abJn 1, 61
ajSir 28, 25
baDan 3, 87
ccSag 2, 1
crSir 18, 6
dgCan 8, 5, suiv. les Septante
doCan 7, 6, suiv. les Septante
eaIbid
ejId

‏ John 13:2-32

CINQUANTE-CINQUIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CE PASSAGE : « AVANT LE JOUR DE LA FÊTE DE PÂQUES JÉSUS SACHANT QUE SON HEURE ÉTAIT VENUE », JUSQU’À CET AUTRE : « ET IL SE MIT À LAVER LES PIEDS DE SES DISCIPLES ET À LES ESSUYER AVEC LE LINGE DONT IL ÉTAIT CEINT. (Chap 13, 1-5)

LA PÂQUE.

La fête de Pâques, c’est-à-dire, du passage des Israélites dans la terre promise, était l’annonce et la figure du passage de Jésus-Christ de ce monde à son Père, de notre passage de l’état du péché à l’état de la grâce. En cette fête, le Sauveur, qui devait donner à ses disciples la preuve du plus sincère amour en mourant pour eux, se mit à laver leurs pieds, même ceux de Judas, continuant ainsi à pratiquer l’humilité manifestée dans son Incarnation.

1. Nous voici parvenus au récit que Jean nous fait de la cène du Seigneur. Nous devons, avec la grâce de Dieu, l’exposer convenablement et l’expliquer selon qu’il nous donnera de le faire. « Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin ». Le mot Pâque, mes frères, n’est pas, comme quelques-uns le pensent, un mot grec, mais bien un mot hébreu. Cependant il se présente très à propos sur ce mot une certaine concordance des deux langues. Comme souffrir, en grec, se dit pasxein, il semble que la passion est appelée Pâque, comme si ce nom indiquait les souffrances du Sauveur. Mais le mot Pâque, en sa propre langue, qui est la langue hébraïque, signifie passage. C’est pour cela que le peuple hébreu célébra la Pâque pour la première fois, lorsque, s’enfuyant d’Égypte, il passa la mer Rouge a. Maintenant donc cette figure prophétique est accomplie dans la vérité, puisque, comme un agneau, Jésus-Christ est conduit au lieu de son immolation b ; puisque son sang, qui teint nos portes, c’est-à-dire puisque le signe de la croix, dont nos fronts sont marqués, nous délivre de la corruption de ce siècle comme en quelque sorte de la mort et de la captivité d’Égypte c ; nous effectuons ce passage salutaire, lorsque, de l’empire du diable, nous passons à celui de Jésus-Christ, et que, de ce monde si fragile, nous passons à son royaume inébranlable. Nous passons vers Dieu qui demeure toujours, pour ne point passer avec le monde qui s’en va. Louant Dieu de cette grâce qu’il nous a faite, l’Apôtre dit de lui « qu’il nous a arrachés de la puissance des ténèbres et nous a transportés dans le royaume du Fils de son amour d ». L’Évangéliste donc, comme pour nous expliquer ce mot de Pâque, qui, je l’ai dit, signifie passage, commence ainsi : « Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer « de ce monde à son Père ». Voilà la Pâque, voilà le passage : le passage de quel endroit à quel endroit ? « De ce monde à son Père ». Et ce passage du chef donne à ses membres une ferme espérance qu’ils le suivront. Mais que deviendront les infidèles, et ceux qui sont séparés de ce chef et de son corps ? Ne passeront-ils pas aussi, puisqu’ils ne demeureront pas toujours à leur place ? Ils passeront assurément eux-mêmes ; mais autre chose est de passer de ce monde, autre chose est de passer avec ce monde ; autre chose est de passer vers le Père, autre chose est de passer à l’ennemi. Les Égyptiens aussi ont passé ; mais s’ils ont passé la mer, ç’a été pour tomber dans les bras de la mort, et non pour entrer dans le royaume de Dieu.

2. « Jésus donc sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin ». Sans doute afin qu’ils fussent à même de passer de ce monde où ils se trouvaient vers leur chef qui en était sorti. Que veut dire, en effet, « jusqu’à la fin », sinon jusqu’à Jésus-Christ ? « Jésus-Christ », dit l’Apôtre, « est la fin de la loi, pour la justification de tous ceux qui croient e ». Il est la fin, non pas où finissent les choses, mais où elles trouvent leur perfection ; la fin où nous devons parvenir, mais non trouver la mort. C’est en ce sens qu’il faut entendre ces mots : « Jésus-Christ, notre Pâque, a été immolé f ». Il est notre fin, c’est à lui que nous devons passer. Je sais bien que ces paroles de notre Évangile peuvent s’entendre d’une manière tout humaine ; voici comment : puisqu’il a aimé les siens jusqu’à la mort, on peut dire « qu’il les a aimés jusqu’à la fin ». Mais c’est là un sentiment tout humain, qui n’a rien de divin. Il ne nous a pas aimés seulement jusqu’à la mort, puisqu’il nous a toujours aimés et qu’il nous aimera sans cesse. Loin de nous la pensée que son amour ait fini par sa mort, puisqu’il n’a pas lui-même fini par la mort. Le riche superbe et impie de l’Évangile a aimé ses cinq frères, même après sa mort g. Et Jésus-Christ ne nous aurait aimés que jusqu’à sa mort ? Dieu nous garde de le penser, mes très-chers frères. Car il ne nous aurait pas aimés jusqu’à mourir pour nous, si son amour avait dû finir avec sa mort. On pourrait néanmoins entendre ces paroles : « Il les a aimés jusqu’à la fin », en ce sens qu’il les a aimés au point de vouloir mourir pour eux. Il l’a témoigné lui-même en disant : « Personne ne « peut montrer un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis h ». C’est pourquoi je n’improuve pas ceux qui veulent que ces paroles : « Il les aima jusqu’à la fin », signifient que son amour l’a conduit jusqu’à mourir pour eux.

3. « Et après que le souper fut fait, le diable ayant déjà mis dans le tueur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le livrer, Jésus sachant que le Père lui avait donné toutes choses entre les mains, et qu’il était sorti de Dieu, et qu’il retournait à Dieu, se lève du souper, quitte ses vêtements, et, ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite il versa de l’eau dans un bassin et commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ». Par ces mots, après que le souper fut fait, nous ne devons pas entendre que le souper était terminé et achevé ; car on était encore à table lorsque Notre-Seigneur se leva et lava les pieds de ses disciples. Après cela, en effet, il se remit à table, et c’est alors qu’il donna le morceau de pain à celui qui devait le trahir. Le repas n’était donc pas fini, puisqu’il y avait encore du pain sur la table. Ainsi donc, après le souper veut dire après que le souper fut préparé et servi sur la table prêt à être mangé.

4. Quant à ce qu’il est dit « que le diable avait déjà mis dans le cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le trahir », si vous demandez ce qui fut mis dans le cœur de Judas, évidemment ce fut le « dessein de le trahir ». Cette transmission d’un pareil dessein est une suggestion toute spirituelle elle ne se fait point par les oreilles, mais par la pensée ; le corps n’y a aucune part, tout se passe dans l’esprit. Car tout ce qui est appelé spirituel ne doit pas toujours être pris en bonne part. L’Apôtre parle des esprits de malice répandus dans l’air, et contre lesquels il assure que nous avons à lutter. Or, il n’y aurait point de méchancetés spirituelles i, s’il n’y avait aussi des esprits méchants ; car le mot spirituel vient de celui d’esprit. Mais comment se fait-il que les suggestions du diable se glissent dans la pensée humaine et se mêlent de telle sorte à cette pensée que l’homme les regarde comme ses propres pensées à lui ? Qui peut le savoir ? Nous ne pouvons douter non plus que les bonnes pensées ne viennent de même sorte du bon esprit et secrètement et spirituellement. Ce qui nous importe, c’est de savoir auxquelles de ces pensées l’âme humaine consent, si c’est aux mauvaises, quand elle est privée du secours de Dieu parce qu’elle l’a mérité, ou aux bonnes, quand elle est aidée par la grâce. Déjà donc le diable avait fait naître dans le cœur de Judas le dessein de trahir son maître, que cependant il n’avait pas encore reconnu pour son Dieu. Il était venu au repas pour espionner son Pasteur, tendre des pièges à son Sauveur et vendre son Rédempteur. Tel il était venu, Jésus le voyait et le supportait : pour lui, il croyait n’être pas connu et il se trompait sur le compte de celui qu’il voulait tromper. Mais Jésus, voyant ce qui se passait dans son cœur, le faisait sciemment servir, à son insu, à l’accomplissement de ses desseins.

5. « Sachant que le Père lui avait mis toutes choses entre les mains » ; par conséquent aussi celui qui le trahissait ; car s’il ne l’avait pas eu entre les mains, il ne s’en serait pas servi comme il le voulait. Le traître se trouvait donc en la puissance de Celui qu’il voulait livrer, et du mal qu’il faisait en le livrant devait résulter un bien qu’il ne soupçonnait pas. Car Notre-Seigneur savait ce qu’il faisait pour ses amis, en souffrant avec tant de patience ce que lui faisaient ses ennemis. Et c’est ainsi que le Père lui avait tout remis entre les mains : les maux, pour en user ; les biens, pour les produire. « Il savait aussi qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu » ; sans cependant avoir quitté Dieu quand il venait à nous, et sans nous abandonner ; quand il retournait à lui.

6. Jésus sachant cela « se lève de table et a quitte ses vêtements, et ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite il met de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ». Nous devons, mes très chers frères, remarquer avec soin l’intention qu’a eue l’Évangéliste en nous parlant de cet acte d’humilité si grande de Notre-Seigneur ; il a commencé par nous donner une haute idée de sa grandeur ; c’est dans ce dessein qu’il a dit : « Il savait que le Père lui a donné toutes choses entre les mains, et qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu ». Celui donc à qui le Père a remis toutes choses entre les mains, lave, non les mains, mais les pieds de ses disciples, et lui qui savait être sorti de Dieu et retourner à Dieu, il remplit l’office, non d’un Seigneur Dieu, mais d’un homme esclave. Et si l’Évangéliste a parlé d’un traître qui était venu dans la pensée de le livrer, mais que le Sauveur connaissait bien pour tel, c’est pour nous montrer le comble de l’humilité où il est descendu, en ne dédaignant pas de laver les pieds de celui dont il prévoyait que les mains allaient se souiller d’un pareil crime.

7. Est-il étonnant que celui qui, ayant la forme de Dieu, s’est anéanti lui-même, se soit levé de table et dépouillé de ses vêtements ? Y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’il se soit ceint d’un linge, celui qui, prenant la forme d’esclave, a été trouvé semblable à un homme j ? Est-il étonnant qu’il ait mis de l’eau dans un bassin, pour laver les pieds de ses disciples, lui qui a répandu son sang sur la terre, pour effacer la souillure des péchés ? Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’avec le linge dont il était ceint, il ait essuyé les pieds qu’il venait de laver, lui qui, dans la chair dont il était revêtu, a confirmé tous les dires des Évangélistes ? Il est vrai que, pour se ceindre d’un linge, il quitta les vêtements qu’il avait, tandis que pour prendre la forme d’esclave au moment où il s’anéantit lui-même, il ne quitta pas ce qu’il avait, mais il prit ce qu’il n’avait pas. Pour être crucifié, il fut dépouillé de ses vêtements, et quand il fut mort on l’enveloppa dans un linceul. Et toute sa passion a servi à nous purifier. Avant donc de souffrir les derniers tourments, il a voulu s’abaisser, non seulement devant ceux pour qui il allait subir la mort, mais encore devant celui qui devait le livrer à la mort. L’humilité est d’une importance si grande pour l’homme, que Dieu dans sa grandeur a voulu lui en laisser un exemple complet ; car l’homme aurait péri à jamais victime de son orgueil, si Dieu ne l’avait sauvé par son humilité. Le Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu k. Or, l’homme s’était perdu en imitant l’orgueil de son séducteur ; puisqu’il est retrouvé, qu’il imite l’humilité de son Rédempteur.

CINQUANTE-SIXIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES : « IL VINT DONC À SIMON PIERRE », JUSQU’À CES AUTRES : « CELUI QUI EST LAVÉ N’A PLUS BESOIN QUE DE SE LAVER LES PIEDS ; ET IL EST PUR TOUT ENTIER ». (Chap 13,6-10.)

LE LAVEMENT DES PIEDS.

S’étant levé de table et ceint d’un linge, le Sauveur s’approcha de Pierre pour lui laver les pieds ; à cette vue, Pierre s’écria : Non, Seigneur ! – Alors, tu n’auras point de part avec moi.— Lavez-moi donc aussi la tête et les mains.— Celui qui est pur n’a besoin que de se laver les pieds.— En effet, si pures que soient notre conscience et nos intentions, nous touchons au monde, au moins par nos pieds, c’est-à-dire, nos affections, et il est impossible que ce contact ne nous communique pas quelque souillure.

1. Lorsque le Seigneur lavait les pieds des disciples, « il vint à Simon Pierre, et Pierre lui dit : Seigneur, vous me lavez les pieds ? » En effet, qui n’eût été effrayé de voir le Fils de Dieu lui laver les pieds ? Aussi quelle témérité, pour un serviteur, de résister à son maître, pour un homme, de résister à son Dieu ! Néanmoins, Pierre aima mieux prendre ce parti que de souffrir que son Seigneur et son Dieu lui lavât les pieds. Nous ne devons pas croire que seul entre les, autres il ait éprouvé cette répugnance et résisté, tandis que les autres avant lui auraient laissé faire le Sauveur sans lui opposer aucune résistance. Il serait plus facile, sans doute, d’entendre en ce sens les paroles de notre Évangile ; car après ces mots : « Jésus commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint », il est dit : « Il vint donc à Simon Pierre », comme si Jésus avait déjà lavé les pieds à quelques-uns de ses disciples, et n’était venu qu’ensuite au premier d’entre eux. Tout le monde sait, en effet, que le premier des Apôtres était le bienheureux Pierre. Mais il faut bien se garder d’entendre ainsi ce que dit Jean. Ce n’est pas après les autres que Jésus est venu à Pierre ; mais c’est par lui qu’il commença. Quand il commença à laver les pieds des disciples, il vint à celui par lequel il commença, c’est-à-dire à Pierre, effrayé alors comme tout autre l’aurait été à sa place, Pierre lui dit : « Seigneur, vous me lavez les pieds ? » Qui êtes-vous et qui suis-je ? Il faut nous contenter d’imaginer ces choses sans nous hasarder à les dire. Car si nos pensées s’élevaient à la hauteur d’un pareil sujet, notre langue ne pourrait peut-être l’exprimer.

2. Mais « Jésus lui répondit et lui dit : Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant ; mais tu le sauras plus tard ». Et cependant, effrayé de la grandeur de ce que voulait faire son Maître, Pierre ne voulait pas le souffrir ; ignorant pourquoi il le faisait, il ne pouvait souffrir de voir Jésus-Christ s’abaisser et se mettre à ses pieds. « De l’éternité », lui dit-il, « vous ne me laverez les pieds ». Que veut dire : « de l’éternité ? » Jamais je ne le supporterai, jamais je ne le souffrirai, jamais je ne le permettrai ; car ce qui ne se fait jamais ne se fait pas de l’éternité. Alors, pour réduire ce malade qui résiste et lui montrer le péril où il s’expose, le Sauveur lui dit : « Si je ne te lave », lui dit-il, « tu n’auras point de part avec moi ». Il lui dit : « Si je ne te lave », et pourtant il ne s’agissait que des pieds ; c’est ainsi qu’on dit à un homme : Tu m’écrases, quoique le pied seul ait été foulé. Alors Pierre, troublé et par l’amour et par la crainte, mais craignant encore plus de se voir enlever Jésus-Christ que de le voir s’abaisser à ses pieds, lui dit : « Seigneur, non seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ». Après une telle menace, non seulement je ne refuse pas de vous donner à laver mes membres les plus bas, mais j’abaisse devant vous les plus élevés pour que vous les purifiiez. Il n’y a aucune partie de mon corps que je ne vous laisse laver, plutôt que de m’exposer à n’avoir point de part avec vous.

3. « Jésus lui dit : Celui qui est lavé, n’a besoin que de se laver les pieds, et il est pur tout entier ». Ici peut-être quelqu’un va s’émouvoir et s’écrier : Mais s’il est pur tout entier, à quoi bon lui laver les pieds ? Le Seigneur, assurément, savait ce qu’il voulait dire, quoique notre faiblesse ne puisse en pénétrer le secret. Cependant, autant que me le permettra ce qu’il a plu au Seigneur de m’apprendre de sa loi, selon mes forces, et selon mes facultés, j’essaierai, avec le secours de Dieu, de répondre à cette profonde question. D’abord ces deux expressions ne se contredisent pas, je vous le montrerai aisément. En effet, quelle règle serait blessée, si l’on disait : Il est pur tout entier, hors les pieds ? il serait sans doute plus conforme à l’élégance de dire : Il est pur tout entier, si ce n’est les pieds : l’un vaut l’autre. Le Seigneur dit donc : Il n’a besoin que de se laver les pieds ; « car il est pur a tout entier ». Tout entier, excepté les pieds, ou bien, si ce n’est les pieds, qu’il a besoin de laver.

4. Mais qu’est-ce que tout cela ? À quoi bon toutes ces recherches ? Qu’est-ce que cela ? Le Seigneur parle, la Vérité nous dit que celui-là même qui est pur a besoin de laver ses pieds. À votre avis, quel sens attacher à ces paroles ? Le voici : bien que l’homme soit lavé tout entier dans le baptême, et ici nous n’exceptons pas même ses pieds, et nous parlons de sa personne tout entière ; cependant, quand ensuite il vit au milieu des affaires humaines, il est obligé de marcher sur la terre. Alors les affections terrestres sans lesquelles il est impossible de vivre en cette vie mortelle sont comme les pieds par lesquels les choses humaines entrent en contact avec nous, et elles nous touchent ; de telle sorte que si nous disons n’avoir pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous l. Chaque jour celui qui intercède pour nous nous lave les pieds m ; et chaque jour nous avouons que nous avons besoin de nous laver les pieds, c’est-à-dire de redresser même nos démarches spirituelles, puisque dans l’oraison dominicale nous disons : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés n ». En effet si, comme il est écrit, « nous confessons nos péchés », assurément celui qui a lavé les pieds de ses disciples « est fidèle et juste, il nous pardonnera nos péchés et nous purifiera de toutes nos iniquités o ». C’est-à-dire, il lavera jusqu’aux pieds avec lesquels nous avançons dans le chemin de la vie.

5. Ainsi l’Église que Jésus-Christ a purifiée dans le baptême de l’eau par sa parole est sans tache et sans ride p, non seulement dans ceux qui sortent de cette vie immédiatement après le baptême, et ne touchent point la terre qui pourrait souiller leurs pieds ; mais encore dans ceux à qui Dieu a fait la grâce de ne sortir de cette vie qu’après avoir lavé leurs pieds. Quoiqu’elle soit pure aussi dans ceux de ses membres qui demeurent ici-bas, puisqu’ils vivent dans la justice, ils ont cependant besoin de laver leurs pieds, parce qu’ils ne sont pas absolument sans péché. C’est pourquoi elle dit dans le Cantique des cantiques : « J’ai lavé mes pieds, comment les souiller encore q ? » C’est ce qu’elle dit lorsqu’elle est forcée de venir à Jésus-Christ et de fouler la terre pour arriver jusqu’à lui. Mais voici une autre difficulté. Jésus-Christ n’est-il point en haut ? n’est-il pas monté au ciel, et ne s’est-il pas assis à la droite du Père ? L’Apôtre ne nous crie-t-il pas : « Si donc vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses du ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu, cherchez ce qui est en haut, non ce qui est sur la terre r. ? » Comment donc, pour aller à Jésus-Christ, sommes-nous forcés de fouler la terre, puisqu’au contraire nous devons élever nos cœurs en haut, afin de pouvoir être avec lui ? Vous voyez, mes frères, que le peu de temps qui nous reste aujourd’hui ne me permet pas de traiter cette question. Si, par hasard, vous ne voyez guère combien elle a besoin d’être discutée à fond, moi, je ne le vois que trop ; je vous demande donc de vouloir bien la remettre à une autre fois, plutôt que de la traiter superficiellement ou trop rapidement ; pour être prolongée, votre attente ne sera pas trompée ; car le Seigneur qui me rend votre débiteur m’aidera à acquitter ma dette.

CINQUANTE-SEPTIÈME TRAITÉ.

COMMENT L’ÉGLISE CRAINT DE SE SALIR LES PIEDS EN ALLANT À JÉSUS.

LA POUSSIÈRE DU MONDE.

L’Église craint pour ses prédicateurs, car ils peuvent se laisser entraîner à l’orgueil dans le ministère de la parole ; elle craint que ceux qui les écoutent ne voient leur charité s’affaiblir et s’éteindre au contact du monde ; c’est pourquoi elle voudrait que les premiers prédicateurs de l’Évangile, si purs et si saints, pussent revenir en ce monde pour la conduire, exempte de souillures, à Jésus-Christ.

1. Je n’ai pas oublié ma dette, voici le moment de m’acquitter. Daigne Celui qui m’a fait la grâce d’être votre débiteur, me donner de quoi payer ; car c’est le Seigneur qui m’a donné pour vous l’amour dont parle l’Apôtre : « Ne redevez rien à personne, sinon l’amour qu’on se doit les uns aux autres s ». Qu’il me donne donc les paroles dont je vois que je suis redevable envers mes bien-aimés. J’ai remis à aujourd’hui à vous expliquer de mon mieux comment on va à Jésus-Christ, même en marchant sur la terre, quoique l’Apôtre nous ordonne de rechercher ce qui est en haut et non ce qui est sur la terre t. Jésus-Christ, en effet, est, dans le ciel, assis à la droite du Père ; mais il est aussi ici, et c’est pour cela qu’au moment où Saul exerçait ses persécutions sur la terre, il lui dit : « Pourquoi me persécutes-tu u ? » Nous avons été amenés à cette question par l’examen de ce fait, que Notre-Seigneur lava les pieds à ses disciples, lorsque déjà ses disciples étaient purs et n’avaient besoin que de laver leurs pieds : il nous a semblé, alors, qu’il fallait en conclure que par le baptême l’homme est lavé tout entier ; mais que pendant tout le cours de cette vie terrestre, ses affections étant comme des pieds avec lesquels il foule la terre, cette vie lui fait contracter des souillures qui l’obligent à dire : « Pardonnez-nous nos offenses v ». Ainsi est-il purifié par Celui qui a lavé les pieds à ses disciples w, et qui ne cesse d’intercéder pour nous x. Alors se présentèrent à nous ces paroles du Cantique des cantiques, qu’emprunte l’Église quand elle s’écrie : « J’ai lavé mes pieds, comment les souiller encore ? » Tel est son langage lorsqu’elle veut aller au-devant de son Bien Aimé, le plus beau des enfants des hommes y, et lui ouvrir au moment où il vient vers elle frapper à sa porte et demande qu’on lui ouvre. De là est née cette question que nous n’avons pas voulu traiter l’autre jour, parce que le temps nous manquait pour le faire, et que nous avons remise à aujourd’hui : Comment l’Église peut-elle craindre en marchant vers Jésus-Christ, de souiller ses pieds qui ont été lavés par le baptême de Jésus-Christ ?

2. Voici, en effet, ce que dit l’Église : « Je dors et mon cœur veille : la voix de mon frère frappe à ma porte ». Jésus lui dit alors : « Ouvre-moi, ma sœur, ma chère parente, ma colombe, ma parfaite ; car ma tête est pleine de rosée et mes cheveux, des eaux de la nuit ». Et l’Église répond : « J’ai quitté ma tunique, comment la reprendre ? J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore z ? » Sacrement admirable ! ineffable mystère ! elle craint donc de salir ses pieds en venant à Celui qui a lavé les pieds de ses disciples ? Oui, elle le craint, parce qu’il lui faut marcher sur la terre pour venir à Celui qui est encore sur la terre, puisqu’il n’abandonne pas ceux des siens qui sont ici. N’a-t-il pas dit lui-même : « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles aa ? » N’a-t-il pas dit encore. « Vous verrez les cieux ouverts et les anges de Dieu monter et descendre vers le Fils de l’homme ab ? » S’ils montent vers lui, c’est assurément parce qu’il est en haut ; mais comment descendent-ils vers lui, s’il n’est pas également ici-bas ? L’Église dit donc : « J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Elle le dit en la personne de ceux qui, purifiés de toute souillure, peuvent dire : « Je désire être dégagé des liens du corps et me trouver avec Jésus-Christ ; mais il est plus utile pour vous que je demeure encore en cette vie ac ». Elle le dit dans la personne de ceux qui prêchent Jésus-Christ et lui ouvrent la porte du cœur des hommes, afin qu’il y habite par la foi ad. Elle le dit en eux lorsqu’ils délibèrent pour savoir s’ils se chargeront d’un ministère si grand qu’ils ne se croient pas capables de s’en acquitter sans commettre beaucoup de fautes ; ils craignent, en effet, qu’en prêchant aux autres, ils ne deviennent eux-mêmes réprouvés ae. Il est bien plus sûr d’avoir à écouter la vérité, que d’avoir à la prêcher. Quand on ne fait que l’écouter, on garde l’humilité ; mais quand on la prêche, il est bien difficile que dans le cœur même du meilleur des hommes, il ne se glisse, pas quelque vaine complaisance capable de salir les pieds de son âme.

3. Aussi, comme dit l’apôtre Jacques : « Que tout homme soit prompt à écouter, mais lent à prendre la parole af ». Un autre homme de Dieu dit aussi : « Vous ferez retentir à mon oreille la joie et l’allégresse, et mes os brisés tressailliront ag ». Voilà bien ce que j’ai dit : quand on n’a qu’à écouter la vérité, on garde l’humilité. Un autre dit encore : « L’ami de l’époux se tient debout et l’écoute, et il est rempli de joie à cause de la voix de l’Époux ah ». Écoutons donc avec empressement la vérité qui nous parle intérieurement sans aucun bruit de parole. Elle se fait aussi entendre extérieurement par les lectures, les conférences, les prédications, les discussions, les préceptes, les consolations, les exhortations, même par les cantiques et les psaumes. Mais que ceux qui remplissent ces différents ministères craignent bien de salir leurs pieds, ce qui leur arrivera s’ils cherchent à plaire aux hommes et à s’attirer leurs louanges. Au reste, celui qui les entend avec plaisir et piété, n’a pas lieu de s’enorgueillir des travaux d’autrui, et ses os n’étant pas enflés d’orgueil, mais au contraire plongés dans l’humiliation, il éprouve une grande joie d’entendre la voix du Seigneur qui est la vérité. C’est pourquoi ceux qui savent écouter avec plaisir et en toute humilité, et qui mènent une vie tranquille dans cette étude si douce et si salutaire, l’Église se réjouit en eux et dit : « Je dors et mon cœur veille ». Que veut dire : « Je dors et mon cœur veille », sinon : Je suis en repos pour mieux écouter ? mon repos n’est point employé à nourrir ma paresse, mais à recevoir les leçons de la sagesse. « Je dors et mon cœur veille ». Je suis en repos et je reconnais que vous êtes le Seigneur ai, parce que « la sagesse viendra au docteur de la loi au temps du repos, et celui qui s’agite peu acquerra la sagesse aj ». « Je dors et mon cœur veille ». Je me tiens en repos du côté des affaires humaines, et mon âme s’applique à l’amour des choses divines.

4. Mais pendant que l’Église se réjouit et se complaît dans ceux de ses enfants qui jouissent humblement et doucement de ce repos, elle entend heurter à la porte Celui qui dit : « Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière, et ce qui vous a été dit à l’oreille, prêchez-le sur les toits ak ». Sa voix se fait donc entendre à la porte, et il dit« Ouvre-moi, ma sueur, ma chère parente, ma colombe, ma parfaite ; car ma tête est pleine de rosée et mes cheveux des eaux de la nuit ». Comme s’il disait : Tu te livres au repos, et pour moi la porte est fermée ; tu t’appliques au repos d’un petit nombre, et la charité d’un grand nombre s’éteint dans l’iniquité qui abonde al ; car la nuit, c’est l’iniquité. La rosée et les gouttes d’eau, ce sont les chrétiens qui se refroidissent et qui tombent, et qui font refroidir la tête de Jésus-Christ, c’est-à-dire qui font que Dieu n’est plus aimé. Car la tête de Jésus-Christ, c’est Dieu am. Ils sont placés dans les cheveux, c’est-à-dire admis par tolérance à la participation extérieure des sacrements ; mais ils ne pénètrent pas jusqu’à l’intérieur et à l’esprit. Jésus frappe donc pour tirer les saints qui reposent en leurs loisirs, et il s’écrie : « Ouvre-moi », toi qui es devenue « ma sœur » par mon sang, « ma proche parente » par mon approche, « ma colombe » par la plénitude de mon esprit, « ma parfaite » par ma parole que tu as apprise en entier dans ton repos, ouvre-moi donc, prêche-moi. Comment entrerai-je vers ceux qui m’ont fermé leur porte, si personne ne m’ouvre ? et comment entendront-ils, si personne ne prêche an ?

5. De là vient que ceux mêmes qui aiment le repos des saintes études, et refusent de s’exposer aux contre-temps de la vie active, parce qu’ils se sentent peu propres à s’acquitter sans reproche des devoirs qu’elle impose ; de là vient que ceux-là voudraient voir, si c’était possible, les saints Apôtres et les premiers prédicateurs de la vérité revenir de l’autre monde, pour s’opposer au torrent d’iniquité qui éteint l’ardeur de la charité ; mais dans la personne de ceux qui sont sortis de cette vie et se sont dépouillés du vêtement de leur corps, l’Église (car ils ne sont pas sortis de son sein), l’Église répond : « J’ai quitté ma tunique, comment la revêtir de nouveau ? » Oui, ils la reprendront cette tunique, et dans ceux qui en sont dépouillés l’Église sera de nouveau revêtue de chair ; mais ce ne sera pas dans cette vie où il faudrait réchauffer ceux qui sont froids : ce sera seulement quand les morts ressusciteront. Souffrante et gênée par suite du manque de prédicateurs, l’Église se rappelle ceux de ses membres qui étaient si purs dans leur doctrine, si saints dans leurs mœurs, mais qui maintenant sont sortis de ce inonde ; elle gémit et dit : « J’ai quitté ma tunique, comment m’en revêtir de nouveau ? » Ceux de mes membres qui savaient si bien ouvrir à Jésus-Christ, en prêchant l’Évangile, comment pourraient-ils maintenant reprendre les corps dont ils ont été dépouillés ?

6. Elle tourne ensuite ses regards vers ceux qui, tant bien que mal, peuvent prêcher, convertir et gouverner les peuples, et ainsi ouvrir à Jésus-Christ, mais qui craignent de pécher dans un ministère si difficile ; et elle leur dit : « J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Celui, en effet, qui ne pèche point en parole, est un homme parfait. Où est l’homme parfait ? Où est celui qui ne pèche point au milieu d’un pareil torrent d’iniquité, dans un refroidissement si général de la charité ? « J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Je lis et je vois : « Mes frères, ne faites pas comme plusieurs, ne cherchez pas à devenir maîtres, parce que vous vous exposez à un jugement plus sévère ; tous, en effet, nous faisons beaucoup de fautes ao ». J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Mais je me lève et j’ouvre. Jésus, lavez-les ; « pardonnez-nous nos offenses », parce que notre charité n’est pas éteinte ; car « nous aussi nous « pardonnons à ceux qui nous ont offensés ap. Quand nous vous Écoutons, nos os humiliés tressaillent de joie avec vous jusqu’au ciel aq ; mais quand nous vous prêchons, nous foulons la terre, pour aller vous ouvrir ; c’est pourquoi si l’on nous blâme nous tombons dans le trouble ; les louanges nous enflent d’orgueil. Lavez donc nos pieds qui, auparavant, étaient purs, mais qui se sont salis quand nous avons marché sur la terre pour aller vous ouvrir. Que ces paroles vous suffisent pour aujourd’hui, mes bien chers frères. Si nous avons péché en ne disant pas les choses comme il fallait les dire ; ou bien, si nous avons pris plaisir plus qu’il ne fallait à vos louanges, obtenez-nous de Dieu par vos prières qui lui sont si agréables, qu’il daigne laver les pieds de notre âme.

CINQUANTE-HUITIÈME TRAITÉ.

DEPUIS LE PASSAGE OU NOTRE-SEIGNEUR DIT : « ET VOUS, VOUS ÊTES PURS, MAIS NON PAS TOUS », JUSQU’À CET AUTRE : « JE VOUS AI DONNÉ L’EXEMPLE, AFIN QUE, COMME J’AI FAIT POUR VOUS, VOUS FASSIEZ VOUS AUSSI ». (Chap 13, 10-15.)

JÉSUS NOTRE MAÎTRE ET NOTRE MODÈLE.

Quand le Sauveur eut lavé les pieds de ses Apôtres, il leur dit qu’il était leur Maître et qu’ils devaient l’imiter. Il pouvait, sans péché, leur tenir ce langage, puisqu’il était réellement leur Maître et qu’ils avaient besoin de le savoir. Si nous parlons de nos qualités, que ce soit dans la vérité et le Seigneur : et notre Maître n’ayant pas dédaigné d’exercer la charité à l’égard de ses disciples, en leur lavant les pieds, pardonnons au prochain ses fautes et prions pour lui.

1. Déjà nous avons, selon que Dieu nous a donné la grâce de le faire, expliqué à votre charité ces paroles de l’Évangile prononcées par Notre-Seigneur au moment où il lavait les pieds de ses disciples : « Celui qui a été lavé une fois n’a besoin que de laver ses pieds, car il est pur tout entier ar ». Examinons maintenant ce qui suit : « Et vous », dit-il, « vous êtes purs, mais non pas tous ». Et pour que nous ne nous mettions pas en peine de chercher ce que cela signifie, l’Évangéliste nous l’explique lui-même et ajoute : « Car il savait bien qui devait le trahir ; c’est pourquoi il dit : Vous n’êtes pas tous purs ». Rien n’est plus clair. Aussi passons à ce qui suit.

2. « Leur ayant donc lavé les pieds, il reprit ses vêtements ; s’étant remis à table, il leur dit : Vous savez ce que je viens de vous faire ». Voici le moment où s’accomplira la promesse faite à Pierre. Jésus l’avait renvoyé à plus tard, quand, tout effrayé, il disait : « Vous ne me laverez pas les pieds à jamais », et que le Sauveur lui avait répondu : « Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant, mais tu le sauras plus tard as ». Ce plus tard est arrivé, et le moment est venu de dire ce qui avait été différé. Notre-Seigneur se souvint alors qu’il avait promis de donner l’explication de l’action si inattendue, si étonnante, si effrayante même, que Pierre n’aurait jamais tolérée, sans la menace terrible du Christ, je veux parler de l’action par laquelle non seulement leur Maître, mais le Maître des anges, non seulement leur Seigneur, mais le Maître de toutes choses, lava les pieds de ses disciples et de ses serviteurs. Comme il leur avait promis l’explication de cette action si grande, en leur disant : « Vous le saurez plus tard », il commença ainsi à leur expliquer ce qu’elle signifiait.

3. « Vous m’appelez Maître et Seigneur », leur dit-il, « et vous dites bien, car je le suis. Vous dites bien », parce que vous dites vrai ; car je suis ce que vous dites. L’homme a reçu ce commandement : « Que ta bouche ne te loue pas ; mais que ce soit la bouche du prochain at ». Car pour quiconque doit se garder de l’orgueil, il y a danger à se plaire à soi-même. Mais celui qui est au-dessus de tout, quelles que soient les louanges qu’il se donne, il ne peut trop s’élever, puisqu’il est le Très-Haut, et jamais Dieu ne pourra dans la rigueur des termes passer pour superbe. Il est avantageux pour nous, et non pour lui, que nous le connaissions, et personne ne le connaît s’il ne se fait connaître, lui qui se connaît lui-même. Si donc, sous prétexte de ne point passer pour arrogant, il ne se fût point loué lui-même, il nous aurait privés de la sagesse. Et personne ne peut le blâmer de s’être appelé Maître, quand même on ne verrait en lui qu’un homme ; car il ne dit que ce que, dans tous les arts, les hommes disent tous les jours sans orgueil, s’ils veulent être appelés professeurs. Mais il s’est appelé Seigneur de ses disciples, bien qu’ils fussent, selon le monde, de condition libre ; sa parole ne serait pas acceptable s’il n’était qu’un homme, mais c’est Dieu qui parle : il ne peut donc y avoir d’orgueil dans une telle grandeur, ni de mensonge dans la vérité ; c’est à nous qu’il est utile de nous anéantir devant cette grandeur, c’est à nous qu’il est utile d’obéir à la vérité. Qu’il se dise Seigneur, ce n’est pas une faute pour Jésus, et c’est pour nous un grand bienfait. On loue beaucoup un auteur profane parce qu’il a dit : Toute arrogance a un caractère odieux. Mais celle qui naît de l’esprit et de l’éloquence est de beaucoup la plus insupportable
Cicéron contre Q. Cécilius
. Et cependant le même auteur, parlant de sa propre éloquence, a dit : Je dirais qu’elle est parfaite, si elle me paraissait telle, sans craindre qu’on m’accusât d’arrogance, parce que je ne dirais que la vérité
Cicéron, de l’Orateur
. Si donc cet homme éloquent ne craignait pas d’être accusé d’arrogance en disant la vérité, comment la vérité elle-même craindrait-elle d’en être accusée ? Qu’il se dise Seigneur, celui qui est réellement Seigneur ; qu’il dise vrai, celui qui est la vérité ; de peur qu’en ne nous disant pas ce qu’il est il nous laisse ignorer ce qu’il nous est si utile de savoir. Le bienheureux Paul. qui – n’était pas le Fils unique de Dieu, mais seulement le serviteur et l’Apôtre du Fils unique de Dieu ; qui n’était point la vérité, mais qui participait seulement à la vérité, dit librement et avec confiance : « Et si je voulais me glorifier, je ne serais pas insensé ; car je dis la vérité aw ». En effet, ce ne serait pas en lui-même, mais dans la vérité même qui lui est supérieure, qu’il se glorifierait en toute humilité et justice ; car Dieu lui-même nous donne ce précepte : « Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur ax ». Eh quoi ! celui qui aime la sagesse ne redouterait pas d’être impudent s’il voulait se glorifier ; et la sagesse elle-même en serait empêchée par cette crainte ? Il n’a pas craint de passer pour arrogant celui qui a dit : « Mon âme sera louée dans le Seigneur ay » ; et en se louant elle-même, la puissance du Seigneur, en qui l’âme du serviteur trouve sa louange, craindrait de paraître orgueilleuse ? « Vous », dit-il, « vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, je le suis en effet ». Vous dites bien, parce que je le suis ; car si je n’étais pas ce que vous dites, vous diriez mal, quand même vous me loueriez. Comment donc la vérité nierait-elle ce que disent ses disciples ? Quand ils disent ce qu’ils ont appris, comment celui de qui ils l’ont appris le nierait-il ? Comment la Vérité nierait-elle ce qu’on prêche après avoir puisé en elle-même ? Comment la lumière cacherait-elle ce qu’on montre après l’avoir vu à l’aide de ses rayons ?

4. « Si donc », dit Jésus, « je vous ai lavé les pieds, moi votre Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné l’exemple afin que comme je vous ai fait, vous aussi vous fassiez de même ». Voilà, bienheureux Pierre, ce que vous ne saviez pas, quand vous vous opposiez à ce que votre Maître voulait faire. Voilà ce qu’il promit de vous apprendre plus tard, lorsque, effrayé de sa menace, vous consentîtes à ce qu’il vous lavât les pieds, quoiqu’il fût votre Maître et votre Seigneur. Nous avons, mes frères, reçu du Très-Haut une leçon d’humilité ; nous qui sommes si bas, faisons donc les uns pour les autres ce que le Très-Haut a fait avec tant d’humilité. C’est là une grande recommandation de l’humilité, et nos frères exercent cet acte d’humilité les uns envers les autres, d’une manière sensible, lorsqu’ils exercent l’hospitalité. C’est une coutume établie chez plusieurs de pratiquer ainsi l’humilité de manière à la montrer aux yeux de tous. C’est pourquoi l’Apôtre, énumérant les qualités d’une sainte veuve, a dit : « Si elle a exercé l’hospitalité, si elle a lavé les pieds des saints az ». Pour les chrétiens parmi lesquels cette coutume n’existe pas, ce qu’ils ne font pas de la main, ils le font du cœur, si du moins parmi eux il s’en trouve à qui s’applique ce qui est dit dans l’hymne des trois jeunes hommes : « Vous qui êtes saints « et humbles de cœur, bénissez le Seigneur ba ». Mais ce qui est bien meilleur et sans contredit beaucoup plus d’accord avec l’exemple du Christ, c’est de le faire de ses propres mains ; et un chrétien ne doit pas dédaigner de faire ce qu’a fait Jésus : En effet, quand nous nous courbons corporellement jusqu’aux pieds de notre frère, le sentiment de l’humilité s’éveille dans notre cœur, et s’il y était déjà, il s’y fortifie.

5. Mais outre ce sens moral, je me souviens qu’en vous expliquant cette démarche si étonnante du Sauveur, je vous en ai indiqué un autre ; le voici : Par le lavement des pieds de ses disciples qui étaient déjà lavés et purs, Notre-Seigneur nous apprenait que par suite des affections humaines au milieu desquelles nous vivons sur la terre, et quelques progrès que nous fassions dans l’amour de la justice, nous ne pouvions pas être sans péchés. C’est de ces péchés qu’il nous purifie tous les jours, en intercédant pour nous, lorsque nous prions notre Père qui est dans les cieux, de nous pardonner nos offenses comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés bb. Mais comment pourrons-nous accorder avec ce sens ce que Jésus dit ensuite lorsqu’il expose le motif de sa conduite : « Si donc j’ai lavé vos pieds, moi votre Seigneur et Maître, vous devez vous aussi laver les pieds les uns des autres ; car je vous ai donné l’exemple afin que, comme je vous ai fait, vous aussi vous fassiez de même ». Pourrons-nous dire aussi que le frère purifiera son frère de la souillure du péché ? Au contraire, par cette action si étonnante du Sauveur, nous sommes avertis qu’après avoir confessé nos péchés les uns aux autres, nous devons prier les uns pour les autres, comme Jésus-Christ intercède pour nous bc. Écoutons l’apôtre Jacques : il nous en donne le précepte formel en ces termes : « Confessez l’un à l’autre vos péchés, et priez l’un pour l’autre bd ». C’est aussi parce que Notre-Seigneur nous en a donné l’exemple. Car si celui qui n’avait, qui n’a eu, et n’aura jamais aucun péché, prie pour nos péchés, combien plus devons-nous prier mutuellement pour les nôtres ? Et si celui à qui nous n’avons rien à pardonner nous pardonne, combien plus devons-nous nous pardonner mutuellement, nous qui ne pouvons vivre ici-bas sans péché ? En effet, dans cette mystérieuse et solennelle circonstance, qu’est-ce que Notre-Seigneur semble vouloir nous dire par ces paroles : « Je vous ai donné l’exemple afin que, comme j’ai fait, vous aussi vous fassiez de même be ? » Rien autre chose que ce que l’Apôtre dit très-clairement en ces termes : « Vous pardonnant les uns aux autres, si vous avez quelque chose à vous reprocher, et comme le Seigneur vous a pardonné, pardonnez-vous aussi ». Pardonnons-nous donc mutuellement nos offenses, et prions réciproquement pour nos fautes : ainsi nous laverons-nous en quelque manière et mutuellement les pieds. À nous, avec la grâce de Dieu, d’exercer ce ministère de charité et d’humilité ; à Dieu de nous exaucer et de nous purifier de la souillure de tout péché par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, afin que ce que nous pardonnons aux autres, c’est-à-dire ce que nous délions sur la terre, soit aussi délie dans le ciel.

CINQUANTE-NEUVIÈME TRAITÉ.

DEPUIS LE PASSAGE OU NOTRE-SEIGNEUR DIT : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS, LE SERVITEUR N’EST PAS PLUS GRAND QUE SON MAÎTRE », JUSQU’À CET AUTRE : « MAIS CELUI QUI ME REÇOIT, REÇOIT CELUI QUI M’A ENVOYÉ ». (Chap 13,16-20.)

IMITER JÉSUS-CHRIST.

Les paroles du Sauveur, qui vont du v. 16 au v. 20, se résument en celles-ci : Si vous vous rappelez que vous êtes mes disciples, vous suivrez mon exemple, et vous serez bienheureux, car vous serez d’autres moi-même, vous serez les représentants de mon Père.

1. Nous venons d’entendre, dans le saint Évangile, Notre-Seigneur nous parler et nous dire : « En vérité, en vérité, je vous le dis le serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni l’apôtre plus grand que celui qui l’a envoyé. Si vous savez ces choses, vous serez bienheureux quand vous les pratiquerez ». Il parlait ainsi parce qu’il avait lavé les pieds de ses disciples, pour nous enseigner l’humilité et par ses préceptes et par son exemple. Mais, afin de pouvoir, avec l’aide de Dieu, traiter plus longuement ce qui offre plus de difficulté, ne nous attardons pas à ce qui est clair et facile. Ayant donc dit ces paroles, le Seigneur ajouta : « Je ne dis pas cela pour vous tous, je sais ceux que j’ai élus ; mais pour que s’accomplisse cette parole de l’Écriture : Celui qui mange le pain avec moi lèvera son talon contre moi », c’est-à-dire, me foulera aux pieds. On voit de qui il parle, et Judas le traître se trouve atteint par ces paroles. Donc il ne l’avait pas élu ; puisque dans ces paroles il le distingue de ceux qu’il avait élus. Aussi, en disant : « Vous serez bienheureux quand vous ferez ces choses, je ne le dis pas de vous tous » ; car il y en a un parmi vous qui ne sera pas bienheureux et qui ne fera pas ces choses. « Je sais, moi, ceux que j’ai élus ». Qui sont-ils ? Évidemment ceux qui seront bienheureux en faisant ce que leur a commandé et ce que leur a appris à faire celui qui peut rendre les hommes des bienheureux ? Le traître Judas, dit-il, n’a pas été élu. Que signifie donc ce qu’il dit dans un autre endroit : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis tous les douze, et cependant l’un de vous est un démon bf ? » Ne serait-ce point parce que Judas avait été élu pour une chose pour laquelle il était nécessaire ; mais non pour cette béatitude dont Jésus vient de dire : « Vous serez bienheureux, si vous faites cela ? » Il ne le dit pas de tous ses disciples ; car il sait ceux qu’il a élus pour partager cette béatitude. Il n’était pas de ce nombre, celui qui mangeait son pain, pour lever contre lui son talon. Pour eux, ils mangeaient un pain qui était leur Seigneur ; mais lui mangeait le pain de son Seigneur pour se tourner contre lui. Eux mangeaient la vie, et lui sa condamnation ; « car », dit l’Apôtre, « celui qui mange ce pain indignement, mange sa condamnation bg. Je vous dis ceci « dès maintenant avant que la chose arrive ; afin que lorsqu’elle arrivera, vous reconnaissiez que je suis » ; c’est-à-dire, que je suis celui dont l’Écriture a voulu parler quand elle a dit : « Celui qui mange du pain a avec moi lèvera contre moi son talon ».

2. Ensuite il continue et dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis : Quiconque reçoit celui que j’aurai envoyé, me reçoit, et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé ». Notre-Seigneur a-t-il voulu nous faire comprendre qu’il y a la même distance entre lui et son Père, qui est Dieu, qu’entre celui qu’il envoie et lui-même ? Dieu nous garde de le penser, car ce serait établir je ne sais quels degrés à la manière des Ariens. Les Ariens, en effet, lorsqu’ils entendent ou qu’ils lisent ces paroles de l’Évangile, ont recours, pour établir leur doctrine, à ces degrés, qui leur servent non pas à monter à la vie, mais à se précipiter dans la mort. Aussitôt ils disent Comme il y a une grande distance entre l’apôtre du Fils et le Fils lui-même, quoique le Fils ait dit : « Quiconque reçoit celui que j’ai « envoyé, me reçoit v, cette même distance existe entre le Fils et le Père, quoique le Fils ait dit : « Qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé ». Mais si tu parles ainsi, ô hérétique, tu oublies tes degrés. Si, en effet, à cause de ces paroles de Notre-Seigneur, tu établis la même distance entre le Fils et le Père, qu’entre l’apôtre et le Fils, où placeras-tu le Saint-Esprit ? Il sera donc entre l’apôtre et le Fils, et le Fils sera beaucoup plus éloigné de l’Apôtre que le Père ne l’est du Fils. Peut-être, pour conserver cette distance égale entre le Fils et l’Apôtre et entre le Père et le Fils, diras-tu que le Saint-Esprit est égal au Fils ? Mais c’est ce que tu n’admets point. Où donc le placeras-tu si tu supposes que la distance entre le Père et le Fils est la même qu’entre le Fils et l’Apôtre ? Réprime plutôt ton audace et ta présomption, et ne cherche pas dans ces paroles à prouver que la distance du Père au Fils est la même que celle qui se trouve entre le Fils et l’Apôtre. Écoute plutôt le Fils : voici ce qu’il dit : « Le Père et moi a nous sommes un bh ». C’est ainsi que la vérité ne t’a laissé aucun droit de soupçonner qu’il y a de la distance entre le Père et son Fils unique ; ainsi Jésus-Christ est la pierre qui a renversé les degrés et brisé les échelles.

3. Mais puisque nous avons réfuté l’erreur des hérétiques, comment, à notre tour, entendrons-nous ces paroles de Notre-Seigneur. « Quiconque reçoit celui que j’aurai envoyé me reçoit ; et qui me reçoit, reçoit celui qui a m’a envoyé ? » Si nous voulons dire que ces paroles : « Qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé », ont été prononcées pour montrer que le Père et le Fils sont d’une seule et même nature, il semblera conséquent de conclure de ces autres paroles. « Quiconque reçoit celui « que j’aurai envoyé, me reçoit », que le Fils et l’Apôtre sont de même nature aussi. On pourrait à la vérité le comprendre ainsi sans grand inconvénient ; car il est composé de deux substances, ce Géant qui s’est élancé pour parcourir sa carrière bi. Le Verbe s’est fait chair bj ; c’est-à-dire, Dieu s’est fait homme. Alors il pourrait sembler que Notre-Seigneur a dit : « Quiconque reçoit celui que j’aurai a envoyé, me reçoit », comme homme ; « mais qui me reçoit » comme Dieu, « reçoit celui qui m’a envoyé ». Or, quand il prononçait ces paroles, Notre-Seigneur n’avait point en vue l’unité de sa nature ; mais il recommandait, dans la personne de l’envoyé, l’autorité de celui qui l’envoie. Que chacun donc, en recevant celui qui est envoyé, reconnaisse en lui celui qui l’envoie. Si donc, en Pierre, tu vois Jésus-Christ, dans le disciple tu rencontreras le maître ; si tu vois le Père dans le Fils, tu rencontreras dans le Fil : le Père éternel ; de cette façon, vous recevez sans aucune erreur dans l’envoyé celui qui l’envoie. Le peu de temps qui nous reste ne me permet pas de traiter, sans l’abréger, ce qui suit dans l’Évangile. Recevez donc, mes très-chers frères, ce que nous vous avons dit comme de saintes brebis reçoivent leur nourriture ; si vous trouvez qu’il y en a assez, rassasiez-vous avec profit ; si vous trouvez qu’il y en a trop peu, ruminez-le pour donner plus ample satisfaction à vos désirs.

SOIXANTIÈME TRAITÉ.

SUR CES PAROLES : « JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, FUT TROUBLÉ EN SON ESPRIT ». (Chap 13, 21.)

LE TROUBLE DE JÉSUS. 21-26

Au moment où Judas allait sortir pour consommer son crime, le Sauveur tomba dans le trouble ; c’était, chez lui, un effet, non de la faiblesse, mais de la volonté ; et ce trouble, il l’éprouva soit par compassion pour le traître, soit afin de nous venir en aide dans les circonstances où notre âme subit le contre-coup des épreuves de la vie.

1. Ce n’est pas une petite difficulté, mes frères, que celle qui se présente dans l’Évangile de Jean, à ces paroles : « Jésus ayant dit ces a choses, fut troublé en son esprit et leur parlant ouvertement, il dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me trahira ». Ce trouble de Jésus non dans sa chair, mais bien dans son esprit, lui vint-il de ce qu’il allait dire à ses disciples : « L’un de vous me trahira ? » Est-ce que cette pensée se présentait pour la première fois à son esprit, ou bien la chose lui fut-elle seulement alors révélée tout à coup pour la première fois, et fut-il troublé par la nouveauté et la grandeur de ce crime ? Mais n’en parlait-il pas tout à l’heure, lorsqu’il disait : « Celui qui mange du pain avec moi lèvera contre moi son talon ? » N’avait-il pas dit encore : « Et vous êtes purs, mais non pas tous ? » et l’Évangéliste n’ajoutait-il pas : « Car il savait quel était celui qui devait le trahir bk ? » Il l’avait déjà lui-même indiqué en disant : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis tous les douze, et l’un de vous est un démon bl ». D’où vient donc « qu’il fut troublé en son esprit », quand il dit ouvertement : En vérité, en vérité, je vous déclare que l’un de vous me trahira ? » N’est-ce pas parce qu’il était sur le point de le faire connaître, pour ne pas le laisser inconnu, mais pour le distinguer des autres, « qu’il fut troublé en son esprit ? » ou bien, comme le traître était sur le point de sortir pour aller quérir les Juifs auxquels il devait livrer le Seigneur, fut-il troublé par la mort qui le menaçait, par le péril si instant qu’il courait et ; par la proximité de la trahison de Judas, dont il avait pénétré le dessein ? Ce qui est dit ici que « Jésus fut troublé dans son esprit », est-ce la même chose que ce qu’il dit ailleurs : « Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, délivrez-moi de cette heure, mais je suis venu précisément pour cette heure bm » ; de la sorte, comme son âme fut troublée à l’approche de l’heure de sa passion, de même, à l’approche de la sortie de Judas, de son retour et de l’accomplissement de son crime si énorme, « Jésus fut troublé en son « esprit ? »

2. Il fut donc troublé, celui qui a le pouvoir de donner sa vie et le pouvoir de la reprendre bn. Une si grande puissance peut-elle tomber dans le trouble ? peut-elle être ébranlée cette pierre inébranlable ? ou plutôt n’est-ce pas notre infirmité qui éprouve en lui de l’émotion ? Évidemment oui : que les serviteurs ne s’imaginent rien d’indigne de leur Seigneur ; mais qu’ils se reconnaissent dans le chef dont ils sont les membres. Celui qui est mort pour nous, s’est troublé lui-même pour nous. Celui qui est mort par un effet de son propre pouvoir, a été troublé par un effet de ce même pouvoir. Celui qui a transfiguré notre corps, tout abject qu’il était, en le rendant conforme à son corps glorieux bo ? », a aussi transfiguré en lui-même les sentiments de notre faiblesse ; car son âme était remplie de compassion pour nous. C’est pourquoi, lorsque nous voyons se troubler le grand, le fort, l’inébranlable et l’invincible, ne craignons pas qu’il faiblisse : il ne court pas à sa perte, il nous cherche. C’est nous, dis-je, c’est nous seuls qu’il cherche ainsi. Reconnaissons-nous nous-mêmes dans son trouble, afin que quand nous sommes troublés, nous ne nous laissions pas aller au désespoir. Rien ne console mieux celui qui est troublé malgré lui, que de voir dans le trouble celui qui n’est troublé que parce qu’il le veut.

3. Périssent les raisonnements des philosophes qui assurent que le trouble ne peut tomber dans l’âme du sage. Dieu a rendu insensée la sagesse de ce monde bp. Le Seigneur a connu que les pensées des hommes sont vaines bq. Que l’âme chrétienne se trouble, non sous l’effort du malheur, mais sous l’impression de la charité. Qu’elle craigne de voir les hommes perdus pour Jésus-Christ ; qu’elle s’attriste lorsque quelqu’un est perdu pour Jésus-Christ ; qu’elle désire gagner des hommes à Jésus-Christ ; qu’elle se réjouisse lorsque des hommes sont gagnés à Jésus-Christ. Qu’elle craigne pour elle-même de périr à Jésus-Christ ; qu’elle s’attriste d’être éloignée de Jésus-Christ : qu’elle désire régner avec Jésus-Christ ; qu’elle se réjouisse dans l’espérance de régner avec Jésus-Christ. La crainte et la tristesse, l’amour et la joie, voilà assurément les quatre sources de nos troubles. Que les âmes chrétiennes ne craignent pas de s’y livrer pour de justes raisons, qu’elles n’embrassent pas les erreurs des Stoïciens et autres philosophes semblables. Comme ils prennent pour la vérité leurs vaines imaginations, de même ils prennent l’insensibilité pour la santé de l’âme ; ignorant qu’il en est d’elle comme du corps : la maladie d’un membre n’est jamais plus désespérée que lorsqu’il a perdu le sentiment de la douleur.

4. Mais quelqu’un me dira : L’âme chrétienne doit-elle être troublée, même par l’approche de la mort ? Que devient ce que dit l’Apôtre, à savoir qu’il a un grand désir d’être dégagé de son corps et de se trouver avec Jésus-Christ br, si ce qu’il désire peut le troubler par son approche ? Il est facile de répondre à ceux qui regardent la joie comme une cause de trouble ; car alors on se trouble à l’approche de la mort, uniquement parce qu’on se réjouit de la voir venir. Mais, diront-ils, c’est là une satisfaction et non une joie. Parler ainsi, n’est-ce pas changer le nom de la chose, sans rien changer à la chose elle-même ? Mais ne détournons point les saintes Écritures à notre propre sens : préférons plutôt, Dieu aidant, résoudre cette question d’après ce qu’elles nous disent, et parce qu’il est écrit : « Jésus ayant dit ces choses fut troublé dans son esprit », ne disons pas que c’est la joie qui l’a troublé ; car il nous convaincrait lui-même d’erreur, par ces paroles : « Mon âme est triste jusqu’à la mort bs ». Nous devons comprendre qu’il en fut de même au moment où Judas, étant sur le point de sortir seul pour revenir bientôt après avec ses compagnons de crime, « Jésus fut troublé en son esprit ».

5. S’il y a des chrétiens pour ne pas se troubler aux approches de la mort, on peut dire qu’ils sont singulièrement fermes ; mais sont-ils plus fermes que Jésus-Christ ? qui est-ce qui serait assez insensé pour le dire ? Pourquoi donc a-t-il été troublé lui-même, sinon parce qu’il a voulu, en imitant volontairement leur faiblesse, consoler les faibles qui se trouvent dans son corps, c’est-à-dire dans son Église ? Si quelqu’un des siens se sent encore troublé dans son esprit à l’approche de la mort, il doit donc jeter les yeux sur son Sauveur, ne pas se croire réprouvé en raison de ce trouble, ni se précipiter dans la mort bien plus terrible du désespoir. Quel grand bien ne devons-nous pas attendre et espérer de la participation à sa divinité, puisque son trouble fait notre calme, et sa faiblesse notre force ? Entendons, si nous le voulons, ce passage de notre Évangile en ce sens que Jésus se soit troublé par compassion pour la perte de Judas, ou par la crainte des approches de la mort ; mais, sachons-le, il est certain et indubitable qu’il n’a pas été troublé par une défaillance d’âme, mais par un effet de sa puissance ; il a été troublé pour nous empêcher de tomber dans le désespoir, quand nous sommes troublés, non en raison de notre puissance, mais par suite de notre faiblesse. Il portait en lui les faiblesses de la chair, qui ont été détruites par sa résurrection. Mais celui qui était tout à la fois homme et Dieu, se trouvait infiniment au-dessus de tous les autres hommes par sa force d’âme. Rien ne l’a donc forcé à se troubler, mais il s’est troublé lui-même. Ceci est marqué expressément pour la circonstance où il ressuscita Lazare ; car il est écrit, en cet endroit, qu’il se troubla lui-même bt. Par là nous devons comprendre qu’il en est ainsi, même quand l’Écriture n’en dit rien, quoiqu’elle nous rapporte qu’il a été troublé. Selon qu’il le jugeait convenable, et par un effet de sa puissance, il produisait en lui-même tous les sentiments de l’homme, puisque, par un acte de cette même puissance, il s’était revêtu de l’homme tout entier.

SOIXANTE ET UNIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS DIS QU’UN DE VOUS ME TRAHIRA », JUSQU’À CES AUTRES : « C’EST CELUI À QUI JE DONNERAI DU PAIN TREMPÉ ». (Chap 13,21-26.)

JUDAS.

Jésus ayant dit à ses Apôtres : Un d’entre vous, c’est-à-dire, l’un de vous, qui ne partage pas vos sentiments, me trahira, ils se regardèrent tous, et sur un signe de Pierre, Jean le bien-aimé demanda qui était celui-là. – C’est celui à qui je vais donner du pain trempé. — Et le Sauveur en donna à Judas Iscariote.

1. À l’occasion de ce passage de l’Évangile qu’on vient de lire, mes frères, et que nous avons à vous expliquer, nous vous dirons encore quelque chose du traître Judas, que Notre-Seigneur désigna assez clairement en lui donnant le morceau de pain qu’il avait trempé. En vous parlant déjà de lui dans notre précédent discours, nous vous avons dit que, sur le point de le faire connaître, Jésus fut troublé en son esprit ; il agit peut-être ainsi, quoique je n’en aie rien dit, afin de nous montrer par ce trouble qu’il excita en lui qu’il faut souffrir ses faux frères dans le champ du Seigneur, comme on souffre l’ivraie mêlée au bon grain jusqu’au temps de la moisson bu ; et quand, pour une cause pressante, l’Église est obligée d’en retrancher quelques-uns de son sein avant ce temps, elle ne le fait point sans en ressentir quelque trouble. C’est ce trouble de ses saints, dont les hérétiques et les schismatiques devaient être la cause, que le Sauveur annonça et figura en lui-même, au moment où Judas, l’homme méchant par-dessus tous, était sur le point de sortir et de quitter ouvertement la société du bon grain, au milieu duquel il avait été supporté si longtemps ; Jésus alors fut troublé, non dans sa chair, mais dans son esprit. Les gens de bien, à l’occasion de ces sortes de scandales, sont troublés non par malice, mais par charité : ils craignent qu’en séparant l’ivraie, on arrache aussi quelque épi de bon grain.

2. « Jésus fut donc troublé dans son esprit, et il dit ouvertement : En vérité, en vérité, je vous dis qu’un de vous me trahira. » « Un de vous », quant au nombre, mais non quant au mérite ; par l’apparence, mais non parla vertu ; quant à la société extérieure, mais non par les liens de l’esprit ; par la réunion des corps, mais non par l’union des cœurs : ce n’est donc pas un homme d’entre vous, mais un homme qui doit sortir d’avec vous. Car, autrement, comment pourrait être vrai ce qu’affirme ici le Seigneur en disant : L’un de vous, si nous devons admettre comme vrai ce que dit dans une de ses épîtres ce même Jean dont nous expliquons l’Évangile « Ils sont sortis d’avec nous, mais ils n’étaient pas d’avec nous ; car s’ils eussent été d’avec nous, assurément ils seraient restés avec nous bv ? » Judas n’était donc pas un d’entre eux ; car s’il eût été un d’entre eux, il fût resté avec eux. Que signifient donc ces mots : « L’un de vous me trahira », sinon : il en sortira un d’entre vous qui me trahira ? Car l’Évangéliste qui nous dit en son épître : « S’ils eussent été d’avec nous, ils fussent restés avec nous », avait dit auparavant : « Ils sont sortis d’entre nous », et ainsi est-il vrai qu’ils sont d’avec nous et qu’ils ne sont pas d’avec nous. Dans un sens, « ils sont d’avec nous », et dans un autre, « ils ne sont pas d’avec nous » ; par la participation aux sacrements « ils sont d’avec nous » ; mais par les crimes qui leur sont propres, « ils ne sont pas d’avec nous ».

3. « Les Apôtres se regardaient les uns les a autres, ne sachant de qui il parlait » : ils avaient, sans doute, un tendre amour pour leur Maître ; mais la faiblesse humaine les portait à se soupçonner les uns les autres. Chacun d’eux connaissait sa conscience, mais celle des autres lui était inconnue ; et quoique chacun fût certain de lui-même, il était, pour tous les autres, un sui et de doute ; tandis que lui-même soupçonnait tous les autres à son tour.

4. Mais l’un d’eux, que Jésus aimait, « reposait sur le sein de Jésus ». Ce que l’Évangéliste a voulu dire par ces mots : « sur le sein », nous est expliqué plus loin ; car il y est dit : « sur la poitrine de Jésus ». C’était Jean, c’était celui-là même dont nous expliquons l’Évangile, ainsi qu’il le déclare plus bas bw. Voici la coutume de ceux qui nous ont transmis les saintes lettres : lorsque, dans le récit de l’histoire sacrée, ils viennent à parler d’eux-mêmes, ils en parlent comme d’une autre personne ; et s’ils se donnent une place dans la suite de leur récit, ce n’est pas pour parler d’eux-mêmes, mais pour raconter les faits. C’est ainsi qu’agit Matthieu dans la suite de son Évangile. Pour parler de lui-même, il dit : « Jésus vit un publicain du nom de Matthieu, assis à son bureau, et lui dit : « Suis-moi bx ». Il ne dit pas : Il me vit et il me dit. Ainsi en a usé le bienheureux Moïse tout ce qu’il raconte de lui-même, il le raconte comme s’il était question d’un autre. Il s’exprime en ces termes : « Le Seigneur dit à Moïse by ». L’apôtre Paul a fait de même, non dans une histoire qui renferme le récit des événements passés ; mais dans une lettre où cette manière est bien plus inusitée, et en parlant de lui-même, il dit : « Je sais un homme en Jésus-Christ, qui fut ravi, il y a quatorze ans, jusqu’au troisième ciel. (Si ce fut avec son corps, je ne le sais pas, Dieu le sait bz. C’est pourquoi, lorsque notre bienheureux Évangéliste, au lieu de dire : J’étais couché sur le sein de Jésus, dit : « Un des disciples était couché » ; loin d’en être surpris, reconnaissons dans sa manière de parler la coutume des écrivains sacrés. La vérité ne perd rien de son exactitude, le fait est raconté tel qu’il est, et par cette façon de l’exprimer on évite toute vanité : l’Apôtre avait à raconter des choses qui étaient fort à son avantage.

5. Mais que signifient ces mots : « Le disciple que Jésus aimait ? » Est-ce qu’il n’aimait pas les autres ? Et même Jean ne nous a-t-il pas dit plus haut, en parlant d’eux « Il les aima jusqu’à la fin ca ? » Et le Seigneur lui-même ne dit-il pas : a Nul ne peut avoir un« plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis cb ? » Qui est-ce qui pourrait énumérer tous les passages des saintes Écritures où le Seigneur Jésus se montra l’ami non seulement de ce disciple et de tous ceux qui étaient avec lui, mais encore de tous ceux qu’il devait avoir dans la suite pour membres de son corps et aussi de toute son Église ? Mais, assurément, il y a ici quelque chose de caché, et qui se rapporte au sein sur lequel était couché l’Apôtre qui dit ces paroles. Car le sein signifie ordinairement les choses secrètes ; mais nous trouverons ailleurs une occasion plus favorable de parler de ce sujet, et le Seigneur nous fera la grâce de le traiter de façon à vous satisfaire.

6. « Simon Pierre lui fit donc signe et lui dit ». Remarquons cette expression : une chose peut se dire non par des mots, mais seulement par des signes. « Pierre fit signe », dit l’Évangile, « et dit » ; ce qui signifie : Il lui dit en faisant signe. En effet, si l’Écriture appelle dit ce qui n’est exprimé que par la pensée, comme en ce passage : « Ils dirent en eux-mêmes cc » ; à plus forte raison est-ce dire que de faire signe, puisque ce qui est conçu dans le cœur s’exprime au-dehors par des signes. Qu’est-ce donc que Pierre dit par ces signes ? Il ne dit rien autre chose que ceci : « Quel est celui dont il parle ? » Telles furent les paroles que Pierre adressa à Jean par ces signes ; car il se fit comprendre non par le son de la voix, mais par quelque mouvement du corps. « Celui donc qui reposait sur la poitrine de Jésus », sur ce sein qui était le sanctuaire de la sagesse, « lui dit : Seigneur, qui est-ce ? Jésus répondit : C’est celui à qui je donnerai un morceau de pain trempé ; et, ayant trempé du pain, il le donna à Judas Iscariote, fils de Simon. Et après qu’il eut pris ce pain, Satan entra en lui ». Le traître est déclaré, les ténèbres où il se cachait sont dissipées : ce qu’il reçut était bon ; mais il le reçut pour son malheur, parce que, étant mauvais, il reçut mal le bien qui lui était donné. Mais il y a beaucoup de choses à dire sur ce pain trempé et donné à ce fourbe, et sur ce qui suit : pour le faire, il nous faut plus de temps qu’il ne nous en reste à la fin de ce discours.

SOIXANTE-DEUXIÈME TRAITÉ.

DEPUIS LE PASSAGE OU IL EST ÉCRIT : « ET AYANT TREMPÉ DU PAIN, IL LE DONNA À JUDAS », JUSQU’À CET AUTRE : « MAINTENANT LE FILS DE L’HOMME À ÉTÉ GLORIFIÉ ». (Ch 13, 26-34.)

JUDAS POSSÉDÉ DU DÉMON. 27-34

Suivant qu’on y apporte de bonnes dispositions ou de mauvaises, ce qu’on reçoit produit le bien ou le mal : aussi, à peine Judas eut-il reçu, de la main du Sauveur, le pain trempé, que Satan s’empara définitivement de lui, et que, sur une parole de Jésus, il sortit du cénacle pour aller le livrer à ses ennemis.

1. Je le sais, mes très-chers, plusieurs seront émus, les bons pour s’y éclairer, les impies pour s’en moquer, de ce que Notre-Seigneur ayant donné du pain trempé à celui qui devait le trahir, Satan entra aussitôt en lui. En effet, il est écrit : « Et quand il eut trempé du pain, il le donna à Judas, fils de Simon Iscariote, et après qu’il eut pris ce morceau de pain, Satan entra en lui ». Or, diront les uns et les autres, le pain de Jésus-Christ venant de sa table et donné à Judas, pouvait-il produire cet effet, qu’aussitôt après qu’il fut pris, Satan entra dans le cœur de ce disciple ? À cela nous répondons : Voilà une leçon bien capable de nous apprendre avec quel soin nous devons éviter de recevoir les bonnes choses dans des dispositions mauvaises. Car il importe beaucoup de savoir, non ce qu’est la chose qu’on reçoit, mais ce qu’est celui qui la reçoit ; non pas quelle est la chose donnée, mais quel est celui à qui elle est donnée ; car les bonnes choses nuisent, et les mauvaises sont utiles, selon les dispositions de ceux à qui elles sont données, « C’est le péché », dit l’Apôtre, « qui pour faire paraître sa corruption, m’a donné la mort par une chose qui était bonne cd ». Voilà un mal produit par un bien, parce que ce bien est reçu avec des dispositions mauvaises. Le même apôtre dit encore : « De peur que la grandeur de mes révélations ; ne me donne de l’orgueil, un aiguillon a été mis dans ma chair, instrument de Satan, pour me donner comme des soufflets. C’est pourquoi j’ai prié trois fois le Seigneur de l’éloigner de moi, et il m’a dit : Ma grâce te suffit, car la force se « perfectionne dans la faiblesse ce ». Voilà un mal qui produit un bien, parce que le mal est reçu avec de bonnes dispositions. Pourquoi nous étonner si le pain de Jésus-Christ, donné à Judas, a livré ce dernier au diable ; quand, d’un autre côté, nous voyons l’ange du diable donné à saint Paul, servir à le perfectionner en Jésus-Christ ? Ainsi, le bien devient nuisible au méchant, et le mal profite au bon. Rappelez-vous pourquoi il a été écrit : « Quiconque aura mangé le pain ou bu le calice du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur cf ». Quand il écrivait ces mots, l’Apôtre voulait parler de ceux qui recevaient le corps du Seigneur comme toute autre nourriture, avec négligence et sans discernement. Si donc l’Apôtre blâme celui qui n’apprécie pas le corps du Seigneur, c’est-à-dire quine le distingue pas des autres aliments, quelle condamnation mérite celui qui, en feignant d’être son ami, s’approche en ennemi de sa table ? Si le blâme atteint la négligence de celui qui prend part au festin, de quel châtiment sera frappé celui qui vend son hôte ? Mais que signifiait ce pain donné au traître ? Il était la marque de la grâce, à laquelle Judas répondait par l’ingratitude.

2. Quand ce traître eut pris le pain, Satan entra en lui, afin de posséder en entier celui qui s’était déjà livré à lui, et en qui il était déjà entré pour le tromper. Car, on ne peut en douter, le démon était en lui quand il alla trouver les Juifs, et qu’il convint du prix pour lequel il livrerait le Seigneur. L’Évangéliste Luc le témoigne ouvertement par ces paroles : « Satan entra en Judas, qui était surnommé Iscariote, l’un des douze, et il s’en alla, et il parla aux Princes des prêtres cg ». Par là il paraît bien que Satan était entré dans Judas. Il y était donc d’abord entré, en faisant naître dans son cœur la pensée de livrer Jésus, et Judas était dans cette disposition quand il vint pour faire la cène. Après qu’il eut pris le morceau de pain, Satan entra en lui, non comme chez un étranger, pour le tenter, mais pour se mettre en possession de lui comme de son bien propre.

3. Toutefois il ne faut pas croire, comme font quelques-uns qui lisent avec trop peu d’attention, que Judas reçut à ce moment le corps de Jésus-Christ. Il faut comprendre que déjà Notre-Seigneur avait distribué le sacrement de son corps et de son sang à tous ses Apôtres, et que Judas était avec eux ch. Ainsi le rapporte très-clairement Luc, et ensuite on en vint à ce que Jean raconte. Le Seigneur trempa un morceau de pain, et, en le donnant à Judas, il fit connaître celui qui devait le trahir ; peut-être, par ce pain ainsi trempé, voulait-il en montrer la fourberie ? Car tout ce qu’on trempe, on ne le lave pas, et parfois il suffit de tremper un objet pour lui faire perdre son éclat. Si cette action, qui consistait à tremper ce pain signifiait quelque chose de bon, Judas fut avec justice, puni de son ingratitude pour ce nouveau bienfait.

4. Cependant, si Judas était possédé non du Seigneur, mais du diable, depuis que le morceau de pain entra dans son corps et l’ennemi dans son âme, il était encore libre de faire et de ne pas faire le grand mal qu’il avait conçu dans son cœur, et dont il avait formé le damnable dessein. C’est pourquoi, lorsque Notre-Seigneur, le pain vivant, eut donné du pain à ce mort, et fait connaître par là celui qui devait livrer le pain véritable, il lui dit : « Ce que tu fais, fais-le au plus tôt ». Non pas qu’il lui fît un commandement de son crime, mais il prédit à Judas son mal, et à nous notre bien. Car pouvait-il y avoir rien de plus funeste pour Judas et de plus utile pour nous que la tradition de Jésus livré à ses ennemis, de Jésus livré par le traître pour sa propre condamnation, livré pour nous, Judas excepté ? « Ce que tu fais, fais-le au plus tôt ». O parole d’un homme impatient d’endurer les souffrances qu’il a acceptées ! ô parole qui ne demande pas le châtiment du traître, mais qui montre le prix de la rédemption ! Il dit : « Ce que tu fais, fais-le promptement », non pour en arriver plus vite à punir le perfide, mais pour hâter le salut des fidèles. Car il a été livré à cause de nos péchés ci ; il a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle cj. Ce qui a fait dire à l’Apôtre, en parlant de lui-même : « Il m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi ck ». Si donc Jésus-Christ ne s’était livré lui-même, personne n’aurait pu le livrer. Que revient-il à Judas, sinon son péché ? Car, en livrant Jésus-Christ, il ne pensait pas à notre salut, pour lequel Jésus-Christ se livrait lui-même ; il ne songeait qu’au gain de son argent, et il a trouvé la perte de son âme. Il a reçu la récompense qu’il avait désirée ; mais sans l’avoir désiré, il a reçu aussi le châtiment qu’il méritait. Judas a livré Jésus-Christ, et Jésus-Christ s’est livré lui-même. Le premier ne travaillait qu’à l’affaire de son marché, Jésus travaillait à notre rachat : « Ce que tu fais, fais-le au plus tôt » ; non parce que tu le peux, mais parce que celui qui peut tout, le désire.

5. « Or, aucun de ceux qui étaient à table ne savait pourquoi il lui dit cela ; et comme Judas avait la bourse, quelques-uns pensaient que Jésus lui disait : « Achète ce qui nous est nécessaire, pour le jour de la fête, ou donne quelque chose aux pauvres ». Le Seigneur avait donc une bourse, et il conservait ce que lui offraient les fidèles, pour subvenir aux besoins de ceux qui le suivaient et des autres indigents. Ce sont les premiers vestiges des biens ecclésiastiques ; et par là nous devons comprendre qu’en recommandant de ne pas s’inquiéter du lendemain cl, Notre-Seigneur a voulu non pas défendre à ses fidèles de se réserver de l’argent, mais seulement leur apprendre à ne pas le servir par amour de l’argent, et à ne pas abandonner la justice par la crainte d’en manquer. L’Apôtre usait de cette prévoyance permise, car il disait : « Si quelque fidèle a des veuves, qu’il leur donne ce qui leur est nécessaire, afin que l’Église n’en soit pas grevée, et qu’elle puisse suffire à celles qui sont vraiment veuves cm ».

6. « Judas ayant donc reçu ce morceau de pain, sortit aussitôt, et il était nuit ». Et celui qui sortit était lui-même la nuit. « Lors donc que fut sorti celui qui était la nuit, Jésus dit : Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié ». Le jour, alors adressa la parole au jour, c’est-à-dire Jésus-Christ parla à ses disciples, afin qu’ils l’écoutassent et le suivissent avec amour. Et la nuit apprit à la nuit à le connaître cn, c’est-à-dire Judas parla aux Juifs infidèles, afin qu’ils vinssent à lui et le poursuivissent pour s’en saisir. Mais le discours que le Seigneur adressa à ses fidèles, avant d’être pris par ces impies, demande un auditeur plus attentif ; c’est pourquoi il vaut mieux en renvoyer à une autre fois l’explication que le traiter précipitamment.

SOIXANTE-TROISIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES DU SEIGNEUR : « MAINTENANT LE FILS DE L’HOMME À ÉTÉ GLORIFIÉ », JUSQU’À CES AUTRES : « ET BIENTÔT IL LE GLORIFIERA ». (Chap 13,31-32.)

GLORIFICATION DE JÉSUS.

Judas étant sorti du cénacle, et n’y ayant vu que les vrais apôtres, Jésus leur dit que dès lors il était glorifié ; car la séparation du traître d’avec ses condisciples figurait la séparation qui doit s’établir entre les bons et les méchants, quand l’heure de la glorification finale aura sonné pour lui ; et comme Dieu le Père se trouvait honoré par la soumission de son Fils, au moment de la Passion, il devait le glorifier bientôt lui-même par le prodige de sa résurrection.

1. Tournons notre attention du côté de Dieu, et avec son secours, arrivons jusqu’à lui. Il est dit dans les saints cantiques « Cherchez Dieu, et votre âme vivra co ». Cherchons-le pour le trouver, cherchons-le même après l’avoir trouvé. Pour le trouver, il faut le chercher, car il est caché ; même après l’avoir trouvé, il faut le chercher encore, car il est immense. C’est pourquoi il est dit en un autre passage : « Cherchez son visage toujours cp ». Car il remplit celui qui le cherche en proportion de ce qu’il découvre ; et celui qui le trouve devient capable de recevoir davantage, et il cherche de nouveau à se remplir, dès qu’il a commencé à recevoir avec plus d’abondance. En ce sens, ces mots : « Cherchez son visage toujours », marquent le contraire de ce qu’il est dit de quelques-uns qui, « apprenant toujours, n’arrivent jamais à la connaissance de la vérité cq » ; ils s’accordent plutôt avec ce qui est dit ailleurs « Quand l’homme a achevé, c’est alors qu’il commence cr ». Ainsi doit-il en être de nous, jusqu’à ce que nous arrivions à cette vie où nous serons remplis si complètement, que notre capacité sera épuisée, et qu’étant parvenus à la perfection, nous ne pourrons plus faire de progrès. Alors nous sera montré ce qui doit nous suffire. Mais ici-bas, cherchons toujours, et n’attendons pas, comme fruit de nos découvertes, la faculté de mettre fin à nos recherches. Car nous ne disons pas qu’il ne faut pas toujours chercher Dieu, parce qu’on ne peut le chercher qu’ici-bas ; mais nous disons qu’ici-bas il faut toujours le chercher, pour nous empêcher de penser que nous pouvons cesser de le chercher. Ceux dont il est dit : « Apprenant toujours, ils n’arrivent jamais à la connaissance de la vérité », ne cessent, il est vrai, d’apprendre tant qu’ils sont ici-bas ; mais quand ils seront sortis de cette vie, alors ils n’apprendront plus, mais ils recevront la récompense de leur erreur. Il est dit en effet : « Apprenant toujours, ils n’arrivent jamais à la connaissance de la vérité » ; c’est comme s’il était dit : Marchant toujours, ils n’arrivent jamais à la bonne voie. Pour nous, marchons toujours dans la voie, jusqu’à ce que nous arrivions où elle conduit ; ne nous arrêtons pas en chemin tant qu’elle ne nous aura pas conduits à notre demeure permanente : ainsi, en cherchant, nous avançons ; en trouvant, nous arrivons à quelque chose ; et en cherchant et en trouvant, nous arrivons à ce qui demeure, à l’endroit où il ne restera plus rien à chercher, et où notre perfection ne nous laissera plus aucun progrès à atteindre. Puisse ce prélude, mes très-chers, rendre votre charité plus attentive au discours que Notre-Seigneur adressa à ses disciples avant sa passion : il est très-profond, en effet, et celui qui est chargé de l’expliquer doit faire bien des efforts ; celui qui y assiste ne doit pas l’écouter avec nonchalance.

2. Que dit donc le Seigneur, lorsque Judas fut sorti, pour faire au plus tôt ce qu’il avait à faire, c’est-à-dire pour livrer son Maître ? Que dit le jour, quand la nuit fut sortie ? que dit le Rédempteur, quand fut sorti le vendeur ? « Maintenant », dit-il, « le Fils de l’homme a été glorifié ». Pourquoi « maintenant ? » Est-ce parce que celui qui doit le livrer est sorti, et que ceux qui doivent se saisir de lui et le mettre à mort vont arriver ? « A-t-il » donc « été glorifié maintenant », parce qu’il va être humilié plus profondément ; parce qu’il est sur le point d’être lié, jugé, condamné, bafoué, crucifié, mis à mort ? Est-ce là une glorification ? n’est-ce pas plutôt une humiliation ? Pourtant, en nous faisant le récit des miracles que le Sauveur opérait, Jean ne nous a-t-il pas dit de lui : « L’Esprit-Saint n’avait pas été donné, parce que Jésus a n’avait pas encore été glorifié cs ? » Il n’avait pas encore été glorifié lorsqu’il ressuscitait des morts ; et maintenant qu’il va être mis lui-même au nombre des morts, est-il glorifié ? Il n’avait pas été glorifié, lorsqu’il agissait en Dieu ; et il est glorifié lorsqu’il va souffrir comme un autre homme ? Il serait bien étonnant que ce fût là ce que le divin Maître voulait nous enseigner et nous apprendre par ces paroles. Pénétrons plus avant dans ce langage du Très-Haut, car il se montre quelque peu, pour que nous le trouvions, et il se cache ensuite pour que nous le cherchions, et que nous nous efforcions, à chaque pas, d’avancer de découvertes en découvertes. J’entrevois quelque chose qui nous figure un grand mystère. Judas est sorti, et Jésus a été glorifié ; le fils de perdition est sorti, et le Fils de l’homme a été glorifié. Il était sorti, celui pour qui avaient été dits ces mots : « Vous « êtes purs, mais non pas tous ct ». Celui qui était impur étant sorti, il ne resta que ceux qui étaient purs, et ils demeurèrent avec celui qui les avait purifiés. C’est ce qui arrivera lorsque ce monde, vaincu par Jésus-Christ, aura passé, et que dans le peuple du Christ il ne restera personne d’impur. L’ivraie sera alors séparée du bon grain, et les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père cu. Le Seigneur prévoyait qu’il en devait être ainsi, et il voulait nous en montrer l’emblème dans la personne de Judas, qui s’éloignait comme l’ivraie qu’on sépare ; et dans celle des Apôtres fidèles, qui restaient comme le bon grain. « Maintenant », dit-il, « le Fils de l’homme a été glorifié ». C’est comme s’il disait : Voilà ce qui arrivera au moment de ma glorification ; pas un des méchants ne sera admis avec moi, et pas un des bons n’en sera séparé. Il ne dit pas : Voilà l’image de la glorification du Fils de l’homme ; mais bien : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié ». De même que l’Apôtre ne dit pas : La pierre signifiait Jésus-Christ ; mais bien : « La pierre était Jésus-Christ cv », il n’est pas écrit non plus : La bonne semence signifiait les enfants du royaume, ou bien, l’ivraie signifiait les enfants du méchant ; mais bien : « La bonne semence, ce sont les fils du royaume et l’ivraie, les fils des méchants cw ». Aussi, comme, dans l’Écriture, les choses représentées sont ordinairement appelées du nom de celles qui les représentent, le Sauveur s’est exprimé de la sorte, lorsqu’il a dit : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié ». Alors le méchant s’était éloigné, et les Apôtres fidèles étaient restés seuls avec lui, et par là se trouvait représentée sa glorification, telle qu’elle aura lieu quand, après la dernière séparation des méchants, il restera avec les saints dans l’éternité.

3. Lorsque le Seigneur eut dit : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié », il ajouta : « Et Dieu a été glorifié en lui ». De fait, la glorification du Fils de l’homme consiste en ce que Dieu soit glorifié en lui. Car s’il ne se glorifie pas en lui-même, mais si Dieu est glorifié en lui, alors Dieu le glorifie en lui-même ; c’est ce qu’il explique quand il ajoute et dit : « Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui-même ». C’est-à-dire, « si Dieu a été glorifié en lui », parce qu’il n’est pas venu faire sa volonté, mais la « volonté de celui qui l’a envoyé, Dieu aussi le glorifiera en lui-même », et la nature humaine, dont le Fils de l’homme est participant, et dont s’est revêtu le Verbe éternel, sera gratifiée de l’éternité immortelle. « Et bientôt », dit-il, « il le glorifiera ». Par ces mots, il prédit sa résurrection, qui ne devait pas, comme la nôtre, se trouver différée jusqu’à la fin du monde, mais qui devait avoir lieu immédiatement. Telle est cette glorification dont notre Évangéliste avait déjà parlé dans un passage que je viens de vous rappeler. L’Esprit-Saint n’avait pas encore été donné à ses disciples de la manière nouvelle dont il devait être donné après sa résurrection à ceux qui croiraient en lui ; en voici la raison : c’est que Jésus-Christ n’avait pas encore été glorifié ; c’est-à-dire que sa mortalité n’avait pas encore été revêtue d’immortalité, et que sa faiblesse temporelle n’avait pas été changée en force éternelle. On peut encore entendre ce qu’il dit de la glorification : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié », en ce sens que le mot « maintenant » se rapporte, non à sa passion qui allait avoir lieu, mais à sa résurrection qui devait la suivre immédiatement. En ce cas, Jésus aurait regardé comme déjà accompli ce qui devait s’accomplir si prochainement. Pour aujourd’hui, que ce que nous avons dit suffise à votre charité. Quand Dieu nous en donnera l’occasion, nous vous entretiendrons de ce qui suit.

SOIXANTE-QUATRIÈME TRAITÉ.

SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « MES PETITS ENFANTS, ENCORE UN PEU DE TEMPS JE SUIS AVEC VOUS : VOUS ME CHERCHEREZ, ET COMME J’AI DIT AUX JUIFS, OU JE VAIS VOUS NE POUVEZ VENIR ; JE VOUS LE DIS AUSSI À VOUS ». (Chap 13, 33.)

PERMANENCE ET DÉPART.

Le Sauveur annonce à ses Apôtres, pour qu’ils ne se désolent pas, que s’il doit être bientôt glorifié par son Père, il restera néanmoins encore un peu avec eux, mais qu’il s’en séparera ensuite pour aller dans le ciel, où ils ne le suivront que plus tard, lorsqu’ils l’auront mérité.

1. Remarquez, mes bien chers frères, la liaison qui existe entre les paroles de Notre-Seigneur. Lorsque Judas fut sorti et se fut séparé, même extérieurement, de la société des saints, Jésus avait dit : « Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui » ; il avait ainsi parlé pour annoncer que son royaume commencerait quand les bons seront séparés des méchants, ou pour indiquer que sa résurrection aurait lieu immédiatement, et ne serait pas, comme la nôtre, différée jusqu’à la fin du monde ; il avait ensuite ajouté : « Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui-même, et le glorifiera bientôt » ; ce qui marquait, sans aucune ambiguïté, que sa résurrection était proche. Après avoir dit ces choses, il continua en ces termes : « Mes petits enfants, encore un peu de temps, je suis avec vous ». Ils pouvaient croire que Dieu était sur le point de le glorifier, de telle façon qu’il ne leur serait plus uni, et qu’il ne converserait plus avec eux sur la terre ; aussi leur dit-il : « Encore un peu de temps je suis avec vous » ; c’est comme s’il leur disait : Il est vrai que maintenant je vais être glorifié par ma résurrection ; mais je ne monterai pas au ciel immédiatement : « Encore un peu de temps je suis avec vous ». En effet, par ce qui est écrit aux Actes des Apôtres, nous voyons qu’après sa résurrection il resta avec eux pendant quarante jours, allant et venant, mangeant et buvant cx ; non pas qu’il eût faim ou soif, mais pour montrer par là la vérité de sa chair ; car si elle n’éprouvait pas le besoin de manger et de boire, elle en avait au moins le pouvoir. C’était donc de ces quarante jours qu’il entendait parler, lorsqu’il disait : « Encore un peu de temps je suis avec vous » ; peut-être voulait-il aussi marquer autre chose ? En effet, ces paroles : « Encore un peu de a temps je suis avec vous », peuvent vouloir dire : Encore un peu de temps je suis dans l’infirmité de cette chair aussi bien que vous, c’est-à-dire jusqu’à sa mort et à sa résurrection. Après sa résurrection, en effet, Jésus fut bien avec ses disciples pendant quarante jours, les faisant jouir de sa présence corporelle ; mais il n’était plus, comme eux, soumis aux infirmités humaines.

2. Il y a encore une autre présence divine, mais qui ne tombe pas sous nos sens mortels ; c’est celle dont il dit : « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles cy ». Mais ce n’est assurément pas celle qu’il désigne par ces mots : a Encore un peu de a temps je suis avec vous a ; car ce qui doit durer jusqu’à la fin du monde ne peut s’appeler un peu de temps ; ou bien, si l’on considère même cet intervalle comme n’étant qu’un peu de temps (car le temps vole avec rapidité, et aux yeux de Dieu, mille ans sont comme un jour ou comme une veille de la nuit cz), on doit croire que ce n’est pas ce que Notre-Seigneur a voulu dire, car il ajoute : « Vous me chercherez, et, comme j’ai dit aux Juifs, où je vais vous ne pouvez pas venir » ; c’est-à-dire : après ce peu de temps où je suis avec vous, « vous me chercherez, et où je vais vous ne pouvez pas venir ». Est-ce que, après la fin du monde, les disciples ne pourront pas aller où il va lui-même ? Mais alors que signifie ce qu’il doit dire peu après dans le même discours : « Père, je veux que, où je suis, ils soient, eux aussi, avec moi da ? » Ce n’est donc pas de cette présence, par laquelle il est avec eux jusqu’à la fin du monde, qu’il a voulu parler lorsqu’il a dit : « Encore un peu de temps je « suis avec vous ». Il avait en vue le peu d’heures que, dans sa faiblesse et sa mortalité, il devait passer avec eux jusqu’à sa passion ; ou bien sa présence corporelle dont il devait les faire jouir jusqu’à sa résurrection. De ces deux sentiments, chacun peut choisir celui qui lui agrée le plus : ils n’ont rien de contraire à la foi.

3. Quelqu’un trouvera peut-être que le sens donné par nous à ces paroles : « Encore un peu de temps je suis avec vous », s’écarte de la vérité, et qu’ainsi Notre-Seigneur n’a pas voulu faire allusion au temps qu’il devait passer avec ses disciples jusqu’à sa passion, dans la communion d’une chair mortelle ; celui-là doit remarquer les paroles que Notre-Seigneur prononça après sa résurrection, et que nous trouvons dans un autre Évangéliste : « Je vous ai dit ces choses lorsque j’étais encore avec vous db ». N’était-il pas alors avec ses disciples assemblés autour de lui, qui le voyaient, le touchaient et lui parlaient ? Que veulent donc dire ces mots : « Lorsque j’étais encore avec vous ? » Le voici : Lorsque j’étais dans une chair mortelle, comme celle où vous êtes encore ; alors en effet il était ressuscité dans la même chair, mais il n’était plus dans la condition mortelle de ses disciples. Quand il était revêtu d’une chair immortelle, il a dit avec vérité : « Lorsque j’étais encore avec vous », et par ces paroles, nous ne pouvons entendre autre chose que ceci : Lorsque j’étais encore avec vous dans une chair mortelle ; de même en est-il de l’interprétation à donner à ce passage : « Encore un peu de temps je suis avec vous » ; on peut croire, sans tomber dans l’absurde, qu’il a voulu dire : Encore un peu de temps, je suis mortel comme vous l’êtes vous-mêmes. Voyons donc ce qui suit :

4. « Vous me chercherez, et comme j’ai dit aux Juifs, où je vais vous ne pouvez pas venir, je vous le dis aussi à vous présentement ». C’est-à-dire, présentement vous ne pouvez pas. Quand il parlait aux Juifs, il n’ajoutait pas le mot : « présentement » ; les disciples ne pouvaient donc pas, pour le moment, aller où il allait lui-même ; mais ils le pourraient dans la suite. Peu après, Notre-Seigneur le déclara ouvertement à l’apôtre Pierre ; ce disciple lui ayant dit : « Seigneur, où allez-vous ? » il lui répondit : « Où je vais, tu ne peux pas me suivre présentement, mais tu me suivras un jour dc ». Mais c’est là une question importante, sur laquelle il ne faut point passer légèrement. Où donc les disciples ne pouvaient-ils pas suivre le Seigneur présentement, tandis qu’ils le pourraient plus tard ? Dirons-nous que c’est à la mort ? Mais pour l’homme venu au monde, quel est le temps où il n’a pas la facilité de mourir ? Tout le temps qu’il a un corps sujet à la corruption, il ne lui est pas plus facile de vivre que de mourir. Ce n’était donc pas que les disciples ne fussent pas encore aptes à suivre Notre-Seigneur jusqu’à la mort ; mais c’est qu’ils n’étaient pas encore aptes à le suivre jusqu’à la vie qui ne connaît point la mort. En effet, par sa résurrection d’entre les morts, Notre-Seigneur allait en un endroit où il ne devrait plus mourir, et où la mort n’aurait plus sur lui aucun empire dd. Comment auraient-ils suivi leur Maître qui allait mourir pour la justice, puisqu’ils n’étaient pas encore mûrs pour le martyre ? Ou bien, comment auraient-ils suivi leur Maître jusqu’à l’immortalité de la chair, eux qui devaient bien mourir, mais ne devaient ressusciter qu’à la fin du monde ? Enfin, comment auraient-ils suivi leur Maître jusque dans le sein du Père ? Leur Maître allait retourner dans le sein de son Père sans les abandonner, comme il était venu à eux sans en sortir ; comment l’auraient-ils suivi jusque-là, puisque personne n’est admis dans ce séjour de la félicité, s’il n’est d’abord consommé en charité ? Aussi c’est pour leur apprendre comment ils pouvaient se mettre en état de le suivre où il les précédait, qu’il leur dit : « Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres de ». Voilà sur quelles traces il faut marcher pour suivre Jésus-Christ. Mais il faut remettre à un autre temps d’en parler plus au long.

SOIXANTE-CINQUIÈME TRAITÉ.

SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « JE VOUS DONNE, UN COMMANDEMENT NOUVEAU, DE VOUS AIMER LES UNS LES AUTRES, COMME JE VOUS AI AIMÉS, AFIN QUE VOUS AUSSI VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES. C’EST EN CELA QUE TOUS CONNAÎTRONT QUE VOUS ÊTES MES DISCIPLES, SI VOUS AVEZ DE L’AMOUR LES UNS POUR LES AUTRES ». (Chap 13, 34-35.)

LE COMMANDEMENT NOUVEAU.

Jésus donne à ses Apôtres un commandement nouveau, celui de s’aimer d’un amour pur, spirituel, pour Dieu, et, par là même, d’aimer Dieu : ce doit être le signe particulier auquel on les reconnaîtra pour ses disciples.

1. Le Seigneur Jésus assure qu’il donne à ses disciples un commandement nouveau, lorsqu’il leur dit de s’aimer les uns les autres. « Je vous donne », dit-il, « un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres ». Cependant le commandement n’existait-il pas déjà dans l’ancienne loi, où il est écrit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même df ? » Pourquoi donc Notre-Seigneur appelle-t-il nouveau un commandement qui nous paraît si ancien ? Ce commandement est-il nouveau, parce qu’il nous dépouille du vieil homme pour nous revêtir de l’homme nouveau ? Car il renouvelle celui qui l’écoute, ou plutôt celui qui l’observe. Mais il ne s’agit pas ici de toute espèce d’amour, il y est question de celui que Notre-Seigneur distingue de l’amour charnel, quand il ajoute : « Comme je vous ai aimés ». Car les maris et les femmes, les parents et les enfants, et tous ceux qui sont unis entre eux par quelque lien, s’aiment les uns les autres. Ne parlons pas de l’amour coupable et damnable qui unit entre eux les adultères, les hommes débauchés et les femmes de mauvaise vie, et tous ceux qui sont liés, non par les nœuds de la parenté, mais par une passion impudique et déréglée. Jésus-Christ nous a donc donné un commandement nouveau, celui de nous aimer les uns les autres, comme il nous a aimés lui-même. Cet amour nous renouvelle, fait de nous des hommes nouveaux, héritiers du Nouveau Testament et dignes de chanter le cantique nouveau. C’est ce même amour, mes très chers frères, qui a renouvelé les Justes de l’Ancien Testament, les Patriarches et les Prophètes, comme dans la suite il a renouvelé les bienheureux Apôtres ; c’est encore lui qui maintenant renouvelle les nations et qui, de tout le genre humain répandu par tout l’univers, ne forme qu’un seul peuple, qui est le corps de cette nouvelle Epouse du Fils unique dont il est dit au Cantique des cantiques : « Quelle est celle-ci qui monte toute blanche dg ? » Elle est blanchie, parce qu’elle a été renouvelée ; et par quoi l’a-t-elle été, sinon par le commandement nouveau ? C’est pourquoi les membres dont elle se compose sont pleins de sollicitude les uns pour les autres ; et si un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui ; et si, au contraire, un membre est glorifié, tous les membres s’en réjouissent avec lui dh. Car ils écoutent et observent ces paroles : « Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres » ; non pas de la manière dont s’aiment ceux qui se corrompent, non pas de la manière dont s’aiment les hommes, parce qu’ils sont hommes ; mais de cet amour qu’ils doivent avoir parce qu’ils sont tous des dieux et les fils du Très-Haut, et qu’ils veulent être les frères de son Fils unique : car ils doivent s’aimer entre eux, comme les a aimés Celui qui les conduira à la seule fin capable de leur suffire et de satisfaire leurs désirs dans le bien di. Alors, en effet, rien ne manquera à nos désirs, puisque Dieu sera toutes choses en tous dj. Une telle fin n’a pas de fin. Là personne ne meurt, car personne n’y arrive qu’il ne soit mort au monde, non de cette mort commune à tous, et qui sépare l’âme du corps, mais de la mort des élus, qui même encore dans cette chair mortelle, élève le cœur jusqu’au ciel. Parlant de cette sorte de mort, l’Apôtre disait : « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ dk ». C’est peut-être pour cela qu’il est dit : « L’amour est fort comme la mort dl ». Par l’effet de cet amour il arrive que, retenus encore en ce corps corruptible, nous mourons au monde, et que notre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ ; et même en cet amour consistent précisément notre mort au monde et notre vie avec Dieu. En effet, si la mort arrive quand l’âme se sépare du corps, comment n’y aurait-il pas mort, quand notre amour sort de ce monde ? L’amour est donc fort comme la mort. Qu’y a-t-il de plus fort que ce qui nous fait vaincre le monde ?

2. Ne pensez pas, mes frères, qu’en disant à ses disciples : « Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres », le Christ ait omis le commandement le plus important, qui est d’aimer le Seigneur notre Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de tout notre esprit. Il semblerait, en effet, qu’il l’a passé sous silence, puisqu’il leur a dit : « de s’aimer les uns les autres ». On croirait aussi que ce commandement n’a aucun rapport avec celui qui nous dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Car ces deux commandements », nous dit Notre-Seigneur, « renferment toute la loi et les Prophètes dm ». Mais pour qui les entend comme il faut, ces deux préceptes sont renfermés fun dans l’autre. En effet, celui qui aime Dieu ne peut mépriser le commandement qu’il nous fait d’aimer le prochain ; et celui qui aime le prochain saintement et selon le Saint-Esprit, qu’aime-t-il en lui si ce n’est Dieu ? Tel est l’amour, éloigné de toute affection mondaine, que Notre-Seigneur a voulu nous indiquer lorsqu’il a ajouté : « Comme je vous ai aimés ». Car qu’est-ce que Jésus-Christ a aimé en nous, si ce n’est Dieu ? Non pas que nous possédions Dieu en nous-mêmes ; mais il nous a aimés pour nous amener à le posséder, et nous conduire, comme je l’ai dit tout à l’heure, là où Dieu sera toutes choses en tous. On dit, de la même manière, qu’un médecin aime bien ses malades. Ce qu’il aime en eux, c’est la santé qu’il cherche à leur rendre, et non pas la maladie dont il cherche à les délivrer. Aimons-nous les uns les autres, de telle sorte que, selon notre pouvoir et par l’effet de cet amour, nous nous poussions les uns les autres à posséder Dieu en nous. Cet amour nous vient de celui qui a dit : « Comme je vous ai aimés, afin que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres ». Il nous a donc aimés pour que nous nous aimions les uns les autres, et par cet amour qu’il nous a porté, il nous a obtenu la grâce de nous aimer mutuellement, et en nous unissant par ces doux liens, il nous a mérité celle de ne former qu’un seul corps dont il est lui-même la tête.

3. « En cela », dit-il, « tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres ». C’est comme si le Seigneur leur eût dit : Ceux qui ne sont pas mes disciples ne laissent pas d’avoir part à mes autres bienfaits ; non seulement ils ont la nature humaine, la vie, la raison et jouissent de cette conservation qui est commune aux hommes et aux bêtes, ils ont même le don des langues, l’usage des sacrements, le don de prophétie, le don de science, la foi, le don de distribuer leurs biens aux pauvres et de livrer leur corps aux flammes pour être brûlés ; mais parce qu’ils n’ont pas la charité, ils ne font que retentir comme des cymbales, ils ne sont rien et tout cela ne leur sert de rien dn. Ce n’est donc pas à tous ces dons, malgré leur prix, qu’on reconnaîtra mes disciples, car d’autres que mes disciples peuvent les recevoir ; mais « en cela tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres ». O Epouse de Jésus-Christ ! belle entre toutes les femmes, ô vous qui montez éclatante de blancheur, appuyée sur votre petit frère, de même que vous empruntez votre éclat à sa lumière, ainsi vous appuyez-vous sur lui pour y puiser votre force et ne pas tomber. Combien est-ce avec raison que l’on vous chante dans ce Cantique des cantiques, qui est comme votre épithalame : « L’amour fait vos délices do ». Cet amour ne laisse pas votre âme périr avec les impies, il distingue votre cause de la leur ; il est fort comme la mort et il fait vos délices. O mort d’un genre admirable pour vous ! c’est peu de ne causer de peines à personne : vous faites même les délices de ceux qui vous goûtent. Mais il est temps de finir ici ce discours. Une autre fois nous parlerons de ce qui suit.

SOIXANTE-SIXIÈME TRAITÉ.

SUR CE QUI EST DIT DEPUIS CES MOTS : « SIMON PIERRE LUI DIT : SEIGNEUR, OÙ ALLEZ-VOUS ? » JUSQU’À CES AUTRES : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ JE TE LE DIS : LE COQ NE CHANTERA PAS QUE TU NE M’AIES RENIÉ TROIS FOIS ». (Chap 13,36-38.)

SEIZIÈME SERMON. SUR, CES PAROLES DE L’ÉVANGILE SELON SAINT JEAN (XIII, 16-32) : « JÉSUS DIT A SES APÔTRES : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : LE, SERVITEUR N’EST PAS PLUS GRAND QUE SON MAÎTRE, NI L’APÔTRE PLUS GRAND QUE CELUI QUI L’A ENVOYÉ ». TRAHISON DE JUDAS.

ANALYSE.—1. Élection de Judas. —2. Prescience du Christ. —3. Il confère à ses ministres le droit qu’il a d’être honoré.—4. Usage des Grecs relativement au jour de Pâques.—5. Le trouble de l’âme n’est pas en contradiction avec le christianisme. —6. Le Christ donne à supposer le crime de Judas, mais il n’en parle pas ouvertement. —7. Question de Jean. —8. De quelle manière Satan entra, dans le cœur de Judas, qui était déjà possédé du diable.—9. Son crime n’a pas été commandé par le Christ. —10. Le Sauveur a interdit, non pas la possession de l’argent, mais les mauvaises dispositions avec lesquelles on pourrait le posséder. —11. Impudente méchanceté de Judas. —12. Glorification du Fils de l’homme.

1. Le Sauveur ne donne pas à penser que Judas doive partager, plus tard, le bonheur de ceux qui auront fait ce que le Maître a enseigné et fait lui-même ; car voyez ce qui suit : « Je ne vous parle pas de vous tous : je connais ceux que j’ai choisis. Mais il faut que cette parole de l’Écriture soit accomplie : Celui qui mange le pain avec moi, lèvera le pied contre moi dp ». Judas a levé son pied contre lui, c’est-à-dire, qu’il l’a écrasé autant qu’il a pu. Une autre version du Psautier dit ceci : « L’homme de ma paix, de ma confiance, qui mangeait à ma table, s’est insolemment élevé contre moi dq ». Le Seigneur a choisi Judas pour ce qui est advenu de lui, et pour le salut des autres ; quant aux onze, il les a élus, afin d’en faire ses imitateurs et de les rendre heureux. Aussi a-t-il dit en un autre endroit : « Je vous ai choisis « au nombre de douze, et l’un de vous est un démon dr ».

2. « Je vous dis ceci maintenant avant que « la chose arrive, afin que, quand elle sera « arrivée, vous reconnaissiez ce que je suis ds ». Jusqu’alors, j’ai été patient ; je me suis tu ; mais aujourd’hui, je vous signale le traître avant qu’il fasse ce qu’il va bientôt faire : au moins, plus tard, vous croirez que je suis celui-là même au sujet duquel l’Écriture a prédit ces choses.

3. Après avoir, par son exemple, appris à ses Apôtres à supporter les humiliations et les coups de pied, le Christ leur parle de l’honneur qui devra des consoler, et qui consistera en ce que le Père lui-même sera reçu en leur personne. « En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque reçoit celui que j’aurai envoyé, me reçoit moi-même ; et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé dt ». Dans ces paroles, le Christ n’établit pas l’unité de nature entre celui qui envoie et l’envoyé, mais il prouve que l’envoyé possède l’autorité de celui qui lui a confié sa mission. De là il suit que si, en recevant un envoyé, on voit en lui celui qui l’a envoyé, on doit reconnaître le Christ dans la personne de Pierre, c’est-à-dire le maître dans son serviteur, comme aussi le Père dans la personne du Christ, ou, en d’autres termes, celui qui a engendré en son Fils unique.

4. Il faut examiner très-attentivement la question de savoir pourquoi la cène précitée a eu lieu avant le jour de Pâques, si elle est la même que celle dont il est question un peu plus loin. Nous avons dit précédemment que le jour des azymes se prend indifféremment pour celui de Pâques, et le jour de Pâques pour ceux des azymes, dont le premier et le dernier se célébraient plus solennellement que les autres. Voilà pourquoi Jean a dit : « Avant le jour de la fête de Pâques », donnant le nom de Pâques au premier jour de la solennité du lendemain, c’est-à-dire à la sixième férie. Chez les Grecs, ce n’est pas le jour, au soir duquel tombait la quatorzième lune, mais seulement le suivant qui s’appelle le jour de l’immolation de l’Agneau ; car ils disent que le Sauveur a anticipé, et qu’il a mangé l’Agneau pascal avec ses disciples à la cinquième férie. Suivant eux, par conséquent, il a institué le sacrement de son corps et de son sang à un moment où l’on mangeait encore du pain fermenté : de là vient leur usage d’offrir le sacrifice avec du pain levé. Ce serait donc, à les entendre, le jour même de Pâques, à midi, que le Christ aurait été crucifié : pour le prouver, ils allèguent ceci, que les Juifs n’ont pas voulu entrer dans le prétoire, c’est-à-dire dans la maison de Pilate, parce qu’ils craignaient de se souiller, et qu’ils devaient manger la Pâque. Voici la raison de leur interprétation : Par le mot Pâque, ils n’entendent que la manducation de l’Agneau. Mais comme leur opinion contredit formellement le récit de trois évangélistes, ils soutiennent, sans rougir, que Jean les a rectifiés sur ce point : or, il est constant que tous ces écrivains ont parlé dans le même sens ; car s’ils s’étaient trompés, ne fût-ce que sur un seul fait, ils eussent été moins dignes de foi sur tous les autres.

5. « Jésus, ayant dit ces paroles, fut troublé en son esprit, et il protesta, en disant : En vérité, en vérité, je vous le dis : l’un de vous me trahira du ». Il proteste, c’est-à-dire il fait connaître d’avance un crime encore caché, afin que le traître, se voyant découvert, déteste sa faute. Toutefois, il ne le désigne pas nominativement ; car si celui-ci était accusé en face, il pourrait devenir plus effronté. Le Sauveur parle d’un scélérat en général, afin que le coupable fasse pénitence. Le Dieu tout-puissant se trouble et personnifie ainsi en lui-même les impressions diverses dont notre faiblesse se trouve affectée. Aussi, quand nous éprouvons du trouble, ne devons-nous pas nous désoler outre mesure. Arrière les philosophes qui argumentent pour démontrer que l’âme du sage est à l’abri du trouble ! Que l’esprit du chrétien se trouble donc, non sous l’effort du malheur, mais sous l’influence de la charité, Cette agitation intérieure qu’éprouve Jésus-Christ signifie que la charité doit les jeter dans le trouble, lorsqu’une cause urgente force le Seigneur à séparer la zizanie du bon grain avant le temps de la moisson.

6. « Et ils furent contristés, et chacun d’eux commença à lui dire : Est-ce moi, Seigneur ? dv » Les onze Apôtres savaient bien qu’ils n’avaient jamais pensé à quelque chose de pareil ; mais ils aiment mieux en croire à leur Maître qu’à eux-mêmes, et, sous l’impression de la crainte que leur inspire leur fragilité, ils deviennent tristes, et ils le questionnent sur une faute dont ils n’ont pas conscience. Il leur dit : « Un de vous, qui trempe sa main dans le plat avec moi, me livrera dw ». Pendant que tous les autres, dans le sentiment de la consternation, retirent leurs mains et cessent de manger, Judas, lui, porte la main dans le bassin avec l’impudence qu’il doit mettre à livrer son Maître son but était, par son audace, de faire croire à la pureté de sa conscience. Il faut noter ici que les douze Apôtres puisaient tous, à la ronde, dans le même vase avec le Seigneur ; car la salle à manger, où ils se trouvaient, était couverte de tapis, et ils mangeaient à la mode antique, presque couchés. S’il en eût été différemment, si aucun des autres n’avait tendu la main pour toucher aux aliments du Sauveur, il est sûr que, en trempant sa main, le traître se serait formellement déclaré. Ce que Matthieu désigne sous le nom de bassin dx, Marc l’appelle plat dy. L’un indique ainsi la forme quadrangulaire du vase, et l’autre sa fragilité. « Or, le Fils de l’homme s’en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi dz ! » Le Christ prédit le châtiment du coupable, afin de le corriger par la crainte, puisqu’il reste insensible à la honte. Aujourd’hui encore, malheur au méchant qui s’approche de nos saints autels, et dont le cœur est souillé d’un crime ! « Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût jamais né ea ». S’il était mort dans le sein de sa mère, s’il n’était pas né vivant, cela aurait mieux valu pour lui, en comparaison du châtiment qu’il s’est ensuite attiré. C’est ainsi qu’on dit : L’eau de la mer de Pont est plus douce, c’est-à-dire moins salée que celle des autres mers ; pour se servir de termes plus en usage et plus simples, on dit encore : Mieux vaut ne pas vivre que vivre mal, comme on dit en parlant d’un mauvais sujet : Mieux vaudrait pour lui n’avoir jamais existé.

7. « Ils se regardaient donc l’un l’autre, ne sachant de qui il parlait » et se demandant mutuellement lequel d’entre eux devait agir ainsi. « Mais l’un d’eux, que Jésus aimait, reposait sur le sein de Jésus eb ». Qu’est-ce que l’Évangéliste a voulu dire par ces mots : « Sur le sein ? » Il l’explique un peu plus loin par ces autres paroles : « Sur la poitrine de Jésus ec ». C’était Jean, que Jésus n’aimait pas plus que les autres, mais avec lequel il était plus familier, à cause de sa jeunesse et de sa parenté, et parce qu’il était vierge dans les desseins du Sauveur, Jean devait être le modèle des contemplatifs. En qualité d’historien, cet Évangéliste avait pour habitude de parler de lui-même, quand il en était question, comme il aurait parlé d’un autre sous le nom de sein est désignée la source où il a puisé la connaissance des secrets de la divinité. « Simon Pierre lui fit signe et lui demanda : Quel est celui dont il parle ? Ce disciple donc, s’étant penché sur la poitrine de Jésus, lui dit : Qui est-ce ? Jésus lui répondit : Celui à qui je donnerai un morceau de pain trempé ed ». Pierre adresse à Jean sa question, non par paroles, mais par signe : à son tour, Jean interroge familièrement le Seigneur qui lui fait, à voix basse, connaître le traître.

8. « Et ayant trempé un morceau de pain, il le donna à Judas Iscariote, fils de Simon ; et après qu’il eut pris la bouchée de pain, Satan entra en lui ee ». Le Sauveur désigne aux autres disciples, en lui donnant une bouchée de pain trempé, celui qui doit le trahir ; et peut-être, en trempant ce morceau de pain, a-t-il voulu donner un emblème de la fourberie de Judas. Car tout ce qu’on trempe n’en est pas, par là même, purifié : il arrive qu’on trempe certaines choses et que, en les trempant, on les salit. Mais, enfin, supposons que cette action du Sauveur était le signe de quelque chose de bon ; alors, Judas s’est mis en désaccord avec ce que figurait cette action, et c’est avec justice qu’il en a été bientôt puni. Remarque bien que Satan était entré dans le tueur de Judas, au moment où il avait fixé, d’accord avec les Juifs, le prix du sang du Sauveur : c’est ce que Luc nous rapporte. Quand le traître était venu à la cène, il avait donc le diable dans sa pensée ; mais lorsqu’il eut mangé le pain trempé, Satan entra en lui, non plus pour le tenter, mais pour y demeurer comme dans sa propriété à lui. Il pénètre donc dans le cœur des méchants quand, non content de diriger leurs pensées vers le mal, il les décide à le commettre. Pour le cas présent, nous devons comprendre que le diable prit plus entièrement possession de Judas : de même, au jour de la Pentecôte, les Apôtres ont reçu avec plus d’abondance le Saint-Esprit, qu’ils avaient déjà reçu après la résurrection, au moment où le Sauveur avait soufflé sur eux et leur avait dit : « Recevez l’Esprit-Saint ef ».

9. « Jésus lui dit : Fais promptement ce que tu fais eg ». Il est évident que, par ces paroles, le Christ n’a pas commandé à Judas de commettre son crime : il n’a fait que le lui prédire et lui donner pouvoir sur lui-même. L’intention étant réputée pour le fait, le traître n’avait donc qu’à donner libre cours à son envie, et à, exécuter le crime qu’il avait déjà commis dans sa pensée. Jésus hâte, pour le bien éternel des fidèles, l’accomplissement entier de ce que Judas a le dessein de faire sans espoir d’en profiter. Il y en a, en effet, beaucoup pour faire, comme lui, le bien, mais qui n’en tirent aucun avantage.

10. « Mais aucun de ceux qui étaient à table ne sut pourquoi il lui avait dit cela ; et, comme Judas portait la bourse, quelques-uns pensaient que Jésus lui avait dit : « Achète ce qui nous est nécessaire pour la fête, ou donne quelque chose aux pauvres eh ». Le Sauveur avait une bourse où se trouvait renfermé ce que les fidèles lui offraient pour subvenir aux besoins de ses disciples. Telle est l’origine des biens d’églises : de là, nous devons conclure qu’en nous ordonnant de ne point nous inquiéter du1endemain, Jésus-Christ n’a point prétendu défendre aux saints de posséder de l’argent : ce qu’il leur a interdit, c’est de servir Dieu pour l’argent et d’abandonner la justice dans la crainte de manquer du nécessaire.

11. « Judas, celui qui le trahissait, répondant, lui dit : Maître, est-ce moi ? ei » Il a peur que son silence le trahisse aux yeux des autres, aussi interroge-t-il, à son tour, le Sauveur. Par cette parole : « Maître », il se montre affectueux et flatteur ; il l’appelle son Maître, comme pour s’excuser de son crime. « Il lui répondit : Tu l’as dit ej ». On parle par la pensée, car il est écrit : « Ils se dirent en eux-mêmes ek ». Il se trouve donc confondu à ces mots : « Tu l’as dit », qui, pourtant, n’indiquent pas formellement aux autres Apôtres ce qu’il en est réellement ; car on peut les comprendre en ce sens que Jésus voulait dire : Je ne l’ai pas dit. « Aussitôt que Judas eut pris ce morceau, il sortit ; or il était nuit el ». Pour avoir mal reçu ce bienfait et avoir poussé la présomption jusqu’à le recevoir, il a mis le comble à sa faute et il en est venu jusqu’à se séparer ouvertement de son Maître. La nuit et le mystère sont choses d’accord, car ce Judas, qui sortit, n’était-il pas enfant des ténèbres, et ce qu’il faisait n’était-ce pas une œuvre ténébreuse ?

12. « Quand il fut sorti, Jésus dit : Maintenant le Fils de l’homme est glorifié et Dieu est glorifié en lui. Si Dieu est glorifié en lui, Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et bientôt il le glorifiera em ». Après la sortie de Judas, à cause de qui Jésus avait dit : « Vous n’êtes pas tous purs en », il ne resta plus que ceux qui étaient purs avec celui qui les avait purifiés. C’était là le symbole de la gloire dont le Christ jouira, lorsque les méchants se seront séparés de lui, et qu’éternellement avec lui demeureront les saints. En effet, lorsque le monde passera, tous les chrétiens, sans exception, seront purs. Le signe est parfois employé pour la chose signifiée ainsi l’Écriture ne dit pas que la pierre figurait le Christ, mais qu’elle était le Christ ; c’est pourquoi le Sauveur dit, non pas : Voilà qui annonce que le Christ sera glorifié, mais voilà que le Fils de l’homme a été glorifié ; ou bien, en d’autres termes : Dieu a été glorifié en lui, car voilà ce que c’est que la glorification du Fils de l’homme. On dirait qu’il a voulu expliquer sa pensée en ajoutant ces paroles : « Si Dieu a été glorifié en lui », parce qu’il est venu faire, non point sa propre volonté, mais celle de son Père, « Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et bientôt se fera cette glorification eo ». Immédiatement après sa mort, son humanité ressuscitera pour ne jamais plus mourir ; et ce sera la preuve évidente que Dieu habite en lui, puisqu’il lui rendra la vie. On peut encore dire que ce qui va se faire, on le considère comme déjà fait : il est, par conséquent, possible d’expliquer encore ainsi ce passage Voilà qu’à la suite de Judas s’approchent les hommes qui ont acheté la vie du Fils de l’homme, et, avec eux, ses tourments et sa mort ; mais c’est là précisément la source de sa gloire, le principe de son triomphe. Alors le Fils de l’homme sera glorifié ; car, par le ministère de son âme, qu’il ne tardera pas à rendre, les saints, qui attendent dans les ténèbres, verront Dieu. Voilà le sens de ces paroles : Dieu sera glorifié en lui. Et si Dieu est glorifié en lui, c’est-à-dire dans ses membres, comme nous l’avons expliqué, il est certain que « Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et le glorifiera bientôt » ; car il ne différera pas de ressusciter lui et les autres à l’immortalité.
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