John 13:4-15
CINQUANTE-CINQUIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CE PASSAGE : « AVANT LE JOUR DE LA FÊTE DE PÂQUES JÉSUS SACHANT QUE SON HEURE ÉTAIT VENUE », JUSQU’À CET AUTRE : « ET IL SE MIT À LAVER LES PIEDS DE SES DISCIPLES ET À LES ESSUYER AVEC LE LINGE DONT IL ÉTAIT CEINT. (Chap 13, 1-5)LA PÂQUE.
La fête de Pâques, c’est-à-dire, du passage des Israélites dans la terre promise, était l’annonce et la figure du passage de Jésus-Christ de ce monde à son Père, de notre passage de l’état du péché à l’état de la grâce. En cette fête, le Sauveur, qui devait donner à ses disciples la preuve du plus sincère amour en mourant pour eux, se mit à laver leurs pieds, même ceux de Judas, continuant ainsi à pratiquer l’humilité manifestée dans son Incarnation. 1. Nous voici parvenus au récit que Jean nous fait de la cène du Seigneur. Nous devons, avec la grâce de Dieu, l’exposer convenablement et l’expliquer selon qu’il nous donnera de le faire. « Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin ». Le mot Pâque, mes frères, n’est pas, comme quelques-uns le pensent, un mot grec, mais bien un mot hébreu. Cependant il se présente très à propos sur ce mot une certaine concordance des deux langues. Comme souffrir, en grec, se dit pasxein, il semble que la passion est appelée Pâque, comme si ce nom indiquait les souffrances du Sauveur. Mais le mot Pâque, en sa propre langue, qui est la langue hébraïque, signifie passage. C’est pour cela que le peuple hébreu célébra la Pâque pour la première fois, lorsque, s’enfuyant d’Égypte, il passa la mer Rouge a. Maintenant donc cette figure prophétique est accomplie dans la vérité, puisque, comme un agneau, Jésus-Christ est conduit au lieu de son immolation b ; puisque son sang, qui teint nos portes, c’est-à-dire puisque le signe de la croix, dont nos fronts sont marqués, nous délivre de la corruption de ce siècle comme en quelque sorte de la mort et de la captivité d’Égypte c ; nous effectuons ce passage salutaire, lorsque, de l’empire du diable, nous passons à celui de Jésus-Christ, et que, de ce monde si fragile, nous passons à son royaume inébranlable. Nous passons vers Dieu qui demeure toujours, pour ne point passer avec le monde qui s’en va. Louant Dieu de cette grâce qu’il nous a faite, l’Apôtre dit de lui « qu’il nous a arrachés de la puissance des ténèbres et nous a transportés dans le royaume du Fils de son amour d ». L’Évangéliste donc, comme pour nous expliquer ce mot de Pâque, qui, je l’ai dit, signifie passage, commence ainsi : « Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer « de ce monde à son Père ». Voilà la Pâque, voilà le passage : le passage de quel endroit à quel endroit ? « De ce monde à son Père ». Et ce passage du chef donne à ses membres une ferme espérance qu’ils le suivront. Mais que deviendront les infidèles, et ceux qui sont séparés de ce chef et de son corps ? Ne passeront-ils pas aussi, puisqu’ils ne demeureront pas toujours à leur place ? Ils passeront assurément eux-mêmes ; mais autre chose est de passer de ce monde, autre chose est de passer avec ce monde ; autre chose est de passer vers le Père, autre chose est de passer à l’ennemi. Les Égyptiens aussi ont passé ; mais s’ils ont passé la mer, ç’a été pour tomber dans les bras de la mort, et non pour entrer dans le royaume de Dieu. 2. « Jésus donc sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin ». Sans doute afin qu’ils fussent à même de passer de ce monde où ils se trouvaient vers leur chef qui en était sorti. Que veut dire, en effet, « jusqu’à la fin », sinon jusqu’à Jésus-Christ ? « Jésus-Christ », dit l’Apôtre, « est la fin de la loi, pour la justification de tous ceux qui croient e ». Il est la fin, non pas où finissent les choses, mais où elles trouvent leur perfection ; la fin où nous devons parvenir, mais non trouver la mort. C’est en ce sens qu’il faut entendre ces mots : « Jésus-Christ, notre Pâque, a été immolé f ». Il est notre fin, c’est à lui que nous devons passer. Je sais bien que ces paroles de notre Évangile peuvent s’entendre d’une manière tout humaine ; voici comment : puisqu’il a aimé les siens jusqu’à la mort, on peut dire « qu’il les a aimés jusqu’à la fin ». Mais c’est là un sentiment tout humain, qui n’a rien de divin. Il ne nous a pas aimés seulement jusqu’à la mort, puisqu’il nous a toujours aimés et qu’il nous aimera sans cesse. Loin de nous la pensée que son amour ait fini par sa mort, puisqu’il n’a pas lui-même fini par la mort. Le riche superbe et impie de l’Évangile a aimé ses cinq frères, même après sa mort g. Et Jésus-Christ ne nous aurait aimés que jusqu’à sa mort ? Dieu nous garde de le penser, mes très-chers frères. Car il ne nous aurait pas aimés jusqu’à mourir pour nous, si son amour avait dû finir avec sa mort. On pourrait néanmoins entendre ces paroles : « Il les a aimés jusqu’à la fin », en ce sens qu’il les a aimés au point de vouloir mourir pour eux. Il l’a témoigné lui-même en disant : « Personne ne « peut montrer un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis h ». C’est pourquoi je n’improuve pas ceux qui veulent que ces paroles : « Il les aima jusqu’à la fin », signifient que son amour l’a conduit jusqu’à mourir pour eux. 3. « Et après que le souper fut fait, le diable ayant déjà mis dans le tueur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le livrer, Jésus sachant que le Père lui avait donné toutes choses entre les mains, et qu’il était sorti de Dieu, et qu’il retournait à Dieu, se lève du souper, quitte ses vêtements, et, ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite il versa de l’eau dans un bassin et commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ». Par ces mots, après que le souper fut fait, nous ne devons pas entendre que le souper était terminé et achevé ; car on était encore à table lorsque Notre-Seigneur se leva et lava les pieds de ses disciples. Après cela, en effet, il se remit à table, et c’est alors qu’il donna le morceau de pain à celui qui devait le trahir. Le repas n’était donc pas fini, puisqu’il y avait encore du pain sur la table. Ainsi donc, après le souper veut dire après que le souper fut préparé et servi sur la table prêt à être mangé. 4. Quant à ce qu’il est dit « que le diable avait déjà mis dans le cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le trahir », si vous demandez ce qui fut mis dans le cœur de Judas, évidemment ce fut le « dessein de le trahir ». Cette transmission d’un pareil dessein est une suggestion toute spirituelle elle ne se fait point par les oreilles, mais par la pensée ; le corps n’y a aucune part, tout se passe dans l’esprit. Car tout ce qui est appelé spirituel ne doit pas toujours être pris en bonne part. L’Apôtre parle des esprits de malice répandus dans l’air, et contre lesquels il assure que nous avons à lutter. Or, il n’y aurait point de méchancetés spirituelles i, s’il n’y avait aussi des esprits méchants ; car le mot spirituel vient de celui d’esprit. Mais comment se fait-il que les suggestions du diable se glissent dans la pensée humaine et se mêlent de telle sorte à cette pensée que l’homme les regarde comme ses propres pensées à lui ? Qui peut le savoir ? Nous ne pouvons douter non plus que les bonnes pensées ne viennent de même sorte du bon esprit et secrètement et spirituellement. Ce qui nous importe, c’est de savoir auxquelles de ces pensées l’âme humaine consent, si c’est aux mauvaises, quand elle est privée du secours de Dieu parce qu’elle l’a mérité, ou aux bonnes, quand elle est aidée par la grâce. Déjà donc le diable avait fait naître dans le cœur de Judas le dessein de trahir son maître, que cependant il n’avait pas encore reconnu pour son Dieu. Il était venu au repas pour espionner son Pasteur, tendre des pièges à son Sauveur et vendre son Rédempteur. Tel il était venu, Jésus le voyait et le supportait : pour lui, il croyait n’être pas connu et il se trompait sur le compte de celui qu’il voulait tromper. Mais Jésus, voyant ce qui se passait dans son cœur, le faisait sciemment servir, à son insu, à l’accomplissement de ses desseins. 5. « Sachant que le Père lui avait mis toutes choses entre les mains » ; par conséquent aussi celui qui le trahissait ; car s’il ne l’avait pas eu entre les mains, il ne s’en serait pas servi comme il le voulait. Le traître se trouvait donc en la puissance de Celui qu’il voulait livrer, et du mal qu’il faisait en le livrant devait résulter un bien qu’il ne soupçonnait pas. Car Notre-Seigneur savait ce qu’il faisait pour ses amis, en souffrant avec tant de patience ce que lui faisaient ses ennemis. Et c’est ainsi que le Père lui avait tout remis entre les mains : les maux, pour en user ; les biens, pour les produire. « Il savait aussi qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu » ; sans cependant avoir quitté Dieu quand il venait à nous, et sans nous abandonner ; quand il retournait à lui. 6. Jésus sachant cela « se lève de table et a quitte ses vêtements, et ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite il met de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ». Nous devons, mes très chers frères, remarquer avec soin l’intention qu’a eue l’Évangéliste en nous parlant de cet acte d’humilité si grande de Notre-Seigneur ; il a commencé par nous donner une haute idée de sa grandeur ; c’est dans ce dessein qu’il a dit : « Il savait que le Père lui a donné toutes choses entre les mains, et qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu ». Celui donc à qui le Père a remis toutes choses entre les mains, lave, non les mains, mais les pieds de ses disciples, et lui qui savait être sorti de Dieu et retourner à Dieu, il remplit l’office, non d’un Seigneur Dieu, mais d’un homme esclave. Et si l’Évangéliste a parlé d’un traître qui était venu dans la pensée de le livrer, mais que le Sauveur connaissait bien pour tel, c’est pour nous montrer le comble de l’humilité où il est descendu, en ne dédaignant pas de laver les pieds de celui dont il prévoyait que les mains allaient se souiller d’un pareil crime. 7. Est-il étonnant que celui qui, ayant la forme de Dieu, s’est anéanti lui-même, se soit levé de table et dépouillé de ses vêtements ? Y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’il se soit ceint d’un linge, celui qui, prenant la forme d’esclave, a été trouvé semblable à un homme j ? Est-il étonnant qu’il ait mis de l’eau dans un bassin, pour laver les pieds de ses disciples, lui qui a répandu son sang sur la terre, pour effacer la souillure des péchés ? Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’avec le linge dont il était ceint, il ait essuyé les pieds qu’il venait de laver, lui qui, dans la chair dont il était revêtu, a confirmé tous les dires des Évangélistes ? Il est vrai que, pour se ceindre d’un linge, il quitta les vêtements qu’il avait, tandis que pour prendre la forme d’esclave au moment où il s’anéantit lui-même, il ne quitta pas ce qu’il avait, mais il prit ce qu’il n’avait pas. Pour être crucifié, il fut dépouillé de ses vêtements, et quand il fut mort on l’enveloppa dans un linceul. Et toute sa passion a servi à nous purifier. Avant donc de souffrir les derniers tourments, il a voulu s’abaisser, non seulement devant ceux pour qui il allait subir la mort, mais encore devant celui qui devait le livrer à la mort. L’humilité est d’une importance si grande pour l’homme, que Dieu dans sa grandeur a voulu lui en laisser un exemple complet ; car l’homme aurait péri à jamais victime de son orgueil, si Dieu ne l’avait sauvé par son humilité. Le Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu k. Or, l’homme s’était perdu en imitant l’orgueil de son séducteur ; puisqu’il est retrouvé, qu’il imite l’humilité de son Rédempteur.CINQUANTE-SIXIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CES PAROLES : « IL VINT DONC À SIMON PIERRE », JUSQU’À CES AUTRES : « CELUI QUI EST LAVÉ N’A PLUS BESOIN QUE DE SE LAVER LES PIEDS ; ET IL EST PUR TOUT ENTIER ». (Chap 13,6-10.)LE LAVEMENT DES PIEDS.
S’étant levé de table et ceint d’un linge, le Sauveur s’approcha de Pierre pour lui laver les pieds ; à cette vue, Pierre s’écria : Non, Seigneur ! – Alors, tu n’auras point de part avec moi.— Lavez-moi donc aussi la tête et les mains.— Celui qui est pur n’a besoin que de se laver les pieds.— En effet, si pures que soient notre conscience et nos intentions, nous touchons au monde, au moins par nos pieds, c’est-à-dire, nos affections, et il est impossible que ce contact ne nous communique pas quelque souillure. 1. Lorsque le Seigneur lavait les pieds des disciples, « il vint à Simon Pierre, et Pierre lui dit : Seigneur, vous me lavez les pieds ? » En effet, qui n’eût été effrayé de voir le Fils de Dieu lui laver les pieds ? Aussi quelle témérité, pour un serviteur, de résister à son maître, pour un homme, de résister à son Dieu ! Néanmoins, Pierre aima mieux prendre ce parti que de souffrir que son Seigneur et son Dieu lui lavât les pieds. Nous ne devons pas croire que seul entre les, autres il ait éprouvé cette répugnance et résisté, tandis que les autres avant lui auraient laissé faire le Sauveur sans lui opposer aucune résistance. Il serait plus facile, sans doute, d’entendre en ce sens les paroles de notre Évangile ; car après ces mots : « Jésus commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint », il est dit : « Il vint donc à Simon Pierre », comme si Jésus avait déjà lavé les pieds à quelques-uns de ses disciples, et n’était venu qu’ensuite au premier d’entre eux. Tout le monde sait, en effet, que le premier des Apôtres était le bienheureux Pierre. Mais il faut bien se garder d’entendre ainsi ce que dit Jean. Ce n’est pas après les autres que Jésus est venu à Pierre ; mais c’est par lui qu’il commença. Quand il commença à laver les pieds des disciples, il vint à celui par lequel il commença, c’est-à-dire à Pierre, effrayé alors comme tout autre l’aurait été à sa place, Pierre lui dit : « Seigneur, vous me lavez les pieds ? » Qui êtes-vous et qui suis-je ? Il faut nous contenter d’imaginer ces choses sans nous hasarder à les dire. Car si nos pensées s’élevaient à la hauteur d’un pareil sujet, notre langue ne pourrait peut-être l’exprimer. 2. Mais « Jésus lui répondit et lui dit : Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant ; mais tu le sauras plus tard ». Et cependant, effrayé de la grandeur de ce que voulait faire son Maître, Pierre ne voulait pas le souffrir ; ignorant pourquoi il le faisait, il ne pouvait souffrir de voir Jésus-Christ s’abaisser et se mettre à ses pieds. « De l’éternité », lui dit-il, « vous ne me laverez les pieds ». Que veut dire : « de l’éternité ? » Jamais je ne le supporterai, jamais je ne le souffrirai, jamais je ne le permettrai ; car ce qui ne se fait jamais ne se fait pas de l’éternité. Alors, pour réduire ce malade qui résiste et lui montrer le péril où il s’expose, le Sauveur lui dit : « Si je ne te lave », lui dit-il, « tu n’auras point de part avec moi ». Il lui dit : « Si je ne te lave », et pourtant il ne s’agissait que des pieds ; c’est ainsi qu’on dit à un homme : Tu m’écrases, quoique le pied seul ait été foulé. Alors Pierre, troublé et par l’amour et par la crainte, mais craignant encore plus de se voir enlever Jésus-Christ que de le voir s’abaisser à ses pieds, lui dit : « Seigneur, non seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ». Après une telle menace, non seulement je ne refuse pas de vous donner à laver mes membres les plus bas, mais j’abaisse devant vous les plus élevés pour que vous les purifiiez. Il n’y a aucune partie de mon corps que je ne vous laisse laver, plutôt que de m’exposer à n’avoir point de part avec vous. 3. « Jésus lui dit : Celui qui est lavé, n’a besoin que de se laver les pieds, et il est pur tout entier ». Ici peut-être quelqu’un va s’émouvoir et s’écrier : Mais s’il est pur tout entier, à quoi bon lui laver les pieds ? Le Seigneur, assurément, savait ce qu’il voulait dire, quoique notre faiblesse ne puisse en pénétrer le secret. Cependant, autant que me le permettra ce qu’il a plu au Seigneur de m’apprendre de sa loi, selon mes forces, et selon mes facultés, j’essaierai, avec le secours de Dieu, de répondre à cette profonde question. D’abord ces deux expressions ne se contredisent pas, je vous le montrerai aisément. En effet, quelle règle serait blessée, si l’on disait : Il est pur tout entier, hors les pieds ? il serait sans doute plus conforme à l’élégance de dire : Il est pur tout entier, si ce n’est les pieds : l’un vaut l’autre. Le Seigneur dit donc : Il n’a besoin que de se laver les pieds ; « car il est pur a tout entier ». Tout entier, excepté les pieds, ou bien, si ce n’est les pieds, qu’il a besoin de laver. 4. Mais qu’est-ce que tout cela ? À quoi bon toutes ces recherches ? Qu’est-ce que cela ? Le Seigneur parle, la Vérité nous dit que celui-là même qui est pur a besoin de laver ses pieds. À votre avis, quel sens attacher à ces paroles ? Le voici : bien que l’homme soit lavé tout entier dans le baptême, et ici nous n’exceptons pas même ses pieds, et nous parlons de sa personne tout entière ; cependant, quand ensuite il vit au milieu des affaires humaines, il est obligé de marcher sur la terre. Alors les affections terrestres sans lesquelles il est impossible de vivre en cette vie mortelle sont comme les pieds par lesquels les choses humaines entrent en contact avec nous, et elles nous touchent ; de telle sorte que si nous disons n’avoir pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous l. Chaque jour celui qui intercède pour nous nous lave les pieds m ; et chaque jour nous avouons que nous avons besoin de nous laver les pieds, c’est-à-dire de redresser même nos démarches spirituelles, puisque dans l’oraison dominicale nous disons : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés n ». En effet si, comme il est écrit, « nous confessons nos péchés », assurément celui qui a lavé les pieds de ses disciples « est fidèle et juste, il nous pardonnera nos péchés et nous purifiera de toutes nos iniquités o ». C’est-à-dire, il lavera jusqu’aux pieds avec lesquels nous avançons dans le chemin de la vie. 5. Ainsi l’Église que Jésus-Christ a purifiée dans le baptême de l’eau par sa parole est sans tache et sans ride p, non seulement dans ceux qui sortent de cette vie immédiatement après le baptême, et ne touchent point la terre qui pourrait souiller leurs pieds ; mais encore dans ceux à qui Dieu a fait la grâce de ne sortir de cette vie qu’après avoir lavé leurs pieds. Quoiqu’elle soit pure aussi dans ceux de ses membres qui demeurent ici-bas, puisqu’ils vivent dans la justice, ils ont cependant besoin de laver leurs pieds, parce qu’ils ne sont pas absolument sans péché. C’est pourquoi elle dit dans le Cantique des cantiques : « J’ai lavé mes pieds, comment les souiller encore q ? » C’est ce qu’elle dit lorsqu’elle est forcée de venir à Jésus-Christ et de fouler la terre pour arriver jusqu’à lui. Mais voici une autre difficulté. Jésus-Christ n’est-il point en haut ? n’est-il pas monté au ciel, et ne s’est-il pas assis à la droite du Père ? L’Apôtre ne nous crie-t-il pas : « Si donc vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses du ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu, cherchez ce qui est en haut, non ce qui est sur la terre r. ? » Comment donc, pour aller à Jésus-Christ, sommes-nous forcés de fouler la terre, puisqu’au contraire nous devons élever nos cœurs en haut, afin de pouvoir être avec lui ? Vous voyez, mes frères, que le peu de temps qui nous reste aujourd’hui ne me permet pas de traiter cette question. Si, par hasard, vous ne voyez guère combien elle a besoin d’être discutée à fond, moi, je ne le vois que trop ; je vous demande donc de vouloir bien la remettre à une autre fois, plutôt que de la traiter superficiellement ou trop rapidement ; pour être prolongée, votre attente ne sera pas trompée ; car le Seigneur qui me rend votre débiteur m’aidera à acquitter ma dette.CINQUANTE-SEPTIÈME TRAITÉ.
COMMENT L’ÉGLISE CRAINT DE SE SALIR LES PIEDS EN ALLANT À JÉSUS.
LA POUSSIÈRE DU MONDE.
L’Église craint pour ses prédicateurs, car ils peuvent se laisser entraîner à l’orgueil dans le ministère de la parole ; elle craint que ceux qui les écoutent ne voient leur charité s’affaiblir et s’éteindre au contact du monde ; c’est pourquoi elle voudrait que les premiers prédicateurs de l’Évangile, si purs et si saints, pussent revenir en ce monde pour la conduire, exempte de souillures, à Jésus-Christ. 1. Je n’ai pas oublié ma dette, voici le moment de m’acquitter. Daigne Celui qui m’a fait la grâce d’être votre débiteur, me donner de quoi payer ; car c’est le Seigneur qui m’a donné pour vous l’amour dont parle l’Apôtre : « Ne redevez rien à personne, sinon l’amour qu’on se doit les uns aux autres s ». Qu’il me donne donc les paroles dont je vois que je suis redevable envers mes bien-aimés. J’ai remis à aujourd’hui à vous expliquer de mon mieux comment on va à Jésus-Christ, même en marchant sur la terre, quoique l’Apôtre nous ordonne de rechercher ce qui est en haut et non ce qui est sur la terre t. Jésus-Christ, en effet, est, dans le ciel, assis à la droite du Père ; mais il est aussi ici, et c’est pour cela qu’au moment où Saul exerçait ses persécutions sur la terre, il lui dit : « Pourquoi me persécutes-tu u ? » Nous avons été amenés à cette question par l’examen de ce fait, que Notre-Seigneur lava les pieds à ses disciples, lorsque déjà ses disciples étaient purs et n’avaient besoin que de laver leurs pieds : il nous a semblé, alors, qu’il fallait en conclure que par le baptême l’homme est lavé tout entier ; mais que pendant tout le cours de cette vie terrestre, ses affections étant comme des pieds avec lesquels il foule la terre, cette vie lui fait contracter des souillures qui l’obligent à dire : « Pardonnez-nous nos offenses v ». Ainsi est-il purifié par Celui qui a lavé les pieds à ses disciples w, et qui ne cesse d’intercéder pour nous x. Alors se présentèrent à nous ces paroles du Cantique des cantiques, qu’emprunte l’Église quand elle s’écrie : « J’ai lavé mes pieds, comment les souiller encore ? » Tel est son langage lorsqu’elle veut aller au-devant de son Bien Aimé, le plus beau des enfants des hommes y, et lui ouvrir au moment où il vient vers elle frapper à sa porte et demande qu’on lui ouvre. De là est née cette question que nous n’avons pas voulu traiter l’autre jour, parce que le temps nous manquait pour le faire, et que nous avons remise à aujourd’hui : Comment l’Église peut-elle craindre en marchant vers Jésus-Christ, de souiller ses pieds qui ont été lavés par le baptême de Jésus-Christ ? 2. Voici, en effet, ce que dit l’Église : « Je dors et mon cœur veille : la voix de mon frère frappe à ma porte ». Jésus lui dit alors : « Ouvre-moi, ma sœur, ma chère parente, ma colombe, ma parfaite ; car ma tête est pleine de rosée et mes cheveux, des eaux de la nuit ». Et l’Église répond : « J’ai quitté ma tunique, comment la reprendre ? J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore z ? » Sacrement admirable ! ineffable mystère ! elle craint donc de salir ses pieds en venant à Celui qui a lavé les pieds de ses disciples ? Oui, elle le craint, parce qu’il lui faut marcher sur la terre pour venir à Celui qui est encore sur la terre, puisqu’il n’abandonne pas ceux des siens qui sont ici. N’a-t-il pas dit lui-même : « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles aa ? » N’a-t-il pas dit encore. « Vous verrez les cieux ouverts et les anges de Dieu monter et descendre vers le Fils de l’homme ab ? » S’ils montent vers lui, c’est assurément parce qu’il est en haut ; mais comment descendent-ils vers lui, s’il n’est pas également ici-bas ? L’Église dit donc : « J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Elle le dit en la personne de ceux qui, purifiés de toute souillure, peuvent dire : « Je désire être dégagé des liens du corps et me trouver avec Jésus-Christ ; mais il est plus utile pour vous que je demeure encore en cette vie ac ». Elle le dit dans la personne de ceux qui prêchent Jésus-Christ et lui ouvrent la porte du cœur des hommes, afin qu’il y habite par la foi ad. Elle le dit en eux lorsqu’ils délibèrent pour savoir s’ils se chargeront d’un ministère si grand qu’ils ne se croient pas capables de s’en acquitter sans commettre beaucoup de fautes ; ils craignent, en effet, qu’en prêchant aux autres, ils ne deviennent eux-mêmes réprouvés ae. Il est bien plus sûr d’avoir à écouter la vérité, que d’avoir à la prêcher. Quand on ne fait que l’écouter, on garde l’humilité ; mais quand on la prêche, il est bien difficile que dans le cœur même du meilleur des hommes, il ne se glisse, pas quelque vaine complaisance capable de salir les pieds de son âme. 3. Aussi, comme dit l’apôtre Jacques : « Que tout homme soit prompt à écouter, mais lent à prendre la parole af ». Un autre homme de Dieu dit aussi : « Vous ferez retentir à mon oreille la joie et l’allégresse, et mes os brisés tressailliront ag ». Voilà bien ce que j’ai dit : quand on n’a qu’à écouter la vérité, on garde l’humilité. Un autre dit encore : « L’ami de l’époux se tient debout et l’écoute, et il est rempli de joie à cause de la voix de l’Époux ah ». Écoutons donc avec empressement la vérité qui nous parle intérieurement sans aucun bruit de parole. Elle se fait aussi entendre extérieurement par les lectures, les conférences, les prédications, les discussions, les préceptes, les consolations, les exhortations, même par les cantiques et les psaumes. Mais que ceux qui remplissent ces différents ministères craignent bien de salir leurs pieds, ce qui leur arrivera s’ils cherchent à plaire aux hommes et à s’attirer leurs louanges. Au reste, celui qui les entend avec plaisir et piété, n’a pas lieu de s’enorgueillir des travaux d’autrui, et ses os n’étant pas enflés d’orgueil, mais au contraire plongés dans l’humiliation, il éprouve une grande joie d’entendre la voix du Seigneur qui est la vérité. C’est pourquoi ceux qui savent écouter avec plaisir et en toute humilité, et qui mènent une vie tranquille dans cette étude si douce et si salutaire, l’Église se réjouit en eux et dit : « Je dors et mon cœur veille ». Que veut dire : « Je dors et mon cœur veille », sinon : Je suis en repos pour mieux écouter ? mon repos n’est point employé à nourrir ma paresse, mais à recevoir les leçons de la sagesse. « Je dors et mon cœur veille ». Je suis en repos et je reconnais que vous êtes le Seigneur ai, parce que « la sagesse viendra au docteur de la loi au temps du repos, et celui qui s’agite peu acquerra la sagesse aj ». « Je dors et mon cœur veille ». Je me tiens en repos du côté des affaires humaines, et mon âme s’applique à l’amour des choses divines. 4. Mais pendant que l’Église se réjouit et se complaît dans ceux de ses enfants qui jouissent humblement et doucement de ce repos, elle entend heurter à la porte Celui qui dit : « Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière, et ce qui vous a été dit à l’oreille, prêchez-le sur les toits ak ». Sa voix se fait donc entendre à la porte, et il dit« Ouvre-moi, ma sueur, ma chère parente, ma colombe, ma parfaite ; car ma tête est pleine de rosée et mes cheveux des eaux de la nuit ». Comme s’il disait : Tu te livres au repos, et pour moi la porte est fermée ; tu t’appliques au repos d’un petit nombre, et la charité d’un grand nombre s’éteint dans l’iniquité qui abonde al ; car la nuit, c’est l’iniquité. La rosée et les gouttes d’eau, ce sont les chrétiens qui se refroidissent et qui tombent, et qui font refroidir la tête de Jésus-Christ, c’est-à-dire qui font que Dieu n’est plus aimé. Car la tête de Jésus-Christ, c’est Dieu am. Ils sont placés dans les cheveux, c’est-à-dire admis par tolérance à la participation extérieure des sacrements ; mais ils ne pénètrent pas jusqu’à l’intérieur et à l’esprit. Jésus frappe donc pour tirer les saints qui reposent en leurs loisirs, et il s’écrie : « Ouvre-moi », toi qui es devenue « ma sœur » par mon sang, « ma proche parente » par mon approche, « ma colombe » par la plénitude de mon esprit, « ma parfaite » par ma parole que tu as apprise en entier dans ton repos, ouvre-moi donc, prêche-moi. Comment entrerai-je vers ceux qui m’ont fermé leur porte, si personne ne m’ouvre ? et comment entendront-ils, si personne ne prêche an ? 5. De là vient que ceux mêmes qui aiment le repos des saintes études, et refusent de s’exposer aux contre-temps de la vie active, parce qu’ils se sentent peu propres à s’acquitter sans reproche des devoirs qu’elle impose ; de là vient que ceux-là voudraient voir, si c’était possible, les saints Apôtres et les premiers prédicateurs de la vérité revenir de l’autre monde, pour s’opposer au torrent d’iniquité qui éteint l’ardeur de la charité ; mais dans la personne de ceux qui sont sortis de cette vie et se sont dépouillés du vêtement de leur corps, l’Église (car ils ne sont pas sortis de son sein), l’Église répond : « J’ai quitté ma tunique, comment la revêtir de nouveau ? » Oui, ils la reprendront cette tunique, et dans ceux qui en sont dépouillés l’Église sera de nouveau revêtue de chair ; mais ce ne sera pas dans cette vie où il faudrait réchauffer ceux qui sont froids : ce sera seulement quand les morts ressusciteront. Souffrante et gênée par suite du manque de prédicateurs, l’Église se rappelle ceux de ses membres qui étaient si purs dans leur doctrine, si saints dans leurs mœurs, mais qui maintenant sont sortis de ce inonde ; elle gémit et dit : « J’ai quitté ma tunique, comment m’en revêtir de nouveau ? » Ceux de mes membres qui savaient si bien ouvrir à Jésus-Christ, en prêchant l’Évangile, comment pourraient-ils maintenant reprendre les corps dont ils ont été dépouillés ? 6. Elle tourne ensuite ses regards vers ceux qui, tant bien que mal, peuvent prêcher, convertir et gouverner les peuples, et ainsi ouvrir à Jésus-Christ, mais qui craignent de pécher dans un ministère si difficile ; et elle leur dit : « J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Celui, en effet, qui ne pèche point en parole, est un homme parfait. Où est l’homme parfait ? Où est celui qui ne pèche point au milieu d’un pareil torrent d’iniquité, dans un refroidissement si général de la charité ? « J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Je lis et je vois : « Mes frères, ne faites pas comme plusieurs, ne cherchez pas à devenir maîtres, parce que vous vous exposez à un jugement plus sévère ; tous, en effet, nous faisons beaucoup de fautes ao ». J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Mais je me lève et j’ouvre. Jésus, lavez-les ; « pardonnez-nous nos offenses », parce que notre charité n’est pas éteinte ; car « nous aussi nous « pardonnons à ceux qui nous ont offensés ap. Quand nous vous Écoutons, nos os humiliés tressaillent de joie avec vous jusqu’au ciel aq ; mais quand nous vous prêchons, nous foulons la terre, pour aller vous ouvrir ; c’est pourquoi si l’on nous blâme nous tombons dans le trouble ; les louanges nous enflent d’orgueil. Lavez donc nos pieds qui, auparavant, étaient purs, mais qui se sont salis quand nous avons marché sur la terre pour aller vous ouvrir. Que ces paroles vous suffisent pour aujourd’hui, mes bien chers frères. Si nous avons péché en ne disant pas les choses comme il fallait les dire ; ou bien, si nous avons pris plaisir plus qu’il ne fallait à vos louanges, obtenez-nous de Dieu par vos prières qui lui sont si agréables, qu’il daigne laver les pieds de notre âme.CINQUANTE-HUITIÈME TRAITÉ.
DEPUIS LE PASSAGE OU NOTRE-SEIGNEUR DIT : « ET VOUS, VOUS ÊTES PURS, MAIS NON PAS TOUS », JUSQU’À CET AUTRE : « JE VOUS AI DONNÉ L’EXEMPLE, AFIN QUE, COMME J’AI FAIT POUR VOUS, VOUS FASSIEZ VOUS AUSSI ». (Chap 13, 10-15.)JÉSUS NOTRE MAÎTRE ET NOTRE MODÈLE.
Quand le Sauveur eut lavé les pieds de ses Apôtres, il leur dit qu’il était leur Maître et qu’ils devaient l’imiter. Il pouvait, sans péché, leur tenir ce langage, puisqu’il était réellement leur Maître et qu’ils avaient besoin de le savoir. Si nous parlons de nos qualités, que ce soit dans la vérité et le Seigneur : et notre Maître n’ayant pas dédaigné d’exercer la charité à l’égard de ses disciples, en leur lavant les pieds, pardonnons au prochain ses fautes et prions pour lui. 1. Déjà nous avons, selon que Dieu nous a donné la grâce de le faire, expliqué à votre charité ces paroles de l’Évangile prononcées par Notre-Seigneur au moment où il lavait les pieds de ses disciples : « Celui qui a été lavé une fois n’a besoin que de laver ses pieds, car il est pur tout entier ar ». Examinons maintenant ce qui suit : « Et vous », dit-il, « vous êtes purs, mais non pas tous ». Et pour que nous ne nous mettions pas en peine de chercher ce que cela signifie, l’Évangéliste nous l’explique lui-même et ajoute : « Car il savait bien qui devait le trahir ; c’est pourquoi il dit : Vous n’êtes pas tous purs ». Rien n’est plus clair. Aussi passons à ce qui suit. 2. « Leur ayant donc lavé les pieds, il reprit ses vêtements ; s’étant remis à table, il leur dit : Vous savez ce que je viens de vous faire ». Voici le moment où s’accomplira la promesse faite à Pierre. Jésus l’avait renvoyé à plus tard, quand, tout effrayé, il disait : « Vous ne me laverez pas les pieds à jamais », et que le Sauveur lui avait répondu : « Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant, mais tu le sauras plus tard as ». Ce plus tard est arrivé, et le moment est venu de dire ce qui avait été différé. Notre-Seigneur se souvint alors qu’il avait promis de donner l’explication de l’action si inattendue, si étonnante, si effrayante même, que Pierre n’aurait jamais tolérée, sans la menace terrible du Christ, je veux parler de l’action par laquelle non seulement leur Maître, mais le Maître des anges, non seulement leur Seigneur, mais le Maître de toutes choses, lava les pieds de ses disciples et de ses serviteurs. Comme il leur avait promis l’explication de cette action si grande, en leur disant : « Vous le saurez plus tard », il commença ainsi à leur expliquer ce qu’elle signifiait. 3. « Vous m’appelez Maître et Seigneur », leur dit-il, « et vous dites bien, car je le suis. Vous dites bien », parce que vous dites vrai ; car je suis ce que vous dites. L’homme a reçu ce commandement : « Que ta bouche ne te loue pas ; mais que ce soit la bouche du prochain at ». Car pour quiconque doit se garder de l’orgueil, il y a danger à se plaire à soi-même. Mais celui qui est au-dessus de tout, quelles que soient les louanges qu’il se donne, il ne peut trop s’élever, puisqu’il est le Très-Haut, et jamais Dieu ne pourra dans la rigueur des termes passer pour superbe. Il est avantageux pour nous, et non pour lui, que nous le connaissions, et personne ne le connaît s’il ne se fait connaître, lui qui se connaît lui-même. Si donc, sous prétexte de ne point passer pour arrogant, il ne se fût point loué lui-même, il nous aurait privés de la sagesse. Et personne ne peut le blâmer de s’être appelé Maître, quand même on ne verrait en lui qu’un homme ; car il ne dit que ce que, dans tous les arts, les hommes disent tous les jours sans orgueil, s’ils veulent être appelés professeurs. Mais il s’est appelé Seigneur de ses disciples, bien qu’ils fussent, selon le monde, de condition libre ; sa parole ne serait pas acceptable s’il n’était qu’un homme, mais c’est Dieu qui parle : il ne peut donc y avoir d’orgueil dans une telle grandeur, ni de mensonge dans la vérité ; c’est à nous qu’il est utile de nous anéantir devant cette grandeur, c’est à nous qu’il est utile d’obéir à la vérité. Qu’il se dise Seigneur, ce n’est pas une faute pour Jésus, et c’est pour nous un grand bienfait. On loue beaucoup un auteur profane parce qu’il a dit : Toute arrogance a un caractère odieux. Mais celle qui naît de l’esprit et de l’éloquence est de beaucoup la plus insupportable ▼▼Cicéron contre Q. Cécilius
. Et cependant le même auteur, parlant de sa propre éloquence, a dit : Je dirais qu’elle est parfaite, si elle me paraissait telle, sans craindre qu’on m’accusât d’arrogance, parce que je ne dirais que la vérité ▼▼Cicéron, de l’Orateur
. Si donc cet homme éloquent ne craignait pas d’être accusé d’arrogance en disant la vérité, comment la vérité elle-même craindrait-elle d’en être accusée ? Qu’il se dise Seigneur, celui qui est réellement Seigneur ; qu’il dise vrai, celui qui est la vérité ; de peur qu’en ne nous disant pas ce qu’il est il nous laisse ignorer ce qu’il nous est si utile de savoir. Le bienheureux Paul. qui – n’était pas le Fils unique de Dieu, mais seulement le serviteur et l’Apôtre du Fils unique de Dieu ; qui n’était point la vérité, mais qui participait seulement à la vérité, dit librement et avec confiance : « Et si je voulais me glorifier, je ne serais pas insensé ; car je dis la vérité aw ». En effet, ce ne serait pas en lui-même, mais dans la vérité même qui lui est supérieure, qu’il se glorifierait en toute humilité et justice ; car Dieu lui-même nous donne ce précepte : « Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur ax ». Eh quoi ! celui qui aime la sagesse ne redouterait pas d’être impudent s’il voulait se glorifier ; et la sagesse elle-même en serait empêchée par cette crainte ? Il n’a pas craint de passer pour arrogant celui qui a dit : « Mon âme sera louée dans le Seigneur ay » ; et en se louant elle-même, la puissance du Seigneur, en qui l’âme du serviteur trouve sa louange, craindrait de paraître orgueilleuse ? « Vous », dit-il, « vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, je le suis en effet ». Vous dites bien, parce que je le suis ; car si je n’étais pas ce que vous dites, vous diriez mal, quand même vous me loueriez. Comment donc la vérité nierait-elle ce que disent ses disciples ? Quand ils disent ce qu’ils ont appris, comment celui de qui ils l’ont appris le nierait-il ? Comment la Vérité nierait-elle ce qu’on prêche après avoir puisé en elle-même ? Comment la lumière cacherait-elle ce qu’on montre après l’avoir vu à l’aide de ses rayons ? 4. « Si donc », dit Jésus, « je vous ai lavé les pieds, moi votre Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné l’exemple afin que comme je vous ai fait, vous aussi vous fassiez de même ». Voilà, bienheureux Pierre, ce que vous ne saviez pas, quand vous vous opposiez à ce que votre Maître voulait faire. Voilà ce qu’il promit de vous apprendre plus tard, lorsque, effrayé de sa menace, vous consentîtes à ce qu’il vous lavât les pieds, quoiqu’il fût votre Maître et votre Seigneur. Nous avons, mes frères, reçu du Très-Haut une leçon d’humilité ; nous qui sommes si bas, faisons donc les uns pour les autres ce que le Très-Haut a fait avec tant d’humilité. C’est là une grande recommandation de l’humilité, et nos frères exercent cet acte d’humilité les uns envers les autres, d’une manière sensible, lorsqu’ils exercent l’hospitalité. C’est une coutume établie chez plusieurs de pratiquer ainsi l’humilité de manière à la montrer aux yeux de tous. C’est pourquoi l’Apôtre, énumérant les qualités d’une sainte veuve, a dit : « Si elle a exercé l’hospitalité, si elle a lavé les pieds des saints az ». Pour les chrétiens parmi lesquels cette coutume n’existe pas, ce qu’ils ne font pas de la main, ils le font du cœur, si du moins parmi eux il s’en trouve à qui s’applique ce qui est dit dans l’hymne des trois jeunes hommes : « Vous qui êtes saints « et humbles de cœur, bénissez le Seigneur ba ». Mais ce qui est bien meilleur et sans contredit beaucoup plus d’accord avec l’exemple du Christ, c’est de le faire de ses propres mains ; et un chrétien ne doit pas dédaigner de faire ce qu’a fait Jésus : En effet, quand nous nous courbons corporellement jusqu’aux pieds de notre frère, le sentiment de l’humilité s’éveille dans notre cœur, et s’il y était déjà, il s’y fortifie. 5. Mais outre ce sens moral, je me souviens qu’en vous expliquant cette démarche si étonnante du Sauveur, je vous en ai indiqué un autre ; le voici : Par le lavement des pieds de ses disciples qui étaient déjà lavés et purs, Notre-Seigneur nous apprenait que par suite des affections humaines au milieu desquelles nous vivons sur la terre, et quelques progrès que nous fassions dans l’amour de la justice, nous ne pouvions pas être sans péchés. C’est de ces péchés qu’il nous purifie tous les jours, en intercédant pour nous, lorsque nous prions notre Père qui est dans les cieux, de nous pardonner nos offenses comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés bb. Mais comment pourrons-nous accorder avec ce sens ce que Jésus dit ensuite lorsqu’il expose le motif de sa conduite : « Si donc j’ai lavé vos pieds, moi votre Seigneur et Maître, vous devez vous aussi laver les pieds les uns des autres ; car je vous ai donné l’exemple afin que, comme je vous ai fait, vous aussi vous fassiez de même ». Pourrons-nous dire aussi que le frère purifiera son frère de la souillure du péché ? Au contraire, par cette action si étonnante du Sauveur, nous sommes avertis qu’après avoir confessé nos péchés les uns aux autres, nous devons prier les uns pour les autres, comme Jésus-Christ intercède pour nous bc. Écoutons l’apôtre Jacques : il nous en donne le précepte formel en ces termes : « Confessez l’un à l’autre vos péchés, et priez l’un pour l’autre bd ». C’est aussi parce que Notre-Seigneur nous en a donné l’exemple. Car si celui qui n’avait, qui n’a eu, et n’aura jamais aucun péché, prie pour nos péchés, combien plus devons-nous prier mutuellement pour les nôtres ? Et si celui à qui nous n’avons rien à pardonner nous pardonne, combien plus devons-nous nous pardonner mutuellement, nous qui ne pouvons vivre ici-bas sans péché ? En effet, dans cette mystérieuse et solennelle circonstance, qu’est-ce que Notre-Seigneur semble vouloir nous dire par ces paroles : « Je vous ai donné l’exemple afin que, comme j’ai fait, vous aussi vous fassiez de même be ? » Rien autre chose que ce que l’Apôtre dit très-clairement en ces termes : « Vous pardonnant les uns aux autres, si vous avez quelque chose à vous reprocher, et comme le Seigneur vous a pardonné, pardonnez-vous aussi ». Pardonnons-nous donc mutuellement nos offenses, et prions réciproquement pour nos fautes : ainsi nous laverons-nous en quelque manière et mutuellement les pieds. À nous, avec la grâce de Dieu, d’exercer ce ministère de charité et d’humilité ; à Dieu de nous exaucer et de nous purifier de la souillure de tout péché par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, afin que ce que nous pardonnons aux autres, c’est-à-dire ce que nous délions sur la terre, soit aussi délie dans le ciel. CINQUANTE-NEUVIÈME TRAITÉ.
DEPUIS LE PASSAGE OU NOTRE-SEIGNEUR DIT : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS, LE SERVITEUR N’EST PAS PLUS GRAND QUE SON MAÎTRE », JUSQU’À CET AUTRE : « MAIS CELUI QUI ME REÇOIT, REÇOIT CELUI QUI M’A ENVOYÉ ». (Chap 13,16-20.)
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