Mark 8
SERMON XCV. LA ROBE NUPTIALE OU LA CHARITÉ a
ANALYSE. – Le miracle de la multiplication des pains est le symbole du banquet mystérieux où sont conviés tous les chrétiens. Il leur faut pour y être admis la robe nuptiale, et la robe nuptiale n’est autre chose que la charité. C’est donc ici le même fonds d’idées que dans l’un des discours précédents ▼▼Voir ci-dessus, Serm. XC
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1. Quand nous vous expliquons les saintes Écritures, nous vous rompons en quelque sorte le pain. Acceptez donc avec avidité, que les louangés de votre cœur témoignent de votre embonpoint spirituel, et puisque vous êtes assis à un festin si copieux, gardez-vous de toute sécheresse en fait de bonnes œuvres et de bonnes actions. D’ailleurs ce que je vous donne ne vient pas de moi ; je mange de ce que vous mangez ; je vis de ce qui vous soutient ; nous avons au ciel un trésor commun, car c’est de là que descend la parole de Dieu. 2. Les sept pains rappellent les sept opérations du Saint-Esprit ; les quatre mille hommes désignent l’Église appuyée sur l’autorité des quatre Évangiles ; et la perfection de cette même Église est figurée par les sept corbeilles remplies de morceaux. Le nombre sept en effet exprime fort souvent la perfection. Aussi bien est-il dit : « Je vous louerai sept fois le jour c. » Est-ce à dire qu’il y aurait péché à ne pas louer Dieu autant de fois précisément ? Que signifie alors : « Je vous louerai sept fois », sinon : jamais je ne cesserai de vous louer ? Sept fois signifie donc toujours. Aussi le cours des siècles n’est qu’une révolution perpétuelle de sept jours ; et ces paroles : « Je vous louerai sept fois le jour », sont synonymes de celles-ci : « J’aurai toujours sa louange à la bouche d. » C’est encore garce que le nombre sept est un nombre de perfection que Jean écrit aux sept Églises. C’est dans l’Apocalypse qu’il le fait ; ce livre est l’ouvrage de Jean l’Évangéliste e. Reconnaissez donc sincèrement ce sens mystérieux des sept corbeilles. Du reste les morceaux dont elles étaient pleines ne furent pas perdus ne vous profitent-ils pas, à vous qui faites sûrement partie de l’Église ? Ne suis-je pas le ministre soumis au Christ, lorsque je vous explique ces mystères, et n’êtes-vous pas comme assis au festin, lorsque vous m’écoutez en paix ? Il est vrai, je suis assis moi-même, j’ai le cœur en repos ; mais je suis en mouvement pour vous servir ; je crains, non pas, que la nourriture ; mais que le vase où elle est offerte ne rebute quelqu’un d’entre vous. Vous connaissez d’ailleurs les divins aliments, on vous en a souvent parlé ; ils sont destinés au cœur et non au corps. 3. Il est bien vrai que sept pains rassasièrent quatre mille hommes. Est-il rien de plus merveilleux ? Il y a plus encore, c’est que les morceaux qui restèrent suffirent à remplir sept corbeilles. O profonds mystères ! Voilà des œuvres sans doute ; mais des œuvres qui parlent ; oui, ces actes bien compris sont des paroles. Vous aussi vous êtes du nombre des quatre mille hommes, puisque vous vivez sous l’autorité des quatre Évangiles. Ce nombre de quatre mille ne comprenait ni les femmes ni les enfants, car il est dit en propres termes ; « Ceux qui mangèrent étaient au nombre de quatre mille hommes, sans compter les enfants et les femmes f. » Est-ce que les insensés et les efféminés peuvent faire nombre ? Qu’ils mangent néanmoins ; car ces enfants pourront grandir et n’être plus enfants ; ces efféminés se corriger et devenir chastes. Qu’ils mangent ; nous voici occupés à donner et à distribuer. Mais quels sont-ils ? L’œil de Dieu fixe ses convives, et s’ils ne se corrigent point, celui qui a su adresser l’invitation, saura faire aussi là séparation. 4. Vous le savez, mes biens-aimés, rappelez-vous d’ailleurs cette parabole évangélique : Le Seigneur entra un jour pour examiner les convives qui prenaient part à son banquet. Père de famille, il y avait invité lui-même ; mais comme il est écrit, « il y rencontra un homme qui ne portait point la robe nuptiale g. » Remarquez bien, on avait été invité aux noces par cet Époux qui l’emporte en beauté sur les enfants des hommes, mais qui aussi s’est fait difforme en faveur de son épouse pour la rendre belle, de difforme qu’elle était. Comment puis-je dire qu’il s’est rendu difforme ? C’est nu blasphème, si je ne prouve pas cette assertion. Voici un prophète qui rend témoignage de sa beauté : « Il l’emporte en beauté, dit-il, sur les enfants des hommes h. » En voici un autre qui témoigne de sa difformité : « Nous l’avons vu, dit-il, et il n’avait ni beauté ni dignité ; son visage était sans majesté et son attitude difforme i. » O prophète qui as dit : « Il l’emporte en « beauté sur les enfants des hommes », voici un contradicteur, voici un autre prophète qui s’avance contre toi et qui dit : Tu ment, car « nous l’avons vu. » Pourquoi assurer qu’« il l’emporte en beauté sur les enfants des hommes ? Nous l’avons vu, et il n’avait ni beauté ni dignité. » Ainsi donc ces deux prophètes ne s’entendent pas à propos de Celui qui s’est fait l’ange de la paix et de l’union ? Tous deux parlent du Christ, ils parlent tous deux de la pierre angulaire. Or les murs se joignent à l’angle, sans quoi il n’y a plus d’édifice, mais une ruine. Les prophètes aussi sont unis ; ne les laissons pas disputer ; ou plutôt constatons comme ils sont en paix, car ils ne savent point se diviser. Toi donc, ô prophète qui as dit : « Il l’emporte en beauté sur les enfants des hommes », quand l’as-tu vu ? Réponds, réponds, où l’as-tu vu : « Lors qu’étant de la nature de Dieu, il n’a pas cru usurper en se faisant égal à Dieu ;» c’est alors que je l’ai vu ; et douterais-tu qu’étant égal à Dieu il l’emportât en beauté sur les enfants des hommes ? Tu as répondu. Réponde maintenant le prophète qui a dit : « Nous l’avons vu, et il n’avait ni beauté ni dignité. » Voilà une affirmation ; mais où l’as-tu vu ? Celui-ci commence par où le premier a fini. Où le premier a-t-il fini ? A ces mots : « Étant de la nature de Dieu, il n’a pas cru usurper en se faisant égal à Dieu ; » c’est là qu’il l’a vu plus beau que les enfants des hommes. Toi maintenant, dis-nous où tu l’as vu sans beauté et sans dignité ? « Il s’est anéanti lui-même en prenant une nature d’esclave ; il s’est fait semblable aux hommes et à l’extérieur il a paru comme un homme. » Quant à sa difformité, elle est dans les mots qui suivent : « Il s’est humilié lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix j. Voilà où je l’ai vu. — Ainsi donc ces deux prophètes s’entendent parfaitement, il n’est absolument rien pour les diviser. Qu’y a-t-il en effet de plus beau que Dieu et de plus difforme qu’un crucifié ? 5. Eh bien ! cet Époux qui l’emporte en beauté sur les enfants des hommes et qui s’est fait difforme pour rendre belle son épouse, son épouse à qui s’adressent ces mots : « O toi qui es belle parmi les femmes k », et ces autres encore« Quelle est celle-ci qui monte tout éclatante l ; » tout éclatante de vraie beauté et non de fard menteur ; cet Époux, après avoir invité à ses noces y trouva donc un homme sans la robe nuptiale, et il lui dit : « Mon ami, pourquoi es-tu entré ici sans la robe nuptiale ? Mais celui-ci garda le silence ; » il ne trouva rien à répondre. « Liez-lui les pieds et les mains, dit alors ce Père de famille qui venait d’entrer, et jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là il y aura pleurs et grincement de dents. » Quoi ! un tel châtiment pour une si petite faute ! Oui le châtiment est terrible, et si on traite de faute légère le défaut de robe nuptiale, cette faute n’est légère que pour ceux qui ne la comprennent pas. Est-ce que le Seigneur parlerait avec tant de sévérité, est-ce qu’il prononcerait une pareille sentence, est-ce que pour n’avoir pas la robe nuptiale, il jetterait, pieds et mains liés, dans les ténèbres extérieures où il y a pleur et grincement de dents, si ce n’était une faute très-grave de n’être pas revêtu de cette robe nuptiale ? Écoutez-moi donc ; car si Dieu vous a invités, c’est par notre ministère. Vous êtes tous au festin : ah ! portez tous la robe nuptiale. Je vais vous faire connaître en quoi elle consiste afin que tous vous en soyez revêtus ; et si parmi mes auditeurs il en est un qui ne l’ait pas encore, ah ! qu’il s’amende avant l’arrivée du Père de famille venant pour examiner les convives, qu’il prenne cette robe nuptiale, et demeure paisiblement à table. 6. Ne croyez pas en effet, mes biens-aimés, que le convive jeté dehors ne figure qu’un seul homme ; non, ne le croyez pas, il figure le grand nombre. C’est le Seigneur lui-même, c’est l’Époux qui a invité et qui traite tous ces convives, c’est lui qui nous a expliqué, dans cette même parabole, que ce malheureux ne représente pas un homme seul, mais le grand nombre. En effet, après qu’il l’eut fait jeter dans les ténèbres extérieures pour le punir de n’avoir pas la robe nuptiale, il ajouta immédiatement : « Car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus m. » Comment ? Vous n’en avez rejeté qu’un seul et vous dites : « Car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus ? » Les élus sans doute ne sont pas rejetés et ce sont eux qui demeurent à table en petit nombre. Ainsi c’est le grand nombre qui se trouve représenté dans le malheureux qui n’avait pas la robe nuptiale ; et s’il est seul, c’est pour mieux figurer les méchants réunis en un seul corps. 7. Qu’est-ce enfin que la robe nuptiale ? Apprenons-le dans les saintes Lettres. Qu’est-elle donc ? C’est sans doute un bien qui n’est pas commun aux bons et aux méchants. Découvrons quel est ce bien ; ce sera connaître la robe nuptiale. Or quel est parmi les dons de Dieu celui qui n’est pas commun aux bons et aux méchants ? Si nous sommes hommes et non pas de simples animaux, c’est un don de Dieu ; mais ce don est commun aux bons et aux méchants. Si la lumière nous vient du ciel, si les pluies tombent des nues, si les fontaines coulent, si les champs se couvrent de fruits, ce sont aussi des dons de Dieu ; mais ils sont communs aux bons et aux méchants. Entrons dans la salle des noces, laissons dehors ceux qui ne sont pas venus, bien qu’ils aient été invités. N’examinons que les convives ou les chrétiens. Le baptême est un don de Dieu ; il est aux méchants comme aux bons, et les méchants comme les bons reçoivent le Sacrement de l’autel. Malgré son injustice, malgré sa haine pour un homme juste et saint, Saül prophétisa ; il prophétisa tout en le persécutant n. Dit-on qu’il n’y ait que les bons pour avoir la foi ? « Mais les démons aussi croient et ils tremblent o. » Pourquoi continuer ? J’ai tout déployé, sans arriver encore à cette robe nuptiale. J’ai ouvert mon magasin, j’ai examiné tout ou presque tout, et je n’ai pas vu encore cette robe nuptiale.L'Apôtre saint Paul m’a montré quelque part un trésor de choses précieuses ; il l’a ouvert devant moi et je lui ai dit : Montrez-moi si par hasard vous n’y auriez pas trouvé la robe nuptiale. Lui aussi commence à déployer tout en détail ; il dit donc : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, quand je posséderais toute la science, toutes les prophéties et toute la foi, au point de transporter les montagnes ; quand je distribuerais aux pauvres tout ce que je possède et que je livrerais mon corps pour être brûlé. » Quels riches vêtements ! Ce n’est pourtant pas encore la robe nuptiale, Montrez-nous-la donc enfin. Pourquoi, ô Apôtre, nous tenir en suspens ? La prophétie ne serait-elle pas ce don de Dieu que les méchants ne possèdent pas comme les bons ? – « Si je n’ai pas la charité, dit-il, je ne suis rien, rien ne me profite. » Voilà la robe nuptiale. Revêtez-vous-en, ô convives, afin d’être à table sans crainte. Ne dites pas : Nous sommes trop pauvres pour nous la procurer. Donnez des vêtements et on vous donnera celui-là. Nous voici en hiver ; donnez des vêtements à qui n’en a pas ; le Christ n’en a pas, et c’est lui qui donnera cette robe à vous qui ne l’avez pas. Courez vers lui, suppliez-le ; il sait sanctifier ses fidèles, il sait vêtir ses pauvres. Et pour avoir la robe nuptiale, pour ne pas craindre les ténèbres extérieures, ni les chaînes aux pieds et aux mains, ne cessez de faire de bonnes œuvres. Si on cesse et que les mains soient liés, que pourra-t-on faire encore ? et si les pieds sont liées, comment fuir ? Tenez à cette robe nuptiale, revêtez-vous en, et demeurez en paix lorsque le Seigneur viendra examiner les convives, quand arrivera le jour du jugement. Il donne aujourd’hui toute facilité ; ah ! qu’on finisse donc par donner le vêtement à qui en manque. CHAPITRE V. QUI NEST PAS CONTRE VOUS EST POUR VOUS.
6. Saint Marc continue : « Dans ces jours, comme de nouveau la foule était très-nombreuse et qu’ils n’avaient rien à manger », etc, jusqu’à ces mots : « Jean lui répondit : Maître, nous avons trouvé quelqu’un qui chassait les démons en votre nom, il ne vous suit pas avec nous, et nous l’en avons empêché. Jésus répondit : Ne l’empêchez pas, car personne ne peut opérer des prodiges, en mon nom, et parler sitôt mal de moi ; celui en effet qui n’est pas contre vous est pour vous p. » Saint Luc raconte le même fait, mais il ne dit pas : « Personne ne peut opérer de prodige en mon nom et aussitôt parler mal de moi. » Ce silence ne saurait être regardé comme une contradiction. Mais en est-il de môme par rapport à cette maxime du Seigneur lui-même : « Qui n’est pas avec moi, est contre moi ; et qui ne recueille pas avec moi, dissipe q ? Si celui-là est contre lui, qui n’est pas avec lui, comment ne pas regarder comme étant contre lui, cet homme qui n’était pas avec lui, et dont saint Jean nous dit qu’il ne le suivait pas ? D’un autre côté, s’il était contre lui, comment le Sauveur dit-il à ses disciples : « Ne l’empêchez pas, car celui qui n’est pas contre vous, est pour vous ? » Comment ne pas voir une différence entre ces paroles : « Qui n’est pas contre vous est pour vous », et ces autres, qu’il s’applique à lui-même : « Qui n’est pas avec moi est contre moi ? » Celui qui est associé à ses disciples, comme étant ses membres, peut-il ne pas être avec lui ? autrement où serait la vérité de ces paroles : « Qui vous reçoit me reçoit r; ce que vous faites au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous le faites s? » Ou bien celui qui est contre ses disciples peut-il ne pas être contre lui ? N’est-il pas dit : « Qui vous méprise me méprise t; quand vous ne l’avez pas fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous avez refusé de le faire u ; Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu v ;» quand ce n’était que ses disciples qu’il persécutait ? Ce que le Sauveur a voulu exprimer, c’est qu’on ne peut être avec lui, en tant que l’on est contre lui, et qu’en tant qu’on n’est pas contre lui, on est avec lui. Prenons pour exemple celui qui opérait des prodiges au nom de Jésus- Christ et cependant ne faisait pas partie de la société de ses disciples ; en tant qu’il opérait des prodiges en son nom, il était avec eux, et n’était pas contre eux ; mais en tant qu’il ne faisait pas partie de leur société, il n’était pas avec eux, il était contre eux. Voici donc que les apôtres lui interdisent ce qui seul le mettait avec eux, aussitôt Jésus-Christ de leur dire : « Ne l’empêchez pas. » Ils devaient empêcher ce qui en lui l’excluait de leur société, afin de l’amener à entrer dans l’unité de l’Église ; mais ils ne devaient pas empêcher ce qui le rapprochait d’eux, c’est-à-dire, de chasser les démons, au nom de leur Maître et Seigneur. Ainsi l’Église ne désapprouve pas, dans les hérétiques, les sacrements qui leur sont communs avec nous, car en cela ils sont avec nous et non pas contre nous ; mais elle improuve et défend la division jet la séparation ainsi que toute maxime contraire à la paix et à la vérité, car en cela ils sont contre nous, ils ne recueillent pas avec nous et par conséquent ils dissipent.SERMON XCVI. LE RENONCEMENT ÉVANGÉLIQUE w.
ANALYSE. – Si cette obligation nous effraie, n’oublions pas que l’amour rend tout facile. En quoi donc consiste le renoncement prescrit par Notre-Seigneur ? – Le malheur de l’homme est de s’être détaché de Dieu pour s’aimer soi-même ; et en s’aimant soi-même désordonnément, il a été comme forcé de mendier près des créatures le bonheur qu’il ne trouvait pas en soi. Or le renoncement consiste à reprendre la route abandonnée du bonheur véritable, et par conséquent à se détacher de l’amour déréglé de soi, des créatures et du monde, pour s’unir à Dieu malgré toutes les séductions et toutes les difficultés. Tous donc sont astreints à ce devoir du renoncement chrétien, et qu’on évite avec soin de regarder en arrière une fois qu’on y est entré. 1. L’obligation imposée par le Seigneur de se renoncer soi-même si on veut le suivre, semble rude et accablante. Mais rien de ce qu’il commande n’est ni rude ni accablant, puisqu’il aide à l’accomplir. Si donc il est vrai de dire avec le Psalmiste : « En considération des paroles sorties de « vos lèvres, j’ai marché dans des voies difficiles x ; » il est vrai aussi de dire avec le Sauveur : « Mon joug est doux et mon fardeau léger y ; » car la charité adoucit tout ce que les préceptes divins peuvent avoir de dur. De quoi l’amour n’est-il pas capable ? Trop souvent, hélas ! l’amour est corrompu et plongé dans les plaisirs : mais combien n’endure-t-on pas de fatigues, d’indignités, de choses intolérables, pour parvenir au but où tend l’amour ! Voyez ce que dévorent l’ami de l’argent ou l’avare, l’ami des honneurs ou l’ambitieux, l’ami des beautés corporelles ou le libertin ! Mais qui pourrait nombrer seulement toutes les espèces d’amours ? Considérez néanmoins que quelles que soient ses fatigues, l’amour n’en ressent aucune ; sa plus grande fatigue n’est-elle pas même de ne pouvoir se fatiguer ? D’un autre côté les hommes en général ressemblent à l’objet de leur amour, et pour régler sa vie il ne faut avoir soin que de régler son amour. Qu’y a-t-il alors de surprenant qu’en aimant le Christ et en voulant le suivre on se renonce à soi-même pour l’amour de lui ? Si en effet l’homme se perd en s’aimant, c’est sûrement en se renonçant qu’il se sauve. 2. Le premier malheur de l’homme fut de s’être aimé. S’il ne s’était pas aimé, si toujours il avait préféré Dieu à soi, il lui serait resté soumis, et conséquemment il ne se serait pas oublié jusqu’à délaisser la volonté divine pour s’attacher à la sienne ; car l’amour de soi consiste à vouloir faire sa volonté. Ah ! préfère à la tienne la volonté de Dieu ; apprends à t’aimer en ne t’aimant pas. L’Apôtre ne met-il pas l’amour de soi au nombre des vices quand il dit : « Il y aura des hommes s’aimant eux-mêmes z ? » Or en s’aimant reste-t-on en soi ? On ne s’aime qu’en abandonnant Dieu ; mais alors l’amour même de soi pousse à l’amour des choses extérieures. Aussi, après avoir dit : « Il y aura des hommes s’aimant eux-mêmes ; » l’Apôtre ajoute aussitôt : « aimant l’argent aa. » Ici ne vois-tu pas que tu es hors de toi ? Tu t’es mis à t’aimer demeure en toi, si tu le peux. Que vas-tu chercher dehors ? O ami de l’argent, est-ce que l’argent t’a rendu vraiment riche ? Oui, tu t’es mis à aimer ce qui est hors de toi ; mais alors tu t’es perdu. En effet l’amour d’un homme allant ainsi hors de lui vers les choses extérieures, bientôt ce malheureux devient aussi vain qu’elles, et épuise toutes ses forces avec une folle prodigalité. Ainsi énervé, répandu au-dehors, dénué de tout, il paît des pourceaux ; et fatigué de ce travail ignoble, il finit par rappeler ses souvenirs et par s’écrier : « Combien de mercenaires mangent du pain chez mon père, et moi je meurs ici de faim ! » Mais quand il tient ce langage, quand s’exprime ainsi cet enfant prodigue qui a tout dissipé avec des prostituées, et qui est tombé dans là misère, après avoir voulu disposer librement de ce – que son père lui conservait avec tant de sagesse, qu’est-ce que l’Écriture dit de lui ? « Or étant rentré en lui-même. » Or s’il est rentré en lui-même, c’est qu’il en était sorti. Et si après s’être détaché et être sorti de lui-même, il y rentre d’abord, c’est pour retourner à Celui dont il s’était éloigné volontairement. De même en effet qu’en sortant de lui-même il y était malheureusement resté ; ainsi pour n’en plus sortir il n’y doit plus rester quand il y rentre. Que dit-il donc alors ? Que dit-il quand il rentre en lui-même pour n’y pas demeurer ? « Je me lèverai et j’irai vers mon Père ab. » Voilà d’où il s’était échappé en sortant de lui-même ; c’est de son propre père qu’il s’était séparé, s’éloignant en même temps de lui-même pour se jeter aux choses du dehors. Afin donc de se conserver avec toute sécurité, il rentre en lui-même et poursuit sa course vers son père. Mais puisque l’amour de soi l’a porté à s’abandonner en quittant son père, ne faut-il pas qu’en rentrant en soi pour aller à son père, il se renonce ? Qu’est-ce à dire, qu’il se renonce ? Qu’il n’ait point de confiance en soi, qu’il sente qu’il n’est qu’un homme et ne perde pas de vue cette parole d’un prophète : « Maudit soit quiconque met son espoir dans un homme ! ac » Qu’il se retire donc de lui-même, mais aussi qu’il n’aille, pas au-dessous. Qu’il se retire de lui-même, mais pour s’attacher à Dieu. Qu’il attribue à son auteur tout ce qu’i 50 a de bon ; car tout ce, qu’il a de mal, chacun se l’est fait à lui-même, et ce n’est pas Dieu. Qu’il détruise donc son propre ouvrage, puisque delà vient son malheur. « Qu’il se renonce, dit le Sauveur, prenne sa croix et me suive. » 3. Et où suivre le Seigneur ? Nous savons où il est allé ; il y a bien peu de jours que nous célébrions la solennité de son départ. Il est ressuscité et il est monté au ciel ; c’est au ciel que nous devons le suivre. Pourquoi désespérer d’y parvenir ? L’homme ne peut rien sans doute, mais le Sauveur nous a fait cette promesse. Pourquoi désespérer ? Ne sommes-nous pas les membres de ce Chef divin ? Au ciel donc il nous faut le suivre. Qui d’ailleurs refuserait de l’accompagner dans ce séjour ? La terre, hélas n’est-elle point travaillée de trop de craintes et de trop de douleurs ? Qui donc refuserait de suivre le Christ dans ce lieu où règnent une souveraine félicité, une paix suprême et une perpétuelle tranquillité ? Ah ! il nous est bon de l’y suivre ; mais par quel chemin ? Quand le Seigneur parlait ainsi, il n’était point encore ressuscité d’entre les morts ; il n’avait pas encore souffert. Il devait endurer le mépris, l’outrage, les fouets, les épines, les blessures, les insultes, l’opprobre et la mort. Cette voie te semble rude ; aussi tu es indolent et tu ne veux pas y marcher ; entres-y. Car, les aspérités sont l’ouvrage de l’homme ; mais le Christ les a effacées en retournant au ciel. Eh ? qui ne voudrait être élevé en gloire ? Tous aiment la grandeur. Mais l’humilité est un degré pour y monter. Pourquoi élever le pied au-dessus de toi-même ? Ce n’est pas chercher à monter, c’est vouloir tomber. Place-le d’abord sur un degré : tu monteras ainsi. Par ce degré d’humilité ne voulaient point passer ces deux disciples qui disaient : « Ordonnez, Seigneur, que dans votre royaume l’un de nous siège à votre droite et l’autre à votre gauche. » ils ambitionnaient la grandeur, mais ils ne voyaient pas l’échelle qui y conduit. Le Seigneur la leur montra. « Pouvez-vous, dit-il, boire le calice que je boirai moi-même ad ? » Vous qui aspirez au faîte de la grandeur, pouvez-vous boire la coupe de l’humilité ? Aussi ne dit-il pas seulement : « Qu’il se renonce lui-même et me suive ; » il ajoute : « qu’il prenne sa croix et me suive. » 4. Que signifie : « Qu’il prenne sa croix ? » Qu’il supporte tout ce qui est pénible et me suive de cette sorte. En effet, lorsqu’il aura commencé à m’imiter dans mes mœurs et à remplir mes préceptes, il rencontrera beaucoup de contradicteurs, beaucoup d’hommes qui chercheront à l’empêcher, à le détourner par leurs conseils et qui prétendront être eux-mêmes les disciples et les compagnons du Christ. N’accompagnaient-ils pas le Christ aussi, ceux qui empêchaient les aveugles de crier vers lui ? Qu’il s’élève donc devant toi des menaces ou des caresses, si tu veux suivre le Sauveur, considère-les comme une croix ; porte-les, supporte-les et ne succombe pas. Ce sont ces paroles du Sauveur qui semblent avoir encouragé les martyrs. Si donc on te persécute, ne dois-tu pas fouler tout aux pieds pour le Christ ? Tu aimes le monde ; mais ne dois-tu pas préférer le Créateur du monde ? Le monde est grand ; l’auteur du monde ne l’est-il pas davantage ? Le monde est beau ; son auteur n’est-il pas plus beau encore ? Le monde a des charmes ; n’y en a-t-il pas plus dans le Créateur ? Le monde est mauvais ; mais Celui qui l’a fait n’est-il pas bon ? Comment toutefois pourrai-je prouver et faire comprendre cette dernière assertion ? Dieu me vienne en aide. Qu’ai-je donc dit ? Qu’avez-vous applaudi ? N’ai-je pas énoncé une simple question ? Et pourtant vous avez applaudi. Comment donc le monde peut-il être mauvais, si Celui qui l’a fait est bon ? Dieu n’a-t-il pas créé toutes choses, et toutes n’étaient-elles pas très-bonnes ? L’Écriture en effet atteste que chaque être à été fait bon par Dieu : « Et Dieu vit, dit-elle, qu’il était bon. » Mais quand elle résume l’histoire de la création : « Et tout était très-bon, dit-elle ae. » 5. Comment donc, encore une fois, comment le monde peut-il être mauvais, quand l’auteur du monde est bon ? C’est qu’après avoir été formé par lui, le monde ne l’a pas connu af. Il a fait le monde, c’est-à-dire le ciel, la terre et tout ce qu’ils renferment ; mais il n’a pas été connu du monde, c’est-à-dire de ceux qui aiment le monde, de ceux qui l’aiment en méprisant Dieu. Voilà pourquoi le monde est mauvais ; il est mauvais parce qu’il faut l’être pour préférer le mondé à Dieu ; et pourquoi au contraire est exclusivement bon Celui qui a fait le monde, qui a fait le ciel, la terre, la mer et ceux mêmes qui aiment le monde. Dans ceux-ci en effet il n’y a que cet amour du monde au mépris de Dieu, que Dieu n’ait pas fait. Il a fait en eus la nature, il n’y a pas le fait le vice. Voilà pourquoi je viens de dire : Que l’homme efface son propre ouvrage, et il aimera son auteur. 6. Car dans le monde même de l’humanité il y a du bien ; mais ce bien est sorti du mal. Si en effet nous entendons par le monde, non pas le ciel, la terre et tout ce qu’ils contiennent, mais les hommes seulement, on peut dire que le premier pécheur a rendu mauvais le monde entier ; l’arbre entier a été vicié dans sa racine. Dieu avait créé l’homme bon ; voici ce que dit l’Écriture : « Dieu a fait l’homme droit ; mais l’homme s’est jeté de lui-même dans des imaginations sans nombre ag. » Ah ! de cette multiplicité cours à l’unité ; réunis en une seule ces idées disparates ; rentre dans ton lit, fleuve débordé, coules-y en sûreté ; demeure dans L’unité sans te répandre au loin, car dans cette unité est le vrai bonheur. Mais hélas ! nous avons quitté la droite voie, nous nous sommes jetés dans la perdition ; tous nous sommes nés dans le péché ; de plus nous avons ajouté par une vie coupable au malheur de notre naissance, de sorte que le monde entier est perverti. Mais le Christ est venu, et il a choisi dans ce monde, non pas tout ce qu’il y a rencontré, mais tout ce qu’il y avait formé lui-même. Aussi tous les hommes y étaient-ils mauvais ; mais il en est que sa grâce a rendus bons. De là un monde nouveau, et un monde persécutant le monde. 7. Quel est le monde persécuteur ? Celui dont il nous est parlé en ces termes : « Gardez-vous d’aimer le monde et ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, la charité du Père n’est point en lui ; parce que tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et orgueil de la vie. Or tout cela ne vient pas du Père, mais du monde. Mais le monde passe, et sa convoitise aussi ; « tandis que celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement, comme Dieu même ah. » Voilà donc les deux mondes, le monde persécuteur et le monde persécuté. Quel est le inonde persécuteur ? « Tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et orgueil de la vie. Or cela ne vient pas du Père, mais du monde ; et le monde passe. » Voilà bien le monde persécuteur. Et quel est le monde persécuté ? « Si quelqu’un fait la volonté de Dieu, il demeure éternellement, comme Dieu même. » 8. Voilà sans doute le nom de monde donné aux persécuteurs ; prouvons aussi que les persécutés portent le même nom. Mais quoi ? As-tu fermé l’oreille à cette parole du Christ, ou plutôt à ce témoignage de l’Écriture : « Dieu était dans le Christ, occupé à se réconcilier le monde ai ? » – « Si le monde vous hait, dit le Sauveur, sachez qu’il m’a haï d’abord aj ? » Ainsi le monde hait. Qui hait-il, sinon le monde ? Et quel monde ? « Dieu était dans le Christ, occupé à se réconcilier le monde. » Le monde condamné est donc le monde persécuteur, et le monde persécuté est le monde réconcilié avec Dieu. Le monde condamné comprend tout ce qui est en dehors de l’Église même. « Car le Fils de l’homme n’est pas venu pour juger le monde, mais pour l’aider à se sauver ak. » 9. Or, c’est au milieu de ce monde saint, bon, réconcilié, sauvé ou plutôt qui doit l’être, car il ne l’est maintenant qu’en espérance selon ce mot de l’Apôtre : « C’est en espérance que nous sommes sauvés al ;» c’est, dis-je, au milieu de ce monde ou au milieu de l’Église qui tout entière marche sur les traces du Christ, que le Sauveur a dit en termes généraux : « Que celui « qui veut me suivre se renonce lui-même. » On ne peut dire en effet que cette obligation soit imposée seulement aux vierges et non aux femmes ; aux veuves et non aux épouses ; aux religieux et non aux hommes mariés ; aux ecclésiastiques et non aux laïques : l’Église entière, le corps entier du Christ et chacun de ses membres, quelles que soient ses fonctions et la place qu’il occupe, doivent suivre le Christ. Qu’elle le suive donc tout entière, cette Église unique, cette colombe, cette épouse rachetée et enrichie par le sang de son Époux. Ici trouvent place et l’intégrité des vierges, et la continence des veuves, et la pudeur des époux ; mais non pas l’adultère ni la débauche criminelle et condamnable. O membres qu’appelle ici le Christ en vous laissant et votre nature et le lieu que vous occupez et vos fonctions spéciales, suivez le Christ ; renoncez-vous, c’est-à-dire ne comptez pas sur vous-mêmes ; chargez votre croix, c’est-à-dire souffrez, pour le Christ, dans ce monde, tout ce que vous fera endurer le monde ; aimez-le, car seul il ne trompe pas, aussi incapable de vous tromper que de se tromper lui-même, aimez-le, car ses promesses sont pleines de vérité. Néanmoins, comme il ne les accomplit pas actuellement, ta foi chancelle. Ah ! tiens ferme, persévère, prends courage, supporte ces délais et ce sera porter ta croix. 10. Que la vierge ne dise pas : Je serai seule à remplir ce devoir. Si la vierge Marie le remplit, Anne la veuve ne le remplit-elle pas aussi ? Que la femme mariée ne dise pas non plus Cette invitation sera pour la veuve, il n’y a rien ' pour moi. Si Anne est fidèle, Susanne ne l’est-elle pas également ? Voici comment doivent s’éprouver ceux qui aspirent à la récompense : ceux qui occupent ici un rang inférieur ne doivent pas jalouser, mais aimer dans les autres une condition plus sainte. Par exemple, mes frères, et remarquez bien ceci : l’un a fait choix de la vie conjugale et l’autre de la continence absolue. Si le premier convoite l’adultère, il regarde en arrière, puisqu’il convoite le crime. Celui qui après avoir embrassé la continence songe ensuite au mariage, regarde également en arrière, quoique l’objet de son désir n’ait rien que de légitime en soi. Il faut donc condamner les noces ? Garde-toi de les condamner ; mais considère jusqu’où s’était avancé celui qui maintenant prend ce parti. Il était bien au-delà. Quand jeune encore il vivait dans la débauche, le mariage était pour lui un état meilleur, il n’avait qu’à y tendre ; aujourd’hui, qu’il a embrassé la continence, c’est une condition au-dessous de la sienne. – « Souvenez-vous de la femme de Lot », dit le Seigneur am. Cette femme en regardant derrière perdit tout mouvement an. Ainsi donc une fois parvenu à un degré de sainteté ; chacun doit craindre de regarder derrière. Qu’on suive son chemin, qu’on s’attache au Christ, qu’oubliant ce qui est en arrière ou s’avance vers ce qui est devant, avec l’intention sincère de parvenir à la palme de la vocation que Dieu accorde par le Christ Jésus ao. Que les époux préfèrent ceux qui vivent dans la continence, qu’ils avouent la supériorité de leur état, qu’ils aiment dans leur personne ce qui n’est pas en eux-mêmes, et que surtout ils y aiment Jésus-Christ.
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