aaSag 11, 2
asEcc 18, 1
avSag 1, 7
bbSages 8, 19, 29
be2Ma 7, 23
bpSir 1, 33
brId
bvSag 4, 11
bySag 8, 19-20
bzId 9, 15
caSag 7, 2
dfSir 10, 16
dnJob 40, 4 ; sect. LXX
dqMat 15, 41
dx1Jn 6, 71
esId 128
euGal 5, 43
fiExode 32, 13
foEph 3, 23-44
fqRom 7, 26
ft1Co 14, 14,2, 16, 6
gnApo 1, 10, et suiv
gtExo 33, 11-53
gyId
hiPhilip, 2, 10
hkGen 45, 29
hmSir 40, 28
hqSag 12, 24
htSag 1, 10, 15

‏ Genesis 2:18-24

LIVRE IX. CRÉATION DE LA FEMME a.

CHAPITRE PREMIER. DU SENS ATTACHÉ AUX EXPRESSIONS : « DIEU FIT ENCORE DE LA TERRE TOUTES LES BÊTES DES CHAMPS » ET AU MOT terre.

1. « Et le Seigneur Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul : faisons-lui un aide semblable à lui. Et Dieu fit encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux des cieux ; puis il les fit venir devant Adam, afin qu’il vît comment il les nommerait. Et le nom qu’Adam donna à tout animal vivant fut son nom. Et Adam donna des noms à tous les animaux domestiques et aux oiseaux des cieux et à toutes les bêtes des champs. Mais il ne se trouvait point d’aide pour Adam qui fût semblable à lui. Et Dieu plongea Adam en une sorte de ravissement et il s’endormit. Et il prit une de ses côtes et il resserra la chair à la place. Dieu forma la femme de la côte qu’il avait prise d’Adam et il la fit venir devant Adam. Alors Adam dit : C’est bien là l’os de mes os et la chair de ma chair. On la nommera femme, parce qu’elle a été tirée de l’homme. Aussi l’homme laissera son père et sa mère et s’attachera à son épouse et ils seront une même chair b. » Si le lecteur a goûté les considérations que nous avons faites dans les livres précédents, il est inutile de faire un long commentaire sur ces mots : « Dieu forma encore de la terre les bêtes des champs. » L’expression encore suppose la création primitive des six jours, où tous les êtres furent simultanément créés dans leurs causes, achevés et inachevés tout ensemble, puisque ces causes devaient produire successivement leurs effets : c’est un point que nous avons éclairci autant que nous l’avons pu
Liv 6, ch. 5
. Si on souhaite une autre solution, qu’on pèse exactement toutes les expressions qui nous ont amené à nous former celle-ci, et si l’on en tire une explication plus claire et plus satisfaisante, loin de la rejeter, nous serons heureux de l’adopter.

2. Si on est embarrassé de voir ici l’Écriture assigner la terre pour origine commune aux animaux et aux oiseaux, au lieu de les faire sortir les uns de la terre, les autres des eaux, on verra aisément que ce passage admet une double explication. En effet, ou l’Écriture n’a point parlé ici de l’élément dont les oiseaux du ciel furent tirés, parce qu’on pouvait aisément suppléer à son silence et comprendre que les bêtes des champs seules furent formées de la terre, puisque l’on savait déjà par le récit de la création des causes primitives que les oiseaux furent tirés des eaux : ou la terre est comprise avec l’eau sous un terme général, comme dans le Psaume où, des louanges célébrées dans les espaces célestes en l’honneur de Dieu, on passe à celles qui s’élèvent de la terre : « Du sein de la terre louez le Seigneur, dragons et vous abîmes » sans ajouter : louez le Seigneur du fond des eaux. Or, c’est aux eaux qu’appartiennent les abîmes, qui de la terre louent le Seigneur, ainsi que les reptiles et les oiseaux dont les hymnes s’élèvent également de la terre. D’après ce sens général du mot terre qui se retrouve encore dans le passage où Dieu est appelé le créateur du ciel et la terre, c’est-à-dire, de l’univers, ou voit qu’il est juste d’assigner la terre pour origine commune à tous les êtres tirés soit les eaux soit de la terre proprement dite.

CHAPITRE II. COMMENT DIEU PRONONÇA-T-IL LES PAROLES « IL N’EST PAS BON QUE L’HOMME SOIT SEUL ? »

3. Examinons maintenant comment ont été prononcées les paroles : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Dieu a-t-il fait entendre une suite de syllabes et de mots ? L’Écriture ne fait-elle qu’exposer la raison selon laquelle la formation de la femme était décidée en principe dans le Verbe, raison que l’Écriture exprimait déjà par ces mots : « Dieu dit que telle ou telle œuvre se fasse » lorsque tout fut primitivement créé ? Est-ce dans l’esprit même de l’homme que Dieu fit entendre ces paroles, comme lorsqu’il parle au cœur de ses serviteurs ? Tel était le Psalmiste qui a dit : « J’écouterai ce que dit au-dedans de moi le Seigneur d. » L’homme aurait-il reçu intérieurement la révélation de ce fait par l’entremise d’un Ange, qui aurait représenté les paroles par des images sensibles, bien que l’Écriture ne dise pas si ce fut dans un songe ou dans un moment d’extase, comme il arrive d’ordinaire ? N’y aurait-il pas là une révélation analogue à celle que décrit le Prophète : « Et l’Ange qui parlait en moi me dit e ? » Enfin ces paroles auraient-elles retenti par l’organe d’une créature, comme celles qui retentirent dans la nue : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé f? » Quel fut le moyen que Dieu employa ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer. Mais nous devons rester convaincus que Dieu a parlé et que, s’il a employé une succession de sons ou une suite d’images sensibles, loin de parler directement et par lui-même, il a employé quelque créature soumise à ses ordres nous l’avons démontré au livre précédent
Ci-dessus, liv. 8, ch. 27
. Dieu sans doute s’est montré plus tard aux saints, tantôt avec des cheveux blancs comme de la laine, tantôt avec des pieds semblables à l’airain fin h, bref, sous différentes formes ; mais qu’il ait employé, pour apparaître aux hommes, des créatures soumises à ses ordres et non son essence, qu’il ait signifié ses volontés à l’aide d’images ou de sons, c’est une vérité incontestable pour les esprits qui croient ou qui même ont la force de comprendre que l’essence de la Trinité est éternelle, en dehors de tout changement, et que, sans tomber dans l’étendue de la durée elle meut tous les êtres dans l’espace et le temps. Sans chercher davantage par quel secret ces paroles se sont fait entendre, tâchons d’en découvrir le sens. Il a donc fallu donner à l’homme un aide de son espèce ; c’est ce que déclare la vérité créatrice elle-même ; et pour entendre sa parole, il suffit de comprendre la raison qui a présidé à la création de chaque être.

CHAPITRE III. LA FEMME DONNÉE A L’HOMME POUR ASSURER LA REPRODUCTION DE L’ESPÈCE HUMAINE.

5. Si donc on se demande dans quel but la femme fut donnée à l’homme pour compagne, la première et la plus solide raison qui se présente est la loi même de la génération : c’est ainsi que la terre coopère avec un germe pour produire une plante. Cette raison apparaît dans la création primitive, puisqu’il dit alors : « Dieu les créa mâle et femelle ; et il les bénit, et il leur dit : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre et assujettissez-la i. » Le principe de l’union des deux sexes et la bénédiction répandue sur eux, n’ont pas cessé d’avoir leurs effets après la faute de l’homme et son châtiment : c’est toujours en vertu de cette loi que la terre est remplie d’hommes qui la soumettent à leur empire.

6. Il est dit que le premier couple humain ne s’unit qu’après son expulsion du Paradis ; cependant je ne vois pas à quel titre il n’y aurait pas eu dans l’Eden « un mariage saint, un lit nuptial exempt de souillure j » ni pourquoi Dieu n’aurait pas accordé à leur foi et à leur innocence, à leur sainte et pieuse soumission, le privilège de se reproduire sans éprouver les ardeurs inquiètes de la concupiscence ni le pénible travail de l’enfantement. Les fils n’auraient point été destinés à remplacer les pères morts ; pendant que ceux-ci auraient gardé intactes les formes de leur organisation et puisé la vigueur corporelle dans l’arbre de vie, leur postérité aurait acquis le même développement, jusqu’au moment où le genre humain se serait élevé au nombre fixé par Dieu. Alors aurait eu lieu, s’ils avaient tous vécu dans la sainteté et l’obéissance, leur transformation sans passer par la mort, et le corps animal se serait changé en un corps spirituel, parce qu’il aurait eu le don d’obéir au moindre signal à l’esprit qui le gouverne, et qu’il aurait été vivifié par l’âme sans avoir besoin pour se soutenir d’aliments matériels. Voilà ce qui aurait pu s’accomplir, si la violation du précepte divin n’avait entraîné la mort pour châtiment.

7. Déclarer impossible une pareille hypothèse, c’est se régler sur le cours ordinaire des lois de la nature, telles qu’elles existent depuis la faute et le châtiment de l’homme : mais nous ne devons pas être de ceux qui n’ajoutent foi qu’à l’expérience. Pourquoi en effet ne pas croire que Dieu eût accordé ce privilège à l’homme, s’il avait vécu dans l’obéissance et la piété, quand on ne doute pas que les vêtements des Israélites ont été préservés pendant quarante ans de toutes les atteintes du temps k ?

CHAPITRE IV. DE LA RAISON QUI AURAIT EMPÊCHÉ NOS PREMIERS PARENTS DE S’UNIR DANS L’EDEN.

8. Et pourquoi nos premiers parents n’ont-ils connu le mariage qu’après avoir été chassés de l’Eden ? On va répondre aussitôt que la femme ayant été créée après l’homme, le péché se fit avant qu’ils se fussent unis, et qu’ayant été punis par une juste conséquence, ils furent condamnés à la mort et sortirent de ce séjour.debonheur. L’Écriture ne fixe point le temps qui s’écoula entre leur création et la naissance de Caïn. On pourrait aussi ajouter que Dieu ne leur avait point encore – fait le commandement de s’unir. Pourquoi en effet n’auraient-ils pas attendu que Dieu leur fit connaître sa volonté, quand la concupiscence n’aiguillonnait point encore la chair révoltée ? Or, Dieu n’avait point encore donné cet ordre, parce qu’il réglait tout selon sa prescience, et qu’il prévoyait sans aucun doute leur chute, qui allait gâter la source d’où le genre humain devait sortir.

CHAPITRE V. LA FEMME N’A ÉTÉ DONNÉE A L’HOMME POUR COMPAGNE QU’EN VUE DE LA PROPAGATION DE L’ESPÈCE.

9. Supposons que la femme n’ait pas été associée à l’homme pour propager l’espèce ; dans quel but lui a-t-elle été donnée ? Serait-ce en vue de cultiver avec lui la terre ? Mais le travail n’avait pas encore besoin de soulagement ; d’ailleurs l’homme aurait trouvé dans un autre homme un aide plus actif : il y aurait également trouvé un asile plus sûr contre les ennuis de l’isolement. En effet, pour le commun de la vie et de la conversation, ne s’établit-il pas entre deux amis une sympathie plus profonde qu’entre un mari et sa femme ? Admettons que l’un devait commander et l’autre obéir, afin que la paix ne fût pas troublée par quelque désaccord entre tes volontés : cette subordination aurait eu naturellement pour principe l’âge, puisque l’un aurait été créé après l’autre, comme le fut la femme. Objecterait-on qu’il eût été impossible à Dieu, s’il l’avait voulu, de tiret un homme de la côte d’Adam, comme il en tira un femme ? Bref, supprimez la propagation de l’espèce, l’union de la femme avec l’homme, à mes yeux, n’a plus aucun but.

CHAPITRE VI. COMMENT LES GÉNÉRATIONS SE SERAIENT-ELLES SUCCÉDÉ SANS LE PÉCHÉ D’ADAM ?

10. Aurait-il fallu que les pères sortissent de ce monde pour faire place à leurs enfants et que le genre humain atteignit, par une série de vides toujours comblés, un chiffre déterminé ? Il aurait été possible que les hommes, après avoir donné le jour à des enfants et rempli les devoirs de la vie ici-bas, eussent été transportés dans un séjour meilleur, en subissant non la mort, mais une transformation et peut-être ce changement merveilleux qui doit rendre à l’homme son corps et l’égaler aux Anges l. Cette transformation glorieuse ne dût-elle être accordée aux hommes qu’à la fin du monde et à la même heure ? Ils auraient pu passer à un état moins parfait, mais supérieur encore, soit à la vie humaine ici-bas, soit à la condition primitive de l’homme quand il sortit de la terre et que la femme fut tirée de sa chair.

11. Qu’on ne croie pas, en effet, qu’Élie soit dans l’état glorieux où seront les saints, lorsque chacun aura reçu son denier à la fin de la journée m, ou que sa condition soit celle des hommes qui ne sont point encore sortis de ce monde, hors duquel il a été transporté sans mourir n. Son sort est meilleur que celui dont il pourrait jouir ici-bas ; cependant il ne possède point encore la récompense qui attend les justes au dernier jour, Dieu ayant voulu, par une faveur particulière, qu’ils ne parvinssent point avant nous à la félicité suprême o. Se figurerait-on qu’Elfe n’a pu mériter cette récompense parce qu’il aurait eu une femme et des enfants ? On croit bien qu’il n’a point été marié, parce que l’Écriture ne le dit pas, mais elle est également muette sur son célibat. Et que dira-t-on, si on fait observer qu’Hénoch plut au Seigneur, après avoir été père et fut enlevé sans mourir p? Dès lors, pourquoi Adam et Eve, s’il leur était né des fils d’une chaste union et qu’ils eussent passé leur vie dans la justice, n’auraient-ils pu céder la place à leur postérité et se voir enlever du monde sans mourir ? car, si Henoch et Élie, qui sont morts en Adam et qui, portant ce germe de mort dans leur chair, doivent revenir ici-bas, dit-on, pour y payer leur dette q, et souffrir le trépas si longtemps ajourné, n’en sont pas moins dans un autre monde où, dans l’attente de la résurrection qui doit changer en un corps spirituel leur corps animal, ils ne ; s’affaiblissent ni de vieillesse ni de maladie ; n’aurait-il pas été plus juste, plus raisonnable d’accorder aux premiers hommes, qui n’auraient été sous le coup d’aucun péché soit volontaire soit originel, le privilège de céder ici-bas la place à leurs enfants et de passer dans une condition meilleure, en attendant qu’à la fin des siècles ils pussent avec toute la suite des saints, revêtir la forme des anges, sans subir l’épreuve de la mort, par un doux effet de la puissance divine ?

CHAPITRE VII. RÔLE DE LA FEMME. – MÉRITE DE LA VIRGINITÉ ET DU MARIAGE. – TRIPLE AVANTAGE DES UNIONS LÉGITIMES.

12. En résumé, je ne saurais comprendre dans quel but la femme a été donnée pour aide à l’homme, si l’on supprime sa fonction de mère. Et pourquoi la supprimer ? C’est ce que je ne m’explique pas non plus. D’où vient, en effet, le mérite sublime de la virginité aux yeux de Dieu, sinon de l’empire qu’on exerce sur soi-même, à une époque où le mariage est assez répandu ici-bas pour produire chez toutes les nations un nombre suffisant de saints, et du renoncement à un grossier plaisir des sens que ne justifie plus la nécessité de propager l’espèce ? Enfin, comme les deux sexes ont un penchant qui les entraîne an déshonneur et.àla ruine, le mariage leur offre un moyen honorable de ne point succomber, et le devoir que pourraient remplir les esprits sains se tourne en remède pour les esprits malades. Si l’incontinence est un mal, il ne s’ensuit pas que le mariage ne soit pas un bien, même quand il unit des cœurs sans empire sur eux-mêmes, loin de là ; le bien ne devient pas un mal à cause de ce vice, mais il rend le vice plus excusable : le bien attaché au mariage et qui le rend légitime ne peut jamais être un péché. Ce bien est triple : il comprend la fidélité, la famille, le sacrement, La fidélité consiste à ne jamais violer la foi conjugale ; la famille doit être adoptée avec amour, nourrie avec tendresse, élevée dans la piété ; le sacrement rend le mariage indissoluble et interdit aux époux, même séparés, d’avoir des enfants d’un autre lit. Tel est le principe du mariage ; il embellit la.féconditécomme il règle la passion. Mais comme nous avons suffisamment développé dans notre traité du Bien conjugal les mérites relatifs d’une viduité chaste et d’une pureté virginale et fait ressortir la supériorité de celle-ci, nous ne nous arrêterons pas plus longtemps, sur cette question.

CHAPITRE VIII. LA FUITE D’UN DÉFAUT FAIT SOUVENT TOMBER DANS UN AUTRE.

13. Nous devons maintenant examiner quel concours la femme pouvait prêter à l’homme dans l’hypothèse où toute union en vue d’avoir des enfants leur eût été interdite dans le Paradis. Les partisans de cette hypothèse se figurent sans doute que tout rapport entre les sexes est un péché. Il est effectivement bien difficile aux hommes de n’être pas entraînés dans un vice en voulant éviter son contraire. Ainsi la peur de l’avarice conduit à la prodigalité, celle de la prodigalité à l’avarice. Si on reproche à un homme son apathie, il tombe dans une humeur inquiète ; si on lui reproche son humeur inquiète, il tombe dans l’apathie. A-t-on ouvert les yeux sur sa présomption ? on se jette dans la timidité. Veut-on sortir de sa timidité ? il semble qu’on force une barrière et l’on tombe dans la présomption, en s’adressant à l’imagination plutôt qu’à là raison pour mesurer les fautes. Voilà comment on arrive à ne pas comprendre le crime que le droit divin condamne dans la fornication et l’adultère, et à maudire l’union qui a pour but la propagation de l’espèce.

CHAPITRE IX. LA FEMME ÉTAIT DESTINÉE A ÊTRE MÈRE LORS MÊME QUE LE PÉCHÉ N’EUT PAS ENTRAÎNÉ LA MORT.

14. D’autres personnes, sans tomber dans cette erreur, voient bien que la fécondité est une loi divine établie pour réparer les vides du genre humain ; mais elles se figurent que le premier couple humain n’aurait jamais connu le mariage, s’il n’avait pas été condamné à mourir en punition de sa faute, et par suite obligé de se créer une postérité. On ne songe pas que si le mariage était légitime pour s’assurer des successeurs après la mort, il eût été plus légitime encore pour associer des compagnons à sa vie. Sans doute si la terre était toute remplie par le genre humain, on ne songerait à se reproduire que pour combler les vides faits par la mort : mais, quand un seul couple devait remplir la terre, aurait-il pu, sans le secours du mariage, suffire aux fonctions de la société humaine ? De plus, est-il un esprit assez aveuglé pour ne pas voir quel ornement le genre humain ajoute à ce monde, malgré le petit nombre des esprits droits et sublimes, et pour ne pas sentir l’excellence des lois humaines, qui par un lien puissant assujettissent, jusqu’aux pervers, à l’ordre tel qu’il peut régner ici-bas ? Quelle que soit la corruption des hommes, ils n’en gardent pas moins leur supériorité sur les bêtes et les oiseaux. Cependant si l’on considère de quelle décoration les espèces si variées d’animaux servent à cette humble partie de l’univers, n’a-t-on pas un spectacle ravissant ? Comment donc croire sans une sorte de folie que la terre aurait perdu de sa magnificence en se peuplant de justes immortels ?

15. La cité céleste des anges étant assez peuplée, le mariage n’y serait nécessaire qu’autant que la mort y régnerait. Or, le nombre de ses habitants doit être achevé par la résurrection des saints qui iront se joindre aux anges, comme l’a prédit Notre-Seigneur en disant : « Après la résurrection ni la femme ni l’homme ne se marieront : car, ils ne mourront plus et seront égaux aux anges r. » Mais ici-bas quand les hommes devaient remplir la terre et que les rapports étroits qui lient l’espèce humaine et en font l’unité ne pouvaient mieux éclater que dans la communauté d’origine, la femme pouvait-elle avoir une autre fonction que de seconder le père du genre humain comme la terre aide à la production des plantes ?

CHAPITRE X. LA CONCUPISCENCE EST UNE MALADIE NÉE DU PÉCHÉ.

16. Toutefois il est plus sûr et tout ensemble plus noble de croire que le premier couple humain, tel qu’il était dans le Paradis avant d’être condamné à la mort, ne connaissait pas les voluptés sensuelles qu’éprouvent aujourd’hui tous ceux qui sont sortis de cette tige de mort. Il est impossible en effet qu’il ne se soit pas produit de changements en eux lorsqu’ils eurent touché à l’arbre défendu ; car le Seigneur ne leur avait pas dit qu’ils mourraient de mort,quand ils auraient mangé du fruit défendu, mais bien le jour même qu’ils en mangeraient s. Par conséquent ils ont dû voir se révéler en eux ce jour-là même la lutte qui faisait gémir l’Apôtre en ces termes « Je me complais dans la loi de Dieu, d’après les sentiments de l’homme intérieur : mais j’éprouve dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m’asservit à la loi du péché qui est dans ma chair. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur t. » Il ne lui suffit pas d’appeler le corps mortel; il dit : « Qui me délivrera du corps de cette mort ? » C’est ainsi qu’il ajoute plus loin : « Le corps est mort à cause du péché u. » Mort remarquez l’expression, et non mortel, quoiqu’il le soit réellement, puisqu’il doit mourir. Tel n’était pas l’état primitif du corps : animal sans être encore spirituel, il n’était pas mort ; je veux dire, condamné irrévocablement à la mort il ne fut soumis à cette loi qu’au moment où l’arbre défendu eut été touché.

17. Aujourd’hui le corps a une santé relative, et lorsqu’elle est si profondément troublée qu’une maladie dévore déjà les organes essentiels à la vie, les médecins déclarent que la mort est imminente. On dit alors que le corps est mourant, mais à un tout autre point de vue que lorsqu’il jouissait de la santé quipourtant.n'empêchaitpas de prévoir infailliblement sa mort. Il en était de même du premier homme : il avait un corps animal, que le péché seul pouvait faire mourir et destiné à revêtir les formes.célestesde la nature angélique. Mais aussitôt qu’il eut enfreint la loi, la mort même se glissa dans ses organes en y faisant sentir une langueur fatale et il perdit l’heureux empire qui l’empêchait « d’éprouver dans ses membres une loi opposée à la loi de son esprit » quoique animal, sans être encore spirituel, le corps n’était point sous l’influence de, cette mort, de laquelle et avec laquelle nous sommes nés. Dès notre naissance en effet, que dis-je ? dès notre conception même, nous contractons le germe de cette maladie qui doit fatalement nous conduire à la mort. Les autres maladies, comme l’hydropisie, la dysenterie, la lèpre, aboutissent moins infailliblement à la mort que la conception même, qui fait de tous les hommes des enfants de colère v, par un châtiment infligé au péché.

18. S’il en est ainsi, pourquoi ne pas croire que nos premiers parents aient pu, dans l’acte de la génération, exercer sur leur corps avant le péché le même empire qui permet à l’âme de mouvoir les organes, dans certaines fonctions, sans douleur comme sans volupté ? Le Créateur, dont la puissance est au-dessus de toute louange, et qui fait éclater sa grandeur dans les êtres les plus petits, a donné aux abeilles la propriété de reproduire leur espèce comme elles produisent leurs rayons de cire ou leur miel : pourquoi donc n’aurait-il pas donné au premier homme un corps assez docile pour qu’il pût commander aux organes de la reproduction avec un esprit aussi souverain qu’à ses pieds, de telle sorte que la conception et l’enfantement auraient eu lieu sans passion fougueuse comme sans douleur ? Mais depuis qu’il a violé le précepte divin, il a justement ressenti les mouvements de la loi qui est en lutte avec celle de l’esprit, je veux dire de la mort entérinée dans les organes : telle est la concupiscence que règle le mariage, que la chasteté contient et domine, et, de même que le châtiment est attaché à la faute, le mérite peut sortir du châtiment.

CHAPITRE XI. SI L’HOMME N’AVAIT PAS PÉCHÉ, LA GÉNÉRATION SE SERAIT FAITE SANS PASSION.

19. La femme a donc été faite pour l’homme et de l’homme même, avec son organisation spéciale connue : c’est la mère de Caïn et d’Abel et de tous leurs frères, dont le genre humain devait sortir ; c’est elle qui a donné naissance à Seth, l’ancêtre d’Abraham et la tige du peuple d’Israël, la plus célèbre des races, le père aussi de toutes les nations par Noé et ses enfants. Douter de cette vérité, c’est ébranler les fondements de la foi et mériter la réprobation des fidèles. Si donc on demande dans quel but la femme a été donnée pour compagne à l’homme, je ne puis me l’expliquer après mûre réflexion, que dans l’intérêt de l’espèce, afin que leur postérité peuplât toute la terre ; toutefois la génération n’aurait pas été soumise aux mêmes conditions qu’à l’époque actuelle, où réside dans les organes cette loi de péché qui s’oppose à la loi de l’esprit, lors même qu’on en triomphe avec la grâce de Dieu : cette faiblesse en effet ne pouvait exister que dans le corps de.cettemort, dans le corps destiné à mourir par suite du péché. D’ailleurs quel châtiment plus juste que de condamner l’âme à ne plus voir le corps, son esclave, obéir au moindre signal, quand elle a refusé aller même d’obéir à son Seigneur ? Mais que Dieu fasse sortir l’âme de l’âme des parents, le corps de leur corps, ou qu’il donne aux âmes une autre origine ; il n’en est pas moins évident que l’âme accomplit une œuvre à la fois possible et digne d’une magnifique récompense, lorsque, pieusement soumise à Dieu, elle triomphe avec la grâce de la loi du péché, inhérente à ce corps de mort, en punition de la faute du premier homme ; plus la gloire qu’elle recevra au ciel doit être brillante, plus Dieu montre avec éclat le mérité attaché à l’obéissance, puisqu’elle a assez de force pour triompher du châtiment infligé à la désobéissance d’autrui.

CHAPITRE XII. LES ANIMAUX DEVANT ADAM.

20. Nous avons suffisamment examiné, je pense, pour quelle fin la femme avait été créée et associée à l’homme ; voyons maintenant pourquoi les bêtes des champs et les oiseaux du ciel furent amenés en présence d’Adam, afin qu’il leur donnât un nom, et qu’apparût en quelque sorte la nécessité de tirer la femme d’une de ses côtes, puisqu’il ne se trouvait parmi eux aucun être capable de lui prêter son concours. Cet évènement me semble renfermer un sens prophétique : il est réel sans doute, mais on peut, après en avoir confirmé l’accomplissement, l’interpréter en liberté et y voir une allégorie. Or, pourquoi Adam ne donna-t-il pas de nom aux poissons comme aux oiseaux et aux animaux terrestres ? Si l’on consulte le langage ordinaire, tous ces êtres ont reçu des noms que leur a donné la parole humaine. Non seulement les êtres qui peuplent les eaux et la terre, mais encore la terre, l’eau, le ciel, les phénomènes célestes ; réels ou supposés, que dis-je ? les conceptions même de l’esprit, ont reçu un nom qui diffère selon les idiômes. On nous a révélé qu’il y eut à l’origine une langue uniforme, avant que l’érection de la tour orgueilleuse après le déluge n’eût divisé le genre humain, en faisant attacher aux mêmes signes des sons différents. Quelle fut cette langue primitive ? C’est un problème assez indifférent. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’Adam la parla et que les derniers vestiges de ce langage, s’ils subsistent encore, se retrouvent dans les sons articulés au moyen desquels le premier homme désigna les animaux terrestres et les oiseaux. Mais est-il vraisemblable que les poissons ne furent point nommés par l’homme d’après les racines de cette langue, et que les mots ; qui les représentent furent créés de Dieu qui les enseigna ensuite à l’homme ? S’il en était ainsi, on ne pourrait s’expliquer ce fait qu’en voyant éclater sous ces mots un sens mystique. Il est probable que les poissons furent nommés peu à peu à mesure que leurs espèces furent reconnues : mais si les animaux, les bêtes, les oiseaux furent amenés devant l’homme ; s’ils furent réunis et classés par espèce afin qu’il leur donnât un nom, quand il aurait pu les nommer peu à peu et bien plus vite que les poissons, en supposant que leurs dénominations n’eussent pas déjà été trouvées, n’y a-t-il pas dans ce fait une raison cachée et une allégorie prophétique ? C’est ce que la suite du récit sacré tend clairement à nous faire comprendre.

21. En second lieu, Dieu pouvait-il ignorer qu’il n’avait créé aucun animal capable de servir d’aide à l’homme ? Était-il nécessaire que l’homme en fût instruit et se fit une idée d’autant plus haute de sa femme que sur tous les animaux qui comme lui avaient été créés sous le ciel et respiraient le même air, aucun ne s’était trouvé son semblable ? Mais il serait étrange qu’il eût fallu, pour lui donner cette idée, lui amener et lui faire voir les animaux. S’il avait foi en Dieu, il pouvait l’apprendre de lui, de la même manière qu’il fut instruit de sa défense, interrogé après sa faute et condamné. S’il n’avait pas foi en lui, il lui était impossible de découvrir si ce Dieu, en qui il n’avait aucune confiance, lui avait montré tous les animaux, ou s’il en avait caché d’autres semblables à lui dans quelque contrée lointaine. Par conséquent je ne puis m’empêcher de croire que cet évènement, quoiqu’il ait eu lieu, ne cache quelque allégorie prophétique.

22. Mais le plan de cet ouvrage ne consiste point à éclaircir les prophéties mystérieuses : j’ai pour but d’exposer les évènements avec leur caractère historique, afin que, si quelque fait semble impossible aux esprits frivoles et incrédules, ou opposé à l’autorité de l’Écriture, en offrant pour ainsi dire un témoignage contradictoire, sa possibilité et sa concordance soit démontrée, autant que je puis le faire avec l’aide de Dieu. Quant aux évènements dont la possibilité est évidente et qui, sans offrir aucune contradiction avec le reste de l’Écriture, paraissent aux yeux de quelques personnes, inutiles ou même déraisonnables, je devrais m’attacher à démontrer que tout ce qui est en dehors du cours ordinaire de la nature a pour but de nous apprendre à préférer le témoignage infaillible de l’Écriture à nos imaginations, et qu’au lieu d’y voir une extravagance, il faut le prendre pour une allégorie. Mais ces explications et ces commentaires font déjà ou feront plus tard le sujet d’autres Ouvrages.

CHAPITRE XIII. LA FORMATION DE LA FEMME EST À LA FOIS RÉELLE ET SYMBOLIQUE.

23. Que signifie donc cette formation de la femme tirée d’une côte de l’homme ? Admettons que c’était un moyen nécessaire de faire comprendre l’union des deux sexes ; mais ne pouvait-on atteindre ce but sans créer la femme pendant le sommeil d’Adam, sans mettre de la chair à la place de l’os employé ? N’aurait-il pas mieux valu ne se servir que d’un morceau de chair pour en former la femme, puisque son sexe est plus délicat ? Quoi ! Dieu a pu d’une côte former le corps d’une femme avec tous les organes qui le composent, et il n’aurait pu la former de chair, de cette pulpe sanguine, lui qui avait tiré l’homme de la poussière ? Admettons qu’il avait fallu tirer une côte ; pourquoi ne pas la remplacer par une autre ? Pourquoi au lieu des expressions consacrées : il façonna, il fit, l’Écriture dit-elle que Dieu édifia cette côte, comme s’il s’agissait d’un édifice et non d’un corps vivant ? Or, comme ces évènements sont réels et ne peuvent être taxés de rêves insensés, il est incontestable que tous ces actes cachent une prophétie et que, dès le berceau du genre humain, Dieu a découvert dans ses œuvres, par un effet de sa miséricorde, les bienfaits des âges à venir : il voulait que ces bienfaits révélés au moment fixé à ses serviteurs dans la suite des siècles, sous l’inspiration du Saint-Esprit ou par le ministère des anges, et consignés dans l’Écriture, servissent de garanties pour les promesses qu’il faisait dans l’avenir, par l’accomplissement même des prédictions faites dans le passé : c’est là un point qui va s’éclaircir de plus en plus dans la suite de cet ouvrage.

CHAPITRE XIV. COMMENT LES ANIMAUX FURENT-ILS PRÉSENTÉS A ADAM

24. Examinons donc, en nous attachant, selon le plan de cet ouvrage, aux faits eux-mêmes plutôt qu’aux évènements qu’ils annonçaient, à la lettre plutôt qu’au symbole, ce passage : « Dieu amena devant Adam tous les animaux, afin qu’il vit comment il les appellerait. » ##Rem de ne parle pas du passage « Dieu forma de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel : » nous lui avons consacré assez de développements. Quel moyen Dieu employa-t-il pour amener les animaux devant Adam ? Il faut bannir à cet égard tolite idée grossière, en se reportant à la théorie que nous avons exposée au livre précédent, sur le double mode suivant lequel s’exerce la Providence
Ci-dessus, liv. 8, ch. 9, XIX-XXVI
. N’allons pas croire qu’on rassembla les animaux comme fait le chasseur ou l’oiseleur, quand il fait tomber sa proie dans ses pièges ou dans ses filets ; ou qu’un ordre,-parti du sein de la nue, fit entendre aux animaux des paroles que la créature intelligente peut seule écouter et suivre. Ce commandement n’aurait pu être compris ni des bêtes ni des oiseaux. Toutefois la brute elle-même reçoit à sa manière les ordres de Dieu ; sans obéir à l’impulsion d’une volonté libre et intelligente, elle suit les mouvements que Dieu, le moteur immobile, lui communique par l’entremise des anges, qui voient dans son Verbe les actes à accomplir et le moment déterminé où ils doivent s’exécuter : c’est ainsi que Dieu reste en dehors des mouvements du temps, et que les anges se meuvent dans la durée, pour transmettre ses ordres aux êtres qui sont sous leur dépendance.

25. Tout être vivant, qu’il soit intelligent comme l’homme, ou privé de la raison comme l’animal, le poisson, l’oiseau, est frappé de ce qu’il voit. L’homme, étant raisonnable et libre, obéit ou n’obéit pas à la sensation ; l’animal ne sait pas délibérer, ##Rem mais l’image le frappe et le fait agir selon les lois de sa nature. Il n’est au pouvoir d’aucun être de déterminer quels objets lui viendront aux sens ou même à l’esprit, et par conséquent mettront en jeu son activité. D’où il suit qu’une fois présentés d’en haut par la docile entremise des Anges, ces objets tombent sous les sens et font parvenir les ordres de Dieu non seulement aux hommes, mais encore aux oiseaux et aux bêtes, par exemple, au monstre qui engloutit Jonas x. Sa volonté se communique même aux plus petits êtres, comme au ver qui reçut l’ordre de ronger l’arbrisseau à l’ombre du quel le même prophète s’était reposé y. Si Dieu a donné à l’homme, malgré la chair de péché qui l’enveloppe, la faculté de faire servir à ses besoins les animaux et les bêtes de somme ; s’il l’a fait capable de prendre non seulement les oiseaux domestiques, mais encore ceux qui volent dans les airs, quelque sauvage que soit leur instinct et de les apprivoiser en trouvant le merveilleux secret de les dominer dans la raison plutôt que dans la force, puisqu’il parvient en observant ce qui provoque chez eux le plaisir ou la douleur, par un sage mélange de caresses et de rigueur, à leur faire dépouiller leurs instincts sauvages pour prendre des mœurs plus douces ; quel n’est pas le pouvoir des anges qui, après avoir découvert la volonté de Dieu au sein de l’immuable Vérité qu’ils, contemplent sans cesse, déploient une activité merveilleuse pour se mouvoir dans le temps, pour ébranler dans la durée et dans l’espace les êtres subalternes, pour présenter aux animaux les images capables de les frapper et de flatter leurs instincts ! N’ont-ils pas cent fois plus de ressources pour amener, même à son insu, tout être qui respire à un but déterminé ?

CHAPITRE XV. LA FORMATION DE LA FEMME N’A EU QUE DIEU POUR AUTEUR.

26. Examinons maintenant comment s’est opérée la formation de la femme, bien qu’il y ait dans cette mystérieuse structure, comme l’appellent les livres saints, un sens allégorique. La femme, quoique tirée de la substance préexistante de l’homme, fut créée alors avec son sexe, sans être l’œuvre d’aucun être antérieur. Car les anges ne peuvent créer aucune substance : le seul auteur des êtres, quelle que soit leur grandeur ou leur petitesse, est Dieu, en d’autres termes la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. Maison voudrait savoir comment Adam s’est endormi, comment une de ses côtes lui a été arrachée sans qu’il ait ressenti aucune douleur. On dira peut-être que ces actes ont pu s’accomplir par l’intermédiaire des anges, soit ; mais l’acte de façonner cette côte et d’en faire sortir la femme appartient tellement au Dieu qui a créé la nature universelle, qu’il était hors du pouvoir des anges, de former la chair destinée à remplir la côte d’Adam, aussi bien que de tirer l’homme de la poussière. Je ne veux point dire que les anges n’ont aucune part à la création d’un être, mais qu’ils n’ont point la puissance créatrice, au même titre que le laboureur ne saurait créer ni ses moissons ni ses arbres. Celui qui plante et celui qui arrose ne sont rien : mais Dieu seul qui donne l’accroissement z. Or, c’est en vertu d’un accroissement de ce genre que l’os fut remplacé par un morceau de chair, c’est-à-dire, en vertu de l’acte souverain qui a créé les substances et donné aux anges eux-mêmes le fond de leur être.

27. L’œuvre du laboureur consiste à mettre la plante en communication avec l’eau, lorsqu’il arrose ; elle ne va pas jusqu’à la répandre dans le tissu même du bois : c’est l’acte de Celui qui a tout disposé avec ordre, poids et mesure aa. Le laboureur peut encore arracher à un arbre une bouture et la planter dans la terre ; mais dépend-il de lui qu’elle se pénètre des sucs de la terre, qu’elle pousse à la fois son jet et les racines qui l’attachent au sol, qu’elle se développe dans les airs pour y puiser la force et étende de tous côtés ses rameaux ? Non, c’est l’œuvre de celui qui donne l’accroissement. Un médecin peut administrer un remède à un malade, bander une blessure ; mais d’abord il ne crée pas le fond de ses médicaments, il les emprunte aux œuvres mêmes du Créateur ; ensuite ; s’il peut préparer une potion et la faire boire, s’il peut composer un topique et l’appliquer sur une partie malade, est-il pour cela capable de ranimer les forces et de créer une chair nouvelle ? Non, la nature opère ce prodige par un mouvement mystérieux et qui échappe à nos regards. Que Dieu fasse disparaître ces ressorts imperceptibles par lesquels il forme et renouvelle l’organisation ; aussitôt elle se déconcerte et s’anéantit.

28. Ainsi, puisque Dieu gouverne la nature universelle en agissant à la fois dans le monde physique et moral, comme nous l’avons démontré
Ci-dessus, liv. 8, ch. 9, XXI-XXVI
, il faut admettre qu’un Ange est aussi incapable de créer un être que de se créer lui-même. En se soumettant pleinement à Dieu et en exécutant ses ordres, l’Ange peut gouverner selon les lois de la nature les êtres inférieurs qui sont l’objet de son activité : il peut, dis-je, produire dans le temps, en suivant les principes incréés qui résident dans le Verbe ou les causes primordiales qui furent créées dans l’œuvres des six jours, et en cela il ressemble au laboureur et au médecin. Mais quelle espèce de concours les Anges prêtèrent-ils à Dieu, lors de la formation de la femme ?. Comment trancher une pareille question ? Un point incontestable selon moi, c’est que si la chair prit la place d’une côte d’Adam, si la femme se forma de son corps ; son âme, ses sens, en un mot l’appareil des organes et l’ensemble des facultés qui la rattachent à l’homme, ce fut l’œuvre de Dieu. Sans recourir à ses Anges, sans abandonner son ouvrage pour le reprendre, il le continue encore aujourd’hui, en vertu de cette activité qui, si elle s’interrompait, laisserait retomber dans le néant tous les êtres avec les Anges eux-mêmes.

CHAPITRE XVI. L’ESPRIT HUMAIN INCAPABLE DE COMPRENDRE LES ŒUVRES DE DIEU.

29. L’expérience, aussi loin que la portée de l’esprit humain peut s’étendre, nous a révélé comme les sources où un corps animé et sensible prend naissance : les éléments, ainsi l’eau et la terre ; les plantes ou les fruits, la chair même des animaux,.par exemple les vers et les insectes de toute espèce ; enfin l’union des sexes. Mais nous ne voyons par aucun exemple que de la chair d’un animal il naisse un animal qui soit un autre lui-même, en dehors des modifications particulières à son sexe. Ainsi nous avons beau chercher dans la création des analogies pour nous expliquer par quel secret la femme fut formée d’une côte de l’homme, nous n’en trouvons pas. Pourquoi ? C’est que nous voyons bien comment l’homme agit ici-bas et que nous ignorons comment agissent les Anges, ces laboureurs de la nature universelle. Si le cours des lois naturelles produisait toutes les plantes sans le contour de l’industrie humaine, notre science se bornerait à connaître que les arbres et les végétaux naissent dans la terre des semences qui s’y étaient déposées saurions-nous que la greffe est capable de faire porter à un arbre des fruits d’une autre espèce et pour ainsi dire adoptifs ? C’est un secret que nous révèle le travail de l’horticulteur, quoiqu’on ne puisse à aucun titre voir en lui un créateur d’arbres, puisqu’il ne fait que prêter son aide au Dieu qui seul crée le cours de la nature. Son œuvre serait stérile, si l’œuvre de Dieu n’en contenait pas les germes dans ses profondeurs. Est-il donc surprenant que nous ignorions comment il est sorti d’un os de l’homme un être semblable à lui, puisque nous ne savons même pas quelle part les Anges prennent aux créations divines ? Saurions-nous qu’un arbre se transforme par la greffe en un autre arbre, si nous ignorions le concours que l’horticulteur prête à cette création de Dieu ?

30. Cependant nous ne pouvons douter que l’homme, aussi bien que les arbres, n’ait d’autre Créateur que Dieu. Nous croyons fermement que la femme est sortie de l’homme sans être le fait d’une union charnelle, encore que la côte de l’homme ait pu être façonnée par les Anges dans cette création divine ; nous croyons au même titre qu’en dehors de tout commerce des sexes il s’est formé un homme, quand la semence bénie d’Abraham a servi aux Anges pour former le Médiateur ac. Qu’un païen voie dans ce double prodige une double absurdité ; soit ; mais pourquoi un Chrétien qui reconnaît à la lettre la formation du Messie, s’imaginerait-il que tout est allégorique dans la formation d’Eve ? Quoi ! un homme peut naître d’une femme Vierge, et une femme ne saurait venir d’un homme ? Le sein d’une vierge contenait le germe d’un homme, elles flancs d’un homme n’auraient pas renfermé le germe d’une femme, et cela quand l’une était une servante qui donnait le jour à son maître, l’autre un serviteur qui produisait sa servante ? Le Seigneur aurait pu aussi former son propre corps d’une côte ou de tout autre membre de la Vierge : mais au lieu de renouveler pour ce corps le prodige autre fois accompli, il nous a donné un enseignement plus utile, et fait voir, dans la personne de sa mère, que rien n est à condamner dans la chasteté.

CHAPITRE XVII. LE PRINCIPE DONT LA FEMME DEVAIT SORTIR ÉTAIT-IL RENFERMÉ DANS LA CRÉATION VIRTUELLE DE L’HOMME AU SIXIÈME JOUR

31. Ici s’offre une question : l’acte par lequel Dieu créa virtuellement l’homme mâle et femelle, comme dit la Genèse ad, et le fit à son image et à sa ressemblance, lorsqu’il forma primitivement les causes génératrices de tous les êtres, cet acte, dis-je, impliquait-il que la femme sortirait des flancs de l’homme par une conséquence rigoureuse, ou ne faisait-il que rendre sa formation possible, de telle sorte que la naissance de la femme loin d’être établie nécessairement en principe, aurait été un mystère caché en Dieu ? Je veux répondre à cette question, selon mes lumières sans rien trancher : toutefois, j’espère que les esprits pénétrés de la vérité chrétienne, en pesant mes paroles, trouveront ma proposition incontestable, dussent-ils l’entendre pour la première fois.

32. La nature, dans son cours ordinaire, est soumise à des lois qui produisent même chez les êtres vivants certaines tendances auxquelles la volonté la plus rebelle ne peut se soustraire. Dans le monde physique, les éléments ont chacun leurs propriétés, qui déterminent la mesure des effets qu’ils peuvent produire et en dehors desquelles ils n’agissent plus. Tous les êtres trouvent dans ces causes primordiales les principes qui les font naître, se développer et périr, chacun selon son espèce. De là vient qu’une fève ne saurait sortir d’un grain de blé, ni un grain de blé d’une fève, qu’un animal ne saurait engendrer l’homme, ni l’homme un animal. Au-dessus du cours naturel des choses s’élève la puissance du Créateur, qui trouve en elle-même le moyen de faire produire à toutes ces causes des effets, qu’elles ne contenaient pas à l’origine. Je ne veux point dire que Dieu m’ait pas mis en elles la possibilité de se prêter à ses desseins : car, son pouvoir absolu ne repose pas sur une force aveugle, mais sur une, puissance intelligente ; il tire de chaque cause au moment qu’il a fixé, l’effet dont il avait auparavant établi la possibilité. Ainsi des lois différentes règlent les divers modes de la germination chez les plantes, déterminent la fécondité ou la stérilité selon les âges, valent à l’homme le don de la parole refusé aux animaux. Les principes de ces lois et autres semblables ne résident pas seulement en Dieu ; ils ont été déposés par lui dans les choses et créés avec elles. Mais qu’une verge, un rameau desséché, poli, sans racine et sans communication avec le sol, fleurisse tout-à-coup et se couvre de fruits ae; qu’une femme stérile dans sa jeunesse enfante sur ses vieux jours af; qu’une ânesse parle ag; tout en admettant que Dieu a rendu ses créatures capables de devenir l’instrument de pareils prodiges, puisqu’il ne saurait en tirer des effets qu’il leur aurait d’avance interdit de produire, sous peine de surpasser sa propre puissance, il faut bien reconnaître qu’il leur a attribué, en dehors des lois ordinaires de la nature, un mode spécial et inhérent à leur création même, de rester plus complètement soumises à la puissance souveraine de sa volonté.

CHAPITRE XVIII. LA FORMATION DE LA FEMME A EU UNE CAUSE SYMBOLIQUE.

33. Par conséquent il y a des effets dont Dieu conserve en lui-même la cause mystérieuse, au lieu de la déposer au fond même des choses pour produire ces effets, il n’agit point en vertu de cette providence qui établit les êtres dans les conditions essentielles de leur existence, mais en vertu de cette volonté souveraine qui gouverne à son gré ce qu’elle a créé à son gré. Ainsi en est-il de la grâce, qui assure le salut des pécheurs. La nature faussée par les écarts de la volonté, est incapable de reprendre sa droiture par elle-même : elle a besoin du secours de la grâce pour se régénérer. Que l’homme ne se désespère donc pas en écoutant ce passage : « Quiconque marche dans cette voie, ne reviendra jamais sur ses pas ah. » On veut ici faire sentir tous le poids de l’iniquité, afin que le pécheur attribue son retour non à ses mérites mais à la grâce, et ne s’enorgueillisse pas de ses œuvres ai.

34. Aussi, d’après l’Apôtre, le mystère de la grâce est-il caché, non dans l’univers qui ne renferme que les causes naturelles des êtres à venir, au même titre que Lévi a payé la dîme dans la personne de son aïeul Abraham aj, mais en Dieu, le créateur de l’univers. Par conséquent, tous les prodiges que Dieu a accomplis en dehors des lois ordinaires de la nature, pour figurer le mystère de la grâce, ont eu leur principe caché en Dieu. Or, s’il faut ranger parmi ces miracles la formation de la femme d’une côte de l’homme pendant son sommeil ; si elle prit dans cet os un principe de force, tandis que l’homme s’affaiblit pour elle, en échangeant cette côte pour une chair délicate ; on doit admettre qu’au sixième jour la création primitive de l’homme « mâle et femelle » n’impliquait pas la naissance de la femme ; telle qu’elle s’accomplit, mais la rendait seulement possible ; autrement un changement de volonté aurait pu produire une œuvre en contradiction avec les principes que Dieu avait volontairement établis. Quant à la raison qui devait empêcher cet ouvrage d’apparaître sous une forme indépendante des causes primitives, elle était renfermée en Dieu, l’auteur de toutes choses.

35. L’Apôtre ayant donc déclaré « que ce mystère était caché dans le sein de Dieu, afin que les principautés et les puissances célestes apprissent elles-mêmes parla formation de l’Église la sagesse si diversifiée de Dieu ak » on a quelque raison de croire que, si la semence bénie à qui la promesse, a été faite, a été disposée, par les Anges, aux mains d’un médiateur, tous les miracles qui se sont accomplis pour figurer d’avance ou prédire l’avènement de cette semence, ont eu lieu avec le concours des anges, en remarquant toutefois que celui-là seul crée ou régénère les êtres « qui féconde les travaux de quiconque plante ou arrose al. »

CHAPITRE XIX. DE L’EXTASE D’ADAM.

36. L’extase où Dieu fait entrer Adam, afin de le plonger dans le sommeil, peut donc fort bien s’entendre d’un ravissement qui le mit en communication avec la société des anges et le fil pénétrer dans le sanctuaire de Dieu, afin qu’il y apprît le mystère qui ne devait s’accomplir qu’à la fin des temps am. Aussi en voyant près de lui, à son réveil la femme tirée d’une de ses côtes, laissa-t-il échapper, comme dans un transport prophétique, ces paroles où l’Apôtre voit un mystère si auguste an : « C’est là l’os de mes os et la chair de ma chair : on l’appellera femme, parce qu’elle a été tirée de l’homme. L’homme quittera donc son père et sa mère pour s’attacher à son épouse, et ils seront deux en une seule chair. » Quoique l’Écriture attribue ces paroles au premier homme, le Seigneur dans l’Évangile les cite comme étant sorties de la bouche de Dieu même : « N’avez-vous, pas lu, dit-il, que celui qui créa l’homme au commencement, les créa mâle et femelle, et qu’il dit : A cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair ao ? ». C’est afin de nous faire comprendre qu’Adam prononça ces paroles par une inspiration prophétique, en sortant de son ravissement. Mais terminons ici ce livre et cherchons à renouveler par l’attrait d’une question nouvelle l’attention du lecteur.

LIVRE X. DE L’ORIGINE DES ÂMES.

CHAPITRE PREMIER. L’ÂME DE LA FEMME EST-ELLE FORMÉE DE CELLE DE L’HOMME.

1. Si nous suivions l’ordre historique, nous aurions maintenant à traiter de la faute du premier homme. Mais comme l’Écriture expose la formation du corps de la femme sans parler de son âme, ce silence doit nous frapper et faire examiner avec attention s’il y a, oui ou non, des raisonnements décisifs contre ceux qui prétendent que l’âme sort d’une autre âme, comme le corps d’un autre corps, par une sorte de transfusion, qui fait passer des parents chez les enfants les premiers principes de chaque substance. Tout d’abord ils soutiennent que Dieu, en soufflant sur la face de l’homme qu’il avait tiré de la poussière, créa l’âme dont toutes les autres devaient sortir, au même titre que le corps du premier homme contenait ceux de ses descendants. En effet, Adam avait été formé le premier, Eve le fut ensuite ; on nous apprend d’où viennent le corps et l’âme d’Adam ; l’un de la terre, l’autre du souffle de Dieu ; quant à la femme, après avoir raconté comment elle fut tirée d’une côte de l’homme, on ne dit pas qu’elle fut également animée par le souffle divin ; on laisse croire qu’elle est sortie âme et corps de celui qui avait d’abord été formé. Or, disent-ils, ou l’Écriture devait rester muette sur l’âme de l’homme, afin de nous laisser deviner ou conclure par nous-mêmes que son âme avait été un don de Dieu ; ou bien, si son but était d’empêcher qu’on n’assignât la terre pour origine commune à l’âme et au corps, elle ne devait pas rester muette sur l’âme de la femme, de peur qu’on n’y vit par une erreur toute naturelle, si toutefois c’est une erreur, une substance transmise. Donc, ajoutent-ils, si Dieu n’a point soufflé sur la face de la femme, c’est uniquement parce que son âme s’est formée de celle de l’homme.

2. Ce n’est là qu’une présomption, et il est facile de la combattre. L’âme de la femme, dit-on, s’est formée de celle de l’homme, parce que l’Écriture ne dit pas que Dieu ait soufflé sur sa face pourquoi admettre alors que l’âme de la femme vient de l’homme, puisque l’Écriture n’en dit également rien ? Loin de là : si Dieu, à mesure que les hommes naissent, crée leurs âmes comme il a créé la première, l’Écriture a gardé naturellement le silence, puisqu’il suffit d’une simple induction pour appliquer à toutes ce qu’elle a dit d’une seule. Admettons d’ailleurs que l’Écriture ait voulu ici éveiller notre attention : si la formation de la femme avait différé de celle de l’homme en ce point, que l’âme, chez la femme, s’était produite par propagation, tandis que l’âme et le corps de l’homme avaient eu chacun leur origine ; l’Écriture aurait dû insister précisément sur cette différence, pour empêcher de raisonner par analogie. Mais comme elle n’a point dit que l’âme de la femme s’était formée de celle de l’homme, il est plus vraisemblable de croire qu’elle a voulu prévenir toute hypothèse en dehors des idées qu’elle venait de nous donner sur l’origine de l’âme chez l’homme ; en d’autres termes, nous indiquer que ces deux âmes étaient également un don de Dieu même. De plus l’Écriture aurait trouvé une occasion bien naturelle de formuler cette pensée, sinon au moment où la femme se forma, du moins lorsqu’elle fut faite et qu’Adam s’écria : « Voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ap. » N’était-ce pas en effet le moment d’ajouter dans une effusion d’amour et de tendresse : Et l’âme de mon âme ? Mais ce simple raisonnement ne suffit pas pour résoudre un problème aussi important : nous n’avons encore établi aucune proposition incontestable.

CHAPITRE II. RÉSUMÉ DES CONSIDÉRATIONS FAITES DANS LES LIVRES PRÉCÉDENTS SUR L’ORIGINE DE L’ÂME.

3. La première question à examiner est de savoir si l’Écriture interprétée attentivement, comme nous le faisons, depuis le début de la Genèse, permet ici le doute : ce point éclairci, nous aurons à choisir l’opinion la plus probable, ou à fixer, s’il y a incertitude absolue, les bornes où il faut savoir se renfermer. Il est incontestable, que le sixième jour Dieu fit l’homme à son image, et qu’en même temps il le créa mâle et femelle aq. Nous avons reconnu précédemment
Ci-dessus, liv. 6, VIII
, que la ressemblance avec Dieu était propre à l’âme, tandis que la distinction des sexes était spéciale à la chair. Une foule de témoignages imposants, que nous avons alors discutés en détail, nous ont empêchés de rapporter au sixième jour la formation de l’homme et celle de la femme, tirés, l’un de la poussière, et l’autre d’une côte de l’homme, la formation de la femme étant évidemment postérieure à l’époque où Dieu créa toutes ses œuvres du même coup as. Nous avons alors essayé de formuler notre opinion sur l’âme de l’homme, et une discussion aussi complète qu’approfondie nous a conduits à croire, ou du moins à regarder comme probable que la création de l’âme chez l’homme se rattachait aux œuvres primitives de Dieu, tandis que la formation de son corps était implicitement comprise dans le monde matériel. Par là, nous avons évité plusieurs conséquences opposées aux témoignages de l’Écriture, par exemple, que le sixième jour l’homme aurait été formé du limon de la terre et la femme tirée d’une de ses côtes ; que l’homme n’aurait étécréé.àaucun titre le sixième jour ; que le corps aurait été créé en principe, tandis que l’âme, qui constitue la ressemblance de l’homme avec Dieu, ne l’aurait pas été. Enfin nous n’avons pas été contraints d’admettre une opinion qui, sans contredire l’Écriture, est bizarre, insoutenable, et d’après laquelle l’âme de l’homme aurait été renfermée en principe dans un être spirituel créé tout exprès, sans que l’Écriture en fit aucune mention parmi les ouvrages de Dieu, ou même qu’elle aurait été implicitement comprise dans les êtres déjà créés, au même titre qu’un enfant aujourd’hui est implicitement renfermé dans les parents qui doivent lui donner le jour, et par conséquent, qu’elle aurait été la fille d’un ange ou, ce qui est plus insoutenable encore, une transformation de la matière.

CHAPITRE III. TROIS HYPOTHÈSES SUR L’ORIGINE DE L’ÂME.

4. Mais si l’âme de la femme, loin d’être émanée de celle de l’homme, a été, comme pour celui-ci, un présent de Dieu, et que la création des âmes soit successive, il faut ou reconnaître que l’âme de la femme n’a aucun rapport avec les œuvres de la création primitive, ou supposer que le principe de la formation des âmes a été établi en général, comme celui de la reproduction des corps, et par conséquent retomber dans l’opinion si bizarre et si insoutenable que les âmes humaines sont fille des anges, ou, ce qui révolte encore davantage, du ciel physique, et même d’un élément plus grossier encore. Puisque la vérité absolue nous est cachée, il faut examiner qu’elle est l’opinion la plus vraisemblable. Or, il y en a trois : je viens en dernier lieu d’expliquer la première ; d’après la seconde, Dieu n’aurait créé primitivement qu’une seule âme, celle du premier homme, et toutes les âmes en viendraient par une sorte de propagation ; d’après la troisième, les âmes seraient successivement créées, sans avoir préexisté même virtuellement dans les œuvres primitives des six jours. De ces trois hypothèses, les deux premières n’ont rien qui contredise la théorie de la création primitive où Dieu fit tout à la fois. En effet, que le principe de l’âme humaine ait été créé dans un être destiné à lui servir comme de père, de telle sorte que toutes les âmes y prennent naissance et soient créées par Dieu qui les donnerait aux hommes en même temps que les parents fourniraient le corps ; ou que l’âme ait été créée, quand fut créé le jour, sans avoir une raison d’être préexistente, semblable à celle qui renferme implicitement un enfant dans son père, et qu’elle se soit faite comme le jour, le ciel, la terre, les luminaires du ciel ; dans les deux cas, on peut dire, en même temps que l’Écriture : « Dieu fit l’homme à son image. »

5. Quant à la troisième hypothèse, il est bien difficile de la concilier aveu le principe incontestableque.l'hommefut créé, le sixième jour, à l’image : de Dieu, et ne reçut qu’après le sixième jour une forme visible. Prétendre que Dieu crée des âmes nouvelles sans les avoir créées le sixième jour, soit en elles-mêmes, soit dans un principe qui les contint au même titre que le père renferme son fils, et sans les avoir faites conjointement avec ces œuvres à la fois inachevées et complétés dont il se reposa le septième jour ; c’est rendre inutile le soin minutieux avec lequel l’Écriture nous apprend que Dieu acheva toutes ses œuvres le sixième jour et les trouva excellentes, car c’est supposer qu’il devait après cette époque créer des substances sans les avoir formées primitivement en elles-mêmes ou dans leurs causes. Voudrait-on dire que Dieu garde en lui-même le principe selon lequel il crée au moment de la conception chaque âme en particulier au lieu de l’avoir établi dans la créature ? Mais comme l’âme aujourd’hui est de la même espèce que celle qui fut donnée à l’homme le sixième jour et lui valut sa ressemblance avec Dieu, on ne saurait dire que Dieu crée aujourd’hui une âme qu’il n’aurait point alors achevée. À ce moment, en effet, il avait créé l’âme telle qu’il la crée encore aujourd’hui : par conséquent il ne crée pas aujourd’hui une espèce nouvelle, sans rapport avec les œuvres qu’il acheva primitivement. Loin donc de s’accomplir en dehors des causes que contiennent les êtres futurs et qui ont été déposées dans l’univers, l’opération divine n’en est que le développement ; les corps humains n’étant qu’une propagation à travers les siècles d’une cause primitive, c’est en vertu d’une loi analogue que doivent s’y associer les âmes, telles que Dieu les crée et les unit aux organes.

6. Nous pouvons maintenant, sans craindre de contredire l’Écriture sur la création primitive, faire ressortir la probabilité plus ou moins grande d’une de ces trois hypothèses ; entrons donc dans la question en lui donnant, avec l’aide de Dieu, tout le développement qu’elle comporte. Si nous ne pouvons arriver à ce degré d’évidence qui exclut le doute, tâchons au moins de nous former une opinion qu’on puisse adopter en attendant la pleine lumière, sans tomber dans l’absurdité. Si nous ne pouvons atteindre ce modeste résultat, si les arguments se balancent et se détruisent, nous prouverons, en restant dans le doute, que nous n’évitons pas les recherches laborieuses mais les affirmations inconsidérées. De la sorte, celui qui posséderait la vérité, daignera nous la communiquer : quant à ceux dont l’assurance tient de la présomption plus qu’elle n’est fondée sur l’autorité de l’Écriture ou sur l’évidence du raisonnement, ils ne.dédaignerontpas de partager nos doutes.

CHAPITRE IV. DE QUELQUES PRINCIPES INCONTESTABLES À PROPOS DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME.

7. Tout d’abord, tenons pour certain que l’âme ne peut ni se changer en corps et devenir matérielle, ni dégénérer en âme déraisonnable et s’identifier avec celle des bêtes, ni enfin se confondre avec la substance divine, et qu’également ni le corps ni l’âme des bêtes ni la nature divine ne peuvent se transformer et devenir âme humaine. Un point aussi incontestable, c’est que l’âme humaine n’est et ne peut être qu’une création de Dieu. Or, si Dieu ne l’a fait sortir ni de la matière, ni d’une âme sans raison, ni de sa propre substance, la question se réduit à savoir s’il l’a tirée du néant ou d’une substance spirituelle et intelligente. Qu’il la fasse de rien, après – avoir achevé les œuvres où il créa tout à la fois, c’est une thèse qu’il serait par trop fort de vouloir démontrer, et s’il existe des preuves sérieuses en faveur de cette opinion, je ne les connais pas. Qu’on ne vienne pas nous imposer des idées que l’homme ne peut comprendre ; le pourrait-il, je m’étonnerais fort qu’on pût les communiquer à d’autres esprits qu’à ceux qui par leurs propres forces et sans avoir besoin des lumières d’autrui sont capables de les concevoir. En de telles matières il est plus sûr de laisser de côté les opinions humaines et de se borner à peser attentivement le sens des témoignages divins.

CHAPITRE V. L’ÂME N’EST UNE ÉMANATION NI DES ANGES, NI DES ÉLÉMENTS, NI DE LA SUBSTANCE DIVINE.

8. L’opinion d’après laquelle Dieu donnerait les anges pour principe et comme pour pères aux âmes, ne s’appuie sur aucun témoignage des Livres canoniques : du moins je ne le connais pas. À plus forte raison ne sauraient-elles sortir des éléments matériels. On sera peut-être embarrassé par le.passagedu prophète Ezeiel annonçant la résurrection des morts, qui fait venir l’esprit des quatre vents du ciel, afin qu’il les vivifie par son souffle et les ressuscite. Voici ce passage : « Le Seigneur me dit : Prophétise et adresse-toi à l’Esprit. Prophétise, fils de l’homme et dis à l’Esprit : Viens des quatre vents, souffle sur ces morts et qu’ils revivent. Je prophétisai donc, comme le Seigneur me l’avait commandé, et l’Esprit entra en eux, et ils reprirent la vie, et ils se tinrent sur leurs pieds et ils formaient une troupe considérable at. » Ces paroles cachent selon moi une prophétie et nous révèlent que les hommes ressusciteront non seulement dans la campagne où s’est montrée la vision, mais encore dans le monde entier, désigné par les vents qui soufflent des quatre coins de l’univers. N’allons pas voir en effet la substance même de l’Esprit-Saint dans le souffle que Notre-Seigneur tira de son corps pour le répandre sur ses disciples, quand il leur dit : « Recevez l’Esprit-Saint au » non ; Jésus-Christ révèle que le Saint-Esprit procède de lui comme le souffle procède de son corps. Mais le monde n’étant point uni à Dieu hypostatiquement, comme le corps de Jésus-Christ l’est au Verbe, Fils unique de Dieu, nous ne saurions dire que l’âme sort de la substance divine, au même titre que le souffle, qui part des quatre coins de l’univers, est formé de ses éléments. À mes yeux, ce souffle était une réalité et un symbole, comme on peut très bien le concevoir par le souffle que le Seigneur tiré de son corps, et lors même que le prophète aurait moins exposé la résurrection de la chair, telle qu’elle doit un jour s’accomplir, qu’il n’aurait révélé par une allégorie le rétablissement inespéré d’un peuple détruit en apparence, par la vertu de l’Esprit qui a rempli l’univers av.

CHAPITRE VI. TEXTES DE L’ÉCRITURE QUI PEUVENT S’ENTENDRE DE LA CRÉATION SUCCESSIVE ET DE LA TRANSMISSION DES ÂMES.

9. Voyons maintenant en faveur de quelle hypothèse l’Écriture fait pencher la balance : en d’autres termes est-il plus conforme à l’Écriture que Dieu ait créé et donné au premier homme une âme destinée à produire toutes les autres, par une loi analogue à celle qui devait faire sortir du corps d’Adam le corps de tous les hommes, ou que Dieu crée successivement les âmes comme il en a créé une pour le premier homme, sans que celle-ci ait servi de principe générateur aux autres ? Le passage d’Isaïe : « C’est moi qui ai créé tout souffle aw » tout en s’appliquant à l’âme, comme on le voit clairement par le contexte, s’explique dans les deux hypothèses. En effet, que Dieu tire les âmes de l’âme du premier homme, ou qu’il les crée d’après une loi qu’il s’est réservé d’appliquer, il est toujours et absolument le créateur des âmes.

10. Ces paroles du Psalmiste : « Il a formé le cœur de chacun d’eux ax » à prendre le cœur pour une expression qui désigne l’âme, se concilient également bien avec l’une ou l’autre des deux hypothèses que nous discutons. Dieu, en effet, forme chaque âme soit qu’il la tire de celle qu’il souffla sur la face du premier homme, de la même manière qu’il forme chaque corps, soit qu’il les façonne et les envoie dans chaque corps, ou même qu’il les façonne dans le corps même ou il les a envoyées. À mon sens toutefois, ces paroles ne s’appliquent qu’à la régénération qui s’accomplit chez l’âme par la vertu de la grâce et y renouvelle l’image de Dieu. « C’est la grâce, dit l’Apôtre, qui vous a sauvés par la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est un pur don de Dieu, et non le fruit de vos œuvres, de sorte que l’homme ne peut s’en rapporter la gloire. En effet, nous sommes son œuvre, créés en Jésus-Christ, pour opérer de bonnes œuvres ay. » Il ne faudrait pas voir dans cette grâce de la création une formation matérielle ; il faut l’entendre d’après ces paroles du Psalmiste : « O Dieu, créez en moi un cœur pur az. »

11. J’expliquerai encore de la même manière le passage où il est dit que Dieu façonna l’esprit de l’homme au dedans de lui ba. L’acte par lequel Dieu crée l’âme et l’envoie dans le corps y semble distinct de l’acte par lequel il la crée dans l’homme lui-même, c’est-à-dire la renouvelle. Mais supposons qu’il soit ici question de l’origine de l’homme et non de sa régénération par la grâce : ce texte peut s’expliquer dans les deux opinions. Dieu en effet peut tirer de l’âme unique du premier homme le germe de l’âme, pour ainsi dire, et le façonner au dedans de l’homme afin de vivifier son corps ; il peut encore répandre l’esprit de vie dans le corps par une autre voie que la transmission, et le façonner dans cette organisation mortelle, pour faire de l’homme une âme vivante.

CHAPITRE VII. D’UN PASSAGE DE LA SAGESSE : À QUELLE HYPOTHÈSE EST-IL FAVORABLE.

12. Voici un texte du livre de la Sagesse qui demande un examen plus attentif : « J’ai reçu une âme bonne, et devenant meilleur, je m’unis à un corps pur bb. » Ce texte, en effet, semble être favorable, non à l’hypothèse selon laquelle toutes les âmes sortiraient d’une seule par propagation, mais à celle qui fait descendre les âmes d’en haut pour s’associer à un corps. « J’avais reçu une âme bonne » qu’est-ce à dire ? Il semblerait que dans le principe où les âmes sont renfermées, si toutefois ce principe existe, les unes sont bonnes, les autres non, et qu’elles en sortent selon la destinée imposée à chaque homme, ou que Dieu, au moment de la conception, de la naissance même, en crée de bonnes et de mauvaises qui se repartissent au hasard. Il serait par trop étrange que ce texte fût favorable aux partisans de la création successive des âmes plutôt qu’à ceux qui prétendent que les âmes sont envoyées dans tel ou tel corps selon les mérites qu’elles ont acquis dans une vie antérieure. Quelle autre.raisonque celle des bonnes œuvres pourrait expliquer l’arrivée d’une âme bonne ou mauvaise dans le corps d’un homme ? Elles ne peuvent être telles assurément dans l’essence qu’elles tiennent de Celui qui a créé toutes les substances ##Rem qu’elles a créées excellentes. Mais loin de moi la pensée de contredire l’Apôtre qui nous révèle que les enfants de Rebecca, étant encore dans son sein, n’avaient fait ni bien ni mal avant leur naissance, et qui prouve par là que cette prédiction : « L’aîné sera assujetti au plus jeune » n’avait aucun rapport à leurs œuvres, mais à la volonté de celui qui appelle bc. Oublions donc un moment ce passage du livre de la Sagesse ; car, il faut aussi tenir compte de l’opinion vraie ou fausse d’après laquelle ces paroles concernent uniquement l’âme du Christ, Médiateur entre Dieu et les hommes. S’il le faut, nous examinerons plus bas quel est le sens de ce texte, à supposer qu’il ne s’applique pas à Jésus-Christ, de peur de contredire un dogme enseigné par l’Apôtre, en croyant que les âmes acquièrent des mérites personnels, avant de vivre unies à un corps.

CHAPITRE VIII. D’UN PASSAGE DU PSALMISTE : QU’IL NE CONTRARIE AUCUNE DE CES HYPOTHÈSES.

13. Examinons maintenant cet autre passage « Vous retirerez leur souffle, elles détailleront dans leur poussière. Vous renverrez votre souffle, elles seront créées et vous renouvellerez la face de la terre bd. » Ces paroles semblent offrir un sens favorable à ceux qui pensent que les parents produisent l’âme aussi bien que le corps de leurs enfants. Le Psalmiste en disant « leur souffle » propre, indique une transmission d’homme à homme. Mais les hommes ne sauraient rendre le souffle aux morts pour les ressusciter, parce que loin de le recevoir d’une âme humaine comme au moment de la naissance, on le recouvre par la puissance du Dieu « qui ressuscite les morts. be » Voilà pourquoi le Psalmiste dit à la fois le souffle des hommes et le souffle de Dieu : le souffle des hommes quand ils meurent, le souffle de Dieu quand ils ressuscitent. D’autre part ceux qui prétendent que les âmes ne sont point transmises par les parents, mais que Dieu les envoie, peuvent concilier ce texte avec leur opinion, en disant que le souffle est propre à l’homme quand il meurt, en ce sens qu’il était en lui et qu’il en sort ; et qu’il appartient à Dieu au moment de la résurrection, parce qu’il rend l’âme qu’il avait envoyée au moment de la naissance. Ainsi ce témoignage ne contredit aucune des deux hypothèses.

14. A mon sens, ce texte s’entendrait mieux de la grâce divine qui nous renouvelle intérieurement. L’orgueilleux qui vivait d’après les instincts de l’homme terrestre et qui rapportait tout à sa vanité, voit se retirer en quelque sorte son souffle propre, lorsqu’il se dépouille du vieil homme, qu’il s’abaisse, afin de bannir l’orgueil pour devenir parfait, et qu’il dit au Seigneur avec un humble aveu : « Souvenez-vous que je suis poussière bf » après avoir entendu cet avis de l’Écriture : « Pourquoi la cendre et la poussière s’enorgueillit-elle ? Contemplant avec les yeux de la foi la justice de Dieu, pour ne plus chercher à établir la justice de ses œuvres, bg » il se méprise comme dit Job, se dessèche et ne voit en lui que cendre et poussière, et c’est ainsi « qu’il rentre dans sa poussière. » Mais quand il a reçu l’esprit de Dieu, il s’écrie : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi, bh » et c’est ainsi que la grâce du nouveau Testament « renouvelle la face de la terre » et multiplie les saints.

CHAPITRE IX. D’UN PASSAGE DE L’ECCLÉSIASTE : QU’IL S’APPLIQUE INDIFFÉREMMENT AUX DEUX HYPOTHÈSES.

15. Quant à ce passage de l’Ecclésiaste : « Que la poudre retourne dans la terre ; comme elle y avait été, et que l’esprit retourne à Dieu, qui l’a donné bi » loin de favoriser une hypothèse aux dépens de l’autre, il s’applique indifféremment au deux. Ce texte, diront les uns, prouve bien que l’âme, loin d’émaner des parents, est donnée par Dieu ; car, tandis que lit poussière, c’est-à-dire la chair qui en a été faite, rentrera dans la poussière, l’esprit retournera à Dieu qui l’avait donné. Oui sans doute, répondront les autres, l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné au premier homme quand il souffla sur sa face bj, et la poussière, en d’autres termes, le corps humain rentrera dans la terre dont elle est venue primitivement bk. L’âme ne doit point retourner aux parents, bien qu’elle en sorte par une transmission qui remonte jusqu’au premier homme, au même que titre la chair ne retourne point après la mort aux parents, dont elle est un produit manifeste. Par conséquent, de même que la chair rentre, non dans les corps dont elle s’est formée, mais dans la terre dont elle est sortie pour composer le corps du premier homme ; de même l’esprit ne retourne point aux hommes qui l’ont transmis, mais à Dieu qui l’avait uni à la chair du premier homme.

16. Ce texte sert du moins à nous rappeler que Dieu a tiré l’âme qu’il donna au premier homme du néant, et non de quelque être préexistant, comme il tira le corps de la terre : par conséquent l’âme ne peut revenir qu’à celui-là même qui l’a donnée ; n’ayant point été formée d’une créature, elle n’y saurait rentrer comme le corps rentre dans la terre. Or elle n’a été formée d’aucun être, puisqu’elle a été faite de rien. C’est donc à son Créateur, à celui qui l’a faite de rien, qu’elle se rend, du moins quand elle accomplit son retour. Toutes en effet ne l’accomplissent pas, parce qu’il y a « des esprits qui passent, comme dit l’Écriture, et qui ne reviennent point bl. »

CHAPITRE X. IL EST DIFFICILE DE RÉSOUDRE LA QUESTION DE L’ORIGINE DE L’ÂME AVEC LES TEXTES DE L’ÉCRITURE SAINTE.

17. Il est donc bien difficile de rassembler sur cette question des passages décisifs. On peut sans doute recueillir des textes, les citer, leur donner même de longs développements ; mais si on ne peut en déduire des vérités aussi incontestables que la création de l’âme par Dieu, et le don qu’il y en a fait au premier homme, je ne vois plus comment on pourrait trouver dans les témoignages de l’Écriture la solution du problème. S’il avait été écrit que Dieu souffla également sur la face de la femme, après l’avoir formée, et qu’elle devint ainsi une âme vivante, ce serait pour lui un rayon de lumière, et nous pourrions croire que l’âme associée aux organes n’est.pointune émanation de l’âme des parents. Toutefois il resterait encore à savoir ce qu’on devrait penser de la génération, acte d’après lequel l’homme sort d’un autre homme. Car la première femme ne se forma point par cette voie, et à ce titre, on pourrait dire que l’âme qu’elle reçut de Dieu ne fut point une émanation de celle d’Adam, puisqu’elle n’en sortit point comme un enfant de son père. Si seulement l’Écriture nous avait révélé que le premier enfant d’Adam et d’Eve reçut son âme, non par propagation, mais par un don d’en haut, c’est alors qu’on aurait pu induire la même chose pour toutes les âmes, malgré le silence des livres saints.

CHAPITRE XI. DU PASSAGE DE SAINT PAUL RELATIF AU PÉCHÉ ORIGINEL, ET DU BAPTÊME DES ENFANTS.

18. Examinons encore un passage de l’Apôtre et voyons si, sans contredire ces hypothèses, il se concilie également avec chacune d’elles ; voici ce passage : « Un seul homme a introduit le péché dans le monde et par le péché la mort, qui a ensuite passé dans tous les hommes, tous ayant péché en lui » et un peu plus bas : « De même donc que par le péché d’un seul, tous les hommes sont tombés dans la condamnation de la mort, ainsi par la justice d’un seul tous ont reçu la justification de la vie. Car de même que par la désobéissance d’un seul, beaucoup ont été faits pécheurs, ainsi par l’obéissance d’un seul beaucoup deviendront justes bm. » C’est sur ce passage de l’Apôtre que les partisans de l’hypothèse de la propagation des âmes cherchent à édifier leur système. S’il n’y que la chair, disent-ils, pour avoir péché et pour rendre pécheur, ces paroles n’entraînent pas rigoureusement pour conséquence que les âmes des parents produisent celles des enfants : mais si l’âme seule pèche, quelque amorce que lui jette la chair, comment admettre « que tous aient péché en Adam » sans reconnaître que leur âme, comme leur corps, soit issue d’Adam ? Comment seraient-ils devenus pécheurs par la désobéissance d’un seul, si leur âme comme leur corps n’avait point péché en lui ?

19. Prenons garde en effet de faire de Dieu l’auteur du péché, en supposant qu’il associe l’âme à un corps qui la condamne à pécher, ou bien d’admettre qu’indépendamment de Jésus-Christ, le seul qui n’ait point péché en Adam, d’autres âmes peuvent s’affranchir du péché originel sans le concours de la grâce, en reconnaissant que le péché originel est relatif au corps qu’on tient d’Adam, et non à l’âme. Cette dernière opinion est si opposée à la foi catholique, que les parents s’empressent de faire recevoir à leurs enfants nouveau-nés la grâce du saint Baptême. Or, si le baptême affranchit du péché originel en ce qui touche le corps, sans purifier l’âme, on pourrait se demander avec raison quel malheur il résulterait pour les âmes de sortir du corps, avant le baptême, dans un âge si tendre. La vertu de ce sacrement ne s’étend-elle qu’à la chair, sans produire aucun effet sur l’âme ? Il faudrait alors baptiser jusqu’aux morts. Mais, comme nous voyons par la pratique constante de l’Église, qu’on se précipite au secours de ceux qui vivent encore, dans la crainte de rencontrer un cadavre pour lequel il n’y aurait plus rien à faire, il faut bien en conclure, à mon sens, qu’il n’y a point de nouveau-né qui ne soit un Adam, en corps et en âme, et qui n’ait besoin de la grâce de Jésus-Christ. En effet, cet âge est incapable par lui-même de faire le bien et le mal, et l’âme serait en ce moment innocente et pure, si elle ne sortait d’une tige corrompue. Que les partisans de l’opinion contraire démontrent qu’une telle âme subit une juste condamnation, quand elle quitte le corps avant le baptême ; ils auront accompli un prodige de logique.

CHAPITRE XII. LA CONCUPISCENCE DE LA CHAIR TIENT A L’ÂME ET A LA CHAIR TOUT ENSEMBLE.

20. La Vérité même se fait entendre dans ces paroles : « La chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair bn » toutefois, s’il est un point incontestable pour le savant comme pour l’ignorant, c’est que la chair ne pourrait sans l’âme éprouver aucune convoitise-. Le principe de la concupiscence charnelle ne réside donc pas exclusivement dans l’âme, à plus forte raison dans la chair : il suppose l’âme et la chair ; l’âme, sans laquelle aucun plaisir ne serait perçu ; la chair, sans laquelle aucune volupté sensuelle n’existerait. Lors donc que l’Apôtre nous parle de la chair qui convoite contre l’esprit, il entend sans aucun doute les plaisirs que la chair provoque dans l’âme et lui fait goûter de concert avec elle, à l’encontre des plaisirs purement spirituels. Par exemple, l’esprit éprouve un désir sans aucun mélange de volupté ou de passions, sensuelles, « quand l’âme soupire ardemment et se sent défaillir après les parvis du Seigneur bo. » C’est un, plaisir également spirituel qu’on propose à l’âme, en disant : « Tu as désiré la sagesse ; garde le commandement et le Seigneur te la donne bp. » Quand l’esprit commande aux organes et les fait docilement concourir à un désir qui n’enflamme que lui, par exemple, quand on prend un livre, quand on s’occupe à lire, à écrire, à engager ou à suivre une discussion ; quand on donne un morceau de pain à un pauvre affamé, bref, quand on remplit les autres devoirs de miséricorde et de charité, la chair se montre obéissante sans irriter la concupiscence. Mais ces nobles plaisirs dont l’âme seule est capable outrent-ils en lutte avec les plaisirs que la chair fait sentir à l’âme ? Alors il est vrai de dire que la chair convoite, s’élève contre l’esprit et l’esprit contre la chair.

21. Le mot chair dans ce passage n’est que l’âme agissant conformément aux suggestions de la chair, d’après l’analogie qui fait dire que l’oreille entend ou que l’œil voit. Qui ne sait en effet que l’âme seule entend par l’organe de l’ouïe et voit par les yeux ? C’est la même figure de langage qui permet de dire une main bienfaisante, la main s’étendant en effet pour secourir autrui. Si en parlant des yeux de la foi, seuls capables d’atteindre les vérités inaccessibles aux sens, on a pu dire : « Toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu bq » quoiqu’elle ne puisse le voir que par l’âme qui la fait vivre, et quoique pour voir pieusement, avec les yeux du corps, le Christ sous la forme dont il s’est revêtu pour nous, il n’y ait aucun mouvement de concupiscence, mais seulement un acte de la chair ; et qu’ainsi il ne faille pas voir une pure opération de l’esprit dans ces mots : « Toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu br; » combien est-il plus juste encore de dire que « la chair « convoite » lorsque l’âme abandonne le corps à la vie des sens ou même accède aux désirs de la chair ; lorsqu’il n’est point au – pouvoir de l’âme d’être au-dessus de pareilles convoitises, aussi longtemps que domine dans les membres le péché, je veux dire, ce fougueux penchant à la volupté qui naît dans ce corps de mort en punition du péché an sein duquel nous naissons tous et qui fait de nous, avant le don de la grâce, des enfants de colère bs, ce péché contre lequel luttent ceux qui sont établis en grâce ? Ils ne réussissent pas sans doute à l’étouffer dans ce corps mortel ou plutôt mort, mais ils l’empêchent d’y régner. Or, pour que le péché ne règne pas, il faut qu’on n’obéisse point aux désirs qu’il fait naître, je veux dire à la concupiscence que la chair rebelle irrite contre l’esprit. Delà vient que l’Apôtre ne dit pas : que le péché ne soit plus dans votre chair mortelle, il savait trop bien que le péché a pour nous un attrait qui est la suite de la corruption originelle ; mais : « Que le péché ne domine plus dans votre chair mortelle, pour vous faire obéir à ses désirs déréglés et n’abandonnez par vos membres au péché comme des instruments d’iniquité bt ».

CHAPITRE XIII. DE L’AVANTAGE QU’ON TROUVE À COMPRENDRE AINSI LA CONCUPISCENCE. – DU PÉCHÉ CHEZ LES ENFANTS.

22. Ce point de vue offre plusieurs avantages ; d’abord il n’y a aucune inconséquence à dire que la chair sans l’âme serait étrangère à la concupiscence ; puis on ne tombe pas dans l’erreur des Manichéens, qui, voyant avec raison que la chair sans l’âme serait étrangère à la concupiscence, ont imaginé une seconde âme, en lutte avec Dieu ; laquelle gouverne la chair, et la fait se révolter contre l’esprit. Enfin nous ne sommes point condamnés à dire que certaines âmes pourraient se passer de la grâce de Jésus-Christ, pour répondre à. cette objection : Quel est donc ce crime qui rend si affreux pour l’âme d’un jeune enfant le malheur de sortir du corps avant d’avoir reçu le baptême, si elle n’est coupable d’aucune faute personnelle, ou si elle ne vient pas de cette âme qui la première a péché en Adam ?

23. Il n’est point ici question des enfants déjà grands auxquels on ne peut, selon quelques personnes, reprocher aucune faute, avant l’âge de quatorze ans, époque où ils entrent dans l’adolescence. Nous serions de cet avis, si l’enfance n’avait d’autre vice que l’appétit grossier du sexe ; mais qui aurait le front de soutenir que le vol, le mensonge, le parjure ne sont point des péchés, à moins d’être intéressé à voir de pareils méfaits se commettre impunément ? Or, les fautes de ce genre se multiplient chez l’enfant et si elles paraissent moins graves que dans un âge plus avancé, c’est qu’on espère que la raison s’étant fortifiée avec les années, les règles de la saine morale seront mieux comprises et plus docilement pratiquées. Mais je ne veux point ici parler de ces enfants, encore qu’on les voie protester de toutes leurs forces, en actes et en parole, contre la vérité ou la justice, quand elles contrarient cet instinct de volupté qui, malgré leur âge, trouble leur âme et leur corps ; et quel est le motif qui leur fera paraître légitime l’attrait pour le plaisir, la répugnance pour la douleur, sinon un amour secret du mensonge et de l’injustice ? J’ai en vue les enfants plus petits, non parce qu’ils naissent trop souvent de l’adultère. La corruption des mœurs n’est point un motif pour reprocher à la nature ses bienfaits ; à ce titre, en effet, il faudrait que le blé semé par un voleur ne germât pas dans la terre ; il faudrait encore que l’iniquité des parents retombât sur eux, malgré leur retour au Seigneur ; combien moins en seront châtiés les enfants, s’ils mènent une vie vertueuse !

CHAPITRE XIV. L’EXISTENCE DU PÉCHÉ CHEZ LES ENFANTS ET LEUR BAPTÊME PROUVENT-ILS LA PROPAGATION DES ÂMES ?

Le problème se pose avec toute sa force, quand on se demande comment l’âme, à cet âge où elle n’a encore commis aucune faute personnelle, peut être justifiée par l’obéissance d’un seul homme, si elle n’est pas coupable par la désobéissance d’un seul. Tel est le raisonnement de ceux qui prétendent que les âmes sont produites par celles des parents, bien qu’elles n’aient, comme les corps eux-mêmes, d’autre créateur que Dieu ; car ce serait une erreur de croire que les parents puissent produire même le corps sans le concours de Celui qui adit.« Je t’ai connu avant de te former dans le sein de ta mère bu. »

24. Voici comment on leur répond. Dieu crée et donne successivement aux hommes des âmes nouvelles, afin qu’en vivant bien dans cette chair de péché issue du péché originel, et qu’en domptant la concupiscence de la chair sous l’influence de la grâce, elles acquièrent des mérites qui leur vaudront de passer à un état plus parfait avec le corps même au temps de la résurrection, et de vivre éternellement en Jésus-Christ dans la société des Anges. Mais comme l’âme est associée par une mystérieuse union à des organes de boue, périssables, ayant pour ainsi dire leur racine dans la chair du péché, il faut, pour qu’elle puisse les vivifier d’abord et les gouverner ensuite avec le temps, qu’elle soit plongée en quelque sorte dans l’oubli. Si elle était incapable de sortir de ce désordre, on pourrait alors s’en prendre au Créateur : mais puisqu’elle est capable de secouer cette torpeur, de sentir son oubli et de revenir à son Dieu ; puisqu’elle peut, dis-je, mériter les dons de sa miséricorde et de sa vérité, d’abord par une pieuse conversion, ensuite par la fidélité persévérante à garder ses commandements ; qui l’empêcherait de sortir peu à peu de son sommeil, de s’éveiller à la lumière intellectuelle, fin de la créature raisonnable, et de choisir la vie du bien par l’effort d’une bonne volonté ? Cet effort toutefois est au-dessus d’elle, sans le secours de la grâce de Dieu par l’entremise du Médiateur. Si l’homme néglige ces devoirs, il sera un autre Adam en chair comme en âme ; sil les accomplit, il n’aura plus d’Adam que la chair ; en vivant selon la loi de l’esprit, il purifiera des souillures du péché la chair coupable qui lui est venue d’Adam, et méritera de recouvrer un corps pur en passant par la transformation que la résurrection fait attendre aux saints.

25. En attendant que l’âme puisse avec l’âge vivre de la vie de l’esprit ; elle doit nécessairement recevoir le sacrement du Médiateur, afin qu’elle doive à la foi de ceux qui l’aiment l’affranchissement qu’elle ne peut obtenir par la sienne. Car ce sacrement a la vertu de remettre la peine du péché originel même dans L’âge le plus tendre : sans ce secours, on ne saurait dompter dans la jeunesse la concupiscence de la chair ; la chair elle-même domptée, on ne saurait entrer en possession de la vie éternelle, sans la grâce de Celui qu’on s’est appliqué à mériter. Le baptême est donc indispensable à tout nouveau-né vivant, pour arracher l’âme à la contagion de la chair de péché, laquelle ne peut rester en communication avec l’âme de l’enfant sans la rendre incapable de toute affection spirituelle. La faute originelle pèse sur l’âme même après la mort, à moins qu’elle ne l’ait expiée avant d’être sortie des liens du corps par la vertu du sacrifice unique du véritable prêtre, le sacrifice du Médiateur.

CHAPITRE XV. MÊME SUJET.

26. Et qu’arrivera-t-il, dira-t-on, si les parents par incrédulité ou par indifférence, négligent d’accomplir ce devoir ? On pourrait en dire autant des personnes plus âgées ; car, elles peuvent mourir subitement ou tomber malades chez des gens qui ne leur offriraient aucun moyen de recevoir le baptême. Or, ajoute-t-on, ces personnes ont de plus des fautes personnelles à expier, et, à moins d’en recevoir le pardon, il sera de toute justice qu’elles soient punies des fautes dont elles se seront volontairement rendues coupables en cette vie ; quant à l’âme d’un enfant, à qui on ne saurait reprocher d’avoir contracté les souillures de la chair de péché, si on ne veut pas admettre qu’elle sorte de la première âme qui ait péché ; comme ce n’est point sa faute, mais la nature et Dieu même qui l’ont unie au corps, pourquoi serait-elle exclue de la vie éternelle, quand l’enfant n’a point trouvé de main secourable pour le faire baptiser ? Dirait-on qu’il n’en résultera pour elle rien de fâcheux ? À quoi donc servirait de recevoir cette grâce, s’il n’y a aucun inconvénient à en être privé ?

27. Quelle réponse peuvent faire ceux qui prétendent que les enfants reçoivent une âme nouvelle, qu’elle n’a point été produite par celle des parents, et qu’on cherche à appuyer cette thèse sur l’Écriture parce qu’on l’y trouve ou du moins qu’elle n’y est pas combattue ? Je l’avoue, je ne l’ai jamais lue, ni entendu faire. Toutefois, pour ne pas négliger la cause des absents, je ne voudrais pas cacher une idée qui se présenterait à mon esprit pour défendre leur système. Or, ils pourraient encore observer que, sachant par sa prescience la vie que mènerait chaque âme, si elle restait longtemps dans le corps, Dieu accorde le bienfait du baptême à celui dont il prévoit la piété, a l’âge qui la comporte, si une raison mystérieuse n’exigeait pas qu’il mourût d’une mort prématurée. Oui c’est un mystère impénétrable pour l’intelligence humaine, ou du moins pour la mienne, qu’il naisse des enfants destinés à mourir bientôt ou même après leurnaissance.maisce mystère est tellement insondable qu’on ne peut en tirer aucune conséquence pour ou contre ces deux hypothèses. Or, comme il faut renoncer à l’opinion suivant laquelle les âmes seraient envoyées ici-bas, d’après leurs mérites dans une vie antérieure, et qu’elles seraient d’autant plus vite affranchies qu’elles auraient commis moins de fautes, pour ne pas contredire l’Apôtre qui nous assure qu’avant de naître on ne fait ni bien ni mal ; on ne saurait expliquer ni dans l’hypothèse de la création successive des âmes, ni dans celle de leur propagation, par quel secret la mort arrive plus tôt pour les uns, plus tard pour les autres. C’est un mystère insondable dont on ne peut tirer parti, à nos, yeux, pour réfuter ou pour soutenir l’une de ces deux opinions.

CHAPITRE XVI. MÊME SUJET ENCORE.

28. Quand on demande à ceux qu’embarrassait déjà la mort des petits enfants, quelle peut être la nécessité de recevoir le baptême pour les âmes, si elles ne sont point sorties de celle dont la désobéissance a fait beaucoup de pécheurs, voici leur réponse : Tous sont devenus pécheurs au point de vue de la chair ; sous le rapport de l’âme, ceux-là seuls deviennent pécheurs qui vivent dans le mal au lieu de faire le bien ici-bas ; le baptême est donc nécessaire aux âmes en général et en particulier à celles des enfants, parce qu’il serait funeste pour elles de quitter la vie sans avoir reçu ce sacrement ; car, la contagion du péché se communiquant à l’âme par la chair de péché, se glisse dans les membres et les accable d’un poids qui doit se faire sentir après la mort, si l’âme n’en est pas délivrée en cette vie par le sacrement du Médiateur ; ce bienfait est accordé d’en haut à toute âme dont Dieu prévoit la pieuse existence si elle vit jusqu’à l’époque où commence la pratique de la vertu, quand il veut, par un secret particulier, qu’elle prenne naissance dans un corps pour le quitter aussitôt après. On oppose à cette réponse une objection c’est que nous sommes dans une incertitude terrible sur le salut des âmes qui, après une vie pieuse, ont rencontré la mort dans la paix de l’Église, si nous devons être jugés, non seulement sur les œuvres que nous aurons faites, mais encore sur celles que nous aurions pu faire dans l’hypothèse où notre vie se serait prolongée. Si Dieu tient compte non seulement des fautes passées, mais encore des fautes futures et si la mort n’empêche pas la responsabilité des crimes qu’elle a prévenus, le, juste ne gagne rien quand une mort prématurée empêche le vice de corrompre son âme bv ? Car Dieu connaît d’avance ce vice : pourquoi donc n’en fait-il pas de préférence la règle de ses jugements, si, pour empêcher que la contagion du péché originel ne gâte l’âme d’un enfant destiné à mourir, il décide qu’elle recevra le bienfait du baptême, par ce motif seul qu’il sait d’avance qu’elle mènera, si la vie se prolonge pour elle, une existence de piété et de foi ?

29. Voudrait-on rejeter ce raisonnement par cela seul qu’il m’est personnel ? Eh bien que ceux qui voient dans leur hypothèse l’expression de la vérité citent des témoignages de l’Écriture, proposent des arguments qui lèvent toute équivoque, ou du moins prouvent que leur opinion ne contredit pas le passage significatif où l’Apôtre, mettant en relief la grâce qui fait notre salut, dit : « De même que tous meurent en Adam, de même tous seront vivifiés en Jésus-Christ bw » ou celui-ci : « De même que par la désobéissance d’un seul beaucoup ont été faits pécheurs, ainsi par l’obéissance d’un seul beaucoup deviendront justes. » Par ces nombreux pécheurs, il entend tous les hommes sans exception, puisqu’il disait plus haut qu’en Adam « tous ont péché bx. » Le mot tous et l’usage d’administrer le baptême aux enfants ne permettent donc pas de faire une exception en leur faveur, disent les partisans de l’hypothèse de la propagation des âmes ; et cette conséquence semble juste tant qu’on n’avance pas, pour la combattre, une proposition évidente et nullement opposée à l’Écriture ou un témoignage de l’Écriture même.

CHAPITRE XVII. DISCUSSION DU TEXTE DE LA SAGESSE CITÉ PLUS HAUT.

30. Examinons maintenant, dans les limites que nous trace le plan de cet ouvrage, le texte dont nous avons tout-à-l’heure ajourné la discussion : « J’étais un enfant d’heureux naturel, j’ai reçu une âme bonne, et devenant meilleur je me suis uni à un corps pur by. » Ce texte semble favorable à ceux qui prétendent que les âmes, loin d’être produites par celles des parents, viennent ou descendent d’en haut et sont envoyées par Dieu dans le corps ; en revanche, les expressions : « J’ai reçu une âme bonne » ne laissent pas d’être fort embarrassantes pour eux : car, ils croient sans aucun doute que les âmes envoyées par Dieu dans, les corps sortent d’une source unique dont elles sont comme autant de ruisseaux ou du moins sont de la même espèce, ils n’admettent pas que les unes soient bonnes ou meilleures, les autres mauvaises ou pires encore. D’où viennent en effet les différences qui rendent les âmes bonnes ou mauvaises, à divers degrés, sinon des habitudes librement contractées ou des tempéraments, qui font plus ou moins plier l’âme « sous le poids de ce corps corrompu qui est un faix pour l’âme bz ? » Or, aucune âme, avant de descendre dans le corps, n’a contracté d’habitudes en vertu d’actes personnels, et ce n’est pas en songeant à un corps moins lourd que l’auteur de ce passage a pu dire de lui-même : « J’étais un enfant d’heureux naturel, j’ai reçu une âme bonne et devenant meilleur je me suis uni à un corps pur. » Ainsi il était bon avant de descendre dans un corps, mais cette bonté ne tenait ni à, la différence des mœurs, puisqu’il n’avait point acquis de mérites dans une existence antérieure, ni à quelque différence dans le corps, puisqu’il était bon avant d’y descendre. À quoi tenait-elle donc ?

31. Pour les partisans de la transmission des âmes, le texte, à part les expressions : « Je me suis uni à un corps » se concilie bien avec leur opinion. L’auteur, en effet, après avoir dit : « J’étais un enfant d’heureux naturel » ajoute immédiatement : « et j’ai reçu une âme bonne » pour montrer les causes auxquelles tenait cet avantage, c’est-à-dire, le caractère de son père ou son tempérament. Quant aux expressions : « Et devenant meilleur je me suis uni à un corps pur » on peut les entendre de sa mère et les concilier avec celles qui précèdent ; car, étant admis qu’il est sorti de l’âme et du corps de son père pour entrer dans les entrailles sans souillure de sa mère, on peut conclure qu’il n’a point été conçu dans ce flux de sang qui, dit-on, communique à l’enfant un esprit lourd, ou dans l’impudicité de l’adultère. Par conséquent, ou ce texte de la Sagesse est plus favorable à l’hypothèse de la transmission des âmes, ou il ne prouve ni pour ni contre, si l’on réussit à l’interpréter aussi d’après l’opinion contraire.

CHAPITRE XVIII. DE L’ÂME DU CHRIST : LE TEXTE PRÉCÉDENT LA CONCERNE-T-IL ?

32. Si l’on veut appliquer ces paroles au Seigneur, sous le rapport de la nature humaine revêtue par le Verbe, on trouve dans le contexte des traits qui ne conviennent guère à une si haute majesté, principalement cet aveu que fait l’auteur un peu plus haut, lorsqu’il dit : « qu’il est né de la semence d’un homme épaissie dans le sang ca. » Ce n’est point ainsi qu’est né le Fils de la Vierge, dont l’incarnation, comme aucun chrétien n’en doute, s’est faite sans le concours d’un homme. Sans doute quand le Psalmiste dit : « Ils ont percé mes pieds et mes mains et ils ont compté tous mes os ; ils m’ont regardé, considéré ; ils se sont partagé mes vêtements et ont jeté le sort sur ma robe » ces traits ne conviennent qu’à Jésus-Christ ; mais il dit au même endroit : « Mon Dieu, regardez-moi, pourquoi m’avez-vous abandonné ? La voix de mes péchés éloigne ma délivrance cb; » et ces paroles ne lui conviennent qu’en tant, qu’il représente notre corps dégradé, parce que nous sommes les membres de son corps. Il est dit dans l’Évangile, même : « L’enfant croissait en âge et en sagesse. » Or, si quelques expressions, qui avoisinent dans le livre de la Sagesse le texte que nous citons, peuvent s’appliquer à Notre-Seigneur, parce qu’il a pris les humbles dehors de l’esclavage et que le corps de l’Église devient un par son union avec son Chef, je le demande, peut-on concevoir un enfant de plus heureux naturel que celui dont les vieillards admiraient la sagesse à douze ans cc ? Y a-t-il une âme meilleure que la sienne ? Quand bien même l’hypothèse de la transmission des âmes serait prouvée au lieu d’être débattue, on ne devrait pas pour ce motif croire l’âme issue de l’âme du premier prévaricateur, puisque autrement la désobéissance d’un seul ferait un pécheur de celui-là même qui par son obéissance en a affranchi beaucoup de la condamnation et les a justifiés ? Quel sein est plus chaste que celui de cette Vierge qui, tout en ayant pris son corps à la tige du péché, a conçu en dehors de toute communication avec le péché, en sorte que le Christ a pris naissance dans ses entrailles sans être soumis a la loi qui, inhérente aux organes de ce corps de mort, contredit celle de l’esprit ? C’est cette loi que les saints de l’ancien Testament ont dominée dans le mariage, et n’ont laissé agir qu’autant qu’il le fallait dans l’intérêt de l’espèce. Tout en s’incarnant dans une femme, conçue d’après le mode dont la chair de péché se transmet, comme sa conception s’est accomplie autrement que celle de sa mère, sa chair, loin d’être corrompue par le péché, n’en a pris que la ressemblance. S’il a été condamné à mourir, ce n’est point à cause de ces mouvements involontaires, quoique la volonté doive les dominer, qui éclatent dans la chair et qui s’élèvent contre l’esprit cd : il n’a pas pris un corps seulement pour arrêter la contagion du péché, mais, pour payer à la mort le tribut qu’il ne devait pas, et pour faire briller à nos yeux les promesses de la résurrection : c’est ainsi qu’il nous a tout ensemble délivrés de la crainte et donné l’espérance.

33. Du reste, si on me demande où Jésus-Christ a puisé son âme, j’avoue que sur ce sujet j’aimerais mieux écouter des personnes plus vertueuses ou plus habiles que moi : toutefois, s’il faut répondre, je dirai selon la portée de mon esprit, qu’il la tient, non d’Adam, mais du principe même dont la tient Adam. Si la poussière empruntée à la terre a pu s’animer sous un souffle divin sans aucune intervention de l’homme, le corps emprunté à une chair virginale ne devait-il pas à plus forte raison obtenir une âme bonne, quand il s’agissait, ici, d’élever celui qui devait tomber ; là, de faire descendre celui qui devait nous relever ? Peut-être, si cette pensée toutefois peut s’appliquer au Christ, le mot sortitus sum a-t-il été employé parce que les dons du hasard ne sont d’ordinaire que les dons de la Providence : ou plutôt, comme on peut le dire avec confiance, cette expression a été choisie en vue de nous montrer que des œuvres antérieures n’ont point élevé à cette grandeur sublime l’âme avec laquelle le Verbe s’est fait chair pour habiter parmi nous ce, le mot sortiri excluant tout mérite dans une vie antérieure.

CHAPITRE XIX. L’ÂME DU CHRIST N’ÉTAIT POINT DANS ABRAHAM ; ELLE N’EST POINT VENUE PAR TRANSMISSION.

34. L’Epître aux Hébreux renferme un passage qui mérite toute notre attention. L’Apôtre montre la différence qui sépare le sacerdoce de Lévi du sacerdoce du Christ, sous l’emblème prophétique du grand-prêtre Melchisédech : « Considérez, dit-il, combien grand a dû être celui à qui le patriarche Abraham lui-même a donné la dîme des plus riches dépouilles. Ceux des enfants de Lévi qui ont reçu le sacerdoce ont ordre, d’après la loi, de lever les dîmes sur tout le peuple, c’est-à-dire, sur leurs frères, quoique sortis comme eux du sang d’Abraham. Et voilà que celui qui ne partage point avec eux la même origine, a pris les dîmes d’Abraham lui-même, et il a béni celui à qui les promesses avaient été faites. Or c’est une maxime incontestable que celui qui bénit est au-dessus de celui qui reçoit la bénédiction. De plus, quand il s’agit des Lévites, ce sont des hommes mortels qui reçoivent la dîme, et quand il s’agit de Melchisédech, c’est un homme que l’Écriture nous représente comme toujours vivant. Si j’ose le dire, Lévi, qui reçoit la dîme, l’a en quelque sorte payée dans la personne d’Abraham : car il était renfermé en son aïeul cf. » Si donc la prééminence du sacerdoce de Jésus-Christ sur le sacerdoce de Lévi éclate dans ce fait, que celui qui reçut la dîme d’Abraham, en qui Lévi la paya lui-même, était la figure de Jésus-Christ comme prêtre, il faut reconnaître que le Sauveur n’a point payé la dîme en la personne d’Abraham ; et si Lévi paya la dîme, parce qu’il était renfermé dans Abraham, le Christ ne l’a point payée, par ce qu’il n’était pas renfermé dans sa personne. Est-ce le corps de Lévi, et non son âme, qui était implicitement renfermé dans la personne d’Abraham ? A ce titre, le Christ y était également compris, puisqu’il est selon la chair de la race d’Abraham, et à ce titre aussi, il a payé la dîme. En prouvant donc la supériorité du sacerdoce de Jésus-Christ sur celui de Lévi parce que Lévi paya la dîme à Melchisédech dans la personne d’Abraham, qui renfermait également le Christ et par conséquent payait la dîme pour lui, que veut-on nous révéler sinon que le Christ n’était pas renfermé tout entier dans Abraham ? Or, peut-on dire que son corps n’y était pas implicitement compris ? C’est donc son âme qui en était absente. Par conséquent l’âme coupable d’Adam n’a point fourni, par voie de transmission, l’âme du Christ ; autrement elle eût été comprise dans la personne d’Abraham.

CHAPITRE XX. RÉPONSE QU’ON POURRAIT FAIRE DANS L’HYPOTHÈSE DE LA TRANSMISSION DES ÂMES.

35. Les partisans de la propagation des âmes se montrent ici et prétendent que leur système est démontré, s’il est prouvé que Lévi, même avec son âme, était renfermé dans la personne d’Abraham, qui paya la dîme à Melchisédech pour son petit-fils, et qu’on puisse distinguer le Christ d’avec Lévi à propos de cette offrande : or, le Christ n’ayant point payé la dîme, tout en étant renfermé dans la personne d’Abraham selon la chair, il faut admettre que son âme n’y était pas comprise, et que celle de Lévi y était renfermée. Pour moi, cet argument me touche peu ; je suis plus disposé à entendre les deux parties qu’à me prononcer pour l’une on pour l’autre. Ce que je me suis proposé en citant ce passage, c’est de prouver que l’âme du Christ n’a point pris naissance par transmission. Parmi les adversaires de cette transmission quelques-uns répondront peut-être à cet argument et feront valoir un raisonnement qui n’est pas sans importance à mes yeux, le voici : Bien qu’aucune âme ne soit renfermée dans les reins d’un père, Lévi fut toutefois selon la chair renfermée dans ceux d’Abraham en la personne duquel il paya la dîme ; le Christ y fut également renfermé selon la chair tout en restant exempt de ce tribut. En effet Abraham contenait Lévi dans ses reins d’après le principe qui fait sortir un enfant du germe déposé par le père dans le sein maternel ; mais comme la conception du Christ se fit en dehors de cette loi, son corps ne fut point renfermé ; au même titre que Lévi dans la personne d’Abraham, encore que Marie en soit issue. Par conséquent ni Lévi ni le Christ ne furent enfermés dans les reins d’Abraham sous le rapport de l’âme : ils ne le furent que sous le rapport de la chair, avec cette différence que Lévi dut sa naissance aux désirs de la chair, tandis que le Christ ne prit dans le sein de sa mère que la substance de son corps. La semence en effet se compose à la fois d’une substance corporelle et d’un principe invisible ; elle s,'est transmise ainsi d’Abraham ou plutôt d’Adam au corps de Marie, dont la conception et la naissance ont été soumises à cette loi. Quant au Christ, il a pris la substance visible de sa chair dans celle d’une vierge, mais le principe de sa conception, loin de dépendre d’un homme, a été tout surnaturel. Il a donc été renfermé dans les reins d’Abraham pour le corps qu’il a reçu de sa mère.

36. Ainsi Lévi a payé la dîme dans la personne d’Abraham, mais n’a été dans ses reins qu’au point de vue de la chair et au mime titre qu’Abraham lui-même avait été renfermé dans ceux de son père : en effet il est né d’un père comme Abraham, en vertu de la loi qui soulève la chair contre l’esprit et de l’invisible concupiscence, qu’une légitime et chaste union ne laisse s’exercer que dans l’intérêt de la reproduction de l’espèce ; mais le Christ n’a pu payer la dîme en la personne d’Abraham, puisque sa conception loin d’y avoir puisé la blessure en a tiré le remède. La dîme même étant une figure de ce remède divin, le malade, non le médecin, a dû payer le tribut dans la personne d’Abraham. Car le corps d’Abraham, et même celui du premier homme formé de la terre, contenaient tout ensemble la plaie du péché et le remède pour la guérir ; la plaie, c’est-à-dire cette loi qui soulève la chair contre la loi de l’esprit et qui va se communiquant d’homme à homme, comme si elle se gravait successivement ; le remède, c’est-à-dire ce corps conçu et formé dans le sein d’une vierge sans concupiscence, par une pure incarnation, afin de pouvoir mourir malgré son innocence et de nous donner un gage sûr de la résurrection. L’âme du Christ n’est donc point née par transmission de la première âme coupable ; c’est un point que doivent admettre ceux mêmes qui croient à la propagation des âmes. Car, d’après eux, cette propagation se produit par l’acte générateur du père : or la conception du Christ est en dehors de la génération ordinaire. D’ailleurs s’il avait été compris avec son âme dans la personne d’Abraham, il aurait payé lui-même la dîme, ce qui est contraire au témoignage de l’Écriture, puisqu’elle établit sur ce principe même la prééminence du sacerdoce de Jésus-Christ sur le sacerdoce de Lévi.

CHAPITRE XXI. IL SERAIT IMPOSSIBLE QUE LE CHRIST N’EUT PAS PAYÉ LA DÎME, S’IL AVAIT ÉTÉ RENFERMÉ AVE SON AME DANS LA PERSONNE D’ABRAHAM.

37. On va peut-être me dire : Si le Christ a pu être implicitement renfermé avec son corps dan la personne d’Abraham sans être soumis à la dîme, pourquoi n’aurait-il pu y être également avec son âme sans être condamné à ce tribut Je réponds : parce que, la substance de l’âme étant simple, il est impossible qu’elle s’accroisse comme font les corps ; c’est un point que reconnaissent les auteurs mêmes qui considèrent l’âme comme corporelle, opinion à laquelle appartiennent la plupart de ceux qui croient, que les âmes sont produites de celles des parents. Or, dans la semence d’où naît le corps il peut y avoir un principe invisible, destiné à présider à son développement harmonieux, principe que l’intelligence et non les yeux, distingue de la matière visible et palpable. Le volume même du corps humain par sa disproportion avec le germe dont il vient fait assez voir qu’il est possible d’emprunter a corps des éléments qui contiennent la matière visible et non l’invisible principe de la reproduction, comme l’a fait le Christ, dont la chair s’est formée par un effet surnaturel, sans se propager aux dépens d’un père et d’une mère. Mais qui oserait dire de l’âme qu’elle contient un germe composé à la fois d’une matière visible et d’un principe invisible ? Du reste à quoi bon se travailler pour formuler une vérité que la parole toute seule est incapable de démontrer, à moins qu’on ne s’adresse à un esprit vif qui devance la parole et qui n’attend pas tout de la clarté des mots ? Voici donc ma conclusion : Si l’âme du Christ s’est formée d’une autre âme, comme on l’a cru peut-être, quand nous ne parlions que de son corps, elle s’en est propagée sans contracter la souillure originelle ; mais si elle n’a pu s’en propager sans contracter cette tache, c’est qu’elle n’en vient pas. Quant à la question de savoir si les autres âmes viennent des parents ou d’en haut, le démontre qui pourra. Je flotte d’une opinion à l’autre, sans pouvoir fixer ma pensée, ferme uniquement sur ce point, que l’âme n’est ni un corps, ni une organisation ou, comme disent les Grecs l’harmonie de parties matérielles ; voile ce que tout le verbiage du monde ne fera jamais entrer dans mon esprit aidé de la grâce de Dieu.

CHAPITRE XXII. D’UN PASSAGE DE SAINT JEAN : PEUT-IL S’EXPLIQUER DANS LES DEUX HYPOTHÈSES ?

38. Il y a dans l’Écriture un autre passage que nous ne devons pas oublier et sur lequel peuvent s’appuyer ceux qui prétendent que les âmes viennent d’en haut ; le Seigneur a dit lui-même ? « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit cg. » Peut-on trouver un témoignage plus précis, dit-on, pour prouver que l’âme ne naît pas de la chair ? Qu’est-ce en effet que l’âme, sinon l’esprit de vie, créé et non créateur ? À ce raisonnement les adversaires en opposent un autre. Eh ! Prétendons-nous autre chose, s’écrient-ils, nous qui disons que la chair vient de la chair, l’âme de l’âme ? L’homme en effet est composé d’un corps et d’une âme, et nous soutenons que le corps naît du corps par la génération, l’esprit de l’esprit par la concupiscence. Encore oublient-ils de nous dire que les paroles du Seigneur ont trait, non à la génération matérielle, mais à la régénération spirituelle.

CHAPITRE XXIII. QUELLE EST L’HYPOTHÈSE LA PLUS VRAISEMBLABLE ? ##Rem DE LA COUTUME OU EST L’ÉGLISE DE BAPTISER LES ENFANTS.

39. Après cette discussion, telle que nous l’ont permise et le temps et nos forces, je conclurais que les raisonnements et les témoignages de l’Écriture ont une valeur égale ou presque égale dans les deux hypothèses, si la coutume où est l’Église de baptiser les petits enfants, ne me faisait pencher en faveur de l’opinion selon laquelle les âmes émanent de celles des parents ; je ne vois aucune réponse à faire à cette opinion sur ce point ; si Dieu m’envoie ensuite quelque lumière, s’il accorde même la grâce d’écrire aux docteurs qui se préoccupent de ces questions, je le verrai avec plaisir. Aujourd’hui toutefois je déclare que l’argument tiré du baptême des petits enfants est très sérieux, afin qu’on s’occupe de le réfuter, s’il est faux. Car, ou nous devons abandonner cette question et croire qu’il suffit pour la foi de savoir le but où nous conduira une vie pieuse, sans connaître notre origine ; ou l’âme intelligente est portée avec ardeur à sonder un problème qui la touche : alors, mettons de côté toute obstination dans le débat ; faisons nos recherches avec conscience, demandons avec humilité, frappons avec persévérance. Si cette connaissance nous est utile, Celui qui sait mieux que nous ce qu’il nous faut nous l’accordera, lui qui donne ce qui leur est bon à ses enfants ch. Toutefois l’usage où l’Église, notre mère, est de baptiser les enfants, doit être pris en sérieuse considération : il ne faut ni le regarder comme inutile, ni croire qu’il n’est pas une tradition des Apôtres. Cet âge tendre offre un argument d’autant plus sérieux, que le premier il a eu le bonheur de verser son sang pour le Christ.

CHAPITRE XXIV. CONSÉQUENCE QUE DOIVENT ÉVITER LES PARTISANS DE LA PROPAGATION DES ÂMES.

40. J’avertis de tout mon pouvoir les partisans de ta propagation des âmes et je les prie de bien s’examiner eux-mêmes, afin qu’ils se convainquent que leur âme n’est point un corps. Il n’est effectivement aucune substance qui, par une étude attentive, révèle mieux à l’esprit le Dieu souverain et immuable, que celle qu’il a faite à son image : d’autre part, on est bien près de croire que Dieu est un corps, on y arrive peut-être logiquement, lorsqu’on admet que l’âme est corporelle. Accoutumé à la vie et aux opérations des sens, on ne veut pas croire que l’âme soit d’une autre nature que le corps, dans la crainte qu’elle ne soit plus rien : à plus forte raison, plus on craint que Dieu n’existe pas, plus on craint de lui retisser un corps. L’imagination entraîne ces sensualistes avec tant de force vers les représentations réelles ou chimériques que l’esprit se forme à propos des corps, que sans ces représentations ils redoutent de se perdre dans – le vide ; de là vient qu’ils se figurent nécessairement la justice et la sagesse sous des formes et des couleurs, car ils ne peuvent les concevoir d’une manière purement spirituelle ; et pourtant, quand la sagesse et la justice excitent leur admiration ou leur inspirent quelques actes, ils ne disent point le coloris, les traits, la taille, les formes qui ont frappé leurs regards. C’est un sujet que nous avons déjà traité ailleurs et que nous traiterons encore, s’il plaît à Dieu. Ainsi donc, que l’on regarde comme une certitude l’hypothèse de la transmission des âmes ou qu’on reste dans le doute, on ne doit jamais aller jusqu’à croire ou dire que l’âme est matérielle, surtout pour éviter de se figurer Dieu comme un corps ; puisque, malgré sa perfection, malgré le privilège de surpasser tous les êtres par son essence, il n’en serait pas moins un corps.

CHAPITRE XXV. ERREUR DE TERTULLIEN SUR LA NATURE DE L’ÂME.

41. Aussi quand Tertullien a cru l’âme corporelle, c’est qu’il n’a pu la concevoir comme une substance simple, et qu’il aurait eu peur de l’annihiler en n’en faisant pas un corps ; et conséquemment il a été incapable de se former sur Dieu une autre opinion. Mais comme son génie est perçant, il découvre parfois la vérité en dépit de son système. Quoi de plus vrai que ce principe qu’il formule dans un de ses ouvrages : « Tout ce qui est corporel est passible
De l’âme, ch. VIII
 ? » Par conséquent, il aurait dû renoncer à l’opinion qui lui faisait dire un peu plus haut que Dieu est un corps : je ne saurais croire, en effet, qu’il ait perdu le sens au point d’admettre que la substance de Dieu fût passible et de faire non seulement du Christ avec sa chair, avec sa chair et son âme, mais encore du Verbe par qui tout a été fait, un être passible et susceptible de changer : pour un esprit chrétien ce serait une impiété. Ailleurs, après avoir attribué à l’âme la transparence de l’air et de la lumière, il arrive aux sens, dont il essaie de faire comme les organes de l’âme, et il dit : « Il y a l’homme intérieur et l’homme extérieur, un en deux : le premier a aussi ses yeux, ses oreilles, au moyen desquels le peuple a dû voir et entendre le Seigneur ; il possède enfin tous les organes nécessaires pour la pensée et pour les visions des songes
Id.ch. IX
. »

42. Ainsi les yeux et les oreilles qui ont permis au peuple de voir et d’entendre le Seigneur, sont ceux qui permettent à l’âme d’avoir des songes. Et pourtant, si vous aviez vu Tertullien en songe, il vous soutiendrait que vous ne l’avez ni vu ni entretenu, à moins de vous avoir vu à son tour. Enfin supposons que l’âme se voie elle-même en songe, quand les membres du corps sont immobiles et qu’elle prend l’essor à la suite des fantômes qu’elle aperçoit : l’a-t-on jamais vue sous une forme diaphane et brillante, à moins de la voir comme tout le reste, par une illusion trompeuse ? Cette illusion est possible sans doute ; mais à Dieu ne plaise que dans la veille on la croie une réalité ! autrement, quand on la verrait sous mie forme différente et moins éloignée des idées communes, il faudrait admettre ou qu’elle s’est changée, ou que, loin de voir sa substance véritable, on ne voit plus que l’image immatérielle d’un corps, analogue aux fantômes de l’imagination. Est-il un Éthiopien qui dans ses rêves ne se voie presque toujours avec un teint noir, et qui ne s’étonne, à son réveil, s’il s’est vu avec un autre teint ? Or, je crois fort qu’il ne se serait jamais vu sous une couleur diaphane, s’il n’en avait jamais entendu parler ou si quelque livre ne l’en avait instruit.

43. Ajouterai-je que ces hommes, égarés par leur imagination, veulent nous imposer de par l’Écriture l’opinion que Dieu lui-même est matériel, tel qu’il a été révélé en figure aux esprits des saints ou tel qu’on le dépeint dans un langage allégorique ? Car c’est là que vient aboutir leur système. Leur erreur consiste à traduire par des images leur fausse opinion, et ils ne comprennent pas que les saints ont considéré leurs visions, comme ils les considéreraient aujourd’hui, s’ils lisaient dans l’Écriture, ou s’ils entendaient dire qu’elles étaient un symbole, comme les sept épis et les sept vaches désignaient sept années ck ; comme la nappe suspendue par les quatre coins, où il y avait des animaux de toute espèce, qui représentaient la terre avec les divers peuples qui l’habitent cl. À plus forte raison faut-il s’expliquer ainsi les idées toutes spirituelles qui sont représentées par des images, au lieu d’y voir des êtres réels.

CHAPITRE XXVI. DE L’ACCROISSEMENT DE L’ÂME D’APRÈS TERTULLIEN.

44. Toutefois Tertullien n’admet pas que l’âme croisse comme le corps : « Je craindrais, dit-il, qu’on ne la crût susceptible de décroître, et par conséquent de s’anéantir. » Mais comme il y voit une substance étendue par tout le corps, il ne découvre pas à quelle conséquence aboutissent, des accroissements qui, selon lui, développent un faible germe et le proportionnent au volume même du corps. Voici ses paroles : « La force qui constitue l’âme et où s’amassent, comme dans un trésor, les économies de la nature, s’étend insensiblement avec le corps, sans que le volume de substance, qui est le principe de son accroissement, s’altère et diminue. » Ces expressions resteraient peut-être obscures, sans une comparaison qui y jette quelque lumière : « Supposez, dit-il, un lingot d’or ou d’argent ; les formes qu’il recevra y sont comme ramassées et seront peut-être moindres, quoique son volume contienne tout ce qu’il y a en lui d’or ou d’argent. Quand il s’allonge en minces lames, il s’augmente par l’étendue même qu’acquiert son poids invariable : il s’allonge sans être grossi par des éléments étrangers, sans s’accroître, et pourtant c’est s’accroître que de s’étendre ainsi. Le volume en effet peut s’accroître, le poids restant le même. Alors apparaît l’éclat du métal, jusque-là caché, quoique réel, au sein du lingot ; alors se montrent toutes les formes que sa ductilité le rend susceptible de prendre sous la main qui le façonne et qui n’ajoute à son poids qu’une empreinte. Il en est de même de l’âme ; ses accroissements sont une augmentation de volume et non de substance. »

45. Comment concevoir tant d’éloquence unie à de pareilles chimères ? Exemple singulier, qui provoque plutôt l’effroi que le rire. Tertullien en serait-il venu là, s’il avait pu concevoir l’existence indépendamment du corps ? Y a-t-il rien de plus illogique que de s’imaginer une masse de métal susceptible de s’étendre sous le laminoir sans diminuer à d’autres égards, ou de s’accroître en longueur sans rien perdre de son épaisseur ? Est-il possible qu’au corps, qui conserve la même nature, s’accroisse dans toutes les dimensions sans devenir plus léger ? Comment donc l’âme pourrait-elle tirer d’un germe presque imperceptible un accroissement proportionné à la grandeur du corps qu’elle anime, si elle n’est qu’un corps dont la substance ne reçoit rien du dehors pour s’accroître ? Comment, dis-je, pourrait-elle remplir la chair qu’elle vivifie, sans s’exténuer à proportion que le corps grandit ? Il a craint que l’âme ne s’anéantit, si elle ne diminuait en s’accroissant, et il n’a pas craint qu’elle s’anéantît en s’exténuant à mesure qu’elle s’accroîtrait. Mais à quoi bon prolonger une discussion, qui devrait être déjà terminée, puisque l’on sait ma pensée, les points sur lesquels je suis fixé, mes doutes et leur raison ? Terminons donc ici ce livre et passons au suivant.

LIVRE XI. CHUTE ET CHÂTIMENT D’ADAM.

CHAPITRE PREMIER. CITATION DU TEXTE ; PRÉLIMINAIRES.

1. « Adam et sa femme étaient nus tous deux et ils n’en avaient point de honte. Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux qui sont sur la terre et que le Seigneur Dieu avait faits. Et il dit à la femme : Quoi ! Dieu vous aurait-il dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin ? Et la femme répondit au serpent : Nous mangeons des fruits des arbres du jardin ; mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point, et vous n’y toucherez pas, de peur que vous ne mouriez. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez nullement. Mais Dieu sait qu’au jour où vous en mangerez, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des Dieux connaissant le bien et le mal. La femme donc voyant que le fruit de l’arbre était bon à manger, agréable à la vue et désirable pour donner de la science, prit du fruit, en mangea, en donna à son mari comme à elle, et ils en mandèrent. Et leurs yeux furent ouverts et ils reconnurent qu’ils était nus ; et ayant cousu ensemble des feuilles de figuier, ils en firent des ceintures. Et ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin vers le soir. Adam et Eve se cachèrent de devant la face du Seigneur Dieu, au milieu des arbres du Paradis. Et le Seigneur Dieu dit : Qui t’a montré que tu étais nu, sinon parce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ? Et Adam répondit : La femme que vous m’avez donnée pour compagne, m’a donné du fruit de l’arbre et j’en ai mangé. Et Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? Et la femme répondit : Le serpent m’a trompée et j’en ai mangé. Alors le Seigneur Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras « maudit entre tous les animaux et entre toutes les bêtes des champs ; tu ramperas sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. Et je mettrai de l’inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et la postérité de la femme : elle t’observera à la tête et toi tu l’observeras au talon. Puis il dit à la femme : Je multiplierai énormément tes douleurs et tes gémissements : tu enfanteras dans la peine, tu te tourneras vers ton mari et il te dominera. Puis il dit à Adam : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre auquel seul je t’avais ordonné de ne pas toucher, la terre sera maudite dans ton travail : tu en mangeras tous les jours de ta vie avec tristesse. Elle te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l’herbe des champs. Tu mangeras le pain à la sueur de ton visage, jusqu’à ce que tu retournes en la terre d’où tu as été pris ; car tu es poudre et tu retourneras en poudre. Et Adam appela sa femme la Vie, parce qu’elle a été la mère tous les vivants. Et le Seigneur Dieu fit – à Adam et à sa femme des tuniques de peaux et les en revêtit. Et le « Seigneur Dieu dit : Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal : or il faut prendre garde maintenant qu’il n’avance la main et ne prenne aussi de l’arbre de vie et qu’il n’en mange à toujours. Et le Seigneur Dieu le fit sortir du jardin d’Eden pour labourer la terre dont il avait été pris. Alors il chassa Adam et le plaça à l’opposé du jardin d’Eden : il plaça aussi des Chérubins avec un glaive de, flamme qui se tournait çà et là, pour garder le chemin de l’arbre de vie cm. »

2. Avant d’expliquer ce texte dans tous ses détails, je crois devoir rappeler, comme je l’ai déjà fait ici, que le but de cet ouvrage est de commenter littéralement les faits dont l’écrivain sacré nous donne le récit historique. Si les paroles de Dieu, ou celles des personnages qu’il a choisis pour remplir le rôle des prophètes, nous présentent quelquefois des expressions qui ne sauraient s’entendre à la lettre sans devenir absurdes, il faut y voir un sens figuré : il serait néanmoins impie de douter qu’elles aient été réellement prononcées ; on ne doit pas attendre moins de la probité du narrateur, et des promesses de l’historien
Ci-dessus, liv. 8, ch. 1-7
.

3. Ainsi « tous deux étaient nus. » C’est un fait historique : le premier couple humain vivait absolument nu dans le paradis. Ils n’en rougissaient pas ; eh ! Quelle honte pouvaient-ils éprouver, quand ils n’avaient point encore senti dans leurs membres la loi qui soulève la chair contre la loi de l’esprit co? C’est là le châtiment du péché, et ils n’en subirent les effets qu’après avoir été prévaricateurs, lorsque leur désobéissance eut enfreint le commandement, et que la justice eut puni leur crime. Auparavant ils étaient nus, et à l’abri de toute confusion ; il ne se passait dans leur corps aucun mouvement qui exigeât les précautions de la pudeur : ils n’avaient rien à voiler, n’ayant rien à réprimer. Nous avons vu plus haut
Ci-dessus, liv. 9, ch.3-11
comment ils auraient pu se créer une postérité ; c’eût été d’une manière différente de celle qui fut la conséquence de leur faute, quand la vengeance divine se réalisa ; par un juste effet de leur désobéissance, ils sentirent en effet avant de mourir, la mort se glisser dans leurs membres et y répandre le désordre et la révolte. Mais ils ignoraient cette lutte, au moment qu’ils étaient nus et ne rougissaient pas.

CHAPITRE II. DE LA FINESSE DU SERPENT : D’OÙ VENAIT-ELLE ?

4. Or, « le serpent était le plus prudent » sans contredit « de tous les animaux qui étaient sur la terre et que le Seigneur Dieu avait faits. » Le mot prudence, ou sagesse, selon la version latine de quelques manuscrits, s’emploie ici par extension : il ne saurait se prendre en propre et en banne part, comme il arrive lorsqu’on l’applique à Dieu, aux anges, à l’âme raisonnable : autant vaudrait alors appeler sages les abeilles où même les fourmis, dont les travaux offrent un semblant de sagesse. Toutefois, à considérer dans le serpent, non l’animal sans raison, mais l’esprit de Satan qui s’y était intro, luit, on pourra t’appeler le plus sage des animaux. Si bas en effet que soient tombés les anges rebelles, précipités des hauteurs célestes par leur orgueil, ils ne gardent pas moins par le privilège de la raison la supériorité sur tous les animaux. Qu’y aurait-il alors d’étonnant si le démon, en communiquant son inspiration au serpent et en l’animant de son génie, comme il fait aux devins qui lui sont consacrés, eût rendu cet animal le plus sage des êtres qui ont ici-bas la vie sans la raison ! Toutefois le mot sagesse ne peut s’appliquer à un méchant que par abus ; c’est comme si l’on disait de l’homme bon qu’il est rusé. Or, dans notre langue, le mot sagesse renferme toujours un éloge, celui de ruse implique la perversité du cœur. De là vient que dans plusieurs éditions latines, où l’on a consulté les convenances de la langue, on s’est attaché au sens plutôt qu’à l’expression, et on a mieux aimé appeler le serpent le plus rusé des animaux. Quant à la signification précise du mot hébreu, ceux qui connaissent parfaitement cette langue examineront s’il peut désigner rigoureusement et sans impropriété la sagesse dans le mal. L’Écriture nous offre ce sens dans un autre passage cq, et le Seigneur dit que les enfants du siècle sont plus sales que les enfants de lumière dans la conduite de leurs affaires, quoiqu’ils emploient la fraude et non la justice cr.

CHAPITRE III. IL N’A ÉTÉ PERMIS AU DÉMON DE TENTER L’HOMME QUE SOUS LA. FIGURE DU SERPENT.

5. N’allons pas croire du reste que le démon ait fait choix du serpent pour tenter l’homme et l’engager au péché ; sa volonté perverse et jalouse lui inspirait le désir de tromper, mais il ne put, exécuter ses desseins que par l’entremise de l’animal dont Dieu lui avait permis de prendre la figure. L’intention coupable dépend de la volonté chez les êtres ; quant au pouvoir de la réaliser, il vient de Dieu, qui ne l’accorde que par un arrêt mystérieux de sa justice profonde, tout en restant lui-même inaccessible à l’iniquité cs.

CHAPITRE IV. POURQUOI DIEU A-T-IL PERMIS QUE L’HOMME FUT TENTÉ.

6. Si on me demande maintenant pourquoi Dieu a permis que l’homme fût tenté, quand il savait d’avance qu’il écouterait le tentateur ; j’avoue que je suis incapable de pénétrer la profondeur de ce dessein : c’est trop au-dessus de mes forces : La découverte de cette cause mystérieuse est peut-être réservée à des esprits plus saints et plus puissants, encore qu’ils la devront à la grâce plutôt qu’à leurs mérites : il me semble toutefois, d’après les idées que Dieu m’accorde et qu’il me permet d’exposer, que l’homme n’aurait guère mérité d’éloges, s’il n’avait pu pratiquer le bien qu’à la condition de n’être jamais exhorté.aumal ; puisqu’il avait la puissance, et dès lors devait avoir la volonté de repousser ces conseils, avec l’aide de Celai qui résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles ct. Pourquoi donc Dieu, tout en sachant que l’homme succomberait, n’aurait-il pas permis qu’il fût tenté, puisque la faute dépendrait de la volonté humaine, et que le châtiment infligé par la justice divine rétablirait l’ordre ? N’était-ce pas apprendre aux âmes orgueilleuses pour l’édification des saints futurs, que Dieu disposait équitablement de leurs volontés même coupables, tandis qu’elles faisaient un si mauvais usage des natures créées bonnes ?

CHAPITRE V. LA CHUTE DE L’HOMME VIENT DE L’ORGUEIL.

7. Le tentateur n’aurait pu réussir à triompher de l’homme, s’il ne s’était laissé auparavant emporter à un mouvement d’orgueil, lequel dut être réprimé afin de lui faire sentir par l’humiliation de sa faute combien il avait eu tort de présumer de lui-même. Car la Vérité même s’exprime ainsi. « Le cœur s’exalte avant la chute, il s’humilie avant la gloire cu. » On retrouve peut-être l’accent de ce pécheur dans ces paroles du Psalmiste : « Quand j’étais dans la prospérité, je disais : « Je ne serai jamais ébranlé. » Mais, après avoir éprouvé les funestes effets de l’orgueil, qui s’enivre de sa puissance, et ressenti les bienfaits de la protection divine, il s’écrie : « Seigneur, c’était par pure bonté que vous m’aviez affermi dans cet état florissant ; vous avez caché votre face, et j’ai été tout éperdu cv. » Mais quel que soit le personnage dont il est ici question, il n’en fallait pas moins donner une leçon à l’âme qui s’exalte et qui compte trop sur ses propres forces, et lui faire sentir, par les tristes suites du péché, tout le malheur qui attend la créature, quand elle se sépare du Créateur. On découvre mieux que Dieu est le souverain bien, envoyant que loin de lui il n’y a pas de bien : car ceux qui goûtent le poison mortel des voluptés, ne peuvent s’empêcher de craindre la rigueur du châtiment ; quant à ceux qui, tout étourdis par l’orgueil, ne sentent plus combien leur désertion est funeste, ils sont plus malheureux encore que ceux qui ont conscience de leur état : repoussant le remède qui les guérirait de leurs erreurs, ils ne font pins que servir d’exemple aux autres pour leur en inspirer le dégoût. « Chacun est tenté, dit l’Apôtre Jacques, par l’attrait et les amorces de sa propre convoitise. Quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché, et le péché, étant consommé, engendre la mort cw. » Mais, l’enflure de l’orgueil guérie, on renaît à la vie, quand, après l’épreuve, on retrouve, pour revenir à Dieu, la volonté qui avait manqué avant l’épreuve pour lui rester fidèle.

CHAPITRE VI. POURQUOI DIEU A-T-IL PERMIS LA TENTATION ?

8. On s’étonne quelquefois que Dieu ait permis que le premier homme fût – tenté : mais ne voit-on pas qu’aujourd’hui encore le genre humain est.sanscesse en butte aux ruses du démon ? Pourquoi Dieu le permet-il ? N’est-ce pas pour mettre la vertu à l’épreuve ? N’est-ce pas titi triomphe plus glorieux de résister à la tentation, que d’être soustrait à la possibilité même d’être tenté ? Ceux mêmes qui renoncent au Créateur pour courir sur les pas du tentateur, ne font que multiplier les tentations pour les âmes fidèles, en même temps qu’ils leur ôtent par leur exemple l’envie de fuir avec eux, et leur inspirent une crainte salutaire de l’orgueil. De là ce mot de l’Apôtre : « Regardant à toi-même, de peur que toi aussi tu ne sois tenté cx. » Car l’humilité qui nous assujettit au Créateur, et qui nous empêche de présumer assez de nos forces pour croire, que nous pouvons nous passer de son secours, nous est recommandée dans toute la suite de l’Écriture avec une attention frappante. Puis donc que les âmes pieuses et justes se perfectionnent par l’exemple même de l’impiété et de l’injustice, on n’est plus en droit de dire que Dieu n’aurait pas dû créer les hommes dont il prévoyait l’existence criminelle. Pourquoi ne pas les créer, puisqu’ils doivent servir, comme Dieu l’a prévu, à éprouver, à tenir en éveil les cœurs droits, et qu’en outre ils doivent subir le châtiment que mérite leur mauvaise volonté ?

CHAPITRE VII. POURQUOI L’HOMME N’A-T-IL PAS ÉTÉ CRÉÉ AVEC LA VOLONTÉ DE NE PÉCHER JAMAIS ?

9. Eh bien ! ajoute-t-on, Dieu devait créer l’homme en lui donnant la volonté de ne jamais pécher. Soit, j’accorde qu’un être incapable de consentir au péché, est plus parfait ; mais on doit m’accorder en même temps qu’on ne saurait appeler mauvais un être créé avec la faculté de ne jamais pécher, s’il le veut, ni trouver injuste, qu’il soit puni, puisqu’il a péché par choix et non par nécessité. Si donc la raison démontre clairement la supériorité d’un être qui n’éprouve que des désirs légitimes, elle prouve clairement aussi l’excellence relative d’un être qui a le pouvoir de dompter les désirs coupables, et d’être sensible à la joie qui accompagne, non seulement les actes permis, mais encore la victoire sur une passion désordonnée. De ces deux êtres, l’un est bon, l’autre est meilleur : pourquoi Dieu n’aurait-il créé que ce dernier, au lieu de les créer tous deux ? Ceux qui sont disposés à louer la première création, doivent trouver dans les deux un sujet de louanges encore plus riche. Les saints anges représentent la première, les hommes saints, la seconde : Quant à ceux qui ont choisi le parti de l’iniquité, et qui ont corrompu par une volonté coupable les avantages de leur nature, Dieu n’était point obligé à ne pas les créer, par cela seul qu’il prévoyait leur existence. Eux aussi ont leur rôle dans le monde et ils le remplissent dans l’intérêt des saints. Quant à Dieu, s’il peut se passer des vertus de l’homme juste, à plus forte raison n’a-t-il pas besoin, des vices de l’homme corrompu.

CHAPITRE VIII. POURQUOI DIEU A-T-IL CRÉÉ LES MÉCHANTS TOUT EN PRÉVOYANT LEUR MALICE ?

10. Qui oserait dire de sang froid : Dieu aurait mieux fait de ne pas créer ceux à qui la malice d’autrui devait servir d’exemple salutaire, que de créer avec eux les misérables que leur iniquité devait conduire à la damnation ; car il sait tout éternellement ? Ce raisonnement, en effet, revient à dire qu’il vaudrait mieux avoir refusé l’existence à celui qui, mettant à profit les défauts d’autrui, reçoit par la grâce divine la couronne immortelle, que de l’avoir donnée au méchant à qui ses fautes attirent un juste châtiment. Or, quand un raisonnement invincible prouve que deux biens ne sont point égaux entre eux, et que l’un est plus parfait que l’autre, les esprits peu philosophes veulent les identifier, sans s’apercevoir qu’ils en retranchent un ; par conséquent, ils diminuent le nombre des biens, en confondant leurs variétés : l’importance exagérée qu’ils donnent à une espèce leur fait supprimer l’autre, Qui pourrait s’empêcher d’éclater, s’ils en venaient à dire sérieusement : La vue est supérieure à l’ouïe : donc l’homme devrait avoir quatre yeux et point d’oreilles ? Eh bien ! Étant établi qu’il existe une créature intelligente soumise à Dieu, sans avoir à craindre ni orgueil, ni châtiment, tandis que la créature humaine a besoin, pour apprécier les bienfaits de Dieu, « pour ne pas s’enfler d’orgueil et pour demeurer dans la crainte cy » de voir le châtiment ; est-il un homme sensé qui veuille confondre ces deux classes d’êtres, sans s’apercevoir immédiatement qu’il supprime la seconde pour ne conserver que la première ? Un tel raisonnement supposerait un défaut absolu de logique et de bon sens. Dès lors pourquoi Dieu n’aurait-il pas créé les hommes dont il prévoyait la malice « si, voulant montrer sa juste colère et faire éclater sa puissance, il a laissé subsister dans sa grande patience les vases de colère qui étaient préparés à la destruction, afin de montrer toutes les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu’il a préparés pour sa gloire cz? C’est à ce titre que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur da : » il reconnaît en effet que ce n’est pas de lui, mais du Seigneur, que dépendent à la fois et son être et son bonheur.

11. Il serait donc par trop étrange de dire ceux à qui Dieu donne une preuve si éclatante de sa miséricorde, devraient n’exister pas, s’il était nécessaire que naquissent en même temps les victimes destinées à faire briller la justice de sa vengeance.

CHAPITRE IX. RÉFUTATION DE LA MÊME OBJECTION.

À quel titre en effet ces deux classes d’hommes n’existeraient-elles pas, puisqu’elles font éclater la bonté et la justice de Dieu ?

12. Mais, les méchants seraient bons aussi, si Dieu le voulait. Ah ! Le dessein de Dieu est bien plus sage ! Il a voulu que tous devinssent ce qu’ils voudraient ; que les bons ne pussent rester sans récompense, ni les méchants jouir de l’impunité, et que le vice profitât ainsi à la vertu. – Il prévoyait pourtant, que leur volonté les porterait au mal. – Sans aucun doute, et comme sa prescience est infaillible, c’est leur volonté, et non la sienne, qui est mauvaise. – Pourquoi donc les a-t-il créés, tout en sachant d’avance leur malice ? Parce qu’il prévoyait tout ensemble elle mal qu’ils feraient et l’avantage que les justes en retireraient. Car, en les créant, il leur a laissé le pou voir d’accomplir certains actes, et de comprendre qu’il fait servir au bien l’usage même coupable qu’ils font de leur liberté ; car ils ne doivent qu’à eux-mêmes leur volonté perverse, ils doivent à Dieu la bonté de leur être et leur juste châtiment ; ce sont eux qui se font leur place, et qui, du même coup, soutiennent les autres clans leurs épreuves en leur offrant un exemple redoutable.

CHAPITRE X. DIEU POURRAIT TOURNER AU BIEN LA VOLONTÉ DES MÉCHANTS ; POURQUOI NE LE FAIT-IL ?

13. Mais Dieu pourrait, dit-on encore, tourner au bien leurs volontés méchantes, puisqu’il est tout-puissant. – Oui, il le pourrait. – Eh ! Pourquoi ne le fait-il pas ? – C’est qu’il ne l’a pas voulu – Pourquoi ne l’a-t-il pas voulu ? C’est son secret. N’allons pas « viser à une sagesse au-dessus de nos forces db. » Je crois avoir suffisamment démontré tout-à-l’heure que la créature raisonnable, lors même qu’elle trouve dans l’exemple du mal, un motif pour l’éviter, est une expression assez élevée du bien ; or cette espèce de créature n’existerait pas, si Dieu tournait au bien toutes les volontés mauvaises et n’infligeait pas au péché le châtiment qu’il mérite : dès lors les êtres raisonnables se confondraient en une seule classe, la classe de ceux qui n’ont pas besoin de voir les fautes et le châtiment des méchants pour se perfectionner ; en d’autres termes, on diminuerait le nombre des espèces bonnes en elles-mêmes sous prétexte de multiplier une espèce plus parfaite.

CHAPITRE XI. LE CHÂTIMENT DES MÉCHANTS NE CONSTITUE POINT UNE NÉCESSITÉ POUR DIEU : C’EST UN MOYEN POUR LUI D’OPÉRER LE SALUT DES BONS.

14. Alors, va-t-on ajouter, il y a dans les œuvres de Dieu une partie qui ne pourrait atteindre sa perfection sans le malheur de l’autre ? – Comment ! Est-on devenu, grâce à je ne sais quelle manie de raisonner, assez sourd et assez aveugle pour ne plus sentir que la punition de quelques-uns sert à corriger le grand nombre ? Est-il un Juif, un païen, un hérétique quine fasse éclater cette vérité chaque jour, au sein de sa propre famille ? Mais dans l’ardeur de la discussion, on recherche la vérité, sans jeter les yeux sur les œuvres de la Providence qui frapperaient l’esprit, et y feraient pénétrer la loi selon laquelle le supplice des méchants, lorsqu’il ne les corrige pas, a du moins pour effet d’effrayer le reste, de sorte que la juste punition des uns contribue au salut des autres. Dieu est-il donc l’auteur de la perversité ou des crimes de ceux qui, par leur juste punition, lui offrent un moyen de veiller sur les âmes à qui il réserve cette leçon ? Non assurément : tout en sachant d’avance qu’ils seraient mauvais par leurs vices personnels, il les a néanmoins créés, parce que, dans ses conseils, ils devaient être utiles aux hommes qui auraient besoin, pour avancer dans le bien, de l’exemple du mal. S’ils n’existaient pas, ils ne serviraient à rien : or, n’est-ce pas un grand bien que leur existence, puisqu’ils rendent tant de services à cette classe d’hommes, qu’on ne, saurait chercher à supprimer, sans vouloir renoncer à en faire partie ?

15. Les œuvres du Seigneur sont grandes elles sont parfaites dans tous ses desseins dc. Il tonnait d’avance les gens de bien, il les crée ; il tonnait d’avance les méchants, il les crée encore. Il se donne lui-même aux justes pour faire leur bonheur ; en même temps il répand ses bienfaits avec abondance sur les méchants ; il pardonne avec bonté, il punit avec justice ; de même il pardonne avec justice et punit avec bonté. Ni la vertu ni les vices d’un homme, quel qu’il soit, ne lui sont nécessaires : il n’est pas intéressé aux bonnes œuvres des justes, mais il veille sur eux en punissant les méchants. Pourquoi n’aurait-il pas permis que l’homme fût soumis à la tentation, puisqu’elle devait l’éprouver, lui montrer sa faiblesse et amener son châtiment ? La concupiscence qui l’avait enivré du sentiment de ses forces devait produire son fruit et le remplir de confusion ; sa juste punition était destinée à faire craindre les funestes effets de la désobéissance et de l’orgueil à ses descendants, à qui le souvenir de cet évènement devait être transmis, d’après les conseils divins.

CHAPITRE XII. POURQUOI DIEU A-T-IL PERMIS QUE LA TENTATION SE FIT PAR L’ORGANE DU SERPENT ?

16. On se demandera peut-être pourquoi il a été permis au démon de tenter l’homme par l’entremise du serpent. Qu’il y ait là un symbole, l’Écriture ne le révèle-t-elle pas avec son autorité imposante, et avec toutes les preuves de la divinité de ses prophéties qui remplissent l’univers ? Je ne veux pas dire que le démon ait songé à nous offrir un symbole pour notre instruction ; mais puisqu’il ne pouvait entreprendre de tenter l’homme qu’avec la permission de Dieu, pouvait-il employer un autre moyen que celui qui lui était permis ? Par conséquent, quels que soient les enseignements que le serpent figure, il faut y voir un dessein de la Providence, qui domine jusqu’à la passion que le démon a de nuire. Quant au pouvoir de faire le mal, il ne lui est accordé que pour briser et perdre les vases de colère, ou pour humilier et mettre à l’épreuve les vases de miséricorde. Nous savons déjà quelle est l’origine du serpent ; la terre produisit, au commandement de Dieu, les animaux domestiques, les bêtes et les reptiles ; or toute créature, ayant la vie sans la raison, a été subordonnée par une loi de l’ordre divin aux créatures intelligentes, que leur volonté soit bonne ou mauvaise dd. Pourquoi dès lors s’étonner que Dieu ait permis au démon d’agir par l’intermédiaire du serpent ? Le Christ lui-même n’a-t-il pas permis aux démons d’entrer dans le corps des pourceaux de.

CHAPITRE XIII. ERREUR DES MANICHÉENS SUR L’ORIGINE DU DÉMON.

17. Qu’est-ce que le démon ? C’est une question qu’on approfondit d’ordinaire, parce que certains hérétiques, ne pouvant s’expliquer sa volonté perverse, l’isolent des créations du Dieu suprême et véritable, pour le rattacher à un autre principe en opposition avec Dieu lui-même. Ils sont donc incapables de comprendre que tout être, en tant qu’être, est un bien, et par conséquent né peut exister que par la puissance du vrai Dieu, source de toit bien ; ils ne voient pas que la malice de la volonté est un mouvement désordonné qui lui fait préférer les biens secondaires au souverain bien, et qu’ainsi la créature intelligente, ayant pris plaisir à considérer ses forces dans leur degré éminent, s’est enflée d’orgueil et par là même a perdu le bonheur du paradis spirituel et a séché de dépit. Cette condition n’exclut pas la bonté du principe qui la fait vivre et animer soit un corps aérien, comme l’esprit de Satan et des démons, soit un corps de boue, comme l’âme humaine, quelle que soit d’ailleurs sa malice et sa perversité. Ainsi, en refusant d’admettre qu’une créature de Dieu puisse pécher par sa volonté personnelle ; ils en viennent à soutenir que l’essence même de Dieu se corrompt et se pervertit d’abord par une dégradation fatale, ensuite par une volonté livrée au mal sans retour. Mais nous avons réfuté ailleurs ce monstrueux système.

CHAPITRE XIV. CAUSE DE LA CHUTE DES ANGES. DE L’ORGUEIL ET DE L’ENVIE.

18. Ici nous devons nous borner à interroger l’Écriture pour savoir ce qu’il faut penser du démon. Et d’abord, est-ce à l’origine même du inonde qu’il se complut dans l’idée de sa force et se vit exclu de cette société et de cet amour, qui fait le bonheur des anges en possession de Dieu ? Ou bien a-t-il vécu quelque temps avec les bons anges, partageant leur sainteté et leur bonheur ? On a prétendu que la cause de sachute.futla jalousie que lui inspira la vire de l’homme créé à l’image de Dieu. Mais la jalousie est la suite et non le principe de l’orgueil ; on ne devient pas orgueilleux par jalousie, on devient jaloux par orgueil ; pour s’en convaincre, il suffit de voir que l’orgueil est l’amour de sa propre élévation, tandis que l’envie est la haine du bonheur d’autrui. Or, l’amour-propre porte envie à ses égaux, parce qu’ils lui sont égaux ; à ses inférieurs, parce qu’il craint d’en être égalé ; à ses supérieurs, parce qu’il n’est pas leur égal. L’orgueil enfante donc la jalousie au lieu d’en sortir.

CHAPITRE XV. L’ORGUEIL ET L’AMOUR-PROPRE, PRINCIPE DE TOUS LES MAUX. DEUX AMOURS. DEUX CITÉS. L’AUTEUR ANNONCE SON OUVRAGE SUR LA CITÉ DE DIEU.

19. L’Écriture donne avec raison l’orgueil pour le principe de tous les péchés : « Le commencement de tout péché, dit-elle, c’est l’orgueil df. » On peut rapprocher sans inconvénient ce passage de celui-ci de l’Apôtre : « L’avarice est la racine de tous les maux dg » en prenant l’avarice dans son acception générale, je veux dire comme le penchant à étendre ses aspirations au-delà de leurs bornes, par un désir secret de sa grandeur et par un certain amour pour son bien privé. Le mot privé est ici fort significatif, si l’on remonte à son étymologie latine : il indique évidemment que l’on perd plus qu’on n’acquiert : tout ce qui devient privé, décroît (privatio omnis minuit.) Ainsi, en voulant s’élever, l’orguei1 retombe dans la détresse et la misère, parce qu’un fatal amour-propre l’isole de la société commune et le réduit à lui-même. L’avarice, qu’on appelle plus communément l’amour de l’argent, est une variété de l’orgueil. L’Apôtre, prenant l’espèce pour le genre, entendait le mot avarice dans toute sa portée, lorsqu’il disait « qu’elle est la racine de tous les maux. » C’est elle qui a fait tomber Satan, quoiqu’il ait aimé sa propre force et non l’argent. Par conséquent, l’amour-propre isole de la société sainte l’âme orgueilleuse ; il la renferme dans le cercle de sa misère, malgré tout son désir de trouver dans l’iniquité une pâture à ses passions. Delà vient que l’Apôtre après avoir dit ailleurs : « Il s’élèvera des hommes pleins d’amour-propre » ajoute : « et avides d’argent dh; » il descend de cette avarice générale dont l’orgueil est la racine, à cette avarice spéciale qui est un travers propre à l’humanité. En effet, les hommes n’aimeraient pas l’argent s’ils ne croyaient que leur grandeur est proportionnée à leurs richesses. C’est à cette maladie qu’est opposée la charité : « elle ne cherche point ses intérêts propres » en d’autres termes, elle ne s’enivre point de sa grandeur, et conséquemment « ne s’enfle point d’orgueil di. »

20. Ainsi il existe deux amours ; l’un saint, l’autre impur ; l’un de charité, l’autre d’égoïsme ; l’un concourt à l’utilité commune, en vue de la société céleste, l’autre fait plier l’intérêt général sous sa puissance particulière, en vue d’exercer une orgueilleuse tyrannie ; l’un est calme et paisible, l’autre bruyant et séditieux. Le premier préfère la vérité à une fausse louange ; le second aime la louange quelle qu’elle soit : le premier, plein de sympathie, désire à son prochain ce qu’il souhaite pour lui-même ; le second, plein de jalousie, ne veut que se soumettre son prochain : enfin, l’un gouverne le prochain pour le prochain, l’autre, pour soi. Ces deux amours ont d’abord paru chez les anges, l’un chez les bons, l’autre chez les mauvais : de là deux cités fondées parmi les hommes, sous le gouvernement merveilleux et ineffable de la Providence qui ordonne et régit la création universelle, la cité des justes et celle des méchants. Elles se mêlent ici-bas à travers les siècles, jusqu’au dernier jugement qui les séparera sans retour. Alors l’une sera réunie aux bons anges et trouvera dans son Roi l’éternelle vie, l’autre sera réunie aux mauvais anges et précipitée avec son roi dans le feu éternel. Telles sont les deux cités ; nous pourrons les décrire avec quelque développement ailleurs, s’il plaît à Dieu.

CHAPITRE XVI. ÀQUEL MOMENT S’EST ACCOMPLIE LA CHUTE DE SATAN.

21. L’Écriture ne dit pas à quelle époque Satan tomba victime de son orgueil et corrompit par sa mauvaise volonté les magnifiques dons de sa nature. Cependant il est trop clair qu’il a d’abord cédé à son orgueil et qu’ensuite il a conçu sa jalousie pour l’homme : car, aux yeux de quiconque examine ces deux passions, la jalousie ne produit pas l’orgueil, mais elle en vient. Ce n’est pas non plus sans raison qu’on peut croire qu’il tomba victime de son orgueil à l’origine même du temps et qu’il ne vécut jamais avec les saints anges dans la paix et le bonheur. Son renoncement au Créateur suivit de près sa création ; et quand le Seigneur dit « qu’il a été homicide dès « le commencement et qu’il n’est point resté fidèle à la vérité dj » on peut faire remonter jusqu’au commencement et son caractère homicide et soi infidélité. Sans doute il ne fut homicide qu’à l’époque où l’homme put être tué et par conséquent eut été créé : mais il a été homicide dès le commencement, en ce sens qu’il a tué le premier homme ; et s’il ne resta pas dans la vérité, ce fut dès le principe de sa création, parce qu’il y serait resté, s’il l’avait voulu.

CHAPITRE XVII. LE DÉMON A-T-IL ÉTÉ HEUREUX AVANT SON PÉCHÉ.

22. Comment croire en effet qu’il aurait vécu heureux dans la bienheureuse société des Anges, puisqu’il ne connut à l’avance ni sa faute ni son châtiment, ni sa rébellion ni son supplice parle feu éternel ? On pourrait se demander pourquoi il n’en fut pas instruit. En effet, les saints anges n’ont aucun doute sur leur existence et leur bonheur éternels : le doute serait-il compatible avec leur félicité ? Faut-il dire que Dieu n’a pas voulu lui révéler et son crime et sa punition, à l’époque où il était encore un bon ange, tandis qu’il avait découvert aux autres leur éternelle fidélité ? Alors son bonheur, loin d’être égal à celui des autres, aurait été imparfait, puisque la souveraine félicité pour les anges consiste à la posséder avec une certitude qui exclut la plus légère inquiétude. Mais quelle faute avait-il commise pour que Dieu le mît à part et lui cachât son sort ? Loin de nous l’idée que Dieu eût puni Satan avant son péché : il n’a jamais condamné l’innocence. Aurait-il appartenu à un ordre d’Anges moins élevé, auxquels Dieu n’aurait pas révélé ce qu’ils deviendraient ? Je ne vois pas, je l’avoue, ce que peut être une félicité dont on n’est pas assuré. On a dit que Satan n’appartenait pas à la hiérarchie des Anges placés au-dessus du ciel, et qu’il avait été créé parmi ceux qui occupent les régions inférieures, selon le rôle qui leur est assigné. De tels Anges, en effet,.auraient.puéprouver des émotions illégitimes, tout en ayant la liberté d’y résister, s’ils l’avaient voulu : ils auraient ressemblé au premier homme, avant que la peine de sa faute se fût glissée dans tout son corps, peine dont la grâce fait triompher les saints à force de piété, lorsqu’ils restent humblement soumis à Dieu.

CHAPITRE XVIII. DU BONHEUR DE L’HOMME AVANT LE PÉCHÉ.

23. Du reste la condition du premier homme soulève également la question de savoir si le bonheur peut se concilier avec l’incertitude où l’on serait de le voir durable ou susceptible de se changer en misère. Supposez que le premier homme connût d’avance et sa faute et la vengeance divine, comment pouvait-il être heureux ? Il aurait été malheureux dans l’Eden. N’avait-il aucun pressentiment de sa faute ? Celte ignorance devait le faire douter de son bonheur, ce qui lui enlevait tout bonheur véritable, et il se berçait d’une fausse espérance sans avoir de certitude absolue.

24. Si l’on songe toutefois que l’homme avec son corps animal, avait l’espérance de se réunir aux Anges et de voir ce corps animal changé en corps spirituel, s’il vivait soumis à Dieu ; on comprendra que son existence était relativement heureuse, quoiqu’il n’eût aucun pressentiment de sa faute. Il n’y avait sans – doute aucun pressentiment de ce genre chez ceux à qui l’Apôtre adresse ce tangage : « Vous qui êtes spirituels, recevez-le dans l’esprit de douceur, regardant à toi-même, de peur que toi aussi tu ne sois tenté dk. » Cependant nous pouvons dire sans inconséquence ni exagération qu’ils étaient heureux par celà seul qu’ils, étaient spirituels, non par le corps mais par la justice de la foi, goûtant la joie de l’espérance et pratiquant la patience dans les adversités dl. Quel n’était donc pas le bonheur de l’homme dans le Paradis, avant son péché, puisque sans être assuré de son sort, il avait le doux espoir de voir une transformation glorieuse couronner sa vie, sans être obligé de lutter avec patience contre l’adversité ? Sans pousser la présomption jusqu’à se croire follement assuré d’un avenir encore incertain, il pouvait espérer avec foi « et se réjouir avec crainte » comme il est écrit dm, avant d’avoir conquis le séjour, où il serait sûr de vivre à jamais ; cette joie, plus vive dans le Paradis qu’elle ne saurait l’être ici-bas pour les saints, pouvait lui procurer un bonheur réel, quoique inférieur à celui des saints Anges dans la vie éternelle au-dessus des cieux.

CHAPITRE XIX. HYPOTHÈSE SUR LA CONDITION DES ANGES.

25. Que certains Anges auraient pu être naturellement heureux, sans connaître leur faute et leur punition futures, ou du moins leur salut éternel, et sans avoir d’ailleurs l’espérance de voir enfin leur condition s’améliorer pour toujours, c’est une hypothèse qui n’est guère vraisemblable : tout au plus pourrait-on avancer que certains Anges furent créés pour remplir différents emplois dans la création, sous le commandement d’autres Anges plus élevés et plus heureux, et pour recevoir, à proportion de leurs services, une existence plus fortunée et plus haute qui aurait pu leur être révélée, et dont l’espoir, en les charmant, aurait été, pour eux un titre sérieux au bonheur. Si Satan avec ses complices est tombé de ce rang, on peut comparer sa chute à celle des hommes qui abandonnent la justice de la foi, soit parce qu’ils se laissent comme lui entraîner par l’orgueil, soit parce qu’ils s’égarent eux-mêmes ou cèdent aux séductions du tentateur.

26. Assurez, si vous le pouvez, l’existence de ces deux ordres de saints Anges : l’un, au-dessus du ciel, qui ne compta jamais parmi ses membres l’Ange transformé en démon à la suite de sa chute ; l’autre, établi dans le monde et auquel le démon appartenait. Je ne trouve aucun passage dans l’Écriture pour appuyer cette opinion, je l’avoue : mais comme la question de savoir si le démon a eu le pressentiment de sa chute me semblait embarrassante, et que je ne saurais me résoudre à dire qu’il ait pu exister, même un moment, des Anges qui n’avaient pas la certitude de leur bonheur, j’ai avoué qu’on avait quelque raison de croire que le démon tomba à l’origine du temps ou à la suite de la création, et qu’il ne demeura jamais dans la vérité.

CHAPITRE XX. LE DÉMON A-T-IL ÉTÉ CRÉÉ MÉCHANT.

27. De là vient une autre opinion : on a prétendu que le démon ne s’était point tourné au mal par un libre choix de sa volonté, mais qu’il était né méchant, quoiqu’il fût sorti des mains du Créateur véritable et souverain de tous les êtres. À l’appui on cite un passage du livre de Job où il est dit en parlant du diable : « C’est le premier être créé parle Seigneur pour servir de jouet à ses Anges dn. » On trouve dans les Psaumes une pensée tout à fait analogue : « Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet . » La seule différence c’est que le mot premier(initium) n’est pas dans le Psalmiste ; il semblerait donc qu’il a été créé primitivement malin, envieux, séducteur, enfin avec tous les vices qui le distinguent, ad lieu de s’être corrompu librement.

CHAPITRE XXI. RÉFUTATION DE CETTE OPINION.

28. Je sais bien qu’on essaie de concilier cette opinion avec le passage de la Genèse : « Dieu fit toutes ses œuvres excellentes dp » on assure avec quelque apparence de justesse et de logique, que dans la création primitive aussi bien que dans le monde actuel où tant de volontés se sont perverties, la nature en général est excellente ; non que les méchants soient bons, mais c’est que leur malice ne peut ni altérer ni troubler le magnifique concert de la création sous le gouvernement plein de sagesse et.deforce du Dieu qui y règne. Car, ajoute-t-on, les volontés même mauvaises ont un pouvoir renfermé dans des limites si nettement déterminées, leurs actes ont des suites si justes, qu’elles s’ordonnent.harmonieusementdans l’ensemble et lui laissent toute sa beauté. Cependant, comme c’est un principe aussi simple qu’incontestable que Dieu ne pourrait avec justice condamner, sans une faute intérieure, le caractère même qu’il aurait donné à un être, et qu’il n’y a d’autre part rien de plus certain, de plus infaillible que la damnation du diable avec ses Anges, puisque d’après l’Évangile le Seigneur dira aux pécheurs placés à sa gauche : « Allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses Anges dq; » il faut absolument renoncer à l’idée que Dieu doit châtier en lui par le supplice du feu éternel la nature qui est son ouvrage, et non des fautes personnelles.

CHAPITRE XXII. SUITE DU MÊME SUJET : ANALYSE DU TEXTE PRÉCITÉ.

29. Dans le passage de Job : « Il est le premier être créé par Dieu pour servir de jouet àses anges » il ne faut pas voir la nature même de Satan, mais le corps aérien que Dieu lui donna dans un juste rapport avec son caractère, ou le rôle qu’il lui assigna, en l’obligeant à rendre malgré lui service aux justes ; on peut encore dire qu’il prévoyait sa malice et sa chute, mais qu’il eut la bonté de ne pas refuser l’être et la vie à une volonté qui devait tourner au mal, en sachant d’avance tout le bien que sa bonté et sa puissance infinie tireraient de ce fléau. Par conséquent ces paroles n’indiquent pas que Dieu créa Satan avec ses vices, en d’autres termes qu’il le fit originairement mauvais, non ; prévoyant qu’il se tournerait volontairement au mal pour nuire aux justes, il le créa afin de le faire concourir au bien des justes. C’est en ce sens qu’il fut créé « pour servir de jouet aux Anges. » Il devient en effet un objet de risée, quand ses séductions tournent au profit des saints qu’il voulait pervertir, et que la malice, où son choix l’a fixé, devient malgré lui utile aux serviteurs du Dieu qui ne l’a créé que dans ce but. Il fut encore « créé dès le principe pour servir de jouet » parce que les méchants eux-mêmes, ces instruments de Satan, ce corps dont il forme la tête, et qui, comme luis furent créés en vue de concourir au salut des justes, malgré la prescience que. Dieu avait de leur perversité, deviennent comme lui un Objet de risée, quand leur dessein de nuire aux justes rencontre comme un écueil, la défiance où les jettent leurs exemples, la pieuse soumission aux ordres de Dieu, dont ils comprennent mieux la grâce, enfin l’épreuve douloureuse qui leur apprend à supporter les méchants et à aimer leurs ennemis. « Il est le premier être créé pour servir de jouet aux Anges » en ce sens qu’il est le premier représentant du mal en date comme en puissance. Or, Dieu lui fait jouer ce rôle par l’entremise des saints Anges, conformément aux lois que suit sa providence dans le gouvernement du monde : en d’autres termes, il subordonne les mauvais anges aux bons, afin que la malice des méchants ait pour limites sa volonté et non leur énergie : j’entends par méchants, et les anges.etles hommes qui font le mal, jusqu’au moment « où la justice qui vit de la foi dr » qui s’exerce ici-bas dans la patience, « se changera en jugement ds » et donnera aux bons le droit de juger non seulement les douze tribus dt, mais encore les Anges eux-mêmes du.

CHAPITRE XXIII. LE DÉMON N’EST PAS RESTÉ DANS LA VÉRITÉ.

30. Ainsi quand on dit que le démon n’est jamais resté dans la vérité, qu’il n’a jamais vécu heureusement dans la société des Anges, et que sa chute a suivi immédiatement son origine, il ne faut pas entendre par là qu’il est sorti méchant des mains de Dieu, au lieu de s’être dégradé par sa faute ; autrement on ne pourrait plus dire qu’il est tombé au commencement, car il n’est pas tombé s’il a été créé en bas. Mais à peine créé, il renonça aussitôt à la lumière de la vérité, en se ; laissant aller à l’orgueil et en se complaisant dans l’idée de sa propre puissance. Par conséquent, il n’a pu goûter les délices de la vie angélique ; je ne dis pas qu’il les ait dédaignés après y avoir été associé : il n’a : pas voulu s’y associer et c’est à ce titre qu’il les a perdues ou plutôt sacrifiées. Il a donc été incapable de prévoir sa déchéance : car la sagesse est un fruit de la piété. Ennemi de la piété dès l’origine et par suite aveuglé, il est déchu, non du rang qu’il avait reçu, mais du rang qu’il aurait pu recevoir, s’il était demeuré fidèle à Dieu. Mais il ne l’a pas voulu, et il s’est vu ainsi précipité des hauteurs qu’il aurait pu atteindre, sans toutefois échapper à la puissance à laquelle il a refusé de se soumettre : il a été condamné par un châtiment sagement mesuré à ne pouvoir plus ni jouir des clartés de la justice ni éviter ses arrêts.

CHAPITRE XXIV. PASSAGE D’ISAIE QUI S’APPLIQUE AU CORPS DONT LE DÉMON EST LA TÊTE.

31. Le prophète Isaïe a dit du démon : « Comment es-tu tombé des cieux, Lucifer, étoile du matin ? Toi qui foulais les nations, tu t’es brisé contre la terre. Tu disais en ton cœur : Je monterai aux cieux, j’élèverai mon trône au-dessus des étoiles ; je m’assiérai au haut de la montagne, par-delà les hautes montagnes qui sont du côté de l’Aquilon ; je monterai par-dessus les plus hautes nuées et je serai semblable au Très-Haut. Et toutefois te voilà plongé dans les enfers dv. » Il y a dans cette peinture du démon, représenté sous la figure du roi de Babylone, une foule de traits qui conviennent au corps que Satan se forme dans le genre humain, principalement à ceux qui s’attachent à lui par orgueil et renoncent aux commandements de Dieu. En effet dans l’Évangile le démon est appelé un homme : « C’est l’homme ennemi qui a fait cela dw » et réciproquement l’homme est appelé démon : « Ne vous ai-je pas choisis vous douze ? Et néanmoins un de vous est un démon ; dx. » Le corps du Christ, ou l’Église, est souvent aussi appelé le Christ ; par exemple, l’Apôtre dit aux Galates : « Vous êtes la race d’Abraham » : après avoir dit plus haut : « Dieu a fait une promesse à Abraham et à sa postérité, et l’Écriture ne dit pas : à ceux de sa race, comme si elle avait voulu en marquer plusieurs ; mais elle dit en parlant d’un seul : et à Celui qui naîtra de toi, c’est-à-dire au Christ dy. » Et ailleurs : « Comme notre corps qui n’est qu’un est composé de plusieurs membres, et qu’encore qu’il y ait plusieurs membres dans le corps ils ne sont tous néanmoins qu’un seul corps ; il en est de même du Christ dz. » C’est de la même manière que le corps dont le diable forme la tête, en d’autres termes, la multitude des impies et surtout des apostats qui tombent des hauteurs de l’Église et du Christ comme il est tombé du ciel, est appelé le diable et qu’on applique au corps une foule de traits qui conviennent aux membres mieux qu’à la tête. Par conséquent, on peut voir dans Lucifer, se levant le matin et tombant des cieux, la race des apostats qui renoncent au Christ ou à l’Église : en effet, ils se tournent vers les ténèbres, après avoir perdu la lumière qu’ils portaient, de la même manière que ceux qui reviennent à Dieu se tournent à la lumière, en d’autres termes, deviennent lumière, de ténèbres qu’ils étaient.

CHAPITRE XXV. PASSAGE D’ÉZÉCHIEL : QU’IL S’APPLIQUE AU CORPS DE SATAN. L’ÉGLISE EST LE PARADIS.

32. Les expressions suivantes que le Prophète Ézéchiel adresse au roi de Tyr, s’appliquent également au démon : « Toi qui es plein de sagesse et couronné de beauté ; tu as été au sein des délices du paradis de Dieu, couvert de toutes sortes de pierres précieuses ea. » Ces paroles et celles qui les suivent conviennent mieux au corps dont Satan forme la tête qu’au prince du mal. Le Paradis devient alorsl’Église,« le jardin fermé, la source close, la fontaine scellée, le jardin avec ses fruits » comme dit le Cantique des cantiques eb. C’est de là que les hérétiques sont tombés, tantôt en consommant ouvertement leur rupture, tantôt en restant attachés à l’Église de corps et non d’esprit, hypocrites « qui retournent à ce qu’ils ont vomi, qui après avoir reçu le pardon de leurs péchés et avoir quelque temps marché dans le sentier de la justice, se sont laissé vaincre : leur dernier état est devenu pire que le premier ; il eût mieux valu pour eux qu’ils n’eussent point connu la voie « de la justice que de retourner en arrière après l’avoir connue et d’abandonner la loi sainte qui leur avait été donnée ec. » Voilà cette race criminelle que le Seigneur dépeint quand il dit que l’esprit immonde sort d’un homme, et que trouvant a son retour la maison nettoyée et parée, il l’habite avec sept autres démons, si bien que le dernier état de cet homme devient pire que le premier ed. C’est à elle, c’est au corps du démon, que peuvent s’appliquer les paroles d’Ezeiel : « Tu étais dès la création un Chérubin » c’est-à-dire le trône de Dieu, plein de science, « et Dieu t’avait établi sur sa montagne sainte » c’est-à-dire dans son Église ; expression que l’on retrouve dans les Psaumes : « Vous m’avez écouté du haut de votre montagne sainte ee » – « tu marchais au milieu des pierreries étincelantes comme le feu » c’est-à-dire, au milieu des justes que l’Esprit embrase et qui sont des pierres précieuses toutes vivantes ; « tu étais parfait dans tes voies depuis le jour où tu fus créé jusqu’au jour ou la perversité a été trouvée en toi ef. » On pourrait analyser ce passage avec plus de soin et montrer peut-être que ce sens est non seulement exact mais le seul exact.

CHAPITRE XXVI. DE LA CRÉATION ET DE LA CHUTE DU DÉMON EN GÉNÉRAL.

33. Abrégeons ; une question aussi vaste exigerait un développement considérable et il suffira d’en résumer les points principaux ; le démon s’est vu immédiatement après sa création déchoir, par l’effet de son orgueil infini, du bonheur qu’il aurait pu goûter s’il rayait voulu ; ou bien il y aurait des Anges d’un ordre inférieur, chargé des fonctions subalternes dans l’univers, parmi lesquels il aurait vécu sans avoir la certitude de son éternelle félicité, et des rangs desquels son orgueil insensé l’aurait fait tomber avec les anges dont il était le chef, et comme l’archange, opinion qui ne saurait être avancée sans paraître étrange ; d’autre part, si l’on veut que le démon ait partagé quelque temps avec les siens le bonheur.dessaints anges, il faut chercher par quel secret les saints anges n’auraient acquis la certitude d’être éternellement heureux qu’après la chute du démon, ou par quelle exception, antérieurement à sa faute, le démon avec ses compagnons n’aurait point été instruit de sa chute, tandis que les saints Anges l’auraient été de leur fidélité immuable. Quoi qu’il en soit, il doit être pour nous hors de doute que : les anges prévaricateurs ont été précipités dans la lourde atmosphère qui environne ce globe, comme dans une prison, pour y être tenus en réserve jusqu’au jour du jugement, selon la parole expresse de l’Apôtre eg ; que le bonheur surnaturel des saints anges est accompagné d’une certitude absolue de vivre éternellement ; et qu’enfin nous serons également certains de ce bonheur éternel, en vertu de la bonté, de la grâce et des promesses infaillibles de Dieu, lorsque nous aurons été réunis à la société céleste après la résurrection et la transformation de nos corps. C’est dans cette espérance que nous vivons ; c’est au bienfait de cette promesse que nous devons notre joie. Quant aux motifs qui ont conduit Dieu à créer le diable, quoiqu’il prévît sa malice ; et qui l’empêchent malgré sa toute-puissance, de tourner au bien sa volonté rebelle, nous les avons exposés, en discutant la même question à propos des hommes corrompus : qu’on cherche à les comprendre, à y croire, ou du moins à en découvrir de plus élevés, s’il en existe.

CHAPITRE XXVII. DE LA TENTATION PAR L’ORGANE DU SERPENT ET DE LA FEMME.

34. Celui qui a tout créé et qui étend sur tout son empire, par l’entremise des saints Anges qui se font un ; jouet du diable, dont la malice même tourne au bien de l’Église, a donc permis qu’il employât le serpent pour tenter la femme, la femme pour tenter l’homme, sans lui laisser d’autres moyens. Cependant le démon a parlé par l’organe du serpent ; il a communiqué à cet animal les mouvements que sa puissance pouvait en tirer naturellement pour exprimer les paroles et les gestes propres à faire entendre ses conseils à la femme : mais quant à celle-ci, comme si elle était un être intelligent qui pouvait produire des paroles en vertu de ses facultés, il n’a point parlé par sa bouche ; il a fait agir la persuasion dans son cœur, tout en développant par une impulsion secrète au dedans l’effet qu’il avait produit au-dehors, par l’entremise du serpent. S’il n’avait fait jouer que les ressorts secrets du cœur, comme il le fit pour résoudre Judas à trahir le Christ eh, il aurait pu atteindre ses fins avec une âme égarée par un vain et orgueilleux amour de sa force, mais, comme je l’ai déjà remarqué, le diable a le désir de tenter sans pouvoir disposer des moyens ni régler les suites de cet acte. Il a tenté quand et comme on le lui a permis. Mais il ne savait ni ne voulait rendre ainsi service à une certaine classe d’hommes. C’est en cela qu’il sert de jouet aux Anges.

CHAPITRE XXVIII. LE SERPENT A-T-IL COMPRIS LE SENS DES PAROLES QU’IL PRONONÇAIT ?

35. Ainsi donc le serpent n’entendait rien aux paroles qui sortaient de lui et s’adressaient à la femme. Il ne faudrait pas croire en effet qu’il fut alors transformé en un être intelligent. Les hommes mêmes, qui sont naturellement raisonnables, ne savent pas ce qu’ils disent quand ils sont possédés du démon ; à plus forte raison le serpent était-il incapable de comprendre les paroles dont le diable formait les sons en lui et par son organe, lui qui serait incapable de comprendre les paroles d’un homme, s’il venait à l’écouter sans être possédé. On se figure que les serpents écoutent et comprennent les formules magiques des Marses, qui réussissent par leur enchantement à les faire sortir de leurs retraites ; mais tous ces mouvements ont le diable pour cause et font reconnaître tout ensemble le rôle naturel que la Providence a assigné aux êtres et celui que peut leur faire jouer, avec sa permission très sage, une volonté malicieuse. C’est ainsi que le serpent est devenu le plus sensible de tous les animaux aux opérations de la magie. Ce fait est une preuve considérable que l’espèce humaine a été primitivement séduite par un entretien avec le serpent. Les démons s’applaudissent d’être assez puissants pour faire mouvoir les serpents dans les incantations ; c est un moyen pour eux de tromper. Mais, si Dieu leur donne ce pouvoir, c’est pour rappeler la tentation primitive par le commerce même qu’ils continuent d’entretenir avec cette espèce d’animaux. Si même la tentation primitive fut permise, ce fut pour offrir à l’homme, àqui cet événement devait être raconté pour son instruction, une image de toutes les séductions du diable sous la figure du serpent : ce point s’éclaircira quand nous arriverons à la malédiction que Dieu fit tomber sur cette bête.

CHAPITRE XXIX. DE LA PRUDENCE DU SERPENT.

36. Si le serpent a été appelé le plus prudent, c’est-à-dire, le plus rusé de tous les animaux, il doit cette épithète à. la ruse même du démon qui s’en était fait un instrument pour triompher on appelle, au même titre, fine et rusée la langue dont se sert un esprit fin et rusé pour séduire. Ces qualités, en effet, n’appartiennent point à l’organe qu’on nomme langue, mais à l’intelligence qui la fait mouvoir. C’est par la même figure qu’on qualifie de menteuse la plume d’un écrivain ; le mensonge suppose un être animé et raisonnable, mais, comme la plume est l’instrument du mensonge, on la qualifie de menteuse. On pourrait de la même façon appeler menteur le serpent, devenu entre les mains du diable, comme la plume entre les mains d’un écrivain sans foi, un instrument de mensonge.

37. J’ai cru devoir taire ces observations, afin d’empêcher les esprits de croire que les animaux sans raison puissent jamais acquérir le don de la raison humaine, ou réciproquement qu’un être raisonnable puisse tout-à-coup se métamorphoser en bête ; et de les soustraire ainsi à l’opinion aussi criminelle que ridicule selon laquelle les âmes des bêtes passent dans le corps des hommes ou les âmes des hommes dans le corps des bêtes. Le serpent parla à l’homme, comme fit l’âne sur lequel était monté Balaam ei ; avec cette différence que l’un fut l’organe du diable et l’autre d’un Ange. Les œuvres des bons et des mauvais Anges se ressemblent quelquefois, comme celles de Moise et des magiciens de Pharaon ej, Mais là encore les bons Anges ont une puissance supérieure, ou plutôt les mauvais Anges ne peuvent produire ces effets, qu’autant que Dieu le leur permet par l’intermédiaire des bons Anges, afin que chacun reçoive un salaire proportionné à ses intentions ou à la grâce de Dieu, toujours juste, toujours bon, « dans l’abîme des trésors de sa sagesse ek. »

CHAPITRE XXX. ENTRETIEN DU SERPENT AVEC LA FEMME.

38. Le serpent dit à la femme : « Eh quoi ! Pourquoi Dieu vous a-t-il dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres qui sont dans le Paradis ? La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit de tout arbre qui est dans le Paradis ; quant à l’arbre qui est au milieu, Dieu nous a dit : Vous n’y toucherez pas et vous n’en mangerez pas, ou vous mourrez. » Ainsi le serpent s’adresse le premier à la femme, qui lui fit cette réponse ; de sorte que sa faute fut sans excuse et qu’on ne put dire qu’elle avait oublié le commandement divin. L’oubli d’un commandement unique et si important serait déjà une négligence condamnable ; cependant le délit est d’autant plus flagrant, qu’Eve se rappelle l’ordre de Dieu et le méprise en quelque sorte sous ses yeux. Le Psalmiste après avoir dit : « Ils gardent le souvenir de ses commandements » a donc bien raison d’ajouter : « afin de les observer. » Souvent en effet on ne se souvient du commandement que pour le braver, et le péché est d’autant plus grave qu’on n’a pas l’oubli pour excuse.

39. Le serpent dit donc à la femme : « Vous ne mourrez point. Dieu savait en effet que le jour où vous mangerez de cet arbre, vos yeux seront ouverts et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » La femme aurait-elle pu se laisser persuader par ces paroles que Dieu leur avait défendu une chose bonne et utile, si elle n’avait déjà conçu de sa propre force un amour secret et comme une haute idée, que la tentation devait dévoiler et rabattre D’ailleurs, non contente d’écouter le serpent, elle jette les yeux sur l’arbre, « elle voit que le fruit était bon à manger et agréable à la vue. » S’imaginant qu’il n’était pas capable de lui donner la mort et que sans doute Dieu n’avait attaché qu’un sens allégorique à cette menace : « Vous mourrez de mort, si vous en mangez » elle prit le fruit, en mangea et en donna à son mari, en ajoutant sans doute quelque parole engageante, que laisserait supposer le silence de l’Écriture, à moins que l’homme, en voyant que sa femme n’en était pas morte, n’eût plus besoin d’encouragement.

CHAPITRE XXXI. COMMENT ET SUR QUOI LEURS YEUX S’OUVRIRENT-ILS ?

40. « Ils en mangèrent donc et leurs yeux s’ouvrirent » mais sur quoi ? Ce fut hélas ! Pour éprouver les feux de la concupiscence et subir la peine du péché qui, avec la mort, s’était insinuée dans leur chair. Celle-ci ne fut plus seulement ce corps animal, qui pouvait se transformer, s’ils avaient persévéré dans l’obéissance, en un corps plus parfait et tout spirituel sans passer par la mort ; elle devint une chair de mort et une loi lutta désormais dans les membres « contre la loi de l’esprit el. » Car, ils n’avaient pas été créés les yeux fermés ; ils n’avaient pas erré à tâtons dans l’Eden, exposés Moucher sans le savoir l’arbre défendu et à en cueillir les fruits malgré eux. D’ailleurs, comment les animaux auraient-ils été amenés à Adam pour qu’il vît comment il les nommerait, s’il n’avait pas vu en effet ? Comment la femme aurait-elle été présentée à l’homme et lui aurait-elle fait dire : « Voilà l’os de mes os et la chair de ma chair  » s’il avait été aveugle ? Enfin, comment Eve elle-même eût-elle vu que le fruit défendu « était beau à voir et agréable à manger » si leurs yeux avaient été réellement fermés ?

41. Il ne faudrait pas toutefois, en prenant un seul mot dans le sens métaphorique, changer ce passage en une allégorie. C’est à nous d’examiner en quel sens le serpent a dit : « Vos yeux s’ouvriront. » Sans doute le serpent à tenu ce langage, l’écrivain sacré le raconte ; mais nous pouvons examiner quel en est le sens. Ces expressions : « Leurs yeux furent ouverts et ils s’aperçurent qu’ils étaient nus » sont le récit d’un fait historique ; rien ne nous autorise à y voir une allégorie. L’Évangéliste apparemment n’introduisait pas dans son récit les paroles métaphoriques de quelque personnage, mais rappelait en son nom ce qui s’était passé lorsqu’il disait des deux disciples d’Emmaüs, dont l’un s’appelait Cléophas, que leurs yeux s’ouvrirent, quand le Seigneur rompit le pain, et qu’ils le reconnurent ; ces disciples en effet n’avaient pas marché les yeux fermés, mais leur, vue était d’abord impuissante à reconnaître le Sauveur en. Dans ces deux récits il n’y a aucune allégorie, quoique l’Écriture dise au figuré que leurs yeux s’ouvrirent. Ils n’étaient pas fermés en effet, mais ils s’ouvrirent en ce sens qu’ils se fixèrent sur des objets qui jusque-là n’avaient point attiré leur attention. Quand donc Adam et Eve eurent été entraînés à enfreindre le précepte par une curiosité criminelle, avide de reconnaître les conséquences mystérieuses qu’ils auraient à subir s’ils touchaient au fruit défendu, et, qu’ayant vu ce fruit tout semblable à ceux dont ils avaient mangé sans éprouver aucun mal, ils eurent plus de pente à croire que Dieu excuserait aisément leur faute, qu’à résister à la tentation de découvrir les propriétés de ce fruit, ainsi que le motif qui avait décidé Dieu à le leur défendre ; lorsqu’ils eurent transgressé le commandement et qu’ils furent dépouillés intérieurement de la grâce qu’ils avaient offensée parleur orgueil et les fumées de leur amour-propre ; alors ils jetèrent les yeux sur leur corps et éprouvèrent, par un mouvement jusque-là inconnu, les désordres de la concupiscence. Par conséquent, leurs yeux s’ouvrirent sur un point qui jusque-là avait échappé à leurs regards, quoiqu’ils fussent antérieurement ouverts sur d’autres objets.

CHAPITRE XXXII. DU PRINCIPE DE LA MORTALITÉ ET DE LA CONCUPISCENCE.

42. La mort entra ainsi dans leurs organes le jour.mêmeoù la défense de Dieu fut violée. Leur corps n’eut plus cet état merveilleux où le maintenait la vertu mystérieuse de l’arbre de vie, qui l’aurait mis à l’abri des maladies comme des atteintes de la vieillesse : car bien qu’il fût encore animal et qu’il ne dût se transformer que plus tard, l’effet de l’arbre de vie représentait déjà l’effet tout spirituel de la sagesse qui fait participer les Anges à l’éternité en dehors de toute déchéance. Ainsi détérioré, leur corps contracta les principes de maladie et de mort qui sont propres également aux animaux, et comme eux il ressentit l’appétit des sexes destiné à combler les vides de la mort. Toutefois, la noblesse de l’âme raisonnable, éclatant jusque dans sa punition, la fit rougir du mouvement brutal qui se passait dans les membres ; la honte naquit en elle, de la sensation étrange qu’elle n’avait point encore éprouvée, et surtout de l’idée que le péché était la cause de ce penchant grossier. Ce fut l’exacte application de la parole du prophète : « Seigneur, vous avez dans votre volonté, donné l’éclat à ma puissance ; vous avez ensuite détourné votre face et j’ai été tout troublé eo. » Dans cette confusion ils eurent recours à des feuilles de figuier, se firent des ceintures, et, pour avoir renoncé à un état glorieux, cachèrent leur honteuse nudité. Ces feuilles n’avaient sans doute à leurs yeux aucun rapport avec les organes révoltés qu’il s’agissait de voiler ; ils n’y eurent recours que sous l’impulsion secrète de la honte qui les troublait, afin de révéler ainsi à leur insu leur véritable châtiment.

CHAPITRE XXXIII. DE LA VOIX DE DIEU, QUAND IL SE PROMENAIT DANS LE JARDIN.

43. « Et ils entendirent la voix du Seigneur qui se promenait dans le jardin, sur le soir. » C’était bien l’heure en effet où il convenait de les visiter, eux qui s’étaient éloignés de la lumière de la vérité. Il est possible que Dieu leur parlait auparavant en s’adressant à leur intelligence avec, ou sans langage, comme il parle encore maintenant aux Anges, en éclairant leur esprit de sa lumière immuable et en leur faisant comprendre d’un seul coup même ce qui se développe dans la suite des temps. Dieu, dis-je, pouvait les entretenir de la même manière, sans toutefois leur communiquer la sagesse aussi pleinement qu’aux Anges. Quelque distance qu’il mit entre eux et l’homme, selon la portée de son intelligence, il ne laissait pas de les visiter et de leur parler ; et peut-être employait-il des moyens physiques, comme les images qui ravissent l’esprit en extase ; des apparitions qui frappent les yeux ou les oreilles, comme celles où Dieu se montre sous.lecouvert d’un Ange ou fait retentir sa parole dans une nuée. Quant au son qu’ils entendirent, au, moment où Dieu se promenait vers le soir, il fut formé par l’organe d’une créature : ce serait une erreur de croire que l’essence invisible et immense de la Trinité se soit montrée à eux d’une manière sensible, dans un certain lieu et à un certain moment.

44. « Et Adam et sa femme se cachèrent de la face du Seigneur au milieu des arbres du Paradis. » Quand Dieu détourne sa face de l’âme et qu’elle se trouble, elle fait naturellement des actes qui tiennent de la folie, sous l’influence de la honte et de la peur : il ne faut donc pas s’étonner que, ressentant encore cette confusion, ils aient faitàleur insu des actes propres à instruire la postérité, qui devait un jour les apprendre dans un récit composé pour elle.

CHAPITRE 34 DE L’INTERROGATOIRE QUE DIEU FIT SUBIR A ADAM

45. « Le Seigneur Dieu appela Adam et lui dit : Où es-tu ? » Le reproche et non l’ignorance éclate dans cette question. Remarquons que le commandement ayant été fait à l’homme pour qu’il le transmît à la femme, c’est l’homme qui est interrogé le premier. Le commandement se communique du Seigneur à la femme par l’entremise de l’homme ; le péché passe du diable à l’homme par l’intermédiaire de la femme. Tous ces faits sont pleins d’enseignements ; ce ne sont pas les personnages qui nous les donnent, c’est la sagesse toute-puissante de Dieu qui les fait sortir de leurs actes. Mais nous n’avons point ici à découvrir le sens tâché des évènements ; bornons-nous à en montrer la vérité.

46. « Adam répondit : J’ai entendu votre voix « dans le Paradis, et j’ai eu peur, parce que j’étais nu et je me suis caché. » Il est fort vraisemblable que Dieu se montrait habituellement à ces premiers humains sous le couvert d’une créature ayant la forme humaine et disposée à cette fin ; et comme il tenait sans cesse leur esprit tourné vers les choses surnaturelles, il n’avait jamais permis qu’ils aperçussent leur nudité, avant l’instant où le péché leur fit sentir par une juste punition un mouvement honteux dans leurs membres. Ils éprouvèrent donc l’impression d’un homme en face d’un autre homme, et cette impression, châtiment de leur faute, les portait à essayer de se cacher devant celui à qui rien ne peut être caché, et de dérober leur corps à la vue de Celui qui lit dans les cœurs. Mais faut-il s’étonner qu’ayant voulu dans leur orgueil devenir comme des dieux, ils se soient évanouis dans leurs propres pensées et aient vu leur cœur insensé se couvrir de ténèbres ? Dans leur prospérité ils se.sontdonné le nom de sages, et le Seigneur ayant détourné sa face, ils sont devenus des hommes stupides ep. Mais le sujet de leur honte, le motif qui leur avait fait prendre des ceintures, devint plus affreux encore, quand il fallut paraître en cet accoutrement devant Celui qui s’abaissait familièrement pour venir les visiter et empruntait pour ainsi dire les yeux d’une créature humaine. Et s’il leur apparaissait sous la même forme qu’il se montra à Abraham, au pied du chêne de Mambré eq, afin de leur parler comme un homme à un homme, ils durent après leur péché trouver un nouveau sujet de honte dans cette tendresse voisine de l’amitié qui, avant le péché, leur inspirait tant de confiance. Aussi n’osaient-ils plus montrer à ces yeux divins une nudité que leur propre vue était in capable de supporter.

CHAPITRE XXXV. EXCUSES D’ADAM ET D’ÈVE.

47. Le Seigneur qui voulait interroger les coupables, comme l’exige la justice, et leur infliger un châtiment plus sévère que la honte qu’ils éprouvaient, dit à Adam : « Et comment sais-tu que tu étais nu, sinon pour avoir mangé du seul arbre dont je t’avais défendu de manger ? » Cette faute en effet, leur avait communiqué un principe de mort, selon l’arrêt du Seigneur, qui, accomplissant sa menace, leur avait fait sentir le trouble de la concupiscence au moment où leurs yeux s’ouvrirent, et la confusion qui en était la suite. « Et Adam dit : La femme que vous avez mise avec moi, m’a présenté de ce fruit et j’en ai mangé. » Quel orgueil ! Dit-il : J’ai péché ? Non. Il éprouve la confusion dans toute sa laideur, il n’a pas assez d’humilité pour avouer sa faute. Ces paroles nous ont été transmises, parce que ces.demandesont été faites en vue de nous être rapportées fidèlement et de nous servir de leçons, car si elles étaient fausses, elles ne pourraient être instructives : elles étaient donc destinées à nous montrer jusqu’où va l’orgueil chez l’homme qui, aujourd’hui encore, rend Dieu responsable de ses crimes en s’attribuant à lui-même toutes ses vertus. « La femme que vous avez mise avec moi » c’est-à-dire que vous m’avez donnée pour compagne, m’a présenté de ce fruit et j’en ai mangé ; il semblerait à l’entendre, qu’elle lui avait été donnée pour lui désobéir et le rendre avec elle infidèle à Dieu.

48. « Et le Seigneur dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite et j’ai mangé du fruit. » Eve non plus ne reconnaît pas sa faute et la rejette sur un autre : c’est le même orgueil dans les deux sexes. Voilà pourtant les ancêtres de celui qui, éprouvé par une foule de disgrâces, s’est écrié, sans imiter leur orgueil, et s’écriera jusqu’à la fin des siècles : « J’ai dit : Seigneur ayez pitié de moi ; guérissez mon âme, car j’ai péché contre vous er. » Qu’il eût mieux valu pour eux tenir ce langage ! Mais Dieu n’avait point encore brisé la tête des pécheurs es. Il fallait attendre les afflictions, les horreurs de la mort, les angoisses des générations, la grâce qu’au moment opportun Dieu enverrait aux hommes, après leur avoir appris dans les souffrances à ne point présumer de leurs forces. « Le serpent m’a séduite. » Fallait-il donc préférer au commandement de Dieu le conseil de qui que ce fût ?

CHAPITRE XXXVI. MALÉDICTION DU SERPENT.

49. « Et le Seigneur Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tous les animaux et entre toutes les bêtes qui sont sur la terre. Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie. Je mettrai de l’inimitié entre toi et la femme, entre sa postérité et la tienne. Elle t’épiera à la tête et tu chercheras à la mordre au talon. » Cet arrêt doit être entendu au figuré ; il a été prononcé, mais c’est là tout ce qu’oblige à croire la sincérité de l’historien et la vérité infaillible de son récit. Les mots : « Le Seigneur Dieu dit au serpent » appartiennent au narrateur, il faut les prendre à la lettre, en d’autres termes, l’arrêt a été prononcé réellement contre le serpent. Quant aux paroles mêmes de Dieu, le lecteur a toute liberté d’examiner s’il faut les entendre à la lettre ou au figuré, d’après le principe que nous avons posé au début de ce livre
Ci-dessus, n. 2
. Ainsi donc le serpent n’a été soumis à aucun interrogatoire, c’est peut-être qu’il n’avait point agi librement d’après ses instincts ; il n’avait été que l’instrument aveugle du démon qui était déjà destiné au feu éternel, à la suite du péché que lui avait fait commettre l’impiété et l’orgueil. Mais tout ce qui s’adresse au serpent et par conséquent à celui qui s’en est fait un instrument, ne peut être pris qu’au figuré : c’est le portrait même du tentateur, tel qu’il devait se montrer un jour au genre humain, dont l’origine remonte du reste à l’époque même où cet arrêt fut prononcé contre le démon sous la figure du serpent. Quel sens faut-il attacher à ces paroles prophétiques ? c’est une question que j’ai tâché de résoudre dans les deux livres sur la Genèse, publiés contre les Manichéens, et si je trouve ailleurs occasion de l’approfondir, Dieu me prêtera son secours pour la développer encore ; mais en ce moment je dois poursuivre mon plan sans m’en laisser distraire.

CHAPITRE XXXVII. DU CHÂTIMENT INFLIGÉ A LA FEMME.

50. « Puis il dit à la femme : Je multiplierai tes douleurs et tes gémissements : tu enfanteras dans la douleur ; tu seras tournée vers ton mari et il dominera sur toi. » Il était également plus aisé d’entendre au sens figuré et prophétique cet arrêt que Dieu prononce sur la femme. Mais observons que la femme n’avait point encore été mère, et que les douleurs de l’enfantement étaient attachées à ce corps où le péché avait introduit la mort, à ce corps, animal sans doute, mais destiné à ne jamais périr si l’homme n’avait péché, et à se transformer glorieusement après une vertueuse existence, comme je l’ai dit souvent ; on peut donc entendre ce châtiment à la lettre. Toutefois il reste encore à examiner comment on peut expliquer littéralement ces mots : « Tu seras tournée vers ton mari et il dominera sur toi. » En effet, il est naturel de croire que la femme, même avant le péché, était faite pour être soumise à l’homme et pour rester tournée vers lui en vertu de sa subordination. Mais on peut fort bien admettre qu’il s’agit ici de cette sujétion qui tient à la condition plutôt qu’à l’attachement, de telle sorte que l’esclavage qui plus tard mit un homme au service d’un autre, serait un châtiment du péché. L’Apôtre dit sans doute : « Assujettissez-vous les uns aux autres par la charité eu » mais il n’aurait jamais dit : « Dominez les uns sur les autres. » Les époux peuvent donc s’assujettir l’un à l’autre par la charité ; mais l’Apôtre ne permet pas à la femme de dominer ev. C’est un droit que l’arrêt du Seigneur a consacré pour l’homme ; la femme a été condamnée par sa faute plutôt que par la nature à trouver dans son mari un maître : toutefois elle doit rester soumise, sous peine de se dégrader encore et d’augmenter sa faute.

CHAPITRE XXXVIII. CHÂTIMENT INFLIGÉ A L’HOMME DU NOM QU’IL DONNA A LA FEMME.

51. « Puis il dit à Adam : Puisque tu as obéi à la parole de ta femme et que tu as mangé de l’arbre auquel je t’avais défendu de toucher ; la terre sera maudite à cause de toi ; tu en mangeras dans la douleur tous les jours de ta vie. Elle te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l’herbe des champs. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre dont tu as été pris : car tu es poussière et tu retourneras en poussière. » Voilà bien les peines de l’homme ici-bas, qui l’ignore ? Elles n’auraient jamais existé, si nous jouissions encore de la félicité qui régnait dans l’Eden, on n’en saurait douter ; dès lors n’hésitons pas à prendre ces expressions à la lettre. Toutefois elles renferment un sens prophétique qu’il faut garder comme un principe d’espérance, parce qu’il est le but où tendent les paroles du Seigneur. D’ailleurs ce n’est pas en vain qu’Adam, guidé par une inspiration sublime, a donné à sa femme le nom de vie, en ajoutant « qu’elle serait la mère de tous les vivants. » Car ces derniers mots ne sont point un récit, une assertion de l’historien : ce sont les paroles même dont l’homme s’est servi pour expliquer à quel titre il avait donné ce nom à son épouse.

CHAPITRE XXXIX. DES ROBES DE PEAUX : CONDAMNATION DE L’ORGUEIL

52. « Et le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa femme des robes de peaux et les en revêtit. » C’est là un fait réel, quoiqu’il soit en même temps allégorique ; de même que les paroles précédentes, tout en cachant une prophétie, avaient été réellement prononcées. Je l’ai dit, je ne me lasse pas de le redire : le devoir d’un historien consiste à raconter les faits, tels qu’ils ont eu lieu, à citer les paroles, telles qu’elles ont été prononcées. Si l’on examine à la fois dans un fait son authenticité et sa signification, on doit voir dans les paroles et les mots et leur sens. Qu’on entende à la lettre ou au figuré des paroles que le récit reproduit comme vraies, il n’importe c’est un fait et non une figure, qu’elles ont été prononcées.

53. « Et Dieu dit : Voilà Adam devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. » Dieu a prononcé ces paroles, quel que soit le moyen qu’il ait employé ; dès lors il faut voir dans le pluriel une allusion à la Trinité, analogue à celle qu’on trouve dans ce passage : « Faisons l’homme ew » ou dans cet autre : « Nous viendrons vers lui et nous habiterons en lui » comme le dit le Seigneur de lui-même et de son Père ex. Ainsi la promesse du serpent est retombée sur la tète de l’orgueilleux ; voilà ou aboutissent ses aspirations.« Vous serez comme des dieux, disait le serpent. Voilà Adam devenu comme l’un de nous » répond Dieu. Ces paroles divines sont moins une insulte, qu’un avertissement terrible destiné à réprimer l’orgueil de tous les hommes, dans l’intérêt desquels ce récit a été composé. Peut-on voir-en effet dans ces mots : « Le voilà devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal » un autre but que celui d’inspirer une terreur salutaire, puisque, loin de devenir ce qu’il avait rêvé, Adam n’a pas même gardé sa grandeur originelle ?

CHAPITRE XL. ADAM ET EVE CHASSÉS DU PARADIS. – EXCOMMUNICATION.

54. « Et maintenant, dit Dieu, prenons garde qu’il n’étende la main, qu’il ne touche à l’arbre de vie, qu’il n’en mange et ne vive éternellement. Et Dieu le chassa de l’Eden pour qu’il allât travailler la terre dont il avait été tiré. » Dans ce passage, on reproduit d’abord les paroles de Dieu ; l’expulsion d’Adam en est la conséquence rigoureuse. Mort à là vie des anges qui aurait été sa récompense, s’il avait été fidèle au commandement de Dieu, que dis-je ? à la vie heureuse que lui assurait dans le paradis la vigueur de son organisation, il dut être séparé de l’arbre de vie, soit que cet objet visible lui aurait conservé, par une vertu invisible, son heureuse organisation, soit qu’il fût le signe visible de l’invisible sagesse. Il en fut séparé par le fait de sa condamnation à mort, ou même par une espèce d’excommunication, analogue à celle dont l’Église, le Paradis de la terre, frappe les coupables selon la règle de sa discipline et les sépare des sacrements visibles de l’autel.

55. « Et il chassa Adam : et il le plaça à l’opposé du jardin des délices. » Cet évènement est réel, bien qu’il nous apprenne en même temps que le pécheur est à l’opposé de la vie spirituelle, dont le paradis était le symbole, et qu’il vit dans la misère. « Puis il plaça un Chérubin et un glaive flamboyant qui s’agitait, pour garder le chemin qui conduisait à l’arbre de vie. » Que, les puissances célestes aient exécuté cet ordre dans le paradis terrestre et qu’une flamme vigilante ait été entretenue par le ministère des anges, on n’en saurait douter : le fait né doit pas être contesté ; mais il représente en même temps ce qui se passe dans le Paradis spirituel.

CHAPITRE XLI. HYPOTHÈSES SUR LA NATURE DU PÉCHÉ D’ADAM.

56. Je n’ignore pas que, d’après certaines personnes, le premier couple humain n’a pas su contenir l’instinct qui le portait à connaître le bien et le mal, en d’autres termes, qu’il a voulu devancer le moment où il lui aurait été donné d’acquérir plus utilement cette idée, et que le tentateur a eu pour but de leur faire offenser Dieu en leur donnant cette science anticipée, afin qu’ils fussent condamnés à être dépossédés du trésor dont ils auraient pu jouir sans danger, s’ils avaient su ne s’en approcher qu’au moment fixé par Dieu. En prenant l’arbre de la science au sens figuré, au lieu d’y voir exclusivement un arbre réel avec ses fruits, on pourrait donner à cette hypothèse un tour conforme à la saine doctrine.

57. D’autres ont cru que nos premiers parents s’étaient approprié le droit de mariage, sans attendre que leur union eût été permise par le Créateur : l’arbre de la science serait le symbole de cette union qui leur aurait été interdite jusqu’au moment favorable pour la consommer. Ainsi nous voilà réduits à croire qu’ils ont été créés à un âge qui précédait la pleine puberté ou que leur union ne fut pas légitime au premier moment qu’elle put s’accomplir, et que, ne pouvant être légitime, elle dut ne point s’accomplir : il aurait fallu attendre sans doute que le mariage se fit dans les formes avec la cérémonie des vœux, l’appareil du festin, le contrat. Tout cela est ridicule, et a en outre l’inconvénient d’être en désaccord avec les faits dont nous cherchons a établir et dont nous avons établi la valeur historique, selon les forces qu’il a plu Dieu de nous prêter.

CHAPITRE XLII. ADAM A-T-IL AJOUTÉ FOI AUX PAROLES DU SERPENT ? DU MOTIF QUI L’A FAIT PÉCHER.

58. Une question plus importante est de savoir comment Adam, si son intelligence était déjà spirituelle, quoique le corps fût animal, a pu se laisser prendre aux paroles du serpent et croire que Dieu leur avait défendu de toucher à l’arbre de vie, parce qu’il savait que la connaissance du bien et du mal les rendrait semblables à lui ; comme si t’eût été là l’unique avantage que Dieu eût envié à sa créature ? Il serait étrange qu’avec une intelligence ornée des dons de la spiritualité, l’homme eût été dupe d’une pareille illusion. N’est-ce point parce qu’il y résista qu’il fut harcelé par sa femme, laquelle était moins intelligente et vivait peut-être à cette époque de la vie des sens sans connaître celle de l’esprit ? L’Apôtre en effet ne lui donne pas le privilège de ressembler directement à Dieu : « L’homme, dit-il, ne doit pas se couvrir la tête, étant l’image et la gloire du Seigneur ; mais la femme est la gloire de l’homme ey. » Ce n’est pas que l’esprit de la femme ne puisse également réfléchir la même image, puisque le même Apôtre dit que sous le règne de la grâce « il n’y a plus ni hommes ni femmes ez » il est plutôt probable que la femme n’avait point encore acquis les dons que vaut à l’esprit la connaissance de Dieu et qui lui auraient été peu à peu communiqués par son mari, chargé de l’instruire et de la gouverner. L’Apôtre n’a pas dit en vain : « Adama été créé le premier, Eve ensuite. De plus Adam n’a pas été séduit, mais c’est Eve qui ayant été séduite a été la cause de la prévarication du genre humain fa : » ajoutons, en rendant l’homme lui-même prévaricateur. Adam en effet a été prévaricateur, comme le dit encore l’Apôtre quand il parle « de la prévarication du premier Adam, type de l’Adam futur fb. » Mais il dit formellement qu’Adam n’a point été séduit. Remarquons en effet qu’en répondant à Dieu, il ne dit pas : la femme m’a séduit, mais bien : « la femme que vous avez mise avec moi m’a donné du fruit et j’en ai mangé. » La femme dit au contraire expressément : « Le serpent m’a séduite. »

59. Voyez Salomon : est-il possible qu’un roi de si haute sagesse ait cru que l’idolâtrie eût le moindre fondement ? Non, mais il ne peut résister à sa passion pour les femmes qui l’entraînaient à ce péché, et il fit le mal que lui reprochait sa conscience, pour ne pas déplaire aux yeux pleins d’un poison mortel, qui le transportaient d’un amour aveugle et insensé fc. Il en fut de même d’Adam : quand la femme eut mangé du fruit défendu et qu’elle lui en eut présenté, afin qu’ils en mangeassent ensemble, il ne voulut pas l’attrister, à la pensée sans doute qu’elle serait inconsolable, s’il lui retirait son affection, et qu’une rupture aussi cruelle la ferait mourir. Il ne céda pas à la concupiscence de la chair, puisqu’il n’avait point encore éprouvé les effets de la loi qui révolte la chair contre l’esprit ; il céda à cette sympathie qui nous fait souvent offenser Dieu pour conserver un ami ; et en cela il fut coupable, comme l’indique assez la juste exécution de l’arrêt divin.

60. Adam a donc été trompé, mais d’une manière bien différente : il est impossible, à mes yeux, qu’il soit tombé comme la femme, dans le piège que lui tendait le serpent. L’Apôtre voit une séduction, au sens rigoureux du mot, dans l’illusion qui fit prendre à la femme les mensonges du serpent pour des vérités ; en d’autres termes, dans la faiblesse qu’elle eut de croire que Dieu leur avait défendu de toucher à l’arbre de la science, uniquement parce qu’il savait qu’en y touchant ils seraient semblables à des dieux, comme si le Créateur des hommes eût envié à l’homme le privilège de devenir son égal. Que l’homme ait éprouvé un mouvement d’orgueil, qui ne put échapper au Dieu qui lit dans les cœurs, et qu’il ait, comme nous l’avons dit plus haut ; cédé au désir de faire l’épreuve, en voyant que sa femme avait mangé du fruit défendu sans mourir, soit ; mais je ne saurais croire qu’il ait pu s’imaginer, si son intelligence était vraiment spirituelle, que Dieu leur eût interdit l’arbre de la Science par un sentiment de jalousie. Pour terminer, ils ont été engagés au péché par des motifs capables d’agir sur eux, et le récit de leur faute a été fait pour être lu avec profit par tout le monde, encore que bien peu le comprennent comme il faudrait.

LIVRE XII. LE PARADIS ET LE TROISIÈME CIEL.

CHAPITRE PREMIER. DU PASSAGE DE SAINT PAUL RELATIF AU PARADIS.

1. Dans le commentaire qui s’étend depuis les premiers mots de la Genèse jusqu’au moment où l’homme fut chassé du Paradis, j’ai traité en onze livres toutes les questions que j’ai pu, clans la mesure de mes forces ; j’ai affirmé et soutenu les vérités incontestables, j’ai analysé et discuté les hypothèses : mon but a été moins d’imposer mon opinion sur les points obscurs que d’invoquer les lumières d’autrui dans mes doutes, et de prévenir toute assertion présomptueuse chez le lecteur, quand je n’ai pu donner à ma pensée un fondement solide. Dégagé des préoccupations où me jetait. l’interprétation littérale du texte sacré, ce douzième livre sera un traité plus libre et plus développé de la question qui a pour objet le Paradis : de la sorte je n’aurai pas l’air d’avoir évité le passage où l’Apôtre semble parler du Paradis sous le nom de troisième ciel, le voici : « Je connais un chrétien qui, il y a quatorze ans (était-ce dans son corps, ou hors de son corps, je le ne sais pas, Dieu le sait) fut ravi jusqu’au troisième ciel. Je sais encore que ce même homme (était-ce dans son corps, ou hors de son corps, je ne le sais pas, Dieu le sait) fut ravi jusque dans le Paradis, et y entendit des choses qu’il n’est pas donné à l’homme d’exprimer fd. »

2. Il faut d’abord chercher ce que l’Apôtre entend par troisième ciel ; puis, se demander s’il a confondu ce séjour avec le Paradis, ou s’il veut dire qu’il est passé du troisième ciel dans le Paradis, en quelque lien qu’il soit, de.tellesorte que, loin de confondre le ciel avec le Paradis, il révèle qu’il a été ravi au troisième ciel et de là au Paradis. Or, ce dernier point me semble si obscur que, pour résoudre la question, il faudrait à mes yeux trouver dans d’autres passages de l’Écriture, plutôt que dans les paroles de l’Apôtre, ou demander à une raison péremptoire la preuve décisive que le Paradis est ou n’est pas dans le troisième ciel, car on ne découvre pas clairement si le troisième ciel est situé dans le monde physique, ou s’il doit être compris parmi les choses purement spirituelles. On avancera peut-être qu’un homme ne pouvait être ravi avec son corps que dans une région matérielle, soit : mais comme l’Apôtre déclare qu’il ne sait pas s’il y fut ravi avec ou sans son corps, comment oser assurer ce que l’Apôtre ne sait pas lui-même, selon ses propres paroles ? Cependant, comme il est impassible que l’esprit sans le corps soit ravi dans une région matérielle, ou que le corps soit transporté dans un séjour spirituel, le doute même de l’Apôtre, sur un évènement qui lui est tout personnel, comme personne ne le conteste, force en quelque sorte à conclure qu’on ne saurait savoir nettement si ce séjour était matériel ou purement spirituel.

CHAPITRE II. L’APÔTRE A PU IGNORER S’IL AVAIT VU LE PARADIS INDÉPENDAMMENT DE SON CORPS.

3. En effet, lorsque l’image d’un corps nous apparaît soit en songe, soit en extase, on ne la distingue pas du corps lui-même : il faut pour cela revenir à soi-même et reconnaître qu’on s’est trouvé en présence d’images que l’esprit ne recevait pas par le canal des sens. Qui ne s’aperçoit à son réveil que les objets vus en songe étaient purement imaginaires, quoiqu’il fût impossible de distinguer pendant le sommeil entre l’apparition et la réalité ? Il m’est arrivé et, à ce titre, d’autres ont éprouvé ou éprouveront la même chose, que dans ces rêves j’avais conscience de rêver : tout endormi que j’étais, je voyais foil distinctement que les images qui d’ordinaire font illusion à notre esprit, étaient, non des réalités, mais des fantômes. Voici mon erreur : je voulais persuader à l’ami dont les songes me reproduisaient le portrait exact, que nos perceptions n’avaient rien de vrai et n’étaient que des visions de songes ; et pourtant il n’y avait aucune différence entre elles et l’image qu’elles m’offraient de sa personne. J’ajoutais que notre entretien même était une illusion et que juste en ce moment il croyait voir en songe une autre chose, sans savoir si je ne voyais pas ce que je voyais actuellement. Tout en m’efforçant de lui prouver que ce n’était pas lui, j’étais amené à reconnaître en quelque sorte que c’était lui, car je n’aurais pu avoir avec lui cette conversation, si j’avais eu pleine conscience qu’il n’était rien. Ainsi dans ce phénomène de l’âme éveillée malgré le sommeil, il fallait bien qu’elle fût guidée par les représentations des corps, comme si elle avait été en présence de réalités.

4. Il m’a été donné d’entendre un homme de la campagne, à peine capable de s’exprimer, qui, dans une extase, avait le sentiment d’être éveillé et d’apercevoir un objet sans que ses yeux en fussent frappés. « Mon âme le voyait et non mes yeux » disait-il, autant que je puis me rappeler ses propres paroles. Il ne pouvait dire cependant si c’était un corps ou l’image d’un corps, cette distinction était trop subtile pour lui ; mais sa foi était si, naïve qu’en l’écoutant je croyais voir moi-même l’objet qu’il me racontait avoir vu.

5. Si donc Paul avait vu le Paradis dans une vision analogue à celles où Pierre vit une nappe qui descendait du ciel fe, où Jean aperçut tout ce qu’il a exposé dans son Apocalypse ff, où le prophète Ezeiel vit la plaine jonchée d’ossements qui reprenaient la vie fg ; où Dieu apparut au prophète Isaïe, assis sur son trône et ayant en, sa présence les Séraphins avec l’autel où fut pris un charbon ardent par purifier les lèvres du prophète fh; il est bien évident qu’il a pu ignorer s’il avait été ravi sans son corps ou hors de son corps.

CHAPITRE III. L’APÔTRE ATTESTE QU’IL A VU LE TROISIÈME CIEL SANS SAVOIR COMMENT.

6. Supposons qu’il ait été ravi sans son corps dans un séjour où il n’y avait aucun corps : on pourrait encore se demander si ce domaine était plein d’images matérielles, ou s’il ne renfermait que des natures indépendantes de la matière, comme Dieu, comme l’âme humaine, comme la raison, les vertus, la prudence, la justice, la chasteté, la charité, la piété, bref les êtres et les idées que nous concevons et que la raison seule nous permet de classer, de distinguer et de définir ; nous atteignons en effet ces idées sans distinguer ni dessin ni couleur, sans percevoir ni son, ni odeur, ni saveur, enfin sans être avertis par le tact qu’il y ait là une surface froide ou chaude, dure ou tendre, rude ou polie ; nous sommes guidés par une autre lumière, un autre éclat, une autre vue plus infaillible que les sensations et bien plus haute.

7. Revenons donc aux paroles même de l’Apôtre, examinons-les avec attention, en partant de ce principe incontestable que l’Apôtre avait une science du monde des esprits et des corps infiniment supérieure à celle que nous cherchons à nous former en tâtonnant. Or, s’il savait que les choses spirituelles ne peuvent être aperçues par les sens et que le corps seul peut voir les choses du corps, pourquoi ne concluait-il pas de la nature même des choses qu’il avait vues, la manière dont il les vit ? S’il était sûr qu’elles étaient spirituelles, pourquoi n’en concluait-il pas avec certitude qu’il les avait vues en.dehorsde son corps ? Si elles étaient matérielles, pourquoi ignorait-il qu’il ne pouvait les avoir vues qu’avec le corps ? D’où vient donc ce doute, sinon de l’incertitude même où il est d’avoir vu soit des corps soit des images matérielles ? Ainsi cherchons d’abord dans l’ensemble de ses paroles le point sur lequel il n’a pas le moindre doute ; nous verrons ensuite ce qui cause son incertitude, et nous comprendrons peut-être le secret de son doute, en saisissant le point qui ne lui en inspire aucun.

8. « Je connais un homme, dit-il, qui, il y a quatorze ans (était-ce dans cou corps ou hors de son corps ? Je l’ignore, Dieu le sait,) fut ravi jusqu’au troisième ciel. » Il sait donc qu’il y a quatorze ans un homme fut ravi jusqu’au troisième ciel, par la vertu du Christ ; sur ce point, aucun doute dans son esprit et par conséquent dans le nôtre. Fut-ce avec son corps ou en dehors de son corps ? voilà ce qu’il ne sait pas ; et comment oser dire avec certitude d’où vient son doute ? Faut-il donc conclure que nous devons à notre tour douter.dutroisième ciel où il assure que ce chrétien.futravi ? S’il.a vu une réalité, l’existence du troisième ciel est par là même démontrée. Si cette vision ne s’est composée que d’images matérielles, il ne s’agit plus du troisième ciel : c’est une apparition successive où le chrétien dont il parle, croit gravir le premier ciel, monter, au second, de là.apercevoirle troisième, où il croit s’élever encore et pouvoir dire qu’il a été ravi jusqu’au troisième ciel. Mais l’Apôtre ne doute pas et ne nous laisse point douter de l’existence de ce troisième ciel où il a été ravi : « Je sais » dit-il tout d’abord, et pour ne pas croire à cette vérité, il faut cesser de croire à l’autorité même de l’Apôtre.

CHAPITRE IV. DU L’EXISTENCE DU TROISIÈME CIEL OU L’APÔTRE FUT RAVI. – OBJECTION.

9. Il sait donc qu’un homme a été ravi jusqu’au troisième ciel : ainsi ce ciel existe réellement. Il n’y a point là de signe matériel, analogue à celui qui fut montré a Moïse ; Moïse lui-même sentait si bien la distance qui séparait l’essence divine de la forme visible que Dieu empruntait pour apparaître aux regards d’un homme, qu’il disait au Seigneur : « Montrez-vous vous-même à moi fi. » Ce n’est pas non plus un emblème sous la forme d’un être réel semblable à ceux que Jean voyait en esprit, quand il en demandait la signification et qu’on lui répondait : « C’est une cité » ou bien « Ce sont les peuples » ou tout autre chose, lorsqu’il voyait par exemple la bête, la grande prostituée, les eaux et autres allégories du même genre fj. « Je sais, dit l’Apôtre, qu’un homme fut ravi au troisième ciel. »

10. S’il avait eu dessein d’appeler ciel l’image immatérielle d’un corps, il aurait vu au même titre une image dans le corps avec lequel il fut ravi et transporté dans ce séjour idéal ; il prendrait donc un fantôme pour son propre corps, un ciel imaginaire pour le ciel même ; mais alors il n’aurait plus aucune raison pour distinguer entre ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, je veux dire, entre la certitude d’avoir été ravi au troisième ciel, et le doute s’il y fut transporté avec ou sans son corps : il exposerait simplement sa vision et donnerait aux images qu’il avait contemplées le nom des êtres réels dont elles étaient la représentation. Nous-mêmes, quand nous racontons un rêve ou ce que nous avons vu en songe, nous disons : j’ai vu une montagne, j’ai vu un fleuve, j’ai vu trois hommes, et ainsi du reste ; nous désignons l’image par le mot même qui sert à nommer l’être qu’elle représente. Il n’en est pas de même de l’Apôtre : il est certain sur un point, il est dans l’ignorance sur un autre.

11. A-t-il vu en imagination et le ciel et son corps ? Alors il y a également certitude ou ignorance sur ces deux points. Or, s’il a vu le ciel en-lui-même, et par conséquent s’il a sur ce point certitude absolue, comment aurait-il vu seulement son corps sous une forme idéale ?

12. Voyait-il un ciel matériel ? Pourquoi ignorer qu’il le voyait avec les yeux du corps ? Ne savait-il pas s’il le voyait en esprit ou avec les yeux du corps, et aurait-il dit par suite de cette incertitude : « Je ne sais si ce fut avec ou sans son corps ? » Comment ne pas douter alors si le ciel qu’il avait vu était une réalité ou une simple image ? Était-ce au contraire une nature spirituelle, sans aucune image pour la peindre à l’esprit, telle qu’apparaît la justice, la sagesse, et autres conceptions de ce genre ? Il est encore évident qu’un pareil ciel n’a pu tomber sous les sens ; par conséquent, s’il savait qu’il avait contemplé un semblable idéal, il devait être pour lui hors de doute que ce n’était pas à l’aide des sens. « Je sais, dit-il, qu’un homme fut ravi il y a quatorze ans. » Je sais cela, on ne peut en douter sans cesser de croire en moi ; « Mais si ce fut avec ou sans son corps, c’est ce que je ne sais pas. »

CHAPITRE V. RÉFUTATION DE L’OBJECTION.

13. Eh bien ! Que sais-tu donc pour le distinguer de ce que tu ignores ? réponds, afin de ne pas induire les fidèles en erreur. « Je sais qu’un homme fut ravi au troisième ciel. » Ce ciel était matériel ou spirituel. S’il était matériel, il est apparu aux yeux du corps ; pourquoi donc connaître ce ciel et ne pas savoir du même coup s’il a été vu des yeux du corps ? S’il était spirituel, est-il apparu sous une forme réelle ? Alors il est aussi impossible de décider si c’était une réalité qu’il l’est de déterminer s’il a été visible aux yeux. Est-il au contraire apparu à l’esprit, comme ferait l’idée de justice, sans le concours d’aucune image sensible, et par conséquent des organes ? Alors il doit y avoir absolument certitude ou incertitude : autrement d’où vient la certitude sur l’objet lui-même, et l’incertitude sur le mode de perception ? Il est trop clair en effet que ce qui est immatériel ne peut-être perçu par les sens. S’il est possible de voir les corps en dehors du corps même, cette vue est indépendante des sens et suppose un mode de perception tout différent, quelqu’il soit. Mais il serait par trop étrange que l’Apôtre eût été trompé ou laissé dans le doute par ce mode de perception, qu’ayant vu un ciel matériel sans le concours des sens, il eût été incapable de savoir s’il y avait été ravi avec ou sans son corps.

14. Or, l’Apôtre ne peut-être soupçonné de mensonge, lui qui distingue si scrupuleusement ce qu’il sait de ce qu’il, ne sait pas ; peut-être donc ne reste-t-il plus qu’une conclusion à admettre : c’est qu’il ignorait, au moment ou il fut ravi au troisième ciel, s’il était dans son corps au même titre que l’âme continue d’y résider, quand le corps est vivant soit à l’état de veille, soit dans le sommeil, soit dans un transport extatique qui suspend les opérations des sens ; ou bien s’il était hors de son corps devenu un cadavre jusqu’au moment où la vision étant terminée, la vie rentra dans les organes. Il serait alors revenu à lui-même, non comme un homme qui sort du sommeil ou qui reprend ses sens à la suite d’une extase, mais comme un mort qui ressuscite. Par conséquent, ce qu’il a vu dans son ravissement au troisième ciel, ce qu’il est sûr d’avoir vu, est une réalité et non un produit de l’imagination ; mais il n’était pas évident à ses yeux que son âme, dans ce transport surnaturel eût quitté le corps, ou que son intelligence eût été ravie au ciel pour y voir et y entendre des choses ineffables, tandis que l’âme aurait continué d’animer le corps. Voilà peut-être la raison qui lui fait dire : « Si ce fut avec ou sans son corps, je ne sais. »

CHAPITRE VI. TROIS MANIÈRES DE VOIR LES CHOSES.

15. Percevoir indépendamment de l’imagination et des sens les objets en eux-mêmes, c’est la vision la plus haute. Je vais expliquer, dans la mesure des forces que Dieu me prêtera, la vision et en distinguer les espèces. Ce commandement « Tu aimeras le prochain comme toi-même » peut nous offrir la vision sous un triple aspect. D’abord on le voit par les yeux, en lisant les lettres qui le composent ; ensuite par l’esprit, qui se représente le prochain même en son absence ; enfin par une intuition de la raison, qui découvre l’amour lui-même. Rien de plus facile à comprendre que le premier genre de vision celui qui nous fait découvrir le ciel, la terre et tous les objets qui y frappent nos regards. Il n’est pas, difficile non plus d’expliquer le second : c’est celui qui nous permet de concevoir les objets en leur absence. Ainsi nous avons la faculté de nous représenter même au milieu des ténèbres, le ciel, la terre et tout ce qui peut y tomber sous les yeux ; sans rien voir des yeux du corps, nous apercevons les images des corps, soit réelles, quand elles représentent les corps eux-mêmes et que la mémoire les reproduit ; soit idéales, quand elles sont une conception de l’esprit. On ne se fait pas de Carthage, si on la tonnait, la même image que d’Alexandrie, si on ne la connaît pas. Le troisième genre de vision a pour objet les idées, comme celle d’amour, auxquelles ne correspond aucune image qui les représente exactement. En effet, un homme, un arbre, le soleil, bref un corps sur la terre ou dans le ciel, apparaissent sous leur forme, quand ils sont présents, et se conçoivent sous des images imprimées dans l’esprit, quand ils sont absents delà par rapport à eux, deux genres de vision s’opérant l’une au moyen des sens, l’autre au moyen de l’esprit qui conçoit l’image des objets. Quant à l’amour, apparaît-il à l’esprit tantôt dans sa nature ; réelle, tantôt sous une image qui le reproduit, selon qu’on le conçoit ou qu’on se le rappelle ? Non assurément, on le voit avec plus ou moins de clarté, selon la portée de soit esprit ; on ne le voit plus, quand on songe à quelque forme sensible.

CHAPITRE VII. DE LA VISION SENSIBLE, SPIRITUELLE, RATIONNELLE. LA PREMIÈRE SUPPOSE UN OBJET RÉEL OU UNE MÉTAPHORE : LA SECONDE S’EXERCE DE PLUSIEURS MANIÈRES.

16. Tels sont les trois genres de vision dont nous avons parlé dans les livres précédents, quand le sujet, a exigé, sans toutefois les classer : comme nous allons maintenant les expliquer avec quelque, étendue il est bon de les désigner par des termes précis, afin d’éviter l’embarras des circonlocutions. Appelons donc la première sensible, parce qu’elle à besoin pour s’exercer des opérations des sens. Nommons la seconde spirituelle; en effet on appelle avec raison esprit tout être qui existe sans être corporel : or l’image d’un corps en son absence, quoiqu’elle en reproduise la forme, n’est point corporelle, non plus que la perception qu’on en a. Appelons la troisième rationnelle, du mot raison.

17. Il serait trop long d’approfondir la signification de ces termes : notre sujet l’exige peu ou point. Il suffira de savoir que le mot sensible ou corporel suppose tantôt une réalité, tantôt une simple métaphore. Ainsi dans ce passage : « En lui réside corporellement toute la plénitude de la divinité. » La divinité n’est pas un corps sans doute ; mais comme l’Apôtre voit dans le récit de l’ancien Testament des ombres de l’avenir, cette comparaison l’amène à dire que la plénitude de la divinité réside corporellement dans le Christ, parce que tout ce qu’annonçaient ces figures s’étant accompli en lui, il est pour ainsi dire la réalité et le corps de ces ombres fk ; en d’autres termes il est la vérité même dont ces rites étaient la figure et l’emblème. De même donc que les figures elles-mêmes ne peuvent s’appeler ombres que par métaphore, de même on ne peut dire sans métaphore que la divinité réside corporellement en lui,corporaliter.

18. Le mot spirituel a plus d’application. L’Apôtre appelle spirituel le corps tel qu’il sera lors de la résurrection des saints. « On sème un corps animal et il ressuscitera corps spi« rituel fl. » Cela vient de ce qu’un pareil corps sera soumis à l’esprit avec une facilité merveilleuse et à l’abri de toute corruption : sans avoir besoin d’aliments matériels, il sera vivifié par l’esprit. Je ne veux pas dire que le corps n’aura alors rien de matériel ; aujourd’hui on l’appelle bien animal, quoiqu’il ne soit pas de la substance de l’âme. Esprit,spiritus, signifie également l’air, le vent, c’est-à-dire le mouvement de l’air, comme dans le passage : « feu, grêle, neige, glace, esprit de la tempête fm. » Ce terme désigne encore l’âme chez l’homme ou chez la bête, comme dans ce passage : « Qui est-ce qui connaît si l’esprit des hommes monte en haut, et si l’esprit de la bête descend en bas dans la terre fn ? » On appelle encore ainsi la raison, l’intellect, qui est comme l’œil de l’âme où se reflètent l’image et la connaissance de Dieu. C’est en ce sens que l’Apôtre a dit : « Renouvelez-vous dans l’intérieur de votre âme, et revêtez-vous de l’homme nouveau qui a été créé à l’image de Dieu et dans une justice et une sainteté véritables fo. » Il dit ailleurs, en parlant de l’homme intérieur, « qu’il se renouvelle par la connaissance de la vérité, selon l’image de celui qui l’a créé fp. » Après avoir dit dans son Épître aux Romains fq : « Je me soumets par la raison à la loi de Dieu, mais par la faiblesse de la chair, je suis soumis à la loi du péché » il revient ailleurs sur la même pensée : « La chair, dit-il, s’élève contre l’esprit et l’esprit contre la chair fr. » La raison et l’esprit sont donc synonymes dans ces passages. Enfin Dieu est appelé lui-même Esprit, puisque le Seigneur dit dans l’Évangile : « Dieu est Esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité fs. »

CHAPITRE VIII. POURQUOI L’AUTEUR APPELLE-T-IL SPIRITUELLE LA SECONDE VISION ?

19. Voilà bien des acceptions : cependant nous n’avons emprunté à aucune d’elles le sens que nous attachons ici au mot spirituel, nous le tirons d’un passage de l’épître aux Corinthiens où l’esprit est nettement distingué de la raison. « Quand je prie avec la langue, c’est mon esprit qui prie, ma raison n’en retire aucun fruit. » La langue désigne ici les pensées obscures et mystérieuses qui sont incapables d’édifier, quand on ne les saisit pas avec la raison, puisqu’elles n’offrent alors aucun sens. Aussi avait-il déjà dit : « Celui qui parle avec la langue, ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; personne ne le comprend, mais par l’esprit il dit des choses mystérieuses. » Par conséquent, la langue ne sert ici qu’à désigner les pensées qui sont comme une image et un portrait des choses et qui demeurent inintelligibles à moins d’être connues par la raison. Tant qu’elles restent inintelligibles, elles résident dans l’esprit et non dans la raison : aussi dit-il plus clairement encore : « Si tu pries en esprit, comment l’ignorant pourra-t-il répondre :Amen à ta bénédiction, puisqu’il ne comprend pas ce que tu dis ? » Ainsi, il s’est servi du mot langue, cet instrument qui en frappant l’air produit les signes des idées sans exprimer les idées elles-mêmes, pour désigner métaphoriquement toute émission de signes avant qu’ils n’aient été saisis par l’intelligence : la conception des signes, qui relève de la raison, a-t-elle eu lieu alors il y a révélation, intuition, prophétie, science. C’est en ce sens qu’il dit : « Moi-même, mes frères, si venant parmi vous, je vous parlais des langues inconnues, de quelle utilité vous serais-je, si je ne joignais à mes paroles ou la « révélation ou la science, ou la prophétie ou la doctrine ft ? » En d’autres termes il faudrait avoir recours aux explications, faire comprendre le sens de ce qu’on dit en langues inconnues, afin que la puissance de la raison s’unisse à celle de l’esprit.

CHAPITRE IX. QUE LE NOM DE PROPHÉTIE SE RATTACHE A LA RAISON.

20. Il ne saurait donc y avoir de prophétie complète, si la raison ne survenait pour interpréter les signes que l’esprit aperçoit sous une forme sensible : à ce titre ; le don de prophétie consiste plutôt à interpréter une vision qu’à l’avoir. C’est ce qui fait voir que la prophétie se rattache plutôt à la raison qu’à cette faculté inférieure à la raison, où se peignent les ressemblances des réalités corporelles et que nous nommons esprit, spiritus, en prenant ce mot dans un sens particulier. Aussi Joseph comprenant ce que signifiaient les sept vaches et les sept épis, était plutôt prophète que Pharaon qui les avait vus fu : chez Pharaon,l’esprit avait été modifié pour voir ; chez Joseph, la raison avait été éclairée pour comprendre. L’un avait le don de la langue, l’autre le don de prophétie, en ce sens que l’un pouvait s’imaginer les objets et l’autre interpréter les images. On est donc prophète à un degré inférieur, quand on ne voit que les signes des idées sous des images matérielles représentées dans l’esprit ; à un degré supérieur, quand on a la puissance d’interpréter les signes ; le don de prophétie au degré éminent consisté à voir par l’esprit les symboles des idées et à les comprendre par la pénétration de la raison ; c’est ainsi que la supériorité de Daniel éclata dans l’épreuve à laquelle il fut soumis Il sut tout ensemble révéler au roi le songe qu’il avait eu et lui en expliquer le sens fv. En effet les images qui composaient ce songe furent gravées dans son esprit, les lumières pour en comprendre la signification éclairèrent sa raison. On reconnaît ici la distinction établie par l’Apôtre.« Je prierai avec esprit, je prierai aussi avec la raison » c’est-à-dire, de telle façon que l’esprit conçoive les images et que la raison en pénètre le sens : voilà pourquoi j’appelle spirituelle la vision qui consiste à nous représenter les choses comme le fait l’imagination en l’absence des objets.

CHAPITRE X. DE LA VISION RATIONNELLE.

21. La vision intellectuelle, qui dépend de la raison, est la plus élevée. Le mot raison m’admet pas une foule d’acceptions comme le terme d’esprit. Les mots intellectuel et intelligible offrent le même sens. On a toutefois voulu établir entre eux une distinction assez profonde aux yeux de quelques philosophes : l’objet perçu par la raison seul serait intelligible, la faculté de le percevoir serait intellectuelle. Mais existe-t-il un être qui ne soit qu’intelligible sans avoir le don de l’intelligence ? C’est là un problème très difficile. Mais à mes yeux on ne saurait croire ni avancer qu’il existe un être capable devoir par la raison, sans qu’il ne soit aussi du domaine de la raison. D’après cette distinction la raison serait intelligible, en tant qu’elle pourrait être vue ; elle serait intellectuelle, en tant qu’elle pourrait aussi voir. Mais laissons de côté le problème fort difficile de savoir s’il existe un être qui ne soit accessible qu’à la raison sans avoir la raison lui-même, et convenons de regarder les mots intelligible et intellectuel comme synonymes.

CHAPITRE XI. LA VISION SENSIBLE SE RATTACHE A LA VISION SPIRITUELLE ET CELLE- 101 A LA VISION RATIONNELLE.

22. Analysons ces trois modes de vision, afin d’aller successivement du plus humble au plus élevé. Déjà nous avons offert un exemple qui les renferme tous. Quand on lit ces mots : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même fw » on voit les lettres par le ministère des sens, on se représente le prochain par une opération de l’esprit, enfin on conçoit l’amour par un effort de la raison. Cependant on pourrait se représenter les lettres sans les avoir sous les yeux, comme on pourrait voir le prochain lui-même en face de soi : quant à l’amour, on ne peut ni voir son essence avec les yeux du corps, ni le concevoir sous une image qui le reproduise ; il n’est connu ni saisi que par la raison. La vision sensible ne saurait être la principale : les perceptions dont elle est le canal se transmettent à l’esprit comme à une faculté supérieure. Un objet frappe-t-il les yeux ? Aussitôt son image se peint dans l’esprit : mais on ne peut reconnaître cette impression, qu’à l’instant où, l’objet disparu, on retrouve son image dans l’esprit. Si l’âme n’est pas raisonnable, ainsi celle de la bête, les yeux ne communiquent rien au-delà de cette image. Si l’âme est raisonnable, l’image se transmet jusqu’à l’intellect, faculté supérieure à l’esprit ; et quand la perception des yeux, transmise à l’esprit sous forme d’image, cache une idée, la raison comprend cette idée immédiatement ou cherche à la découvrir. C’est qu’en effet la raison seule a pour fonction de comprendre ou de chercher à comprendre.

23. Le roi Balthasar vit les doigts d’une main qui écrivaient sur la muraille ; immédiatement l’image de cet objet s’imprima dans son esprit par le ministère des sens, et elle y resta gravée, après que l’objet eut disparu. Il était alors visible pour l’esprit ; mais au moment où il apparaissait aux yeux sous sa forme matérielle, il n’était et n’avait point encore été compris comme un symbole ; ce ne fut qu’en troisième lieu qu’il apparut comme un symbole, et cela, par une opération de la raison. C’est la raison encore qui faisait rechercher quelle était sa signification. On n’y put réussir, et c’est alors que la raison de Daniel éclairée des lumières prophétiques révéla au roi éperdu l’idée cachée sous ce signe fx. Ici le don de prophétie, se rattachant à ce mode de vision qui relève de la raison, était supérieur à celui qui ne consistait qu’à voir des yeux du corps le symbole matériel d’une idée et à reconnaître par la réflexion son image transmise à l’esprit, puisque dans ce dernier cas le rôle de la raison se bornait à découvrir que c’était un symbole et à en rechercher la signification.

24. Pierre, dans un ravissement d’esprit, vit une grande nappe suspendue par les quatre coins qui descendait du ciel sur la terre, et il entendit une voix qui lui dit : « Tue et mange. » Revenu à lui-même, il cherchait à s’expliquer la vision qu’il avait eue, lorsque les hommes envoyés par Corneille arrivèrent, et l’Esprit lui dit : « Voilà des hommes qui te demandent ; lève-toi donc, descends et n’hésite pas à aller avec eux ; car c’est moi qui les ai envoyés. » Arrivé chez Corneille, l’Apôtre révéla lui-même le sens de la vision où il avait entendu une voix lui dire : « N’appelle point impur ce que Dieu lui-même a purifié. » Il dit en effet : « Dieu m’a appris à ne regarder aucun homme comme impur ou profane fy. » Ainsi, au milieu du transport qui lui faisait voir cette nappe, ce fut avec le concours de l’esprit qu’il entendit les mots « mange et tue » et « ce que Dieu a purifié, ne le regarde pas comme impur. » Revenu à lui-même, il reconnaissait également avec le concours de l’esprit les formes ou les paroles qu’il se souvenait d’avoir perçues pendant la vision. Ce n’était pas des corps mais les images de ces corps qu’il contemplait, soit au moment qu’il considérait cette vision dans son ravissement, soit au moment qu’elle revenait à son.espritet qu’il y réfléchissait. Mais ; lorsqu’il était en peine de ce que signifiait cette,.vision, c’était sa raison qui faisait un effort pour comprendre, et qui restait impuissante jusqu’à l’arrivée des envoyés de Corneille. À la vue de cet homme jointe à l’ordre que l’Esprit-Saint fit de nouveau entendre à son esprit, où déjà les signes s’étaient gravés, où avaient retenti ces paroles ; : « Marche avec eux » sa raison éclairée des lumières divines comprit le sens attaché à tous ces symboles. L’analyse de ces visions et autres semblables fait assez comprendre que la vision sensible se rapporte à la vision spirituelle et celle-ci à son tour à la vision rationnelle.

CHAPITRE XII. RAPPORTS ENTRE LA VISION SENSIBLE ET LA VISION SPIRITUELLE.

25. Lorsque nous voyons les objets extérieurs, sans être transportés hors de nous-mêmes et à l’état de veille, nous distinguons nettement cette vision de la vision spirituelle qui nous permet de concevoir les objets en leur absence sous forme d’images ; soit à l’aide de la mémoire qui nous rappelle des choses connues, soit à l’aide de l’imagination qui nous représente des choses, inconnues, quoique réelles, soit enfin par une libre création de formes qui n’existent que dans notre esprit. Nous établissons, dis-je, une distinction si profonde entre ces imaginations et les objets réels qui frappent les sens, que nous n’hésitons jamais à voir, ici, des corps, là, des représentations de corps. Arrive-t-il que sous l’influence d’une idée fixe, d’une maladie qui, comme la fièvre, jette dans le délire, d’un commerce intime avec un Esprit bon ou mauvais, les images des objets se peignent dans l’esprit avec la même vivacité que si les objets étaient présents, sans que toutefois l’action des sens soit suspendue ? Alors les images des objets qui se peignent dans l’esprit apparaissent comme si les objets eux-mêmes frappaient les sens ; de là ce phénomène qui consiste à voir réellement un homme en face de soi, et tout ensemble à s’en figurer un autre, comme avec les yeux, par la force de l’imagination. J’ai vu des gens qui s’entretenaient avec les personnes présentes et adressaient en même temps la parole à un être imaginaire comme s’il eût été devant eux. Reprennent-ils l’usage de la raison ? Tantôt ils peuvent se rappeler leur vision, tantôt ils n’en gardent aucun souvenir. C’est ainsi que quelques-uns peuvent se rappeler un songe, tandis que d’autres en sont incapables. L’âme est-elle ravie hors du corps et comme soustraite à l’empire des sens?alors l’extase est plus profonde. Les corps ont beau être présents et les yeux ouverts, on ne voit, on n’entend plus rien : le regard de l’âme est concentré sur les images qui apparaissent à l’esprit, ou sur les idées pures qui se découvrent à la raison.

26. L’esprit demeure-t-il fixé sur les images des objets, dans un moment où les sens n’exercent plus aucun empire sur l’âme, comme il arrive dans les songes ou dans un transport ? Si ce qu’on voit ne cache pas une idée, c’est une imagination. Du reste il arrive qu’à l’état de veille, en pleine santé, sans aucun transport, on se représente une foule d’objets qui ne frappent pas alors les sens. La différence, c’est qu’on ne cesse jamais de distinguer ces fictions d’avec les objets réels et présents. Si ce qu’on voit est un véritable signe qui apparaisse soit dans le sommeil, soit dans la veille, lorsque les yeux découvrent les objets en face d’eux et que l’esprit voit l’image d’objets absents, soit dans l’extase proprement dite où l’âme semble devenir étrangère aux sens c’est alors une révélation surnaturelle : seulement il peut se faire qu’un autre esprit, venant à s’unir avec celui qui reçoit la vision, lui découvre la vérité cachée sous ces images et la lui fasse comprendre, ou bien la fasse comprendre à un autre chargé de l’interpréter. Du moment en effet que les signes sont interprétés et qu’ils dépassent la portée des sens, il faut bien qu’ils soient expliqués par quelque esprit.

CHAPITRE XIII. L’ÂME POSSÈDE-T-ELLE UNE FACULTÉ DE DIVINATION ?

27. D’après quelques philosophes, l’âme possède naturellement le don de la divination. S’il en est ainsi, pourquoi l’âme n’est-elle pas toujours capable de lire dans l’avenir, quoiqu’elle le souhaite toujours ? Dira-t-on que cette faculté doit être secondée pour entrer en exercice ? Mais si elle a besoin d’une influence étrangère, la reçoit-elle d’un corps ? Non évidemment. Il faut donc que cette influence vienne d’un esprit. Puis, comment s’exerce-t-elle ? Se.passe-t-il dans le corps un certain mouvement capable d’en développer et d’en tendre les ressorts avec tant de force, que l’esprit comprend les images qu’il contenait à son insu au même titre qu’il y a en dépôt dans la mémoire une foule d’idées qu’on n’aperçoit pas ? Faut-il dire que ces signes apparaissent sans avoir été conçus antérieurement ou qu’ils résident en quelque sorte dans l’esprit d’où ils jaillissent et deviennent visibles à la raison ? Mais s’ils étaient renfermés dans l’âme en quelque sorte essentiellement, pourquoi ne les comprend-elle pas par voie de conséquence ? En effet elle ne les comprend presque jamais. La raison aurait-elle besoin d’une influence étrangère pour saisir les images que lui livre l’esprit, comme l’esprit pour les découvrir en lui-même ? L’âme peut-elle, sans que les liens corporels soient rompus ou élargis, prendre son essor et atteindre aux idées pures est-elle, dis-je, capable par ses seuls efforts de voir les images et même de deviner ce qu’elles ont d’intelligible ? Enfin saisit-elle les symboles tantôt par elle-même, tantôt par le concours d’un autre esprit ? Quelle que soit la valeur de ces hypothèses, il ne faut en admettre aucune légèrement. Un point incontestable, c’est que les images aperçues par l’esprit dans la veille, le sommeil, la maladie, ne sont pas toujours un signe, tandis que dans le véritable ravissement, il serait étrange que ces images ne fussent pas des signes.

28. Il n’est donc pas étonnant que les possédés disent parfois la vérité sur des choses qui n’apparaissent pas aux yeux des assistants ; le démon s’unit si intimement avec le possédé, je ne sais comment, que l’acteur et le patient semblent ne faire qu’un même esprit. Quand c’est un bon esprit qui cause le transport et le ravissement de l’âme, pour lui communiquer une vision, les images sont alors des signes et ces signes cachent d’utiles connaissances : on n’en saurait douter, puisque c’est un don de Dieu. Mais il est fort difficile de distinguer d’où vient la vision, quand l’esprit malin exerce doucement son influence, et que, ravissant l’esprit sans tourmenter le corps, il dit ce qu’il peut, parfois même il dit vrai, donne d’utiles révélations et se transforme en Ange de lumière fz, afin de profiter de la confiance qu’il s’est attirée en révélant les vrais biens pour entraîner à ses faux biens. Pour discerner ces sortes de vision, nous n’avons, je crois, qu’une seule ressource, c’est ce don « de discerner les esprits » que l’Apôtre énumère parmi les dons de Dieu ga.

CHAPITRE XIV. LA VISION RATIONNELLE N’EST JAMAIS UN LEURRE. L’ILLUSION DANS LES DEUX AUTRES N’EST PAS TOUJOURS DANGEREUSE.

Il n’est pas difficile en effet de reconnaître Satan quand il en vient à donner des conseils et des inspirations contraires soit à la morale soit aux dogmes : bien des gens alors distinguent ses pièges. Le don de Dieu consiste à le reconnaître dès l’instant où la plupart le prennent encore pour un bon ange.

29. Cependant les visions sensibles, comme la vision spirituelle, sont pour les bons, un moyen d’édification et pour les méchants une source d’illusions. Quant à la vision rationnelle, elle n’est jamais un leurre. En effet, on ne la comprend pas, lorsqu’on y découvre un sens qu’elle n’a pas, et si on la comprend, on est en possession de la vérité. Les yeux n’en peuvent mais, quand ils voient un objet tout semblable à un autre, sans pouvoir distinguer le fantôme de la réalité ; l’esprit est également réduit à l’impuissance, quand il se forme en lui une image qu’il est incapable de distinguer d’avec les corps eux-mêmes. La raison au contraire cherche l’idée ou la leçon utile que la vision peut offrir ; la découvre-t-elle ? c’est un heureux profit ; ne réussit-elle pas ? elle reste dans le doute, afin de n’être pas entraînée à quelque erreur fatale par une dangereuse témérité.

30. La raison maîtresse d’elle-même et éclairée d’en haut distingue vite les cas où l’on peut se tromper sans danger, et même le degré où l’erreur est innocente. Il n’y a aucun péril à prendre pour un homme de bien un méchant hypocrite, quand onne.setrompe pas sur les principes mêmes qui font le véritable homme de bien. S’il était dangereux de prendre pendant son sommeil l’image d’un corps pour le corps même, il n’eût pas été sans péril pour Pierre de se figurer qu’au moment où un Ange le délivrait de ses fers et marchait devant lui, il était dupe d’une vision gb, ou de s’écrier dans l’extase dont nous avons parlé : « Seigneur, je n’ai jamais rien mangé d’impur ni de souillé » en prenant pour de véritables animaux les images représentées sur la nappe gc. Ainsi, quand on s’est trompé sur les objets qu’on avait cru voir, cette illusion ne doit inspirer aucun remords, si on n’a point à se reprocher une opiniâtre incrédulité, une interprétation orgueilleuse ou impie. Quand donc le démon nous trompe par des visions sensibles, les yeux peuvent être dupes sans péril, à condition qu’on ne s’écarte ni des vérités de la foi, ni de cette rectitude d’esprit dont Dieu se sert pour instruire ceux qui lui sont soumis. De même encore, quand il fait illusion à l’âme en lui offrant, dans une vision spirituelle, une image si ressemblante de la réalité qu’on la prend pour la réalité même, l’âme ne court d’autre danger que de s’abandonner à ses perfides insinuations.

CHAPITRE XV. DES SONGES IMPURS : QU’ILS PEUVENT ÊTRE INNOCENTS.

31. On se demande quelquefois si la volonté intervient dans un songe où des images obscènes viennent vous assaillir en dehors même de vos habitudes. Il arrive en effet qu’après avoir pensé dans la veille à des obscénités, non pour s’y complaire, mais pour remplir un devoir sérieux, on les voit reparaître dans le sommeil, prendre une forme dans l’imagination, exercer même sur les organes un honteux empire. C’est ainsi qu’en ce moment je suis obligé de penser à ces détails pour en parler. Or, si les impuretés auxquelles j’ai dû penser pour les exprimer, produisent en songe les mêmes effets que sur un homme éveillé qui s’y livre, il est évident qu’un acte qui serait criminel dans la veille, ne l’est plus dans un songe. Car comment parler de ces dérèglements lorsqu’un pareil sujet s’impose, sans penser à ce que l’on dit ? Or, si l’image qu’on s’est faite vient à se reproduire en songe avec tant de vivacité qu’on ne distingue plus entre l’apparence et la réalité, les sens sont nécessairement agités, sans que l’acte soit plus criminel que ne l’a été la pensée même, à l’état de veille, lorsqu’on réfléchissait à ce qu’on allait dire. Mais l’âme, purifiée par des désirs plus élevés, sait mortifier une foule de passions quine se rattachent pas aux mouvements grossiers de la chair ; les personnes chastes savent, pendant la veille, mettre un frein à ces désordres, sur lesquels elles sont impuissantes pendant leur sommeil, par cela seul que le fantôme qui reproduit la réalité et fait la même impression, est hors de leur pouvoir ; et ces nobles habitudes ont naturellement pour conséquence de faire éclater le mérite de ces âmes jusqu’au sein du sommeil. C’est pendant son sommeil que Salomon vit dans la sagesse un trésor inestimable et la demanda à Dieu au mépris de tout le reste. Cette prière fut agréable aux yeux du Seigneur, dit l’Écriture, et, comme le désir était pur il fut immédiatement rempli gd.

CHAPITRE XVI. LES IMAGES DES CORPS SE FORMENT DANS L’ESPRIT EN VERTU DE SA PROPRE ACTIVITÉ.

32. Il y a donc un rapport entre les visions sensibles et cet appareil de la sensation qui se décompose en cinq organes d’une énergie plus ou moins puissante. D’abord l’élément le plus subtil et par suite le plus rapproché de l’âme, la lumière, inonde les yeux et brille dans le regard, quand il se fixe sur les objets : ensuite, grâce à l’action successive de l’âme sur l’air pur, sur les vapeurs, sur les humidités, enfin sur la masse argileuse du corps, se forment quatre sens qui s’ajoutent au cinquième, celui de la vue, le seul où éclate la supériorité de l’âme. Nous avons, je m’en souviens, développé cette théorie au quatrième et au septième livre de cet ouvrage. Le ciel, où brillent les luminaires et les étoiles, est perçu par les yeux : c’est l’élément principal qui se découvre au sens le plus élevé. Mais, comme l’esprit est sans exception et sans aucun doute supérieur à tout être matériel, il faut en conclure que toute substance spirituelle, même celle où les objets gravent leur empreinte, a une dignité naturelle qui l’élève infiniment au-dessus même du ciel physique.

33. Delà une singulière conséquence : quoique l’esprit précède le corps, et que l’image soit postérieure au corps qu’elle reproduit, la représentation que le corps laisse dans l’esprit est supérieure au corps lui-même, par cela seul que le phénomène, quoique antérieur en date, se produit dans une faculté naturellement plus haute. N’allons pas croire que le corps opère sur l’esprit, comme un être actif sur la matière qu’il pétrit : car la matière reste toujours au-dessous de la cause qui la façonne ; or, loin d’être au-dessous du corps, l’esprit lui est évidemment supérieur. Ainsi, quoiqu’il faille avoir vu préalablement un corps, resté jusque-là inconnu, pour qu’il se ##Rem l’orme dans l’esprit une image, destinée à le rappeler à la mémoire malgré son absence, cependant le corps ne produit pas une image dans l’esprit ; c’est l’esprit seul qui la crée en soi-même avec une facilité incroyable laquelle forme avec la pesanteur des sens un étrange contraste ; à peine l’objet est-il vu, que sa représentation se produit pour ainsi dire instantanément dans l’esprit. Il en est de même des phénomènes de l’ouïe : si l’esprit était incapable de se représenter et la mémoire de conserver un son perçu par l’oreille, on ne saurait même pas quelle est la seconde syllabe d’un mot, puisque la première se serait évanouie avec le son fugitif qui aurait frappé l’air : dès lors on verrait disparaître l’agrément de la conversation, le charme de la musique et tout mouvement suivi dans les organes. Ajoutons que tout progrès deviendrait impossible, si l’esprit ne conservait avec le concours de la mémoire les actes accomplis, pour enchaîner les effets aux causes et agir avec suite. Or, l’esprit ne peut les conserver qu’à la condition qu’il les ait transformés en images. Il y a plus : les images des actes à accomplir se présentent avant que les actes ne soient accomplis. Quel acte en effet peut-on produire au moyen des organes sans que l’esprit n’aille au-devant, sans qu’il commence par voir et en quelque sorte par disposer, d’après les images qu’il conçoit en lui-même, toute la suite des mouvements qu’il faut exécuter ?

CHAPITRE XVII. D’OÙ VIENT QUE LES IMAGES EMPREINTES DANS L’ESPRIT SONT CONNUES DES DÉMONS. – DE QUELQUES VISIONS SURPRENANTES.

34. Comment les esprits immondes peuvent-ils deviner les images empreintes dans notre esprit ? Jusqu’à quel point les hommes ne peuvent-ils les découvrir les uns chez les autres au fond de leurs âmes, grâce à la barrière que leur oppose ce corps de boue ? C’est un secret difficile à pénétrer. Toutefois nous avons des preuves irréfragables
1, ch. 6, 7
que les démons, ont révélé les pensées de certaines personnes, tandis que s’ils pouvaient voir au fond des consciences l’idéal de vertu qui y brille, ils renonceraient à leurs, tentations : il n’est pas douteux, par exemple, que si Satan avait pu découvrir chez Job la fermeté illustre, héroïque, qu’il déploya dans l’épreuve, il n’aurait pas voulu s’exposer à être vaincu par sa victime. Qu’ils annoncent un fait accompli dans un pays éloigné et dont on peut vérifier quelques jours après l’exactitude, il n’y a là rien qui doive surprendre. Ils peuvent en effet le connaître, non seulement par la vivacité de leur vue infiniment supérieure à la nôtre, mais encore par la prodigieuse vitesse qu’ils doivent à leurs corps si subtils.

35. J’ai connu un homme tourmenté par l’esprit impur : il avertissait de l’instant où partait le prêtre qui venait le visiter, quoiqu’il y eût une distance de douze mille ; il marquait durant toute sa route l’endroit où il se trouvait, son approche, le moment où il entrait dans le village, dans la maison, dans la chambre, jusqu’à ce qu’il le vit en face de lui. Il fallait bien que ce malade, pour parler si juste, vit toute la suite du voyage de quelque manière, encore qu’il ne pût la voir des yeux. Il avait la fièvre et débitait tout cela comme s’il avait été en délire. Peut-être était-il réellement en délire, et passait-il à cause de cette frénésie pour être possédé du diable. Il refusait toute nourriture de la main de ses proches, et n’en voulait prendre que de la main du prêtre. Il opposait encore à ses proches toute la résistance dont il était capable : le prêtre arrivait-il ? aussitôt il se calmait, répondait avec docilité et obéissait en tout. Cependant le prêtre ne put le délivrer de cette frénésie ou de cette possession ; le mal ne le quitta qu’avec la fièvre, comme il arrive à ces sortes de malades, et depuis lors il ne ressentit jamais rien de semblable.

36. J’ai aussi parfaitement connu un homme, agité d’une véritable frénésie, qui avait prédit la mort d’une femme : il ne donnait pas cet évènement pour une prophétie, mais comme un fait accompli et il avait l’air de s’en souvenir. Chaque fois qu’on lui en parlait il disait : elle est morte, je l’ai vu enterrer ; le convoi a suivi telle direction. Or, elle était encore à ce moment en pleine santé ; quelques jours après elle mourut subitement, et son convoi passa par où cet homme l’avait prédit.

37. J’ai eu chez moi un garçon qui, à l’entrée de la puberté, éprouvait d’épouvantables souffrances ; les médecins ne pouvaient deviner la cause de sa maladie ; une humeur visqueuse et cuisante lui sortait des entrailles et lui brûlait les cuisses
Dolorem acerrimum genitalium patiebatur, medicis nequaquam valentibus quid illud esset agnoscere, nisi quod nervus ipse introrsum reconditus erat, ita ut nec praeciso praeputio, quod immoderata longitudine propendebat, apparerepotuerit, sed postea vix esset inventus Humor autem viscosus et acer exsudai testes et inguina urebat.
. La crise était intermittente ; au moment où elle éclatait, il poussait des cris déchirants, en agitant tous ses membres, sans toutefois perdre la raison, comme s’il avait été tourmenté par une douleur très vive, mais naturelle. Bientôt après, tout en parlant il devenait insensible et paralysé. Ses yeux ouverts ne reconnaissaient aucun des assistants, on le piquait sans lui causer la moindre impression. Puis il avait l’air de s’éveiller et de ne plus souffrir ; il révélait ce qu’il voyait. Au bout de quelque jours la même crise reparaissait. Dans toutes où presque toutes ses visions il prétendait voir deux hommes, l’un âgé, l’autre encore enfant : c’étaient eux qui lui disaient ou qui lui montraient tout ce qu’il nous racontait avoir vu ou entendu.

38. Il vit un jour un chœur de justes qui chantaient des psaumes et qui s’abandonnaient à leur allégresse au sein d’une lumière éblouissante d’un autre côté, il dit les supplices affreux que subissaient à divers degrés les impies au milieu des ténèbres. Ces deux guides lui montraient ce spectacle et lui expliquaient comment les méchants avaient mérité ces tourments, les justes, cette félicité. Il eut cette vision le jour de Pâques, après avoir été durant tout le Carême à l’abri des attaques, qui auparavant lui laissaient à peine trois jours de trêve. Il avait vu à l’entrée du Carême ces deux hommes qui lui avaient promis que pendant quarante jours il ne sentirait pas la moindre douleur. Plus tard ils lui indiquèrent une opération chirurgicale, qui effectivement le délivra pour longtemps de ses souffrances. La douleur étant revenue et avec elle les mêmes visions, il reçut d’eux un nouveau conseil c’était de se jeter dans la mer jusqu’à la ceinture et d’y rester quelque temps ; ils l’assurèrent que désormais, à l’abri de toute souffrance, il ne serait plus gêné que par le flux de l’humeur visqueuse : ce qui eut lieu. Jamais depuis on ne le vit perdre l’usage de ses sens ni avoir des visions comme au temps où, se taisant brusquement au milieu d’atroces douleurs et de cris épouvantables, il éprouvait ces transports. Les médecins réussirent plus tard à guérir son corps, mais il ne persévéra pas dans la vie sainte qu’il avait résolu de mener.

CHAPITRE XVIII. DES DIFFÉRENTES CAUSES DES VISIONS.

39. Si je connaissais un homme capable de rechercher les causes et la marche de ces sortes de visions ou de divinations et de les rattacher à un principe sûr, j’aimerais mieux l’écouter, je l’avoue, que de faire attendre de moi une explication aussi difficile. Cependant je ne dissimulerai pas ma pensée, tout en évitant de prendre un ton d’autorité qui ferait rire les savants, ou de m’imposer aux ignorants comme un docteur : je cherche, je discute, sans avoir de prétention à la science. Donc toutes ces visions ressemblent, selon moi, à celle des songes. Celles-ci sont tantôt vraies, tantôt fausses, tantôt agitées, tantôt paisibles ; quand elles sont vraies, elles représentent exactement l’avenir et l’annoncent clairement, ou bien encore elles le font pressentir par des signes obscurs et comme par des expressions figurées : il en est de même de celles-là. Mais l’homme est ainsi fait : il étudie l’extraordinaire, cherche le principe des phénomènes les plus étranges, et reste indifférent à ces merveilles qui, quoique plus communes, ont souvent une cause plus mystérieuse. Par exemple, entend-il prononcer un mot peu usité ? vite il en cherche le sens ; le sens trouvé il remonte à l’étymologie ; et cependant, que de mots d’un emploi journalier dont la dérivation ne l’inquiète guère ? Il en est de même pour tous les faits de l’ordre physique ou moral : dès qu’ils sont extraordinaires, on se hâte d’en rechercher la nature et les causes, ou bien on presse les habiles d’en rendre compte.

40. Quand on me demande ce que signifie un mot, par exemple catus(avisé), je commence par répondre,prudeus, (prudent),acutus(pénétrant) ; si cette réponse ne suffit pas et qu’on me demande d’où vient le mot catus, je répète la même expression,acutus, et je force de remonter à son origine. On l’ignorait aussi bien que celle de catus; et comme l’expression était ordinaire, on s’accommodait fort bien de son ignorance ; mais du moment qu’un calot rare avait frappé l’oreille, on se ne contentait plus d’en savoir le sens, on voulait en connaître l’étymologie. Eh bien ! qu’on me demande pourquoi il apparaît des images dans l’état extraordinaire qu’on appelle extase ; je demanderai à mon tour pourquoi nous envoyons dans nos songes, phénomène journalier qui ne frappe personne ou qu’on ne s’empresse guère d’étudier. Est-il donc moins étonnant, parce qu’il est journalier ; moins digne d’attention, parce qu’il est général ? On croit faire preuve d’esprit en ne s’occupant pas d’un songe ; on devrait à plus forte raison demeurer indifférent aux visions. Pour moi, une chose me frappe et me confond bien plus que les visions dans un songe ou même dans une extase ; c’est la facilité la promptitude avec laquelle l’âme produit en elle-même l’image des corps qu’elle a vus par le ministère des yeux. Quelle que soit la nature de ces images, il est incontestable quelles ne sont pas corporelles. Si, trouvant cette notion insuffisante on veut savoir de quel principe elles sortent, qu’on s’adresse ailleurs ; j’avoue sur ce point mon ignorance absolue.

CHAPITRE XIX. D’OÙ NAISSENT LES VISIONS ?

41. Quant aux propositions suivantes, on peut les déduire d’une foule d’expériences. La pâleur, la rougeur, les frissons, les maladies mêmes ont pour cause tantôt le corps, tantôt l’âme ; le corps, par l’effet des humeurs, de la nourriture et de tout ce qui agit du dehors sur les organes ; l’âme, par l’effet des passions, comme la crainte, la honte, la colère, l’amour : il est d’ailleurs naturel que plus le principe qui anime et régit le corps est soumis à des émotions violentes, plus il communique a son tour une impulsion énergique. De même, le mouvement qui emporte l’âme vers des images que l’esprit et non les sens lui communiquent, et cela avec tant de force qu’elle ne distingue plus entre le fantôme et la réalité, part tantôt des organes, tantôt de l’esprit. Il vient du corps, comme dans les songes, par une conséquence naturelle du passage de la veille au sommeil, le sommeil étant un phénomène tout relatif au corps ; il en vient aussi à la suite des perturbations que la maladie cause dans l’organisme, par exemple, dans le délire, quand on perçoit les objets extérieurs et que néanmoins on prend les images des corps pour les corps eux-mêmes ; il y prend enfin naissance, quand l’action des sens a été complètement suspendue, comme il arrive à ceux qui, frappés d’une attaque violente, ont pour ainsi dire voyagé longtemps hors de leur corps immobile et qui, rendus au commerce de la société, racontent mille choses qu’ils ont vues. En revanche, ce mouvement vient de l’esprit, lorsque l’on éprouve, en pleine santé, un transport tel que l’on perçoit parla vue les objets extérieurs et que néanmoins on découvre des fantômes qu’on ne peut distinguer d’avec la réalité ; ou tel que hors de soi-même et devenu complètement étranger aux opérations des sens, on vit au milieu des images par l’effet d’une vision spirituelle. L’esprit malin communique-t-il ces transports ? on devient possédé, convulsionnaire, faux prophète : viennent-ils du bon esprit ? Le fidèle interprète des mystères devient un véritable prophète, quand il unit au don devoir les signes celui de les saisir, et qu’il voit d’avance les temps qu’il a mission de dévoiler.ets'en fait l’historien.

CHAPITRE XX. LES VISIONS QUI NAISSENT A L’OCCASION DU CORPS, N’ONT PAS LE CORPS POUR CAUSE VÉRITABLE.

42. Le corps sans doute peut-être le point de départ de ces visions, mais il ne saurait les faire paraître : il est incapable, en effet, de produire aucune forme immatérielle. Quand l’effort de l’âme ne peut arriver jusqu’au cerveau, centre des mouvements sensibles, à la suite du sommeil, ou d’une perturbation dans les organes, ou d’un obstacle qui lui ferme le passage, l’âme à qui son activité essentielle ne permet pas d’interrompre ses fonctions, devient incapable de sentir ou du moins de sentir pleinement par le ministère des sens et de diriger son activité vers le monde extérieur ; elle s’occupe alors à concevoir les objets avec le concours de l’esprit, ou à contempler les images qu’elle rencontre devant elle. Si elle enfante ces représentations toute seule, ce sont de pures imaginations : si elles s’offrent à elle et fixent ses regards, il y a vision. D’ailleurs, quand on a mal aux yeux ou qu’on est aveugle, l’effort de l’âme pour voir ne trouve plus dans le cerveau son moteur habituel : ce genre de vision disparaît donc, quoique l’obstacle opposé à la perception des corps vienne du corps même. Aussi les aveugles perçoivent-ils plus souvent les images dans la veille que dans le sommeil. En effet quand ils sont endormis, le canal par où passe dans le cerveau l’effort que fait l’âme pour atteindre jusqu’aux yeux, s’assoupit en quelque sorte, et l’effort prend une autre direction : ils voient les images en songe comme si les réalités étaient devant eux ; au sein même du sommeil, ilsse figurent être éveillés et croient voir les corps dont la représentation seule les frappe. Au contraire, quand ils sont éveillés, l’effort que l’âme fait pour voir suit sa route accoutumée et trouve en arrivant aux yeux une barrière infranchissable : ils comprennent donc mieux qu’ils veillent, qu’ils sont plongés dans les ténèbres, même en plein jour, qu’ils ne le font pendant leur sommeil le jour ou la nuit. Quant à ceux qui ne sont point aveugles, il leur arrive souvent de dormir les yeux ouverts rien ne frappe leur vue, mais ils n’en ont pas moins l’esprit frappé des images qui passent devant eux pendant ce rêve. Veillent-ils les yeux fermés ? ils n’ont plus ni les visions qui accompagnent la veille, ni celles qui surviennent dans le sommeil. Néanmoins, ils ont cet avantage que les organes qui transmettent la sensation du cerveau jusqu’aux yeux n’étant ni assoupis, ni interceptés, ni paralysés, et par conséquent laissant un libre passage à l’activité de l’âme jusqu’aux barrières de l’organisme, toutes fermées qu’elles sont, ils peuvent concevoir les images des corps sans être condamnés à les prendre pour les corps mêmes qui tombent sous les yeux.

43. Il importe seulement de discerner dans quelle partie des organes réside l’obstacle qui empêche de percevoir les corps. L’obstacle est-il à l’entrée ou pour ainsi dire à la porte des sens, je veux dire dans l’œil, dans l’oreille et dans tout organe ? La perception des corps est suspendue sans doute, mais l’activité de l’âme ne se tourne pas ailleurs avec assez de force pour qu’elle transforme l’image en réalité. L’obstacle est-il dans l’intérieur du cerveau, le centre d’où partent tous les chemins que la sensibilité suit jusqu’au monde extérieur ? Les organes que l’âme emploie pour voir ou sentir la réalité, s’assoupissent, se déconcertent ou même se paralysent. Or, l’âme ne perd pas son activité avec les moyens de l’exercer ; elle se forme donc des images si ressemblantes des choses, qu’elle ne peut plus distinguer l’apparence de la réalité, ni savoir si elle est en face des corps ou de leurs représentations : en fût-elle capable, ce sentiment est bien plus obscur que la conscience claire avec laquelle on conçoit les images, lorsque l’esprit les produit ou les voit apparaître. C’est là un mode de l’imagination qu’on ne peut guère concevoir que par expérience : de là venait ce songe dans lequel j’avais pleine conscience de me voir, quoique je fusse endormi, sans toutefois pouvoir distinguer l’apparence de la réalité avec autant de précision que nous le faisons, lorsque nous réfléchissons les yeux fermés ou plongés dans l’obscurité. La possibilité de pousser son activité jusqu’aux yeux, fussent-ils fermés, ou la nécessité de prendre une autre direction devant un obstacle que présente le cerveau, point de départ de ses mouvements, établit donc pour l’âme une situation bien différente : dans ce dernier cas elle a beau avoir conscience qu’elle voit des apparences et non des réalités, elle a beau voir que le corps n’a pas d’intelligence et deviner que ces visions viennent de l’esprit et non des organes, elle est fort loin de l’état sain où elle sent clairement la présence de son propre corps. Aussi un aveugle peut-il aisément se convaincre qu’il veille, quand il distingue nettement les images qu’il conçoit de la réalité qu’il ne voit pas.

CHAPITRE XXI. QUE DES VISIONS ANALOGUES AUX VISIONS SENSIBLES PEUVENT SE PRODUIRE DANS UN TRANSPORT, SANS CHANGER DE NATURE.

44. Lorsque l’organisme est sain, que les sens ne sont point engourdis par le sommeil et que, par une opération secrète dans l’esprit, l’âme éprouve un ravissement dans lequel il lui apparaît des représentations de corps, le mode de la vision change, mais sa nature reste la même. En effet, les causes matérielles qui donnent naissance à des visions peuvent être absolument différentes et quelquefois même tout opposées. Par exemple, chez un homme en délire, les traces que la sensibilité suit dans la tête ne deviennent pas plus confuses par l’effet du sommeil, quand il a des visions analogues à celles des personnes qui rêvent : or, c’est grâce au sommeil même que ces personnes n’ont plus conscience d’être dans l’état de veille et qu’elles tiennent leur esprit concentré sur les fantômes qui leur apparaissent. Ainsi, quoique la première vision ne dépende pas du sommeil et que la seconde s’y rattache, il ne faut pas conclure que toutes deux soient d’une espèce différente : elles tiennent également à la nature de l’esprit, principe ou source de toutes les images. Par conséquent, lorsque l’âme, à l’état de veille et dans un corps sain, éprouve, par une secrète opération dans l’esprit, un transport où elle aperçoit les images des corps à la place des corps mêmes, la cause qui détourne son activité n’est plus la même sans doute, mais la vision garde son caractère immatériel. Comment d’ailleurs affirmer que si la cause de la vision est dans le corps, c’est d’elle-même et pressentiment de l’avenir que l’âme remue les images, comme elle le ferait par la réflexion ; et que la lumière lui vient d’en haut lorsque c’est l’esprit qui est ravi en extase ? En effet, effet, l’Écriture dit expressément ; « Je répandrai mon esprit sur toute chair ; les jeunes gens auront des visions, les vieillards auront des songes gg. » Le prophète attribue à l’opération divine la vision sous cette double forme. Ailleurs : « l’Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : Ne crains point de garder Marie pour ton « épouse » et encore : « Prends l’enfant et pars pour l’Égypte gh. »

CHAPITRE XXII. DES VISIONS COMME CAUSES OCCASIONNELLES DE PRÉDICTIONS FAITES AU HASARD OU PAR UN INSTINCT SECRET : COMMENT SE PRODUISENT-ELLES.

45. Je suis donc convaincu qu’un bon Esprit ne provoque jamais dans l’esprit humain une extase pour lui montrer de pareilles images, à moins qu’elles ne cachent un avertissement. Quand la cause qui concentre l’attention de l’esprit sur ces images, dépend de l’organisme, il ne faut pas croire qu’elles aient toujours un sens caché : elles n’ont ce caractère qu’à la condition de se produire dans l’âme sous l’inspiration d’un Esprit qui en révèle la signification, soit pendant le sommeil, soit dans un moment où les opérations des sens sont suspendues par une modification quelconque du corps. Quelquefois il arrive à des gens qui veillent que, sans être ni atteints de maladie ni agités de mouvements furieux, ils reçoivent par une impulsion secrète certaines pensées qui constituent une sorte de divination, soit qu’ils prophétisent à leur insu, comme Caïphe qui fit une prophétie sans en avoir le moindre dessein gi, soit qu’ils aient une idée vague de faire ainsi une prédiction. Je le sais par expérience.

46. Quelques jeunes gens en voyage s’avisèrent de rire aux dépens d’autrui et de se donner pour des astrologues, sans savoir même s’il y avait douze signes dans le Zodiaque. Voyant que leur hôte écoutait ce qui leur passait par la tête avec une profonde surprise et en reconnaissait l’exactitude, ils ne craignirent pas d’aller plus loin. L’hôte de déclarer aussitôt qu’ils avaient dit vrai et de s’extasier. À la fin il leur demanda des nouvelles de son fils, absent depuis longtemps et dont le retard inexplicable lui causait de vives inquiétudes. Sans se soucier si la prédiction se vérifierait après leur départ, dans l’unique but de faire plaisir au père, ils répondirent, au moment de se mettre en route, que le fils allait bien, qu’il n’était pas loin, qu’il arriverait le jour même. Pourquoi pas ? Ils n’avaient guère à craindre qu’à la fin du jour le père se mit à leur poursuite pour les convaincre d’imposture. Mais ne voilà-t-il pas qu’au moment qu’ils allaient partir le jeune homme arriva ?

47. Voici un autre fait. Un homme dansait devant un chœur de musiciens, au milieu de nombreuses idoles, un jour de fête païenne. Il n’éprouvait pas, il contrefaisait les transports des démoniaques, afin d’amuser les spectateurs qui l’entouraient et qui comprenaient son jeu. C’était un usage reçu que tous les jeunes gens qui voudraient, une fois les sacrifices accomplis et les convulsions des possédés tournées en ridicule, donner une pareille représentation avant le repas, le fissent en toute liberté. Cet homme donc interrompit sa danse, et ayant fait faire silence, prédit en s’amusant et au milieu des éclats de rire de la foule que, la nuit prochaine, dans la forêt voisine, un homme serait tué par un lion et qu’au lever du soleil la foule quitterait le lieu de la solennité pour aller voir son cadavre. Cette prédiction s’accomplit : cependant tous les spectateurs avaient vu clairement qu’il n’avait parlé ainsi que pour plaisanter, sans avoir jamais eu le cerveau troublé ni l’esprit en délire : lui-même dut être fort surpris de l’évènement, d’autant plus qu’il savait bien dans quelle intention il l’avait annoncé.

48. Comment ces visions se font-elles dans l’esprit humain ? Y naissent-elles avec lui, ou bien s’y montrent-elles toutes formées, en vertu d’une communication avec les Anges qui révèlent aux hommes leurs pensées, et qui leur découvrent les images que la connaissance de l’avenir crée dans leur esprit au même titre que les Anges voient nos pensées en esprit ? En esprit, dis-je, et non avec les yeux du corps, puisqu’ils sont immatériels. Cependant il y aurait entre eux et nous une grande différence : ils verraient nos pensées, même malgré nous, tandis que nous ne connaissons leurs conceptions qu’à la condition qu’ils nous en instruisent : ils ont, j’imagine, des moyens spirituels pour cacher leurs pensées, comme nous avons la ressource de nous cacher derrière un corps pour échapper aux regards. Enfin que se passe-t-il dans notre esprit, pour que nous y voyions apparaître tantôt des images qui cachent un sens mystérieux, sans savoir si elles contiennent un sens ; tantôt des symboles ou nous soupçonnons une idée, sans pouvoir la démêler ; tantôt enfin des visions où la lumière est si vive, que l’on peut à la fois percevoir les images par l’esprit et les comprendre par la raison ? Ce sont autant de questions fort difficiles à résoudre : les eût-on résolues, on devrait encore se donner bien de la peine pour les exposer clairement.

CHAPITRE XXIII. LA FACULTÉ SPIRITUELLE OU SE FORMENT LES IMAGES, SOUS L’INFLUENCE DE CAUSES SI MULTIPLES, EST EN NOUS.

49. Il me suffira maintenant d’établir le principe incontestable qu’il y a en nous-mêmes une faculté toute spirituelle où se forment les images. Des causes multiples président à leur formation. Un corps fait impression sur nos organes ; aussitôt son image se peint dans l’esprit et se conserve par la mémoire. Nous songeons à des corps déjà connus et dont la ressemblance s’était antérieurement gravée dans l’esprit ; nous les voyons sous un aspect tout à fait spirituel. Il est des corps que nous ne connaissons pas, sans toutefois douter de leur existence ; nous en voyons l’image plus ou moins exacte au gré de notre fantaisie ; nous concevons encore, comme il nous plaît, des êtres qui n’existent pas ou dont l’existence est incertaine. Quelquefois des images se présentent à l’esprit, on ne sait d’où, en dehors de tout acte volontaire. Souvent, au moment de mettre le corps en mouvement, nous disposons la suite de nos actes et nous les réglons d’avance par un effort de l’imagination, ou bien nous concevons ces mouvements, actes et paroles, à l’instant même qu’il vont s’exécuter, afin de les produire. Comment, par exemple, prononcer la syllabe la plus courte et lui donner sa place dans un mot, si l’esprit ne la conçoit avant qu’elle se fasse entendre ? Le sommeil amène des songes qui tantôt sont insignifiants, tantôt cachent une vérité. Une perturbation dans les organes rend quelquefois les traces que suit intérieurement la sensibilité, toutes confuses : alors l’esprit mêle tellement les apparences avec les réalités, qu’il a beaucoup de peine ou même devient impuissant à les distinguer entre elles, et que les images, tantôt sont insignifiantes tantôt conformes à la vérité. Quand la maladie ou la souffrance deviennent assez violentes pour fermer les canaux intérieurs par lesquels l’âme transmettait son activité, afin de recevoir les impressions du dehors, l’esprit se sépare des sens plus profondément que dans le sommeil : alors se forment ou apparaissent des images qui ont ou n’ont pas de signification. D’autres fois, sans le concours d’aucune cause physique, un Esprit s’empare de l’âme et la transporte en présence d’images sensibles : alors elle confond avec ces images les perceptions des sens, quoiqu’elle ait encore le libre usage de ces sens. Enfin l’Esprit lui communique parfois un transport qui l’arrache à la vie des sens et ne lui permet plus que d’apercevoir les images dans une vision toute spirituelle : je ne crois pas qu’une pareille vision puisse avoir lieu sans que l’image contienne une vérité.

CHAPITRE XXIV. SUPÉRIORITÉ DE LA VISION RATIONNELLE SUR LA VISION SPIRITUELLE ET DE CELLE- 101 SUR LA VISION SENSIBLE.

50. L’esprit, où s’impriment non les corps mais les images des corps, est donc un principe de visions inférieures à celles de la raison, dont la lumière sert à distinguer entre elles ces visions inférieures et tout ensemble à découvrir les idées qui ne sont ni les corps ni les représentations des corps : par exemple la raison elle-même, les vertus, ou les vices que l’on condamne si justement chez les hommes. L’intelligence en effet n’est aperçue que par un effort de l’intelligence. Ainsi en est-il de « la joie, la charité, la patience, la bénignité, la bonté, la longanimité, la douceur, la foi, la modestie, la continence, la chasteté » bref, de toutes les vertus qui nous rapprochent Dieu, enfin de Dieu lui-même « principe, cause et centre de tout gj. »

51. Ainsi quoique la même âme serve de théâtre aux différentes visions, soit qu’elles dépendent des sens, comme celles que nous découvrent le ciel, la terre, les êtres qui y tombent sous nos regards avec leurs caractères propres ; soit qu’elles dépendent de l’esprit, comme celles qui reproduisent les corps, grâce aux images dont nous avons déjà tant parlé ; soit enfin qu’elles relèvent de la raison, comme celles qui nous font comprendre les choses en dehors de toute sensation et de toute image ; chacune a son rang particulier qui établit entre elles divers degrés. La vision spirituelle est plus haute que la vision sensible, comme la vision rationnelle est plus parfaite que la vision spirituelle. Car, la vision sensible ne salerait exister sans la vision spirituelle : au moment où les organes reçoivent une impression d’un corps, il se grave dans l’âme une empreinte qui, sans être le corps lui-même, en est la représentation ; supprimez cette opération, le sens qui nous livre la réalité extérieure, n’existe plus. En effet, ce n’est pas le corps, c’est l’âme qui sent par l’entremise du corps, simple messager qu’elle emploie pour savoir ce qui se passe au-dehors et se le figurer en elle-même. La vision sensible ne peut donc avoir lieu sans la vision spirituelle ; elles sont simultanées, et pour les distinguer, il faut s’abstraire des sens : on retrouve alors dans l’esprit l’image de ce qu’on voyait par les yeux. La vision spirituelle au contraire peut avoir lieu même sans la vision sensible, par exemple, quand l’image d’un corps apparaît dans son absence, ou qu’elle se modifie au gré de la fantaisie, ou même qu’elle apparaît en dépit de la volonté. À son tour la vision spirituelle a besoin pour être contrôlée du concours de la vision rationnelle, qui en est tout à fait indépendante. Ainsi les deux premières espèces de vision sont subordonnées à la troisième. Lors donc que nous lisons dans l’Écriture « que l’homme spirituel juge tout et n’est lui-même jugé par personne gk » il n’est pas ici question de l’esprit, en tant que faculté subordonnée à la raison comme dans ces mots : « Je prierai avec l’esprit, je prierai aussi avec la raison gl; » cette expression a le même sens que dans cet autre passage : « Renouvelez-vous dans l’esprit de votre intelligence gm. Nous avons remarqué plus, haut que l’intelligence, qui aide l’homme spirituel à juger de tout, est aussi désignée par le mot esprit. Il me semble donc qu’on peut regarder avec raison la vision spirituelle comme tenant le milieu entre les deux autres. Il convient en effet de voir dans les images qui représentent les corps sans être matérielles, une chose intermédiaire entre l’impression physique et l’idée qui n’est un produit ni des sens ne de l’imagination.

CHAPITRE XXV. LA VISION RATIONNELLE SEULE INCAPABLE DE TROMPER.

52. L’âme est souvent dupe des images, non parce qu’elles sont fausses, mais par ce qu’elle se fait illusion à elle-même : elle prend l’apparence pour la réalité, ce qui est une faiblesse d’esprit. On se trompe donc en croyant que ce qui se passe dans les sens se passe aussi dans la réalité : par exemple, quand on est sur l’eau on croit voir marcher les objets immobiles sur le rivage ; les astres en mouvement dans le ciel sont immobiles pour les yeux ; quand les rayons visuels sont trop divergents, on voit deux flambeaux, un bâton dans l’eau paraît brisé : il y a mille exemples de ce genre. Une autre illusion consiste à identifier les objets qui ont même couleur, même son, même odeur, même saveur ou qui font la même impression au toucher : une drogue en cire jaune fondue dans une marmite ressemble à un légume ; une voiture qui passe produit l’effet du tonnerre ; si on flaire une certaine plante, fort goûtée des abeilles, sans être averti par les autres sens, on croit aspirer le parfum du citron ; tout aliment doux parait apprêté au miel ; un anneau palpé dans les ténèbres, semble d’or, et il est de cuivre ou d’argent ; des images, qui assaillissent l’âme soudainement, la troublent et lui font croire qu’elle rêve comme dans un songe. Aussi faut-il dans toutes les visions sensibles, appeler les autres sens en témoignage et surtout recourir au contrôle de la raison, afin do découvrir ce qu’elles contiennent de vrai, autant qu’on le peut en pareille matière. Dans les visions spirituelles, l’âme se trompe en prenant les images pour les corps, ou bien en attribuant aux corps, sans les avoir vus, des qualités qu’elle avait imaginées sur de vagues et fausses conjectures. La vision rationnelle seule est incompatible avec l’erreur : car si l’on comprend, on est dans le vrai, si l’on n’est pas dans le vrai, on ne comprend pas : de là vient qu’il est fort différent de se tromper sur ce que l’on voit ou de se tromper parce qu’on ne voit pas.

CHAPITRE XXVI. DEUX SORTES D’EXTASES : SPIRITUELLE OU RATIONNELLE.

53. L’âme voit-elle apparaître des images, analogues à celles que l’esprit conçoit, dans un transport qui l’arrache à l’influence des sens par un effet plus énergique que le sommeil, quoique moins puissant que la mort ? C’est un avis d’en haut qu’elle ne voit plus les corps, mais les images des corps, par une opération surnaturelle de l’esprit, à peu près comme on a conscience d’avoir un songe même avant d’être éveillé. Si ces images expriment des évènements à venir et qu’on lise les faits sous le symbole, soit avec la raison éclairée d’une lumière surnaturelle, soit avec le concours d’un ange qui explique la vision à mesure qu’elle apparaît, comme cela se fit pour Saint Jean gn, c’est une révélation sublime ; peu importe que la personne inspirée ignore si elle est dans son corps ou en dehors de son corps, si elle est morte ou non, à moins qu’on ne l’en instruise.

54. Ici l’âme est soustraite à l’influence des sens et ne voit plus que les images telles que l’esprit les conçoit : supposez de même qu’elle soit soustraite à l’influence de l’imagination et ravie dans la région des vérités purement intelligibles où la vérité apparaît dégagée de toute image matérielle, de tous les nuages dont l’enveloppent les fausses opinions ; à cette hauteur ses vertus s’exercent sans peine ni fatigue. L’énergie devient inutile à la tempérance, pour dompter les passions, au courage, pour soutenir les coups de l’adversité, à la justice, pour châtier le mal, à la prudence, pour éviter l’erreur. La vertu se réduit toute entière à aimer ce qu’on voit ; la félicité souveraine consiste à posséder ce qu’on aime. Là se puise à sa source le bonheur dont quelques gouttes seulement arrivent jusqu’à la vie humaine pour lui faire traverser les tentations du monde avec tempérance, courage, justice, prudence. Ce repos sans mélange d’inquiétude, cette vue ineffable de la vérité, voilà, en effet, le but suprême où tendent tous nos efforts à triompher des plaisirs, à vaincre l’adversité, à soulager la misère d’autrui, à résister aux séductions. Là on contemple Dieu dans ses clartés, et non plus à travers les nuages d’une vision sensible, comme au mont Sinaï go, ou les symboles d’une vision spirituelle, comme celles d’Isaïe gp, ou de Jean
Apo.
 : on le voit face à face et sans voile, tel que l’âme humaine peut le comprendre, tel que sa grâce le découvre à ceux qu’il juge dignes de participer plus ou moins intimement à l’entretien où il parle directement, je ne dis pas aux sens, mais à l’intelligence.

CHAPITRE XXVII. À QUELLE ESPÈCE DE VISIONS FAUT-IL RAPPORTER CELLE OU MOISE VIT DIEU ?

Ainsi doit s’entendre, selon moi, la vision de Moïse gr.

55. Il avait désiré voir Dieu, comme on peut le lire dans l’Exode : il souhaitait le voir, non sous la forme qu’il avait empruntée pour lui apparaître sur le mont Sinaï ou dans le tabernacle gs, mais dans son essence même, sans les voiles dont il s’enveloppait pour frapper les yeux, sans les images matérielles qui permettent à l’esprit de le concevoir ; il voulait, dis-je, le voir face à face, dans la perfection que peut saisir la créature intelligente séparée du commerce des sens, dégagée des symboles conçus par l’esprit. Voici, en effet, la parole de l’Écriture : « Si j’ai trouvé grâce devant vos yeux, montrez-vous vous-même à moi, afin que je vous voie. » Or, comme il est dit un peu plus haut : « L’Éternel parlait à Moïse face à face, comme un homme parle avec son intime ami » ainsi il comprenait ce qu’il voyait et ce qu’il aspirait à voir ce qu’il ne voyait pas. Aussi Dieu lui ayant répondu : « Tu as trouvé grâce à mes yeux et je te connais préférablement à tous » Moïse dit : « Montrez-moi vos clartés. » Il reçut alors de la bouche du Seigneur une réponse, dont le sens figuré serait trop long à discuter ici : « Tu ne pourras pas voir ma face ; car nul homme ne peut me voir et vivre. » Et il ajouta : « Voici un lieu près de moi ; et tu t’arrêteras sur ce rocher : il arrivera que, quand ma gloire passera, je te mettrai dans l’ouverture du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé, et je retirerai ma main, et tu me verras par-derrière : quant à ma face, elle ne se montrera point à tes yeux gt. » L’Écriture n’ajoute pas que ces paroles se soient accomplies et montre assez par là qu’elles désignent l’Église en allégorie. Le rocher près du Seigneur représente l’Église, son temple, bâtie elle-même sur le roc : en un mot, il y a entre cette allégorie et les traits de ce récit une exacte concordance. Cependant si Moïse avait souhaité voir les clartés du Seigneur, sans mériter cette grâce, Dieu n’aurait pas dit an livre des Nombres à son frère Aaron et à sa sœur Marie : « Écoutez mes paroles : s’il y a quelque prophète parmi vous en l’honneur du Seigneur, je me ferai connaître à lui en vision et je lui parlerai en songe. Il n’en est pas ainsi de mon serviteur Moïse, qui est fidèle dans toute ma maison. Je parle avec lui bouche à bouche ; et il m’a vu en effet, et non obscurément ni par image gu. » Ces paroles ne peuvent s’entendre d’une forme matérielle qui rendait Dieu visible au corps ; il s’adressait en effet face à face, bouche à bouche à Moïse, quand ce dernier le pria « de se montrer lui-même » et même, au moment qu’il adressait ces reproches au frère et à la sueur, moins agréables que Moïse à ses yeux, il empruntait la forme d’une créature qui frappait leurs regards. Il l’a donc vu tel que Dieu se révèle lui-même, dans cette vision ineffable où il se montre et parle à l’âme avec une ineffable clarté. Aucun homme ne peut jouir de cette vision, tant qu’il vit de l’existence mortelle qui reste attachée aux sens : il faut mourir à cette vie, soit en quittant le corps, soit en se trouvant si complètement soustrait à l’influence des sens, qu’il devient impossible de dire si, pendant cette extase sublime, on était ravi avec ou sans son corps gv.

CHAPITRE XXVIII. LE TROISIÈME CIEL ET LE PARADIS DONT PARLE L’APÔTRE PEUVENT S’ENTENDRE DE CETTE TROISIÈME ESPÈCE DE VISION.

56. Cette troisième espèce de vision, la plus élevée de toutes, dégagée à la fois de toute perception des sens et de toute conception des corps par l’imagination, peut être le troisième ciel dont parle l’Apôtre : c’est là qu’on voit Dieu dans sa clarté, vision qui exige un cœur pur et qui a fait dire : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu gw. » Ce n’est point cette vision à laquelle concourent les sens ou l’imagination et qui, nous montre Dieu comme dans un miroir, à travers des énigmes gx ; c’est une vision qui nous le montre face à face gy et, comme il est écrit de Moïse, bouche à bouche, je veux dire, dans son essence, à ce degré où peut la comprendre la, faiblesse d’une intelligence humaine qui ne peut être adéquate à l’intelligence divine, quoiqu’elle soit purifiée des souillures de la terre et ravie en une extase où tout commerce avec les sens et l’imagination est rompue ; vision à laquelle nous sommes étrangers pendant que nous voyageons sous le poids de cette chair mortelle et corruptible, et que nous vivons de la vie des justes, dans la foi, non dans la claire vue gz. Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu ainsi montrer à ce grand Apôtre, au maître des Gentils, ravi en une vision si haute, l’éternelle vie dont nous vivrons après cette existence mortelle ? Pourquoi ne pas voir là le paradis, en dehors de celui où Adam a vécu de la vie du corps, au milieu des bosquets et des fruits ? Sans doute l’Église, qui nous rassemble dans le sein de sa charité, a été appelée un paradis avec des fruits délicieux ha. Mais c’est là une allégorie, comme le Paradis où Adam a vécu réellement est une figure prophétique de l’Église. Un examen plus attentif démontrerait peut-être que le paradis matériel, où Adam vécut de la vie des sens, était le symbole et de la vie des justes ici-bas, au sein de l’Église, et de la vie éternelle qui doit la suivre : c’est ainsi que Jérusalem, qui signifie vision de la paix, tout en étant ici-bas une cité terrestre, désigne soit la mère éternelle et céleste de ceux « qui sont sauvés en espérance et qui attendent avec constance ce qu’ils ne voient pas encore hb » cette mère qui a fait dire « que la femme délaissée avait plus d’enfants que celle qui avait un époux hc ; soit la mère des saints Anges qui voient éclater dans l’Église la sagesse multiple de Dieu hd » et en compagnie desquels nous vivrons après ce pèlerinage, sans fin comme sans souffrance.

CHAPITRE XXIX. Y A-T-IL PLUSIEURS DEGRÉS DANS. LA VISION SPIRITUELLE OU RATIONNELLE, COMME IL Y A PLUSIEURS CIEUX

57. En admettant que tel soit le troisième ciel où fut ravi l’Apôtre, faut-il croire qu’il y ait un quatrième ciel ou même plusieurs autres au-dessus ? Quelques-uns en comptent huit, d’autres neuf ou même dix : ils en distinguent même plusieurs superposés dans le seul qu’on appelle firmament : de là, pour prouver que ces cieux sont matériels, des raisonnements, des conjectures qu’il serait trop long d’analyser ici. S’il y a plusieurs cieux, on peut soutenir, démontrer peut-être que les visions spirituelles et rationnelles admettent aussi différents degrés, où l’on atteint selon que l’on a reçu des révélations plus ou moins claires. Quelle que soit la valeur et le nombre de ces hypothèses, je ne connais pour ma part et je ne puis enseigner que ces trois ordres de vision. S’agit-il de définir les espèces dans chacun des trois genres et les degrés divers dans chaque espèce ? Je reconnais mon ignorance.

CHAPITRE XXX. LA. VISION SPIRITUELLE EST TANTÔT INSPIRÉE TANTÔT NATURELLE.

58. La lumière visible enveloppe le ciel que nous voyons au-dessus de la terre et dans lequel brillent les lumières et les astres, corps bien supérieurs aux corps terrestres ; il en est de même de la lumière immatérielle qui, dans la vision spirituelle, éclaire les représentations des corps. Les visions de cette sorte, en effet, sont parfois supérieures et divines et ont pour principe l’action surnaturelle des Anges ; nous communiquent-ils leurs pensées par une intime et toute-puissante union avec nos esprits, ont-ils un moyen mystérieux de former les visions au-dedans de nous ? C’est une question difficile à résoudre et plus encore à formuler avec précision. Parfois au contraire, les visions appartiennent à l’ordre naturel commun : elles naissent sous mille formes dans notre esprit ou s’y élèvent à la suite des impressions que nous ressentons selon nos dispositions physiques et morales. Les hommes en effet ne se contentent pas de se figurer leurs occupations et de les concevoir dans la veille ; ils songent à leurs besoins en dormant ; c’est alors qu’ils conduisent leurs affaires à leur gré et que tel s’était couché dans les tourments de la faim et de la soit, qui dévore en songe les mets et les vins exquis. Entre ces visions et celles qu’envoient les Anges, il y a le même intervalle, j’imagine, qu’entre les choses du ciel et celles de la terre.

CHAPITRE XXXI. DANS LA VISION INTELLECTUELLE, IL FAUT DISTINGUER ENTRE LES IDÉES QUE L’ÂME CONÇOIT ET LA LUMIÈRE QUI LES ÉCLAIRE. DIEU EST LA LUMIÈRE DE L’ÂME.

59. On peut faire la même remarque pour les visions rationnelles : elles nous offrent des objets qui se voient dans l’âme même, par exemple, les vertus, opposées aux vices, tantôt celles dont l’usage est éternel, comme la piété, tantôt celles qui sont indispensables à cette vie mais qui cessent de s’exercer avec elle, comme la foi qui nous fait croire ce que nous ne voyons pas encore, l’espérance qui nous fait attendre avec fermeté l’avenir, la patience qui nous aide à supporter l’adversité, jusqu’à ce que nous ayons atteint notre but. Ces vertus sont nécessaires en ce monde pour accomplir notre pèlerinage ; elles cesseront dans cette autre vie qu’elles servent à nous faire conquérir. Cependant nous les concevons par l’intelligence en elles-mêmes : car elles ne sont ni des corps ni des représentations corporelles. Mais ces vertus sont distinctes de la lumière qui éclaire l’âme et qui lui révèle dans toute sa vérité ce qu’elle conçoit en elle-même ou au sein de cette lumière. La lumière en effet est Dieu lui-même, tandis que l’âme est une créature qui malgré sa raison, son intelligence, sa ressemblance avec Dieu, vacille par sa faiblesse naturelle, quand elle essaie de contempler cette clarté qu’elle ne peut soutenir. Néanmoins, c’est à cette lumière qu’elle doit tout ce qu’elle comprend dans la mesure de ses forces. Lors donc qu’elle est ravie dans ces régions et que soustraite aux impressions de la chair, elle est en face de cette vision qu’elle, contemple en dehors de l’espace, d’après le mode purement rationnel, elle aperçoit au-dessus d’elle cette lumière qui l’aide à découvrir tout ce qu’elle voit, même en elle, par l’intelligence.

CHAPITRE XXXII. OU VA L’ÂME DÉPOUILLÉE DU CORPS ?

60. Veut-on savoir si l’âme, une fois sortie du corps, va dans un lieu, si elle rencontre un séjour qui renferme non les corps, mais des représentations matérielles, ou enfin si elle s’élève au-dessus des corps et de leurs images ? Je réponds sans hésiter que l’âme ne peut s’en aller dans un lieu à moins d’avoir un corps et que sans corps elle ne peut être transportée dans un lieu. A-t-elle un corps après être sortie de celui qu’elle habitait ici-bas ? Qu’on le démontre si on le peut. Pour moi, je n’en crois rien ; l’homme après la mort est à mes.yeuxspirituel sans aucun organisme. Selon ses mérites l’âme vole vers les choses spirituelles, ou descend dans un séjour de peine qui est l’image d’un lieu, semblable à celui qu’ont vu certaines personnes, lesquelles ravies hors de leurs corps et presque mortes, ont contemplé les peines de l’enfer et devaient par conséquent garder certains rapports avec le corps, puisqu’elles pouvaient être transportées dans un pareil séjour et y éprouver de pareilles sensations. Car, je ne comprendrais pas que l’âme gardât une certaine analogie avec son corps dans des visions où, le corps étant inanimé sans d’être complètement mort, elle vient contempler un spectacle pareil à celui que nous ont dépeint une foule de personnes revenues ensuite à elles-mêmes, et qu’elle ne pût la garder lorsque la mort l’a séparée absolument du corps. Ainsi, donc elle va ou ressentir des peines ou goûter un repos et une joie qui comme les peines représentent les mêmes sentiments, les mêmes émotions qu’on éprouverait avec le corps.

61. N’allons pas croire en effet que ces peines, ce repos et cette joie soient chimériques ; les représentations de la réalité ne sont fausses qu’autant que, dans un moment d’illusion, on prend l’apparence pour la réalité et réciproquement. Lorsque Pierre voyait la nappe et les animaux symboliques, il se trompait en prenant ces ligures pour des corps vivants he. Quand il était délié par l’ange, qu’il marchait, qu’il exécutait tous ces mouvements réels en se croyant dupe d’un songe hf, il se trompait encore. Sur la nappe, en effet, étaient des symboles qui lui semblaient des réalités ; sa délivrance, qui s’accomplissait sous ses yeux, par là même qu’elle était surnaturelle, lui semblait une pure imagination. Mais dans les deux cas l’illusion consistait à prendre l’image pour la réalité et la réalité pour l’image. Les émotions de plaisir ou de peine, que les âmes éprouvent après la mort, ne sont donc pas des impressions physiques ; elles les représentent, puisque les âmes se voient elles-mêmes comme si elles avaient leurs corps ; mais elles n’en sont pas moins des émotions réelles de joie ou de peine que ressent une substance immatérielle. Quelle différence n’y a-t-il pas entre un songe triste ou riant ! Bien des gens, qu’un songe avait mis au comble de leurs désirs, ont été fâchés de se réveiller ; d’autres, après un songe où ils avaient été exposés aux alarmes les plus vives, aux supplices les plus cruels, tremblent à la pensée de se rendormir, de peur de revoir apparaître les mêmes souffrances. Or on ne peut douter que les représentations des tortures infernales ne soient plus vives et par conséquent ne causent des souffrances plus affreuses. En effet ceux qui ont été soustraits à l’influence des organes plus complètement que dans le sommeil, quoique moins absolument que par la mort, disent qu’ils ont vu des représentations d’une énergie bien supérieure à celles des Anges. L’enfer est donc, selon moi, une réalité spirituelle et non physique.

CHAPITRE XXXIII. DE L’ENFER. – QUE L’ÂME EST IMMATÉRIELLE. – DU SEIN D’ABRAHAM.

62. Il ne faut pas écouter les gens qui prétendent que l’enfer se fait sentir dans la vie présente et qu’il n’est rien après la mort. Qu’ils expliquent ainsi les fictions des poètes, c’est leur affaire ; notre devoir est de ne pas nous écarter des paroles de l’Écriture, à qui seule nous devons ajouter foi sur ce point. Il nous serait néanmoins facile, de prouver que les philosophes profanes n’ont pas eu le moindre doute sur la réalité d’un état qui attend les âmes après la vie ici-bas. Une question importante est de savoir à quel titre on peut dire que les enfers, s’ils ne sont pas un lieu déterminé, sont sous terre, et d’où ce nom peut leur venir, s’ils ne sont pas situés sous la terre
2, ch. 24, n. 2
. L’âme n’est point corporelle ; ce n’est pas seulement mon opinion, c’est pour moi une vérité incontestable que je ne crains pas de proclamer. Cependant on ne saurait nier qu’elle garde une certaine ressemblance avec l’organisme ; autant vaudrait nier que c’est l’âme qui dans un songe se voit marcher, asseoir, aller, revenir, voler même, opérations qui supposent quelque ressemblance avec, le corps. Si donc elle garde dans les enfers une certaine ressemblance spirituelle et non physique avec le corps, il semble que le séjour de repos ou de souffrance, qui lui est réservé après la mort n’est pas corporel, mais semblable seulement à un séjour corporel.

63. Je n’ai pu encore trouver, je l’avoue, qu’on nomme enfers le séjour où reposent les âmes des justes. On croit avec quelque apparence de raison que l’âme du Christ descendit jusqu’aux lieux où les pécheurs sont tourmentés, afin de délivrer ceux qui lui en paraissaient dignes d’après les décrets mystérieux de la justice. Ce passage : « Dieu l’a ressuscité, après qu’il eut fait cessé dans les enfers les douleurs qui ne pouvaient l’arrêter hh » ne peut s’entendre, selon moi, qu’en admettant qu’il fit cesser les douleurs de quelques malheureux, parce qu’il est le Maître absolu, en vertu de cette puissance devant qui tout fléchit le genou au ciel, sur la terre et dans les enfers hi, et qui l’empêcha d’être arrêté par les douleurs de ceux qu’il délivrait. Abraham, ou le pauvre qui était dans son sein, en d’autres termes, dans le séjour où il goûtait le repos, n’habitaient point le lieu des tourments ; car il existait un abîme immense entre ces justes et les supplices de l’enfer ; aussi ne dit-on pas que l’enfer était leur séjour. « Il arriva que le pauvre mourut et les Anges le portèrent dans le sein d’Abraham : le riche aussi mourut et fut enseveli ; et comme il était dans les enfers au milieu des tourments, il vit de loin Abraham hj. » Comme on le voit, c’est par l’enfer qu’on désigne le séjour où le riche est aussi, et non celui où le pauvre goûte le repos.

64. Ces paroles de Jacob à ses enfants : « Vous conduirez ma vieillesse au milieu de la tristesse jusqu’aux enfers hk » semblent montrer chez ce patriarche la crainte d’être exposé à une tristesse coupable qui le conduirait aux enfers et non au séjour des bienheureux. La tristesse en effet n’est pas un mal peu dangereux pour l’âme, puisque l’Apôtre montre la plus vive sollicitude pour empêcher un homme de succomber sous le poids de la tristesse hl. Je cherche donc et je ne puis trouver dans les livres canoniques de passage où le mot d’enfer soit pris en bonne part. Personne n’oserait aller jusqu’à dire que le sein d’Abraham, le repos où les Anges introduisirent le pieux Lazare, n’aient pas ici un sens favorable. Je ne vois donc pas à quel titre on pourrait placer dans.lesenfers ce séjour de paix.

CHAPITRE XXXIV. DU PARADIS ET DU TROISIÈME CIEL OU FUT RAVI SAINT PAUL.

65. Mais cette question, que nous débattons en cherchant la vérité avec ou sans succès, ne doit pas nous faire oublier qu’il est temps de terminer ce long ouvrage. Nous avons ouvert cette discussion sur le Paradis à propos du passage où l’Apôtre dit qu’à sa connaissance un homme fut ravi jusqu’au troisième ciel sans savoir si ce fut avec son corps on en dehors de son corps, qu’il fut ravi jusqu’au Paradis où il entendit des paroles ineffables que l’homme ne peut entendre ; et nous ne voulons pas affirmer témérairement que le Paradis est dans le troisième ciel, ou que cet homme fut ravi au troisième ciel d’abord, ensuite transporté dans le Paradis. Puisque le mot Paradis, qui à l’origine signifie parc, est devenu une métaphore pour désigner tout séjour même spirituel où l’âme est heureuse, on peut appeler ainsi non seulement le troisième quel qu’il soit, avec son élévation et ses grandeurs, mais encore la joie qu’une bonne conscience inspire à l’homme. C’est ainsi que l’Église est nommée le paradis de tous ceux qui vivent dans la tempérance, la piété, la justice hm, paradis qui est une source de grâces et de pures délices : au milieu même des tribulations on s’y glorifie, on se réjouit de la patience, « parce que les consolations de Dieu y proportionnent la joie à la multitude des douleurs qui affligent le cœur hn. » Combien donc est-on plus fondé encore à appeler de ce nom le sein d’Abraham où l’on ignore les tentations, où l’on trouve le repos après toutes les misères de cette vie ? Là aussi règne une lumière vive et propre à ce séjour ; de l’abîme de tourments et de ténèbres où il est plongé, le riche peut la voir malgré un intervalle immense, et reconnaître à sa clarté le pauvre qu’il avait autrefois dédaigné.

66. Si donc on dit ou on croit que les enfers sont situés sous la terre, c’est que l’on y montre en esprit, par des représentations de la réalité, à toutes les âmes qui ont mérité l’enfer, en péchant par amour pour la chair, ce qui d’ordinaire frappe la chair et l’enfonce dans la matière. D’ailleurs le mot enfer dérive en latin de l’adverbe infra (inférieurement). Or, de même que les lois de la pesanteur font tomber les corps d’autant plus bas qu’ils sont plus lourds ; de même au point de vue moral, plus une chose est triste, plus elle est basse. Cela explique pour quoi en grec le mot qui désigne l’enfer vient, diton, de la tristesse qui règne dans ce séjour
Ades a-dus, sans plaisir
. Cependant notre Sauveur, après sa mort, n’a pas dédaigné de visiter ces tristes lieux, afin d’en faire sortir ceux qu’il en jugeait dignes dans sa justice souveraine. En disant donc au bon larron : « Tu seras aujourd’hui avec moi dans le Paradis hp » il ne promet point à son âme l’enfer Où les méchants sont punis, mais le séjour du repos, comme le sein d’Abraham ; d’ailleurs il n’est aucun espace où ne soit le Christ, puisqu’il est la Sagesse qui « atteint « partout à cause de sa pureté hq; » ou encore le Paradis, soit qu’il se confonde avec le troisième ciel, soit qu’il s’élève au-dessus, dans une région où fut ravi l’Apôtre. Il est aussi possible qu’on ait désigné sous ces noms divers le séjour où résident les âmes des bienheureux.

67. Si donc on entend par le premier ciel, l’espace matériel qui s’étend au-dessus de la terre et des eaux ; par le second, l’image du ciel conçu par l’esprit, tel, par exemple, que celui d’où Pierre vit en extase descendre une nappe chargée d’animaux hr; par le troisième enfin la région immatérielle où pénètre l’intelligence dégagée de tous liens, de tout commerce avec la chair purifiée de toute souillure, et où il lui est donné de voir et d’entendre, dans une vision ineffable, et dans la charité du Saint-Esprit, l’essence même de Dieu, le Verbe divin par qui tout a été créé, il est permis de croire que c’est là le troisième ciel où fut ravi l’Apôtre hs, le paradis supérieur peut-être et, s’il faut le dire, le Paradis des Paradis. Car, si l’âme juste trouve un motif de joie en voyant le bien dans toute espèce de créature, peut-il y avoir une joie plus haute que celle qui liait à la vue du Verbe, le créateur de l’univers ?

CHAPITRE XXXV. LA RÉSURRECTION EST NÉCESSAIRE POUR ACHEVER LE BONHEUR DES AMES JUSTES.

68. On va peut-être se demander ici quelle nécessité il y a pour les âmes justes de reprendre leurs corps par la résurrection, puisqu’elles n’ont pas besoin du corps pour goûter la félicité souveraine. La question est trop difficile pour que je puisse la traiter ici complètement ; cependant il est incontestable que l’intelligence humaine, soit dans une extase qui l’arrache à ses sens, soit dans la vision que, dégagée de la chair, elle contemple au-dessus de toutes les représentations corporelles, après la mort ; il est incontestable, dis-je, qu’elle est incapable de voir l’essence divine aussi parfaitement que les Anges. Sans exclure une raison plus profonde, je crois qu’elle a un penchant trop naturel pour gouverner le corps. Ce penchant l’arrête en quelque sorte dans son essor, et l’empêche de tendre avec toute son activité au plus haut des cieux, tant qu’elle n’a pas pour enveloppe ce corps qu’elle doit gouverner pour sentir ses inclinations satisfaites. Si le corps était difficile à gouverner, « comme cette chair qui se corrompt et pèse sur l’âme ht » et qui naît par la propagation du péché, l’âme éprouverait un obstacle plus insurmontable encore à contempler le haut des cieux : il a donc fallu d’abord la soustraire complètement à l’organisme, afin de lui montrer comment elle pourrait s’élever jusqu’à cette vision sublime. Puis, quand le corps sera devenu spirituel, grâce à la résurrection, et que l’âme sera « l’égale des anges » elle aura atteint la perfection à laquelle tend sa nature ; elle pourra tour-à-tour obéir et commander, donner et recevoir la vie, au sein d’un bonheur ineffable qui de son fardeau ici-bas fera un instrument de gloire.

CHAPITRE XXXVI. QUEL SERA LE CARACTÈRE DE CETTE TRIPLE VISION DANS LA BÉATITUDE ?

69. En effet trois espèces de vision se retrouveront dans la béatitude, mais en dehors de toutes les illusions que nous valent les sens et l’imagination : à plus forte raison en sera-t-il de même des visions intellectuelles qui auront un degré de clarté et de vivacité bien supérieur à l’évidence qu’ont aujourd’hui pour nous les perceptions sensibles. Cependant, ce sont ces perceptions auxquelles tant de gens s’abandonnent et en dehors desquelles ils ne veulent reconnaître rien de réel. Les vrais sages au contraire, quoiqu’ils soient plus fortement frappés par les sensations, regardent comme infiniment plus certaines les idées qu’ils découvrent avec la raison, indépendamment des sens et de l’imagination : et pourtant ils sont impuissants à percevoir ces vérités par la raison avec autant de vivacité qu’ils perçoivent les corps avec les sens. Quant aux saints Anges, ils président à ces visions pour les contrôler, sans toutefois s’y abandonner comme si elles étaient plus frappantes et plus naturelles ; ils discernent le sens caché sous les images, ils manient pour ainsi dire les symboles avec tant de puissance, qu’ils peuvent les communiquer à l’imagination humaine dans une révélation ; ils voient en même temps l’essence immuable du Créateur si parfaitement, qu’ils la contemplent et l’aiment de préférence à tout le reste : c’est le principe de tous leurs jugements, le centre et la fin de tous leurs actes et des directions qu’ils impriment. L’Apôtre eut beau être arraché à l’influence des sens, ravi au troisième ciel et transporté dans le paradis, il lui manqua, pour avoir des choses une connaissance pleine et achevée, le privilège des Anges ; car il ignora s’il était avec ou sans son corps. Nous aurons aussi ce privilège, quand la résurrection nous aura rendu nos organes, quand ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, et que ce corps mortel aura revêtu l’immortalité hu. » L’évidence seule, sans mélange d’illusion et d’ignorance, avec un ordre lumineux, régnera dans les visions sensibles, spirituelles, rationnelles, au sein de la perfection et du bonheur dont jouira alors la créature.

CHAPITRE XXXVII. DE L’OPINION DE QUELQUES DOCTEURS SUR LE TROISIÈME CIEL.

70. Quelques-uns de ceux qui ont commenté avant moi l’Écriture sainte en restant fidèles à la doctrine catholique, ont soutenu, je le sais, que le troisième ciel dont parle l’Apôtre, laissait apercevoir une triple distinction entre l’homme corporel, animal, spirituel, et que l’Apôtre eut un ravissement pour contempler dans la vision la plus haute ce troisième ordre des vérités de l’esprit, ordre qui, même ici-bas, provoque chez l’homme spirituel un enthousiasme au-dessus de tout et devient le but de ses aspirations. J’ai adopté les termes de spirituel et de rationnel pour désigner ce qu’ils entendent peut-être sous les mots d’homme animal et spirituel. Je n’ai fait que changer les mots, et j’ai expliqué suffisamment, je crois, au début de ce livre, les motifs de ma préférence. Si cette discussion est exacte, autant qu’il a dépendu de ma faiblesse, le lecteur spirituel l’approuvera et même, avec la grâce de Dieu, en profitera pour arriver à un plus haut degré de spiritualité. Terminons ici cet ouvrage divisé en douze livres.

FIN.

Cette traduction est l’œuvre de M. CITOLEUX.
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