table, sinon s’en approcher avec humilité ? Et que signifie encore : examiner et comprendre ce qui y est servi, sinon avoir des pensées dignes d’une si grande grâce ? Et que signifie : ne porter la main à ces mets qu’en prenant la résolution d’en préparer de semblables, sinon ce que j’ai déjà dit comme Jésus-Christ a donné sa vie pour nous, nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères ? C’est ce que nous dit aussi l’apôtre Pierre : « Jésus-Christ a souffert pour nous, nous laissant un exemple, afin qu’e nous suivions ses traces an ». Voilà ce que c’est que préparer des mets semblables à ceux que nous avons reçus. C’est ce que les martyrs ont fait avec une ardente charité ; et si ce n’est pas inutilement que nous célébrons leur mémoire, si dans ce festin où ils se sont rassasiés, nous approchons, nous aussi, de la table du Seigneur, il faut qu’à leur exemple nous préparions des mets pareils à ceux qui nous sont servis. Aussi, à cette même table, nous célébrons leur mémoire d’une manière différente de celle dont nous célébrons la mémoire des autres fidèles qui reposent en paix. Nous ne prions pas pour eux, bien loin de là ; nous leur demandons de prier pour nous, afin que nous marchions sur leurs traces ; car ils ont rempli la mesure de cet amour, dont Notre-Seigneur a dit qu’il ne pouvait en exister de plus grand ; ils ont donné pour leurs frères ce qu’ils avaient reçu à la table du Seigneur.

2. Mais il ne faut pas entendre ces paroles en ce sens que nous puissions devenir semblables à Notre-Seigneur Jésus-Christ, en donnant pour lui notre sang dans le martyre. « Il avait, lui, le pouvoir de donner sa vie et de la reprendre ao ». Mais pour nous, nous ne vivons pas autant que nous voulons, et nous mourons, même sans le vouloir. Jésus-Christ, en mourant, a tué la mort elle-même ; c’est sa mort qui nous délivre de la mort. Sa chair n’a pas vu la corruption ap ; après avoir subi la corruption, la nôtre sera, à la fin des siècles, revêtue par lui de l’incorruptibilité. Il n’a pas eu besoin de nous pour nous sauver ; sans lui, nous ne pouvons rien faire. Il s’est donné à nous pour être la vigne, dont nous sommes les branches ; sans lui, nous ne pouvons posséder la vie. Enfin, bien que des frères meurent pour leurs frères, cependant le sang d’aucun martyr n’a été répandu pour la rémission des péchés de ses frères, et c’est ce que Jésus-Christ a fait pour nous. En tant qu’ils ont répandu leur sang pour leurs frères, les martyrs leur ont donc préparé les mets qu’ils avaient goûtés à la table du Seigneur. Mais dans tout ce que j’ai dit, quoiqu’il m’ait été impossible de tout dire, le martyr de Jésus-Christ est bien éloigné de Jésus-Christ. Si quelqu’un osait comparer, je ne dis pas sa puissance à la puissance de Jésus-Christ, mais son innocence à l’innocence du Sauveur ; s’il pensait, non pas qu’il peut guérir son prochain, mais qu’il n’a lui-même aucun péché qui lui soit propre ; celui-là serait plus avide qu’il ne convient à son salut ; ce serait trop pour lui, il ne pourrait tout prendre. Un bon avis lui est donné par cette parole des Proverbes, qui suit immédiatement celle que nous venons d’expliquer : « Si tu es trop avide, garde-toi de convoiter ces viandes ; il vaut bien mieux pour toi n’y pas toucher du tout que d’en prendre plus qu’il ne faut ; car », ajoute le texte sacré, « cela entretient une vie trompeuse », c’est-à-dire l’hypocrisie. Celui, en effet, qui se dit sans péché, ne peut montrer qu’il est juste, il ne peut que simuler la justice ; c’est pourquoi il est dit : « Cela entretient une vie trompeuse ». Un seul a pu avoir un corps d’homme et n’avoir pas de péché. Et c’est avec raison que ce qui suit dans ce même livre nous est recommandé ; et que, pour faire toucher du doigt par un mot, par un seul proverbe la faiblesse humaine, il est dit : « Ne va pas, si tu es pauvre, t’élever contre le riche ». Il est riche, celui qui, ne devant rien ni par la faute de son origine ni par sa propre faute, est juste et justifie les autres. Ne t’élève donc pas contre lui, toi qui es si pauvre. Que tous les jours, comme un mendiant, tu lui demandes dans ta prière la rémission de tes péchés. Mais, continue le livre des Proverbes, défie-toi de toi-même. Qu’est-ce à dire ? d’une présomption trompeuse. Car si Jésus-Christ n’a jamais été coupable, c’est qu’il n’est pas seulement homme, mais qu’il est aussi Dieu. « Si tu diriges ton œil sur lui, il ne se montrera point ». « Si tu diriges ton œil vers lui », c’est-à-dire ton œil humain avec lequel tu regardes les choses humaines, « il ne se montrera pas » ; car il ne peut être vu par des yeux tels que les tiens. « Car il se préparera des ailes comme celles « de l’aigle, et il ira dans les demeures de son chef aq ». C’est de là qu’il est venu vers nous, mais il ne nous a pas trouvés tels qu’il était lui-même. « Aimons-nous donc les uns les autres, comme Jésus-Christ lui-même nous a aimés, puisqu’il s’est donné lui-même pour nous  ar. Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis ». Et ainsi imitons-le par une pieuse obéissance, et n’ayons pas l’audacieuse présomption de nous comparer à lui.

QUATRE-VINGT-CINQUIÈME TRAITÉ

SUR CES PAROLES : « VOUS ÊTES MES AMIS, SI VOUS FAITES CE QUE JE VOUS COMMANDE. JE NE VOUS APPELLE PLUS SERVITEURS, PARCE QUE LE SERVITEUR NE SAIT PAS CE QUE FAIT SON MAÎTRE ». (Chap 15, 14-15.)

LE SERVITEUR AMI.

Celui qui observe les commandements de Dieu par l’effet d’une crainte chaste, perd son titre de serviteur pour prendre celui d’ami, et il entre ainsi dans les secrets de son Maître, et il sait que son Maître est l’auteur de tout bien.

1. Après nous avoir rappelé l’amour qu’il nous a montré en mourant pour nous, et avoir dit : « Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis », Notre-Seigneur ajoute aussitôt : « Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande ». Admirable condescendance ! Un serviteur n’est regardé comme fidèle que s’il exécute les ordres de son maître, et Notre-Seigneur a voulu que nous fussions ses amis, par cela même qui ne pouvait faire de nous que des serviteurs fidèles. Mais, comme je viens de le dire, c’est de sa part la preuve d’une grande bonté, de daigner appeler ses amis ceux qu’il connaît pour ses serviteurs. Vous ne devez pas l’ignorer, c’est pour des serviteurs une obligation rigoureuse de faire ce que le maître commande ; en un autre endroit, ce sont bien ses serviteurs qu’il reprend en ces termes : Pourquoi m’appelez-vous Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je dis as ? » Puisque vous m’appelez Seigneur, prouvez ce que vous dites en faisant ce que je commande. Et n’est-ce pas au serviteur obéissant qu’il doit lui-même adresser ces paroles « Courage, bon serviteur, parce que tu as été fidèle dans les petites choses, je t’établirai sur de plus grandes at ; entre dans la joie de ton Seigneur ? » Il peut donc être en même temps un serviteur et un ami, celui qui est un serviteur fidèle.

2. Mais faisons attention à ce qui suit. « Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ». Comment comprendre que le bon serviteur est en même temps serviteur et ami, puisque Notre-Seigneur dit : « Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ? » Il donne le nom d’ami, pour enlever celui de serviteur ; ces deux noms ne peuvent plus s’appliquer ensemble à la même personne ; mais l’un disparaissant, l’autre doit lui succéder. Qu’est-ce que cela veut dire ? Quand nous aurons accompli les ordres du Seigneur, ne serons-nous plus ses serviteurs ? Ne serons-nous plus ses serviteurs, quand nous serons devenus des serviteurs fidèles ? Pourtant, qui est-ce qui peut contredire la Vérité même ? Ne nous dit-elle pas : « Je ne vous appelle plus serviteurs ? » Ne nous en donne-t-elle pas la raison : « Parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ? » Quand un serviteur se montre fidèle et éprouvé, son maître ne lui confie-t-il pas ses secrets ? Que signifient donc ces paroles : « Le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ? » J’accorde qu’ « il ignore ce que fait son maître », mais ignore-t-il aussi ce que son maître commande ? Et s’il l’ignore, comment peut-il servir ? Comment peut-il s’appeler serviteur, celui qui ne sert pas ? Et cependant, voici ce que dit Notre-Seigneur « Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande ; je ne vous appelle plus serviteurs ». O chose admirable ! nous ne pouvons servir qu’à la condition d’exécuter les commandements du Seigneur ; comment donc, en accomplissant ses commandements, cesserons-nous d’être ses serviteurs ? Si je ne deviens son serviteur en accomplissant ses ordres, et si je n’accomplis ses ordres, je ne pourrai le servir ; donc, en le servant, je ne serai plus son serviteur.

3. Comprenons, mes frères, comprenons ces choses, fasse le Seigneur que nous les comprenions, et que, les ayant comprises, nous les mettions en pratique t Si nous arrivons à les savoir, nous saurons ce que fait Notre-Seigneur, parce que personne autre que le Seigneur ne peut nous faire ses serviteurs, et que c’est pour nous le moyen d’arriver à son amitié. Comme il y a deux craintes qui font deux espèces de craintifs, de même il y a deux espèces de servitudes qui font deux espèces de serviteurs. Il y a une crainte que la charité parfaite chasse dehors au ; il y a aussi une autre crainte chaste qui demeure éternellement av.C’est cette crainte qui ne subsiste pas avec la charité, et que l’Apôtre avait en vue lorsqu’il disait : « Vous n’avez pas reçu l’esprit de servitude aw », qui vous retienne « encore dans la crainte ». Et c’est la crainte chaste qu’il avait en vue lorsqu’il disait : « Ne sois pas trop sage, mais crains ax ». Dans cette crainte que la charité chasse dehors, il y a aussi une servitude qu’il faut chasser avec la crainte ; car l’Apôtre a joint l’une avec l’autre, c’est-à-dire la servitude et la crainte, lorsqu’il a dit : « Vous n’avez pas reçu l’esprit de servitude », qui vous retienne « encore dans la crainte ». C’est à cette sorte de servitude qu’appartient le serviteur que Notre-Seigneur voulait désigner lorsqu’il disait : « je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ». Il ne faut pas appliquer ces paroles au serviteur qu’anime la crainte chaste, et auquel il est dit : « Courage, bon serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur » ; elles n’ont trait qu’au serviteur animé par la crainte que la charité doit chasser dehors, et dont il est dit ailleurs : « Le serviteur ne demeure pas toujours dans la maison, mais le fils y demeurera éternellement ay ». Puisqu’il nous a donné le pouvoir de devenir les enfants de Dieu az, soyons donc ses enfants et non pas ses serviteurs. Et d’une manière surprenante et ineffable, mais cependant bien véritable, il arrivera qu’en même temps nous serons et nous ne serons pas ses serviteurs. Nous serons ses serviteurs par l’effet de cette crainte chaste qui inspire le serviteur admis dans la joie de son maître, mais nous ne serons pas ses serviteurs par l’effet de cette crainte qu’il faut mettre dehors, et qui anime le serviteur destiné à ne pas demeurer éternellement dans la maison. Mais que nous soyons ainsi serviteurs sans être serviteurs, sachons-le, le Seigneur peut l’opérer en nous, et c’est ce qu’ignore le serviteur qui ne sait ce que fait son maître ; et lorsqu’il fait quelque bien, il s’en élève, comme si ce bien était son œuvre et non pas celle de Dieu. Et il se glorifie en lui-même et non pas dans le Seigneur, et il se trompe lui-même, parce qu’il se glorifie comme s’il n’avait pas tout reçu ba. Pour nous, mes très-chers frères, afin que nous puissions être les amis du Seigneur, sachons ce qu’il fait. C’est lui qui a fait de nous non seulement des hommes, mais encore des justes ; nous n’en sommes nullement les auteurs. Et qui est-ce qui fait que nous savons ces choses, si ce n’est lui-même ? « Car nous n’avons pas reçu l’esprit de ce monde, mais l’esprit qui est de Dieu, afin que nous connaissions ce que Dieu nous a donné bb ». C’est par lui que tout ce qui est bon nous est donné ; et par conséquent, comme c’est une bonne chose de savoir de qui vient tout ce qu’il y a de bon, cette science elle-même ne peut nous venir que de lui ; par là, celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur de tous les biens qu’il en a reçus bc. Pour ce qui suit : « Mais je vous ai appelés mes amis, parce que tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître », ces paroles sont si profondes, que, plutôt que d’en écouter l’explication dans ce discours, il vaut mieux la renvoyer au discours prochain.

QUATRE-VINGT-SIXIÈME TRAITÉ.

SUR CES PAROLES : « MAIS VOUS, JE VOUS AI APPELÉS AMIS », JUSQU’A CES AUTRES. « AFIN QUE TOUT CE QUE VOUS DEMANDEREZ AU PÈRE EN MON NOM IL VOUS LE DONNE ». (Chap 15, 15-16.)

L’AMITIÉ DE JÉSUS-CHRIST.

En raison de son amitié pour nous, Jésus-Christ nous fera connaître dans le ciel tout ce que son Père lui a dit ; mais si nous sommes ses amis, c’est un effet de sa grâce, mais non de notre foi ou de nos bonnes œuvres antécédentes.

1. C’est avec raison qu’on se demande comment il faut entendre ce que dit Notre-Seigneur : « Mais vous, je vous ai appelés mes amis, parce que tout ce que j’ai appris « de mon Père, je vous l’ai fait connaître ». Car qui oserait affirmer ou croire qu’il y ait un seul homme capable de savoir tout ce que le Fils unique a appris de son Père ? il n’est personne, en effet, qui comprenne seulement comment le Fils peut entendre la parole du Père, puisqu’il est l’unique parole du Père. Que signifie ce qu’il dit un peu plus bas, dans ce même discours adressé par lui à ses disciples, après la cène qui précéda sa passion : « J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant bd ? » Comment donc comprendre qu’il a fait connaître à ses disciples tout ce qu’il a appris de son Père, puisqu’il se refuse à leur dire beaucoup de choses, par ce motif qu’ils ne peuvent les porter maintenant ? Pour cela, il faut comprendre que ce qu’il doit faire, il dit l’avoir déjà fait ; car il a fait d’avance ce qui doit se faire plus tard be. C’est ainsi qu’il dit par le Prophète : « Ils ont percé mes mains et mes pieds bf » ; il ne dit pas : Ils perceront ; il en parle comme d’événements passés, et il les annonce comme devant arriver plus tard. Ainsi, en cet endroit, il dit avoir fait connaître à ses disciples ce qu’il savait devoir leur faire connaître en leur communiquant cette plénitude de la science dont l’Apôtre a dit : « Mais quand nous serons dans l’état parfait, ce qui est imparfait sera aboli ». Au même endroit, il dit encore : « Maintenant je ne sais qu’en partie, mais alors je connaîtrai comme je suis connu. Nous voyons maintenant par un miroir et en énigme ; mais alors nous verrons face à face bg ». Ce même apôtre dit que nous avons été sauvés par le baptême de la régénération bh ; et cependant ailleurs il dit : « C’est par l’espérance que nous avons été sauvés ; or, l’espérance qui voit n’est plus l’espérance. Car, qui espère ce qu’il voit déjà ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec patience bi. C’est pourquoi son co-apôtre Pierre nous dit : « Celui en qui vous croyez maintenant, quoique vous ne le voyiez pas, quand vous le verrez, vous tressaillirez d’une joie inénarrable et glorieuse, et vous recevrez pour récompense de votre foi le salut de vos âmes bj ». Si donc nous sommes maintenant au temps de la foi, et si le salut des âmes est la récompense de la foi, qui doutera qu’il faille achever le jour dans la foi qui opère par la charité bk pour, à la fin du jour, recevoir comme récompense, non seulement la rédemption de notre corps, dont parle l’apôtre Paul bl, mais encore le salut de nos âmes dont parle l’apôtre Pierre ? Dans le temps et dans cette vie mortelle, ces deux genres de félicités sont possédés en espérance, bien plus qu’en réalité. Mais il y a cette différence, que notre homme extérieur, c’est-à-dire notre corps, se détruit tous les jours, tandis que l’homme intérieur, c’est-à-dire notre âme, se renouvelle de jour en jour bm. Aussi, de même que nous attendons dans l’avenir l’immortalité de la chair et le salut des âmes, bien qu’on dise que nous sommes déjà sauvés, à cause du gage que nous avons reçu, de même en est-il de la connaissance de toutes les choses que le Fils unique a apprises de son Père ; nous devons l’espérer pour l’avenir, quoique Jésus-Christ dise ici nous l’avoir déjà donnée.

2. « Ce n’est pas vous », dit-il, « qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis ». Voilà une grâce ineffable. Car qu’étions-nous au moment où nous n’avions pas encore choisi Jésus-Christ et où, par conséquent, nous ne l’aimions pas encore ? Comment celui qui ne l’a pas choisi peut-il l’aimer ? Avions-nous alors en nous les sentiments que le Psalmiste manifeste dans ses chants : « J’ai choisi d’être le dernier dans la maison du Seigneur, plutôt que d’habiter dans les tentes des pécheurs bn ? » Évidemment non. Qu’étions-nous donc, sinon des méchants et des hommes perdus ? Nous n’avions pas encore cru en lui, pour qu’il nous choisît ; car si nous avions déjà cru, il ne nous aurait choisis qu’après avoir été choisi lui-même par nous. Pourquoi donc dirait-il : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi », si sa miséricorde ne nous avait prévenus bo ? C’est ici que se réduit à rien le raisonnement de ceux qui défendent la prescience de Dieu contre sa grâce, et qui disent que si Dieu nous a choisis avant la création du monde bp, c’est parce qu’il a prévu que nous serions bons, et non pas qu’il nous rendrait bons. Ce n’est point là la parole de Celui qui dit : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ». Car s’il nous avait choisis, parce qu’il a prévu que nous serions bons il aurait prévu en même temps que nous le choisirions les premiers. Nous ne pouvons être bons autrement, à moins qu’on n’appelle bon celui qui ne choisit pas le bien. Qu’a-t-il donc choisi en des hommes qui n’étaient pas bons ? Car ils n’ont pas été choisis parce qu’ils étaient bons, vu qu’ils ne devaient l’être qu’à la condition d’être choisis. Autrement, la grâce n’est plus une grâce, si nous prétendons qu’elle a été précédée par les mérites. C’est, en effet, de ce choix de la grâce que l’Apôtre nous dit : « Ainsi donc, en ce temps-ci, le reste a été sauvé par l’élection de la grâce ». Et aussi il ajoute : « Et si c’est par la grâce, ce n’est donc pas par les œuvres ; autrement, la grâce ne a serait plus la grâce bq ». Écoute, ingrat, écoute : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis ». Tu ne peux pas dire : J’ai été choisi, parce que je croyais déjà ; car si tu croyais en lui, tu l’avais déjà choisi. Mais écoute : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ». Tu ne peux pas dire non plus : Avant de croire je faisais de bonnes œuvres, c’est pour cela que j’ai été choisi. Car, quelle bonne œuvre peut-il y avoir avant la foi, puisque l’Apôtre dit : « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché br ». Après avoir entendu ces paroles : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi », que pouvons-nous dire, sinon que nous étions méchants et que nous avons été choisis pour devenir bons par la grâce de Celui qui nous a choisis ? Car il n’y aurait plus grâce si les mérites avaient précédé. Or, il y a grâce ; elle ne trouve donc pas les mérites, mais elle les produit.

3. Et voyez, mes bien chers frères, comment il se fait que ceux que Jésus-Christ choisit ne soient pas encore bons, et comment il rend bons ceux qu’il choisit. « C’est moi », dit-il, « qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure ». N’est-ce pas là ce fruit dont il avait déjà dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faire bs ? » Il nous a donc choisis et établis, pour que nous allions et que nous portions du fruit. Nous n’avions donc produit aucun fruit en considération duquel il pût nous choisir. « Pour que vous alliez », dit-il, « et que vous portiez du fruit ». Nous allons pour porter du fruit, et il est lui-même la voie par laquelle nous marchons, et dans laquelle il nous a placés pour que nous allions. C’est pourquoi en toutes choses sa miséricorde nous prévient. « Et que votre fruit », dit-il, « demeure, afin que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donne ». Que la charité demeure donc ; c’est là notre fruit. Cette charité n’existe que dans nos désirs ; elle ne peut encore être rassasiée, et tout ce que, par nos désirs, nous demandons au nom du Fils unique, le Père nous l’accorde. Mais tout ce qu’il n’est pas utile à notre salut de recevoir, n’allons pas nous imaginer que nous le demandons au nom du Sauveur. Ce que nous demandons au nom du Sauveur, c’est ce qui peut aider à notre salut.

QUATRE-VINGT-SEPTIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES DE JÉSUS-CHRIST : « CE QUE JE VOUS COMMANDE, C’EST QUE VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES », JUSQU’À CES AUTRES : « MAIS MOI JE VOUS AI CHOISIS DU MONDE ; C’EST POURQUOI LE MONDE VOUS HAIT ». (Chap 15,17-19.)

AMOUR D’AUTRUI.

Si Dieu nous a choisis, c’est afin que nous produisions des fruits de salut, c’est-à-dire, et principalement, afin que nous nous aimions les uns les autres, et même le monde, notre ennemi, non en tant que mauvais, mais en tant que créé par Dieu.

1. Dans la leçon de l’Évangile qui a précédé celle-ci, le Seigneur avait dit : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis, et qui vous ai établis, afin que vous alliez et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure, afin que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donne ». Il vous souvient que nous vous avons dit sur ces paroles ce que le Seigneur nous a donné de vous dire. Dans la leçon dont vous venez d’entendre la lecture, il dit : « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres ». Par là, devons-nous comprendre que c’est là notre fruit dont il a dit : « Je vous ai choisis afin que vous alliez, et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure ? » Enfin, il ajoute « Afin que tout ce que vous demanderez au Père, il vous le donne » ; il nous le donnera assurément, si nous nous aimons les uns les autres ; et cet amour mutuel, c’est lui qui nous le donnera, car il nous a choisis alors que nous ne portions point de fruit. Ce n’est pas nous, en effet, qui l’avons choisi, et il nous a établis pour que nous portions du fruit, c’est-à-dire pour que nous nous aimions les uns les autres ; sans lui nous ne pouvons pas plus porter ce fruit que les branches séparées du cep ne peuvent produire de raisin. Notre fruit n’est donc autre que la charité ; l’Apôtre la définit : « Le fruit d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère bt ». Par elle, nous nous aimons les uns les autres ; par elle nous aimons Dieu. Car nous ne nous aimerions pas les uns les autres d’un véritable amour, si nous n’aimions pas Dieu. Quiconque aime Dieu, aime le prochain comme soi-même ; mais celui qui n’aime pas Dieu ne s’aime pas lui-même. Dans ces deux préceptes de la charité sont renfermés toute la loi et les Prophètes bu. C’est là notre fruit, c’est celui que Notre-Seigneur nous ordonne de porter, quand il nous dit : « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres ». C’est pourquoi l’apôtre Paul, voulant recommander le fruit de l’Esprit à l’encontre des œuvres de la chair, commence par là : « Le fruit de l’Esprit », dit-il, « c’est la charité ». Il rapporte ensuite les autres vertus dont la charité est la source à laquelle elles se rattachent. « Ce sont la joie, la paix, la longanimité, la douceur, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence bv ». Qui est-ce qui peut se réjouir convenablement, s’il n’aime le bien qui seul peut réjouir ? Où trouver la véritable paix, si ce n’est en celui qu’on aime véritablement ? Est-il possible d’avoir la : longanimité nécessaire pour persévérer dans le bien, si l’on n’aime pas avec ardeur ? Qui sera bienfaisant, s’il n’aime celui qu’il assiste ? Qui est bon, s’il ne le devient en aimant ? Comment avoir la foi qui sauve, si l’on n’a pas celle qui opère par la charité ? Qui est-ce qui est doux d’une manière utile, si la charité ne règle passa douceur ? Et qui peut s’abstenir de ce qui déshonore, sans aimer ce qui honore ? C’est donc avec raison que notre bon Maître nous recommande si souvent la charité, comme la seule vertu qui doive être commandée, puisque sans elle les autres biens ne peuvent servir de rien, et qu’on ne peut l’avoir sans avoir les autres biens qui communiquent à l’homme la bonté.

2. Mais pour cette charité nous devons supporter patiemment même les rancunes du monde ; car il faut que le monde nous haïsse, puisqu’il voit repousser ce qu’il aime. Mais Notre-Seigneur nous donne par son exemple une grande consolation. Après avoir dit : « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres », il ajoute aussitôt : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant, vous ». Pourquoi les membres s’élèveraient-ils au-dessus de la tête ? Tu refuses de faire partie du corps, si tu ne veux pas t’exposer, comme ton modèle, à la haine du monde. « Si vous étiez du monde », dit-il, « le monde aimerait ce qui serait à lui ». Il adresse évidemment ces paroles à toute l’Église ; car elle se trouve souvent elle-même désignée sous le nom de monde, comme en cet endroit : « Dieu était en Jésus-Christ, se réconciliant le monde bw » ; et en cet autre passage. « Le Fils de l’homme n’est « pas venu pour juger le monde, mais pour a que le monde fut jugé par lui bx ». Jean dit dans une de ses épîtres : « Nous avons pour avocat auprès du Père, Jésus-Christ le Juste ; il est la victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux de tout le monde by ». Tout le inonde, c’est donc l’Église, et tout le monde hait l’Église. Le monde hait donc le monde ; le monde ennemi hait le monde réconcilié ; le monde damné hait le monde sauvé ; le monde corrompu liait le monde qui a été purifié.

3. Mais ce monde que Dieu se réconcilie en Jésus-Christ, qui est sauvé par Jésus-Christ et à qui tout péché est remis par Jésus-Christ, ce monde a été choisi dans le monde ennemi, condamné et corrompu. De cette masse qui avait péri tout entière en Adam sont tirés des vases de miséricorde, et ces vases d’élection constituent le monde qui appartient à la réconciliation ; et voilà le monde que déteste cet autre monde tiré de la même masse, mais contenu dans des vases de colère destinés à la perdition bz. Enfin, après avoir dit : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui », Notre-Seigneur ajoute incontinent : « Mais parce que vous n’êtes point du monde et que je vous ai choisis du milieu du monde, le monde vous hait ». Ils étaient donc du monde, mais ils en avaient été tirés, pour n’en faire plus partie, et ils n’en avaient été tirés ni par leurs mérites, car ils n’avaient préalablement accompli aucune bonne œuvre, ni par leur nature qui avait été viciée tout entière jusque dans sa racine, par le libre arbitre ; ils en avaient été tirés par une grâce toute gratuite, c’est-à-dire par une véritable grâce. Celui qui a tiré le monde du monde l’a fait digne d’être élu, mais il ne l’a pas trouvé tel, « parce que le reste a été sauvé par une élection de la grâce ». « Or », dit l’Apôtre, « si c’est par la grâce, ce n’est « donc pas par les œuvres, autrement la grâce ne serait plus la grâce ca. »

4. Mais, demandera quelqu’un, ce monde de la perdition qui hait le monde de la rédemption, comment s’aime-t-il lui-même ? Il s’aime, saris doute, mais d’un amour faux et non d’un amour véritable ; ainsi, à proprement parler, il se hait et ne s’aime pas véritablement. « Car, celui qui’ aime l’iniquité, hait son âme cb ». Cependant, on dit que le monde s’aime, parce qu’il aime l’iniquité qui le rend méchant. On dit de même qu’il se hait, parce qu’il aime ce qui lui nuit. Il hait donc sa nature ; il aime le vice. Il hait ce qu’il est devenu par un effet de la bonté de Dieu ; il aime ce qu’il a fait lui-même en lui par sa libre volonté. C’est pourquoi, si nous voulons bien le comprendre, il nous est défendu, et, en même temps, commandé de l’aimer. Il nous est défendu de l’aimer par ces paroles : « Gardez-vous d’aimer le monde cc ». Nous avons ordre de l’aimer, car Jésus-Christ nous a dit : « Aimez vos ennemis cd ». Ces ennemis, c’est le monde qui nous hait. Nous avons donc défense d’aimer dans le monde ce qu’il aime en lui-même, et nous avons ordre d’aimer en lui ce qu’il hait en lui-même, c’est-à-dire l’ouvrage de Dieu et les différentes consolations de sa bonté. Nous avons donc défense d’aimer en lui le vice et ordre d’aimer la nature, puisqu’en lui-même il aime le vice et qu’il hait la nature. Ainsi l’aimerons-nous et le haïrons-nous comme il convient, puisqu’il s’aime et se hait d’un amour désordonné.

QUATRE-VINGT-HUITIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES MOTS DE JÉSUS-CHRIST : « SOUVENEZ-VOUS DE MA PAROLE, ETC. », JUSQU’A CES AUTRES : « MAIS ILS VOUS FERONT TOUTES CES CHOSES, PARCE QU’ILS NE CONNAISSENT PAS CELUI QUI M’A ENVOYÉ ». (Chap 15, 20-21.)

PERSÉCUTION DU MONDE.

Quiconque aime Dieu et le sert avec une crainte pure, est en butte à la haine du monde, car le monde déteste Jésus-Christ et ses serviteurs, et il les persécute à cause de leur justice, que ses vices ne sauraient souffrir.

1. Le Seigneur, pour exhorter ses serviteurs à supporter avec patience les haines du monde, n’a rien ni de plus grand ni de meilleur à leur proposer que son exemple ; car, comme dit l’apôtre Pierre, « Jésus-Christ a souffert, nous laissant un exemple, afin que « nous suivions ses traces ce ». Et si nous le faisons, c’est avec le secours de Celui qui a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faire ». Enfin, après avoir dit : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous », il ajoute ce que vous venez d’entendre dans ce qui vous a été lu de l’Évangile : « Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite : le serviteur a n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront ; s’ils ont gardé ma parole, ils garderont aussi la vôtre ». En disant : le serviteur n’est pas plus grand que son Maître, ne nous montre-t-il pas avec évidence comment nous devons entendre ce qu’il avait dit peu auparavant : « Je ne vous appelle plus serviteurs cf ? » Maintenant il les appelle serviteurs, puisqu’il leur dit : « Le serviteur n’est pas plus grand que son maître : s’ils m’ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront ». Il est donc manifeste qu’il s’agit du serviteur qui ne reste pas dans la demeure pour toujours cg et qui est animé de la crainte que la charité met dehors ch, lorsque Jésus-Christ dit : a Je ne vous appelle plus serviteurs ». Mais quand il dit, comme ici : « Le serviteur n’est pas plus que son maître ; s’ils m’ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront », il veut parler du serviteur à crainte chaste, qui demeure dans les siècles des siècles ci ; car ce serviteur doit s’entendre dire « Courage, bon serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur cj ».

2. « Mais », continue le Sauveur, « ils vous feront toutes ces choses à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas Celui « qui m’a envoyé ». Quelles sont toutes ces choses, sinon ce qu’il vient de dire : « Ils vous haïront et vous persécuteront et mépriseront votre parole ? » Car s’ils se contentaient de ne pas garder leur parole sans les haïr et sans les persécuter, ou bien si, tout en les haïssant, ils ne les persécutaient pas, alors il ne serait pas vrai de dire : ils vous feront toutes ces choses. « Mais ils vous feront toutes ces choses à cause de mon nom » ; n’est-ce pas dire : c’est moi qu’ils haïront en vous, moi qu’ils persécuteront en vous, et parce que votre parole et ma parole ils ne la garderont pas ? « Car ils vous feront toutes ces choses à cause de mon nom », non à cause du vôtre, mais « à cause du mien ». Ceux qui font ces aloses à cause de mon nom, sont d’autant plus malheureux que sont plus heureux ceux qui les souffrent à cause de ce même nom ; comme dit Notre-Seigneur lui-même dans un autre endroit : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice ck », c’est-à-dire à cause de moi, ou bien « à cause de mon nom » ; car, suivant l’enseignement de l’Apôtre : « Jésus-Christ nous a été donné de Dieu comme notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, selon qu’il est écrit, celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur cl ». Il est vrai que les méchants font aussi ces choses aux méchants, mais ce n’est pas à cause de la justice ; c’est pourquoi ils sont tous malheureux, et ceux qui les font, et ceux qui les souffrent. Les bons les font aussi aux méchants : mais quoique les bons les fassent pour la justice, cependant les méchants ne les souffrent point pour ce motif.

3. Mais, dira quelqu’un, si, quand les méchants persécutent les bons à cause du nom de Jésus-Christ, les bons souffrent pour elle ; assurément, c’est aussi à cause de la justice que les méchants leur font ces choses : et s’il en est ainsi, quand les bons persécutent les méchants à cause de la justice, il s’ensuit que les méchants souffrent aussi pour la justice. Car si les méchants peuvent persécuter les bons à cause du nom de Jésus-Christ, pourquoi ne pourraient-ils pas souffrir de la part des bons une persécution à cause du nom de Jésus-Christ, c’est-à-dire à cause de la justice ? Le motif pour lequel les bons font ces choses n’est pas celui pour lequel les méchants les souffrent, puisque les bons les font à cause de la justice, et que les méchants les souffrent à cause de l’injustice ; le motif pour lequel les méchants font ces choses ne peut donc être celui pour lequel les bons les souffrent, puisque les méchants agissent à cause de l’injustice, et que les bons souffrent à cause de la justice. Comment donc pourra être vraie cette parole : « Ils vous feront toutes ces choses à cause de mon nom », puisqu’ils les font non pas à cause de son nom, c’est-à-dire à cause de la justice, mais à cause de leur iniquité ? Cette question se trouvera résolue, si nous entendons ces paroles : « Ils vous feront toutes ces choses à « cause de mon nom n, en ce sens que tout se rapporte aux justes, comme s’il était dit : Vous souffrirez de leur part toutes ces choses à cause de mon nom, et alors : « ils vous feront ces choses », signifie : vous souffrirez ces choses. Mais si ces paroles : « à cause de mon nom », doivent s’entendre comme s’il disait, à cause de mon nom qu’ils haïssent en vous (et on peut dire aussi à cause de la justice qu’ils haïssent en vous), alors quand les bons font souffrir persécution aux méchants, on peut dire avec raison qu’ils le font à cause de la justice, pour l’amour de laquelle ils persécutent les méchants, et à cause de l’iniquité qu’ils haïssent dans les méchants ; de la sorte on peut dire aussi que les méchants souffrent et à cause de l’iniquité qui se trouve punie en eux, et à cause de la justice qui s’exerce à les châtier.

4. Autre question : les méchants persécutent aussi leurs pareils ; par exemple, les rois et les juges impies, tout en persécutant les fidèles, punissaient aussi les homicides, les adultères et tous les scélérats qui, à leur connaissance, agissaient contre les lois publiques. Alors, comment expliquer ce que dit le Seigneur : « Si vous étiez du monde, le monde assurément aimerait ce qui serait à lui cm ». Or, le monde n’aime pas ceux qu’il punit ; et cependant nous voyons qu’il punit le plus souvent tous ces crimes, à moins que le monde soit et dans ceux qui punissent ces crimes et aussi dans ceux qui les aiment. Donc ce monde, qui se compose des méchants et des impies, nuit à ce qui lui appartient par l’intermédiaire des hommes qui punissent les scélérats, et il aime ce qui lui appartient par le ministère des hommes qui favorisent ceux dont ils partagent les crimes. Donc, quand le Sauveur dit : « Ils vous feront toutes ces choses à cause de mon nom », ces paroles signifient : ou bien vous souffrirez à cause de mon nom, ou bien ils feront ces choses à cause de mon nom, parce que en vous persécutant, ils persécutent ce qu’ils haïssent en vous, et il ajoute : « parce qu’ils ne connaissent point Celui qui m’a envoyé » ; ce qui doit s’entendre de cette science dont il est écrit : « Vous connaître, c’est la sagesse parfaite cn ». Ceux qui connaissent de la sorte le Père qui a envoyé le Christ, ne persécutent en aucune façon ceux que Jésus-Christ est venu recueillir ; car ils sont eux-mêmes recueillis par lui.

QUATRE-VINGT-NEUVIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « SI JE N’ÉTAIS PAS VENU, ET SI JE NE LEUR AVAIS PAS PARLÉ », JUSQU’À CES AUTRES : « QUI ME HAIT, HAIT AUSSI MON PÈRE ». (Chap 15, 22-23.)

L’INFIDÉLITÉ, CAUSE DE PERDITION.

Sous le nom de monde persécuteur, Jésus-Christ entendait les Juifs opiniâtrement aveugles, qui l’avaient vu sans vouloir le reconnaître, et qui ne pouvaient pas plus s’excuser de leur incrédulité, que ceux qui périssent pour ne l’avoir pas du tout connu ou pour n’avoir pas eu le courage de se soumettre à lui.

1. Le Seigneur avait dit plus haut à ses disciples : « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi : s’ils ont gardé ma parole, ils garderont aussi la vôtre, mais ils vous feront toutes ces choses à cause de a mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas : « Celui qui m’a envoyé ». Si nous voulons savoir de qui il parlait de la sorte, nous trouvons qu’il prononça ces paroles aussitôt après avoir dit : « Si le monde vous hait, sachez a qu’il m’a haï avant vous ». Ce qu’il ajoute ici : « Si je n’étais pas venu, et si je ne leur avais parlé, ils n’auraient point de péché », montre plus clairement qu’il parle des Juifs. C’est donc des Juifs qu’il, disait les paroles que nous avons rapportées ; cela ressort de la liaison du discours. En effet, ceux dont il dit : « Si je n’étais pas venu et si je ne leur avais a parlé, ils n’auraient point de péché », sont les mêmes que ceux dont il a dit : « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront vous aussi ; s’ils ont gardé ma parole, ils garderont aussi la vôtre ; mais ils vous feront toutes ces choses à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas Celui qui m’a envoyé ». En effet, immédiatement après ces paroles Notre-Seigneur ajoute : « Si je n’étais pas venu et si je ne leur avais parlé, ils n’auraient point de péché ». Or, les Juifs ont persécuté Jésus-Christ, l’Évangile le dit formellement : c’est donc des Juifs, et non pas des gentils, que parle le Sauveur : ce sont les Juifs qu’il a voulu désigner sous le nom de ce monde qui hait le Christ et ses disciples ; mais ils ne sont pas seuls à former ce monde, car le Christ nous a montré que ses disciples eux-mêmes en font partie. Or, que signifient ces paroles : « Si je n’étais pas venu, et si je ne leur avais parlé, ils n’auraient a point de péché ? » Est-ce que les Juifs étaient sans péché, avant que Jésus-Christ vint à eux dans sa chair ? Qui serait assez insensé pour le dire ? Par le nom général de péché dont se sert Notre-Seigneur, il faut entendre, non pas toute espèce de péché, mais un certain péché énorme. C’est ce péché qui retient tous les autres péchés ; et quiconque ne l’a pas, tous les autres péchés lui seront remis : voici en quoi consiste le péché, c’est qu’ils n’ont pas cru en Jésus-Christ ; car il était venu pour qu’on crût en lui : par conséquent, si Jésus-Christ n’était pas venu, ils n’auraient point commis ce péché. Autant sa venue en ce monde a été salutaire pour ceux qui ont cru en lui, autant elle a été funeste pour ceux qui n’ont point cru ; et comme il était le chef et le prince des Apôtres, on peut dire de lui ce qu’ils ont dit d’eux-mêmes : « Pour les uns, il a été une odeur de vie pour la vie, et pour d’autres une odeur de mort pour la mort co ».

2. Il ajoute : « Maintenant ils n’ont point d’excuse de leur péché » ; ces paroles pourraient nous embarrasser et nous faire demander si ceux vers lesquels Jésus-Christ n’est pas venu, et auxquels il n’a pas parlé, peuvent tirer de là une excuse de leur péché. S’ils n’en ont point, pourquoi Jésus-Christ dit il, en cet endroit, que les Juifs n’ont point d’excuse, précisément parce qu’il est venu et qu’il leur a parlé ? Mais s’ils en ont une, cette excuse les exemptera-t-elle de tout châtiment, ou bien adoucira-t-elle seulement leur peine ? Avec l’assistance de Dieu, je répondrai de mon mieux à ces questions. Ceux vers lesquels Jésus-Christ n’est pas venu, et auxquels il n’a pas parlé, auront une excuse non pas de tout péché, mais du péché de n’avoir pas cru en lui : de ce nombre ne sont pas ceux vers lesquels il est venu par ses disciples et auxquels il a parlé par ses disciples, comme il le fait maintenant. Car, par son Église, il est venu vers les nations, et par elle il leur parle. À cela se rapporte ce qu’il dit : « Qui vous reçoit me reçoit cp, et qui vous méprise me méprise cq ». « Voulez-vous », dit l’apôtre Paul, « éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle en moi cr ? »

3. Il reste à savoir si ceux qui ont été ou qui sont prévenus par la mort avant l’arrivée de Jésus-Christ par son Église, ou avant d’entendre prêcher son Évangile, pourront avoir cette excuse. Ils pourront assurément l’avoir, mais ils n’éviteront point, pour cela, la damnation. « Tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi ; et tous ceux qui ont péché sous la loi, seront jugés par la loi cs » ? Comme le mot « périr » est plus terrible que le mot être jugé, ces paroles de l’Apôtre semblent montrer que, loin de les aider, cette excuse ne fera qu’aggraver leur peine. Car ceux qui voudront s’excuser sur ce qu’ils ne l’ont pas entendu annoncer, « périront sans la loi ? »

4. Mais on se demande avec raison : Ceux qui, ayant entendu la loi, l’ont méprisée, ou même lui ont résisté non seulement en les combattant, mais en poursuivant de leur haine ceux qui la leur prêchaient, doivent-ils être rangés dans le nombre de ceux à qui l’Apôtre annonce un sort moins sévère, lorsqu’il dit : « qu’ils seront jugés par la loi ». Mais si autre chose est de périr sans la loi et autre chose d’être jugé par la loi ; si, d’ailleurs, le premier cas est beaucoup plus à redouter que le second ; sans aucun doute, ceux dont nous parlons ne doivent certainement pas subir la peine plus légère, indiquée par l’Apôtre ; ce n’est pas sous la loi qu’ils ont péché, mais ils n’ont voulu en aucune manière recevoir la loi de Jésus-Christ ; autant que cela dépendait d’eux, ils ont donc voulu qu’elle fût anéantie. Ceux-là pèchent sous la loi, qui sont sous la loi, c’est-à-dire, qui la reçoivent et la reconnaissent comme sainte, qui regardent ses commandements, comme saints, justes et bons ct. C’est par faiblesse qu’ils n’accomplissent pas ce qu’elle leur commande, sans qu’ils doutent le moins du monde de la justice de ses prescriptions. On peut en quelque manière distinguer ces sortes de gens de ceux dont il est dit qu’ils périront sans la loi ; si cependant ce que dit l’Apôtre : « Ils seront jugés par la loi », devait s’entendre comme s’il disait : ils ne périront pas, je m’étonnerais qu’il en fût ainsi ; car, pour qu’il parlât en ce sens, il ne s’agissait ni des infidèles, ni des fidèles, mais seulement des gentils et des Juifs. Or, à moins de trouver leur salut dans ce Sauveur qui est venu chercher ce qui était perdu cu, les uns et les autres seront indubitablement réservés à la perdition. On peut néanmoins dire, que cette perdition sera plus complète pour les uns et moins pénible pour les autres, c’est-à-dire que, dans leur perte, les uns souffriront des peines plus graves et les autres des peines plus légères. Quel qu’il soit, il périt pour Dieu, celui qui par son supplice est privé de la béatitude que Dieu donne à ses saints ; et comme il y a diversité de péchés, non moins grande est la diversité des supplices. Comment s’établit cette proportion ? C’est ce que la sagesse divine juge avec plus de profondeur que l’homme ne peut l’imaginer par ses conjectures, ou (exprimer par ses paroles. Ce qui est certain, c’est que ceux vers lesquels Jésus-Christ est venu, et auxquels il a parlé, ne pourront pas s’excuser du grand péché d’infidélité, en disant : Nous ne l’avons pas vu, nous ne l’avons pas entendu, soit que cette excuse soit tout à fait rejetée par Celui dont les jugements sont impénétrables, soit qu’il l’accepte, sinon pour les délivrer de toute condamnation, au moins pour les condamner moins sévèrement.

5. « Celui qui me hait », dit Notre-Seigneur, a hait aussi mon Père ». Quelqu’un nous dira peut-être : Qui est-ce qui peut haïr celui qu’il ne connaît pas ? Or, avant de dire : « Si je n’étais pas venu, et si je ne leur avais parlé, « ils n’auraient point de péché », Jésus avait dit à ses disciples : « Ils vous feront ces choses, parce qu’ils ne connaissent pas Celui qui m’a envoyé ». Comment donc, s’ils l’ignorent, peuvent-ils le haïr ? Car si ce qu’ils prennent pour lui, n’est pas lui, mais bien je ne sais quelle autre chose, ce n’est pas lui qu’ils haïssent, mais bien le fantôme qu’ils imaginent, ou plutôt dont ils supposent faussement l’existence. Cependant si l’on ne pouvait haïr ce que l’on ne connaît pas, la Vérité même ne nous aurait pas dit de son Père, qu’on ne le connaît pas et en même temps qu’on le hait. Mais comment cela se peut-il faire ? C’est ce que, avec l’aide de Dieu, nous essaierons de vous montrer ; mais ce ne sera pas aujourd’hui, car il est temps de finir ce discours.

QUATRE-VINGT-DIXIÈME TRAITÉ.

SUR CES PAROLES : « CELUI QUI ME HAIT, HAIT AUSSI MON PÈRE ». (Chap 15, 23.)

LA VÉRITÉ HAÏE SANS ÊTRE CONNUE.

Comment les Juifs ont-ils pu haïr le Père, puisqu’ils ne le connaissaient pas ? Une comparaison va le faire comprendre. Nous ne pouvons lire dans le cœur d’autrui, et si nous aimons la vertu et que nous haïssions le vice, il peut se faire que nous aimions sans le savoir un homme bon que nous croyons mauvais, ou que nous détestions un homme méchant qui nous semble bon. Ainsi les Juifs détestaient les peines infligées à leur conduite blâmable par la Vérité, sans savoir si c’était la Vérité qui les condamnait ; ils ne la connaissaient donc pas, et ils baissaient, par conséquent, sans le connaître, le Père de la Vérité.

1. Vous avez entendu dire au Seigneur « Celui qui me hait, hait aussi mon Père » ; il avait dit plus haut : « Ils vous feront ces choses parce qu’ils ne connaissent pas Celui qui m’a envoyé n. De là naît une difficulté qu’il ne faut pas éluder, la voici : Comment peuvent-ils haïr celui qu’ils ne connaissent pas ? Car s’ils supposent ou croient que Dieu est, non pas ce qu’il est, mais je ne sais quelle autre chose, et si c’est cela qu’ils haïssent, alors ce n’est pas lui qu’ils haïssent, mais bien ce dont ils se font l’idée dans leur supposition trompeuse ou leur vaine crédulité ; mais si, au contraire, ils se représentent Dieu tel qu’il est réellement, comment peut-on dire qu’ils ne le connaissent pas ? Quand il s’agit des hommes, il peut se faire que souvent nous aimions ceux que nous n’avons jamais vus ; et, par contre, il n’est pas impossible que nous haïssions aussi ceux que nous n’avons jamais vus. La renommée nous parlant de quelqu’un en bien ou en mal, il en résulte naturellement que nous aimons ou que nous haïssons un inconnu. Mais si la renommée dit vrai, comment pouvons-nous donner le nom d’inconnu à celui sur le compte duquel nous avons appris la vérité ? Est-ce parce que nous n’avons pas vu son visage ? Il ne le voit pas lui-même, et cependant il ne peut être plus connu à personne qu’à lui-même. Ce n’est donc pas par la vue du visage extérieur que nous acquérons la connaissance de quelqu’un ; mais nous le connaissons quand nous savons quelle est sa vie et quelles sont ses mœurs. Autrement personne ne pourrait même se connaître, puisque personne ne peut voir son propre visage. Cependant chacun se connaît lui-même mieux que les autres ne le connaissent ; il se connaît d’autant plus sûrement qu’il peut mieux considérer son intérieur, voir ce qu’il pense, ce qu’il désire, comment il vit ; lorsque tout cela nous est connu dans un homme, cet homme lui-même nous est vraiment connu. Aussi, comme toutes ces choses nous sont rapportées sur les absents ou sur les morts, soit pur la renommée, soit par les lettres, il arrive souvent que nous aimons ou que nous haïssons des hommes dont nous n’avons jamais vu le visage (mais qui cependant ne nous sont pas tout à fait inconnus).

2. En cela, le plus souvent notre bonne foi se trouve trompée, car quelquefois l’histoire et encore plus la renommée sont mensongères. Mais comme nous ne pouvons scruter la conscience des hommes, c’est à nous de veiller, pour n’être pas induits en erreur par une dangereuse opinion, à avoir de ces choses une connaissance vraie et certaine. Je m’explique. Nous ignorons si cet homme ou cet autre est chaste ou impudique, mais nous devons haïr l’impureté et aimer la chasteté ; nous ne savons si tel ou tel est juste ou injuste, toutefois, nous devons aimer la justice et haïr l’injustice, non pas telles que nous pourrions nous les représenter par une fausse imagination, mais telles que nous les voyons dans la vérité de Dieu, afin de suivre les règles de l’une et d’éviter l’autre ; par là, nous rechercherons en toutes choses ce que nous devons y chercher, nous éviterons ce que, nous devons éviter, et ainsi mériterons-nous que Dieu nous pardonne, si parfois, et même souvent, nous nous trompons sur les dispositions secrètes des hommes. Ce dernier point me semble appartenir à cette tentation humaine, sans laquelle la vie ne saurait se passer et dont parle l’Apôtre, lorsqu’il dit : « Que la tentation ne vous saisisse pas, sinon celle qui est humaine cv ». En effet, y a-t-il rien de plus conforme à la nature humaine que de ne pouvoir connaître le cœur humain et de n’en point sonder tous les replis, et par suite de soupçonner tout autre chose que ce qui s’y passe ? Comme, en raison de ces ténèbres des choses humaines, c’est-à-dire des pensées des hommes, nous ne pouvons éclaircir nos soupçons parce que nous sommes hommes, nous devons nous abstenir de jugements, c’est-à-dire d’opinions arrêtées et définitives, et ne nous prononcer sur rien avant le temps de la venue du Seigneur. Alors il éclairera les choses cachées dans les ténèbres, et il manifestera les pensées du cœur ; alors aussi chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due cw ». Quand donc on ne se trompe pas sur les choses et qu’avec justice on condamne le vice et on approuve la vertu, si l’on se trompe sur les hommes, ce n’est qu’une tentation humaine toute vénielle.

3. Mais à cause de ces ténèbres qui enveloppent le cœur humain, il arrive une chose également surprenante et douloureuse. Parfois l’homme que nous regardons comme méchant est juste, et nous aimons la justice qui réside en lui sans que nous le sachions ; c’est pourquoi nous l’évitons, nous le méprisons, nous lui défendons de nous approcher, nous ne voulons rien avoir de commun avec lui dans les usages de la vie, et même, lorsque l’obligation de maintenir la discipline nous y force, et que nous voulons l’empêcher de nuire aux autres ou le forcer à devenir plus régulier, nous le traitons avec une salutaire sévérité ; et cet homme qui est bon, nous l’affligeons comme s’il était mauvaise, tout en l’aimant sans le savoir. C’est ce qui arrive quand, par exemple, un homme réellement chaste est regardé par nous comme impudique. Dès lors, en effet, que j’aime celui qui est chaste, et que cet homme a la vertu de chasteté en partage, je l’aime évidemment, mais sans m’en douter. Comme, d’ailleurs c’est l’impudique que je hais, je ne hais donc pas cet homme, puisqu’il n’est pas ce que je déteste. Néanmoins, à cet homme, objet de mon affection, avec qui mon âme se trouve sans cesse unie dans l’amour de la chasteté, je lui fais injure sans le savoir, parce que si je ne me trompe pas dans le discernement des vertus et des vices, je m’égare dans les ténèbres du cœur humain. Il peut donc se faire qu’un homme de bien haïsse, sans le savoir, un autre homme de bien, ou plutôt qu’il l’aime sans le savoir (car il l’aime en aimant le bien, et ce qu’est cet homme est précisément ce qu’il aime). Il peut arriver aussi que, sans le savoir, il haïsse, non ce qui est réellement son semblable, mais ce qu’il le croit : de même peut-il se faire qu’un homme injuste haïsse un homme juste, et que cependant il pense aimer une personne injuste et semblable à lui ; il aime donc sans le savoir quelqu’un de juste ; mais en celui qu’il croit injuste, il n’aime pas la réalité, il n’aime que ce qu’il croit y rencontrer. Ce qui arrive pour les hommes, arrive aussi pour Dieu. Si, en effet, on avait demandé aux Juifs s’ils aimaient Dieu, qu’auraient-ils pu répondre, sinon qu’ils l’aimaient ? En cela, ils n’auraient pas eu l’intention de mentir, mais ils se seraient trompés dans leur opinion. Car, comment pourraient-ils aimer le Père de la vérité, ceux qui haïraient la vérité ? Ils ne veulent pas que leurs actions soient condamnées, et la vérité veut que de telles actions soient condamnées. Leur haine pour la vérité est donc en proportion de la haine qu’ils ressentent pour les châtiments que la vérité inflige à de telles gens. Mais, dans leur opinion, ce n’était pas la vérité qui condamnait des hommes pareils à eux ; ils haïssaient la vérité sans la connaître, et en la haïssant, ils ne pouvaient que haïr celui de qui la vérité est née. Et comme ils ignorent que la vérité, qui les juge et les condamne, est née de Dieu le Père, ils ne connaissent pas Dieu non plus, et ils le haïssent. O les misérables ! Ils veulent être méchants, et ils ne veulent pas de la vérité qui les condamne. Ils ne veulent pas qu’elle soit ce qu’elle est, quand ils devraient ne vouloir plus être ce qu’ils sont ; quand ils devraient se changer eux-mêmes et désirer que la vérité restât ce qu’elle est, afin de ne pas être condamnés par elle, quand elle viendra les juger.

QUATRE-VINGT-ONZIÈME TRAITÉ.

SUR CES PAROLES : « SI JE N’AVAIS PAS FAIT AU MILIEU D’EUX DES OEUVRES QUE NUL N’A FAITES, « ILS N’AURAIENT POINT DE PÉCHÉ, ETC. » (Chap 15, 24, 25.)

LES MIRACLES DE JÉSUS-CHRIST.

Par leur incrédulité, les Juifs rendaient irrémissibles leurs autres péchés : en effet, Jésus-Christ avait fait devant eux par lui-même, en leur faveur, des miracles si nombreux et si merveilleux, qu’en réalité ils étaient inexcusables de ne pas croire en lui et même de le haïr sans sujet.

1. Le Seigneur avait dit : « Qui me hait, hait aussi mon Père ». Assurément, celui qui hait la vérité doit haïr celui de qui elle est née : nous vous avons déjà donné l’explication de ce passage, autant que Dieu nous en a fait la grâce. Ensuite il ajouta ces paroles dont il nous reste à parler aujourd’hui : « Si je n’avais pas fait au milieu d’eux des œuvres que nul n’a faites, ils n’auraient point de péché », c’est-à-dire ce grand péché dont le Seigneur avait déjà dit : « Si je n’étais pas venu et si je ne leur avais parlé, ils n’auraient pas de péché » ; ceci doit s’entendre du péché qu’ils ont commis en ne croyant ni à ses paroles, ni à ses œuvres, car ils n’étaient pas sans péché, avant qu’il leur eut parlé, et qu’il eut opéré ses œuvres merveilleuses au milieu d’eux ; mais le péché, dont ils se sont rendus coupables en ne croyant point en lui, il le rappelle ici, parce qu’en lui sont renfermés tous les autres. En effet, s’ils n’avaient point eu ce péché, ils auraient cru en lui, et les autres péchés leur auraient été remis.

2. Mais pourquoi le Seigneur, après avoir dit : « Si je n’avais pas fait au milieu d’eux des œuvres », ajoute-t-il aussitôt, « que nul autre n’a faites ? » Entre les œuvres de Jésus-Christ, aucune ne paraît plus grande que la résurrection des morts ; or, cette œuvre, les Prophètes anciens, nous le savons, l’avaient déjà accomplie. Élie l’avait accomplie cx, Elisée l’accomplit et pendant qu’il vivait cy, et même alors qu’il gisait couché dans son tombeau. Quelques hommes portaient un mort ; les ennemis s’étant précipités sur eux, ils prirent la fuite, laissant le corps sur le tombeau ; et aussitôt il ressuscita cz. Cependant Jésus-Christ a fait des œuvres due nul autre n’a faites ; par exemple, lorsqu’avec cinq pains il rassasia cinq mille hommes, et qu’avec quatre pains, il nourrit sept mille hommes da ; lorsqu’il marcha sur les eaux, et qu’il y fit marcher l’apôtre Pierre db ; lorsqu’il changea l’eau en vin dc, : lorsqu’il ouvrit les yeux de l’aveugle-né dd ; et opéra beaucoup d’autres prodiges qu’il serait trop long d’énumérer. Mais peut-être nous répondra-t-on que d’autres ont fait des œuvres que Jésus-Christ lui-même n’a pas faites, et que personne autre n’a faites. Quel autre en effet que Moïse a frappé les Égyptiens de tant et de si grandes plaies de, conduit tout un peuple à travers lamer df, fait descendre du ciel la manne pour calmer sa faim dg et tiré l’eau de la pierre pour apaiser sa soif dh ? Quel autre que Jésus Navé a divisé les eaux du Jourdain pour y faire passer son peuple di, et par une prière adressée à Dieu, a arrêté le soleil dans sa course et l’a rendu immobile dj ? Quel autre que Samson a fait sortir de la mâchoire d’un âne mort une fontaine pour étancher sa soif dk ? quel autre qu’Élie a été enlevé au ciel sur un char de feu dl ? quel autre qu’Elisée, ainsi que je viens de le rappeler, a rendu la vie à un mort, par le seul attouchement de son corps enseveli dans le tombeau ? quel autre que Daniel a vécu enfermé au milieu des lions affamés sans éprouver aucun mal dm ? quel autre que les trois jeunes hébreux, Ananias, Azarias et Mizaël, s’est promené sans être consumé au milieu des flammes d’une fournaise ardente dn ?

3. J’en omets bien d’autres ; mais ce que je viens de rapporter suffit, je pense, pour montrer que plusieurs saints ont aussi fait des œuvres merveilleuses, que nul autre n’a faites. Cependant, nous ne voyons personne qui, avant Jésus-Christ, ait, avec une puissance si grande, délivré les hommes de tant de maux. Passons sous silence tous ceux qui se présentaient à lui, et qu’il guérit d’une seule parole ; ne citons que ce passage de Marc l’Évangéliste : « Le soir étant arrivé et le soleil étant couché, on lui amenait tous les malades et tous les possédés ; et toute la ville était assemblée devant la porte, et il guérit un grand nombre de malades de plusieurs maladies, et il chassa plusieurs démons do ». Matthieu ayant rapporté la même chose, ajoute en ces termes le témoignage des Prophètes : « Afin que s’accomplit la parole du prophète Isaïe : Il a pris nos infirmités, et il a porté nos maladies dp ». Marc dit encore dans un autre passage : « Et en quelque endroit qu’il entrât, soit dans les bourgs, soit dans les villages, soit dans les villes, on plaçait les malades sur les places publiques, et on le priait de leur laisser toucher seulement le bord de son vêtement ; et tous ceux a qui le touchaient étaient guéris dq ». Voilà ce que nul autre n’a fait pour les Juifs ; car ces deux mots : « Sur eux », ne doivent pas signifier qu’il a fait ces choses au milieu d’eux ou devant eux, mais qu’il les faisait pour eux, puisqu’il les guérissait. Il ne s’agit pas, en effet, de prodiges faits seulement pour attirer l’admiration, mais, bien de miracles destinés à procurer évidemment le salut des Juifs ; c’étaient là des bienfaits destinés à attirer leur amour et non pas leur haine. Ce qui surpasse tous les miracles opérés par d’autres hommes, c’est qu’il est né d’une Vierge, c’est qu’il a été conçu dans le sein de sa mère et qu’il en est sorti sans donner atteinte à sa virginité ; mais ce miracle n’a été fait ni sur les Juifs, ni en leur présence. Car si les Apôtres sont arrivés à connaître la vérité de ce miracle, ce n’a pas été par une notion qui leur fût commune avec les Juifs, mais parce que leur qualité de disciples les avait séparés d’eux. Si vous ajoutez que, le troisième jour après sa mort, il a lui-même fait sortir vivante du sépulcre cette chair dans laquelle il était mort, et qu’avec elle il est monté au ciel pour ne plus mourir, je vous dirai que voilà le plus grand de tous ses miracles ; mais ce miracle-là n’a pas été fait sur les Juifs, ni devant eux, et il ne les avait pas encore opérés lorsqu’il disait : « Si je n’avais fait sur eux des œuvres que nul autre n’a faites ».

4. Ces œuvres sont donc les miracles qu’il a faits pour guérir leurs malades, et personne n’en avait fait en si grand nombre au milieu d’eux. Les Juifs les ont vues, et il le leur reproche quand il ajoute : « Mais maintenant ils les ont vues et ils m’ont haï, moi et mon Père ; mais c’est pour que soit accomplie la parole qui est écrite dans leur loi : Ils m’ont haï sans sujet ». Il dit : « leur loi », non pas qu’ils en soient les auteurs, mais parce qu’elle leur a été donnée ; comme nous appelons « notre pain quotidien, ce pain que nous demandons à Dieu en lui disant : « Donnez-nous notre pain dr ». Il hait sans sujet celui qui par sa haine ne recherche aucun avantage ou ne se garantit d’aucune incommodité ; c’est ainsi que les impies haïssent Dieu, c’est ainsi que les justes l’aiment, c’est-à-dire gratuitement, sans attendre d’autres biens que lui-même ; car il sera tout en tous. Mais quiconque voudra faire une attention plus particulière à ces paroles de Jésus-Christ : « Si je n’avais pas, fait au milieu d’eux des œuvres que nul autre n’a faites », (quand même le Père ou le Saint-Esprit aurait fait ces œuvres, il serait encore vrai de dire que nul autre que lui ne les a faites, parce que la Trinité tout entière n’est que d’une substance), quiconque approfondira ces paroles trouvera que c’est encore Jésus-Christ seul qui a fait ces œuvres, lors même qu’elles auraient été faites par quelque homme de Dieu. Jésus-Christ, en effet, peut faire toutes choses en lui-même et par lui-même, et sans lui personne ne peut rien. Car Jésus-Christ, et le Père, et le Saint-Esprit, sont non pas trois dieux, mais un seul Dieu dont il est écrit « Béni soit le Seigneur Dieu d’Israël, qui seul a fait des choses admirables ds ». Donc nul autre n’a fait les œuvres qu’il a faites sur les Juifs ; car si un homme en a fait quelques-unes, il les a faites par la puissance du Christ, tandis que le Christ a fait les siennes par sa propre puissance et sans la coopération de personne.

QUATRE-VINGT-DOUZIÈME TRAITÉ.

SUR CES PAROLES : « MAIS QUAND SERA VENU LE CONSOLATEUR QUE JE VOUS ENVERRAI DE LA PART DU PÈRE, ESPRIT DE VÉRITÉ, ETC. » (Chap 15, 26-27.)

LE TÉMOIGNAGE DU SAINT-ESPRIT.

Les Juifs avaient résisté au témoignage des miracles de Jésus-Christ ; mais le Saint-Esprit devait, à la Pentecôte, venir à la rescousse ; les Apôtres eux-mêmes, Pierre en particulier, se déclareraient publiquement pour lui et ouvriraient les yeux à beaucoup d’incrédules.

1. Jésus venait d’achever son dernier repas, sa passion était proche, il allait quitter ses disciples et les priver de sa présence sensible ; car, par sa présence spirituelle, il devait rester avec eux tous jusqu’à la consommation des siècles : en ce moment suprême, il leur adressa donc un discours où il les exhortait à supporter les persécutions des impies, qu’il désignait sous le nom de monde ; il les avait, dit-il, tirés de ce monde pour en faire ses disciples, et ils devaient le savoir, c’était par la grâce de Dieu qu’ils étaient ce qu’ils étaient aujourd’hui ; tandis que leurs propres vices les avaient faits ce qu’ils étaient auparavant. Ensuite il leur annonça clairement que les Juifs devaient être leurs persécuteurs et les siens, et par là il devait paraître avec évidence qu’ils faisaient partie de ce monde damnable, qui persécute les saints. Quand il leur eut dit que les Juifs ne connaissaient pas Celui qui l’avait envoyé et que cependant ils haïssaient et le Fils et le Père, c’est-à-dire Celui qui avait été envoyé et Celui qui l’avait envoyé (choses dont nous avons parlé dans nos discours précédents), il en vint à ce qui suit « C’est afin que soit accomplie la parole qui a est écrite dans leur loi : Ils m’ont haï sans a sujet ». Ensuite il ajoute comme conséquence ces paroles que nous entreprenons d’expliquer aujourd’hui : « Mais quand sera venu le Paraclet que je vous enverrai de la part du Père, cet Esprit de vérité qui procède du Père rendra témoignage de moi ; et vous aussi vous en rendrez témoignage, parce que depuis le commencement vous êtes avec moi ». Quel rapport ces paroles ont-elles avec ce qu’il vient de dire : « Or, maintenant ils ont vu, et ils me haïssent moi et mon Père ; mais c’est afin que soit accomplie la parole qui est écrite dans leur loi : Ils m’ont haï sans sujet ». Quand le Paraclet est venu, cet Esprit de vérité a-t-il convaincu par un témoignage plus évident ceux qui avaient vu et qui le haïssaient ? Il a fait plus, en se manifestant à eux il a converti à la foi qui opère par la charité plusieurs de ceux qui avaient vu et qui le haïssaient encore. Pour le bien comprendre, rappelons-nous ce qui s’est passé. Au jour de la Pentecôte, le Saint – Esprit est descendu sur cent-vingt hommes réunis ensemble, et au nombre desquels se trouvaient tous les Apôtres : dès qu’ils furent remplis de cet Esprit, ils se mirent à parler toutes sortes de langues. Plusieurs de ceux qui avalent haï Notre-Seigneur furent frappés d’un si grand miracle, surtout quand ils virent que Pierre prenait la parole et rendait à Jésus-Christ un si grand et si divin témoignage, qu’ils durent reconnaître comme ressuscité et vivant celui qu’ils avaient tué et qu’ils croyaient relégué pour toujours parmi les morts ; le cœur touché de componction, ils se convertirent et ils reçurent le pardon du crime qu’ils avaient commis, en versant avec tant d’impiété et de cruauté un sang si précieux ; car le sang même qu’ils avaient répandu les avait rachetés dt. De fait, le sang de Jésus-Christ a été de telle manière répandu pour la rémission de tous les péchés, qu’il a pu effacer même le péché de ceux qui l’avaient répandu. C’est ce que Notre-Seigneur avait en vue lorsqu’il disait : « Ils m’ont haï sans sujet ; mais quand sera venu le Paraclet, il rendra témoignage de moi ». C’est comme s’il eût dit : Ils m’ont haï et ils m’ont mis à mort, pendant qu’ils me voyaient parmi eux ; mais le Paraclet rendra de moi un tel témoignage, qu’il les obligera à croire en moi, même quand ils ne me verront plus.

2. « Et vous », ajoute Notre-Seigneur, « vous rendrez aussi témoignage, parce que depuis le commencement vous êtes avec moi ». L’Esprit-Saint rendra témoignage, et vous aussi. Comme vous êtes avec moi depuis le commencement, vous pouvez annoncer ce que vous avez appris ; et si vous ne le faites pas dès à présent, c’est que la plénitude de l’Esprit-Saint n’est pas encore descendue en vous. « Il rendra donc témoignage de moi, et vous aussi vous rendrez témoignage ». Car la charité répandue dans vos cœurs par l’Esprit-Saint, qui vous sera donné du, vous inspirera, la confiance de rendre ce témoignage. Elle manquait à Pierre, celte confiance, lorsque, effrayé par la question d’une simple servante, il ne put rendre témoignage à la vérité ; sa terreur fut si grande qu’elle le poussa à renier trois fois son Maître dv, en dépit de la promesse qu’il lui avait faite. Or, cette crainte n’existe pas dans la charité ; au contraire, la charité parfaite met dehors la crainte dw. Enfin, avant la passion de Notre-Seigneur, la crainte servile de Pierre fut interrogée par une servante : mais après la résurrection du Seigneur, son libre amour fut interrogé par le prince de la liberté dx. Aussi dans le premier cas fut-il troublé, tandis que, dans le second, il fut plein de calme ; c’est qu’alors il avait renié celui qu’il aimait et qu’en ce moment il aimait celui qu’il avait renié. Cependant cet amour lui-même resta encore faible et étroit, jusqu’à ce que le Saint-Esprit l’eut fortifié et dilaté. Mais quand, par une grâce plus abondante, cet Esprit eut été répandu en lui, son cœur si froid fut enflammé pour rendre témoignage à Jésus-Christ, et sa bouche qui, dans sa frayeur, avait trahi la vérité, fut ouverte, et bien que tous ceux sur lesquels le Saint-Esprit était descendu parlassent toutes sortes de langues, Pierre fut le plus prompt et le seul de tous à rendre, devant la foule des Juifs assemblés, un témoignage éclatant de Jésus-Christ, et à confondre ses meurtriers par la preuve de sa résurrection. Si quelqu’un veut se donner la joie de voir un si doux et si saint spectacle, qu’il lise les Actes des Apôtres dy. Il y verra avec admiration Pierre prêchant Celui qu’il a eu la douleur de lui voir renier ; il y verra cette langue, après avoir passé de la crainte à la confiance, et de la servitude à la liberté, décider à confesser le Christ une foule immense de langues, dont une seule avait suffi à pousser la sienne à le renier. Que dire de plus ? En cet Apôtre apparaissait un tel éclat de la grâce, une plénitude si complète de l’Esprit-Saint ; de sa bouche sortaient des vérités si précieuses et d’un si grand poids, qu’il mit en la disposition de mourir pour Jésus-Christ cette multitude immense des ennemis et des meurtriers du Sauveur, dont il craignait d’être victime avec son Maître. Voilà les effets que produisit l’Esprit-Saint envoyé alors, mais promis à l’avance. Voilà les grands et admirables bienfaits que Notre-Seigneur prévoyait lorsqu’il disait : « Et ils ont vu, et ils m’ont haï moi et mon Père, afin que s’accomplisse la parole qui a été écrite dans leur loi : Ils m’ont haï sans sujet ; mais quand sera venu le Paraclet, que je vous enverrai de la part de mon Père, cet Esprit de vérité, qui procède du Père, rendra témoignage de moi, et vous « aussi vous en rendrez témoignage ». Car cet Esprit, en rendant témoignage et en faisant des Apôtres des témoins inébranlables, a enlevé toute crainte aux amis de Jésus-Christ et a changé en amour la haine de ses ennemis.
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