‏ Matthew 9

CHAPITRE XXV. PARALYTIQUE GUÉRI.

57. On lit donc ensuite dans saint Matthieu, qui en cet endroit continue à garder l’ordre des temps : « Jésus montant sur une barque repassa le lac et vint dans sa cité. Et voilà qu’on lui présenta un paralytique », et le reste, jusqu’à ces mots. « Or le peuple, témoin du fait, fut rempli de crainte et rendit gloire à Dieu de ce qu’il avait donné unetelle puissance aux hommes a. » Saint Marc et saint Luc ont également raconté l’histoire de ce paralytique. Si le Seigneur, d’après saint Matthieu, dit : « Aie confiance, mon fils, tes péchés te sont remis », et si d’après saint Luc, au lieu de dire : mon fils, il dit ô homme », c’est pour faire mieux ressortir sa pensée, car c’était à l’homme qu’il remettait les péchés, et cet homme ne pouvait dire comme homme : Je n’ai point péché ; c’était aussi pour faire entendre que celui qui remettait les péchés à cet homme était Dieu même. Saint Marc a écrit comme saint Matthieu : « Mon fils, tes péchés te sont remis ; » mais on ne trouve pas dans son récit : « Aie confiance. » Il se peut encore que le Seigneur ait dit en même temps Aie confiance, ô homme ; tes péchés te sont remis, mon fils ; ou bien : Aie confiance, mon fils ; tes péchés te sont remis, ô homme ; ou enfin que ses paroles se soient suivies autrement.

58. Mais voici certainement matière à une difficulté. Au sujet du paralytique, nous lisons dans saint Matthieu : « Jésus montant sur une barque repassa le lac et vint dans sa cité. Et voilà qu’on lui présenta un paralytique couché sur un lit. » Si par la cité de Jésus on doit entendre Nazareth, d’après saint Marc, cependant, le fait dont il s’agit eut lieu à Capharnaüm. « Après quelques jours, dit-il, Jésus revint à Capharnaüm ; et quand on eut appris qu’il était dans la maison, il s’y assembla une telle quantité de monde, que l’espace même en dehors de la porte ne pouvait contenir la multitude, et il leur prêchait la parole de Dieu. Alors on vint lui amener un paralytique qui était porté par quatre hommes. Et comme ils ne pouvaient le lui présenter à cause de la foule, ils découvrirent le toit à l’endroit où il était ; et par l’ouverture ils descendirent le lit sur lequel le paralytique était couché. Or Jésus, voyant leur foi, », etc. b. Saint Luc ne parle pas du lieu de l’événement : « Un jour, dit-il, comme Jésus était assis pour enseigner, étaient assis aussi des Pharisiens et des docteurs de la loi, venus de tous les villages de la Galilée et de la Judée ainsi que de la ville de Jérusalem et la vertu du Seigneur agissait pour la guérison des malades. En ce même temps quelques personnes, portant. sur un lit un homme qui était paralytique, tâchaient de le faire entrer et de le déposer devant lui. Mais ne trouvant point de passage à cause de la foule du peuple, ils montèrent sur le toit et le descendirent par les tuiles au milieu de l’assemblée devant Jésus ; qui, voyant leur foi dit : O homme, tes péchés te sont. remis c. » Reste donc à voir comment on peut concilier saint Marc et saint Matthieu ; puisque saint Matthieu dit que le fait se passa dans la cité de Jésus et que d’après saint Marc ce fut à Capharnaüm. La difficulté serait autrement grave si saint Matthieu avait nommé Nazareth. Mais il a bien pu appeler cité de Jésus la Galilée elle-même où Nazareth était située. En effet, on appelle cité Romaine tout l’empire, qui comprend tant de villes. De plus, lin prophète donne le nom de cité à l’Église répandue par toutes les nations, quand il dit : « On a publié de toi des choses admirables, cité de Dieu d. » L’Écriture même nomme maison d’Israël le premier peuple de Dieu, qui habitait cependant un si grand nombre de villes e. Ne voit-on pas alors que ce fut dans sa cité même que Jésus opéra le miracle dont il s’agit, quand il l’opéra à Capharnaüm ville de Galilée, où il était revenu du pays des Géraséniens lorsqu’il repassa le lac ? Quelle que fût la ville de son séjour en Galilée, on pouvait justement dire qu’il était dans sa cité ; à plus forte raison quand il se trouvait à Capharnaüm, qui dominait les autres villes de la province ail point d’en être comme la métropole. Si cependant rien n’autorisait à prendre pour la cité de Jésus-Christ, soit la Galilée elle-même, où était située Nazareth, soit la ville de Capharnaüm, qui était comme la capitale des villes de Galilée ; nous dirions que saint Matthieu a omis le récit de ce qui se passa depuis le retour de Jésus dans sa cité jusqu’à son arrivée à Capharnaüm, et qu’il a rapporté aussitôt la guérison du paralytique ; comme font souvent les évangélistes qui négligent, sans en avertir, certains faits intermédiaires, et semblent laisser croire que les autres ont suivi immédiatement.

CHAPITRE XXVI. VOCATION DE SAINT MATTHIEU.

59. Saint Matthieu continue ainsi : « Jésus sortant de là vit un homme nommé Matthieu, qui était assis au bureau des impôts, et il lui dit : Suis-moi. Aussitôt il se leva et le suivit f. » Saint Marc gardant le même ordre raconte aussi ce fait après la guérison du paralytique : « Jésus, dit-il, étant sorti pour aller du côté de la mer, tout le peuple venait à lui ; et il les instruisait. Et lorsqu’il passait, il vit Lévi, fils d’Alphée, assis au bureau des impôts et il lui dit : Suis-moi. Cet homme se leva aussitôt et le suivit g. » Point contradictoire ; le même homme s’appelle à la fois Matthieu et Lévi. C’est encore après la guérison du paralytique que saint Luc expose le même fait : « Après cela, « dit-il, Jésus sortit et voyant un publicain nommé Lévi assis au bureau des impôts, il lui dit Suis-moi. Et quittant tout Lévi se leva et le suivit h. » Ce qui porte à croire que saint Matthieu rapporte ce t’ait comme un fait omis précédemment, c’est qu’on doit regarder sa vocation comme antérieure au discours prononcé sur la montagne. Car au dire de saint Luc, les douze que Jésus avait choisis dans le nombre de ses disciples et qu’il avait appelés Apôtres, se trouvaient tous avec lui sur cette montagne i.

CHAPITRE XXVII. FESTIN DONNÉ PAR SAINT MATTHIEU.

60. Saint Matthieu poursuit ainsi : « Or il arriva que Jésus étant à table dans la maison, beaucoup de publicains et de gens de mauvaise vie vinrent s’y asseoir avec lui et avec ses disciples », etc, jusqu’à l’endroit où nous lisons : « Mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et tous deux se conservent j. » Ici l’évangéliste ne dit pas dans la maison de qui Jésus mangeait avec des publicains et des pécheurs. On pourrait croire alors que son récit ne présente pas ce fait dans l’ordre chronologique et qu’il s’agit d’un fait arrivé dans un autre temps et dont le souvenir lui revient. Mais saint Marc et saint Luc, qui le racontent absolument de même, déclarent que Jésus était à table chez Lévi ou Matthieu, le nouveau disciple, et que là fut dit tout ce qui suit. Car à ce sujet, voici en effet le texte de saint Marc : « Et il arriva, dit-il, en gardant le même ordre, que Jésus étant à table dans la maison de cet homme beaucoup de publicains et de gens de mauvaise vie y étaient avec lui et avec ses disciples k. » Quand il dit « dans la maison de cet homme », il désigne évidemment celui dont il vient de parler, c’est-à-dire Lévi. Ainsi encore, saint Luc, après ces mots : « Jésus lui dit : Suis-moi ; et quittant tout, il se leva et le suivit ; » ajoute aussitôt : « Et Lévi lui lit un grand festin dans sa maison, où il se trouva un grand nombre de publicains et d’autres gens qui étaient avec eux à table l. » On sait donc clairement dans quelle maison tout cela se passa.

64. Voyons maintenant, rapportées d’après les trois évangélistes, les paroles qui furent adressées au Seigneur et les réponses qu’il y fit : « Témoins de tout cela, dit saint Matthieu, les Pharisiens disaient à ses disciples : Pourquoi votre maître mange-t-il avec des publicains et des pécheurs ? » Sauf deux mots de plus, cette question a été rapportée de la même manière par saint Marc : « Pourquoi votre maître mange-t-il et boit-il avec des publicains et des pécheurs ? » Saint Matthieu n’a donc pas reproduit les mots : « et boit-il », que nous trouvons dans le texte de saint Marc ; mais qu’importe, puisque dans saint Matthieu le sens est complet et donne pareillement l’idée de convives ? Le récit de saint Luc parait offrir un peu plus de différence : « Or, dit-il, les Pharisiens et leurs Scribes murmuraient, et ils disaient aux disciples de Jésus : D’où vient que vous mangez et buvez avec des publicains et des pécheurs ? » Il ne veut pas sans doute nous faire entendre que ce discours ne regardait pas le divin Maître, mais il veut montrer que le reproche était en même temps dirigé contre le maître et contre les disciples ; que cependant les paroles n’étaient directement adressées qu’aux seuls disciples. Aussi bien, cet évangéliste rapporte lui-même que le Seigneur répondit : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence. » Une pareille réponse n’aurait pas eu de raison, si les mots « vous mangez et vous buvez », n’eussent principalement regardé le Sauveur. Si donc, d’après saint Matthieu et saint Marc, on formule devant les disciples un reproche qui s’adresse au Maître, c’est parce qu’en s’appliquant aux disciples on le fait tomber plus vivement sur le maître dont la vie était la règle de la leur. Ainsi la pensée est la même, et d’autant mieux exprimée, qu’il y a, sans préjudice de la vérité, certaines différences dans les termes. Ainsi encore, quand saint Matthieu rapporte que le Seigneur répondit : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais ce sont les malades qui ont besoin de médecin ; allez donc et apprenez ce que veut dire ceci : J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice ; car ce sont les pécheurs et non les justes que je suis venu appeler ; » saint Marc et saint Luc exposent la même pensée à peu près dans les mêmes termes, sauf que ni l’un ni l’autre ne relèvent ce témoignage emprunté au prophète : « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice. » Saint Luc, après avoir écrit : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs », ajoute les mots : « à la pénitence. » Ce qui sert à faire mieux ressortir la pensée et empêche de supposer que les pécheurs soient, comme pécheurs, aimés de Jésus-Christ. Car la comparaison même, établie entr’eux et les malades, montre bien que Dieu veut, en les appelant comme un médecin appellerait des malades, les guérir de leur iniquité comme d’une maladie, et c’est ce qui a lieu par la pénitence.

62. Saint Matthieu dit ensuite : « Alors des disciples de Jean s’approchèrent et lui dirent Pourquoi les Pharisiens et nous jeûnons-nous fréquemment, tandis que vos disciples ne jeûnent point ? » Saint Marc dit pareillement : « Or les disciples de Jean et les Pharisiens étaient dans l’usage de jeûner. Plusieurs donc vinrent dire à Jésus Pourquoi les disciples de Jean et ceux des Pharisiens jeûnent-ils, tandis que les vôtres ne jeûnent pas ? » Il n’y a point de différence ; seulement saint Matthieu fait parler uniquement les disciples de Jean, au lieu que d’après saint Marc, les Pharisiens étaient avec eux pour adresser à Jésus la même question. Mais les paroles que nous lisons dans le texte de saint Marc paraissent plutôt avoir été prononcées par d’autres que par ceux qu’elles concernent. Ainsi, quelques-uns des convives s’approchant du Sauveur lui auraient objecté que les disciples de Jean et les Pharisiens avaient coutume de pratiquer le jeûne. Alors ceux dont l’évangéliste dit : « Plusieurs vinrent », ne seraient plus ceux dont il a parlé en disant : « Or les disciples de Jean et les Pharisiens jeûnaient ; » mais des hommes qui, frappés de l’opposition qu’ils voyaient entre l’usage de ceux-ci et la conduite des disciples de Jésus, se mirent à dire : « Pourquoi les disciples de Jean et ceux des Pharisiens jeûnent-ils, tandis que les vôtres ne jeûnent pas ? » C’est ce que nous fait mieux comprendre encore le récit de saint Luc. Car, après avoir reproduit les réponses du Seigneur aux Scribes et aux Pharisiens sur la vocation des pécheurs comparés à des malades, il ajoute : « Mais alors ils lui dirent : Pourquoi les disciples de Jean aussi bien que ceux des Pharisiens font-ils des jeûnes fréquents et de longues prières, tandis que les vôtres boivent et mangent ? » On voit que, comme saint Marc, cet évangéliste rapporte ce discours comme prononcé par d’autres que ceux dont il fait mention. D’où vient donc que nous lisons dans saint Matthieu : « Alors des disciples de Jean s’approchèrent et lui dirent : Pourquoi observons-nous des jeûnes fréquents, les Pharisiens et nous ? » sinon parce qu’il y avait là des disciples de Jean, et que tous à l’envi, et chacun selon son pouvoir, faisaient au Seigneur la même objection ? Les trois évangélistes ont énoncé la pensée commune dans un langage différent, mais toujours conforme à la vérité.

63. Saint Matthieu et saint Marc ont aussi l’un comme l’autre parlé des fils de l’époux qui ne jeûneront pas, tant que l’époux est avec eux. Seulement au lieu de dire comme saint Matthieu les fils de l’époux », saint Marc dit : « les enfants des noces. » Mais qu’importe au sens, puisque les enfants des noces sont à la fois les fils de l’époux et ceux de l’épouse ? Ce n’est donc pas chez lui une pensée contraire, mais c’est la même pensée qu’il exprime plus amplement. Saint Luc ne dit pas : « Est-ce que vous pouvez faire jeûner les fils de l’époux, tandis que l’époux est avec eux ? » Ici donc lui aussi exprime avec justesse la même pensée ; mais il fait de plus entendre autre chose. On entrevoit en effet qu’en mettant eux-mêmes l’époux à mort, les interlocuteurs devaient plonger les amis dans le jeûne et dans les larmes. Le mot pleurer dans le texte de saint Matthieu a le même sens que le terme jeûner dans saint Marc et dans saint Luc, puisque saint Matthieu écrit un peu après : « Alors ils jeûneront », et non pas : « Alors ils pleureront. » Mais par ce mot, il a fait entendre que le Seigneur parlait du jeûne spécial qu’inspirent l’humiliation et L’affliction, et que les comparaisons suivantes, empruntées à l’étoffe neuve et au vin nouveau et reproduites également par saint Marc et par saint Luc, désignent cet autre jeûne auquel porte la joie de l’esprit attaché aux choses spirituelles, dont la douceur lui imprime une sorte d’aversion pour les aliments corporels ; jeûne qui ne convient pas à l’homme animal et charnel, tout occupé de son corps, par là même toujours esclave de ses anciennes passions. Il est inutile, sans doute, de redire ici que deux évangélistes ne sont pas en contradiction, si l’on trouve dans l’un certaines expressions ou même certains détails que l’autre a négligés, du moment que le fond est le même ou qu’une pensée n’est pas opposée à l’autre.

CHAPITRE XXVIII. RÉSURRECTION DE LA FILLE DE JAÏRE.

64. Saint Matthieu gardant toujours l’ordre chronologique continue ainsi : « Comme il leur disait ces choses, un prince de la synagogue l’aborda et l’adora en disant : Seigneur, ma fille vient de mourir ; mais venez, imposez – lui les mains, et elle vivra ; » et le reste, jusqu’à l’endroit où l’évangéliste nous fait lire : « Et la petite se leva, et le bruit de cet événement se répandit aussitôt dans tout le pays m. » Le fait est également raconté par saint Marc et saint Luc, mais non dans le même ordre. Ils s’en souviennent et l’exposent dans un autre endroit, c’est-à-dire après nous avoir montré Jésus repassant le lac et revenant du pays des Géraséniens, où il avait chassé les démons et leur avait permis d’entrer dans des pourceaux. En effet, saint Marc rapporte ce fait après avoir relaté ce miracle opéré chez les Géraséniens : « Lorsque Jésus, dit-il, eut repassé le lac sur une barque, et qu’il a était encore auprès de la mer, une grande a multitude de peuple s’assembla autour de lui. Et un chef de synagogue nommé Jaïre vint le trouver et le voyant il se jeta à ses pieds », etc n. On doit voir ici que ce qui regarde la fille du chef de synagogue arriva quand Jésus sortant du pays des Géraséniens eut repassé le lac : mais l’évangéliste ne dit pas combien de temps après. S’il n’y avait pas eu d’intervalle, on ne trouverait plus où placer ce que vient de raconter saint Matthieu sur le repas donné dans sa maison. Car après ce qui arriva chez lui et à son occasion, quoiqu’il en ait parlé, suivant l’usage des évangélistes, comme d’événements étrangers à sa personne ; il n’est d’autre fait que celui de la fille du chef de synagogue, pour se présenter immédiatement. Aussi la transition de saint Matthieu montre clairement par elle-même que ce qu’il va raconter fait suite à ce qu’il a raconté. Il vient de rapporter les paroles du Sauveur au sujet de l’étoffe neuve et du vin nouveau, puis il ajoute aussitôt : « Tandis qu’il leur disait ces choses, un prince de la synagogue l’aborda. » Mais si cet homme l’aborda quand il disait ces paroles, il n’y eut pas d’intervalle pour d’autres discours ni pour d’autres actions. Au contraire dans le récit de saint Marc, comme déjà nous l’avons montré, il y a place pour des événements intermédiaires. De même saint Luc, en passant du miracle opéré chez les Géraséniens à ce qui regarde la fille du chef de synagogue, ne le fait pas de manière à contredire saint Matthieu, qui présente ce dernier fait comme ayant suivi les comparaisons de l’étoffe neuve et du vin nouveau, en disant : « Comme Jésus parlait ainsi. » En effet, quand saint Luc a fini de raconter ce qui eut lieu chez les Géraséniens, il aborde de cette manière l’autre sujet : « Jésus, dit-il, étant revenu dans la Galilée, le peuple le reçut avec joie parce qu’ils l’attendaient tous. Et un homme appelé Jaïre, qui était chef de synagogue, vint à lui, et tombant à ses pieds, il le priait, etc o ; »De ce texte on conclut qu’à la vérité le peuple reçut alors avec joie le Seigneur dont il attendait impatiemment le retour ; mais ce qu’ajoute l’évangéliste : « Et un homme appelé Jaïre, etc » ne doit pas être pris comme une chose qui suivit immédiatement. Il faut faire précéder ce fait du festin où parurent les publicains et dont le texte de saint Matthieu rie permet pas de le séparer.

65. Au sujet de cette femme qui était affligée d’une perte de sang et dont l’histoire nous est présentée au milieu de la narration qui maintenant nous occupe, l’accord des trois évangélistes ne donne lieu à aucune question. Peu importé à la vérité que tel détail relevé par l’un, ne le soit point par l’autre ; que saint Marc fasse dire à Jésus : « Qui a touché mes vêtements ? » et saint Luc : « Qui m’a touché ? » L’un a usé du langage ordinaire, et l’autre a employé les termes propres. Car nous disons plus ordinairement : Vous me déchirez, que : Vous déchirez mes vêtements ; et il est hors de doute que tout le monde comprend alors notre pensée.

66. Mais d’après saint Matthieu le prince de la synagogue vint dire au Seigneur non pas que sa fille était en danger de mort, ou qu’elle était mourante, ou qu’elle rendait le dernier soupir, mais bien qu’elle était déjà morte ; et suivant les deux autres elle était à l’article de la mort, mais encore vivante cependant ; au point que leurs récits nous parlent des gens qui arrivèrent ensuite pour annoncer qu’elle était morte, et dire qu’il ne fallait pas davantage tourmenter le Maître, comme s’il fût venu non avec le pouvoir de la rendre à la vie du moment qu’elle serait morte, mais pour l’empêcher de mourir en lui imposant les mains. Afin d’écarter toute apparence de contradiction, il faut comprendre que saint Matthieu pour abréger a mieux aimé dire que le prince de synagogue pria le Seigneur de faire ce qu’il fit en effet lorsqu’il ressuscita sa fille. L’évangéliste ne considère pas tant les paroles que l’intention de ce père ; et il lui prête un langage conforme à ses pensées. Jaïre aussi bien avait tellement désespéré de sa fille, qu’il avait plutôt dessein de demander une résurrection qu’une guérison ; ne croyant pas la retrouver en vie après l’avoir laissée mourante. Saint Marc et saint Luc ont donc reproduit ses paroles ; saint Matthieu a exprimé sa pensée et sa volonté. Ainsi demanda-t-il également au Seigneur ou de guérir sa fille mourante ou de la rendre à la vie si elle était morte ; mais saint Matthieu se proposant de tout dire en peu de mots, fait demander au père ce qu’il voulait certainement, et ce que fit le Christ. Sans aucun doute, si, d’après les deux autres évangélistes ou l’un des deux, le père avait dit lui-même, ce que les gens de sa maison vinrent lui représenter, qu’il ne fallait plus importuner Jésus, parce que la fille était morte, le texte de saint Matthieu contredirait la pensée de Jaïre ; mais on ne lit pas qu’il se soit rendu aux observations de ceux qui en venant lui apporter la triste nouvelle, lui disaient de ne plus faire d’instance près du Maître. On voit encore par là que quand le Seigneur dit à Jaïre : « Ne crains pas ; crois seulement, et elle sera sauvée ; » il ne lui reprochait pas de défiance ; mais voulait affermir sa foi. La foi chez lui était la même que chez cet autre qui, en demandant la délivrance de son fils, dit à Jésus : « Je crois Seigneur, mais suppléez vous-même ce qui manque à ma foi p. »

67. Puisqu’il en est ainsi ; ces différentes manières, de parler, qui n’empêchent pas les évangélistes d’être d’accord entr’eux, donnent lieu à une observation bien utile et bien nécessaire. C’est que dans le langage de qui que ce soit, il faut considérer seulement l’intention, que les mots sont destinés à exprimer, et qu’on n’est pas menteur pour rendre en d’autres termes ce qu’a voulu dire quelqu’un dont on n’emploie pas les expressions. Il est certain que, non-seulement dans les paroles, mais dans tous les autres signes des pensées, on ne doit chercher que la pensée elle-même ; et c’est être misérable que de tendre pour ainsi dire aux mots et de se représenter la vérité comme enchaînée à des accents.

68. On lit dans plusieurs exemplaires de saint Matthieu : « Cette femme n’est point ; morte, mais elle dort. » Comme saint Marc et saint Luc déclarent que la fille dont il s’agit avait douze ans, il faut voir dans l’expression employée par saint Matthieu une locution hébraïque. Aussi bien, dans d’autres passages de l’Écriture ce terme désigne, non-seulement celles qui ont eu commerce avec un homme mais les vierges elles-mêmes. Il est dit d’Eve : « Et de la côte qu’il avait tirée d’Adam, le Seigneur Dieu bâtit la femme q. » Au livre des Nombres il est ordonné d’épargner les femmes, mulieres, qui n’ont point connu d’homme, c’est-à-dire les vierges r ; et saint Paul donne le même sens à ce mot quand il dit que Jésus-Christ est né d’une femme, ex muliere s. Mieux vaut comprendre ainsi la variante de saint Matthieu que de regarder cette fille de douze ans comme étant déjà mariée, ou n’étant plus vierge.

CHAPITRE XXIX. DES DEUX AVEUGLES ET DU DÉMON MUET DONT PARLE SEUL SAINT MATTHIEU.

69. Saint Matthieu continue ainsi : « Comme Jésus sortait de là, deux aveugles le suivirent et ils criaient : Fils de David, ayez pitié de nous ; » et le reste, jusqu’à l’endroit où nous lisons ces mots : « Mais les Pharisiens disaient : « Il chasse les démons par la vertu du prince des démons t. » Saint Matthieu est le seul qui ait parlé de ces deux aveugles et du démon muet. Car les deux aveugles dont il est question dans saint Marc et dans saint Luc u, ne sont pas les mêmes que ceux-ci. Il s’agit néanmoins d’un fait qui s’est accompli dans des conditions toutes semblables : et si saint Matthieu ne l’avait également relevé v, on pourrait croire que saint Marc et saint Luc ont voulu raconter ce que lui-même expose ici. Remarquons bien et n’oublions pas qu’il y a dans l’histoire évangélique certains faits qui se ressemblent. Nous en avons la preuve quand nous les trouvons relatés par le même Évangéliste. Et si telle ou telle circonstance met de l’opposition entre deux écrivains sacrés pour un fait qui parait le même, sans qu’on puisse les concilier sur ce point, nous devons penser qu’il ne s’agit pas du même fait, mais d’un autre qui est semblable ou qui s’est accompli semblablement.
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