bVoir Disc. précéd.; Rom 7, 15
alExo 19, 20, 31, 18
azSir 18, 30
bgLuc 31, 18
 
 
cuExo 19, 20, 31, 18 ; ci-dev. ser. CLV, n. 6.
cyDan 13
 
dhSir 2, 16
dp1Co 2, 27
 
 
 

‏ Romans 8

SERMON CLII. LE SALUT PAR LE CHRIST a.

ANALYSE. –

Après avoir invité ses auditeurs à élever leurs désirs vers Dieu pour obtenir sa lumière, saint Augustin aborde l’examen du texte indiqué. Il rappelle d’abord que les mouvements de concupiscence auxquels on ne consent pas, ne sont pas des péchés pour ceux qui sont régénérés en Jésus-Christ. Il constate encore que des trois lois dont parle saint Paul dans le même texte, savoir : la loi du péché, la loi des œuvres et la loi de l’Esprit de vie, cette dernière seule donne la force d’éviter ce qu’elle défend et de faire ce qu’elle ordonne. Mais d’où vient cette efficacité soit au baptême, soit à la loi de l’Esprit de vie ou de la grâce ? De ce que Dieu a envoyé son Fils parmi nous et nous a rendu sa faveur en considération du sacrifice de Jésus-Christ.

1. Votre charité doit se souvenir que j’ai examiné une question fort épineuse tirée de ce passage d’une épître de saint Paul. « Je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais b ». Vous qui étiez ici, vous vous rappelez cela. Maintenant donc soyez attentifs et continuons.

Voici par où a commencé la leçon d’aujourd’hui : « Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché, et dans cette chair il a condamné le péché par le péché même ; afin que la justification de la loi s’accomplît en nous, qui ne marchons point selon la chair, mais selon l’esprit ». Et voici d’un autre côté ce qui a été lu dernièrement et n’a pas été expliqué : « Ainsi, j’obéis moi-même par l’esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché c. Il n’y a donc pas de condamnation pour ceux qui sont maintenant en Jésus-Christ, qui ne marchent pas selon la chair ; parce que la loi de l’Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus, t’a affranchi de la loi du péché et de la mort. Car ce qui était impossible à la loi, parce qu’elle était affaiblie par la chair » ; et immédiatement ce qui vient d’être lu : « Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair du péché ».

Les passages obscurs ne présentent point de difficulté quand on est soutenu par l’Esprit-Saint. Que vos prières obtiennent donc qu’il nous éclaire, car votre désir de comprendre est réellement une prière adressée à Dieu ; et c’est de lui que vous devez attendre le secours nécessaire. Pour nous, en effet, semblables aux hommes de la campagne, nous ne travaillons qu’extérieurement. S’il n’y avait personne pour agir à l’intérieur, ni la semence ne prendrait racine en terré, ni le germe ne s’élèverait, aucune tige ne se fortifierait non plus jusqu’à devenir un tronc d’arbre ; il n’y aurait enfin ni rameaux, ni fruits ni feuillages. Aussi l’Apôtre, pour discerner ce que fait l’ouvrier de ce que fait le Créateur, a-t-il dit : « J’ai planté, Apollo a arrosé, mais c’est Dieu qui a fait croître ». Puis il ajoute : « Ni celui qui plante n’est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l’accroissement d ». Aujourd’hui donc si Dieu ne produit l’accroissement intérieur, c’est en vain que le bruit de mes paroles retentit à vos oreilles ; au lieu que si Dieu le produit, il y a pour nous utilité à planter et à arroser, et notre peine n’est pas stérile.

2. Je vous l’ai déjà dit : le sens qu’il faut donner à ces paroles de l’Apôtre : « J’obéis par l’esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché e c’est qu’on ne doit laisser aux organes corporels que les impressions qu’on ne saurait détruire. Consentez-vous, sans y résister, à ces désirs mauvais ? Vous êtes vaincus et vous gémirez ; encore est-il à souhaiter que vous gémissiez et que vous n’alliez pas jusqu’à perdre le sentiment de votre malheur. Il est bien vrai, tous nos vœux, tous nos désirs, toutes nos aspirations, quand nous répétons : « Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal f », c’est de souhaiter de ne ressentir plus aucun désir pervers dans notre chair ; mais durant la vie présente nous n’y saurions parvenir : de là ces mots. « Je ne trouve pas à accomplir le bien ». Je trouve à faire, quoi ? à ne consentir pas aux impressions mauvaises. Mais « je ne trouve pas à accomplir le bien », à n’avoir pas de mauvais penchants. Ce qu’il faut donc faire dans ce combat, c’est de ne pas consentir dans l’âme aux impressions coupables et d’obéir ainsi à la loi de Dieu, pendant qu’on obéit à la loi du péché en éprouvant sans y consentir la convoitise charnelle. La chair produit ses désirs ? produis aussi les tiens. Tu ne saurais étouffer, éteindre les siens ; qu’elle n’éteigne pas les tiens non plus : lutte ainsi avec courage et tu ne seras ni vaincu ni chargé de chaînes.

3. L’Apôtre continue ainsi : « Il n’y a donc pas maintenant de condamnation pour ceux a qui sont en Jésus-Christ ». Si tu ressens, sans y consentir, des désirs charnels, s’il y a dans tes organes une loi qui s’élève contre la loi de ton esprit et qui cherche à mettre ton âme sous le joug ; comme la grâce du baptême et du bain régénérateur a effacé soit la tache que tu as apportée en naissant, soit les péchés que tu as commis en consentant aux désirs mauvais, crimes ou impuretés, pensées ou paroles coupables ; oui, comme tout est purifié dans ces fonts sacrés où tu es entré en esclave pour en sortir affranchi, « il n’y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ ». Il n’y en a plus, mais il y en a eu, car d’un seul est venue la condamnation de tous g. Cette condamnation est l’œuvre de la génération, et la justification est due à la régénération. « Car la loi de l’Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus nous a affranchis de la loi du péché et de la mort ». Cette loi reste dans les membres, mais sans te rendre coupable ; tu en es affranchi. Combats en homme libre, mais prends garde d’être vaincu et de tomber de nouveau dans les fers. S’il y a fatigue à combattre, quelle joie à triompher !

4. À propos de la lutte sans laquelle nous ne pouvons exister, je vous ai fait une remarque dont vous devez surtout vous souvenir. Le juste même, ai-je dit, ou plutôt le juste principalement, a les armes à la main, car celui qui ne vit pas dans la justice ne combat pas non plus et se laisse entraîner ; mais ne croyez pas pour ce motif qu’il y ait en nous comme deux natures issues de principes différents ; c’est le rêve insensé des Manichéens qui ne veulent pas que la chair soit formée par Dieu. Quelle erreur ! Nos deux substances viennent également de Dieu, et si notre nature est le théâtre de tant d’hostilités, c’est la juste punition du crime. La guerre en nous n’est qu’une maladie ; guérissons, et nous aurons la paix. Cette lutte qui divise actuellement la chair et l’esprit a pour but d’établir la paix ; l’esprit travaille à faire entrer la chair dans ses vues. Si dans une même demeure l’homme et la femme se font la guerre, l’homme doit faire effort pour dompter sa femme. La femme une fois domptée se soumettra à son époux, et la paix, par là, sera rétablie.

5. Ces paroles : « La loi de l’Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus, t’a affranchi de la loi de la mort et du péché », nous invitent à étudier la nature de ces lois. Regardez et distinguez bien ; vous avez besoin de bien discerner. « La loi de l’Esprit de vie » ; voilà une première loi : « t’a affranchi de la loi du péché et de la mort » ; c’en est une seconde. Ce qui suit : « Car ce qui était impossible à la loi, parce qu’elle était affaiblie parla chair », indique une troisième loi. Cette dernière un résumé des deux premières ? Examinons et tâchons de comprendre avec l’aide de Dieu.

Que dit l’Apôtre de la loi bonne ? « La loi de l’Esprit de vie t’a affranchi de la loi du péché et de la mort ». Cette loi n’est pas sans efficacité : « elle t’a affranchi, cette loi de l’Esprit de vie, de la loi du péché et de la mort ». Ainsi la loi bonne t’a délivré de la mauvaise loi. Quelle est cette mauvaise loi ? Je vois dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit et qui m’assujettit à la loi du péché, laquelle est dans mes membres ». Pourquoi donner à celle-ci le nom de loi ? C’est qu’il était fort juste que la chair refusât d’obéir à l’homme, puisque lui-même avait refusé d’obéir à son Seigneur. Au-dessus de toi est ton Seigneur, et ta chair au-dessous. Obéis à ton chef, pour être obéi de ton sujet. Mais tu as dédaigné ce chef, tu es puni par ton sujet. Telle est la loi du péché ; on l’appelle aussi la loi de la mort, car le péché a introduit la mort. « Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort h ». C’est cette loi du péché qui tente l’esprit et qui essaie de le mettre sous le joug. « Mais je me complais dan la loi de Dieu selon l’homme intérieur ». Ainsi s’engage la lutte pendant laquelle on s’écrie : « J’obéis par l’esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché ».

« La loi de l’Esprit de vie t’a affranchi de la loi du péché et de la mort ». Comment t’a-t-elle affranchi ? D’abord en te donnant le pardon de tous tes péchés ; car c’est de cette loi que parle un psaume quand il y est dit à Dieu : « Et par votre loi soyez-moi propice i ». C’est donc la loi de la miséricorde, la loi de la foi et non pas la loi des œuvres. Quelle est maintenant la loi des œuvres ? Dans ces mots : « La loi de l’Esprit de vie t’a affranchi de la loi du péché et de la mort », vous avez vu l’excellente loi de la foi ; vous y avez vu aussi la loi du péché et de la mort. Maintenant : « Ce qui était impossible à la loi, parce qu’elle était affaiblie par la chair », voilà une troisième loi à laquelle il manque un je ne sais quoi qui a été comblé par la loi de l’Esprit de vie, puisque celle-ci t’a affranchi de la loi du péché et de 1e. mort. La loi mentionnée en troisième lieu est donc la loi qui a été donnée au peuple sur le mont Sinaï, par le ministère de Moïse, et qu’on appelle la loi des œuvres. Elle sait menacer mais non pas secourir ; commander et non pas aider. Elle a dit : « Tu ne convoiteras pas » ; de là cet aveu de l’Apôtre : « Je ne connaîtrais pas la concupiscence si la loi n’eût dit : Tu ne convoiteras pas ». À quoi m’a servi que cette loi ait dit : « Tu ne convoiteras pas ? C’est que prenant occasion du commandement, le péché m’a séduit et m’a tué ». On me défendait de convoiter, je n’ai pas obéi, et j’ai été vaincu. Ainsi j’étais pécheur avant la loi, et après l’avoir reçue, prévaricateur. « Car, prenant occasion du commandement, le péché m’a séduit et m’a tué j ».

6. « Ainsi la loi est sainte », poursuit l’Apôtre. Elle est donc bonne aussi, cette loi, quoique les Manichéens la condamnent comme ils condamnent la chair. Oui, dit saint Paul, « la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon. Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort ? Loin de là ; mais le péché, « pour apparaître péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort k ». Ainsi s’exprime l’Apôtre, et pesez avec soin tous ses termes.

« Ainsi la loi est sainte ». Qu’y a-t-il de plus saint que de dire : « Tu ne convoiteras pas ? » Y aurait-il du mal à enfreindre la loi, si la loi n’était bonne ? Non, il n’y aurait aucun mal, puisqu’il n’est pas mal de rejeter le mal ; et si c’est un mal de l’enfreindre, c’est qu’elle est bonne. Qu’y a-t-il aussi de meilleur que de dire : « Tu ne convoiteras point ? » Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon ». Comme l’Apôtre insiste ! comme il veut faire pénétrer sa pensée ! On dirait qu’il crie contre nos ennemis : Que dis-tu donc, Manichéen ? Que la loi donnée par Moïse est mauvaise ? – Elle est mauvaise, répètent-ils. Quel front ! Quelle audace ! Tu la qualifies d’un seul mot, mauvaise. Et l’Apôtre ? La loi, « dit-il, est sainte, et le commandement saint, juste et bon ». Te tairas-tu, enfin ? – « Ce qui est bon, reprend-il, est donc devenu pour moi la mort ? – Loin de là ; mais le péché, « pour se montrer péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort ». Remarquez : « par une chose bonne », c’est accuser le pécheur sans manquer à faire l’éloge de la loi. « Le péché, par une chose bonne, produit pour moi la mort ». Quelle est cette chose bonne ? Le commandement. Et encore ? La loi. Comment s’est produite la mort ? Par le péché, « pour apparaître péché, pour pécher au-delà de toute mesure, puisque c’est pécher par le commandement même l ». Avant le commandement, le péché était moindre ; depuis le commandement, il dépasse toute mesure. Quand on ne rencontre pas de défense, on s’imagine bien faire ; en rencontre-t-on ? on veut d’abord ne pas enfreindre, puis on est vaincu, entraîné, mis sous le joug, et n’ayant pu observer la loi on ne doit plus songer qu’à demander grâce.

7. Il est donc bien vrai que la loi dont parle l’Apôtre en ces termes : « La loi de l’Esprit de vie t’a affranchi de la loi du péché et de la mort », est la loi de la foi, la loi de l’Esprit, la loi de la grâce, la loi de la miséricorde ; tandis que cette autre loi du péché et de la mort, n’est pas la loi de Dieu, mais réellement la loi du péché et de la mort. Pour cette autre encore dont l’Apôtre dit : « La loi est sainte, « et le commandement saint, juste et bon », elle est bien la loi de Dieu, mais la loi des œuvres, la loi des observances ; loi des œuvres qui commande sans aider, qui montre le péché sans le détruire. Une loi donc le fait connaître, et une autre l’efface.

Il y a deux alliances, l’ancienne et la nouvelle. Écoute l’Apôtre : « Dites-moi, vous qui voulez être sous la loi, n’avez-vous pas lu la loi ? Car il est écrit : Abraham eut deux fils, l’un de la servante et l’autre de la femme libre. Or, celui de la servante naquit selon la chair, et celui de la femme libre, en vertu de la promesse. Ce qui a été dit par allégorie. Ce sont en effet les deux alliances : l’une sur le mont Sina, engendrant pour la servitude, est Agar », la servante de Sara, que Sara donna à Abraham et qui devint mère d’Ismaël. Ainsi l’ancienne alliance est figurée par Agar « engendrant pour la servitude ; tandis que la Jérusalem d’en haut est libre ; c’est elle qui est notre mère m ». De là il suit que les fils de la grâce sont les fils de la femme libre, et les fils de la lettre, les fils de la servante. Veux-tu connaître les fils de la servante ? La lettre tue ». Les fils de la femme libre ? L’esprit vivifie n ». – La loi de l’Esprit de vie, qui est dans le Christ Jésus, t’a affranchi de la loi du péché et de la mort », dont n’a pu t’affranchir la loi de la lettre. « Car c’était chose impossible à la loi, parce qu’elle était affaiblie par la chair ». Cette chair en effet se révoltait contre toi, elle te rendait son esclave ; elle entendait la loi et n’excitait que plus vivement la concupiscence. C’est ainsi que par la chair s’affaiblissait la loi de la lettre, et qu’il était impossible à cette loi de l’affranchir de la loi du péché et de la mort.

8. « Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché » ; non pas dans une chair de péché. Oui, dans une chair, mais non dans celle de péché. La chair des autres hommes est donc une chair de péché ; lui seul fait exception, car sa Mère l’a conçu non pas avec concupiscence, mais par la grâce. Sa chair toutefois ressemble à la chair de péché, et c’est ce qui lui a permis de manger, d’avoir faim et soif, de dormir, de se fatiguer et de mourir. « Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché ».

9. « Et dans sa chair il a condamné le péché par le péché même ». Quel péché ? Par quel péché ? « Il a dans sa chair condamné le péché par le péché même, afin que la justification de la loi s’accomplît en nous ». Oui, qu’elle s’accomplisse en nous, qu’elle s’accomplisse en nous par le secours de l’Esprit, cette justice qui nous est prescrite ; en d’autres termes, que la loi de la lettre s’accomplisse, par l’Esprit de vie, en nous qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l’Esprit ». Quel est donc ce péché et par quel péché le Seigneur l’a-t-il condamné ?

Je vois, je vois clairement quel est le péché condamné. « Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui enlève le péché du monde o ». Quel péché ? Tout ce qui est péché, tous les péchés commis par nous.

Maintenant, par quel péché ? Il était, lui, sans péché. « Il n’a point commis de péché, est-il dit de lui, et on n’a point découvert de tromperie dans sa bouche p ». Non, il n’en a aucun, ni péché originel, ni péché actuel ; aucun, ni péché transmis, ni péché commis par lui. La Vierge nous fait connaître quelle fut son origine, et sa vie sainte nous montre suffisamment qu’il ne fit jamais rien qui lui méritât la mort. Aussi disait-il : « Voici venir le prince de ce monde », le diable, « et il ne découvrira rien en moi ». Ce prince de la mort ne trouvera pas un motif de me faire mourir. Ah ! pourquoi donc mourez-vous ? Afin que tous sachent que je fais la volonté de mon Père, sortons d’ici q ». Il s’en alla alors pour souffrir la mort, une mort volontaire, une mort choisie librement et non une mort imposée. « J’ai le pouvoir de déposer la vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre. Personne ne me l’a ravie, c’est moi qui la dépose et la reprends r ». Tu t’étonnes de ce pouvoir, rappelle-toi sa majesté. C’est le Christ qui parle, il parle en Dieu.

10. Par quel péché donc a-t-il condamné le péché ? Quelques-uns ont donné à ces mots un sens qui n’est pas mauvais ; mais je crois qu’ils n’ont pas compris la pensée même de l’Apôtre. Encore une fois cependant leur sens n’est pas hétérodoxe, je le rapporterai d’abord, j’exposerai ensuite le mien et je montrerai par les divines Écritures combien il est incontestable. Ils se demandaient donc avec effroi par quel péché Dieu a condamné le péché : Dieu est-il coupable ? Et ils se sont répondus : S’il « a condamné le péché par le péché », ce n’est pas assurément par le sien. Cependant « il a condamné » réellement le péché par le péché ». Or ce n’est pas par le sien. Par lequel donc ? C’est par le péché de Juda, par le péché des Juifs. Comment, en effet, a-t-il répandu son sang pour la rémission des péchés ? Parce qu’il a été crucifié par les Juifs. Qui le leur a livré ? Juda. Ainsi les Juifs l’ont attaché à la croix et Juda l’a trahi. Ont-ils fait bien ou mal ? Ils ont péché. C’est par ce péché que Dieu condamne le péché.

Sans doute il est juste, il est vrai de dire que c’est par le péché des Juifs que le Christ a condamné tout ce qui est péché, car c’est leur fureur qui lui a fait répandre le sang expiatoire de tous les péchés. Remarque toutefois comment s’exprime ailleurs le même Apôtre. « Nous faisons, dit-il, les fonctions d’ambassadeurs pour le Christ, Dieu exhortant par notre bouche. Nous vous en conjurons par le Christ », supposez que le Christ vous en conjure lui-même, car c’est en son nom que nous vous parlons, « réconciliez-vous à Dieu ». Puis il ajoute : « Il ne connaissait point le péché » ; en d’autres termes, ce Dieu à qui nous vous conjurons de vous réconcilier, voyant Celui qui ne connaissait pas le péché, voyant innocent son Christ, Dieu comme lui, « l’a rendu péché pour l’amour de nous, afin qu’en lui nous devinssions justice de Dieu s ». Comment voir ici le péché de Juda, le péché des Juifs, le péché de tout autre mortel ? Nous lisons en propres termes : « Celui qui ne connaissait point le péché, il l’a rendu péché pour l’amour de nous ». Qui a rendu ? Qui a été rendu ? C’est Dieu qui a rendu son Christ péché pour l’amour de nous. L’Apôtre ne dit pas qu’il l’a fait pécheur, mais qu’il l’a fait péché ». Ce serait un blasphème de dire que le Christ a péché : comment souffrir qu’on l’accuse d’être le péché même ? Et pourtant nous ne saurions donner le démenti à l’Apôtre. Nous ne pouvons pas lui dire : Que prétends-tu là ? Parler ainsi à l’Apôtre ce serait nous élever contre le Christ, puisque l’Apôtre dit encore ailleurs. « Voulez – vous éprouver Celui qui parle en moi, le Christ t » ?

11. Quel est donc le vrai sens ? Que votre charité, contemple ici un grand et profond mystère : heureux si vous l’aimez en le contemplant et si vous parvenez à le posséder en l’aimant. Oui, c’est le Christ notre Seigneur, c’est Jésus notre Sauveur, notre Rédempteur, qui est devenu péché afin qu’en lui nous devinssions justice de Dieu. Comment ? Écoutez la loi. Ceux qui la connaissent savent ce que je dis ; quant à ceux qui ne la connaissent pas, qu’ils la lisent ou qu’ils l’entendent. Dans la loi donc on donnait le nom de péchés aux sacrifices offerts pour l’expiation des péchés. Preuve : quand on amenait la victime à immoler pour le péché, la loi disait : « Que les prêtres mettent leurs mains sur le péché u », c’est-à-dire sur la victime du péché. Or le Christ est-il autre chose que la victime du péché ? « Le Christ, dit saint Paul, nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous comme un sacrifice à Dieu et une hostie de suave odeur v. » Voilà par quel péché le Seigneur a condamné le péché ; il l’a condamné par le sacrifice de lui-même pour l’expiation de nos péchés. Telle est « la loi de l’Esprit de vie qui t’affranchit de la loi du péché et de la mort ». Toute bonne qu’elle fût en effet, tout saints, tout justes et tout bons que fussent ses commandements, cette autre loi, la loi de la lettre, la loi des ordonnances, « était affaiblie par la chair », et nous ne pouvions accomplir ses prescriptions. Une loi donc, comme je l’ai déjà dit, te montrera le péché, une autre loi t’en délivrera ; à la loi de la lettre de te le montrer, à la loi de la grâce de t’en délivrer.

SERMON CLV. SORT HEUREUX DU VRAI CHRÉTIEN w.

ANALYSE. – Ce sermon n’est que l’explication des onze versets indiqués au renvoi. Par conséquent saint Augustin y montré, comme saint Paul, combien est heureux le sort du vrai chrétien. Premièrement en effet, malgré les mouvements désordonnés qu’il éprouve, il n’est ni coupable, ni sujet à, condamnation, car il trouve dans la loi nouvelle la grâce de n’y pas consentir, et cette grâce est due à l’immolation du Sauveur devenu victime du péché pour l’amour de nous. Ah ! prenons donc grand soin de vivre de la vie de l’esprit et non de la vie de la chair, de nous appuyer sur Jésus-Christ et non pas sur nous. Secondement, le vrai chrétien, en profitant de la grâce évangélique durant cette vie, parviendra sûrement à la gloire de la résurrection bienheureuse après sa mort.

1. La lecture que nous avons faite hier du saint Apôtre s’est terminée à ces mots : Ainsi donc j’obéis par l’esprit à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché ». Cette conclusion démontre qu’en disant un peu plus haut : « Alors ce n’est pas moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi x », saint Paul voulait faire entendre qu’il n’y avait en lui aucun consentement de la volonté, mais seulement la convoitise de la chair. C’est donc cette convoitise qu’il appelle péché, parce qu’elle est la source de tous les péchés. De fait, tout ce qu’il y a de mauvais dans nos paroles, dans nos actions et dans nos pensées ne provient que d’aspirations désordonnées, que de jouissances coupables. Mais si nous résistons à ces attraits pervers, si nous n’y consentons pas, si nous n’y abandonnons pas nos membres comme des instruments, le péché ne règne point dans notre corps mortel. Son règne tombe en effet, avant que lui-même soit anéanti ; il perd dans cette vie tout empire sur les saints, et dans l’autre il expire ; il perd l’empire quand nous n’allons pas à la remorque de nos convoitises, et plus tard il expirera, et l’on s’écriera alors : « O mort, où est ton ardeur ? »

2. Après donc avoir dit : « J’obéis par l’esprit à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché », non pas en livrant mes sens à l’iniquité, mais en éprouvant des impressions de convoitise désordonnée sans toutefois Y donner les mains, l’Apôtre ajoute : « Maintenant donc il n’y a point de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ ». Il y a condamnation pour ceux qui vivent – dans la chair ; mais pour ceux qui vivent en Jésus-Christ, absolument aucune.

Remarque : il parle ici de ce qui arrive maintenant, et non de ce qui arrivera plus tard. Espère, pour plus tard, de ne ressentir même plus de convoitise, de n’avoir plus ni à faire effort, ni à lutter contre elle, ni à lui refuser ton consentement, ni à l’assujettir, ni à la dompter ; espère cela pour plus tard, car il n’y aura plus alors de concupiscence assurément : Eh ! si ce corps mortel s’insurgeait alors contre nous, ne serait-il pas faux de dire : « O mort, où est ton ardeur ? » Voici donc ce qui arrivera plus tard : « Alors s’accomplira cette parole de l’Écriture : La mort a été anéantie dans sa victoire. O mort, où est ton ardeur dans la lutte ? O mort, où est ton aiguillon ? Car l’aiguillon de la mort est le péché, et la force du péché, la loi y » ; puisqu’au lieu d’éteindre le désir, la loi n’a fait que l’exciter ; elle l’a même fortifié en commandant à l’oreille sans aider l’âme. C’est ce qui ne se verra plus alors. Mais maintenant ? Tu veux le savoir ? L’Apôtre vient de le dire : « Maintenant ce n’est plus moi qui fais cela ». Remarque ce maintenant. Que signifie : « Ce n’est pas moi qui fais cela ? » – Je n’y consens pas, je n’y acquiesce pas, je ne dis pas oui, je repousse toujours, je réprime mes sens.

Or c’est beaucoup. La concupiscence venant de la chair et les sens aussi étant de chair, quand le péché ou la concupiscence ne règne pas, c’est que l’esprit a plus d’empire sur ces sens pour les empêcher de devenir des membres d’iniquité, que la concupiscence elle-même pour les y porter. Sans doute on sent encore le mouvement des sens et de la convoitise ; mais c’est l’esprit qui gouverne, pourvu toutefois qu’il soit soutenu par le ciel ; car en le laissant trop résister à la grâce de Dieu, nous ferions de lui non pas un roi mais un tyran. Lors donc qu’il gouverne parce qu’il consent à être gouverné lui-même, son empire s’affermit à tel point sur les sens et sur la concupiscence, qu’il devient capable d’observer cette recommandation de l’Apôtre. « Que le péché ne règne donc point dans votre corps mortel jusqu’à vous faire obéir à ses convoitises ; et n’abandonnez point vos membres au péché comme des instruments d’iniquité z ».

3. « Ainsi il n’y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ ». Qu’ils ne s’inquiètent pas de ressentir encore des mouvements désordonnés ; qu’ils ne s’inquiètent pas de voir encore dans leurs organes une loi qui s’élève contre la loi de l’esprit. « Il n’y a plus pour eux de condamnation ». Mais à quelle condition ? A quelle condition même maintenant ? Qu’ils soient « en Jésus-Christ ». Et comment accorder cela avec cette autre pensée exprimée un peu plus haut : « Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m’assujettit à cette loi du péché, laquelle est dans mes membres aa ? » Moi désigne ici la chair et non l’esprit. Mais enfin qu’est devenue cette loi, s’il « n’y a plus de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ ? C’est qu’il y a une loi de l’Esprit de vie en Jésus-Christ ». Une loi, non pas la loi de la lettre donnée sur le mont Sina ; une loi, non pas celle qui repose sur l’ancienneté de la lettre ; mais « la loi de l’Esprit de vie en Jésus-Christ : c’est elle qui t’a affranchi de la loi du péché et de la mort ». Eh ! comment pourrais-tu te complaire intérieurement dans la loi de Dieu, si cette loi de l’Esprit de vie en Jésus-Christ ne t’affranchissait de la loi du péché et de la mort ? O âme humaine, ne t’attribue rien, ne sois pas trop fière, ou plutôt ne le sois pas du tout ; si tu ne consens pas, ô volonté humaine, aux aspirations de la chair, si la loi du péché ne te fait pas tomber du trône, c’est que « la loi de l’Esprit de vie en Jésus-Christ t’a affranchi de la loi de la mort et du péché ». Cet affranchissement n’est pas dû à cette autre loi dont il vient d’être dit : « Obéissons dans la nouveauté de l’esprit et non dans la vétusté de la lettre ab ». Pourquoi ? Cette loi n’a-t-elle pas été écrite, elle aussi, avec le doigt de Dieu ? Et le doigt de Dieu n’est-il pas l’Esprit-Saint ? Lis l’Évangile, tu constateras que la pensée du Seigneur rendue par ces mots d’un Évangéliste : « Si c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons ac » ; un autre Évangéliste l’exprime ainsi : « Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons ad ». Mais si cette loi ancienne fut écrite, elle aussi, par le doigt ou par l’Esprit de Dieu, par cet Esprit qui l’emporta sur les magiciens de Pharaon et qui leur fit dire : « Le doigt de Dieu est ici ae » ; oui, si cette loi, ou mieux, puisque cette loi a été écrite, elle aussi, par le doigt ou par l’Esprit de Dieu, pourquoi ne la nommerait-on pas « la loi de l’Esprit de vie dans le Christ Jésus ? »

4. Ce n’est pas elle en effet, ce n’est pas cette loi du Sinaï que l’on appelle la loi du péché et de la mort. On appelle ainsi celle qui inspirait ces gémissements : « Je vois dans mes membres une autre loi qui s’élève contre la loi de mon esprit ». Mais de cette loi mosaïque il est dit ; « Par conséquent la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon ». L’Apôtre continue : « Ainsi donc ce qui est bon est devenu pour moi la mort ? Loin de là. Mais le péché, pour se montrer péché, a, par ce qui est bon, produit en moi la mort, de manière qu’on a dépassé la mesure en péchant ainsi par le commandement même ». Que révèlent ces mots.

« Dépassé toute mesure ? » Ils signifient que la violation de la loi s’est ajoutée au péché. Par conséquent la loi a servi à faire connaître l’humaine faiblesse. Ce n’est pas assez, elle a servi à augmenter le mal pour déterminer au moins alors à recourir au médecin. On aurait dédaigné le mal, s’il n’eût été que léger ; en le dédaignant on n’aurait, pas eu recours au médecin, et n’y recourant pas on n’aurait pas guéri. Aussi bien la grâce a-t-elle surabondé où avait abondé le péché af ; elle a effacé tous les crimes qu’elle a rencontrés ; elle a de plus soutenu l’effort de notre volonté pour ne plus pécher. Ainsi, ce n’est pas en elle-même, c’est en Dieu que doit s’applaudir notre volonté, car il est écrit : « C’est en Dieu que mon âme se glorifiera tout le jour ag » ; et encore : « C’est dans le Seigneur que se glorifiera mon âme : cœurs doux, écoutez et réjouissez-vous ah ». – « Écoutez, cœurs doux » ; car les esprits superbes et disputeurs ne savent pas écouter. Mais pourquoi n’est-ce pas cette loi ancienne, écrite aussi par le doigt de Dieu, qui communique cet indispensable secours de la grâce dont nous parlons ? Pourquoi ? Parce qu’elle est écrite sur des tables de pierre et non sur les tables charnelles du cœur ai.

5. Voyez du reste, mes frères, l’analogie profondément mystérieuse qui unit les deux lois, et la différence qui sépare les deux peuples. L’ancien peuple, vous le savez, célébrait la Pâque en immolant et en mangeant un agneau avec des pains azymes : cette immolation de l’agneau figurait l’immolation du Christ, et les pains azymes la vie nouvelle, la vie qui ne conserve rien de l’ancien levain. Aussi l’Apôtre nous dit-il : « Purifiez-vous du vieux levain, afin que vous soyez une pâte nouvelle, comme vous êtes des azymes ; car notre agneau pascal, le Christ, a été immolé aj ». L’ancien peuple célébrait donc la Pâque non pas au grand jour, mais à l’ombre du mystère ; et cinquante jours après, comme chacun peut s’en assurer, il recevait, du haut du Sinaï, la loi écrite avec le doigt de Dieu. Voici venir le véritable agneau pascal : le Christ est mis à mort ; il nous fait passer ainsi de la mort à la vie. Aussi le mot hébreu Pâque signifie-t-il passage, ce que rappellent ces paroles d’un Évangéliste : « L’heure venait où Jésus devait passer de ce monde à son Père ak ». Ainsi se célèbre cette Pâque : le Seigneur ressuscite, il fait la Pâque véritable ou le passage de la mort à la vie ; puis cinquante jours s’écoulent, et l’Esprit-Saint, ou le doigt de Dieu, descend.

6. Or voyez combien les circonstances sont diverses. Au Sinaï le peuple se tenait éloigné, c’était la crainte et non pas l’amour. Cette crainte les porta même à dire à Moïse : « Parle-nous, toi, et que le Seigneur ne nous parle plus : nous mourrions ». Dieu descendait bien sur la montagne, comme le rapporte l’Écriture, mais c’était au milieu des flammes, d’un côté jetant au loin la frayeur sur le peuple, et d’autre part écrivant avec son doigt sur la pierre al, et non pas dans le cœur. Quand au contraire l’Esprit-Saint descendit, les fidèles étaient réunis, et au lieu de les effrayer du haut de la montagne, il pénétra dans leur demeure ; du ciel sans doute se fit entendre un bruit pareil à celui d’une tempête, mais ce bruit n’inspirait pas la terreur. Ici encore il y a du feu. Sur la montagne aussi on distinguait et le feu et le bruit : mais le feu y était accompagné de fumée, tandis que maintenant c’est un feu sans fumée. « Ils virent, dit l’Écriture, comme des langues de feu qui se partagèrent ». Ce feu jetait-il au loin l’épouvante ? Nullement : car « il se reposa sur chacun d’eux, et ils commencèrent à parler diverses langues, selon que l’Esprit-Saint leur inspirait de parler am ». Écoute cette langue qui parle : c’est le Saint-Esprit écrivant non pas sur la pierre mais dans le cœur. Or c’est cette loi de l’Esprit de vie », écrite dans le cœur et non sur la pierre, donnée « par Jésus-Christ », le véritable agneau pascal, qui « t’a affranchi de la loi de mort et de péché ».

Telle est bien la différence manifeste qui distingue l’Ancien et le Nouveau Testament. Aussi l’Apôtre dit-il : « Non pas sur des tables de pierre, mais sur les tables charnelles du cœur an » ; et le Seigneur, par l’organe d’un prophète : « Voilà que les jours viennent, dit l’Éternel, et j’établirai avec la maison de Jacob une alliance nouvelle, non pas conforme à l’alliance que j’établis avec leurs pères lorsque je les pris par la main et que je les tirai de la terre d’Egypte » ; puis signalant avec précision la différence essentielle : « Je mettrai, dit-il, mes lois dans leurs cœurs ; oui, je les graverai dans leurs cœurs ao ». Ah ! si cette loi divine est gravée dans ton cœur, point de terreurs venues du dehors, goûte plutôt ses charmes intérieurs, et cette « loi de l’Esprit de vie en Jésus-Christ t’a affranchi de la loi de péché et de mort ».

7. « Car ce qui était impossible à la loi » c’est la suite du texte de l’Apôtre, « ce qui était impossible à la loi ». Pourtant n’accuse pas la loi, car saint Paul ajoute : « Attendu qu’elle était affaiblie par la chair » ; ordonnant sans qu’on l’accomplît, à cause des résistances invincibles que lui opposait la chair dépouillée de la grâce. Ainsi la chair affaiblissait l’empire de la loi ; la loi est bien spirituelle, « mais moi je suis charnel ap ». Comment donc pourrait m’aider cette loi qui se contente de commander au-dehors pour communiquer la grâce au dedans ? « Elle était affaiblie par la chair ». Or en face de cette impuissance de la loi et de cette faiblesse de la chair, qu’a fait Dieu ? « Dieu a envoyé son Fils ». D’où venait à la loi cette faibles et cette impuissance ? De la chair ». Et Dieu ? Dieu opposa la chair à la chair, ou plutôt il envoya la chair au secours de la chair ; et en détruisant le péché de la chair, il a su affranchir la chair même. « Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché ». La chair était réelle, mais ce n’était pas une chair de péché. Que signifie : « Une chair semblable à celle du péché ? » Que c’était réellement une chair, une chair véritable. Et comment ressemblait-elle à la chair de péché ?

Comme la mort vient du péché, toute chair de péché est soumise à la mort, ce qui fait dire à l’Apôtre que le corps de péché doit être détruit s. La mort pesant ainsi sur toute chair de péché, on trouve dans toute chair de péché, le péché et la mort, non pas seulement la mort, mais la mort et le péché. Au contraire il n’y a que la mort et non pas le péché, dans la chair qui n’a que la ressemblance de la chair de péché. Car si le péché était dans cette chair, si par conséquent elle méritait la mort qu’elle a endurée, le Sauveur n’aurait pas dit : « Voici venir le prince du monde et il ne trouvera rien en moi  aq ». Pourquoi me fait-il mourir ? Parce que « je paie ce que je ne dois pas ar ». Ainsi le Seigneur a fait pour la mort ce qu’il a fait pour l’impôt. On lui demandait de payer l’impôt, le didrachme : « Pourquoi, lui disait-on, ni vous ni vos disciples ne payez-vous point le tribut ? » Il appela Pierre. « À qui, lui demanda-t-il, les rois de la terre réclament-ils l’impôt ? Est-ce à leurs fils ou aux étrangers ? – Aux étrangers, répondit Pierre. – Donc, conclut-il, leurs fils en sont exempts. « Afin toutefois de ne pas les scandaliser, va à la mer, jette un hameçon, et le premier poisson qui montera », comme le premier-né d’entre les morts, « prends-le, ouvre-lui la gueule, tu y trouveras un statère », c’est-à-dire deux didrachmes ou quatre drachmes ; on exigeait en effet un didrachme ou deux drachmes par tête. « Tu y trouveras un statère », quatre drachmes : « donne-le pour toi et pour moi  as ». Que signifie pour toi et pour moi ? » C’est-à-dire pour l’Église dont je suis le chef ou le Christ, que tu représentes et pour qui sont donnés les quatre Évangiles. C’était donc ici un mystère profond : Le Christ payait ce tribut sans y être obligé, c’est ainsi qu’il endura la mort sans la mériter. Ah ! s’il n’eût payé sans devoir, jamais il ne nous eût déchargés de nos dettes.

8. « Ce qui donc était impossible à la loi », puisqu’elle n’occasionnait guère que des prévarications, l’âme n’étant point convaincue encore de son impuissance et n’ayant point recours au Sauveur ; « puisque d’ailleurs elle était affaiblie par la chair, Dieu, envoyant son Fils dans une chair semblable à celle du péché, a condamné par le péché même le péché dans la chair ». Mais pouvait-il, sans péché, condamner le péché par le péché ? Nous vous avons expliqué déjà ce texte
Voir serm. 134, n. 4-6 : serm. CLII, n. 10, 11
. Cependant nous allons réveiller les idées de ceux d’entre vous qui se souviennent de ce que nous avons dit, l’apprendre à ceux qui n’étaient pas ici et le rappeler à ceux qui l’ont oublié.

On donnait dans l’ancienne loi le nom de péché au sacrifice offert pour le péché. Ce sens se reproduit constamment : ce n’est pas une ou deux fois, c’est très-fréquemment que les sacrifices pour le péché sont appelés péchés. Or, c’est dans ce sens que le Christ lui-même était péché. Quoi ! dirons-nous qu’il avait quelque péché ? Dieu nous en garde ! Il était sans péché, mais il était péché. Oui, il était péché, en ce sens qu’il était victime pour nos péchés. Voici ce qui le prouve, le voici dans les paroles de l’Apôtre même. « Il ne connaissait point le péché », dit-il en parlant de lui. C’est bien la même idée que j’exposais devant vous, lorsque je vous expliquais ce même passage. « Il ne connaissait pas le péché » ; et pourtant ce même Jésus-Christ Notre-Seigneur qui ne connaissait pas le péché », Dieu, le Père l’a « fait péché pour l’amour de nous au ». Oui, Dieu le Père a fait péché pour l’amour de nous ce même Jésus-Christ qui ne connaissait pas le péché, afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu ». Distinguez ici deux choses : la justice de Dieu et non la nôtre ; elle est en lui, et non en nous, et c’est par lui que se sont formés ces grands saints dont il est dit dans un psaume : « Votre justice s’élève comme les montagnes de Dieu ». – « Votre justice », et non la leur ;  « votre justice s’élève comme les montagnes de Dieu ». Aussi bien j’ai élevé mes yeux vers les montagnes d’où me viendra le secours » ; mais ce secours ne viendra pas des montagnes mêmes, car « mon secours viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre av ». Or, après ces mots : « Votre justice s’élève comme les plus hautes montagnes », le prophète suppose qu’on pourrait lui demander : Comment alors expliquer la naissance de ceux qui n’ont point part à cette justice de Dieu, et il ajoute : « Vos jugements sont profonds comme le grand abîme ». Que signifie : « Comme le grand abîme ? » Que ces jugements sont impénétrables et inaccessibles à l’esprit humain. Car les trésors de Dieu sont inscrutables, ses déterminations mystérieuses et ses voies inabordables aw. C’est ainsi qu’« il a envoyé son Fils », pour appeler, justifier et glorifier ceux qu’il a connus dans sa prescience, et prédestinés, et pour faire dire à ses montagnes : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ax ? » – « Dieu donc a envoyé son Fils, et par le péché même il a condamné le péché dans la chair, afin que la justification de la loi s’accomplît en nous ». Elle ne suffisait pas à se faire accomplir, le Christ a donné la grâce de le faire, car il n’est pas venu détruire la loi, mais la mener à sa fin ay.

9. Mais comment, à quelle condition cette « justification de la loi » pourrait-elle s’accomplir, et s’accomplit-elle en nous ? Tu veux le savoir ? L’Apôtre dit : « En nous, qui ne marchons point selon la chair, mais selon l’Esprit ». Que signifie marcher selon la chair ? Consentir aux désirs de la chair. Et marcher selon l’Esprit ? C’est avoir l’âme soutenue par l’Esprit et ne suivre pas les impressions charnelles. C’est ainsi que s’accomplit en nous la loi, la justification de Dieu. Maintenant en effet, on observe cette recommandation : « Ne va pas à la remorque de tes convoitises az » ; et par ce mot entends ici les convoitises désordonnées. « Ne va pas à la remorque de tes convoitises » c’est ce que doit faire notre volonté avec la grâce de Dieu ; elle doit n’aller pas « à la remorque de ses convoitises ». Sans doute, tous les anciens péchés produits en nous par la convoitise, péchés d’actions, de paroles ou de pensées, sont effacés, anéantis par le saint baptême, car ce grand pardon embrasse tout ; mais il nous reste à lutter contre la chair ; si l’iniquité est anéantie, la faiblesse n’a point disparu, la concupiscence désordonnée demeure en nous, elle provoque. Ah ! combats, résiste, garde-toi de consentir ; et de cette manière tu n’iras pas à la remorque de tes convoitises ». Quand même elles s’élèveraient en nous et se jetteraient dans nos yeux, nos oreilles, sur notre langue et dans notre imagination volage, même alors ne désespérons pas de notre salut. N’est-ce point pour cela que nous répétons chaque jour : « Pardonnez-nous nos offenses ba ? » – « Afin que la justification de la loi s’accomplisse en nous ».

10. Qui, nous ? En nous qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l’Esprit. En effet, ceux qui sont dans la chair goûtent les choses de la chair ; mais ceux qui suivent l’Esprit ont le sentiment des choses de l’Esprit ; car la prudence de la chair est mort, « tandis que la prudence de l’Esprit est vie et paix. La prudence de la chair est vraiment ennemie de Dieu, attendu qu’elle n’est ni soumise à sa loi, ni capable de s’y soumettre ». Comment, « incapable de s’y soumettre ? » Ce n’est pas que l’homme, ce n’est pas que l’âme, ce n’est pas que la chair même, en tant que créature de Dieu, en soit incapable ; c’est la prudence même de la chair, c’est le vice et non la nature qui en est incapable.

Tu pourrais dire : Un boiteux ne marche pas droit, car il ne le saurait. Comme homme, il le peut sans doute, mais non pas comme boiteux. Qu’il cesse de l’être et il marchera droit ; sinon, il ne le peut. De la même manière la prudence de la chair ne saurait être soumise à Dieu. Que l’homme dépose cette prudence, et il pourra avoir cette soumission. « La prudence de l’esprit est vie et paix ». Ainsi donc quand l’Apôtre dit : « La prudence de la chair est ennemie de Dieu », ne crois pas. que cette inimitié soit capable de nuire au Très-Haut. Elle est son ennemie pour lui résister et non pour le blesser ; car elle ne blesse que celui qu’elle dirige, attendu qu’elle est un vice et que tout vice nuit à la nature où il réside. Or pour anéantir le mal et guérir la nature, il faut des remèdes. N’est-ce donc point pour nous en donner que le Sauveur est descendu parmi nous ? Nous étions tous malades ; c’est pourquoi il nous fallait un tel Médecin.

11. Si j’ai fait cette réflexion, c’est que pour opposer à Dieu leur nature essentiellement mauvaise, les Manichéens cherchent à s’appuyer sur ce témoignage de l’Apôtre. C’est à la nature même qu’ils appliquent ces mots : « Elle est ennemie de Dieu, car elle n’est point soumise à la loi de Dieu et elle ne le peut ». Aveugles, qui ne remarquent point que ce n’est ni de la chair, ni de l’homme, ni de l’âme, mais de la prudence de la chair qu’il est écrit : « Elle ne le peut ». Or cette prudence est un vice.

Veux-tu savoir ce qu’est au juste « cette prudence de la chair ? » C’est la mort. Mais voici un homme, une nature formée par le Dieu véritable et bon. Cet homme vivait hier de la prudence de la chair, il vit aujourd’hui de la prudence de l’Esprit. Le vice est détruit et la nature guérie ; car s’il vivait encore de la prudence de la chair, il ne pourrait se soumettre à la loi de Dieu ; comme le boiteux ne saurait marcher droit tout en restant boiteux. Or le vice une fois disparu, la nature est guérie. « Ci-devant vous étiez ténèbres : vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur bb ».

12. Aussi remarquez ce qui suit : « Quant à ceux qui sont dans la chair », qui y mettent leur confiance, qui suivent leurs convoitises, qui s’y attachent, qui en aiment les jouissances et qui placent dans les plaisirs charnels le bonheur et la félicité de la vie, « ils ne peuvent plaire à Dieu ». Ces mots en effet : « Quant à ceux qui sont dans la chair, ils ne peuvent plaire à Dieu », ne signifient pas que les hommes ne sauraient lui plaire pendant qu’ils sont dans cette vie. Eh ! les saints patriarches ne lui plaisaient-ils point ? Et les saints prophètes ? et les saints apôtres ? et ces saints martyrs qui avant de quitter leur corps au milieu des tortures en glorifiant le Christ, non-seulement foulaient aux pieds les séductions de la chair, mais encore enduraient les supplices avec une invincible patience ? Tous se sont rendus agréables à Dieu ; mais ils n’étaient point dans la chair. Ils portaient leur corps, sans être entraînés par lui ; car ils avaient entendu cette parole adressée au paralytique : « Enlève ton, grabat bc ». – « Ceux donc qui sont dans la chair », non pas, comme je l’ai dit, comme je viens de l’expliquer, ceux qui vivent dans ce monde, mais ceux qui se laissent aller aux convoitises charnelles, ceux-là « ne peuvent plaire à Dieu ».

13. Mais écoutez l’Apôtre lui-même résoudre la question sans y laisser l’ombre d’un doute. N’était-il pas vivant, vivant dans ce corps de boue, et n’était-ce pas à des hommes vivants comme lui qu’il disait encore : « Pour vous, vous n’êtes pas dans la chair ? »

Est-il ici quelqu’un à qui cela s’applique ? C’était pourtant au peuple de Dieu, c’était à l’Église que saint Paul parlait ainsi. Sans doute il écrivait aux Romains ; mais il s’adressait à toute l’Église du Christ, au froment et non à la paille, au bon grain caché sous cette paille et non à la paille même. C’est à chacun de regarder dans son cœur. Nous parlons bien aux oreilles, mais nous ne lisons pas dans les consciences. Je crois toutefois au nom de Jésus-Christ que parmi son peuple il y a des fidèles à qui l’on peut dire dans le sens que nous avons exposé : « Pour vous, vous n’êtes point dans la chair, mais dans l’Esprit, si toutefois l’Esprit de Dieu habite en vous ». – « Vous n’êtes pas dans la chair », car vous n’en faites pas les œuvres en en suivant les convoitises ; « mais vous êtes dans l’Esprit », puisque intérieurement vous affectionnez la loi de Dieu ; vous y êtes, « si toutefois l’Esprit de Dieu habite en vous » ; car si vous présumez de votre esprit propre, vous êtes encore dans la chair, et pour n’y être pas, il faut être dans l’Esprit de Dieu. Que cet Esprit de Dieu vienne à s’éloigner, l’esprit de l’homme, entraîné par son propre poids, retombe dans la chair, revient aux œuvres de la chair et aux passions du siècle : son état devient ainsi pire que le premier bd. Tout en conservant votre libre arbitre, implorez donc le secours d’en haut. « Vous n’êtes point dans la chair ? » Est-ce grâce à vos forces ? Nullement. Grâce à qui donc ?

Si toutefois l’Esprit de Dieu réside en vous. « Or, si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, celui-là n’est pas à lui ». Ne te vante donc pas, ne t’enfle pas, ne t’attribue aucune vertu en propre, ô nature indigente et corrompue. O nature humaine, pauvre Adam, avant d’être malade tu es tombé, et c’est de toi-même que tu te serais relevé ? « Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ » ; car l’Esprit de Dieu est l’Esprit du Christ, puisqu’il est commun au Père et au Fils : « si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ », point d’illusion, « celui-là n’est pas à lui ».

14. Mais par la miséricorde divine, nous avons l’Esprit du Christ ; notre amour de la justice et l’intégrité de notre foi, de notre foi catholique, nous indiquent que nous avons l’Esprit de Dieu. Or, que deviendra notre corps mortel ? Que deviendra cette loi des membres qui s’élève contre la loi de l’esprit ? Que deviendra cette plainte : « Malheureux homme que je suis ? » Écoute : « Mais si le Christ est en vous, quoique le corps soit mort à cause du péché, l’esprit est vivant à cause de la justice ». Faut-il donc désespérer de notre corps, lequel est mort à cause du péché ? N’y a-t-il plus d’espoir ? Est-il endormi pour ne plus s’éveiller be ? Loin de là. « Si le corps est mort à cause du péché, l’esprit est vivant à cause de la justice ». On continue à s’affliger de cette mort du corps ; nul en effet ne hait sa propre chair bf ; et nous sommes témoins des soins que l’on prend de la sépulture des morts. Oui, « le corps est mort à cause du péché, mais l’esprit est vivant à cause de la justice ». Tu disais pour te consoler

Je voudrais que mon corps fût en vie, mais comme cela ne se peut, si mon esprit au moins, si mon âme était vivante ! Attends, ne t’inquiète point.

15. « Car si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels ». Que redoutez-vous ? De quoi vous inquiétez-vous pour votre corps même ? Pas un cheveu ne tombera de votre tête bg ». Adam, par son péché, a condamné vos corps à mourir ; mais Jésus, « pourvu que son Esprit « réside en vous, rendra la vie même à ces corps mortels », attendu que pour vous sauver il a donné son sang. Comment te défier de l’accomplissement de cette promesse, quand tu en tiens un si précieux gage ? Voici donc, ô homme, comment finira cette lutte de la mort, comment se réaliseront ces désirs : « Malheureux homme que je suis, qui m’affranchira du corps de cette mort bh ? » C’est que Jésus-Christ, « pourvu que son Esprit réside en vous, rendre la vie même à ces corps mortels » ; et tu seras délivré du corps de cette mort, non pas en restant sans corps ou en en prenant un autre, mais en ne mourant plus jamais. Si à ces mots : « Qui me délivrera du corps », l’Apôtre n’ajoutait pas de cette mort », l’esprit humain pourrait se tromper et dire. Tu vois bien que Dieu veut nous laisser sans corps. Aussi l’Apôtre dit-il : « Du corps de cette mort ». Bannis la mort, et le corps n’aura rien que de bon ; bannis la mort, la dernière ennemie qui me reste, et j’aurai dans ma chair une amie éternelle.

Personne, avons-nous dit, ne hait sa propre chair ; et si l’esprit convoite contre la chair et la chair contre l’esprit bi, s’il y a maintenant division dans la famille, ce n’est pas que le mari cherche la mort de sa femme ; il veut rétablir la concorde. À Dieu ne plaise, mes frères, que l’esprit haïsse la chair en s’élevant contre elle ! Ce qu’il hait, ce sont les vices de la chair, c’est la prudence de la chair, c’est la guerre que lui fait la mort. Ah ! que ce corps corruptible se revête d’incorruptibilité, que ce corps mortel se revête d’immortalité, qu’après avoir été semé corps animal, ce corps ressuscite tout spirituel bj ; tu contempleras alors la paix la plus harmonieuse, tu verras la créature louer son Créateur. Aussi, « pourvu que l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts réside en vous, Celui qui a ressuscité le Christ d’entre les morts rendra également la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous » : non pas à cause de vos mérites, mais en vue de sa munificence. Tournons-nous, etc.

SERMON CLVI. NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE bk.

PRÊCHÉ DANS LA BASILIQUE DE GRATIEN, LE JOUR DE LA FÊTE DES MARTYRS DE BOLITE. (16 octobre, vers 417.)

ANALYSE. – C’est en effet l’idée principale que saint Augustin met en relief dans l’explication des versets indiqués. I. En rappelant ce qu’il a dit dans les discours précédents, il montre que la grâce est nécessaire pour la justification. La loi ne justifiait pas ; elle faisait plutôt sentir au pécheur son impuissance et le pressait d’implorer la médiation et la puissance du Sauveur. II. Il ne suffit pas d’avoir été justifié, il faut de plus mener une vie sainte, vivre selon l’esprit de Dieu et non pas selon la chair. Or l’Esprit de Dieu ou sa grâce nous est également indispensable pour vivre saintement ; non pas seulement, comme le prétendent quelques-uns, pour mener plus facilement une vie sainte, mais absolument pour pouvoir faire le bien, car sans la grâce nous en sommes incapables, et notre liberté ne peut que nous conduire au mal. III. Il s’ensuit qu’avec la grâce et la fidélité à la grâce, nous devons compter sur l’héritage des enfants de Dieu, sur la possession et la jouissance de notre Père qui est aux cieux. Ainsi la grâce est nécessaire pour nous tirer du péché, pour nous aider à mener une vie sainte, pour nous conduire au ciel.

1. La profondeur de la parole de Dieu exerce notre zèle sans refuser de se faire comprendre. Car si tout y était fermé, comment en pénétrerait-on les obscurités ; et si tout y était enfoui, comment l’âme y trouverait-elle sa nourriture et la force d’en sonder les mystères ?

En expliquant à votre charité, avec l’aide qu’il a plu au Seigneur de nous accorder, les passages précédents de l’Apôtre, nous avions beaucoup de peine et d’inquiétude. Nous compatissions à vos besoins et nous étions soucieux non-seulement pour vous mais encore pour nous. Cependant, si je ne m’abuse, le Seigneur a pris pitié de nous tous, et par notre ministère il a daigné jeter de telles lumières sur ce qui nous semblait le plus impénétrable, qu’un esprit pieux n’y voit plus de problème à résoudre. Quant aux impies, ils ont horreur de l’évidence même ; on voit de ces malheureux profondément pervertis redouter de connaître pour ne pas se sentir forcés de pratiquer. C’est de ces hommes qu’il est dit dans un psaume : « Ils ont refusé de comprendre de peur de faire le bien bl ». Pour vous, mes bien-aimés, car il convient que j’aie des idées avantageuses de vous, vous demandez à comprendre comme Dieu demande que vous fassiez le bien. Car, est-il écrit, « tous ceux qui le servent ont un esprit droit bm ». Il est vrai, ce qu’il nous reste à expliquer, ce qu’on vient de lire, ne présente pas autant de difficultés que nous en avons rencontrées dans ce qui précède, et pourtant soutenus par la main de Dieu nous avons pu franchir ces passages périlleux. Il faut toutefois vous appliquer encore ; car c’est ici comme la conclusion de ces propositions épineuses où il fallait prendre garde de faire de l’Apôtre un homme couvert en quelque sorte de tous les crimes, puisqu’il disait lui-même : « Je ne fais pas ce que je veux bn ». Il fallait prendre garde aussi de laisser croire d’une part que la loi divine avec le libre arbitre pût suffire à l’homme sans aucun autre secours du ciel, et d’autre part qu’elle ait été donnée inutilement. Voilà pourquoi nous avons expliqué le bien qu’elle était appelée à produire, sans toutefois remplacer la grâce.

2. Nous l’avons dit clairement en effet, vous devez vous en souvenir, et nous ne craignons pas de le répéter avec une force et un soin nouveau : le but de la loi était de faire connaître l’homme à lui-même, non pas de le guérir, mais de le déterminer à recourir au médecin en voyant les prévarications se multiplier proportionnellement à sa faiblesse
Ci-dessus, serm. CLV. n. 4
. Or, quel est ce médecin, sinon Celui qui a dit : « Le médecin est nécessaire, non à qui se porte bien, mais à qui est malade bp ? » Mais de même que ne reconnaître pas le Créateur, c’est nier avec orgueil qu’on soit redevable de son être à quelqu’un ; ainsi nier qu’on soit malade, c’est prétendre qu’un Sauveur est inutile. Pour nous, mieux inspirés, bénissons notre Créateur, et pour guérir les plaies que nous nous sommes faites, implorons le Sauveur. Or, que lui demanderons-nous ? De nous donner une loi ? C’est trop peu ; « car si la loi qui a été accordée avait pu donner la vie, la justice viendrait sûrement de la loi ». Mais si la loi octroyée ne pouvait communiquer la vie, pourquoi l’avoir donnée ? L’Apôtre continue ; il dit dans quel but elle a été promulguée, et il fait entendre que tout utile que fût la loi, tu ne dois pas te croire guéri par elle. « Si donc », dit-il, « la loi qui a été octroyée avait pu donner la vie, la justice viendrait sûrement de la loi ». Puis, comme si nous demandions Alors, à quoi bon la loi ? « l’Écriture, poursuit-il, a tout enfermé sous le péché, afin que les divines promesses fussent accomplies par la foi en Jésus-Christ en faveur de ceux qui croiraient bq ».

A ce mot de promesses, attends Celui qui les réalisera. La nature humaine a bien pu se blesser avec son libre arbitre ; mais une fois blessée et meurtrie elle ne saurait se guérir avec lui. Pour vivre dans l’intempérance et te rendre malade, tu n’as que faire de médecin, tu te suffis quand il s’agit de te faire du mal ; mais une fois ta santé perdue dans l’intempérance, il ne t’est pas aussi facile de la rétablir qu’il t’a été facile de la ruiner dans la débauche. Que dis-je ? lors même qu’on se porte bien, le médecin ne prescrit-il pas encore la sobriété ? Oui, s’il est bon médecin, il ne veut pas que la maladie vienne le rendre nécessaire. C’est ainsi qu’après avoir créé l’homme sans mauvais penchant, le Seigneur notre Dieu daigna lui recommander la tempérance, et si l’homme eût été fidèle à l’observer, il n’aurait pas eu besoin ensuite d’appeler le médecin. Hélas ! pour ne l’avoir pas gardée, il est tombé malade, et malade il a créé, ou plutôt engendré d’autres malades. Dans tous ceux qui naissent ainsi malades, néanmoins, Dieu ne laisse pas de faire tout ce qu’il y a de bon : c’est lui qui donne au corps la forme et la vie, qui le nourrit et qui répand la pluie et le soleil sur les bons et sur les méchants ; les méchants eux-mêmes n’ont pas à se plaindre de sa bonté. De plus il n’a pas voulu laisser abîmé dans l’éternelle mort le genre humain, tout justement, qu’il y fût condamné par lui-même ; il lui a envoyé un médecin, un Sauveur, pour le guérir gratuitement, pour nous récompenser même après nous avoir gratuitement guéris. Que se peut-il ajouter à tant de bonté ? Voit-on un homme pour dire : Laisse-moi te guérir et je te paierai ? Ah ! il n’a pris conseil que de son cœur ; il savait bien en venant à nous qu’il était riche et que nous étions pauvres. Aussi nous guérit-il de nos maux, et après nous avoir guéris nous fait-il un don qui n’est autre que lui-même, se montrant ainsi notre médecin quand nous sommes malades, et notre récompense quand nous sommes guéris.

3. « Ainsi donc, mes frères », c’est la lecture d’aujourd’hui, « nous ne sommes point redevables à la chair pour vivre selon la chair ». C’est pour n’y pas vivre que nous avons reçu le secours de Dieu, l’Esprit de Dieu, et qu’au milieu de nos travaux de chaque jour nous sollicitons sa grâce. La loi menace, la loi ne donne pas la force de faire ce qu’elle commande ; ainsi elle assujettit, elle ne communique pas la grâce. « Elle est bonne pourtant lorsqu’on en fait bon usage  br ». Qu’est-ce qu’en faire bon usage ? Ç’est avec elle constater de quelles infirmités on est atteint et implorer, pour guérir, l’assistance du ciel. Car, je l’ai déjà dit et je ne saurais trop le redire, « si la loi pouvait donner la vie, la justice viendrait entièrement de la loi » ; alors il n’eût pas fallu chercher de Sauveur, le Christ ne serait point descendu et il n’aurait pas racheté au prix de son sang ses brebis égarées. Voici en effet ce que dit ailleurs le même Apôtre : « Si la justice venait de la loi, il s’ensuivrait que le Christ serait mort inutilement bs ». Mais à quoi sert-elle, quel avantage nous en revient ? « L’Écriture, dit saint Paul, a tout compris sous le péché, afin que les promesses fussent accomplies en faveur des croyants par la foi en Jésus-Christ. Aussi, ajoute-t-il, la loi nous a-t-elle servi de pédagogue vers Jésus-Christ bt ». Remarquez cette comparaison, elle explique ma pensée. Un pédagogue ne garde pas l’enfant près de lui, il le conduit au maître ; et l’enfant, quand son éducation est accomplie, n’est plus sous l’autorité de son pédagogue.

4. L’Apôtre traite encore ailleurs le même sujet, car il y revient fort souvent. Si seulement il n’avait pas affaire à des sourds ! Souvent donc il revient sur ce sujet et recommande aux gentils les avantages de la foi. C’est par la foi qu’on obtient la grâce d’accomplir la loi ; ce n’est pas par la loi, c’est par la foi qu’on en obtient la force. Si l’Apôtre insiste si fréquemment sur cette vérité, c’est qu’il était en face des Juifs qui étaient fiers d’avoir la loi et qui s’imaginaient que le libre arbitre leur suffisait pour l’accomplir. Or, en croyant ainsi que le libre arbitre suffisait pour accomplir la loi, « ils ne connaissaient pas la justice de Dieu », ils ignoraient qu’elle vient de Dieu par la foi ; « ils voulaient de plus établir la leur », se persuader qu’ils ne la devaient qu’à eux-mêmes et qu’ils ne l’avaient pas obtenue en la demandant avec foi : « Ainsi, concluait l’Apôtre, ils ne sont pas soumis à la justice de Dieu. Car le Christ est la fin de la loi, pour justifier tous ceux qui croiront bu ».

Or en traitant ainsi ce sujet, il se fait cette objection : « A quoi donc sert la loi ? » Quelle est son utilité ? Et il répond : « Elle a été établie à cause des transgressions ». En d’autres termes, comme il s’exprime ailleurs, « la loi est entrée pour multiplier le péché ». Mais aussi, poursuit-il : « Où a abondé le péché, a surabondé la grâce bv ». Le mal semblait trop léger et on dédaignait de recourir aux remèdes ; le mal s’est aggravé et on est allé chercher le médecin. « À quoi donc sert la loi ? Elle a été établie à cause des transgressions », pour abaisser la fierté de ces esprits superbes qui présumaient trop d’eux-mêmes et qui avaient de leur volonté une idée si haute, qu’ils croyaient leur libre arbitre suffisant pour les rendre justes. Hélas ! néanmoins, lorsqu’au sein du paradis terrestre cette liberté était encore dans toute sa force, n’a-t-elle pas montré de quoi elle était capable, capable de tomber et non de se relever ? Ainsi donc la loi a été établie en vue des transgressions jusqu’à ce que vînt le rejeton pour lequel Dieu avait fait la promesse, remise par les anges dans la main d’un médiateur ».

5. « Or un médiateur ne l’est pas pour un seul, et Dieu est seul bw ». Que signifie : « Un médiateur ne l’est pas pour un seul ? » Que nul ne peut être médiateur qu’entre deux. Or si Dieu est seul, si de plus on ne peut être médiateur pour un seul, entre Dieu et entre quoi cherchons-nous un médiateur ? Que veut donc dire : « Un médiateur ne l’est pas pour un seul ? » L’Apôtre va nous l’apprendre, car ailleurs il dit : « Il n’y a qu’un Dieu et qu’un médiateur entre Dieu et les hommes, « Jésus-Christ fait homme bx ». Ah ! si tu n’étais pas tombé, un médiateur ne te serait pas nécessaire ; mais comme tu es à terre sans pouvoir te relever, Dieu t’a en quelque sorte offert son propre bras pour médiateur. « Ce bras du Seigneur, pour qui s’est-il révélé by ? »

Mais aussi que personne ne s’avise de dire Puisque nous ne sommes plus sous la loi, mais sous la grâce, péchons à notre gré et faisons ce qui nous plaît. Parler ainsi, c’est aimer la maladie et non la santé. La grâce est un remède ; vouloir être toujours malade, c’est dédaigner ce remède. « Aussi, mes frères », après avoir reçu ce remède divin, après que Dieu, du haut du ciel, nous offre son secours, son bras sacré avec l’assistance de l’Esprit-Saint, « nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair ». La foi d’ailleurs ne saurait faire le bien que par la charité, et c’est à ce titre que la foi des fidèles se distingue de celle des démons, qui croient et qui tremblent bz. Ainsi la foi digne d’éloges, la vraie foi inspirée par la grâce est celle qui agit par amour. Or, pour faire ainsi le bien par amour, pouvons-nous nous procurer cet amour à nous-mêmes et n’est-il pas écrit : « La charité a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné ca ? » La charité est tellement un don de Dieu, que Dieu en porte le nom. « Dieu est charité, dit l’apôtre saint Jean, et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui cb ».

6. « Ainsi donc, mes frères, nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair. Car si vous vivez selon la chair, vous mourrez ». Non pas que la chair soit mauvaise par nature, puisqu’elle aussi est l’œuvre de Dieu, formée par Dieu aussi bien que l’âme, sans être plus qu’elle une partie de Dieu, mais son œuvre comme elle. Non, la chair n’est pas mauvaise par nature ; ce qui est mauvais, c’est de vivre selon la chair. Dieu est souverainement bon, parce qu’il est l’Être souverain, comme il le dit dans ces mots : « Je suis l’Être cc ». Dieu donc est souverainement bon ; l’âme à son tour est un grand bien, mais elle n’est pas le bien souverain. Or quand je dis que Dieu est souverainement bon, ne crois pas que je ne l’entende que du Père ; je l’entends du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; car ces trois ne font qu’un, qu’un seul Dieu, et ce Dieu est le Dieu souverainement bon. C’est dans ce sens que Dieu est un, et voilà comment il te faut répondre quand on te questionne sur la Trinité, et sans croire, lorsqu’on te dit que Dieu est un, que le Père soit le Fils et le Saint-Esprit. Il n’en est rien : le Père dans la Trinité n’est pas le Fils, le Fils n’y est pas le Père, et l’Esprit-Saint n’y est non plus ni le Père ni le Fils, mais l’Esprit du Père et du Fils. Oui, il est réellement l’Esprit du Père et du Fils, coéternel au Père et au Fils, consubstantiel, égal à l’un et à l’autre. Voilà toute la Trinité, voilà le Dieu unique et souverainement bon. Quant à l’âme, comme je l’ai dit, elle a été créée par ce Bien souverain, et sans être le souverain bien, elle est un grand bien Pour la chair, elle n’est ni un souverain bien, ni un grand bien, mais un bien d’ordre inférieur. Ainsi l’âme est un grand bien, sans être le bien souverain, et elle vit entre le bien souverain et le bien d’ordre inférieur, en d’autres termes, elle vit entre Dieu et la chair, inférieure à Dieu mais supérieure à la chair. Pourquoi donc conformerait-elle sa vie au bien inférieur et non au bien suprême ? Plus clairement encore : Pourquoi ne vit-elle pas selon Dieu mais selon la chair ?

Car elle n’est pas redevable à la chair pour vivre selon la chair. C’est à la chair de vivre selon l’âme et non à l’âme de vivre selon la chair. La chair ne doit-elle pas conformer sa vie au principe de sa vie ? N’est-ce pas un devoir pour la chair et pour l’âme ? Or, qui fait vivre ta chair ? ton âme. Et qui fait vivre ton âme ? ton Dieu. À l’âme donc et à la chair de vivre de ce qui les fait vivre. La chair n’est pas sa propre vie ; l’âme est la vie de la chair. L’âme n’est pas non plus la vie de l’âme ; c’est Dieu. Ainsi donc, obligée de vivre selon Dieu et non pas selon la chair, l’âme dégénère si elle vit selon elle-même ; et en vivant selon la chair elle progresserait ? Mais pour que la chair ait raison de conformer sa vie à celle de l’âme, il faut que l’âme à son tour conforme sa vie à la volonté de Dieu. Qu’arriverait-il effectivement si l’âme voulait vivre, non pas selon la chair, mais selon elle-même, comme je viens de le dire ? Je vais vous l’exposer, car il est bon, il est même très-avantageux que vous le sachiez.

7. Il y eut des philosophes profanes dont les uns ne mettaient le bonheur qu’à vivre selon la chair, et ne voyaient de bien pour l’homme que dans les plaisirs du corps. Du nom d’Epicure, leur fondateur et leur maître, on appela Epicuriens ces philosophes, eux et leurs semblables. Il y en eut d’autres ; remplis d’orgueil, ils s’élevaient en quelque sorte au-dessus de la chair, mettaient dans leur âme tout l’espoir du bonheur, et faisaient consister le souverain bien dans leur propre vertu. Votre piété reconnaît ici une expression des psaumes ; vous savez, vous voyez, vous vous rappelez comment y sont tournés en dérision ceux qui « se confient dans leur propre vertu cd ». Tels furent donc les philosophes qui portent le nom de Stoïciens. Les premiers vivaient selon la chair, ceux-ci selon l’âme ; ni les uns ni les autres ne vivaient selon Dieu. C’est à Athènes principalement que s’agitaient et que discutaient ces sectes. L’apôtre Paul y vint, comme on le lit au livre des Actes, et je suis heureux de voir que vos connaissances et vos souvenirs vous permettent de prévenir ce que je veux exprimer ; alors donc, est-il écrit, « quelques philosophes Epicuriens et Stoïciens conférèrent avec lui ce » ; ainsi ceux qui vivaient selon la chair et ceux qui vivaient selon l’âme conféraient avec un homme qui vivait selon Dieu. Mon bonheur, disait l’Epicurien, est de jouir de la chair. Mon bonheur, ajoutait le Stoïcien, est de jouir de mon esprit. « Et le mien, reprenait l’Apôtre, est de m’attacher à Dieu cf ». Heureux, disait l’Epicurien, celui qui jouit des voluptés de la chair. Heureux plutôt, s’écriait le Stoïcien, celui qui jouit des vertus de son âme. « Heureux, reprenait l’Apôtre, celui qui met son espoir dans le nom du Seigneur ». L’Epicurien est dans l’erreur ; il est faux que l’homme soit heureux en jouissant des voluptés de la chair. Le Stoïcien se trompe aussi ; car il est faux et absolument faux que l’homme soit heureux pour jouir de la vertu de son âme. « Heureux donc est celui qui met son espoir dans le nom du Seigneur ». Et comme ces philosophes sont aussi vains que menteurs, l’auteur sacré ajoute : « Et qui n’a point tourné ses regards vers les vanités et les folies menteuses cg ».

8. « Ainsi donc, mes frères, nous ne sommes point redevables à la chair, pour vivre selon la chair », comme les Epicuriens. Que dis-je ? Quand l’âme voudra vivre selon elle-même, elle deviendra charnelle, tombant, sans pouvoir se relever, dans les affections charnelles. Eh ! comment se relèverait-elle, puisqu’elle ne s’attache pas au bras libérateur qui lui est tendu ? Si vous vivez selon la chair », dit l’Apôtre, et remarquez que dans ces mots : a Que peut contre moi la chair ? – que peut contre moi l’homme ch ? » la chair et l’homme sont synonymes ; si vous vivez selon la chair, vous mourrez », non pas de la mort qui sépare l’âme du corps, puisque vous mourrez de cette manière tout en vivant selon l’Esprit ; mais de la mort dont parle le Seigneur de cette façon terrible lorsqu’il dit dans l’Évangile : « Redoutez Celui qui peut précipiter l’âme et le corps dans la géhenne brûlante ci. – Si donc vous vivez selon la chair, vous mourrez ».

9. « Mais si par l’Esprit vous mortifiez les œuvres de la chair, vous vivrez ». Notre tâche durant cette vie est ainsi de mortifier par l’esprit les œuvres de la chair, de les réprimer, de les restreindre, de les comprimer, de les anéantir chaque jour. Combien de passions, autrefois agréables, sont devenues insipides pour qui a fait quelques progrès ? On les mortifiait, quand on y résistait malgré leurs charmes ; et maintenant qu’elles n’ont plus d’attraits, elles sont comme mortes. Foule aux pieds ce cadavre et cours à ce qui vit encore ; foule aux pieds cet ennemi étendu sans vie et va lutter contre celui qui résiste encore. Car s’il est des passions mortes, il en est d’autres qui vivent ; tu mortifieras celles-ci en n’y consentant pas, et quand pour toi elles n’auront plus rien de flatteur, c’est que tu les auras exterminées. Voilà donc notre tâche, c’est en cela que doit consister pour nous la lutte ; lutte laborieuse où nous avons Dieu pour spectateur, et où nous implorons son secours quand nous combattons avec courage. Sans son aide, en effet, nous ne pourrons vaincre, nous ne pourrons même pas combattre.

10. Aussi voyez ce qu’ajoute l’Apôtre. Il a dit : « Mais si par l’Esprit vous mortifiez les œuvres de la chair, vous vivrez » ; en d’autres termes : Vous vivrez, si vous mortifiez par l’Esprit ces convoitises charnelles qu’il est si glorieux de ne pas suivre et si parfait de ne ressentir plus ; ces œuvres corrompues de la chair, qui cherchent votre mort. Or il était à craindre que chacun ne vînt à compter sur son esprit propre pour repousser ces assauts de la chair. Car on ne dit pas seulement de Dieu qu’il est un Esprit, on le dit aussi de ton âme, de ton intelligence ; comme dans ces mots : « J’obéis par l’intelligence à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché cj » ; qui signifient : « L’esprit convoite contre la chair et la chair contre l’esprit ck ». L’Apôtre donc veut t’empêcher de compter sur ton esprit dans cette lutte contre les œuvres de la chair, et d’être victime de l’orgueil, car Dieu résiste à l’orgueilleux comme il donne sa grâce aux humbles, selon ces paroles de l’Écriture : « Dieu résiste aux superbes, mais aux humbles il donne sa grâce cl ». Et pour détourner de toi cet orgueil fatal, voici ce qu’il ajoute.

Après avoir dit : « Si par l’Esprit vous mortifiez les œuvres de la chair, vous vivrez », afin d’ôter à l’esprit humain la pensée de s’élever et de se croire assez puissant et assez fort pour remporter cette victoire, il ajoute aussitôt : « Car tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ». Pourquoi te pavaner à ces mots : « Si par l’Esprit vous mortifiez les œuvres de la chair, vous vivrez ? » Tu allais dire : Je n’ai besoin pour cela que de ma volonté, que de mon libre arbitre. Que peut, hélas ! ta volonté ? que peut ton libre arbitre ? Si Dieu ne te dirige, tu tombes ; et tu restes tombé, s’il ne te relève. Comment donc compter sur ton esprit, quand l’Apôtre te crie : « Tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ? » Tu veux te conduire, te mener toi-même pour mortifier ces œuvres de la chair ? Mais que te sert de n’être pas Epicurien, si tu es Stoïcien ? Que tu sois Epicurien ou Stoïcien, tu n’es pas au nombre des fils de Dieu. « Car tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ». Ce ne sont ni ceux qui vivent selon la chair, ni ceux qui vivent selon leur esprit propre, ni ceux qui suivent les attraits de la chair, ni ceux qui se laissent aller à leur propre esprit, mais tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, qui sont fils de Dieu ».

11. Quelqu’un m’arrête ici : Que faisons-nous, si nous ne nous conduisons pas nous-mêmes ? Je réponds : Non-seulement tu agis quand tu es conduit, mais tu agis d’autant mieux que tu es mieux conduit. Car l’Esprit de Dieu qui te conduit, t’aide à bien agir. Il prend à ton égard ce nom d’aide, adjutor, pour te faire entendre que tu agis avec lui. Réfléchis à ce que tu demandes, réfléchis à ce que tu professes, quand tu lui dis : « Soyez mon aide, ne m’abandonnez pas cm ». Oui tu appelles Dieu à ton aide. Mais on n’aide pas celui qui ne fait rien. « Tous ceux donc qui sont conduits par l’Esprit de Dieu », non par la lettre, mais par l’Esprit, non par la loi qui commande, qui menace, qui promet, mais par l’Esprit qui excite, qui éclaire et qui aide, « ceux-là sont fils de Dieu. – Nous savons, dit le même Apôtre, que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu ». Si tu n’opérais pas, Dieu serait-il ton coopérateur ?

12. Mais soyez ici fortement sur vos gardes. Votre esprit ne pourrait-il pas dire : Dieu me retirât-il sa coopération et son aide, je n’en viendrai pas moins à bout ? Il me faudra faire effort sans doute et surmonter des difficultés, mais je puis réussir. C’est comme si on disait En ramant nous parviendrons au port avec quelque peine. Ah ! si le vent nous était favorable, quelle facilité plus grande ! – Mais telle n’est point la nature du secours que nous recevons du Père, que nous recevons du Fils, que nous recevons de l’Esprit-Saint. Nous ne pouvons sans ce secours faire absolument aucun bien. Il est vrai, tu agis sans lui avec liberté, mais tu agis mal. Voilà à quoi peut te servir cette volonté que tu appelles libre et qui en faisant le mal devient une esclave digne de damnation. Or quand je te dis que sans le secours de Dieu tu ne fais rien, j’entends, rien de bon ; ta libre volonté suffisant pour mal faire, sans le secours de Dieu. Et toutefois elle n’est pas libre ; car on est esclave de celui par qui on a été vaincu cn », de plus : « Quiconque pèche est esclave du péché » ; enfin : « Si le Fils vous affranchit, vous serez alors véritablement libres co ».

13. Croyez donc qu’en faisant le bien de cette manière vous agissez volontairement.

Dès que vous avez la vie, vous agissez ; l’Esprit-Saint ne vous aiderait pas si vous ne travailliez point, et si vous n’opériez, il ne vous servirait pas de coopérateur. N’oubliez pas toutefois que vous ne faites le bien qu’autant que vous l’avez pour guide et pour aide, et que sans lui vous ne pouvez aucun bien absolument
Il s’agit ici du bien dans l’ordre surnaturel, car on peut, sans le secours de la grâce, faire quelques bonnes œuvres naturelles
.

Ainsi nous ne disons pas comme certains hommes qui se sont vus forcés enfin à reconnaître la grâce ; et pourtant nous bénissons Dieu de cet aveu tardif, car en avançant encore ils pourront arriver à la vérité. Ils disent donc que si la grâce de Dieu nous aide, c’est à agir plus facilement, et voici leurs expressions : « Le but pour lequel Dieu donne aux hommes sa grâce, disent-ils, c’est de les rendre capables d’accomplir plus facilement, avec cette grâce, ce qu’ils sont obligés de faire avec leur libre arbitre ». La navigation est plus facile avec les voiles, plus difficile avec les rames ; les rames pourtant suffisent. On voyage à cheval plus facilement, plus difficilement à pied ; à pied pourtant on finit par arriver. Or ce langage n’est pas celui de la vérité.

Écoutez le Maître même de la vérité, ce Maître qui ne flatte ni ne trompe personne, ce Maître qui enseigne et qui sauve tout à la fois, et à qui nous a conduits un importun pédagogue. En parlant des bonnes œuvres, qu’il compare aux fruits des sarments et des branches de la vigne, il ne dit pas : Vous pouvez sans moi faire quelque chose, mais plus facilement avec moi ; il ne dit pas : Vous produirez sans moi du fruit, mais vous en produirez davantage avec moi. Il ne dit pas cela. Que dit-il donc ? Lisez le saint Évangile, devant qui s’abaissent les têtes superbes ; vous n’y trouverez pas la doctrine d’Augustin différente de la doctrine du Seigneur. Qu’y dit le Seigneur ? Sans moi vous ne pouvez rien faire cq ». Et maintenant, lorsque vous entendez ces mots : « Tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu », ne vous abattez point. En vous employant pour la construction de son temple, Dieu ne vous prend pas pour des pierres sans mouvement c’est l’ouvrier seul qui élève et place celles-ci. Telle n’est pas la nature des pierres vivantes.

« Or c’est vous qui comme des pierres vivantes vous réunissez pour former le temple de Dieu cr ». Ainsi donc quand il vous conduit, courez de votre côté, suivez quand il vous mène ; il n’en sera pas moins vrai que sans lui vous ne pouvez rien faire, car « cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde cs ».

14. Peut-être alliez-vous dire : La loi nous suffit. La loi inspire la crainte ; mais voyez ce qu’ajoute l’Apôtre. Il a dit : « Tous ceux qui sont animés de l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » ; et comme être animé de l’Esprit de Dieu c’est agir par charité, « la charité ayant été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné ct », il continue : « Aussi n’avez-vous pas reçu de nouveau l’esprit de servitude qui inspire la crainte ». Que rappelle ce mot, de nouveau ? Comme à l’époque où vous étiez sous le joug de l’importun pédagogue. Que signifie-t-il encore ? Comme au moment où sur le mont Sina vous avez reçu l’esprit de servitude.

On va me dire : L’Esprit qui rend esclave ne saurait être le même que l’Esprit qui affranchit. – S’il n’était pas le même, l’Apôtre semblerait-il dire qu’il est le même en employant ce mot de nouveau ? Oui, c’est le même Esprit ; mais la première fois il a écrit sur des tables de pierre pour imprimer la crainte, et la seconde fois sur les tablettes du cœur pour pénétrer d’amour. Vous qui étiez ici avant-hier, vous vous rappelez comment le peuple se tenait éloigné et comment le bruit, le feu et la fumée de la montagne le glaçaient de frayeur cu ; comment au contraire le Saint-Esprit, ou le doigt de Dieu, descendit le cinquantième jour après la pâque figurative, et reposa, sous forme de langues de feu, sur chacun des disciples cv. Ce n’était donc plus la crainte, c’était l’amour ; ce n’était plus pour nous rendre esclaves, c’était pour faire de nous des enfants. Car faire le bien par crainte du châtiment, ce n’est pas aimer Dieu encore, ce n’est pas être au nombre de ses fils ; et pourtant si tous du moins avaient peur de sa sévérité ! La crainte est une esclave, la charité est libre ; j’oserai même dire que la crainte est l’esclave de la charité. Ah ! pour éloigner le diable de ton cœur fais marcher en avant ton esclave et qu’elle garde la place pour sa future maîtresse. Agis, agis par crainte du châtiment, si tu ne peux agir encore par amour de la justice. Viendra la maîtresse et l’esclave s’en ira, car « la charité parfaite chasse la crainte cw ; et vous n’avez pas reçu de nouveau l’Esprit de servitude qui inspire la crainte ». C’est maintenant le Nouveau Testament, ce n’est plus l’Ancien. « Les choses anciennes ont passé ; voilà que tout est devenu nouveau ; et le tout vient de Dieu cx ».

15. Que lisons-nous ensuite ? L’Apôtre t’entend dire : Qu’avons-nous reçu ? Il ajoute donc : « Mais vous avez reçu l’Esprit d’adoption filiale par lequel nous crions : Abba, Père ». On craint un maître, on aime un père. « Mais vous avez reçu l’Esprit d’adoption filiale par lequel nous crions : Abba, Père ». Ce cri vient du cœur et non de la bouche ni des lèvres ; il retentit à l’intérieur, aux oreilles de Dieu. C’est ainsi que criait Susanne, sans ouvrir la bouche ni remuer les lèvres cy. « Mais vous avez reçu l’Esprit d’adoption filiale par qui nous crions : Abba, Père ». C’est au cœur de crier : « Notre Père qui êtes aux cieux cz ». Et pourquoi ne pas dire seulement : « Père ? » Pourquoi dire : « Abba, Père ? » Car si tu demandes ce que signifie Abba, on te répondra qu’il signifie Père ; tel est son sens en hébreu. Pourquoi l’Apôtre a-t-il employé ces deux termes à la fois ? C’est qu’il avait en vue cette pierre angulaire rejetée par les travailleurs da, et devenue la tête d’angle ; il savait qu’elle ne porte ce nom de pierre angulaire que pour réunir et faire s’embrasser les deux murs qui viennent de directions opposées. Ces deux murs sont la circoncision et la gentilité, aussi éloignées l’une de l’autre qu’elles l’étaient de l’angle, et aussi rapprochées entre elles qu’elles sont maintenant rapprochées de l’angle où elles s’unissent intimement. « Car c’est lui qui est notre paix, et de deux il ne fait qu’un db » ; il ne fait qu’un de la circoncision et de la gentilité ; ces deux murs sont la gloire de l’angle qui les réunit. « Vous avez reçu l’Esprit d’adoption filiale par qui nous crions : Abba, Père ».

16. Si tel est le gage, quelle ne sera pas la réalité ? Ne l’appelons pas gage, disons plutôt au singulier, arrhe ; car on rend le gage quand on a reçu l’objet même, au lieu qu’on conserve l’arrhe, lorsqu’on est en possession de ce qu’on attendait ; l’arrhe ainsi n’est qu’une partie de ce qui était promis. Que chacun donc rentre dans son cœur et examine si c’est du fond de son âme, si c’est avec un amour sincère qu’il crie : « Père ». Il ne s’agit pas de savoir pour le moment quelle est l’étendue de ta charité, si elle est grande, petite ou moyenne, mais de savoir au moins si tu en as. Si tu en as, elle grandira secrètement, en grandissant elle se perfectionnera, et une fois parfaite, elle subsistera ; car une fois parfaite elle ne vieillit pas pour aller de la vieillesse à la mort ; mais quand elle se perfectionne, c’est pour subsister éternellement. Écoute en effet ce qui suit. « Nous crions : Abba, Père. C’est l’Esprit même qui rend à notre esprit le témoignage que nous sommes enfants de Dieu ». Ce n’est pas notre esprit qui rend à notre esprit le témoignage que nous sommes enfants de Dieu : c’est l’Esprit même de Dieu, c’est l’arrhe qui nous garantit l’exécution de la promesse. « L’Esprit même rend à notre esprit le témoignage que nous sommes enfants de Dieu ».

17. « Or, si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers ». On ne porte pas en vain le nom d’enfants ; on est récompensé, la récompense est l’héritage. N’avais-je pas raison de vous dire tout à l’heure que non content de nous donner la santé, notre médecin daigne encore nous offrir une récompense pour nous l’avoir donnée ? En quoi consiste cette récompense ? A être ses héritiers. Héritage bien différent des héritages humains ! Un père ne fait que laisser à ses enfants, il ne possède pas conjointement avec eux ; et pourtant il croit faire beaucoup, il veut qu’on le remercie d’avoir voulu donner ce qu’il ne pourrait emporter. Que pourrait-il emporter en mourant ? S’il le pouvait, laisserait-il ici quoique ce fût à sa famille ? Mais c’est Dieu même qui est l’héritage de ses héritiers ; aussi est-il dit de lui dans un psaume : « Le Seigneur est ma part d’héritage dc ».

Oui, héritiers de Dieu » ; si pour vous ce n’est pas assez, voici ce qui mettra le comble à votre joie : « héritiers de Dieu, et cohéritiers du Christ ».

Tournons-nous avec un cœur pur, etc.

SERMON CLVII. L’ESPÉRANCE CHRÉTIENNE dd.

ANALYSE. – L’espérance chrétienne demande que, détachés des choses présentes, nous fixions nos regards sur les biens futurs. Il est vrai, il faut pour cela courage et patience ; mais la vue de la gloire du Sauveur ne nous dit-elle point le sort heureux qui nous attend, si nous sommes fidèles à imiter ses exemples ? Il est vrai encore, les mondains se rient de notre espérance et nous vantent leur bonheur ; mais est-il rien de plus fugitif, de plus incertain et de plus vain que leurs plaisirs ? D’un autre côté, combien d’événements dont nous sommes témoins nous garantissent la fidélité avec laquelle Dieu réalisera les promesses qu’il nous a faites ?

1. Votre sainteté se rappelle, mes très-chers frères, que l’Apôtre a dit : « C’est en espérance que nous avons été sauvés. Or, continue-t-il, « l’espérance qui se voit n’est pas de l’espérance, comment en effet espérer ce qu’on voit ? Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons avec patience ». Ici donc le Seigneur notre Dieu nous invite à vous adresser quelques paroles d’encouragement et de consolation. C’est à lui que nous disons dans un psaume : « Vous êtes mon espérance, mon partage dans la terre des vivants de ». Lui donc qui est notre espoir dans la terre des vivants, nous ordonne de vous exciter, dans la terre des mourants, à ne pas fixer vos regards sur ce qui se voit, mais sur ce qui ne se voit pas ; car ce qui se voit est temporel, tandis que ce qui ne se voit pas est éternel df. Or, dès que nous espérons ainsi ce que nous ne voyons pas et que nous l’attendons avec patience, on a droit de nous adresser ces paroles d’un psaume : « Attends le Seigneur, agis avec courage, fortifie ton cœur et attends le Seigneur dg ». Car les promesses du monde sont toujours trompeuses, au lieu que les promesses divines ne trompent jamais.

Cependant le monde semble devoir donner ce qu’il promet, ici même, sur la terre des mourants où nous sommes ; Dieu au contraire ne nous mettra en possession de ce qu’il nous offre que dans la terre des vivants : de là vient que plusieurs se lassent d’attendre Celui qui ne peut les induire en erreur, et qu’ils ne rougissent pas de s’attacher à ce qui ne fait que les tromper. C’est de ces aveugles qu’il est dit dans l’Écriture : « Malheur à ceux qui ont perdu patience et qui ont abandonné les droites voies dh ». De plus, quand on agit avec courage et qu’on attend Dieu avec résolution, on est constamment outragé par les victimes de l’éternelle mort qui ne cessent de prôner leurs joies éphémères, joies perfides qui ne flattent un moment que pour surpasser le fiel en amertume. Où est, nous répètent-ils, ce qu’on vous promet au-delà de cette vie ? Qui est venu de l’autre inonde pour vous assurer que vos espérances sont fondées ? Nous au moins nous savons jouir de nos plaisirs, car nous espérons ce que nous voyons : pour vous, qui croyez ce que vous ne voyez pas, vous ne savez vous imposer qu’abstinences et tortures. Puis ils ajoutent, comme l’a rappelé saint Paul : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». Remarquez cependant à quoi il nous avertit de prendre garde. « Les mauvais propos, dit-il, corrompent les bonnes mœurs. Usez d’une sage sobriété et ne péchez pas di ».

2. Prenez donc garde, mes frères, que de semblables propos ne corrompent en vous les mœurs, n’abattent vos espérances, n’affaiblissent votre patience et ne vous jettent dans des voies funestes. Ah ! plutôt soyez doux et dociles pour suivre les voies droites, celles que vous montre le Seigneur, et dont il est ainsi parlé dans un psaume : « Il conduira dans la justice ceux qui sont dociles, il enseignera ses voies à ceux qui sont doux dj ». En effet, pour pratiquer, toujours au milieu des épreuves de la vie, la patience sans laquelle il est impossible de conserver l’espérance du bonheur à venir, il est absolument nécessaire d’être doux et docile, de ne pas résister à la volonté de Dieu, de Dieu dont le joug est doux et le fardeau léger, mais pour ceux qui croient en lui, qui espèrent en lui et qui l’aiment. Si vous êtes ainsi doux et dociles, non-seulement vous aimerez les consolations de Dieu, mais, comme de bons fils, vous saurez endurer, encore les coups de sa verge et attendre avec patience ce que vous espérez sans le voir.

Agissez, agissez ainsi. C’est le Christ que vous suivez, et il a dit : « Je suis la voie dk ». Or apprenez dans ses exemples comme dans ses paroles de quelle manière vous le devez suivre. Il est le Fils unique du Père, et le Père ne l’a pas épargné, mais il l’a livré pour nous tous dl, sans que le Fils refusât ou résistât. Car il voulait ce que voulait son Père, n’ayant avec lui qu’une même volonté dans l’égalité de la divine nature, égalité qui lui permettait, sans usurpation, de s’égaler à Dieu. Et pourtant quelle incomparable obéissance il pratiqua dans la nature d’esclave qu’il prit en s’anéantissant dm ! Car « il nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous en oblation à Dieu et en hostie de suave odeur dn ». D’où il suit que si le Père n’a pas épargné son propre Fils et l’a livré pour nous tous, le Fils aussi s’est sacrifié pour nous.

3. Or c’est en se livrant ainsi, dans sa nature humaine, aux opprobres des hommes, aux dérisions de la multitude, aux outrages, aux fouets et à la mort de la Croix, que ce Dieu Très-haut, par qui tout a été fait, nous a enseigné avec quelle patience nous devons marcher dans son amour ; et, par l’exemple de sa résurrection, il nous dit encore ce qu’avec une invincible patience nous devons espérer de lui. « Car si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec patience ». Il est vrai, nous espérons ce que nous ne voyons pas ; mais nous sommes le corps d’un Chef divin cri qui nous voyons réalisées dès maintenant nos espérances. N’est-il pas dit de lui qu’« il est le Chef de son corps, de l’Église, le premier-né, et qu’il garde en tout la primauté do ? » Et de nous : « Vous êtes le corps et les membres du Christ dp ? » Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec patience ». Mais aussi avec tranquillité, puis que notre espérance est sous la garde de notre Chef ressuscité.

Ce Chef, de plus, ayant été flagellé avant de ressusciter, voilà notre patience affermie. D’ailleurs il est écrit que Dieu corrige celui qu’il aime, et qu’il frappe de verges tout fils qu’il reçoit dq ». Donc, pour ressusciter avec joie, ne nous décourageons pas sous la main qui châtie. N’est-il pas bien vrai qu’il fouette tout fils qu’il reçoit, puisque loin d’épargner son Fils unique, il l’a sacrifié pour l’amour de nous tous ? Ah ! le regard fixé sur ce Fils qui a été flagellé sans l’avoir mérité, qui est mort pour expier nos péchés et qui est ressuscité pour nous justifier dr, ne craignons pas que Dieu nous délaisse quand il nous châtie ; ayons plutôt confiance qu’il nous recevra dans son sein après nous avoir ainsi sanctifiés.

4. Maintenant même, quoique notre bonheur soit loin encore d’être complet, nous laisse-t-il sans jouissances et ne sommes-nous pas sauvés en espérance ? Aussi l’Apôtre ne se contente pas de dire : « Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec patience » ; il dit ailleurs : « Vous réjouissant par l’espérance, patients dans la tribulation ds » ; « et appuyés sur une telle espérance, agissons avec grande confiance dt » ; – « que nos paroles, toujours gracieuses, soient a assaisonnées du sel de la sagesse, en sorte a que vous sachiez comment il vous faut répondre à chacun du ».

Que faut-il répondre effectivement à ces malheureux qui ont renoncé ou qui ne se sont jamais consacrés au service de Dieu, et qui néanmoins ont le front de nous insulter, nous qu’ils devraient imiter parce que nous le servons, parce que nous espérons et attendons avec patience ce que nous ne voyons pas ? Il faut leur dire : Eh ! où sont donc ces joies que vous poursuivez en marchant par vos voies tortueuses ? Nous ne vous demandons pas ce qu’elles deviendront après cette vie : aujourd’hui même où sont-elles ? Hier est emporté par aujourd’hui, comme aujourd’hui sera emporté par demain ; quels sont alors les objets de vos affections qui ne s’envolent et ne se dissipent ? Est-il rien qui ne s’enfuie avant même qu’on s’en empare, quand du jour actuel on ne peut arrêter même une heure ; quand la douzième heure doit être remplacée par la treizième, comme la première s’est évanouie devant la seconde ; quand de l’heure qui semble actuellement présente rien n’est présent, puisque toutes les parties et que tous les points ne font que s’en écouler ?

5. Si seulement l’homme n’était pas si aveugle et qu’il considérât pour quel motif il pèche ou s’est abandonné au péché ! Il pourrait remarquer qu’il soupire sans prévoyance après un plaisir qui doit passer, et que ce plaisir goûté, il n’y songe qu’avec remords. Vous nous tournez en dérision parce que nous espérons les biens éternels sans les voir ; quand, esclaves des choses temporelles que vous voyez, vous ne savez pas ce que sera pour vous le jour de demain, ce jour que souvent vous attendez bon et que vous reconnaissez mauvais, sans pouvoir l’arrêter dans sa fuite, lorsque parfois il est bon ! Vous nous tournez en dérision parce que nous espérons des biens éternels qui ne passeront point quand ils seront arrivés ; ou plutôt ils n’arriveront pas, puisqu’ils subsistent éternellement, et c’est nous plutôt qui parviendrons jusqu’à eux lorsqu’en suivant la voie divine nous aurons passé au-delà de ce qui passe. Et vous ne cessez d’espérer des biens temporels qui vous échappent si souvent malgré l’ardeur de vos désirs, qui ne font que vous surexciter avant de venir, que vous corrompre en arrivant et que vous torturer en s’échappant ! N’est-il pas vrai que vous brûlez avant de les posséder, qu’ils s’avilissent entre vos mains et qu’une fois perdus ils ne sont plus qu’un songe ? Nous aussi nous en usons, mais pour les besoins de notre pèlerinage, mais sans en faire dépendre notre bonheur, car ils pourraient nous entraîner avec eux. Nous usons en effet de ce monde comme n’en usant pas dv, et c’est dans le dessein de parvenir près de Celui qui a fait le monde, de demeurer en lui et de jouir avec lui de son éternité.

6. Pourquoi dire encore : Qui est revenu d’entre les morts, pour apprendre aux mortels ce qui se passe au-delà du tombeau ? Ne vous a-t-il pas fermé la bouche en, ressuscitant un mort de quatre jours dw, en ressuscitant lui-même le troisième jour pour ne plus mourir, en montrant enfin avant sa mort et avec la certitude de Celui pour qui rien n’est caché, soit dans la paix dont jouit le pauvre, soit dans les flammes où est plongé le riche, quelle vie attend les humains au-delà de cette vie dx ? Mais ils ne croient pas ces vérités, eux qui répètent. Qui est revenu d’entre les morts ? Ils veulent persuader qu’ils croiraient, si quelqu’un de leurs proches recouvrait la vie. Mais maudit quiconque met son espoir dans un homme dy ! C’est même pour détourner de nous cette malédiction qu’un Dieu fait homme a voulu mourir, puis ressusciter et montrer ainsi dans une chair humaine, ce qui attend l’homme, pourvu toutefois que l’homme ne s’appuie pas en lui, mais sur Dieu.

D’ailleurs l’Église fidèle est répandue par tout l’univers, elle est sous leurs yeux. Qu’ils lisent et ils reconnaîtront que bien des siècles avant son établissement Dieu en avait fait la promesse à un homme, à un homme qui espéra, contre toute espérance, qu’il deviendrait le père d’un peuple innombrable dz. Ainsi nous voyons actuellement accomplie la promesse faite à un seul croyant, à Abraham, et nous n’espérerions pas avec certitude ce qui a été promis à tous les croyants, à l’univers entier ? Qu’ils s’en aillent donc en répétant : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». Ils mourront demain, disent-ils ; la vérité est qu’ils sont morts en parlant ainsi.

Pour vous, mes frères, ô fils de la résurrection, concitoyens des saints anges, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ ; gardez-vous d’imiter ces malheureux qui mourront demain, en ce sens que demain ils expireront, mais qui dès aujourd’hui sont ensevelis dans le vin. Or pour préserver vos mœurs de la corruption des mauvais propos, comme s’exprime l’Apôtre, « observez une sage sobriété et ne péchez point ea », suivez la voie étroite mais sûre, qui conduit dans cette immense Jérusalem céleste, notre mère pour l’éternité ; espérez fermement ce que vous ne voyez pas, et attendez avez patience ce que vous ne possédez pas encore, puisque vous vous attachez inséparablement au Christ dont les promesses ne peuvent manquer.

SERMON CLVIII. CONFIANCE EN DIEU eb.

ANALYSE. – Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? L’important donc est de savoir si Dieu est pour nous. Or l’Apôtre enseigne qu’il est pour ceux qu’il a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés. Voyons ce qu’il y a déjà en nous de ces quatre caractères, afin de nous en faire un point d’appui pour obtenir de Dieu ce qui nous manque encore. – Avant même que nous ayons reçu l’existence, Dieu nous avait prédestinés et il nous a appelés en nous faisant chrétiens. Mais sommes-nous justifiés afin d’être un jour du nombre des glorifiés ? Examinons ce que nous pouvons posséder de justice, car elle n’est pas complète ici-bas, et cherchons à acquérir ce qui nous manque. La justification comprend la foi, l’espérance et la charité. Si déjà nous avons en nous la foi et l’espérance, perfectionnons et développons sans relâche la charité, attendu qu’au ciel nous n’aurons plus ni la foi ni l’espérance, nous n’y conserverons que la charité. – Ainsi donc, Dieu nous a suffisamment témoigné sa bonté pour nous inspirer confiance en lui ; c’est à nous de développer avec sa grâce la charité dans notre vie, pour affermir de plus en plus notre confiance.

1. Nous venons d’entendre le bienheureux Apôtre nous encourager et nous rassurer par ces mots : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Pour qui est-il ? L’Apôtre venait de le dire de la manière suivante : « Ceux qu’il a prédestinés, il les a appelés ; et ceux qu’il a appelés, il les a justifiés ; et ceux qu’il a justifiés, il les a glorifiés. Que dire après cela ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Dieu est pour nous, en nous prédestinant ; Dieu est pour nous, en nous appelant ; Dieu est pour nous, en nous justifiant ; Dieu est pour nous, en nous glorifiant. « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Il nous a prédestinés, avant notre existence ; il nous a appelés, quand nous étions loin de lui ; justifiés, quand nous étions pécheurs ; glorifiés, quand nous étions mortels. « Si Dieu est pour nous, qui sera contre-nous ? » Pour essayer de nuire à ceux que Dieu a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés, il faudrait se disposer à lutter d’abord, si on le peut, contre Dieu même. Dès qu’on nous dit : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » n’est-il pas vrai qu’on ne peut nous atteindre sans triompher de Dieu ? Mais qui triomphe du Tout-Puissant ? Chercher à lui résister, c’est se meurtrir ; et c’est ce que le Christ criait du haut du ciel à l’Apôtre qui portait encore alors le nom de Saul : « Tu ne gagnes rien, lui disait-il, à regimber contre l’aiguillon ec ». Qu’on frappe, qu’on frappe autant qu’on peut ; frapper contre l’aiguillon, n’est-ce pas se frapper soi-même ?

2. En examinant ces quatre caractères que l’Apôtre a mis en relief et qui distinguent les favoris de Dieu, savoir la prédestination, la vocation, la justification et la glorification, remarquons ceux que nous possédons déjà et ceux que nous attendons encore. En voyant ce que nous avons, nous louerons Dieu qui nous l’a donné ; et en constatant ce qui nous manque, soyons sûrs que Dieu nous en est redevable. Il nous le doit, non pour avoir reçu de nous, mais pour nous avoir promis ce qu’il lui a plu. Nous pouvons dire à un homme : Tu me dois, car je t’ai donné ; mais à Dieu : Vous me devez, car vous m’avez promis. Quand on peut dire : Tu me dois, parce que je t’ai donné, c’est qu’on a remis pour échanger plutôt que pour donner. Mais quand on dit : Vous me devez, parce que vous m’avez promis, on n’a rien confié et pourtant on exige ; on exige parce que la bonté qui a promis donnera fidèlement, sans quoi elle ne serait plus bonté, mais plutôt méchanceté, attendu que pour tromper il faut être méchant. Or, disons-nous à Dieu : Rendez-moi, car je vous ai donné ? Eh ! que lui avons-nous donné, puisque c’est de lui que nous tenons tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons de bon ? Non, nous ne lui avons rien donné ; et nous ne pouvons à ce titre réclamer ce qu’il nous doit. L’Apôtre d’ailleurs ne dit-il pas avec beaucoup de raison : « Quia connu la pensée du Seigneur ? ou qui a été son conseiller ? ou qui le premier lui a donné et sera rétribué ed ? » Voici donc comment nous pouvons poursuivre le Seigneur notre Dieu ; il faut lui dire : Accordez-nous ce que vous avez promis, car nous avons fait ce que vous avez prescrit ; et encore est-ce vous qui l’avez fait en nous, puisque vous nous avez aidés à le faire.

3. Que personne donc ne dise : Dieu m’a appelé, parce que je l’ai servi. Comment l’aurais-tu servi, s’il ne t’avait appelé ? S’il t’avait appelé pour avoir été servi par toi, il t’aurait donc rendu pour avoir reçu de toi le premier. Mais l’Apôtre n’interdit-il pas ce langage quand il s’écrie : « Qui lui a donné le premier et sera rétribué ? » Au moins tu existais déjà quand il t’a appelé ; mais aurait-il pu te prédestiner, si déjà tu avais l’être ? Qu’as-tu donné à Dieu, puisque, pour donner, tu n’existais même pas ? Et qu’a fait Dieu en te prédestinant avant ton existence ? Ce que dit l’Apôtre : « Il appelle ce qui n’est pas comme ce qui est ee ». Non, il ne te prédestinerait pas, si tu existais, et ne t’appellerait pas, si tu n’étais éloigné ; si tu n’étais impie, il ne te justifierait pas, et ne te glorifierait pas, si tu n’étais de terre et de boue. « Qui donc lui a donné le premier et sera rétribué ? Puisque c’est de lui, par lui et en lui que sont toutes choses » ; que lui rendrons-nous ? « A lui la gloire ef ». Nous n’étions pas, quand il nous a prédestinés ; nous étions éloignés, quand il nous a appelés ; quand il nous a justifiés, nous étions pécheurs : donc rendons-lui grâces et ne demeurons pas ingrats.

4. Nous nous étions proposé d’examiner ce que nous avions déjà et ce qu’il nous restait à acquérir encore des quatre caractères énoncés par saint Paul. Or, dès avant notre naissance, nous avons été prédestinés ; et nous avons été appelés, lorsque nous sommes devenus chrétiens. Voilà ce que nous avons déjà. Mais sommes-nous justifiés ? Où en sommes-nous sous ce rapport ? Oserons-nous dire de ce troisième caractère que nous l’avons aussi ? Y aura-t-il parmi nous un seul homme pour oser dire : Je suis juste ? Je suis juste, signifie, selon moi, je ne suis pas pécheur.

Mais si tu oses tenir ce langage, voici devant toi l’Apôtre Jean : « Si nous affirmons », dit-il, « que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n’est point en nous eg ». Eh quoi ! sommes-nous étrangers à toute justice ? Ou bien sommes-nous un peu justes, sans l’être complètement ? C’est ce qu’il nous faut examiner ; car si nous sommes justes sans l’être complètement, il nous suffira, pour le devenir, d’ajouter à ce que nous sommes déjà.

Voici des hommes baptisés, tous leurs péchés sont remis, ils en sont justifiés, nous ne pouvons le nier : il leur reste néanmoins à lutter encore contre la chair, à lutter contre le monde, à lutter contre le démon. Or, quand on lutte, on frappe et on est frappé, on triomphe et on est renversé ; mais il faut voir dans quel état on quittera l’arène. Oui, « si nous affirmons que nous sommes sans péché, nous nous illusionnons nous-mêmes et la vérité n’est point en, nous ». D’un autre côté, si nous nous disons absolument étrangers à la justice, c’est un mensonge qui s’élève contre les dons divins. En effet, être entièrement étranger à la justice, c’est n’avoir même pas la foi ; mais si nous n’avons pas la foi, nous ne sommes pas chrétiens ; si au contraire nous l’avons, nous sommes un peu justes. Veux-tu savoir la valeur immense de ce peu ? Le juste vit de la foi eh ; – oui le juste vit de la foi », en croyant ce qu’il ne voit pas.

5. Lorsque nos pères, lorsque les chefs du troupeau sacré, lorsque les saints apôtres annonçaient l’Évangile, ils publiaient non-seulement ce qu’ils avaient vu, mais encore ce qu’ils avaient touché de leurs mains ; et pourtant, comme un de ses disciples le touchait de la main, cherchant à s’assurer et s’assurant effectivement de la réalité, comme il s’écriait en le pressant : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » ce Seigneur et ce Dieu, qui nous réservait le don de la foi, répondit d’abord : « Tu as cru pour avoir vu » ; puis jetant les yeux sur ce que nous ferions : « Heureux, continua-t-il, ceux qui ont cru sans avoir vu ei ! » Nous donc qui n’avons pas vu et qui avons cru pour avoir entendu, nous avons été d’avance proclamés bienheureux, et nous serions complètement étrangers à la justice ! Le Seigneur s’est montré avec son corps aux yeux des Juifs, et ils l’ont mis à mort ; il ne s’est pas montré visiblement à nous, et nous l’avons reçu. « Un peuple que je ne connaissais pas m’a servi ; il a prêté à ma voix une oreille docile ej ». Nous sommes ce peuple, et il n’y aurait en nous aucune trace de justice ! Certes il y en a. Soyons reconnaissants pour ce que nous avons reçu ; ainsi nous obtiendrons encore, sans rien perdre de ce qui nous a été donné.

Il résulte que maintenant encore se forme en nous le troisième caractère. Nous sommes justifiés, mais la justice progresse en nous avec nous. Je vais vous exposer ses développements et conférer en quelque sorte avec vous. Chacun de vous, quoique déjà justifié en ce sens qu’il a reçu la rémission de ses péchés dans le bain de la régénération, qu’il a reçu encore l’Esprit-Saint pour avancer de jour en jour, pourra reconnaître où il en est, marcher, progresser et croître jusqu’à ce qu’il arrive, non pas au terme, mais à la perfection.

6. On commence par la foi. En quoi consiste la foi ? A croire. Cette foi néanmoins doit se distinguer de celle des esprits immondes. Elle consiste, avons-nous dit, à croire. « Mais, observe l’apôtre saint Jacques, les démons croient aussi et ils tremblent ek ». Tu crois et tu vis sans espérance ou sans amour ? mais les démons croient aussi et ils tremblent ». Tu estimes avoir beaucoup fait en proclamant le Christ Fils de Dieu. Il est vrai, Pierre l’a proclamé, et il lui a été dit : « Tu es heureux, Simon, fils de Jona » ; mais les démons l’ont publié aussi, et il leur a été dit : « Taisez-vous ». Pierre parle et on lui dit : « Ce n’est ni la chair ni le sang qui t’ont révélé ceci, mais mon Père, qui est dans les cieux el ». Les démons parlent de même, et on leur dit de se taire em, et on les repousse ! Sans doute la parole est la même ; mais le Sauveur porte son regard sur la racine et non sur la fleur. De là cette recommandation adressée aux Hébreux : « Veillant à ce qu’aucune racine amère, poussant en haut ses rejetons, n’importune et ne souille l’âme d’un grand nombre en ». Songe donc avant tout à rendre ta foi différente de celle des démons.

Par quel moyen ? Les démons confessaient le Christ avec crainte, Pierre avec amour. Ajoute donc l’espérance à la foi. Mais comment espérer si la conscience n’est en bon état ? A l’espérance joins donc aussi la charité. C’est la voie suréminente dont parle ainsi l’Apôtre Voici la voie suréminente : quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis semblable à un airain sonore ou à une cymbale retentissante ». L’Apôtre poursuit ensuite son énumération et assure que sans la charité tous les avantages ne sont rien. Conservons donc la foi, l’espérance et la charité eo. La charité l’emporte sur tout ; appliquez-vous à la charité, et par là rendez votre foi différente, vous qui êtes du nombre des prédestinés, des appelés et des glorifiés. Saint Paul dit encore : « Ni la circoncision, ni l’incirconcision ne servent de rien, mais la foi ». O Apôtre, ne vous arrêtez pas, parlez encore, signalez la différence, car les démons croient aussi et ils tremblent » ; indiquez donc la différence qui doit distinguer notre foi de celle des démons, qui tremblent parce qu’ils haïssent ; parlez, Apôtre, distinguez ma foi et séparez ma cause de celle des impies ep. Il le fait clairement et voici en quels termes : « La foi qui agit avec amour », dit-il eq.

7. A chacun donc, mes frères, de s’examiner intérieurement, de se peser, de se juger, dans tous ses actes et dans toutes ses bonnes œuvres, pour reconnaître ce qu’il fait avec charité, sans attendre de récompense temporelle, mais seulement ce que Dieu a promis, le bonheur de le voir. Quelles que soient en effet les promesses de Dieu, sans lui tout n’est rien. Non, Dieu ne me satisferait point, s’il ne se promettait lui-même à moi. Qu’est-ce que toute la terre ? Qu’est-ce que toute la mer ? Qu’est-ce que le ciel entier, et tous les astres, et le soleil et la lune et tous les chœurs des anges ? C’est du Créateur de toutes ces merveilles que j’ai soif ; c’est de lui que j’ai faim. J’ai soif de lui et je lui dis : « En vous est la source de vie er », il me dit de son côté : « Je suis le pain descendu du ciel ! es ». Ah ! que j’aie faim et soif dans mon pèlerinage, pour être rassasié quand je serai au terme. Le monde me sourit par une variété immense de créatures éclatantes en beauté et en force : mais que le Créateur est à la fois bien plus beau, bien plus fort, bien plus éclatant et bien plus agréable ! « Je serai rassasié, lorsqu’apparaîtra votre gloire dans son éclat et ». Si donc vous avez cette foi qui agit avec amour, vous êtes du nombre des prédestinés, des appelés, des justifiés : faites-la donc croître en vous. Cette foi qui agit par amour est inséparable de l’espérance. L’aurons-nous encore lorsque nous serons au terme ? Alors encore nous dira-t-on de croire ? Assurément non ; car nous verrons alors et nous contemplerons face à face. « Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a point paru encore ». Cela n’a point paru, car c’est encore la foi. « Nous sommes les enfants de Dieu », prédestinés, appelés, justifiés par lui. « Nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a point paru encore ». Avant donc de voir ce que nous serons ; croyons aujourd’hui. « Nous savons que lorsqu’il se montrera nous lui serons semblables ». Est-ce parce que nous croyons ? Non. Pourquoi donc ? « Parce que nous le verrons tel qu’il est eu ».

8. Et l’espérance ? y en aura-t-il encore ? Non, puisque nous posséderons la réalité. L’espérance est nécessaire au voyageur, c’est elle qui le soutient sur la route ; car s’il supporte courageusement les fatigues de la marche, c’est qu’il compte arriver au terme. Qu’on lui ôte cette espérance, ses forces s’affaissent aussitôt. Ce qui fait voir que l’espérance actuelle nous est nécessaire pour pratiquer la justice durant notre pèlerinage. Écoute l’Apôtre : « En attendant l’adoption, dit-il, nous gémissons encore en nous-mêmes ». Quand il y a encore gémissement, peut-on reconnaître la félicité dont il est dit dans l’Écriture : « Plus de fatigue ni de gémissements ev ? » Ainsi, dit saint Paul, « nous gémissons encore en nous-mêmes, attendant l’adoption et la délivrance de notre corps ». Nous gémissons encore. Pourquoi ? C’est que nous sommes sauvés en espérance. Or, l’espérance qui se voit, n’est pas de l’espérance. Qui espère ce qu’il voit ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous attendons avec patience ». C’est avec cette patience que les martyrs méritaient la couronne, aspirant à ce qu’ils ne voyaient pas et dédaignant ce qu’ils souffraient ; et ils disaient, avec cette espérance : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? l’affliction ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? la nudité ? le glaive ? Car c’est à cause de vous ». Et où est-il celui à cause de qui ? Car c’est à cause de vous que nous sommes mis. à mort durant tout le jour ew ». Où est enfin celui à cause de qui ? « Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu ex ». Voilà qui indique où il est. Il est en toi, puisque ta foi y est aussi. L’Apôtre nous tromperait-il quand il dit « que par la foi le Christ habite en nos cœurs ey ? » Il y est aujourd’hui par la foi, il y sera alors sans voiles ; il y est par la foi, tant que nous sommes voyageurs, tant que nous poursuivons notre pèlerinage ; car tant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur, « puisque nous marchons par la foi et non par la claire vue ez ».

9. Si la foi nous donne tant, que nous donnera la vue même ? Le voici : « Dieu sera tout en tous fa ». Que signifie tout ? Il veut dire que tu posséderas alors tout ce que tu recherchais, tout ce que tu estimais ici. Que voulais-tu ? Que cherchais-tu ? Tu voulais manger et boire ? Dieu sera pour toi nourriture et breuvage. Que voulais-tu ? La santé du corps, toute fragile et toute éphémère qu’elle lut ? Dieu sera pour toi l’immortalité même. Que cherchais-tu ? Des richesses ? O avare, de quoi te contenteras-tu, si Dieu ne te suffit pas ? Qu’aimais-tu ? La gloire, les honneurs ? Dieu même sera ta gloire, et dès aujourd’hui tu lui dis : « C’est vous qui êtes ma gloire et qui élevez mon Chef fb ». Déjà, en effet, il a exalté mon Chef, mon Chef qui est le Christ. Pourquoi enfin ton étonnement ? Les membres comme le Chef seront un jour élevés en gloire et Dieu alors sera tout en tous.

Voilà ce que nous croyons aujourd’hui, ce qu’aujourd’hui nous espérons ; mais une fois arrivés, nous le posséderons, et ce ne sera plus la foi, mais la vue ; une fois arrivés nous le posséderons, et ce ne sera plus l’espérance, mais la réalité. Et la charité ? Elle aussi existe-t-elle aujourd’hui pour disparaître alors ? Mais si nous aimons maintenant, que nous croyons sans voir ; comment n’aimerons-nous pas alors, que nous verrons et que nous posséderons ? Ainsi donc la charité subsistera encore alors, et elle sera parfaite. Aussi l’Apôtre dit-il : « Nous avons aujourd’hui la foi, l’espérance et la charité, trois vertus ; mais la charité l’emporte fc ». Conservons-la, nourrissons-la en nous, persévérons-y avec confiance et avec le secours divin, et disons : « Qui nous détachera de l’amour du Christ », avant qu’il ait pitié de nous et qu’il mène notre charité à sa perfection ? L’affliction ? l’angoisse ? la faim ? la nudité ? les dangers ? le glaive ? Car pour vous nous sommes mis à mort tous les jours, nous sommes considérés comme des brebis de boucherie ». Or, qui peut souffrir, qui supporte tout cela ? En tout cependant nous triomphons ». Par quel moyen ? Par le secours de Celui qui nous a aimés fd ».

N’est-il donc pas vrai de dire : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? »

SERMON CLIX. AMOUR DE LA JUSTICE fe.

ANALYSE. – C’est dans les martyrs qu’on trouve l’amour véritable de la justice. En effet cet amour demande : 1° Qu’on le préfère à toutes les jouissances permises qu’offre la nature ; il faut que la justice ait pour nous plus de charmes que tout le reste. Ce n’est pas assez, il faut 2° que nous fassions pour la justice ce qu’on ne fait pas ordinairement pour satisfaire ses passions, c’est-à-dire que pour elle nous bravions tous les supplices et la mort même. Or, c’est ce qu’ont fait magnifiquement les martyrs. Mais c’est à Dieu qu’il faut nous adresser, soit pour le remercier de l’amour que nous avons déjà pour la justice, soit pour lui demander ce qui nous manque encore.

1. Il a été hier longuement question de la justification que nous accorde le Seigneur notre Dieu ; c’était nous qui parlions, Dieu qui nous en faisait la grâce, et vous qui écoutiez. Il est vrai, le fardeau de chair corruptible dont nous sommes chargés en cette vie, fait que nous n’y sommes point exempts de péché, et si nous disons que nous n’en avons point, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous ff ; je le crois pourtant, votre charité a compris avec évidence que nous sommes justifiés autant que le comporte notre pèlerinage, puisque nous vivons de la foi, en attendant que nous soyons en face de l’heureuse réalité. Ainsi on commence par la foi, pour arriver à la claire vue ; on franchit la route, afin de parvenir à la patrie. L’âme répète durant ce voyage : « Tous mes désirs sont devant vous, et mes gémissements ne vous sont point inconnus fg ». Mais dans la Patrie on n’aura plus lieu de prier, il n’y aura place que pour la louange. Pourquoi pas pour la prière ? Parce qu’on n’y manque de rien. On y voit ce qu’on croit ici ; ce qu’ici on espère, on le possède là ; et l’on y reçoit ce qu’on demande ici.

Maintenant, toutefois il y a une perfection relative à laquelle sont parvenus les martyrs. Aussi, comme le savent les fidèles, la discipline ecclésiastique ne veut pas qu’on prie pour les martyrs lorsqu’on prononce leur nom à l’autel. On prie pour les autres défunts dont on fait mémoire ; ce serait une injure de prier pour un martyr, puisque nous devons au contraire nous recommander à ses prières, attendu qu’il a combattu jusqu’au sang contre le péché. À des chrétiens encore imparfaits et néanmoins justifiés en partie, l’Apôtre dit dans son épître aux Hébreux : « Vous n’avez pas combattu encore jusqu’au sang en résistant au péché fh ». Fils n’ont pas combattu encore jusqu’au sang, il est des hommes qui sont allés sûrement jusque-là. Les saints martyrs, sans aucun doute, et c’est à eux que s’appliquent ces mots de l’apôtre saint Jacques, dont on vient de faire lecture : « Considérez, mes frères, comme la source de toute joie, les diverses épreuves qui tombent sur vous fi ». Ce langage s’adresse aux parfaits, lesquels peuvent dire aussi : « Éprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi fj. – Sachant, continue l’Apôtre, que l’affliction a produit la patience. Or, la patience rend les œuvres parfaites fk ».

2. Nous devons en effet aimer la justice, et il y a, dans cet amour de la justice, des degrés qui marquent le progrès que l’on y fait. Le premier degré est de ne préférer rien de ce qui charme à l’amour de la justice. C’est bien là le premier degré. Mais que veux-je dire ? Que de tout ce qui charme, rien ne te charme comme la justice. Je ne te demande pas que rien autre ne te plaise, je demande que la justice te plaise davantage. Il faut l’avouer, il est bien des choses qui ont pour notre faiblesse un attrait naturel : ainsi le boire et le manger ont de l’attrait, quand on a soif et quand on a faim ; ainsi la lumière encore, soit celle qui rayonne du haut du ciel quand le soleil est sur l’horizon, soit celle que projettent les étoiles et la lune, soit celle que répandent les flambeaux allumés sur la terre pour consoler nos yeux au milieu des ténèbres ; ainsi encore une voix harmonieuse, des airs suaves et des parfums délicieux ; le toucher même est flatté en nous par tout plaisir sensuel. Or, parmi tous ces plaisirs qui affectent nos sens, il en est de permis ; tels sont, comme je viens de le dire, les grands spectacles de la nature qui charment les regards ; mais l’œil aime aussi les spectacles des théâtres, et si ceux-là sont permis, ceux-ci ne le sont pas. L’oreille se plaît au chant harmonieux d’un psaume sacré ; elle aime aussi le chant des histrions. L’un est permis, l’autre ne l’est pas. Les fleurs et les parfums, qui sont aussi l’œuvre de Dieu, flattent l’odorat ; il aspire également avec joie l’encens brûlé sur l’autel des démons. Ici encore tout n’est pas permis. Le goût aime des aliments qui ne sont pas interdits ; il aime aussi ce qu’on sert aux banquets sacrilèges des sacrifices idolâtriques. Il le peut dans le premier cas, il ne le peut dans le second. Il y a aussi des embrassements permis et des embrassements impurs. Vous le voyez donc, mes bien chers, parmi ces jouissances sensibles, il en est de permises et il en est d’interdites. Or, il faut que la justice nous plaise plus que les jouissances mêmes permises ; oui, tu dois préférer la justice à ce qui te charme d’ailleurs même innocemment.

3. Afin de mieux comprendre encore, représentons-nous une espèce de duel intérieur. Aimes-tu la justice ? Je l’aime, réponds-tu. Ta réponse ne serait pas sincère, si la justice n’avait pour toi quelque attrait ; on n’aime en effet que ce qui en a : « Mets tes délices dans le Seigneur fl », dit l’Écriture. Mais le Seigneur est la justice même. Nous ne devons pas en effet nous le figurer tel qu’une idole. Dieu est de la nature de ce qui est invisible ; or ce qui est invisible est ce que nous avons de meilleur. Ainsi la fidélité est préférable au corps, préférable à l’or, préférable à l’argent, préférable aux trésors, préférable à des domaines, à une grande maison, aux richesses tous ces biens sont visibles, tandis que la fidélité ne l’est pas. À quoi donc comparer Dieu ? À ce qui est visible ou à ce qui est invisible ? À ce qui est plus vil ou à ce qui est plus précieux ? Parlons de ce qui est plus vil.

Tu as deux esclaves ; l’un est laid de corps et l’autre d’une beauté ravissante ; mais le premier est fidèle et non pas l’autre. Lequel des deux préfères-tu, dis-moi ? Je vois bien que tu aimes ce qui ne se voit pas. Or, préférer le serviteur fidèle, avec sa laideur corporelle, à l’esclave infidèle, quoique beau, n’est-ce pas se tromper et préférer la laideur à la beauté ? Non, à coup sûr, c’est au contraire aimer la beauté plus que la laideur ; c’est faire moins de cas du témoignage des yeux du corps, que du témoignage des yeux du cœur. Que t’ont répondu les yeux du corps, quand tu les as interrogés ? Que des deux esclaves l’un était beau et l’autre laid. Tu n’as pas voulu de cette déposition, tu l’as mise de côté. Fixant ensuite les yeux du cœur sur les deux esclaves, tu as vu que si l’un était laid de corps, il était fidèle, et que l’autre était infidèle avec sa beauté corporelle. Tu t’es prononcé alors : Est-il rien, as-tu dit, de plus beau que la fidélité, rien de plus laid que l’infidélité ?

4. A tous les plaisirs, à toutes les jouissances mêmes permises il faut donc préférer la justice ; et s’il est vrai que tu aies des sens intérieurs, tous ces sens sont portés pour elle. As-tu des yeux intérieurs ? Contemple sa lumière : « En vous est la source de vie, et à votre lumière nous verrons la lumière fm ». De cette lumière encore il est dit dans un psaume : « Illuminez mes yeux, de peur que « je ne m’endorme un jour dans la mort fn ». As-tu aussi des oreilles intérieures ? Ouvre-les à la justice. C’est ce que demandait celui qui criait : « Entende, qui a des oreilles pour entendre fo ». As-tu dans l’âme encore une espèce d’odorat ? Nous sommes partout, dit l’Apôtre, la bonne odeur du Christ fp ». Il est dit encore, en s’adressant au goût : « Goûtez et reconnaissez combien le Seigneur est doux fq ». Quant au toucher spirituel, voici ce que l’Épouse publie de son Époux : « De sa gauche il me soutient la tête et de sa droite il m’embrasse fr ».

5. Revenons à l’espèce de duel que j’ai annoncé. Qui veut me répondre ? J’interrogerai et je mettrai à même de constater si on préfère réellement la justice à tout ce qui flatte les sens corporels. Tu aimes l’or, il charme tes regards ; de fait, l’or est un métal beau, brillant, agréable à voir. Il est beau, je ne le nie pas, et le nier serait outrager le Créateur. Mais voici une tentation. Je t’enlève ton or, dit-on, si tu ne fais pour moi ce faux témoignage, et si tu le fais, je t’en donne. Tu ressens alors un double attrait. Auquel, dis-moi, donneras-tu la préférence ? À ton attrait pour l’or, ou à ton attrait pour la vérité ? À ton attrait pour l’or, ou à ton attrait pour déposer conformément à la vérité ? L’or seul brille-t-il et la vérité ne brille-t-elle pas à sa manière ? Il faut, pour faire un vrai témoignage, être fidèle à la vérité. Si l’or brille, la fidélité n’a-t-elle pas aussi de l’éclat ?… Rougis, ouvre les yeux : n’offriras-tu pas à ton Maître ce qui te charmait dans ton esclave ? Quand, il y a un instant, je te demandais si tu préférais un bel esclave, mais infidèle, à un esclave laid, mais fidèle, tu m’as répondu conformément à la justice, tu as préféré ce qui était réellement préférable. Rentre en toi, car c’est de toi que maintenant il s’agit. Oui, tu aimes l’esclave fidèle ; Dieu est-il indigne d’avoir en toi un fidèle serviteur ? Quelle récompense si grande promettais-tu à ce fidèle esclave ? Comme preuve de ton vif attachement et comme récompense suprême, la liberté. Oui, qu’assurais-tu de grand à ce fidèle esclave ? La liberté temporelle. Et pourtant combien ne voyons-nous pas d’esclaves qui ne manquent de rien, et d’affranchis qui mendient ? Avant néanmoins de promettre cette liberté, tu exigeais que ton esclave te fût fidèle ; et tu n’es point fidèle à Dieu, quand il te promet l’éternité ?

6. Il serait trop long de faire également l’application à chacun des sens corporels ; entendez de tous les autres ce que j’ai dit de la vue et préférez toujours les joies de l’esprit aux joies de la chair. Votre corps est-il attiré à des plaisirs coupables ; que votre âme s’attache aux charmes invisibles de la justice, toujours si belle, si chaste, si sainte, si harmonieuse et si douce, et ne l’observer point par contrainte. Vous ne l’aimez pas encore, quand c’est la peur qui vous y porte. Ce qui doit te détourner du péché n’est pas la crainte du châtiment, mais l’amour de la justice.

De là ces paroles de l’Apôtre : « Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair. Comme vous avez fait servir vos membres à l’impureté et à l’iniquité pour l’iniquité ; ainsi maintenant faites-les servir à la justice pour votre sanctification fs ». Que signifie : « Je parle humainement? » Je dis ce qui est à votre portée. Or, lorsque vous avez fait servir vos membres à l’iniquité pour vous livrer à la débauche, est-ce la crainte qui vous poussait, ou bien est ce le plaisir qui vous attirait ? Lequel des deux ? Répondez-nous ; car si vous êtes sages aujourd’hui, peut-être ne l’avez-vous pas toujours été. Quand donc vous péchiez, quand vous vous plaisiez à pécher, était-ce la crainte qui vous y déterminait, ou la délectation que vous trouviez dans le péché ? Vous me répondrez que c’était la délectation. Eh quoi c’est le plaisir qui attire au péché, et il faudra la crainte pour porter à la justice ? Sondez-vous, examinez-vous. Ah ! que le tentateur qui m’en menace, enlève mon or ; il y a dans la justice plus d’agrément et plus d’éclat. Que celui qui me promet de l’or, ne m’en donne pas ; à l’or je préfère la justice, je trouve en elle plus de délices, plus d’éclat, plus de beauté, plus de charme, plus de douceur. Mais si on examine ainsi son cœur et qu’on triomphe dans cette espèce de duel, c’est qu’on a prêté l’oreille à ces mots de l’Apôtre : « Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair ». C’est sans doute ici de l’indulgence pour la faiblesse, et j’ignore si jamais il s’est mis davantage à la portée des moins avancés.

7. C’est comme s’il se fût exprimé de la manière suivante : Je me place à votre niveau ; vous avez livré vos sens à des plaisirs coupables, et c’est l’attrait du péché qui vous a conduits à les commettre ; ainsi laissez-vous amener à faire le bien par les charmes et la douceur de la justice, aimez la justice comme vous avez aimé l’iniquité. Elle mérite d’obtenir que vous fassiez pour elle ce que vous avez fait pour l’iniquité. Voilà ce que signifie : « Je parle humainement » ; en d’autres termes, je dis ce qui est à la portée de votre faiblesse même.

L’Apôtre tenait donc quelque chose en réserve ; mais quoi ? Qu’est-ce donc qu’il différait de dire ? Je l’exprimerai, si je le puis. Mets sur une balance la justice et l’iniquité : la justice ne vaut-elle pas autant que l’iniquité valait pour toi ? Ne faut-il pas aimer l’une autant que tu as aimé l’autre ? Quelle comparaison ! Plût à Dieu néanmoins qu’il en fut ainsi ! Tu dois donc à la justice davantage ? Sans aucun doute. Tu cherchais le plaisir en faisant le mal ; affronte la douleur pour faire le bien. Je le répète : Si tu as cherché le plaisir dans l’injustice, supporte la douleur en faveur de la justice : ce sera faire plus pour elle.

Voici, à l’âge dangereux un jeune libertin poussé par la passion, il a jeté les yeux sur une femme étrangère, il l’aime et veut en jouir, mais il veut que ce soit secrètement : ce jeune homme aime le plaisir, il craint davantage la douleur. Pourquoi en effet ce désir de n’être pas connu ? C’est qu’il a peur d’être saisi, enchaîné, conduit, enfermé, produit au grand jour, torturé et mis à mort, et c’est la crainte de tout cela qui le porte à se cacher tout en cherchant à satisfaire sa passion. Voilà pourquoi il épie l’absence du mari, craint même de rencontrer son complice et d’avoir un témoin de son crime. Il est évident qu’il obéit à l’attrait du plaisir ; cet attrait néanmoins n’est pas assez puissant pour lui faire triompher de la crainte, de la torture et de la peur des supplices.

Voyons maintenant la justice et la beauté, la fidélité avec ses charmes ; qu’elles se produisent ouvertement, qu’elles se montrent aux yeux du cœur et qu’elles embrasent de zèle leurs amis. Tu veux jouir de moi ? dira chacune d’elles : dédaigne tout autre chose, méprise pour moi tout autre plaisir. Tu obéis : ce n’est pas assez ; voilà ce qu’elle conseillait humainement, à cause de la faiblesse de votre chair. Oui, c’est peu de mépriser pour elle tout autre plaisir ; pour elle encore dédaigne tout ce qui te faisait peur ; ris-toi des prisons, ris-toi des fers, ris-toi des chevalets, ris-toi des tortures, ris-toi de la mort. En triomphant de tout cela, tu obtiens ma main, dit la justice. Et vous, mes frères, montez ce double degré pour prouver aussi combien vous l’aimez.

8. Peut-être rencontrons-nous quelques fidèles qui préfèrent les attraits de la justice aux voluptés et aux joies des sens ; mais parmi vous y a-t-il un homme qui méprise pour elle les châtiments, les douleurs et la mort ? Contentons-nous au moins d’élever nos pensées à la hauteur de dispositions que nous n’osons nous flatter d’avoir. Où trouver ces dispositions ? Où les rencontrer ? Il y a sous nos yeux des milliers de martyrs en qui reluit ce véritable et sincère amour de la justice. C’est en eux que se vérifie cette recommandation

Considérez, mes frères, comme la source de toute joie, les afflictions diverses où vous pouvez tomber, sachant que l’épreuve de votre foi engendre la patience ; or la patience rend les œuvres parfaites ft ». Eh ! que manque-t-il à la patience pour rendre les œuvres parfaites ? Elle est embrasée d’amour et de zèle, elle foule aux pieds tout ce qui flatte et elle se précipite en avant. La voici en face de difficultés, d’horreurs, d’atrocités, de menaces ; elle foule encore tout cela, elle s’en rit et s’élance. Oh ! n’est-ce pas là aimer, marcher, mourir à soi et parvenir jusqu’à Dieu ? Qui aime son âme, la perdra ; et qui pour moi l’aura perdue, la gagnera pour l’éternelle vie ». Voilà, voilà comment doit se préparer un ami de la justice, un ami de l’invisible beauté. « Dites en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres, et prêchez sur les toits ce que je vous confie à l’oreille fu ». Que signifie : « Publiez en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres ? » Annoncez avec confiance ce que je vous dis et ce que vous entendez au fond du cœur. « Et prêchez sur les toits ce que je vous confie à l’oreille ». Que signifie encore : « Ce que je vous confie à l’oreille ? » Ce que je vous dis secrètement, parce que vous craignez encore de le confesser et de le publier. Que signifie enfin : « Prêchez sur les toits ? » Vos demeures sont vos corps ; vos demeures sont vos organes charnels. Ah ! monte sur le toit, foule aux pieds la chair et prêche ma parole.

9. Avant tout cependant, mes frères, déplorez ce que vous étiez, et vous pourrez devenir ce que vous n’êtes pas encore. Ce que je dis est important : comment y arriver ? Ce que je dis est la perfection la plus élevée, la perfection suprême : comment y atteindre ? Toute grâce, excellente et tout don parfait vient d’en haut et descend du Père des lumières, en qui il n’y a ni changement, ni ombre de vicissitudes fv ». De lui vient ce qu’il y a de bon en nous, et de lui ce que nous n’avons pas encore. Vous manquez ? « Demandez, et vous recevrez. Si vous, dit le Sauveur, tout mauvais que vous soyez, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père, céleste accordera-t-il ce qui est bon à ceux qui l’implorent fw ? »

À chacun donc de s’examiner, et s’il trouve en lui quelque don qui ait rapport à la justification, qu’il en rende grâces à Celui qui en est l’auteur ; et tout en lui rendant grâces de ce qu’il a reçu, qu’il lui demande ce qu’il n’a pas reçu encore ; car si tu gagnes à recevoir, lui ne perd rien à donner ; et quelle que soit ton avidité, quelque dévorante que soit ta soif, tu pourras toujours te plonger dans cette source.

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