‏ John 19:20

CENT SEIZIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES : « ALORS DONC, PILATE SAISIT JÉSUS ET LE FLAGELLA ». JUSQU’À CES AUTRES « OR, ILS PRIRENT JÉSUS ET L’EMMENÈRENT ». (Chap 19,1-16.)

JÉSUS CONDAMNÉ À MORT.

Pour assouvir la rage des Juifs, Pilate fait flageller Jésus ; les Juifs redoublent de fureur : « Il s’est dit le Fils de Dieu, il s’est fait roi : si tu l’acquittes, tu n’es pas l’ami de César ». À ces mots, le faible gouverneur craint pour sa place, et il livre le Christ à ses ennemis.

1. Les Juifs s’étaient écriés qu’ils voulaient voir Pilate leur délivrer, pour la Pâque, non point Jésus, mais Barabbas, le larron ; non point le Sauveur, mais un meurtrier ; non point le distributeur de la vie, mais celui qui l’avait enlevée à autrui. « Alors Pilate saisit Jésus et le flagella ». En cela, l’unique dessein de Pilate était, sans doute, d’assouvir la rage des Juifs par le spectacle de ses tourments, de les forcer ainsi à se déclarer satisfaits, et de les amener à ne point pousser la cruauté jusqu’à le faire mourir. Voilà pourquoi le même gouverneur permit encore à sa cohorte de faire ce qui suit. Peut-être aussi l’ordonna-t-il, quoique l’Évangéliste n’en dise rien. Il dit en effet ce que firent ensuite les soldats, mais il ne dit pas que Pilate l’ait ordonné. « Et les soldats », continue-t-il, « tressant une couronne d’épines la placèrent sur sa tête et ils l’enveloppèrent d’un vêtement de pourpre, et ils venaient vers lui et ils disaient : « Salut, roi des Juifs, et ils lui donnaient des soufflets ». Ainsi s’accomplissait tout ce que Jésus-Christ avait prédit de lui-même. Ainsi il formait les martyrs à supporter tout ce que les persécuteurs voudraient leur faire endurer. Ainsi, en voilant pour un temps sa puissance redoutable, il leur faisait d’avance imiter sa patience. Ainsi ce royaume, qui n’était pas de ce monde, triomphait du monde superbe, non par la force de ses armes, mais par l’humilité de ses souffrances. Ainsi ce grain qui devait multiplier était semé au milieu d’outrages horribles, pour fructifier au sein d’une gloire admirable.

2. « Pilate sortit de nouveau et leur dit : Voilà que je vous l’amène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve aucune cause en lui. Jésus sortit donc, portant une couronne d’épines et un vêtement de pourpre, et il leur dit : Voilà l’homme ». Il paraît par là que les soldats ne l’avaient pas ainsi traité à l’insu de Pilate ; il l’avait commandé, ou du moins permis, à cette fin, comme nous l’avons indiqué plus haut, que ses ennemis bussent à longs traits ses outrages et n’eussent désormais plus soif de son sang. Jésus sort devant eux portant une couronne d’épines et un vêtement de pourpre ; il ne brillait pas de l’éclat du pouvoir, mais il apparaissait couvert d’opprobres, et on leur dit : « Voilà l’homme ». Si c’est au roi que vous portez envie, maintenant épargnez-le ; vous le voyez jeté à bas, il a été flagellé, couronné d’épines, revêtu d’un habit de théâtre ; il a été moqué, accablé d’outrages amers et souffleté : son ignominie est complète, que votre colère s’apaise. Mais loin de s’apaiser, leur rage s’enflamme et prend de nouvelles proportions.

3. « Lors donc que les pontifes et les ministres l’eurent vu ils criaient : Crucifie ! Crucifie-le ! Pilate leur dit : Prenez-le, et le « crucifiez, car je ne trouve point de cause en lui. Les Juifs lui répondirent : Nous avons une loi, et selon la loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait le Fils de Dieu ». Voilà un second motif de haine bien plus grand que le premier. Car c’était peu de chose à leurs yeux, d’avoir illicitement osé se déclarer roi ; et cependant, dans les deux cas, Jésus n’a rien usurpé frauduleusement. On ne saurait en douter : il est le Fils unique de Dieu, et par Dieu il a été établi roi au-dessus de Sion sa montagne sainte ; et l’un et l’autre seraient maintenant démontrés, s’il n’aimait mieux se montrer d’autant plus patient qu’il était plus puissant.

4. Quand donc Pilate eut entendu cette parole, il craignit davantage et il entra de nouveau dans le prétoire et dit à Jésus. « D’où es-tu ? Mais Jésus ne lui donna point de réponse ». Ce silence de Notre-Seigneur Jésus-Christ n’eut pas lieu qu’une seule fois. Si, en effet, nous comparons les récits de chaque Évangéliste, nous verrons qu’il se produisit et chez les princes des prêtres, et chez Hérode, où, comme le raconte Luc, Pilate l’avait envoyé pour être interrogé, et chez Pilate lui-même a. Ainsi se vérifiait la prophétie où il avait été dit de lui : « Comme l’agneau devant celui qui le tond reste sans voix, ainsi il n’a pas ouvert la bouche b ». Elle se réalisa évidemment quand il ne répondit pas à ceux qui l’interrogeaient. Quoiqu’il ait assez souvent répondu à certaines questions, cependant, à cause des circonstances où il n’a pas voulu répondre, il a été comparé à un agneau, afin que son silence le fit reconnaître non comme coupable, mais comme innocent. Toutes les fois que, dans le cours de son jugement, il a gardé le silence, c’est en qualité d’agneau qu’il n’a pas ouvert la bouche ; en d’autres termes, s’il se taisait, ce n’était point comme un coupable qui se serait vu convaincre de ses crimes, mais comme un agneau plein de douceur immolé pour les péchés des autres.

5. « Pilate lui dit donc : Tu ne me parles point ? Tu ne sais donc pas que j’ai le pouvoir de te crucifier et que j’ai le pouvoir de te renvoyer ? Jésus lui répondit : Vous n’auriez sur moi aucun pouvoir, s’il ne vous avait été donné d’en haut. C’est pourquoi celui qui m’a livré à vous a un plus grand péché ». Voilà qu’il répond ; mais toutes les fois qu’il ne répond pas, il agit non pas à la manière d’un coupable ou d’un trompeur, mais à la manière d’un agneau, c’est-à-dire d’un homme simple et innocent qui n’ouvre pas la bouche. Aussi, quand ne répondait pas, il se taisait comme une brebis ; quand il répondait, il enseignait comme un pasteur. Apprenons donc ce qu’il nous dit, et ce qu’il nous a encore enseigné par l’Apôtre : « Qu’il n’y a point de pouvoir qui ne vienne de Dieu c » ; et que celui qui, par envie, livre au pouvoir un innocent pour le faire mettre à mort, est plus coupable que le pouvoir lui-même, s’il le met à mort par crainte d’un pouvoir plus grand. Pilate avait reçu de Dieu son pouvoir, mais il était toujours sous la puissance de César. C’est pourquoi Notre-Seigneur lui dit : « Tu n’aurais contre moi aucun pouvoir », c’est-à-dire, si petit que soit celui que tu possèdes, « si ce pouvoir », quel qu’il soit, « ne t’avait été donné d’en haut ». Mais je sais ce qu’il est, il n’est pas grand au point de te rendre tout à fait indépendant ; « c’est pourquoi celui qui m’a livré à toi a un plus grand péché ». Celui-là, en effet, m’a livré à ton pouvoir par envie, et toi, tu n’exerces sur moi ce même pouvoir que par crainte. Sans doute, la crainte ne doit pas porter un homme à faire mourir son semblable, surtout quand celui-ci est innocent ; mais c’est un plus grand mat de le faire mourir par envie que de le faire mourir par crainte. Aussi le Maître de vérité ne dit pas : « Celui qui m’a livré à toi » a un péché, comme si, en cela, Pilate n’en avait pas lui-même ; mais il dit : « Il a un plus grand péché », afin de lui faire comprendre qu’il en avait aussi un ; car ce péché n’est pas réduit à rien parce que l’autre est plus grand.

6. « Dès lors Pilate cherchait à le délivrer ». Que signifient ces mois « dès lors ? » Ne l’avait-il pas déjà cherché auparavant ? Lis ce qui précède, et tu verras que dès auparavant il cherchait à renvoyer Jésus. Par ces mots : « dès lors », il faut entendre à cause de cela, c’est-à-dire, pour ne pas commettre le péché de mettre à mort l’innocent qui lui avait été livré, quoique son péché fût moindre que celui des Juifs, qui le lui, avaient livré pour le faire mourir. « Dès lors », c’est-à-dire, pour ne pas faire ce péché, « il cherchait », non seulement depuis ce moment, mais depuis le commencement, « à le renvoyer ».

7. « Mais les Juifs criaient : Si vous le renvoyez, vous n’êtes pas ami de César, car quiconque se fait roi se déclare contre César ». En lui faisant peur de César, pour le décider à faire mourir Jésus-Christ, ils crurent inspirer à Pilate une frayeur plus grande qu’en lui disant : « Nous avons une loi, et d’après la loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait le Fils de Dieu ». Il n’avait pas craint leur loi jusqu’à le mettre à mort ; il craignit davantage le Fils de Dieu, qu’il ne voulait pas faire mourir. Mais il n’eut pas ici le courage de mépriser César, l’auteur de son pouvoir, comme il avait méprisé la loi d’une nation étrangère.

8. L’Évangéliste continue en disant : « Mais Pilate ayant entendu ces paroles, conduisit Jésus dehors et s’assit à son tribunal, au lieu appelé Lithostrotos, en hébreu Gabbatha ; or, c’était le jour de la préparation de la Pâque, environ vers la sixième heure ». Quant à l’heure où Notre-Seigneur fut crucifié, il se présente une grande difficulté à cause du témoignage d’un autre Évangéliste qui dit : « Il était la troisième heure et ils le crucifièrent d ». Lorsque nous en serons au passage où l’on raconte son crucifiement, nous la discuterons, comme nous pourrons, si Dieu nous en fait la grâce. Quand donc Pilate fut assis à son tribunal, « il dit aux Juifs : Voici votre roi ; mais ils criaient : mort ! mort ! crucifie-le. Pilate leur dit : « Je crucifierai donc votre roi ? » Il s’efforce encore de surmonter la crainte qu’ils lui ont inspirée en prononçant le nom de César ; il essaie, en leur disant : « Je crucifierai donc votre roi ? » de toucher par leur propre confusion ceux que n’a pu toucher l’ignominie de Jésus-Christ ; mais bientôt il se laisse vaincre par la, crainte.

9. Car « les pontifes répondirent : Nous n’avons de roi que César. Alors il le leur livra pour être crucifié ». En effet, il eût semblé aller ouvertement contre César, si au moment où les Juifs déclaraient n’avoir point d’autre roi que César, il eût voulu admettre un autre roi ; c’est ce qu’il aurait fait en renvoyant, sans le punir, un homme qu’on lui avait livré et dont on demandait la mort, précisément parce qu’il avait osé se dire roi. « Il le leur livra donc, afin qu’il fût crucifié ». Mais, tout à l’heure, désirait-il autre chose quand il leur disait : « Prenez-le vous-mêmes et le crucifiez » ; ou bien encore : « Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi e ? » Pourquoi les Juifs refusèrent-ils alors si obstinément et dirent-ils : « Il ne nous est permis « de faire mourir personne f ? » Pourquoi font-ils maintenant de si vives instances pour qu’il soit mis à mort, non par eux, mais par le président ? Pourquoi refusaient-ils alors de l’accepter pour le mettre à mort, tandis que maintenant ils consentent à ce qu’il soit mis à mort ? Ou bien, s’il n’en est pas ainsi, pourquoi est-il dit : « Alors il le leur livra pour qu’il fût crucifié ? » Y a-t-il quelque différence ? Oui, il y en a une grande ; car il n’est pas dit : « alors il la leur livra pour qu’ils le crucifiassent ; mais, pour qu’il fût crucifié » ; c’est-à-dire, pour qu’il fût crucifié en vertu du jugement et du pouvoir du président. L’Évangéliste nous dit qu’il leur fut livré, pour montrer qu’ils étaient complices du crime auquel ils s’efforçaient de se montrer étrangers ; car Pilate n’eût pas agi ainsi, s’il n’avait vu que c’était là leur désir. Pour les paroles qui suivent : « Mais ils prirent Jésus et l’emmenèrent », elles peuvent se rapporter aux soldats, appariteurs du président ; car plus loin il est dit plus clairement : « Quand donc les soldats l’eurent crucifié ». Cependant, si l’Évangéliste attribue tout aux Juifs, c’est avec justice ; car il est vrai de dire qu’ils ont pris eux-mêmes ce qu’ils ont demandé avec tant d’empressement, et qu’ils ont fait eux-mêmes ce qu’ils ont extorqué ; mais nous traiterons ce qui suit dans un autre discours.

CENT DIX-SEPTIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES : « ET PORTANT SA CROIX, IL VINT AU LIEU QUI EST APPELÉ CALVAIRE », JUSQU’À CES AUTRES : « PILATE RÉPONDIT : CE QUE J’AI ÉCRIT, JE L’AI ÉCRIT ». (Chap 19,17-22.)

SERMON CXXVI. LE REGARD DU VERBE g.

ANALYSE. – De ces paroles de Notre-Seigneur : « Le Fils ne peut faire de lui-même que ce qu’il voit faire au Père », les Ariens concluaient que le Verbe n’est pas égal à Dieu. Saint Augustin, pour les réfuter, précisera le sens de ces paroles. Mais auparavant il établit que la foi doit précéder et préparer l’intelligence ; que ce que nous voyons doit nous assurer de ce que nous ne voyons pas ; le spectacle de l’univers prouve l’existence de Dieu, et les miracles du Sauver démontrent sa divinité. Il suit delà que si plusieurs ne comprennent pas suffisamment l’explication qu’il va donner de la difficulté soulevée par les Ariens, ils n’en doivent pas être moins inébranlables dans la foi catholique. Que signifient les paroles citées ? Elles ne signifient pas que le Fils, après avoir vu son Père à l’œuvre, produit lui-même des ouvrages semblables, puisque les trois personnes de la sainte Trinité font en même temps toutes les œuvres attribuées à l’une d’entre elles. Que signifient-elles donc ? Il faudrait avoir une idée exacte de la nature du regard du Verbe. Nous connaissons en quoi consiste le regard de son humanité. Mais qu’est-ce que le regard de sa divinité et comment, entant que Dieu, voit-il son Père agir ? Comme la nature divine est très-simple, il est sûr que le regard du Verbe n’est pas différent de lui-même et que ces mots : « Le Fils ne peut faire que ce qu’il voit faire au Père », reviennent à ceux-ci : Le Fils n’existerait pas s’il ne naissait du Père.

1. Les mystères et les secrets du royaume de Dieu demandent qu’on les croie, avant de se révéler à l’intelligence. La foi conduit à l’intelligence, et l’intelligence est méritée par la foi. C’est ce que dit clairement un prophète à tous ces hommes qui cherchent à comprendre prématurément et désordonnément, sans s’inquiéter de croire. « Si vous ne croyez, leur crie-t-il, vous ne comprendrez pas h. » La foi est donc éclairée aussi ; elle l’est par les Écritures, par les prophètes, par l’Évangile, par les écrits des Apôtres ; et tous les témoignages qu’on nous en lit pour le moment sont comme autant de flambeaux qui luisent dans l’obscurité pour nous préparer au grand jour. Ainsi s’exprime l’Apôtre Pierre : « Nous avons la parole plus ferme « des prophètes, à laquelle vous faites bien d’être « attentifs, comme à une lampe : qui luit dans « un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour brille, et que l’étoile du matin se lève dans vos cœurs i. »

2. Vous voyez donc, mes frères, combien sont funestement et désordonnément pressés, ces esprits qu’on peut comparer aux embryons trop hâtifs qui cherchent à avorter avant de naître. Pourquoi, disent-ils, me commander de croire ce que je ne vois pas ? Fais-moi voir pour m’amener à croire. Tu m’ordonnes de croire sans que je voie ; pour moi je veux voir et croire ensuite, croire en voyant et non en écoutant. Mais voici le prophète : « Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas. » Quoi ! tu veux monter sans appui ! N’est-ce pas mal ? Ah ! si je pouvais, ô mon ami, te montrer et te faire voir, je ne t’engagerais plus à croire.

3. Aussi « la foi est-elle, selon la définition donnée ailleurs, le fondement de ce qu’on espère, la conviction de ce qu’on ne voit pas j. » – Si l’on ne voit pas, comment se convaincre ? – D’où vient ce que tu vois, sinon de ce que tu ne vois pas ? Tu vois une chose pour en croire une autre, et ce que tu vois te porte à croire ce que tu ne vois pas. Ne sois pas ingrat envers Celui qui t’a accordé la vue ; car cette vue te mène à croire ce que tu ne saurais voir encore. Dieu a donné des yeux à ton corps, et la raison à ton âme ; éveille cette raison, elle est en quelque sorte enfermée dans l’œil intérieur de l’âme, qu’elle vienne à la fenêtre pour contempler les créatures de Dieu. Oui, il faut en nous quelque chose afin que nous puissions voir par l’organe de la vue. Si tu es devant moi absorbé dans tes pensées, n’est-il pas vrai que ton esprit distrait ne saurait voir ce qui est sous tes yeux ! En vain la fenêtre est ouverte, quand le spectateur est absent. Il est donc bien vrai que ce ne sont pas les yeux qui voient, mais quelqu’un qui s’en sert. Éveille ce quelqu’un, presse-le. Ah ! tu n’es point déshérité : Dieu a fait de toi un animal raisonnable, il t’a mis au-dessus des autres animaux et formé à sa propre image, Dois-tu alors voir simplement comme voient les animaux, pour nourrir le corps, et non pour éclairer l’âme ? Ouvre donc l’œil de la raison, regarde en homme, contemple le ciel et la terre, les beautés du ciel et la fécondité de la terre, le vol des oiseaux, les poissons qui nagent, les végétaux qui poussent et les saisons qui se succèdent avec tant d’ordre ; contemple ces œuvres et cherche à en connaître l’auteur ; regarde ce que tu vois et cherche Celui que tu ne vois pas. À cause de ces œuvres que tu vois, crois en lui quoique tu ne le voies pas. Si tu ne voulais pas obéir à mes conseils, prête l’oreille à la voix de l’Apôtre : « Les perfections invisibles de Dieu, dit-il, sont devenues visibles, depuis la création du monde, par les choses qu’il a faites k. »

4. Tu foulais aux pieds ces œuvres, tu les regardais, non pas en homme, mais comme un animal sans raison. Le prophète te criait, mais en vain : « Gardez-vous de ressembler au cheval et au mulet, qui n’ont pas d’intelligence l. » Tu voyais donc ces œuvres, et tu les dédaignais. Ces merveilles que Dieu produit chaque jour avaient sur toi perdu leurs charmes, non pas qu’elles en manquassent, mais parce que tu étais accoutumé à ce spectacle. Eh ! qu’y a-t-il de plus difficile à comprendre que la naissance et la mort d’un homme, que cette disparition de ce qui était, et cette apparition de ce qui n’était pas ? Est-il rien de plus admirable, rien de moins aisé à expliquer ? Mais pour Dieu, rien de plus facile à produire. Admire ces merveilles, sors de ton engourdissement. Ton admiration ne s’arrête que sur ce qui est extraordinaire ; y a-t-il moins de grandeur dans ce que tu vois ordinairement ? On s’étonne que Jésus-Christ notre Dieu ait rassasié plusieurs milliers d’hommes avec cinq pains ; et on ne s’étonne pas que quelques grains suffisent pour couvrir les campagnes de moissons m. À la vue de l’eau changée en vin, on fut frappé de stupeur n ; en passant par les racines de la vigne, l’eau du ciel ne se transforme-t-elle pas également ? L’auteur de ces merveilles est le même ; il fait les unes pour te nourrir et les autres pour te les faire admirer. Les unes et les autres toutefois sont également admirables, parce qu’elles sont également les œuvres de Dieu. Un homme voit une chose extraordinaire et il s’étonne. Mais, d’où vient cet homme qui s’étonne ? Où était-il ? D’où – sort-il ? D’ou lui viennent et la forme de son corps ; et ses membres divers, et cet air distingué ? Quelle a été son origine ? Toutes les circonstances n’en étaient-elles pas méprisables ? Il s’étonne, et il est en lui-même le plus grand sujet d’étonnement.D'où viennent donc enfin toutes ces merveilles que tu vois, sinon de Celui que tu ne vois pas ? Mais, comme je le disais, tu ne savais plus les apprécier ; c’est alors que l’auteur se montra, et en faisant des choses extraordinaires, il voulut se révéler à toi dans les plus ordinaires. Il lui avait été dit : « Renouvelez les prodiges o ; » et encore : « Signalez vos miséricordes p. » Sans doute il les répandait avec profusion, mais personne n’en était frappé. Il s’est donc fait petit pour venir vers les petits ; médecin il a visité ses malades ; et libre de venir quand il voudrait, de faire ce qu’il lui plairait et de juger comme il l’entendrait, car sa volonté est la justice même ; oui, son vouloir est la justice ; ce qu’il veut ne saurait être injuste, ni juste ce qu’il ne veut pas ; il est donc venu ressusciter les morts, et les hommes se sont étonnés de le voir rendre à la lumière ceux qui en avaient déjà joui, quand il la donne chaque jour à ceux qui ne l’ont jamais vue !

5. Malgré ces merveilles, plusieurs l’ont méprisé, moins attentifs à la grandeur de ses œuvres qu’à ses abaissements. Ils semblaient se dire Ces actions sont divines, mais lui n’est qu’un homme. Ici donc tu vois deux choses : un homme et des actes divins. Mais si Dieu seul peut faire des actes divins, cet homme ne serait-il pas un Dieu caché ? Considère bien ce que tu vois, et crois ce que tu ne vois pas. En t’appelant à croire, le Ciel ne t’a pas laissé sans secours ; s’il t’ordonne de croire ce que tu ne saurais voir, ne t’a-t-il pas fait voir ce qui peut te conduire à croire ce que tu ne vois pas ? Dans la création même quels signes révélateurs de Celui qui en est l’auteur ! Il a fait plus, il est venu en personne, il a opéré des miracles. Tu ne pouvais voir Dieu, mais tu pouvais voir un homme ; Dieu donc s’est fait homme, afin de réunir dans sa personne ce qui tombe sous tes sens et ce qui est l’objet de ta foi. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu q. » En entendant ces mots, tu ne vois rien encore. Mais ce Verbe descend, il naît, il naît d’une femme, lui qui a fait l’homme et la femme ; et quoiqu’il ait fait l’homme et la femme, il ne naît pas de l’homme et de la femme. Si tu le méprises en le voyant naître, peux-tu mépriser la manière dont il naît, puisqu’avant de naître il existait éternellement ? Il a donc pris un corps, il s’est revêtu de chair, il est sorti du sein maternel. Le vois-tu, maintenant ; le vois-tu ? Je parle à un homme de chair ; mais aussi je lui montre un homme de chair ; tu vois en lui une chose, il en est une autre que tu n’y vois pas. Oui, dès sa naissance, il y a en lui deux choses, l’une que tu peux voir et l’autre qui échappe à ta vue ; mais celle que tu verras devra te porter à croire celle que tu ne vois pas. En le voyant naître, tu t’étais mis à le mépriser ; crois ce que tu ne vois pas en lui, il est né d’une Vierge. Qu’il était petit en naissant, disait-on ! Qu’il est grand au contraire, puisqu’il, est né d’une Vierge ! Or en naissant d’une Vierge il nous montre un miracle, puisque sans avoir de père, de père humain, il n’en est pas moins issu de notre chair. Comment d’ailleurs lui eût-il été impossible d’avoir une mère et point de père, puisqu’il a créé l’homme avant que l’homme eût ni père ni mère ?

6. Sa naissance donc est un miracle qu’if fait clans le temps, afin de te porter à le chercher et à l’admirer lui-même dans son éternité. C’est bien lui en effet qui en s’élançant de sa couche nuptiale r, c’est-à-dire du sein d’une Vierge où s’est consommée la sainte union du Verbe et de l’humanité, a fait un miracle temporel. Mais lui-même est éternel, coéternel au Père ; il est lui-même le Verbe qui était au commencement, le Verbe qui était en Dieu, le Verbe qui était Dieu. Mais il s’est fait homme pour te guérir et te permettre de voir ce que tu ne voyais pas. Ce qui te parait en lui méprisable, n’est pas ce que contemple l’œil guéri, c’est ce qui guérit l’œil malade. Ne cherche pas à voir trop tôt ce que voient les yeux guéris. Les Anges le « voient sans doute, ils le voient avec ravissement, ce spectacle fait leur nourriture et leur vie, et jamais ne s’épuise ni ne diminue cet aliment divin ; oui, sur leurs trônes sublimes, au haut des cieux et au-dessus des cieux, les Anges voient le Verbe et est leur félicité ; ils vivent de lui et lui demeure toujours le même ; mais pour préparer l’homme à manger ce pain des Anges, le Seigneur des Anges a dû se faire homme. Ainsi est-il notre salut ; remède pour qui est malade, aliment pour qui se porte bien.

7. Or, il enseignait les hommes et leur disait, comme vous venez de l’entendre : « Le Fils ne peut faire de lui-même que ce qu’il voit faire au Père » Y a-t-il, pensez-vous, quelqu’un pour comprendre cela ? Oui, y a-t-il ici un homme déjà suffisamment guéri par la vue de l’humanité du Sauveur, pour pouvoir contempler tant soit peu l’éclat de sa divinité ? Cependant, puisqu’il a parlé, parlons aussi ; il a parlé, parce qu’il est le Verbe, parlons à notre tour puisque nous devons parler du Verbe. Mais comment nous hasarder à parler du Verbe ? C’est que lui-même nous a faits à son image. Ainsi donc, parlons de lui autant que flous en sommes capables, parlons de lui autant que nous pouvons parler de ce qui est ineffable, parlons et que nul ne nous contredise. Notre foi n’a-t-elle pas devancé nos paroles et ne pouvons-nous pas dire : « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé ? » s. Ainsi je dis ce que je crois. Le vois-je aussi tant soit peu ? Le Verbe le sait mieux que moi, mais vous, vous ne pouvez le constater. Que m’importe d’ailleurs, si l’on voit ce que je vais dire, que l’on croie on que l’on ne croie pas que je le vois moi-même ? Voyez-le clairement et pensez de moi ce qu’il vous plaira.

8. « Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu’il voit faire au Père. » Ici s’élève avec orgueil une erreur des Ariens ; mais elle ne s’élève que pour tomber, car ce n’est point par l’humilité qu’ils cherchent l’humiliation. Que prétends-tu donc ? Que le Fils est moins que le Père, et tu t’appuies sur ces mots : « Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu’il voit faire, au Père. » C’est de là que tu veux couture à l’infériorité du Fils. Je le sais, je le sais, ce passage t’embarrasse. Eh bien ! crois que le Fils n’est pas moins que le Père ; tu ne peux le comprendre encore, crois-le, c’est ce que je disais tout à l’heure. – Comment, répliques-tu, aller à l’encontre de ses propres paroles ? Il dit lui-même : « Le Fils ne saurait faire que ce qu’il voit faire au Père. » – Sans doute, mais lis aussi ce qui suit : « Car tout ce que fait le Père, le Fils le fait également ; » il ne dit pas qu’il en fait autant. Que votre charité se recueille un peu, afin que vous ne vous étourdissiez pas vous-mêmes, Il faut ici un cœur tranquille, une foi pieuse et appliquée ; une religieuse attention, non pas à moi, pauvre instrument, mais à Celui qui me donne à distribuer le pain de vie. Donc, un peu d’attention. Vous avez entendu avec bonheur, avec joie, vous avez compris facilement ce que nous avons dit pour vous exciter à la foi, pour vous pénétrer de cette foi qui dispose à comprendre ; vous vous êtes réjouis d’entendre cela, vous m’avez suivi et saisi parfaitement. Quelques-uns sans doute comprendront aussi ce qu’il me reste encore à dire ; je crains que tous ne le saisissent pas. Cependant c’est Dieu même qui nous a indiqué, par la lecture de l’Évangile, le sujet toutefois que nous avons à traiter et nous ne pouvons décliner les ordres du Maître. Mais je crains, d’être accusé d’avoir parlé inutilement par ceux qui ne comprendront pas, et peut-être y en aura-t-il plusieurs. Toutefois, comme il y en aura aussi pour comprendre, ma parole ne sera point complètement stérile. Qu’on se réjouisse donc, si on comprend, et si on ne comprend pas, qu’on prenne patience ; qu’on souffre avec calme de ne pas saisir, afin d’arriver à saisir plus tard.

9. Jésus donc ne dit pas : Quoique fasse le Père, le Fils en fait autant, comme si les œuvres du Père n’étaient pas identiquement les mêmes que celles du Fils. Il semblait exprimer cette idée dans les paroles déjà citées : « Le Fils ne fait de lui-même que ce qu’il voit faire au Père. » Là néanmoins, remarque-le, il ne dit pas non plus : Que ce qu’il entend commander au Père, mais : « Que ce qu’il voit faire au Père. » Donnons à ces mots une pensée, ou plutôt un sens charnel ; nous verrons comme deux ouvriers, le Père et le Fils, le Père qui travaille sans prendre modèle sur personne, et le Fils qui travaille eu regardant le Père. Ce regard sans doute serait encore charnel ; mais pour bien saisir ce qui précède, ne dédaignons pas de descendre à ces basses et abjectes suppositions. Mettons-nous donc sous les yeux un spectacle tout matériel ; représentons-nous deux ouvriers, père et fils. Le père vient de faire un meuble que le fils n’aurait pu faire s’il ne l’avait vu faire au père ; le fils regarde ce meuble, et il en fait un pareil, mais il ne fait pas celui-là. Avant de passer à ce qui suit, je m’adresse à l’Arien. Te fais-tu, lui dis-je, l’idée que je viens d’exprimer ? Te figures-tu le Père faisant un travail et le Fils en faisant un semblable parce qu’il a vu comment s’y prenait le Père ? N’est-ce pas ce que, semblent signifier les paroles auxquelles tu t’es arrêté ? Il n’y est pas dit en effet Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu’il entend le Père lui commander ; mais : « Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu’il voit faire au Père. » Si c’est là le sens que tu donnes à ces mots, il faut admettre que le Père a travaillé, que le Fils l’a regardé pour apprendre à travailler lui-même et à faire un ouvrage différent et néanmoins semblable à celui de son Père. Mais cet ouvrage du Père, par qui l’a-t-il exécuté ? Si ce n’est point par son Fils, par son Verbe, te voilà en guerre contre l’Évangile où il est dit : le Père. « Tout a été fait par lui t. » Ainsi donc, tout ce qu’avait fait le Père, il l’avait fait par son Verbe, par son Verbe, c’est-à-dire par son Fils. Quel autre alors le regardait pour apprendre à faire ce qu’il voyait faire à son Père ? Vous ne dites pas ordinairement que le Père ait deux fils ; il n’a qu’un Fils unique engendré par lui, bien que, dans sa miséricorde, tout en ne commun quant sa divinité qu’à lui seul, il n’en fasse pas son seul héritier ; car il donne des cohéritiers à ce Fils unique, et s’il ne les engendre pas, comme lui, de sa substance, il les adopte par lui, pour être membres de sa famille, puisqu’au témoignage des saintes Écritures, notre vocation est d’être ses enfants adoptifs u.

10. Que dis-tu donc ? C’est le Fils unique qui parle lui-même ; c’est le Fils unique qui parle dans l’Évangile ; c’est la Parole même qui nous adresse la parole et qui nous dit : « Le Fils ne saurait faire de lui-même que ce qu’il voit faire à son Père. » Mais déjà le Père a agi, le Fils l’a vu agir ; et cependant le Père ne fait rien que par le Fils, Je te vois embarrassé, hérétique, je te vois troublé ; mais ce trouble, comme le mouvement produit par l’hellébore, sera pour toi un trouble salutaire. Tu ne t’y retrouves plus, et si je ne me trompe, tu condamnes toi-même ton interprétation et ton sentiment charnel. Laisse de côté ce regard physique, et si tu as quelque chose au cœur, élève-toi à la contemplation des choses divines. Il est vrai, ce sont des paroles humaines qui te sont adressées par un homme, par un Évangéliste, et parce que tu es homme toi-même ; mais ces paroles sont relatives au Verbe, et si elles sont humaines, c’est pour t’élever à la connaissance des choses de Dieu. C’est le Maître qui t’embarrasse pour t’instruire, qui te jette une question pour exciter ton attention. « Le Fils, dit-il, ne saurait rien faire qu’il ne le voie faire à son Père. » Conséquemment il devait ajouter : Quoique fasse le Père ; le Fils en fait autant. Néanmoins ce n’est pas ce qu’il dit, mais : « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait avec lui. » Les œuvres du Père ne sont pas autres que celles du Fils ; car tout ce que fait le Père, il le fait par le Fils. Le Fils a ressuscité Lazare v. Le Père ne l’a-t-il pas en même temps ressuscité ? Le Fils a guéri l’aveugle-né w ; le Père ne l’a-t-il pas guéri avec lui ? Le Père agit par le Fils dans le Saint-Esprit ; c’est une Trinité de personnes, mais il n’y a qu’une seule action ; c’est la même majesté, la même éternité et là même coéternité, ce sont les mêmes œuvres. Il n’y a pas des hommes créés par le Père, ni d’autres par le Fils, ni d’autres par l’Esprit-Saint ; le même homme est créé par le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; le Père, le Fils et l’Esprit-Saint ne sont qu’un seul et même Dieu créateur.

11. Si tu vois ici pluralité dans les personnes, reconnais aussi qu’il y a unité dans la divinité. À cause de la pluralité des personnes nous lisons « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » Dieu ne dit pas : Je vais faire l’homme ; sois attentif afin de pouvoir en faire toi-même un semblable ; mais : « Faisons ; » voilà la pluralité ; « à notre image ; » la pluralité encore. Où donc est l’unité de Dieu ? Poursuis : « Et Dieu fit l’homme x. » Après : « Faisons l’homme », il n’est pas dit : Et les dieux firent l’homme ; l’unité se révèle dans ces mots. « Et Dieu fit l’homme. »

12. Qu’est devenue ton interprétation charnelle ? Qu’elle rougisse, qu’elle se cache, qu’elle s’évanouisse : ô Verbe de Dieu, parlez-nous. Nous tous qui avons déjà quelque piété et qui croyons, nous qui avons une foi pénétrante et qui sommes déjà tant soit peu disposés à comprendre, tournons-nous vers le Verbe, le foyer de toute lumière, et disons-lui : Seigneur, votre Père fait les mêmes choses que vous, puisqu’il fait tout par vous. Dès le commencement vous étiez son Verbe : nous ne l’avons pas vu, mais on nous l’a enseigné et nous le croyons. Dans cet enseignement nous avons appris aussi que tout a été fait par vous et de là il suit que tout ce que fait le Père c’est par vous qu’il le fait et que vous faites tout ce qu’il fait. Pourquoi alors avez-vous dit : « Le Fils ne saurait rien faire de lui-même ? » Je vois bien que vous avez avec votre Père une certaine égalité, lorsque j’entends ces mots : « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait avec lui ; » oui, je reconnais, je saisis ici une certaine égalité et j’y vois dans la mesure de mes forces la même pensée que dans ces autres expressions : « Mon Père et moi nous sommes un y. » Mais pourquoi ne pouvez-vous rien faire que vous ne le voyiez faire à votre Père ? Que voulez-vous dire par là ?

13. Né pourrait-il pas me répondre, ou plutôt nous répondre à tous : Dans ces paroles : « Le Fils ne saurait rien faire qu’il ne le voie faire à son Père », quel sens donnes-tu au mot voir ? Qu’entends-tu par mon regard ? – Oublions un peu la nature de serviteur qu’il a prise pour nous. Considéré dans cette nature, le Seigneur avait, comme nous, des yeux et des oreilles, un corps et des membres comme nous. Sa chair lui venait d’Adam ; mais quelle différence entre lui et Adam ! Et soit qu’il marchât sur terre ou sur mer, car il pouvait tout ce qu’il voulait, tout ce qui lui plaisait, il regardait comme il l’entendait, jetait les yeux et voyait, les détournait et ne voyait plus ; on marchait devant lui et il voyait des yeux du corps, on marchait derrière lui et il n’en voyait pas, quoique rien ne fût caché à sa divinité. Fais abstraction, fais donc un peu abstraction de cette nature de serviteur et considère en lui la nature de Dieu, cette nature qu’il avait avant la création du monde et qui le rendait égal à son Père, ainsi que le dit et que doit te le faire entendre celui de qui viennent ces paroles : « Il avait la nature de Dieu et il n’a point cru usurper en se faisant égal à Dieu z. » Considère-le, si tu le peux, dans cette nature, afin de pouvoir comprendre en quoi consiste son regard. « Au commencement était le Verbe. » Comment regarde le Verbe ? A-t-il des yeux ? A-t-il des yeux comme les nôtres ? A-t-il, non pas les yeux du corps, mais les yeux de ces cœurs pieux dont il est dit : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ? aa »

14. Le Christ est à la fois Dieu et homme ; il te montre aujourd’hui son humanité, il te réserve pour plus tard sa divinité. En voici la preuve. « Celui qui m’aime, dit-il, observe mes commandements : celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et je l’aimerai aussi. » Puis, comme si on lui demandait : Que donnerez-vous à celui qui vous aime ? « Et je me montrerai à lui, poursuit-il. » Que signifie cela, mes frères ? Comment ! ses disciples le voyaient, et il promettait de se montrer à eux ? À qui en effet promettait-il de se montrer ? A ceux qui le voyaient ou à ceux qui ne le voyaient pas ? Rappelons-nous ce qu’il répondit à un de ses Apôtres qui demandait comme suprême bonheur de voir le Père et qui disait expressément : « Montrez-nous votre « Père, et cela nous suffit. » Debout donc, dans sa nature humaine, sous les yeux de cet Apôtre et réservant de lui montrer sa nature divine quand il serait lui-même divinisé : Quoi, répondit-il, « je suis depuis si longtemps avec vous, et vous ne me connaissez pas ! Qui me voit, voit aussi mon Père ab. » Tu cherches à voir mon Père, regarde-moi : tu me vois sans me voir : tu vois la nature que j’ai prise pour toi, tu ne vois pas celle que je te réserve. Observe mes préceptes, purifie-toi la vue ; car « celui qui m’aime garde mes commandements ; et je l’aimerai à mon tour : » et parce qu’il aura gardé mes commandements et qu’il sera guéri parce moyen, « je me découvrirai moi-même à lui. »

15. Hélas ! mes frères, si nous ne pouvons comprendre en quoi consiste le regard du Verbe, où allons-nous ? N’exigeons-nous pas trop tôt de le comprendre ? Pourquoi demander qu’on nous montre ce que nous ne saurions voir ? Aussi quand on nous parle de ce regard du Verbe, on nous parle de ce que nous désirons et non pas de ce que nous pouvons contempler. En effet, voir le regard du Verbe, si tu en étais capable, ce serait voir le Verbe même ; le Verbe n’est pas différent de son regard ; autrement il serait d’une nature mélangée et compliquée, double et composée, tandis qu’il est simple, d’une ineffable simplicité. Le regard de l’homme est différent de l’homme même, car le regard peut s’éteindre sans que l’homme vienne à mourir ; mais il n’en est pas ainsi dans le Verbe. Voilà ce que j’annonçais ne pouvoir être compris par tout le monde : encore si le Seigneur accordait à quelques-uns de le comprendre ! Ce qu’il demande de nous, mes frères, c’est que nous reconnaissions au moins que ce regard du Verbe surpasse notre entendement, et comme cet entendement est faible, appliquons-nous à le fortifier, à le perfectionner. Par quel moyen ? Par l’observation des commandements. Lesquels ? Ceux dont il est dit : « Celui qui m’aime, garde mes préceptes. » Quels sont ces préceptes ? car enfin nous voulons grandir, nous fortifier et nous perfectionner jusqu’à voir le regard du Verbe. O Seigneur, dites-nous donc quels sont ces préceptes. « Le précepte nouveau que je vous fais, c’est de vous aimer les uns les autres ac. » Ainsi donc, mes frères, puisons cette charité à la source abondante d’où elle jaillit ; pénétrons-nous, nourrissons-nous de charité. Saisis pour pouvoir saisir. Que la charité t’engendre, te nourrisse, te développe, te fortifie, te rende capable de voir que le regard du Verbe n’est pas différent de lui-même, que ce regard est le Verbe même. Tu comprendras alors facilement que ces paroles : « Le Fils ne saurait rien faire de lui-même qu’il ne le voie faire au Père », reviennent à celles-ci : Le Fils n’existerait pas, s’il ne naissait du Père. Assez, mes frères ; en méditant ce que je viens de dire, beaucoup pourront le comprendre ; je pourrais l’obscurcir en le répétant plusieurs fois.

Copyright information for FreAug