John 6:14
VINGT-QUATRIÈME TRAITÉ.
DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST DIT : « APRÈS CELA, JÉSUS S’EN ALLA AU-DELÀ DE LA MER DE GALILÉE, QUI EST LA MER DE TIBÉRIADE », JUSQU’À CET AUTRE : « CELUI-CI EST VÉRITABLEMENT LE PROPHÈTE QUI DOIT VENIR EN CE MONDE ». (Chap 6, 14.)LA MULTIPLICATION DES PAINS.
Les miracles procèdent du même pouvoir divin que toutes les œuvres quotidiennes du Très-Haut, mais ils nous étonnent davantage parce qu’ils sont plus rares, et ils reportent plus efficacement nos pensées vers lui : ils sont d’ailleurs un livre où nous apprenons à connaître leur auteur. En présence d’une multitude affamée, Jésus demande à Philippe comment on pourra la nourrir. « Il y a là », dit André, « cinq pains d’orge et deux poissons ; mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » Les cinq pains représentaient les cinq livres de Moïse, les deux poissons figuraient le sacerdoce et la royauté, tous deux symboles du Christ, prêtre et roi ; leur multiplication signifiait la lumière jetée par l’Évangile sur la loi mosaïque ; les cinq mille personnes rassasiées étaient l’emblème du peuple soumis à cette loi ; l’herbe était l’image du sens charnel qu’il y attachait ; les restes de ce repas signifiaient les vérités que la foule ne peut comprendre et doit croire ; enfin, le miracle lui-même donnait la preuve que le Christ était un Prophète et le maître des Prophètes. 1. Les miracles opérés par Notre-Seigneur Jésus-Christ sont des œuvres divines destinées à donner à l’âme humaine la connaissance de Dieu par le spectacle d’événements qui frappent les sens. Dieu est, en effet, de telle nature, que nos yeux ne peuvent le contempler : d’ailleurs, les prodiges qu’il ne cesse de faire en gouvernant le monde entier, et en prenant soin de toutes les créatures, frappent moins en raison de leur continuité : de là, il arrive qu’on daigne à peine remarquer l’étonnante et admirable puissance que le Très-Haut manifeste dans toutes ses divines opérations, et jusque dans la multiplication des plus petites graines : aussi, n’écoutant que son infinie miséricorde, s’est-il réservé d’opérer en temps opportun certaines merveilles qui sortiraient du cours ordinaire et de l’ordre de la nature : accoutumés à contempler les miracles quotidiens de la Providence, et à n’en tenir, pour ainsi dire, aucun compte, les hommes s’étonneront de voir des prodiges, non pas plus grands, mais moins ordinaires. En effet, gouverner l’univers est chose bien autrement merveilleuse que rassasier cinq mille hommes avec cinq pains. Et pourtant, personne ne prête attention à l’un, tandis que tous admirent l’autre : cette différence d’appréciation vient de ce que le second fait est, sinon plus admirable, du moins plus rare. Car celui qui nourrit maintenant tout le monde, n’est-il pas le même qui donne à quelques grains la vertu de produire nos récoltes ? Dieu a donc agi de la même manière : c’est la même puissance qui transforme, tous les jours, en riches moissons, quelques grains de blé, et qui a multiplié cinq pains entre ses mains. Cette puissance se trouvait à la disposition du Christ : pour les pains, ils étaient comme une semence, et cette semence, au lieu d’être jetée en terre, a été directement multipliée par Celui qui a créé la terre. Le Seigneur a frappé nos sens par ce prodige, afin d’élever vers lui nos pensées ; il a étalé sous nos yeux le spectacle de sa puissance, afin d’exciter nos âmes à la réflexion ; il voulait que ses œuvres visibles nous fissent admirer leur invisible Auteur ; ainsi élevés jusqu’à la hauteur de la foi, et purifiés par elle, nous désirerons le voir encore des yeux de notre âme, après avoir appris à le connaître, quoiqu’il soit invisible, par le spectacle présenté aux yeux de notre corps. 2. Ce n’est pas là, toutefois, le seul point de vue sous lequel nous devions envisager les miracles du Christ : il nous faut encore les étudier en eux-mêmes, et faire bien attention à ce qu’ils nous disent du Christ. Car si nous en comprenons toute l’importance, ils ont un langage à eux : dès lors, en effet, que le Christ est le Verbe de Dieu, son action même est pour nous une véritable parole. Puisque ce miracle, dont nous avons entendu le récit, nous paraît si grand, cherchons à en saisir l’étonnante signification : ne nous arrêtons pas à sa surface : essayons d’en mesurer la profondeur, car le prodige extérieur que nous admirons a une signification cachée et mystérieuse. Nous avons vu un grand prodige : nous avons eu sous les yeux une œuvre admirable, divine, qui n’a pu sortir que des mains du Tout-Puissant ; en présence de cette œuvre, nous en avons louangé l’Auteur. Si nous apercevions, quelque part, une belle Écriture, nous ne nous bornerions pas à louer le talent de l’écrivain, qui aurait tracé des lettres si belles, à tel point égales, et pareilles les unes aux autres ; nous les lirions aussi pour en connaître le sens. Ainsi doit-il en être de cet événement, qui nous apparaît si merveilleux : si nous n’en considérons que les grandioses apparences, nous trouvons déjà, à le contempler, un véritable plaisir. Mais si nous venons à en saisir la portée, il est pour nous comme un livre que nous comprenons. Entre la peinture et l’Écriture, il y a une grande différence. En présence d’un tableau, quand tu as admiré et loué le talent du peintre, c’est fini ; mais en face d’une page écrite, tu ne t’arrêtes pas à l’examiner et à donner des louanges, tu dois aussi la lire. Si tu vois des lettres, et que tu ne puisses les lire, ne dis-tu pas : Qu’est-ce qui peut être écrit là ? Puisque tu vois quelque chose, tu cherches à savoir ce que c’est, et la personne que tu interroges pour connaître ce que tu as aperçu, te montre ce que tu n’y avais pas vu. Cette personne a-t-elle des yeux d’une certaine nature ? En as-tu d’une nature différente ? Ne voyez-vous pas, l’un comme l’autre, les signes de l’alphabet ? Pardon ; mais la connaissance que vous en avez n’est pas la même. Tu vois donc, et tu admires : l’autre voit, admire, lit et comprend. Donc, puisque nous avons vu et admiré, lisons et comprenons. 3. Le Seigneur est sur la montagne : disons plutôt que le Seigneur sur la montagne, c’est le Verbe dans sa grandeur : par conséquent, ce qui s’est fait sur la montagne n’est point de nature à rester dans une sorte de dédaigneux oubli : loin de passer en y jetant à peine un fugitif regard, nous devons nous y arrêter et y porter attentivement les yeux. Le Seigneur vit la foule, reconnut qu’elle avait faim, et fournit miséricordieusement à ses besoins, non seulement en raison de sa bonté, mais encore en vertu de sa puissance. Car de quoi aurait servi sa bonté ? Dès lors qu’il n’y avait pas de pain, où aurait-il trouvé de quoi nourrir une foule affamée ? Si à sa bonté ne s’ajoutait sa puissance, cette foule resterait à jeun et continuerait à souffrir de la faim, Enfin, les disciples, qui accompagnaient le Sauveur et souffraient eux-mêmes de la faim, voulaient, comme lui, pourvoir à la nourriture de toute cette multitude, afin de ne la point laisser à jeun ; mais les moyens de le faire leur manquaient. Le Seigneur leur demanda où ils achèteraient des pains pour nourrir tout ce peuple. « Or », dit l’Écriture, « il parlait ainsi pour l’éprouver » : (il est question du disciple Philippe, que le Sauveur interrogeait) ; « car il savait ce qu’il avait à faire ». Dans quel but faisait-il cette question à son disciple, sinon pour donner la preuve de son ignorance ? Peut-être a-t-il voulu aussi nous indiquer autre chose, en nous montrant cette disposition d’esprit de Philippe. Nous en acquerrons la certitude, lorsqu’il nous parlera du mystère représenté par les cinq pains, et qu’il nous en donnera le sens ; car nous comprendrons alors pourquoi le Sauveur a voulu en cette circonstance manifester au grand jour l’ignorance de son disciple, et en faire ressortir la preuve, en le questionnant sur un sujet qu’il connaissait parfaitement. Parfois, la volonté de nous instruire à l’école des autres nous porte à les interroger sur ce que nous ignorons ; parfois encore nous demandons aux autres ce que nous savons, dans le désir d’apprendre s’ils connaissent ce sur quoi nous les questionnons. Sous ce double rapport, le Seigneur était parfaitement instruit d’abord, ce qu’il demandait, il le savait, puisqu’il savait ce qu’il ferait ; ensuite, il n’ignorait pas davantage que Philippe n’en savait rien. S’il le questionnait, c’était donc afin de donner la preuve de son ignorance. Et maintenant, pourquoi a-t-il voulu donner cette preuve ? Je l’ai dit : nous le comprendrons plus tard. 4. « André lui dit : Il se trouve ici un enfant, qui a cinq pains et deux poissons ; mais qu’est-ce que cela pour une si grande multitude ? » En réponse à la question du Sauveur, Philippe avait fait cette remarque, que deux cents deniers ne suffiraient pas pour rassasier cette immense multitude ; un enfant se trouvait là, en ce moment même : il avait cinq pains d’orge, et deux poissons. « Jésus dit donc : Faites-les asseoir ; il y avait beaucoup d’herbe en ce lieu-là, et tous s’assirent au nombre d’environ cinq mille. Or, Jésus prit les pains, il rendit grâces », et, d’après ses ordres, les pains furent rompus et placés devant les convives. Ce n’étaient plus seulement les cinq pains : c’était encore ce qu’y avait ajouté le Créateur du surplus. « Il fit de même des poissons, et leur en distribua autant qu’il en fut besoin ». Non seulement cette multitude fut rassasiée, il y eut encore des restes ; il les fit donc recueillir, afin qu’ils ne fussent point perdus, et « ses disciples remplirent douze corbeilles avec ces morceaux de pain ». 5. Allons vite. Par les cinq pains on entend les cinq livres de Moïse : c’est, à vrai dire, de l’orge, et non du blé ; car ils appartiennent à l’Ancien Testament. Vous le savez : l’orge est conformée de telle manière, qu’on parvient difficilement à y trouver la farine ; car elle est renfermée dans une enveloppe de paille épaisse et résistante ; on ne l’en fait sortir qu’avec peine. Ainsi en est-il de la lettre de l’Ancien Testament, car elle est enveloppée dans les ombres de figures charnelles ; si on parvient jusqu’à son sens caché, elle nourrit et rassasie l’âme. Un enfant portait ces cinq pains et deux poissons. Si nous voulons savoir quel était cet enfant, nous verrons peut-être qu’il représentait la nation juive ; car elle portait les livres de Moïse avec le peu de réflexion d’un entant, et ne s’en nourrissait pas ; en effet, ces livres dont elle était chargée, accablaient de leur poids celui qui n’y voyait qu’une lettre close ; ils nourrissaient, au contraire, ceux qui en pénétraient le sens. Pour les deux poissons, ils étaient, ce nous semble, la figure de ces deux personnages distingués entre tous, qui, dans l’Ancien Testament, recevaient l’onction sainte pour exercer ensuite, au milieu du peuple, les fonctions du sacerdoce et de la royauté, pour offrir le sacrifice et gouverner. Il est venu mystérieusement, un jour, dans le monde, Celui que préfiguraient ces deux personnages, Celui que représentait la farine d’orge et que la paille d’orge cachait de son enveloppe, Il est venu, réunissant en lui seul la double dignité de grand prêtre et de roi : de grand prêtre, car il s’est offert lui-même à Dieu pour nous comme une victime ; de roi, puisqu’il nous gouverne ; et ainsi brise-t-il les sceaux du livre fermé que portait le peuple d’Israël. Et le Sauveur donna l’ordre de rompre les pains, et, à ce moment-là même, ils se multiplièrent. Rien de plus vrai. En effet, que de livres on a écrits pour expliquer les cinq livres de Moïse ! En les rompant, en quelque sorte, c’est-à-dire en en exposant le sens, n’a-t-on pas travaillé à une multiplication de livres ? L’ignorance du peuple juif, quant au sens de la loi, se trouvait comme protégée par une sorte de paille d’orge ; car, en parlant de ce peuple, l’Apôtre a dit : « Jusqu’à ce jour, lorsqu’ils lisent Moïse, ils ont un voile sur le cœur a ». Ce voile n’était pas encore enlevé, parce que le Christ n’était pas encore venu ; il n’avait pas encore été attaché à la croix, et n’avait, par conséquent, pas non plus déchiré le voile du temple. Ce peuple ignorait donc le sens de la loi : voilà pourquoi le Sauveur interrogea son disciple et manifesta son ignorance. 6. Rien ici n’est inutile ; tout a un sens, mais il faut des lecteurs qui le comprennent. En effet, le nombre lui-même des personnes nourries par Notre-Seigneur représentait le peuple soumis à la loi. Car, pourquoi se trouvaient-elles au nombre de cinq mille, sinon parce qu’elles étaient les sujets de la loi, qui se compose des cinq livres de Moïse ? Aussi, les paralytiques étaient-ils déposés aux cinq portiques du temple, sans y être néanmoins guéris ; mais celui qui, ici, pourvut avec cinq pains à la subsistance d’une multitude, rendit la santé à un paralytique sous l’un de ces portiques b. La foule était assise sur l’herbe ; le peuple juif jugeait de tout dans un sens charnel ; il n’avait que des espérances charnelles, car toute chair n’est que de l’herbe c. Qu’étaient-ce encore que tous ces restes, sinon ce que le peuple n’avait pu manger ? Sous cet emblème on voit les vérités transcendantes auxquelles ne peut atteindre l’intelligence de la multitude. Pour ces vérités, d’un ordre supérieur aux lumières de la foule, que reste-t-il à faire, quand on ne peut les saisir, sinon de croire ceux qui, à l’instar des Apôtres, peuvent les comprendre et en instruire les autres ? C’est avec ces restes qu’on a remplis douze corbeilles. Prodige admirable en raison de sa grandeur ! Prodige d’une évidente utilité, puisqu’il a été opéré pour le bien des âmes ! Ceux qui en furent les témoins se sentirent saisis d’admiration ; pour nous, nous n’éprouvons aucun étonnement à en écouter le récit. Le Sauveur l’a opéré devant ces cinq mille hommes pour les rendre témoins du fait ; l’Évangéliste en a écrit l’histoire, pour nous l’apprendre. La foi doit nous faire voir ce qu’ils ont eux-mêmes contemplé, car nous apercevons des yeux de l’âme ce que nous n’avons pu apercevoir des yeux du corps ; et, sous ce rapport, nous sommes autrement privilégiés que cette multitude ; car à nous s’appliquent ces paroles de Jésus-Christ : « Bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient d ». À cet avantage s’en ajoute peut-être encore un autre : c’est que nous avons saisi le sens caché de cet événement qui a échappé à cette foule de peuple ; et ainsi nous avons été nous-mêmes rassasiés, puisque nous avons pu réussir à trouver la farine, malgré l’épaisseur de la paille. 7. Enfin, que pensèrent de ce prodige les hommes qui en furent témoins ? « Or », dit l’Évangéliste, « tous ayant vu le miracle que Jésus-Christ avait fait, disaient : Celui-ci est véritablement le Prophète qui doit venir dans le monde ». C’était, sans doute, parce qu’ils étaient assis sur l’herbe, qu’ils considéraient le Christ seulement encore comme un Prophète. Il était déjà le Dieu des Prophètes ; il en accomplissait les oracles ; il les avait tous sanctifiés ; de plus, il était lui-même un Prophète, car il avait été dit à Moïse : « Je leur susciterai un Prophète semblable à toi ». Semblable selon la chair, mais non selon la dignité. Que cette promesse du Seigneur doive s’appliquer au Christ, nous en lisons la preuve sans réplique dans les Actes des Apôtres e. Le Sauveur dit aussi de lui-même : « Un prophète est toujours honoré, excepté dans son pays f ». Le Sauveur est prophète et aussi Verbe de Dieu, et aucun prophète ne peut prédire l’avenir sans l’assistance du Verbe de Dieu. Le Verbe de Dieu assiste donc les Prophètes il est lui-même un Prophète. Sous l’Ancien Testament, les hommes ont eu le bonheur d’entendre la voix des Prophètes inspirés et remplis du Verbe de Dieu ; pour nous, nous avons eu celui d’entendre, comme Prophète, le Verbe de Dieu en personne. Le Christ, chef divin des Prophètes, était lui-même Prophète, de la même manière que, souverain Maître des anges, il était aussi un ange. Car, il a encore été dit de lui qu’il est l’ange du grand conseil g. Toutefois, ce Prophète dit en un autre endroit : Le salut ne vous sera apporté ni par un envoyé de Dieu, ni par un ange ; le Seigneur viendra en personne pour les sauver h : c’est-à-dire, pour les sauver, il n’enverra ni un député, ni un ange, il viendra en personne. En quelle qualité viendra-t-il ? En qualité d’ange, car il en est un. On ne peut donc dire qu’il les sauvera par le ministère d’un ange, si ce n’est que parce qu’il en est un, au point d’être le souverain Maître des anges. En latin, ange signifie : porteur de messages. Or, si le Christ ne portait aucun message, on ne lui donnerait point le nom d’ange ; comme on ne lui donnerait point celui de Prophète, s’il ne prédisait pas l’avenir. Il nous a excités à la foi et à la conquête de la vie éternelle : pour cela, il nous a fait connaître des choses présentes, et prédit des choses à venir ; en tant qu’il nous a fait connaître des choses présentes, il était un ange : en tant qu’il nous prédisait des choses à venir, c’était un Prophète ; et, parce qu’étant le Verbe de Dieu, il s’est fait chair, il était le souverain Seigneur des anges et des Prophètes.SERMON CXXX. LE PAIN DE VIE i.
ANALYSE. – Les cinq pains se multiplient dans les mains des Apôtres qui les distribuent, comme les enseignements de la loi quand on les répand. Mais de même que dans le froment la farine est cachée sous le son, ainsi Jésus-Christ est renfermé dans toute la loi et en se faisant homme il est devenu pour nous le pain de vie éternelle. Quand nous voyons ce qu’il a fait pour nous racheter, est-il possible que nous n’ayons pas en lui la plus entière confiance ? Et quand nous méditons les merveilles qu’il a opérées en notre faveur, soit dans la personne du père des croyants, soit dans sa propre personne, soit en nous, comment ne pas voir que ce qu’il nous promet est moins prodigieux que ce qu’il nous a accordé, et que le passé répond invinciblement de l’avenir ? Appuyons-nous avec joie sur cet incomparable protecteur. 1. Voilà un grand miracle, mes amis ; cinq pains et deux poissons ont suffi pour rassasier cinq mille hommes, et les restes des morceaux pour emplir douze corbeilles. Quel miracle ! Et pourtant nous n’en serons pas fort surpris si nous en considérons l’Auteur. S’il a multiplié cinq pains dans les mains qui les rompaient, n’est-ce pas lui qui multiplie les semences qui germent sur la terre et à qui peu de grains suffisent pour emplir les greniers ? Mais comme ce prodige se renouvelle chaque année, personne ne l’admire ; ce qui écarte l’admiration, ce n’est pas le peu d’importance du fait, c’est que le fait est ordinaire. Lorsque le Seigneur opérait ces miracles, il parlait à l’intelligence, non-seulement de vive voix, mais encore par ses actes. Les cinq pains signifiaient pour lui les cinq livres de la loi de Moïse ; car cette loi est à l’Évangile, ce que l’orge est au froment. Il y a dans ces livres de profonds mystères concernant le Christ ; aussi le Christ disait-il lui-même : « Si vous croyiez Moïse, vous ne croiriez aussi, car il a parlé de moi dans ses écrits j. » Mais de même que dans l’orge la moelle est cachée sous la paille, ainsi le Christ est voilé sous les mystères de la loi. Quand on expose ces mystères qui recèlent le Pain de vie, ils semblent se dilater : ainsi se multipliaient les cinq pains quand on les rompait. Ne vous ai-je pas rompu le pain moi-même en vous faisant ces observations ? Les cinq mille hommes désignent le peuple soumis aux cinq livres de la loi ; les douze corbeilles sont les douze Apôtres remplis aussi des débris de cette même loi. Quant aux deux poissons, ils figurent ou les deux préceptes de l’amour de Dieu et du prochain, ou les Juifs et les Gentils, ou les deux fonctions sacrées de l’empire et du sacerdoce. Exposer ces mystères, c’est rompre le pain ; les comprendre, c’est le manger. 2. Contemplons maintenant l’Auteur de ces merveilles. Il est le pain descendu du ciel k ; mais c’est un pain qui nourrit sans diminuer, qu’on peut manger sans le consumer. Ce pain était encore désigné par la manne ; aussi est-il écrit : « Il a donné le pain du ciel, l’homme a mangé le pain des Anges l. » Quel est ce pain du ciel, sinon le Christ ? Mais afin de permettre à l’homme de manger le pain des Anges, le Seigneur des Anges a dû se faire homme. S’il ne se l’était point fait, nous n’aurions pas sa chair ; et si nous n’avions pas sa chair, nous ne mangerions pas le pain de l’autel. Ah ! puisque nous en avons un gage si précieux, courons prendre possession de notre héritage. Oui, mes frères, désirons vivre avec le Christ, puisque nous avons un tel gage dans sa mort. Eh ! comment ne nous ferait-il point part de ses biens, lui qui a souffert de nos maux ? Dans ces pays et dans ce siècle pervers, que voit-on le plus, sinon naître, souffrir et mourir ? Examinez avec soin les choses humaines, et confondez-moi si je mens. Examinez si tous les hommes sont ici pour autre chose que pour naître, souffrir et mourir. Tels sont les produits de notre pays, on les y trouve en abondance. Or c’est pour les acheter qu’est descendu le divin Négociant. Quiconque achète, donne et reçoit ; il donne ce qu’il a et reçoit ce qu’il n’a pas ; pour payer il donne son argent, et reçoit ce qu’il a payé, ainsi en est-il ici du Christ ; il a donné et il a reçu. Mais qu’a-t-il reçu ? Ce que produit si largement notre pays, de naître, de souffrir et de mourir. Et qu’a-t-il donné ? De renaître, de ressusciter et de régner éternellement. O négociant généreux, achetez-nous. Pourquoi dire achetez-nous, quand nous devons vous rendre grâces de nous avoir achetés ? Vous nous livrez même notre rançon ; ne la recevons-nous pas lorsque nous buvons votre sang ? De plus nous lisons l’Évangile, l’acte de notre acquisition. Ainsi nous sommes à la fois vos esclaves et vos créatures ; puisque vous nous avez formés et rachetés. Chacun ici peut acheter son esclave, nul ne saurait le créer ; tandis que le Seigneur a créé et racheté ses serviteurs : il les a créés en leur donnant l’existence, il les a rachetés pour les soustraire à l’esclavage. Nous étions tombés sous l’autorité du prince de ce siècle, qui avait séduit et asservi Adam et nous retenait comme des esclaves de naissance. Le Rédempteur est venu, et il a triomphé du séducteur. Et qu’a-t-il fait contre ce tyran ? Pour nous racheter, il a fait de sa croix un piège ; il y a mis son sang comme un appât. L’ennemi a pu répandre ce sang, mais sans mériter de le boire ; et en répandant le sang de qui ne lui devait rien, il a été condamné à relâcher ses débiteurs ; pour avoir versé le sang innocent, il a perdu tout droit sur les coupables. Le Sauveur effectivement consentit à le répandre pour effacer nos péchés ; et c’est ainsi que le sang du Rédempteur anéantit les titres de notre ennemi. Celui-ci ne nous tenait sous le joug qu’à cause de nos iniquités ; ces iniquités étaient comme les chaînes des captifs. Survint le Libérateur ; il enchaîna le fort armé par sa passion, il pénétra dans sa demeure, c’est-à-dire dans les cœurs qu’il habitait et enleva les vaisseaux qui lui appartenaient m, c’est-à-dire nous-mêmes. Ce tyran nous avait remplis de son amertume ; il voulut même la faire boire à notre Rédempteur en lui présentant du fiel. Mais en lui enlevant et en s’appropriant les vaisseaux qu’il remplissait de lui-même, le Seigneur en répandit la liqueur amère et les remplit de la douceur de son esprit. 3. Ah ! aimons-le, puisqu’il est si doux. « Goûtez et voyez combien le Seigneur est suave n. » Il faut le craindre, mais l’aimer davantage. Il est à la fois Dieu et homme. Il y a dans, la seule personne du Christ l’humanité et la divinité, comme il y a dans un même homme l’âme et le corps ; mais la divinité et l’humanité ne forment pas deux personnes dans le Christ. Il y a en lui deux natures, la nature divine et la nature humaine, mais une seule personne ; ce qui fait que malgré l’incarnation il n’y a pas en Dieu quaternité, mais seulement Trinité. Est-il donc possible que Dieu n’ait pas compassion de nous, puisqu’il s’est fait homme pour nous ? Il a fait beaucoup, ce qu’il a fait est plus, étonnant que ce qu’il a promis, et ses œuvres doivent nous déterminer à compter sur ses promesses. Si nous ne le voyions, nous aurions peine à croire ce qu’il a fait. Où le voyons-nous ? Parmi les peuples qui croient en lui ; dans la multitude des nations qu’il a su s’attacher. Ainsi nous voyons accompli ce qu’il a promis à Abraham, et ce spectacle nous porte à croire ce que nous ne voyons pas. Abraham effectivement n’était qu’un homme, et il lui fut dit : « Toutes les nations seront bénies dans Celui qui sortira de toi o. » S’il n’avait considéré que lui, aurait-il cru ? Il n’était qu’un, homme, et un homme déjà dans la vieillesse, de plus son épouse était stérile, et déjà si avancée en âge, que l’âge seul sans la stérilité eût été un obstacle à la conception. Ainsi rien absolument ne pouvait légitimer d’espérance. Mais le patriarche considérait l’auteur de la promesse et il croyait sans voir ; Pour nous, nous voyons ce qu’il croyait, et pour cela nous devons croire ce que nous ne voyons pas. Abraham engendra Isaac, nous ne l’avons pas vu ; Isaac engendra Jacob ; nous ne l’avons pas vu non plus ; Jacob engendra ses douze fils, qu’également nous n’avons pas vus ; ses douze fils à leur tour engendrèrent le peuple d’Israël ; nous voyons aujourd’hui ce grand peuple. Puisque j’ai commencé à parler de ce que nous voyons, j’ajoute : Du peuple d’Israël est issue la vierge Marie, mère du Christ, et sous nos yeux toutes les nations sont bénies dans le Christ. Est-il rien de plus vrai, rien de plus certain, rien de plus manifeste ? O vous qui êtes sortis avec moi de la gentilité, désirez avec moi la vie future. Si dans ce siècle Dieu n’a point manqué à la promesse qu’il avait faite à Abraham relativement à sa postérité, n’accomplira-t-il pas encore bien plus largement ses promesses éternelles envers nous qui sommes par sa grâce la postérité même d’Abraham ? « Si vous êtes chrétiens, dit expressément l’Apôtre, il s’ensuit que vous formez la postérité d’Abraham p. » 4. Ah ! nous avons commencé à devenir quelque chose de grand ; que nul ne se méprise nous n’étions rien, mais nous sommes quelque chose. Nous avons dit au Seigneur : « Souvenez-vous que nous sommes poussière q ; » mais de cette poussière il a fait un homme, à cette poussière il a donné la vie, et dans la personne du Christ notre Seigneur il a élevé jusqu’au trône des cieux cette même poussière. N’est-ce pas ici en effet qu’il a pris chair, qu’il s’est uni à la terre et qu’après avoir fait la terre et le ciel il a élevé la terre jusqu’au ciel ? Figurons-nous donc qu’on nous parle aujourd’hui pour la première fois de ces deux choses en supposant qu’elles ne sont pas accomplies encore, et qu’on nous demande : Qu’y a-t-il de plus étonnant, ou que Dieu se fasse homme ou que l’homme devienne l’homme de Dieu ? De quel côté est la plus grande merveille, la difficulté plus grande ? – Que nous a promis le Christ ? Ce que nous ne voyons pas encore, c’est-à-dire, de devenir ses hommes, de régner avec lui et de ne mourir jamais. Ce qui paraît difficile à croire, c’est que l’homme sorti du néant parvienne ainsi à la vie qui ne finit pas. Et pourtant c’est ce que nous croyons quand nous avons secoué de notre cœur la poussière du monde, cette poussière qui ferme nos yeux à la lumière de la foi. Nous sommes même obligés de croire qu’après notre mort, nous entrerons avec ces corps, victimes du trépas, dans la vie d’où la mort est bannie à tout jamais. C’est chose étonnante. Ce qui l’est plus encore, c’est ce qu’a fait le Christ. Qu’y a-t-il en effet de plus incroyable ou de voir l’homme vivre éternellement, ou de voir le Christ mourir un jour ? N’est-il pas plus facile de croire que les hommes reçoivent de Dieu la vie, que de voir ces mêmes hommes donner la mort à Dieu ? Ce dernier fait est selon moi plus difficile à admettre. Et toutefois il est accompli ; croyons donc l’autre qui s’accomplira également. Dieu ayant fait ce qu’il y a de plus incroyable, ne nous accorderait pas ce qui l’est moins ? Dieu en effet peut faire de nous des Anges, puisque d’une terre abjecte il a fait de nous des hommes. Que deviendrons-nous ? Des Anges. Qu’avons-nous été ? On a honte de le rappeler ; je suis forcé d’y penser et je rougis de le dire. Qu’avons-nous été ? De quoi Dieu a-t-il formé les hommes ? Qu’étions-nous avant d’être ? Rien. Qu’étions-nous dans le sein de nos mères ? C’est assez. De ce que vous étiez alors, élevez maintenant votre esprit à ce que vous êtes aujourd’hui. Vous vivez : les plantes et les arbres vivent aussi. Vous sentez : les animaux sentent également. Vous êtes hommes, et ce qui vous élève bien au-dessus des animaux, c’est que vous avez l’intelligence des dons immenses que Dieu, nous a faits. Oui, vous vivez, vous sentez, vous comprenez, vous êtes hommes. Qu’y a-t-il de comparable à tant de faveurs ? C’est que vous êtes chrétiens. Et si nous n’avions pas reçu cette grâce, que nous servirait d’être hommes ? Nous sommes donc chrétiens ; nous appartenons au Christ. Que le monde se courrouce ; il ne nous domptera point, car nous appartenons au Christ. Que le monde nous flatte ; il ne nous séduira point, nous appartenons au Christ. 5. Nous avons trouvé, mes frères, un puissant protecteur. Vous savez comment les hommes s’appuient sur leurs patrons. On menace le client d’un puissant du monde. Tant que mon seigneur un tel a la tête sur les épaules, répond-il, tu ne peux rien contre moi. Et nous, ne saurions-nous dire avec bien plus de force et d’assurance : Tant que notre Chef est vivant, tu ne peux rien contre nous ? Notre protecteur en effet est aussi notre Chef. D’ailleurs ceux qui s’appuient sur un patron ordinaire ne sont que ses clients ; nous sommes, nous, les membres de notre protecteur ; qu’il continue à nous communiquer la vie ; personne ne saurait nous arracher à lui, quels que soient les maux que nous ayons à souffrir dans ce monde, car tout ce qui passe n’est rien, et nous parviendrons à des biens qui ne passeront pas, nous y parviendrons par la souffrance, et une fois que nous y serons, qui nous en privera ? On ferme les portes de Jérusalem, on y place même des verrous et on peut dire à cette cité : « Loue le Seigneur, Jérusalem ; ô Sion, loue ton Dieu. Il affermit les verrous de tes portes ; il bénit tes enfants dans ton enceinte et il a placé la paix sur tes remparts. » Or, quand les portes sont closes et les verrous fermés, aucun ami ne sort, il n’entre aucun ennemi. C’est donc là que nous jouirons d’une tranquillité véritable et assurée, pourvu qu’ici nous n’abandonnions pas la vérité.
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