1 Corinthians 6:17
SERMON CLXI. LE PÉCHÉ DE LA CHAIR a.
ANALYSE. – Ce péché doit nous faire horreur : 1° Parce qu’il fait une injure grave à Jésus-Christ, dont nous sommes les membres, et au Saint-Esprit dont nous sommes les temples ; 2° parce qu’il nous rend dignes de l’éternelle damnation. Comment, hélas ! ne craint-on pas davantage ces supplices effroyables et interminables, quand on fait tant pour échapper aux maux légers et éphémères de la vie présente ? 3° parce que nous devrions agir par amour de Dieu, par le désir de lui plaire et la crainte de lui déplaire : amour heureux qui porte les vierges chrétiennes à renoncer absolument aux plaisirs charnels même permis. 1. Nous venons d’entendre, pendant la lecture, l’Apôtre reprendre et réprimer les passions humaines. « Ne savez-vous pas, disait-il, que vos corps sont les membres du Christ ? Ainsi je prendrai au Christ ses membres pour en faire les membres d’une prostituée ? Dieu m’en garde ». Si l’Apôtre dit que nos corps sont les membres du Christ, c’est qu’en se faisant homme pour nous le Christ est devenu notre Chef, notre Chef dont il est dit qu’« il est lui-même le Sauveur de son corps b » ; or, son corps est l’Église c. Si Notre-Seigneur Jésus-Christ ne s’était uni qu’à l’âme humaine, nos âmes seules seraient ses membres ; mais comme il s’est de plus uni à un corps, afin de devenir sous tout rapport notre chef, de nous qui sommes composés d’un corps aussi bien que d’une âme, il s’ensuit, à coup sûr, que nos corps aussi sont ses membres. Si donc un chrétien se méprisait et s’avilissait assez pour vouloir s’abandonner à l’impureté, de grâce, qu’il respecte en lui le Christ ; qu’il ne dise pas : Je céderai, car je ne suis rien, « toute chair n’étant que de l’herbe d ». Ton corps toutefois n’est-il pas un membre du Christ ? Où allais-tu ? Reviens. Où voulais-tu te précipiter ? Épargne en toi le Christ, reconnais-le en toi. « Je prendrai au Christ ses membres pour en faire les membres d’une prostituée ? » Car il faut qu’elle soit prostituée pour consentir à commettre avec toi l’adultère ; et pourtant c’est peut-être une chrétienne qui prend aussi des membres au Christ pour en faire les membres d’un adultère. Ainsi vous outragez l’un et l’autre le Christ, sans égard ni pour votre Seigneur, ni pour la rançon qu’il a donnée afin de vous racheter. Comment néanmoins qualifier ce Seigneur, qui fait de ses serviteurs ses propres frères ? Ce n’était même pas assez ; il en a fait ses membres. Et un tel honneur n’est rien pour toi ? Est-ce parce qu’il t’a été accordé avec une bonté si touchante que tu n’en tiens aucun cas ? Si tu ne l’avais pas, tu en serais jaloux ; et parce que tu l’as reçu, tu le dédaignes ! 2. Non content d’avoir appelé nos corps les membres du Christ, par la raison que le Christ a pris un corps de même nature que le nôtre, l’Apôtre dit encore que ces corps sont pour nous le temple du Saint-Esprit, que nous avons reçu de Dieu. Ainsi le corps du Christ fait que nos corps sont les membres du Christ, et l’Esprit du Christ demeurant en nous fait de ces mêmes corps le temple de l’Esprit-Saint. Sur quoi maintenant vont tomber tes mépris ? Est-ce sur le Christ, dont tu es le membre, ou sur le Saint-Esprit, dont tu es le temple ? Cette infâme prostituée qui consent à faire le mat avec toi, tu n’oserais peut-être l’introduire dans ta chambre, dans ta chambre où est le lit conjugal ; aussi pour te vautrer dans la fange, cherches-tu dans ta demeure quelque lieu abject et infâme. Ainsi tu respectes le lit de ton épouse, et tu ne respectes pas le temple de ton Dieu ? Tu ne fais pas entrer une impudique dans le lieu où tu dors avec ta femme, et quoique tu sois le temple de Dieu, tu vas trouver toi-même la prostituée ? Le temple de Dieu pourtant me semble plus honorable que la chambre de ton épouse. D’ailleurs, où que tu ailles, Jésus te voit, lui qui t’a créé, lui qui t’a racheté quand tu étais vendu, lui qui est mort pour toi quand tu étais mort. Tu te méconnais, mais lui ne détourne pas de toi ses regards ; c’est pour te châtier, il est vrai, et non pour te venir en aide ; car c’est sur les justes que veillent les yeux du Seigneur, et c’est à leurs prières que s’ouvrent ses oreilles ». Pour glacer de terreur ceux qui se flattent d’une fatale sécurité et qui se disent : J’agirai, car Dieu dédaigne de remarquer ces actions ignobles, le Prophète ajoute immédiatement. Écoute-le, examine à qui tu appartiens, car Jésus te voit en quelque lieu que tu portes tes pas. Le Prophète ajoute donc : « Mais le Seigneur lance ses regards sur ceux qui font le mal, pour effacer de la terre jusqu’à leur souvenir e ». Et de quelle terre ? De celle dont il est dit : « Vous êtes mon espérance, mon héritage dans la terre des vivants f ». 3. N’y a-t-il pas ici quelque homme corrompu, impie, adultère, impudique et corrupteur qui s’applaudit de sa conduite, qui y vieillit sans laisser vieillir en lui la passion et qui se dit : Oui, il est bien vrai « que le Seigneur lance ses regards sur ceux qui font le mal, pour effacer de la terre jusqu’à leur souvenir ? » Me voici déjà vieillard ; depuis mon jeune âge jusqu’aujourd’hui je n’ai rien épargné, j’ai inhumé tant d’hommes chastes plus jeunes que moi, j’ai conduit les funérailles d’un si grand nombre d’hommes purs, à combien d’hommes sages n’ai-je pas survécu dans mon libertinage ? Pourquoi donc nous dire que le Seigneur lance ses regards sur ceux qui font le mal, afin d’effacer de la terre jusqu’à leur souvenir ? » – C’est qu’il est une autre terre où il n’y a pas d’impudique, une autre terre où Dieu règne en personne. « Ne vous abusez point : ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les abominables, ni les --voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ne posséderont le royaume de Dieu ». C’est ainsi qu’il effacera de la terre jusqu’à leur souvenir. Tout en s’abandonnant à ces crimes, beaucoup se font illusion ; or, à cause de ces malheureux qui vivent abominablement et qui espèrent encore le royaume de Dieu, où ils n’entreront pas, il est écrit : « Il effacera de la terre jusqu’à leur souvenir ». Il y aura pour la demeure des justes un nouveau ciel et une terre nouvelle. Mais là ne pourront habiter ni impies, ni méchants, ni débauchés. Toi qui te reconnais ici, choisis où tu voudrais demeurer, quand le temps te permet encore de pouvoir changer. 4. Car il y a deux habitations : l’une au milieu des feux éternels, et l’autre dans l’éternel royaume. Sans doute on sera tourmenté différemment dans les flammes éternelles ; on y sera pourtant, et pour y être tous tourmentés, quoique à des degrés divers. N’est-il pas écrit que Sodome, au jour du jugement, sera traitée d’une façon plus tolérable que quelque autre cité g ; et que plusieurs parcourent la mer et la terre pour faire un prosélyte, qu’ils rendent ensuite digne de l’enfer deux fois plus qu’eux-mêmes h ? Figure-toi que l’un est torturé deux fois plus que l’autre, que les uns le sont moins et les autres davantage, ce n’est pourtant pas un séjour à choisir pour toi. Les moindres tourments y sont plus effroyables que les plus redoutés par toi dans ce siècle. De quel tremblement ne serais-tu pas saisi, si tu te voyais accusé pour être jeté dans les cachots ; et tu es assez ennemi de toi-même pour mériter par ta conduite d’être jeté dans les flammes ? Je te vois frissonner, te troubler, pâlir, courir à l’église, demander à voir l’évêque, te prosterner à ses pieds. Il te demande pourquoi. Sauvez-moi, lui réponds-tu. – Qu’y a-t-il ? – Un tel m’accuse injustement. – Que prétend-il contre toi ? – Seigneur, il m’enlève mon bien ; Seigneur, il me jette en prison ; prenez pitié de moi, sauvez-moi. Voilà jusqu’à quel point on redoute la prison, la perte des biens ; et l’on craint si peu d’être brûlé dans l’enfer ? Enfin, quand le danger devient plus pressant, quand l’infortune va plus loin et qu’on est exposé à la mort, quand quelqu’un redoute de succomber et d’être condamné à mourir, tous crient qu’il faut le secourir, et on appelle toutes sortes de moyens : Aidez-le, courez, dit-on, il s’agit de sa vie. Ce qu’on peut dire de plus pour grossir son infortune, c’est qu’il s’agit de sa vie. Sans doute il faut lui venir en aide et ne pas refuser de le secourir dans un tel embarras ; si l’on a quelque pouvoir, il faut ici l’employer tout entier. 5. Je veux toutefois questionner cet homme en danger, cet homme dont le péril m’émeut jusqu’aux entrailles. Courez, dit-il, il s’agit de ma vie. Il m’est facile de lui répondre : Oui, je cours pour te sauver la vie du corps ; si seulement tu courais pour sauver ton âme ; si seulement tu savais qu’en courant pour ton corps je ne puis rien pour ton âme ! Je préfère donc entendre la vérité de la bouche du Christ, plutôt que les cris que t’inspire une fausse frayeur. « Ne craignez pas, dit-il, ceux qui peuvent tuer le corps, sans pouvoir tuer l’âme i ». Tu veux que je courre pour te sauver la vie ; mais voilà celui que tu redoutes, celui dont les menaces te font pâlir, il ne peut tuer ton âme, sa fureur s’arrête à ton corps, c’est à toi d’épargner ton âme. Lui ne peut la tuer, tu le peux, toi ; tu le peux, non avec une lance, mais avec ta langue. Ton ennemi, en te frappant, met fin à cette vie ; « mais la bouche, en mentant, donne la mort à l’âme j ». Il faudrait donc que la vue de ce que l’on craint dans le temps, élevât la pensée à ce que l’on doit réellement craindre. On craint la prison, et l’on ne craint point la géhenne ? On craint les bourreaux de la torture, et on ne craint point les anges de l’enfer ? On craint un châtiment temporel, et on ne craint point les supplices du feu éternel ? On craint enfin de mourir momentanément, et on ne craint pas de mourir éternellement ? 6. Après tout, que te fera cet homme qui veut ta mort, que tu crains, que tu as en horreur, que tu fuis, dont la peur ne te laisse pas dormir, qui te fait même trembler durant ton sommeil, s’il t’arrive de le voir en songe ? Il séparera ton âme de ton corps. Mais considère où va cette âme un fois séparée. Car tout ce que peut ton ennemi, en tuant le corps, se borne à en séparer l’âme qui le fait vivre : puisque sa vie vient réellement de la présence de l’âme, et que cette présence, tant qu’elle dure, rend la vie indestructible. L’ennemi qui a juré ta mort, veut donc simplement chasser de ton corps l’âme qui le fait vivre. Mais ton âme aussi n’a-t-elle pas un principe de vie ? L’âme est bien le principe de la vie du corps ; l’âme à son tour n’a-t-elle pas un autre principe de vie ? Si ton corps a dans ton âme un principe de vie ; l’âme également ne puise-t-elle pas la vie quelque part ? Et si la mort du corps consiste à rejeter l’âme ou la vie, l’âme à son tour ne rejette-t-elle pas, en mourant, ce qui la fait vivre ? Eh bien ! si nous parvenons à découvrir, non pas quelle est la vie de ton corps, puisque nous savons que c’est ton âme, mais quelle est la vie de la vie de ton corps, en d’autres termes, quelle est la vie de ton âme ; tu devras, je crois, redouter de perdre cette vie de ton âme, plus que tu ne crains de perdre la vie de ton corps ; une mort doit t’inspirer plus de frayeur que l’autre. Abrégeons ; pourquoi rester si longtemps sur ce point ? L’âme est la vie du corps, et Dieu est la vie de l’âme. L’Esprit de Dieu habite dans notre âme, et par notre âme dans notre corps, lequel devient ainsi le temple de l’Esprit-Saint, que Dieu nous a donné. Cet Esprit est effectivement descendu dans notre âme ; la charité divine ayant été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit que nous avons reçu k, et le tout dépendant de qui occupe la partie maîtresse. En toi effectivement cette partie maîtresse est la nature la plus noble ; d’où il suit que Dieu occupant cette nature, laquelle est ton cœur, ton intelligence, ton âme, il possède aussi par elle la nature qui lui est subordonnée, c’est-à-dire ton corps. Que l’ennemi s’emporte maintenant, qu’il te menace de la mort, qu’il te la donne s’il le peut, qu’il sépare ainsi ton âme de ton corps ah ! du moins que ton âme ne se sépare point de sa propre vie. Si tu pleures avec raison devant cet ennemi puissant, si, tu dis d’un ton attendri : Ne frappez pas, épargnez mon sang ; Dieu ne te dit-il pas aussi : « Prends pitié de ton âme pour plaire au Seigneur l ? » C’est peut-être ton âme qui te crie : Conjure-le de ne pas frapper, autrement je te quitte ; je ne pourrais plus alors demeurer avec toi, et si tu veux que je te reste, demande-lui de ne frapper pas. Or, quelle est cette âme qui dit : Si tu veux que je te reste ? C’est toi-même ; toi qui parles ainsi, tu es l’âme ; et c’est toi qui fuis, si l’ennemi frappe le corps, c’est toi qui t’en vas, qui émigres, pendant que la poussière restera gisant sur la poussière. Où sera alors ce principe qui a animé cette poussière ? Que deviendra cet esprit que t’a donné le souffle de Dieu ? S’il n’a point exhalé sa vie, son Dieu même, il demeurera en lui ; oui, s’il ne l’a point perdu, s’il ne l’a point éloigné, c’est en lui que demeurera ton esprit. Or, si tu as égard à la faiblesse de ton âme quand elle te crie : Il va me frapper et je te laisse ; tu ne crains point quand Dieu même te dit : Je t’abandonne si tu pèches ? 7. Je voudrais que nos vaines frayeurs nous inspirassent une frayeur utile. C’est une vaine frayeur que celle de tous ces hommes qui redoutent de perdre ce qui ne peut se conserver toujours, qui doivent sortir un jour d’ici et qui tremblent d’en sortir, qui veulent enfin retarder toujours ce qui doit inévitablement s’accomplir. Oui, ce sont là de vaines frayeurs ; et pourtant elles existent, on les ressent vivement, on ne saurait s’y soustraire. Mais c’est là aussi ce qui doit nous servir à blâmer, à réprimander, à plaindre et à pleurer ces malheureux qui ont peur de mourir et qui ne travaillent qu’à retarder un peu la mort. Pourquoi ne travaillent-ils pas à ne mourir jamais ? Parce que, malgré tout, ils n’y parviendront pas. Ne peuvent-ils donc rien faire pour y parvenir ? Absolument rien. Quoique tu fasses en effet, prends toutes les précautions possibles, fuis où tu voudras, abrite-toi sous les plus solides remparts, emploie toutes les richesses imaginables à racheter ta vie, et tous les plus habiles stratagèmes pour déjouer l’ennemi ; une fièvre suffit pour t’arrêter, et en essayant de tous les moyens pour ne pas expirer immédiatement sous les coups de l’ennemi, tu obtiens tout au plus de mourir de la fièvre un peu plus tard. Tu peux toutefois ne mourir jamais. Si tu crains la mort, aime la vie. Or, ta vie est Dieu même, ta vie est le Christ, ta vie est l’Esprit-Saint. Ce n’est pas en faisant mal que tu lui plais ; il ne veut pas d’un temple ruineux, il n’entre point dans un temple souillé. Ah ! gémis devant lui pour obtenir qu’il purifie son sanctuaire ; gémis devant lui pour qu’il rebâtisse son temple, pour qu’il relève ce que tu as abattu, pour qu’il répare ce que tu as détruit, pour qu’il refasse ce que tu as défait. Crie vers Dieu, crie dans ton cœur, c’est là qu’il entend ; car si tu pèches où plonge son regard, tu dois crier où il, a l’oreille ouverte. 8. Et pourtant lorsque tu auras redressé en toi la crainte, lorsque tu auras commencé à redouter à ton profit, non pas des tourments passagers, mais le supplice des flammes éternelles, lorsqu’en conséquence tu ne commettras plus d’adultère, car c’est de ce vice que nous avons été amenés à parler à cause de ces mots de l’Apôtre : « Vos corps sont les membres du Christ » ; lors donc que la peur de brûler dans le feu qui ne s’éteint point t’aura fait renoncer à l’adultère, tu ne mériteras point d’éloge encore : sans doute tu seras moins à plaindre qu’auparavant, mais tu ne seras point encore à louer. En effet, qu’y a-t-il d’honorable à craindre le châtiment ? Ce qui est beau, c’est d’aimer la justice. Pour te connaître, je vais t’interroger. Ecoute mes questions retentissant à ton oreille, et interroge-toi en silence. Dis-moi donc : Lorsque vaincu par la passion ta as une complice, pourquoi ne commets-tu pas l’adultère ? – Parce que je crains, répondras-tu, je crains l’enfer, je crains le supplice des feux éternels ; je crains le jugement du Christ, je crains la société du démon, je crains d’être condamné par le premier et de brûler avec l’autre. – Eh quoi ! blâmerai-je cette crainte, comme je t’ai blâmé de craindre l’ennemi qui cherchait à t’ôter la vie du corps ? Je te disais alors et avec raison : Tu as tort, car ton Seigneur t’a rassuré par ces mots : « Gardez-vous de craindre ceux qui tuent le corps ». Maintenant que tu t’écries : Je crains l’enfer, je redoute d’être brûlé, j’ai peur d’être châtié éternellement, que.répondrai-je ? Que tu as tort ? Que ta crainte n’est pas fondée ? Je ne l’ose, puisqu’après avoir condamné ta crainte, le Seigneur t’a recommandé de craindre. « Gardez-vous de redouter, a-t-il dit, ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent plus rien après cela ; mais craignez Celui qui ale pouvoir de jeter dans la géhenne brûlante et le corps et l’âme ; oui, je vous le répète, craignez Celui-là m ». Le Seigneur donc ayant ainsi inspiré la crainte, une crainte vive, et menacé deux fois en répétant ce mot : craignez, de quel front te dirais-je que tu as tort de craindre ? Je ne le dirai pas. Oui, crains, rien n’est plus digne de crainte, il n’est rien que tu doives redouter davantage. Autre question encore : Si Dieu ne te voyait pas faire le mal, et que personne d’ailleurs ne dût te convaincre, devant son tribunal, de l’avoir fait, le commettrais-tu ? Examine-toi bien ; car tu ne saurais répondre à toutes mes paroles : examine-toi. Eh bien ! le commettrais-tu ? Si c’est oui, c’est que le châtiment te fait peur : ce n’est pas encore la chasteté que tu aimes, tu n’as pas encore la charité, mais une crainte servile ; il y a en toi la peur du mal, et non pas l’amour du bien. Continue toutefois à craindre : cette crainte pourra te préserver et te conduire à la charité. Car cette peur de l’enfer, qui t’empêche de faire le mal, est réellement un frein pour toi, elle empêche la volonté d’exécuter le mal qui lui plaît. C’est une crainte qui te préserve, qui te fait accomplir la loi, la verge à la main ; c’est la lettre qui menace et non pas encore la grâce qui donne des forces. Qu’elle continue néanmoins à te préserver ; et en t’abstenant par crainte tu finiras par recevoir la charité ; celle-ci entrera dans ton cœur, et au fur et à mesure qu’elle y pénétrera, elle en fera sortir la crainte. La crainte t’empêchait d’accomplir le mal ; la charité t’empêchera d’y consentir, quand même tu pourrais le commettre impunément. 9. Je viens de dire ce que vous devez craindre, de dire aussi ce que vous devez rechercher. Appliquez-vous à la charité, que la charité pénètre en vous, accueillez-la avec la crainte de pécher, appelez en vous l’amour qui ne pèche pas, l’amour qui règle la vie. Je le disais tout à l’heure, quand la charité commence à entrer dans le cœur, la crainte de son côté commence à en sortir ; plus l’une entre, plus l’autre disparaît, et lorsque l’une est entrée complètement, il ne reste plus rien de l’autre, car la charité parfaite chasse la crainte n ; elle la chasse en pénétrant dans l’âme. Cependant elle n’y entre pas seule ; elle y mène avec elle une crainte spéciale qui est son œuvre : mais c’est une crainte chaste et qui subsiste dans les siècles des siècles o. On distingue donc la crainte servile, celle par exemple de brûler avec les démons ; et la crainte chaste, celle de déplaire à Dieu. Faites-vous-en une idée, mes très-chers frères, en considérant les dispositions du cœur de l’homme. Un esclave a peur d’offenser son maître, mais c’est pour n’être pas frappé, pour n’avoir pas les fers aux pieds, pour n’être pas jeté au cachot ni condamné à être broyé en tournant la meule. De telles craintes éloignent l’esclave du péché ; mais dès qu’il ne voit plus l’œil de son maître et qu’il n’y a plus aucun témoin qui puisse le convaincre, il fait le mal. Pourquoi le fait-il ? C’est qu’il redoutait le châtiment, sans aimer la justice. Quant à l’homme de bien, juste et libre, car il n’y a pour être libre que l’homme juste, tout pécheur étant esclave du péché p, c’est la justice qu’il aime. Pût-il donc pécher sans témoin, il redoute le regard de Dieu ; et si Dieu même venait à lui dire : Je te vois quand tu pèches, je ne te condamnerai pas, mais tu me déplais ; c’en serait assez. Il ne veut pas déplaire aux yeux de son Père, qui pourtant n’est pas un juge terrible ; il craint, non pas d’être condamné, puni, torturé, mais de blesser le cœur paternel, de déplaire à Celui qui l’honore de son amour. Et comment, s’il aime réellement et se sent aimé par son Seigneur, pourrait-il faire ce qui l’offense ? 10. Considérez même les amours dangereux, et déshonnêtes. Supposez un misérable, un débauché qui s’habille ou qui se pare autrement qu’il ne plait à la femme qui cause sa perte. Que celle-ci lui dise : Je ne t’aime pas avec ce béret, il le jette ; qu’elle lui dise même en plein hiver : Je te préfère en habits légers, il aimé mieux trembler de froid que de lui déplaire. Cette femme pourtant doit-elle le condamner, l’envoyer en prison, le mettre aux mains des bourreaux ? Il n’a d’elle à craindre que ce mot : Je ne te verrai plus ; il ne redoute que cette parole : Tu ne me verras plus en face. Quoi ! ce seul mot dans la bouche d’une impudique fait trembler, et dans la bouche de Dieu il ne fait pas trembler ? Ah ! il doit nous faire trembler davantage, mais à la condition que nous aimerons ; point de terreur, si nous n’aimons. Nous tremblons pourtant, mais comme des esclaves, dans la crainte du feu de l’enfer, des épouvantables menaces du tartare, des anges pervers et effrayants qui sont aux ordres du diable, et de ses affreux supplices. Eh bien ! craignons au moins cela. Si nous aimons peu le bien, redoutons au moins ces atroces malheurs. 11. Loin donc de tous les fornications. « Vous êtes le temple de Dieu, et l’Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu’un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra q ». Le mariage est permis ; ne cherchez pas au-delà. Ce fardeau n’est pas trop lourd. Par un amour plus grand les vierges ont pris un plus lourd fardeau. Pour plaire davantage au cœur à qui elles se sont vouées, elles ont renoncé à ce qui leur était permis, ambitionnant ainsi pour leur âme une beauté plus grande. Il semble qu’elles aient dit au Seigneur : Que commandez-vous ? Vous commandez que nous ne soyons pas adultères ? Eh bien ! pour l’amour de vous, nous faisons davantage. « Quant à la virginité, dit l’Apôtre, je n’ai pas reçu d’ordre du Seigneur ». Pourquoi donc l’embrasser ? Mais je donne un conseil r ». Ainsi ces âmes aimantes, qui dédaignent les noces d’ici-bas, et qui ne veulent point de terrestres embrassements, prennent pour elles, non-seulement le précepte, mais encore le conseil : c’est que pour se rendre plus agréables elles veulent s’embellir davantage. En effet, plus on recherche les ornements du corps, ou de l’homme extérieur, plus l’âme perd de sa grâce ; et la beauté des mœurs l’orne d’autant plus, qu’elle convoite moins les embellissements extérieurs. Aussi saint Pierre dit-il lui-même : « Qu’elles se parent, non pas d’une chevelure artistement arrangée ». À ces premiers mots : « Qu’elles se parent », les âmes sensuelles ne s’imaginaient-elles point qu’il était question d’ornements visibles ? Mais cette pensée suggérée par la vanité doit bientôt disparaître. « Qu’elles se parent, non pas avec des cheveux artistement arrangés, ni de l’or, ni des pierreries, ni des habits somptueux ; mais qu’elles ornent l’homme intérieur et caché, lequel est de si haut prix devant Dieu s ». Dieu effectivement n’aurait pas préparé des ornements pour l’homme extérieur et laissé l’homme intérieur dans le dénuement ; aussi à l’âme invisible a-t-il donné des trésors et des ornements invisibles. 12. Avides de se procurer ces saintes parures, les vierges chrétiennes n’ont point désiré ce qui leur était permis, elles n’y ont même pas consenti quand on les contraignait. Dans combien d’entre elles le feu de l’amour divin a-t-il triomphé des violences de leurs parents ! Le père s’irritait, la mère était en larmes ; mais l’enfant s’élevait au-dessus de tout, parce qu’elle avait sous ses yeux « le plus beau des enfants des hommes t ». Pour lui donc elle voulait se parer, afin de ne plus s’occuper que de lui. Car si « la femme mariée pense aux choses du monde, comment elle plaira à son mari ; celle qui ne l’est pas songe aux choses de Dieu, comment elle peut plaire à Dieu u ». Voilà ce que c’est qu’aimer. L’Apôtre ne dit pas : Elle pense comment elle échappera à être condamnée par Dieu. Ce serait encore la crainte servile. Crainte préservative, elle éloignerait ces âmes du mal, pour les rendre dignes de recevoir l’esprit de charité. Ces âmes toutefois ne cherchent pas comment elles éviteront les châtiments divins, mais comment elles plairont à Dieu, comment elles lui plairont par les charmes intérieurs, par les grâces secrètes, par la beauté du cœur, découvert à ses yeux. C’est là seulement et non dans le corps, qu’elles sont à découvert, toujours pures d’ailleurs, et dans le corps et dans l’âme. Que l’exemple de ces vierges apprenne au moins aux époux et aux épouses à éviter l’adultère. Si les premières font plus qu’il n’est commandé, que les autres du moins fassent ce qui l’est.SERMON CLXII. PÉCHER DANS SON CORPS v.
ANALYSE. – Ce sermon, que plusieurs éditions disent n’être qu’un fragment, est la solution, à un double point de vue, de ces paroles de saint Paul : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps, mais celui qui commet la fornication, pèche dans son propre corps w ». Si on entend ici la fornication dans son sens propre, les paroles de l’Apôtre peuvent signifier qu’en commettant l’impureté l’homme est tellement absorbé dans les sens et submergé dans les délectations charnelles, qu’il ne voit rien en dehors ; il est alors entièrement dans son corps, tandis qu’il n’y est pas de la même manière quand il commet d’autres péchés. Si le mot de fornication est pris ici dans un sens figuré et pour exprimer l’attachement du pécheur à tout ce qui n’est pas Dieu ; ce péché se trouve opposé aux péchés d’oubli et de fragilité qui se commettent sans attachement pervers. Le corps désignerait donc ici la concupiscence à laquelle l’Apôtre rapporte tous les péchés proprement dits ; et on pécherait en dehors du corps, quand on pêcherait sans passion et par pure faiblesse. Saint Augustin avertit toutefois qu’il ne se flatte pas d’être entré entièrement dans la pensée de l’Apôtre. 1. La question que nous suggèrent ces paroles du bienheureux Apôtre Paul, dans son Épître aux Corinthiens : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps », pourra-t-elle être parfaitement résolue ? Je l’ignore, tant elle est profonde ! On peut néanmoins, avec l’aide de Dieu, lui donner un sens probable. L’Apôtre venait de dire, dans la même épître : « Ne vous abusez point : ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les rapaces, ne posséderont le royaume de Dieu » ; et un peu plus loin : « Se savez-vous pas que vos corps sont les membres du Christ ? Quoi ! j’enlèverai au a Christ ses membres pour en faire les membres d’une prostituée ? Dieu m’en garde ! » Ignorez-vous que s’unir à une prostituée, « c’est devenir un même corps avec elle, car, est-il dit, ils seront deux en une seule chair ; a tandis que s’unir au Seigneur, c’est être a un seul esprit avec lui ? Fuyez la fornication ». Puis il ajoute : « Tout autre péché commis par un homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps. Ne savez-vous pas que votre corps est le temple de l’Esprit-Saint, qui est en vous, que vous avez reçu, et qu’ainsi vous n’êtes plus à vous-mêmes ? Car vous avez été achetés à haut prix. Glorifiez et portez Dieu dans votre corps ». On le voit, l’Apôtre vient de signaler d’abord un grand nombre de péchés horribles qui excluent du royaume de Dieu, et que l’homme ne saurait commettre que par l’intermédiaire de son corps ; de ce corps qu’il appelle, dans les fidèles, le temple du Saint-Esprit que Dieu nous a donné ; de ces membres qu’il assure être les membres du Christ, et desquels il dit d’un ton de blâme et d’interrogation : « Quoi ! je prendrai au Christ ses membres afin d’en faire les membres d’une prostituée ? » pour répondre : « À Dieu ne plaise ! » et pour ajouter aussitôt : « Ignorez-vous que s’unir à une prostituée, c’est devenir un même corps avec elle, puisqu’il est dit ; Ils seront deux en une seule chair, tandis que, s’unir à Dieu, c’est être un seul esprit avec lui ? » Il conclut de là : « Fuyez la fornication » ; et c’est alors qu’il ajoute : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». Eh quoi ! n’a-t-il pas dit : « Ne vous abusez point. ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères ni les efféminés, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les rapaces, ne posséderont le royaume de Dieu ? » Et tous ces crimes, toutes ces infamies peuvent-ils se commettre autrement que par le corps ? Quel homme à idées saines oserait dire le contraire ? Car l’Apôtre dans tout ce passage n’avait en vue que le corps, acheté si cher, au prix même du sang adorable du Christ, et devenu le temple de l’Esprit-Saint : il voulait qu’au lieu de le souiller par ces abominations, on le conservât dans une pureté inviolable comme l’habitation de Dieu même. Pourquoi donc avoir ajouté, pour soulever une question si difficile : « Tout autre péché, commis par l’homme, est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ? » N’est-il pas vrai que la fornication et tous les autres péchés de la chair qui ressemblent à la fornication, ne peuvent se commettre et se pratiquer que par le corps ? Pour ne parler pas des autres péchés, qui pourrait, sans le concours des organes corporels, être voleur, ivrogne, médisant ou rapace ? L’idolâtrie même et l’avarice ne sauraient, sans le ministère du corps, produire leurs actes et leurs effets. Pourquoi alors ces paroles : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ? » On peut constater d’abord que toutes les convoitises déréglées auxquelles s’abandonne l’homme d’une manière même purement intérieure, ne sont pas en dehors du corps, puisque sûrement elles sont produites par la sensualité et par la prudence charnelle, tant que l’homme est encore revêtu de son corps. Le crime même signalé dans ces paroles d’un psaume : « L’impie a dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu x », le bienheureux Apôtre saint Paul n’a pu le considérer indépendamment du corps, puisqu’il a dit quelque part : « Nous comparaîtrons tous devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive conformément à ce qu’il a fait, soit bien, soit mal, par son corps y ». Il fallait en effet que l’impie fût encore dans sa chair pour pouvoir dire : « Il n’y a point de Dieu ». Je ne dirai rien de ce que le même docteur des gentils écrit dans une autre épître, où on lit : « On connaît aisément les œuvres de la chair, qui sont : la fornication, l’impureté, la luxure, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les colères, les dissensions, les sectes, les envies, les ivrogneries et autres semblables, desquelles je vous déclare, comme je l’ai déclaré, que ceux qui s’y livrent n’obtiendront pas le royaume de Dieu z ». Ne semble-t-il pas que, dans cette énumération, îles jalousies, les colères, les dissensions, les envies et les sectes, n’appartiennent pas au corps ? Et cependant elles sont représentées comme des œuvres de la chair par ce même docteur qui a initié les gentils à la foi et à la vérité. Que signifient donc ces mots : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps ? » et pourquoi ne dire que d’un seul péché : « Mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ? » 2. Si inculte et si peu ouvert qu’on puisse être, on voit combien est difficile cette question. Si néanmoins, acquiesçant à nos pieux désirs, le Seigneur daigne nous éclairer et nous seconder un peu, il nous sera possible d’y assigner un sens vraisemblable. Ici donc le bienheureux Apôtre, en qui parlait le Christ, semble avoir voulu élever la gravité du péché de fornication au-dessus de la gravité de tous les autres péchés qui se commettent par l’intermédiaire du corps, mais qui néanmoins ne rendent pas l’âme humaine esclave et dépendante du corps, comme elle le devient dans le seul acte de la fornication, où la fougue impétueuse de la passion la confond avec le corps, l’y unit, l’y colle en quelque sorte et l’y enchaîne étroitement, si étroitement, qu’au moment où il se livre frénétiquement à cet acte brutal, il lui est impossible de voir ou de vouloir autre chose que ce qui peut y porter son âme ; et comme submergée et engloutie dans cette fange honteuse, l’âme n’est plus qu’une esclave. Si donc l’Apôtre a dit : « Mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps », c’est qu’alors et surtout au moment de l’acte infâme, le cœur devient véritablement et absolument l’esclave du corps ; et ce serait pour détourner plus efficacement de pareilles horreurs qu’il aurait dit encore : « Quoi ! je prendrai au Christ ses membres et j’en ferai les membres d’une prostituée ? » et qu’il aurait répondu avec exécration et frémissement : « Dieu m’en garde ! Ne savez-vous pas que s’unir à une prostituée, c’est devenir un même corps avec elle, car il est dit : Ils seront deux en une seule chair ? » Or, pourrait-on en dire autant des autres crimes ; quels qu’ils soient, que commettent les hommes ? Au moment ou on se livre à l’un d’eux, l’esprit conserve la liberté d’y penser et de s’appliquer à autre chose, tandis qu’au moment où il s’abandonne à la fornication, il ne peut s’occuper de rien autre absolument. L’homme est alors tellement absorbé dans ce qu’il fait, qu’on ne peut dire que sa pensée soit à lui ; on pourrait dire au contraire qu’il n’est plus que chair, un souffle qui passe et ne revient point aa. D’où il suit que par ces paroles : « Tout autre péché commis par un homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps », l’Apôtre semble avoir voulu nous dire, pour nous inspirer une vive horreur de la fornication, que comparés à elle les autres péchés sont hors du corps, tandis que ce mal affreux retient l’âme dans le corps, attendu que la violence de cette passion, qui n’a pas son égale, fait de cette âme une esclave et une captive de la volupté charnelle. 3. Ceci doit être entendu de la fornication proprement dite. Cependant les livres saints donnant à ce vice un sens plus étendu, efforçons-nous, avec l’aide de Dieu, d’appliquer à ce sens nos réflexions. Il faut prendre évidemment la fornication dans un sens général, lorsqu’on lit ces paroles d’un psaume : « Ceux qui s’éloignent de vous périront ; vous anéantirez quiconque se prostitue loin de vous » ; et lorsqu’on remarque ensuite, dans ces mots qui viennent après, le moyen d’éviter cette espèce de fornication générale : « Pour moi, mon bonheur est de m’attacher à Dieu ab ». Il est facile de voir en effet qu’il y a fornication pour l’âme humaine, quant au lieu de s’unir à Dieu elle s’unit au monde. De là ces mots du bienheureux apôtre Jean : « Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui ac » : et ces autres de saint Jacques : « Adultères, ignorez-vous que l’amitié de ce monde est ennemie de Dieu ad ? » Ce qui constate en peu de mots que l’amour de Dieu est incompatible avec l’amour du monde, et qu’en voulant aimer le monde on est ennemi de Dieu. C’est ce que signifient encore ces paroles du Seigneur dans l’Évangile : « Nul ne peut servir deux maîtres ; car il haïra l’un et aimera l’autre ; ou bien il supportera l’un et méprisera l’autre » ; et cette conclusion qui en ressort : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent ae ». Ainsi donc, comme nous l’avons dit, l’a fornication, entendue dans un sens général et embrassant absolument tout, consiste à s’attacher au monde et non pas à Dieu, et c’est dans cette acception de prostitution générale que nous devons prendre ces mots de l’Apôtre : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». En effet, si l’âme humaine est exempte du péché de fornication quand elle s’attache intimement à Dieu et nullement au monde, quels que soient les péchés qu’elle commette d’ailleurs, soit par ignorance, soit par négligence, soit par oubli, soit par défaut d’intelligence, dès que ces péchés ne viennent pas de la concupiscence de la chair, mais uniquement de la fragilité humaine, on peut les voir dans ces mots : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps » ; ces péchés n’étant effectivement empreints d’aucune concupiscence, on a raison de les considérer comme étant hors du corps. Si au contraire l’âme mondaine s’attache au monde en s’éloignant de Dieu, dès qu’elle se prostitue ainsi en se séparant de Dieu, elle pèche dans son propre corps : car la concupiscence charnelle la jette sur tout ce qui est charnel et éphémère ; la sensualité et la prudence de la chair se l’arrachent en quelque sorte et la mettent au service de la créature, plutôt qu’à celui du Créateur, béni dans les siècles des siècles. 4. Voilà donc, à mon avis, le sens soit général, soit spécial qu’on peut assigner, sans blesser la foi, au passage fameux où nous lisons ces paroles du grand et incomparable Docteur : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». L’Apôtre a voulu nous inspirer une vive horreur pour la fornication proprement dite ; et si d’après lui elle se commet dans le corps, c’est que jamais l’homme en péchant n’est lié ni cloué au plaisir charnel d’une manière aussi complète et aussi invincible ; de sorte que comparé au désordre de ce péché abominable, les autres péchés, même commis par l’intermédiaire du corps, semblent être hors du corps. Pour asservir l’âme au corps et en faire son vil esclave, il y a dans la fornication, surtout au moment où se consomme cette impure iniquité, une force impétueuse et irrésistible qui ne se rencontre nulle part ailleurs, et l’âme ne peut réellement alors connaître ou rechercher ce qui se passe brutalement dans ses organes. On peut admettre aussi que l’Apôtre a voulu parler de la fornication dans le sens le plus général, lorsqu’il a dit : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». Il faudrait alors entendre qu’en s’attachant au monde et non à Dieu, par l’amour et le désir des biens temporels, chacun pèche dans son propre corps, en ce sens que livré et assujetti à toutes les convoitises charnelles, il est tout entier l’esclave de la créature, et qu’il a rompu avec le Créateur par cet orgueil qui est le principe de tout péché et qui se révèle d’abord en rompant avec Dieu af. À quelque péché d’ailleurs qu’on fût entraîné par la corruption et la mortalité qui pèsent sur chacun, dès qu’on serait exempt de ce vice de fornication prise dans le sens général, on pécherait hors du corps ; car, nous l’avons dit plusieurs fois, ce serait être en quelque sorte hors du corps, que d’être étranger à cette convoitise vicieuse et charnelle. C’est seulement cette convoitise générale qui éloigne l’âme de Dieu et qui la prostitue dans tous les péchés qu’elle commet, la liant en quelque sorte et l’enchaînant à tous les désirs et à toutes les séductions du corps et du temps. Elle pèche ainsi dans son propre corps, puisque c’est pour obéir aux convoitises du corps qu’elle s’assujettit au monde et s’éloigne de Dieu ; ce qui est, répétons-le, le commencement de l’orgueil. Aussi pour nous détourner de ce vice général de fornication, le bienheureux Jean s’écrie : « N’aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde ; car tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle : or, cette convoitise ne vient pas du Père, mais du monde. Or le monde passe et sa concupiscence aussi ; au lieu que celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement, comme Dieu même ag ». Cet amour du monde qui en renferme toutes les convoitises, est donc bien la fornication générale qui se commet dans le corps ; attendu que l’âme ne travaille alors qu’à satisfaire les désirs et les impressions qu’excitent les choses visibles, matérielles et passagères, pendant qu’elle est délaissée et abandonnée misérablement par le Créateur universel.
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