John 6:17-41
VINGT-CINQUIÈME TRAITÉ.
DEPUIS CET ENDROIT : « JÉSUS SACHANT QU’ILS VOULAIENT L’ENLEVER, AFIN DE LE FAIRE ROI », JUSQU’À CET AUTRE : « ET JE LE RESSUSCITERAI AU DERNIER JOUR ». (Chap 6, 15-44.)JÉSUS, SOURCE DE TRANQUILLITÉ ET DE VIE.
Jésus-Christ, comme Dieu, est roi de l’univers ; comme homme, il régnera sur les élus dans le ciel : mais, en le voyant multiplier les pains, ses disciples et les Juifs voulaient lui donner une royauté temporelle, ignorant qu’il dût s’élever d’abord sur le Calvaire ; il s’enfuit donc sur la montagne. Pendant son absence, les Apôtres s’en retournèrent à Capharnaüm ; en traversant la mer ils furent assaillis d’une violente tempête. Leur barque était l’image de l’Église ; la tempête, celle des calamités qui doivent la tourmenter ici-bas sans pouvoir la faire périr. Enfin, le Sauveur vint sur les eaux, la nacelle aborda au rivage, et la tranquillité se rétablit. Avec Jésus, le chrétien foule aux pieds le monde et ses traverses, et il arrive sain et sauf à la bienheureuse éternité. Le lendemain, la foule retrouve le Sauveur à Capharnaüm et s’empresse autour de lui : Ne me cherchez point pour le pain matériel que je pourrais vous donner, mais pour la vie éternelle dont je suis la source, comme Fils de Dieu : pour avoir la vie, croyez en moi. – Quel signe nous donnerez-vous pour nous aider à croire en vous ? – Si Moïse vous a donné la manne, Dieu vous donne un aliment bien supérieur, le vrai pain de vie, et ce pain, c’est moi, soyez, comme moi, humbles et soumis à la volonté de Dieu, et vous me serez unis, et vous aurez toujours en vous le repos et la vie. 1. La leçon de ce jour a été prise, dans l’Évangile, immédiatement après celle d’hier : c’est là que commencera notre discours d’aujourd’hui. L’écrivain sacré a donc fait le récit de ce miracle où Jésus nourrit cinq mille hommes avec cinq pains ; à la suite de ce prodige, la multitude fut saisie d’admiration, et le reconnut comme un grand Prophète venu en ce monde. Saint Jean continue en ces termes : « Jésus, sachant qu’ils voulaient l’enlever pour le faire roi, se retira seul de nouveau sur la montagne ». Ce passage nous donne à penser que le Sauveur, après s’être assis sur la montagne avec ses disciples, et avoir vu la foule se porter vers lui, était descendu de cette même montagne et avait nourri cette multitude dans la plaine. Comment, en effet, aurait-il pu se retirer à nouveau en cet endroit, s’il n’en était préalablement descendu ? Il y a donc une signification à attacher à cette démarche du Sauveur, qui descend de la montagne afin de pourvoir aux besoins de tout un peuple. Il lui donna la subsistance nécessaire et retourna à l’endroit d’où il était venu. 2. Mais pourquoi se transporta-t-il de nouveau sur la montagne, lorsqu’il eut vu qu’on voulait l’enlever et le faire roi ? Eh quoi ! Lui qui craignait de devenir roi, ne l’était-il pas déjà ? Oui, il l’était, et il n’avait pas besoin de recevoir de la main des hommes la couronne royale, puisque c’est lui qui leur distribue les royautés. Peut-être le Seigneur Jésus a-t-il voulu en cela nous donner une instruction, car il nous parle par toutes ses œuvres. Par conséquent, de ce fait que la multitude voulut l’enlever pour le faire roi, et qu’il se retira seul sur la montagne afin d’éviter cet honneur, devons-nous conclure qu’il ne résulte rien pour nous ? que nous devons y voir un événement sans portée, dépourvu de tout enseignement, n’ayant aucune signification propre ? Et de la part de ceux qui voulaient l’enlever, n’était-ce point devancer l’ère de sa royauté ? Si, en effet, il avait paru au milieu des hommes, le moment n’était pas encore venu pour lui de régner comme il régnera à l’époque à laquelle nous faisons allusion, quand nous disons : « Que votre règne arrive a ». Il règne déjà éternellement avec son Père, en tant qu’il est Fils de Dieu, Verbe de Dieu, Verbe par qui toutes choses ont été faites. Les Prophètes ont encore prédit que le Christ régnerait eux tant qu’il s’est fait homme, et que les chrétiens sont devenus ses sujets aujourd’hui. Les éléments de ce royaume des chrétiens se préparent et se réunissent : le Sauveur les achète au prix de son sang ; son existence s’imposera à tous les regards, lorsque la gloire des saints apparaîtra dans toute sa splendeur, à la suite du jugement qu’il prononcera en personne, et qui, selon son expression rapportée plus haut, est spécialement réservé au fils de l’homme b. En parlant de ce royaume, l’Apôtre a dit : « Lorsqu’il aura remis son royaume à Dieu, son Père c ». Et lui-même s’en est exprimé en ces termes : « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde d ». Mais les disciples et la foule qui croyaient en lui, s’imaginèrent qu’il était venu en ce monde pour régner immédiatement ; l’enlever et le faire roi, c’était donc devancer l’ère de la royauté, dont il tenait caché en lui-même le moment précis, pour la faire paraître au grand jour et la proclamer en temps opportun, c’est-à-dire à la fin du monde. 3. Le peuple voulait le faire roi, ou, en d’autres termes, il voulait fonder avant le temps et posséder un royaume visible du Christ, quoiqu’il dût d’abord être jugé, puis juger les autres ; en voici la preuve : immédiatement après qu’il eut été attaché à la croix, ceux mêmes qui avaient mis en lui leur confiance, avaient perdu tout espoir de le voir ressusciter ; et quand il fut sorti vivant de son tombeau, il rencontra, au sortir de Jérusalem, deux disciples qui s’entretenaient ensemble comme des gens découragés, et qui se racontaient en gémissant ce qui venait d’avoir lieu ; il s’approcha d’eux, et ils ne virent en lui qu’un étranger, car leurs yeux étaient fermés, et ils ne le reconnaissaient pas ; dès qu’il se fut mêlé à leur conversation, ils lui firent part du sujet de leur entretien et lui racontèrent que ce Prophète puissant en œuvres et en paroles avait été mis à mort par les princes des prêtres : « Et nous espérions », ajoutèrent-ils, « qu’il serait le libérateur d’Israël e ». Vous ne vous trompiez pas, votre espérance était bien fondée ; car il est effectivement le Rédempteur d’Israël. Mais pourquoi vous hâter ainsi ? Pourquoi vouloir l’enlever ? Voici encore une autre preuve des idées et des intentions de la multitude, Les disciples du Sauveur l’interrogeaient un jour sur ce qui se passerait à la fin des temps : « Seigneur », lui disaient-ils, « est-ce en ce temps-ci que vous rétablirez le royaume d’Israël ? quand le rétablirez-vous ? » Ils désiraient, ils voulaient voir déjà exister ce royaume : en un mot, ils voulaient enlever le Christ et le faire roi. Mais, parce qu’il devait seul monter bientôt au ciel, il leur dit : « Ce n’est pas à vous de connaître les temps ou les moments que le Père a disposés dans sa puissance. Mais vous recevrez la vertu du Saint-Esprit venant sur vous, et vous serez témoins pour moi à Jérusalem, et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre f ». Vous voulez que je fasse paraître mon royaume ; je le montrerai quand les éléments en seront réunis ; vous aimez la grandeur, et vous y parviendrez, mais suivez-moi dans le chemin de l’humilité. Il a encore été dit du Christ : « L’assemblée des peuples vous environnera ; à cause d’elle, remontez sur la hauteur g ». C’est-à-dire : pour que l’assemblée des peuples vous environne, pour réunir autour de vous un grand nombre de nations, remontez sur la hauteur. Ainsi a-t-il agi : il a gravi de nouveau la montagne, après avoir nourri la multitude. 4. Mais pourquoi l’Évangéliste a-t-il employé le mot : « Il s’enfuit », puisqu’en réalité on ne pouvait ni mettre la main sur lui, ni l’enlever ; ni même le reconnaître contre son gré ? La preuve que tout ceci s’est passé en mystère, non comme résultat de la nécessité, mais pour nous insinuer un secret dessein de Dieu, vous la verrez bientôt, dans les versets suivants. Il s’était, en effet, trouvé au milieu de cette foule qui le recherchait ; il s’était entretenu avec elle, lui avait parlé beaucoup et avait discuté longuement devant elle la question du pain descendu du ciel, S’était-il alors éloigné d’elle dans la crainte de la voir s’emparer de lui ? En cette circonstance, ne pouvait-il pas agir, pour sauvegarde sa liberté, comme il agit plus tard, lorsqu’il engagea cette discussion avec elle ? Il a donc voulu nous donner une leçon en prenant la fuite. Alors, que signifie ce mot : « Il s’enfuit ? » On ne put se faire une idée de sa grandeur. Tout ce que tu ne comprends point, n’en dis-tu pas : Cela m’échappe ? Aussi « se retira-t-il seul sur la montagne ». Le premier-né d’entre les morts h s’est élevé au-dessus de tous les cieux, et il intercède pour nous i. 5. Cependant ce grand prêtre se retira seul au sommet de la montagne : il avait été figuré par le grand prêtre de l’ancienne loi, qui entrait, une fois l’année, à l’intérieur du sanctuaire, laissant la foule du peuple en dehors du voile j. Pendant que Jésus était sur la hauteur, ses disciples se trouvaient sur une barque ; qu’y souffraient-ils ? Dès lors qu’il était en un lieu élevé, cette barque préfigurait l’Église. Si, en effet, et avant tout, nous ne voyons pas que la tourmente dont cette barque avait à souffrir était la figure de ce qui se passe dans l’Église, tous ces faits étaient sans portée relativement à l’avenir ; c’étaient des événements purement transitoires, incapables de fixer notre attention ; mais si nous les regardons comme des figures qui reçoivent dans l’Église leur accomplissement, il est sûr que toutes les actions du Christ nous tiennent une sorte de langage. « Et quand le soir fut venu », dit saint Jean, « ses disciples descendirent vers la mer, et étant montés dans la nacelle, ils vinrent au-delà de la mer, vers Capharnaüm » Dans ce passage, l’Évangéliste nous indique, comme ayant déjà eu lieu, ce qui ne s’est fait que plus lard, « Ils vinrent au-delà de la mer, vers Capharnaüm » ; puis, revenant sur ses pas, il nous apprend comment ils y sont venus il nous dit qu’ils ont traversé la mer en bateau ; enfin, il nous raconte en deux mots ce qui est advenu pendant qu’ils se dirigeaient avec leur nacelle vers cet endroit, où il nous adit par anticipation qu’ils étaient arrivés. « Et les ténèbres se répandaient déjà, et Jésus n’était pas encore revenu près d’eux ». Il était naturel que les ténèbres se répandissent, puisque la lumière n’avait pas encore paru. « Les ténèbres se répandaient déjà, et Jésus n’était pas encore revenu près d’eux ». Plus approche la fin du monde, plus s’accroissent, et les erreurs, et les terreurs, et l’iniquité, et l’infidélité, plus aussi s’affaiblit éclat de cette lumière, qui n’est autre que la charité ; l’Évangéliste Jean lui-même nous a dit à plusieurs reprises et ouvertement, et lue craint pas de s’exprimer ainsi « Celui qui hait son frère est dans les ténèbres k ». Ces ténèbres de la haine des frères, les uns envers les autres, s’accroissent et s’épaississent de jour en jour ; et Jésus n’est pas encore menu. Comment voyons-nous qu’elles augmentent chaque jour davantage ? « Parce que l’iniquité abondera, on verra se refroidir la charité d’un grand nombre ». Les ténèbres deviennent plus profondes, et Jésus n’est pas encore venu. L’épaississement des ténèbres, le refroidissement de la charité, l’abondance de l’iniquité, voilà les vagues qui secouent la nacelle, les vents et les tempêtes qui l’assaillent : ce sont les imputations des détracteurs, Dès lors que la charité se refroidit, les vagues se soulèvent et tourmentent le bateau. 6. « Un grand vent venant à souffler, la mer s’élevait ». Les ténèbres s’épaississaient : les intelligences tombaient dans l’obscurité, l’iniquité se multipliait. « Après donc qu’ils eurent ramé vingt-cinq ou trente stades ». Cependant, ils marchaient, ils avançaient, et ni les vents, ni la tempête, ni les flots, ni les ténèbres n’empêchaient la barque de marcher. Détachée du rivage, elle n’était pas non plus engloutie dans les flots par tous ces éléments en fureur, elle avançait toujours en dépit de leurs efforts. En effet, de ce que l’iniquité surabonde, de ce que la charité d’un grand nombre se refroidisse, de ce que les flots s’élèvent, de ce que les ténèbres s’accroissent, de ce que les vents deviennent impétueux, le bateau, l’Église, n’en poursuit pas moins sa course ; « car celui qui persévérera jusqu’à la fin, sera sauvé ». Le nombre même des stades parcourues n’est pas à négliger : il est vraiment impossible que ce passage ne renferme pas un sens caché. « Après qu’ils eurent ramé vingt-cinq ou trente stades, alors Jésus vint à eux ». Il suffirait de dire « vingt-cinq », comme de dire « trente » ; car, ici, il n’y a pas une évaluation précise de la distance parcourue : ce n’en est qu’une évaluation approximative. Si l’Ecrivain sacré disait nettement vingt-cinq stades, trente stades, y aurait-il de sa part une atteinte réelle à la vérité ? Non, mais il s’est servi du chiffre vingt-cinq pour faire celui de trente. Occupons-nous d’abord du nombre vingt-cinq. D’où vient-il ? Comment se forme-t-il ? Du nombre cinq, qui se rapporte à la loi ; car, il y a cinq livres de Moïse ; il y avait cinq portiques sous lesquels on déposait les paralytiques : c’est encore avec cinq pains que le Sauveur a nourri cinq mille hommes : le nombre vingt-cinq représente donc la loi, parce que cinq multiplié par cinq, ou cinq fois cinq font vingt-cinq, qui est le carré de cinq. Mais avant l’apparition de l’Évangile, la loi n’était point parvenue à sa perfection la perfection se trouve dans le nombre six aussi est-ce en six jours que Dieu a parfait la création du monde l. Cinq se multiplie donc par six, et ainsi la loi se trouve amenée à sa perfection par l’Évangile, et cinq répété six fois forme le nombre trente. Jésus vint donc à ceux qui accomplissaient la loi ; et comment y vint-il ? En marchant sur les flots et foulant sous ses pieds tout l’orgueil du monde, toutes les grandeurs de la terre. À mesure que les années s’ajoutent aux années, et qu’on approche de la consommation des temps, on voit s’accroître en ce monde les tribulations et les maux : le chrétien se voit de plus en plus écrasé par ses ennemis : les épreuves de tous genres s’amoncellent incessamment sur lui, et Jésus passe en foulant les flots sous ses pieds. 7. Néanmoins, les tribulations s’aggravent à tel point, que ceux mêmes qui croient en Jésus-Christ et qui s’efforcent de persévérer jusqu’à la fin, tremblent dans la crainte de défaillir. Le Christ foule les vagues à ses pieds, il écrase toutes les orgueilleuses prétentions des mondains, et néanmoins le chrétien s’épouvante. Mais tout cela ne lui a-t-il pas été prédit ? Ce ne fut pas sans raison que les Apôtres « furent saisis de crainte », même au moment où Jésus marchait sur les eaux ainsi en est-il des chrétiens en présence du Dieu qui écrase l’orgueil de ce monde : ils ont placé leurs espérances dans la vie future, et pourtant ils tombent dans le trouble quand ils voient les choses humaines ainsi foulées aux pieds par le Sauveur. Ils ouvrent l’Évangile, ils lisent les Écritures, et ils y trouvent l’annonce de tout cela, et ce livre divin les avertit d’avance que telle est la manière d’agir du Sauveur. Il rabaisse jusque dans la poussière l’orgueil des mondains, afin que les humbles le glorifient. Touchant cet orgueil des mondains, voici ce qui a été prédit : « Vous détruirez leurs villes les mieux fortifiées » ; et encore : « La puissance de votre ennemi a été anéantie pour toujours, et vous avez détruit ses villes m ». Chrétiens ! que craignez-vous donc ? Le Christ vous dit : « C’est moi, ne craignez pas s. Pourquoi avoir peur en me voyant agir ? Pourquoi trembler ? Ce que je fais, je vous l’ai annoncé d’avance, et je dois nécessairement le faire. « C’est moi, ne craignez pas ». Ils le reconnurent, et, tranquilles désormais, transportés de joie, « ils voulurent le recevoir dans la nacelle ; et, aussitôt elle aborda la terre où ils allaient ». En abordant ils en finirent avec leurs épreuves : à l’élément liquide se substitua pour eux l’élément solide ; aux vagues agitées, la terre ferme ; au voyage, le repos. 8. « Le lendemain, la multitude qui se tenait de l’autre côté de la mer », d’où Jésus et ses disciples étaient venus, « voyant qu’il n’y avait qu’une nacelle, et que Jésus n’y était point entré avec ses disciples, mais que les disciples s’en allaient seuls ; d’autres barques étaient venues de Tibériade, près du lieu où ils avaient mangé le pain après que le Seigneur eût rendu grâces ; la multitude, voyant que Jésus n’était point là, ni ses disciples non plus, monta dans des barques et vint à Capharnaüm, cherchant Jésus ». Ces hommes devaient bien s’apercevoir un peu du merveilleux prodige que le Sauveur venait d’opérer, car ils voyaient que les disciples seuls étaient montés dans la barque, et qu’il n’y en avait pas d’autre en cet endroit. Des barques vinrent donc du côté opposé jusqu’à l’endroit où ils avaient mangé le pain : la foule monta sur ces barques et vint trouver Jésus, Il n’était pas monté avec ses disciples ; il n’y avait là aucune autre nacelle : comment le Sauveur avait-il pu se trouver tout à coup transporté de l’autre côté de la mer, sinon parce qu’il avait marché sur les eaux et avait voulu les rendre témoins d’un nouveau prodige ? 9. « La foule l’ayant trouvé au-delà de la mer ». Le voilà qui se présente devant la foule : et, pourtant dans la crainte d’être enlevé par elle, il s’était enfui dans la montagne. Il nous laisse à supposer, et même il nous confirme dans l’idée que ces paroles renferment un mystère : et il a voulu nous faire trouver un sens caché en ce prodige, qu’il avait opéré dans le plus grand secret. Celui qui, pour s’écarter de la foule, s’était retiré sur la montagne, n’entre-t-il pas maintenant en colloque avec cette même foule ? Qu’elle en profite donc, pour s’emparer de sa personne pour le faire roi. « L’ayant trouvé au-delà de la mer, tous lui dirent : Maître, « quand êtes-vous venu ici ? » 10. Après avoir opéré en secret ce miracle, il adresse la parole à cette multitude, afin de nourrir encore autant que possible ceux qu’il a déjà nourris, afin de rassasier par ses discours les âmes de ceux dont il vient de calmer la faim corporelle. Mais encore faut-il qu’ils reçoivent cette nourriture nouvelle, et, s’ils ne la reçoivent pas, qu’on la recueille pour n’en pas laisser perdre les restes. À lui donc de parler, à nous d’écouter : « Jésus leur répondit en ces termes : En vérité, en vérité, je vous le dis : Vous me, cherchiez, non parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains que je vous ai donnés ». Vous me cherchez donc pour des motifs charnels, et non pour des motifs spirituels. Combien cherchent Jésus seulement en raison du bien qu’ils désirent recevoir de lui suivant les circonstances ! Celui-ci se trouve dans une entreprise : il demande aux clercs l’appui de leur intercession : celui-là est poursuivi par un plus fort que lui ; il se réfugie à l’Église : cet notre aimerait d’être protégé auprès d’un homme sur lequel il n’a aucune influence l’un éprouve tel besoin, l’autre tel autre, nos Églises sont incessamment rem plies de pareilles gens. C’est à peine si quelqu’un cherche Jésus pour lui-même. « Vous me cherchez, non parce que vous voyez des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains que je vous ai donnés. Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure dans la vie éternelle ». Vous me cherchez pour autre chose : cherchez-moi pour moi-même : il nous laisse, en effet, à penser qu’il est lui-même cette nourriture cela ressort des paroles qui suivent : « Et que le Fils de l’homme vous donnera ». À l’entendre, tu croyais, ce me semble, manger encore une fois du pain, te rasseoir sur l’herbe, être à nouveau rassasié. Mais il a dit : « Non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure dans la vie éternelle ». Il avait déjà tenu le même langage à la Samaritaine : « Si tu savais celui qui te dit : Donne-moi à boire, tu lui en aurais peut-être demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive ». Comment cela ? dit-elle : Vous n’avez aucun moyen de tirer de l’eau, le puits est profond. Jésus lui répondit : « Si tu savais celui qui te dit : Donne-moi à boire, tu lui en aurais peut-être demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive. Celui qui boira de cette eau, n’aura jamais soif ; mais quiconque boira de l’eau de ce puits, aura encore soif ». Cette femme, qui se fatiguait à puiser de l’eau, fut transportée de joie et demanda à recevoir de cette eau, dans l’espoir de ne plus souffrir de la soif du corps. Et ce fut en s’entretenant ainsi avec le Sauveur qu’elle en vint à recevoir un breuvage spirituel n. Ici, il en est absolument de même. 11. « Cette nourriture, qui ne périt pas, mais qui demeure dans la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donnera, car Dieu le Père l’a scellé de son sceau ». Ce fils de l’homme, veuillez ne pas le comparer aux autres enfants des hommes, dont il est écrit : « Les enfants des hommes espèrent à l’ombre de vos ailes o ». Séparé des autres par une grâce spéciale de l’Esprit-Saint, mais né d’une femme selon la chair, et compté au nombre des autres, il est fils de l’homme ; mais ce fils de l’homme est aussi Fils de Dieu : il est homme et Dieu tout ensemble. En une autre circonstance, il interrogeait ses disciples. « Que dit-on du Fils de l’homme ? Ils lui répondirent : Les uns disent : c’est Jean-Baptiste ; les autres : Élie ; d’autres : Jérémie ou un autre d’entre les Prophètes. Jésus leur dit : Et vous ? Qui dites-vous que je suis ? Pierre lui répondit : Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant p ». Jésus dit de lui-même qu’il est le Fils de l’homme, et Pierre reconnaît hautement qu’il est le Fils de Dieu. Jésus rappelait par là, avec raison, ce qu’il avait bien voulu paraître par bonté pour nous : Pierre faisait allusion à l’éternelle lumière au sein de laquelle il demeurait. Le Verbe de Dieu nous parle de ses humiliations, Pierre reconnaît en lui la splendeur de son Dieu. De fait, mes frères, il me parait juste qu’il en soit ainsi. Jésus s’est humilié à cause de nous : glorifions-le donc ce n’est pas pour lui-même qu’il est devenu fils de l’homme : c’est pour nous. C’est ainsi qu’il est devenu le fils de l’homme, puisque « le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous q ». Et voilà pourquoi « Dieu le Père l’a marqué de son sceau ». Qu’est-ce qu’apposer notre marque, sinon appliquer sur un objet quelque chose qui nous soit personnel ? Sceller de son sceau n’est donc autre chose que placer un signe qui ne puisse être pris pour un autre : sceller de son sceau, c’est donc imprimer un signe sur un objet. Tu apposes une marque sur un objet quelconque donc, tu fais sur lui une empreinte afin de pouvoir le reconnaître et ne pas le confondre avec d’autres. « Le Père l’a » donc « marqué de son sceau ». Il lui a donc imprimé un signe distinctif qui empêche de le comparer aux autres hommes. Aussi, en parlant de lui, le Prophète a-t-il dit : « Dieu, votre Dieu, vous a sacré d’une onction de joie qui vous élève au-dessus de tous ceux qui doivent la partager r ». Qu’est-ce donc que marquer de son sceau ? C’est mettre dans un rang à part : c’est, en d’autres termes, établir une préférence entre une personne et ses copartageants. Veuillez donc, nous dit-il, ne pas me mépriser parce que je suis fils de l’homme : demandez-moi, « non le pain qui périt, mais celui qui demeure pour la vie éternelle ». Car je suis de telle manière le fils de l’homme, que vous ne devez point me considérer comme l’un d’entre vous, et que Dieu le Père m’a marqué de son sceau. Il m’a marqué de sou sceau, qu’est-ce à dire ? Il a imprimé sur moi un signe particulier, en vertu duquel je dois délivrer tous les hommes au lieu de me confondre avec eux. 12. « Tous lui dirent donc : Que ferons-nous pour accomplir les œuvres de Dieu ? » Car il leur avait dit lui-même : « Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure dans la vie éternelle ».— « Que ferons-nous ? » Par quelles œuvres pourrons-nous accomplir ce commandement ? « Jésus répondit : L’œuvre de Dieu, c’est de croire en Celui qu’il a envoyé ». Voilà donc ce qui s’appelle manger, « non le pain qui périt, mais celui qui demeure pour la vie éternelle ». Pourquoi tenir prêts tes dents et ton estomac ? Crois, et tu auras pris cette nourriture. En effet, la foi se distingue des œuvres, selon ces paroles de l’Apôtre : « L’homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi s ». Et il y a des œuvres qui paraissent bonnes, sans la foi en Jésus-Christ ; mais, en réalité, elles ne le sont point, arec qu’elles ne se rapportent pas à cette fin, qui donne du mérite à nos œuvres. « Car Jésus-Christ est la fin de la loi, pour justifier ceux qui croiront t ». 2 n’a donc pas voulu séparer la foi des œuvres, mais il a déclaré que la foi est une œuvre ; car c’est la foi qui agit par la charité u. Et il n’a pas dit : Votre œuvre, mais « l’œuvre de Dieu, c’est de croire en Celui qu’il a envoyé » ; il s’est exprimé ainsi, afin que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur v. Mais parce qu’il les excitait à croire en lui, ceux-ci lui demandaient aussi des prodiges qui les porteraient à croire. Vois si vraiment les Juifs ne réclament pas des miracles. Ils lui dirent donc : « Quel signe faites-vous, afin que nous le voyions et que nous croyions en vous ? Quelles sont vos œuvres ? » Pour eux, était-ce peu de chose d’avoir été nourris avec cinq pains ? Non, ils le savaient bien ; mais à cette nourriture, ils préféraient encore la manne du ciel. Pour le Seigneur Jésus, il parlait de lui-même de telle façon qu’il se plaçait au-dessus de Moïse ; car celui-ci n’a jamais osé dire de soi qu’il donnait, non un pain périssable, « mais un pain qui demeure pour la vie éternelle ». Jésus promettait donc plus que Moïse. Les promesses de celui-ci avaient, en effet, pour objet un royaume, une terre où coulaient le lait et le miel, une paix temporelle, un grand nombre d’enfants, la santé du corps, et tous les autres avantages de cette vie. De pareils biens étaient, sans doute, matériels, mais, en définitive, ils étaient la figure des biens spirituels. Ces promesses s’adressaient au vieil homme et sous l’empire de l’ancienne alliance. Les hommes qui suivaient le Sauveur, établissaient donc un parallèle entre les promesses de Moïse et celtes du Christ. De la part du premier, ils avaient en perspective toutes les satisfactions terrestres ; mais c’était un aliment périssable : de la part du Sauveur, ils devaient recevoir, « non la nourriture qui périt, mais celle qui demeure pour la vie éternelle ». Ils remarquaient que ses promesses étaient plus grandes, mais aussi qu’il opérait de moindres prodiges. Ils se rappelaient ceux de Moïse, et ils étaient disposés à en demander de plus frappants encore à celui qui leur faisait de si belles promesses. Que faites-vous, lui dirent-ils, tour que nous croyions en vous ? Veux-tu être certain qu’ils comparaient les miracles de Moïse à celui de la multiplication des pains, et qu’ils regardaient comme les moindres ceux qu’opérait Jésus ? En voici la preuve ils ajoutèrent : « Nos pères ont mangé la manne au désert ». Mais qu’est-ce que la manne ? Vous en avez peut-être une petite idée : « Ainsi qu’il est écrit, il leur a donné la manne pour nourriture ». Moïse a obtenu pour nos pères un pain venu du ciel, et, pourtant, Moïse ne leur a pas dit : « Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure dans la vie éternelle » ; et, néanmoins, il a opéré des prodiges bien autres que les vôtres. Il ne nous a pas distribué du pain d’orge, il nous a donné une manne venue du ciel. 13. « Jésus donc leur dit : En vérité, en vérité je vous le dis : Moïse ne vous a pas donné le pain du ciel ; mais mon Père vous donne, le véritable pain du ciel ; car le pain qui descend du ciel est le vrai pain, et il donne la vie éternelle ». Le vrai pain, c’est donc celui qui descend du ciel w c’est celui-là même, dont je vous ai parlé tout à l’heure : « Travaillez, non pour le pain qui périt, mais pour celui qui demeure dans la vie éternelle ». La manne elle-même en était la figure, et tous les prodiges de Moïse préfiguraient les miens. Vous admirez des miracles qui annonçaient tes miens, et à ceux dont ils étaient l’annonce et l’image, vous ne faites pas attention ? Donc, Moïse n’a point donné un pain venu du ciel : pour Dieu, il donne du pain ; mais quel pain ? serait-ce de la manne ? Non ; c’est le pain dont elle était la figure : c’est, en d’autres termes, Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. « Mon Père vous donne le véritable pain, car le pain de Dieu, c’est celui qui est descendu du ciel et qui donne la vie au monde. Ils lui dirent donc : « Seigneur, donnez-nous toujours de ce pain ». En une autre circonstance le Sauveur avait déjà dit, dans le même sens, à la Samaritaine : « Quiconque boira de cette eau n’aura jamais soif ». Elle avait donné à ces paroles une signification toute matérielle, et cependant elle ne voulait point souffrir du manque d’eau ; elle lui répondit donc aussitôt : « Seigneur, donnez-moi de cette eau ». Ainsi firent les Juifs : « Seigneur, donnez-nous de ce pain », qui répare nos forces et ne nous fasse jamais défaut. 14. « Et Jésus leur dit : Je suis le pain de vie : celui qui vient à moi n’aura pas faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif ». Ces paroles : « Celui qui vient à moi », sont les mêmes que ces autres : « Celui qui croit en moi » ; et celles-ci : « n’aura pas faim », sont corrélatives à celles-là : « n’aura jamais soif ». Car toutes deux indiquent une satiété sans fin, qui ne fera jamais place à aucun besoin. Vous désirez un pain venu du ciel : il est devant vous, et vous n’en profitez pas. « Mais je vous l’ai dit : Vous m’avez vu, et vous n’avez pas cru en moi ». Néanmoins, je ne me trouve pas pour cela sans peuple, car votre infidélité serait-elle capable d’anéantir toute croyance en Dieu x ? Écoute, en effet, ce qui suit : « Tout ce que mon Père me donne viendra à moi, et celui qui viendra à moi, je ne le repousserai point dehors ». Quel est donc cet intérieur, au-dehors duquel on n’est point jeté ? C’est un sanctuaire inviolable, c’est une douce retraite. O retraite à l’abri de tout ennui, où l’on n’éprouve l’amertume d’aucune mauvaise pensée, où ne viennent nous tourmenter ni les tentations, ni la douleur ! N’est-ce point dans cette retraite bénie que sera admis le bon serviteur, à qui le Seigneur dira : « Entre dans la joie de ton Maître y ». 15. « Et celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors. Car je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Si vous ne chassez pas au-dehors celui qui vient à vous, c’est donc parce que vous êtes descendu pour faire, non votre volonté, mais la volonté de celui qui vous a envoyé. Ineffable mystère ! Je vous en conjure : frappons tous ensemble à la porte de ce sanctuaire, afin qu’il en sorte de quoi nous sustenter comme il en est sorti de quoi nous charmer. « Celui qui viendra à moi » : quelle douce, quelle admirable retraite ! Attention ! Attention ! Pèse bien ces paroles : « Celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors ». Il dit donc : « Celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors ». Pourquoi cela ? « Parce que je suis descendu du ciel pour faire, non ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Vous êtes descendu du ciel pour faire, non votre volonté, mais la volonté de Celui qui vous a envoyé : est-ce bien là le motif pour lequel vous ne mettez pas dehors celui qui vient à vous ? Oui, c’est lui. Pourquoi le lui demander, puisqu’il nous le dit lui-même ? Il ne nous est pas permis d’en supposer un autre que celui qu’il nous indique. « Celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors » ; et comme si tu cherchais à en connaître la cause, il ajoute : « Parce que je suis venu faire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Je crains bien que certaines âmes ne se soient vues rejetées de Dieu pour avoir été orgueilleuses : le doute à cet égard ne m’est pas même permis. De fait, il est écrit : « Le principe de tout péché, c’est l’orgueil », et « le principe de l’orgueil dans l’homme, c’est l’éloignement de Dieu ». Cela est écrit, cela est positif, cela est certain. Et à propos du mortel orgueilleux, au sujet de cet être qui n’est couvert que de lambeaux de chair, qui plie sous le poids d’un corps destiné à pourrir, et qui pourtant s’élève à ses propres yeux parce qu’il oublie de quelle nature est son vêtement de peau, l’Écriture s’exprime ainsi : « De quoi la terre et la cendre peuvent-elles s’enorgueillir ? De quoi sont-elles si fières ? » Qu’elles disent : « Pourquoi l’homme s’élève. Parce qu’il a, durant sa vie ; jeté toutes ses entrailles z ». Que veut dire ce mot : « il a jeté », sinon il a jeté ? C’est s’en aller au-dehors. Entrer en soi-même, veut dire : rechercher ce qui est à l’intérieur ; jeter ses entrailles, signifie : se jeter dehors. L’orgueilleux jette hors de lui ses entrailles, l’homme humble s’y attache ; si l’orgueil nous fait sortir de nous-mêmes, l’humilité nous y fait rentrer. 16. La source de toutes les maladies de l’âme, c’est l’orgueil, parce qu’il est la source de toutes les iniquités. Lorsqu’un médecin entreprend une cure, s’il ne s’enquiert que des effets produits par une cause quelconque, sans chercher à découvrir cette cause elle-même, il peut bien pour un temps remédier au mal, mais tôt ou tard la maladie reparaît, parce que la cause en est toujours subsistante. Je me sers d’un exemple pour mieux expliquer ma pensée. Les humeurs produisent, dans le corps où elles se trouvent, la gale ou des ulcères ; de là une fièvre violente, des douleurs insupportables : on s’empresse d’apporter des remèdes pour faire disparaître la gale et calmer les ardeurs occasionnées par la formation des ulcères ; on les applique, ils produisent leur effet ; on croirait guéri l’homme que l’on voyait jadis couvert de gale ou de plaies hideuses ; mais parce qu’il n’a pas été purgé, les abcès ne tardent pas à reparaître. Le médecin s’en aperçoit ; il débarrasse le malade de ses humeurs, et c’en est fini avec ses ulcères. D’où viennent les iniquités nombreuses ? De l’orgueil : détruis-le en toi, et tu n’y verras plus le péché. Afin de détruire la cause de toutes les maladies de notre âme, c’est-à-dire notre orgueil, le Fils de Dieu est descendu sur la terre et s’est fait humble. O homme, pourquoi t’enorgueillir ? C’est à cause de toi que Dieu s’est fait humble. Il te répugnerait sans doute de suivre un homme dans la voie de l’humilité, imite du moins l’humilité d’un Dieu. Le Fils de Dieu s’est incarné, il s’est fait humble : il te commande d’être humble, mais pour accomplir ses ordres, il n’est pas nécessaire pour toi de cesser d’être un homme et de t’abaisser au niveau de la brute. Tout Dieu qu’il était, le Verbe s’est fait homme ; pour toi, ô homme, reconnais que tu es un homme : toute ton humilité consiste à savoir qui tu es. Parce qu’il te recommande l’humilité, le Sauveur a dit : « Je suis venu pour dire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Voilà bien une vraie leçon d’humilité. En effet, l’orgueilleux fait sa propre volonté : L’homme humble fait celle de Dieu. C’est pourquoi « celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors ». Pourquoi ? Parce que « je suis venu faire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Je suis apparu humble, je suis venu enseigner à devenir humble, je suis le docteur de l’humilité. Celui qui vient à moi, s’incorpore à moi ; celui qui vient à moi, devient humble ; celui qui s’attache à moi, pratique l’humilité ; car il fait, non point sa propre volonté, mais celle de Dieu ; aussi ne le mettrai-je pas dehors, bien que je l’aie rejeté loin de moi, lorsqu’il était orgueilleux. 17. Le Psalmiste appelle notre attention sur ces choses intérieures : « Les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes ». Vois ce que c’est que pénétrer à l’intérieur de Dieu, se mettre sous sa protection, courir même au-devant des coups de ce bon Père. Car il châtie tous ceux qu’il reçoit au nombre de ses enfants. « Les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes ». Et que trouveront-ils dans l’intérieur de Dieu ? « Ils seront enivrés de l’abondance de votre maison ». Dès que vous les aurez fait entrer, et qu’ils auront goûté la joie de leur Seigneur, « ils seront enivrés de l’abondance de votre maison, et vous les abreuverez au torrent de vos délices, parce qu’en vous se trouve la source de la vie ». Ce n’est point à l’extérieur, en dehors de vous que se trouve la source de la vie, c’est au dedans de vous, à l’intérieur. « Et, dans votre lumière, nous verrons la lumière. Étendez votre miséricorde sur ceux qui vous connaissent, et votre justice sur ceux qui ont le cœur droit ». Ceux qui suivent la volonté de leur Dieu, ceux qui recherchent, non leurs intérêts, mais les intérêts de Notre-Seigneur Jésus-Christ, voilà les hommes qui ont le cœur droit, voilà les hommes dont les pas ne chancellent point ; car « le Dieu d’Israël est bon pour ceux qui ont le cœur droit ». Mes pas, ajoute le Psalmiste, « ont presque chancelé ». Pourquoi ? « Parce que je me suis indigné contre l’insensé, en voyant la paix des impies aa ». Pour qui donc Dieu serait-il bon, sinon pour ceux qui ont le cœur droit ? Pour moi, qui ai le cœur tordu, li conduite de Dieu m’a déplu. Pour quel motif ? Parce qu’il a accordé le bonheur aux méchants : et mes pieds ont chancelé, comme si j’avais inutilement servi Dieu. Mes pieds se sont presque dérobés sous moi : c’était donc parce que je n’avais pas le cœur droit. Mais qu’est-ce qu’un cœur droit ? C’est celui qui suit la volonté divine. Celui-ci est heureux, celui-là souffre ; celui-ci mène une mauvaise conduite, et rien ne manque à son bonheur celui-là subit toutes sortes d’épreuves, et pourtant sa vie est exemplaire. Que l’homme dont la vie se passe dans la pratique du bien ne s’emporte point parce qu’il se voit en butte à l’infortune ; il a une retraite intérieure que ne possède pas le pécheur heureux : qu’il ne se laisse donc aller ni à la tristesse, ni au découragement, ni à la défaillance. L’un possède de l’or dans ses coffres, l’autre possède Dieu en sa conscience : établis maintenant une comparaison entre l’or et Dieu, entre ces coffres et cette conscience. Le premier possède un or périssable, qu’il lui faudra quitter plus tard ; le second est en possession de Dieu, qui vivra toujours, et dont rien ne pourra le séparer ; mais pour cela faut-il qu’il ait le cœur droit ; car alors il entre et ne sort pas. Voilà pourquoi le Prophète disait : « Parce qu’en vous, non pas en nous, se trouve la source de la vie ». Cherchons donc à entrer, afin de trouver la vie, et ne cherchons, ni à nous suffire à nous-mêmes, car nous trouverions la mort ; ni en quelque sorte à nous contenter de l’aliment de notre seule volonté, car nous dépéririons ; mais appliquons nos lèvres à cette fontaine qui ne tarit jamais. Parce que Adam n’a voulu clans sa conduite écouter que ses propres inspirations, il est tombé sous les efforts de l’ange que l’orgueil avait déjà arraché du ciel, et qui l’a fait boire lui-même à la coupe de l’orgueil. Il est écrit : « En vous se trouve la source de la vie ; et dans votre lumière nous verrons la lumière ». Abreuvons-nous donc en Dieu, portons sur lui nos regards. Pourquoi sort-on de lui ? écoute, le voici : « Que je n’aie point un pied orgueilleux ». Il sort donc de Dieu, celui qui a un pied orgueilleux. Donnes-en la preuve. « Et que la main des impies ne m’ébranle pas », à cause de mon pied orgueilleux. Pourquoi t’exprimer ainsi : « Voilà l’écueil des ouvriers d’iniquité ? » Quel est cet écueil ? Nul autre que l’orgueil. « Ils y sont tombés et ne pourront s’en relever ab ». Si l’orgueil précipite au-dehors des hommes qui ne pourront plus se tenir debout, l’humilité en fait entrer qui se tiendront éternellement debout. Voilà pourquoi avant de dire : « Mes os humiliés tressailliront », le Prophète s’était exprimé ainsi : « Vous ferez retentir à mon oreille la joie et l’allégresse ac ». Que veut dire : « à mon oreille ? » En vous écoutant, je suis heureux : les accents de votre voix me comblent de bonheur. Je m’abreuve en vous, et j’y puise la félicité. C’est pourquoi je ne tombe pas ; c’est pourquoi mes « os humiliés tressailliront » ; c’est pourquoi encore « l’ami de l’époux se tient debout et « l’écoute ad ». Il se tient debout, parce qu’il écoute. Il s’abreuve à la source intérieure de Dieu : aussi se tient-il debout. Pour ceux qui n’ont pas voulu puiser à cette source d’eaux vives, « voilà leur écueil : ils y sont tombés et ne s’en relèveront pas ». 18. Le Maître de l’humilité n’est donc parvenu pour faire sa volonté, mais pour faire la volonté de Celui qui l’a envoyé. Allons donc à lui, pénétrons en lui, incorporons-nous à lui, afin de faire, non pas notre volonté propre, mais celle de Dieu. De la sorte, il ne nous mettra pas dehors, parce que nous serons ses membres, et qu’en nous enseignant l’humilité, il a voulu être notre chef. Enfin, écoutez cette autre leçon du Sauveur : « Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes accablés : prenez mon joug sur vos épaules et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » ; et quand vous l’aurez appris, « vous trouverez le repos de vos âmes ae ». Apprenez aussi que ce qui vous empêchera d’être rejetés loin de Dieu, c’est « que je suis descendu pour faire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Je vous enseigne l’humilité : personne, à moins d’être humble, ne peut venir à moi. Dieu ne repousse loin de lui que les orgueilleux ; pourrait-il en éloigner de même celui qui conserve l’humilité et ne s’en écarte pas ? Mes frères, j’ai dit tout ce qu’il m’était possible de dire sur le sens caché de ce passage ; car il renferme un sens profondément mystérieux. Je ne sais, à vrai dire, si je me suis convenablement exprimé pour le bien exposer et faire ressortir, si j’ai expliqué suffisamment qu’il ne rejette pas l’homme qui vient à lui, par cette raison qu’il est venu faire, non pas sa propre volonté, mais la volonté de Celui qui l’a envoyé. 19. « Et telle est », dit-il, la volonté de « mon Père, qui m’a envoyé, c’est que je ne perde aucun de ceux qu’il m’a donnés ». Celui qui garde l’humilité, lui a été donné : le Sauveur le reçoit ; mais celui qui n’est pas humble, est bien loin du maître de l’humilité : « C’est que je ne perde aucun de ceux qu’il m’a donnés. La volonté de votre Père est qu’aucun de ces petits ne périsse ». Parmi les orgueilleux, il en est qui peuvent périr ; parmi les humbles, on n’en voit périr aucun. « Si vous ne devenez pareils à ce petit enfant, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux af. Je ne perdrai aucun de ceux que mon Père m’a donnés, mais je les ressusciterai au dernier jour ». Voyez comme il distingue ici cette double résurrection. « Celui qui vient à moi », celui de mes membres qui devient humble, ressuscite déjà maintenant ; de plus, « je le ressusciterai au dernier jour », selon la chair. « Car c’est la volonté de mon Père, qui m’a envoyé, que quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour ». Il avait dit plus haut : « Celui qui écoute ma parole, et croit à Celui qui m’a envoyé ». Il dit ici : « Celui qui voit le Fils et croit en lui ». Il ne dit pas : Celui qui voit le Fils et croit au Père ; car, croire au Fils, c’est croire au Père, parce que « comme le Père a la vie en soi, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en soi la vie ag. Afin que quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle » ; en croyant, et en passant à la vie, par une première résurrection. Mais, parce qu’elle n’est pas la seule, il ajoute : « Je le ressusciterai au dernier jour ».VINGT-SIXIÈME TRAITÉ.
DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST ÉCRIT : « LES JUIFS DONC MURMURAIENT CONTRE LUI, PARCE QU’IL AVAIT DIT : JE SUIS LE PAIN VIVANT DESCENDU DU CIEL », JUSQU’A CET AUTRE : « CELUI QUI MANGE DE CE PAIN, VIVRA ÉTERNELLEMENT ». (Jean, 6, 41-59.)
LA FOI EN JÉSUS-CHRIST.
Parce que les Juifs n’avaient pas soif de la justice, ils ne comprirent point que Jésus était le vrai pain descendu du ciel ; ils murmurèrent donc en entendant ses paroles : en cela rien d’étonnant. Pour croire au Christ, il faut être attiré h. la foi par la grâce divine, qui, en nous instruisant, nous amène, d’une manière efficace, mais librement, au bien par l’organe le Jésus-Christ, Fils de Dieu incarné. Comme il est le pain de vie, croire en lui, c’est avoir la vie éternelle de l’âme. La manne du désert n’a pu la donner aux Israélites, parce qu’ils manquaient de foi : l’Eucharistie ne l’a pas davantage procurée fleurs descendants, pour la même raison, car elle n’est pain de vie que pour les croyants. Celui donc qui mange ce pain dans les sentiments de la foi et de la charité, possède la vie éternelle de l’âme, et le principe de la résurrection de son corps. 1. Nous venons de l’apprendre par la lecture de l’Évangile Notre-Seigneur Jésus-Christ ayant dit qu’il était un pain descendu du ciel, les Juifs éclatèrent en murmures et s’écrièrent : « N’est-il pas ce Jésus, fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment dit-il : Je suis descendu du ciel ? » Les Juifs étaient loin de s’occuper du pain du ciel, et ils ne savaient pas en avoir faim. Par faiblesse, leur cœur ne pouvait ni demander ni recevoir aucune nourriture ; ils avaient des oreilles, et n’entendaient rien ; ils avaient des yeux pour ne rien voir. Car, ce pain de l’homme intérieur exige de l’appétit. Voilà pourquoi il est dit ailleurs : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés ah ». Or, l’apôtre saint Paul nous dit que le Christ est notre justice ai. Par conséquent, celui qui a faim de ce pain, doit avoir faim de la justice, mais de cette justice qui descend du ciel et que Dieu donne, et non pas de celle que l’homme se fait à lui-même. L’homme se fait parfois de lui-même sa propre justice ; s’il en était autrement, le même Apôtre ne dirait pas, en parlant des Juifs : « Ne connaissant point la justice de Dieu, et s’efforçant d’établir leur propre justice, ils ne se sont point soumis à la justice de Dieu aj ». De ce nombre étaient ces autres Juifs, qui n’avaient aucune idée du pain descendu du ciel, parce que, rassasiés de leur propre justice, ils n’éprouvaient aucun désir de la justice de Dieu. Qu’est-ce donc que la justice de Dieu ? Qu’est-ce que celte des hommes ? Par justice de Dieu, il faut entendre ici, non pas cette perfection qui constitue la sainteté de Dieu, mais celle qu’il donne à l’homme, afin de l’établir dans la sainteté par sa grâce. Quant aux Juifs, en quoi consistait leur justice ? En ce qu’ils présumaient de leurs forces, et prétendaient être, en quelque sorte, les parfaits observateurs de la loi, sans aucun aide venu d’ailleurs : personne ne peut accomplir la loi sans le secours de la grâce, c’est-à-dire du pain descendu du ciel. « Car », dit en deux mots l’Apôtre, « l’amour est la plénitude de la loi ak ». L’amour, non de l’argent, mais de Dieu ; non de la terre ou du ciel, mais de Celui qui a fait le ciel et la terre. D’où vient à l’homme cet amour de Dieu ? Saint Paul nous le dit. Écoutons-le : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné al ». Avant de nous donner le Saint-Esprit, le Sauveur s’est donc présenté à nous comme le pain descendu du ciel, et nous a exhortés à croire en lui. Croire en lui, c’est manger le pain vivant. Celui qui croit, mange : il se nourrit invisiblement, parce qu’il renaît d’une manière invisible ; c’est intérieurement un enfant, un homme nouveau : ce qui le renouvelle, le rassasie par lot même. 2. Les Juifs murmuraient donc contre Jésus ; quelle fut sa réponse ? « Ne murmurez pas entre vous » ; ce qui voulait dire : Je le vois bien, vous n’éprouvez aucun désir pour ce pain ; vous n’avez nulle idée de ce qu’il est ; vous ne cherchez pas à vous le procurer. « Ne murmurez pas entre vous : nul ne peut venir à moi, si le Père, qui l’a envoyé, ne l’attire ». Admirable éloge de la grâce : Nul ne vient sans être attiré. Qui attire-t-il ? Qui n’attire-t-il pas ? Pourquoi attire-t-il celui-ci ? Pourquoi n’attire-t-il pas celui-là ? Autant de questions desquelles tu ne dois pas t’établir juge, si tu ne veux pas te tromper. Je te le dis une fois pour toutes : saisis bien ma pensée. Dieu ne t’attire rias encore ? Prie-le de le faire. Mes frères, que disons-nous ? Si nous sommes attirés vers le Christ, nous croyons donc en lui malgré nous : on nous fait donc violence, et notre volonté reste étrangère à notre acte de foi ? Un homme peut entrer à l’Église, s’approcher de l’autel, recevoir le sacrement, sans aucun consentement de sa part ; mais, pour croire, il faut nécessairement le libre concours de la volonté. Si la foi venait du corps, elle pourrait se trouver en des hommes qui n’y acquiesceraient nullement ; mais elle ne vient pas de là. Écoute l’Apôtre : « On croit par le cœur ». Et il ajoute : « Et l’on confesse par la bouche, pour parvenir au salut am ». Cette confession procède du fond du cœur, Les hommes qui font leur profession de foi ne sont pas rares : Tu as parfois entendu des hommes qui font leur profession de foi ; mais tu ne connais pas quel est celui qui ne croit pas réellement, et tu ne peux donner le nom de confesseur de la foi à l’homme que tu reconnais comme incroyant ; car la confession consiste à dire ce que pense réellement le cœur : si tu dis le contraire de ce que tu penses intérieurement, tu parles, mais tu ne fais pas de profession de foi. C’est donc par le cœur que l’on croit au Christ : personne ne le fait contre son gré, et, pourtant, il semblerait que celui qui y est attiré, le fait malgré lui, et forcément. Comment résoudre la difficulté que présente ce passage : « Nul ne vient à moi, si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire ? » 3. Quiconque est attiré, dira quelqu’un, marche à contre-cœur. S’il marche à contrecœur, il ne croit pas ; et s’il ne croit pas, il ne marche pas davantage. Ce n’est pas, en effet, par la marche que nous nous approchons du Christ : c’est par la foi ; pour cela, nous n’avons pas de mouvement à imprimer à notre corps : il suffit d’avoir au cœur de la bonne volonté. Voilà pourquoi cette femme, qui toucha la robe du Sauveur, la toucha plus que la foule qui se pressait autour de lui. Aussi Jésus dit-il : « Qui est-ce qui m’a touché ? » Les disciples étonnés lui répondirent : « La multitude vous presse, et vous demandez qui vous a touché ? » Et il répéta : « Quelqu’un m’a touché an ». La femme le louche, la multitude le presse ; que veut donc dire ce mot : « M’a touché », sinon : a cru ? De là vient encore que, après sa résurrection, le Christ s’adressa en ces termes à cette autre femme qui voulait se jeter à ses pieds : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore « monté vers mon Père ao ». À ton avis, je ne suis que ce que tu me vois ; ne me touche pas. Quel est le sens de ces paroles ? Selon ton idée, je ne suis pas autre que ce que je te semble être. Ne t’y trompe pas, il n’en est pas ainsi, c’est-à-dire : « Ne me touche pas, car je ne suis point encore remonté vers mon Père ». Pour toi, je ne suis pas monté vers mon Père, car je ne me suis jamais séparé de lui. Elle ne touchait point le Sauveur, quand il était sur la terre ; comment le toucherait-elle au moment de son retour vers son Père ? C’est ainsi, néanmoins, c’est de cette manière qu’il a voulu être touché ; ainsi l’est-il par tous ceux qui le touchent bien, quoiqu’il monte au ciel, qu’il demeure en son Père, et qu’il lui soit égal. 4. Reporte ton attention sur ces paroles : « Nul ne vient à mol, si mon Père ne l’attire ». Ne t’imagine pas que tu sois attiré malgré toi ; car l’amour entraîne les âmes. Il est des hommes qui pèsent le sens de toutes les paroles, et qui sont loin de comprendre toutes choses, surtout les choses de Dieu ; mais nous n’avons nullement à craindre de les voir nous reprocher ce passage des saintes Écritures qui se trouve dans l’Évangile, et nul d’entre eux ne nous dira Si je suis entraîné, comment pourrai-je avoir une foi parfaitement libre ? Car je le dis : ce n’est pas assez d’être entraînés volontairement, nous le sommes encore avec plaisir. Qu’est-ce, en effet, qu’être entraîné avec plaisir ? « Mets tes délices dans le Seigneur, et il remplira tous les désirs de ton cœur ap ». Le cœur qui éprouve la douceur du pain céleste, ressent un véritable plaisir. Or, s’il est vrai de dire avec le poète : « Chacun est conduit par l’attrait de ses propres penchants ▼▼Virgile, Eglogue, 2
» ; non par la nécessité, mais par l’attrait du plaisir ; non par le devoir, mais par la jouissance : à plus forte raison devons-nous dire que celui-là est attiré vers le Christ, qui trouve ses délices dans la vérité, la béatitude, la justice, l’éternelle vie ; car le Christ est tout cela. Quand les sens corporels ont leurs plaisirs, les facultés de l’âme en seraient-elles dépourvues ? Et si l’âme n’avait point de jouissances à elle, comment le Psalmiste aurait-il pu dire : « Les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes ; ils seront enivrés de l’abondance de votre maison ; vous les abreuverez au torrent de vos délices ; car, en vous est la source de la vie, et dans votre lumière nous verrons la lumière ar ? » Donne-moi un homme qui aime lieu, et il éprouvera la vérité de ce que je dis : donne-moi un homme rempli du désir et de la faim de ce pain céleste, engagé dans le désert de cette vie et dévoré par la soif de Injustice, soupirant après la fontaine de l’éternelle patrie ; donne-moi un tel homme, et il me comprendra. Mais si je m’adresse à un homme glacé par le froid de l’indifférence, il ne saisira pas mes paroles. Tels étaient les murmurateurs dont parle notre Évangile. « Celui que mon Père attire vient à moi ». 5. Mais pourquoi dire : « Celui que mon Père attire », puisque le Christ attire aussi ? dans quelle intention le Sauveur a-t-il dit : « Celui que mon Père attire ? » Si nous devons être entraînés, soyons-le par celui à qui l’épouse animée par l’amour adressait ces paroles : « Nous courrons sur tes pas à l’odeur de tes parfums as ». Remarquons bien, mes frères, et, autant que possible, efforçons-nous de comprendre ce que le Sauveur veut nous faire entendre. Le Père attire à son Fils ceux qui croient au Fils, parce qu’ils reconnaissent Dieu pour son Père ; car Dieu le Père s’est engendré un Fils égal à lui ; l’homme qui reconnaît dans sa pensée que le Fils est égal au Père, et qui, sous l’empire de sa foi, sent vivement cette vérité, et la rappelle sans cesse à son esprit, le Père l’attire vers son Fils. Arius n’a vu en Jésus qu’une simple créature ; aussi le Père ne l’a-t-il pas attiré, car celui-là n’a le Père en aucune estime, qui ne reconnaît pas le Fils comme son égal. Que dis-tu, ô Arius ? O hérétique, quel langage tiens-tu ? Qu’est-ce que le Christ ? – Ce n’est pas le vrai Dieu : il n’en est que la créature. – Tu n’es pas attiré par le Père, puisque tu ne reconnais pas son Fils, loin de là ; puisque tu dis positivement qu’il n’a pas de Fils : aussi n’es-tu ni attiré par le Père, ni attiré vers le Fils ; car autre chose est le Fils, autre chose est ce que tu en dis. Au dire de Photin, le Christ n’est qu’un homme : il n’est pas Dieu. Les partisans de cet hérétique, le Père ne les attire pas. Le Père a attiré celui qui a dit : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant ». Vous n’êtes ni un Prophète, ni saint Jean, ni un grand saint, mais « vous êtes le Christ Fils » unique « du Dieu vivant », et son égal. Oui, il a été attiré : il l’a été par le Père ; tu en trouves la preuve dans ces paroles du Sauveur : « Simon, fils de Jona, tu es heureux, car la chair et le sang ne t’ont pas révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux at ». Cette révélation du Père n’est autre que son attraction. Tu montres à une brebis une branche de feuillage, et tu l’attires ; offre des noix aux regards d’un enfant, et tu l’attireras : et il est attiré à l’endroit où il court, par l’affection, sans dommage pour son corps, sous l’empire des sentiments de son cœur. S’il est vrai qu’un homme se laisse entraîner vers un objet dont les attraits et les délices sollicitent son affection, suivant cet incontestable adage : « Chacun est conduit par l’attrait de ses propres penchants » ; le Père, en faisant connaître le Christ, n’aurait aucun empire sur les cœurs ? Mais rien n’a plus de force que la vérité pour exciter dans une âme d’ardents désirs. Pour quelle occurrence avoir un meilleur appétit, pourquoi désirer un palais plus apte à juger des saveurs, sinon pour se nourrir et s’abreuver de la sagesse, de la justice, de la vérité, de l’éternité ? 6. Mais où serons-nous rassasiés ? Au ciel, nous le serons mieux, plus véritablement, plus parfaitement que partout ailleurs. Car ici, il nous est plus facile, si nous sommes animés d’une ferme espérance, d’avoir faim que d’être rassasiés ; car « bienheureux ceux « qui ont faim et soif de la justice » sur la terre, « parce qu’ils seront rassasiés » au ciel au. Aussi, après avoir dit : « Nul ne vient à moi, si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire », il ajoute : « et je le ressusciterai au dernier jour ». Je le mettrai en possession de ce qu’il aime, de ce qu’il espère : il contemplera ce qu’il a cru ici-bas sans le voir ; il se rassasiera de ce dont il a faim, il s’abreuvera de ce dont il a soif. Quand cela ? Au moment de la résurrection des morts, car « je le ressusciterai au dernier jour » 7. « Car il est écrit dans les Prophètes : « Tous seront enseignés de Dieu ». O Juifs, pourquoi me suis-je exprimé ainsi ? Le Père ne vous a pas encore instruits ; comment donc pouvez-vous me reconnaître ? Tous les citoyens de ce royaume seront enseignés de Dieu, et non des hommes. Et si des hommes les instruisent, ce qu’ils comprennent de leurs leçons, leur est donné, leur apparaît, leur est expliqué intérieurement. Que font les hommes en annonçant extérieurement la vérité ? Que fais-je moi-même, en ce moment, en vous adressant la parole ? Je fais retentir à vos oreilles le bruit de mes paroles. Si celui qui se trouve au dedans de vous ne vous les faisait comprendre, à quoi bon vous parler ? À quoi bon vous entretenir ? L’action de l’arboriculteur s’exerce au-dehors de l’arbre ; celle du Créateur se fait sentir à l’intérieur. Celui qui plante et qui arrose, travaille au-dehors ; c’est ce que nous faisons nous-mêmes ; mais a celui qui plante n’est rien, « non plus que celui qui arrose ; c’est Dieu seul qui donne l’accroissement av ». C’est-à-dire : « Tous seront enseignés de Dieu ». Qu’est-ce à dire : Tous ? « Quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence, vient à moi ». Remarquez bien la manière dont le Père nous attire : il nous instruit, et, par là, il nous délecte, mais il ne nous force pas. Voilà comme il nous attire « Tous seront enseignés de Dieu » ; il lui appartient de les attirer : « Quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence, vient à moi » : il y est attiré, c’est le fait de Dieu. 8. Eh quoi donc, mes frères ? De ce que quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence, vient au Christ, s’ensuit-il que le Christ n’y a contribué en rien par ses instructions ? Si les hommes ont eu pour précepteur Dieu le Père, sans néanmoins le voir, à quoi leur a servi de voir le Fils ? Le Fils parlait, et le Père enseignait. Moi, qui ne suis qu’un homme, qui est-ce que t’instruis ? Qui est-ce, mes frères, sinon l’homme qui entend ma parole ? Or, si n’étant qu’un homme, j’instruis celui qui m’entend parler, le Père enseigne donc aussi quiconque entend son Verbe ; et puisque l’homme qui entend le Verbe reçoit l’enseignement du Père, cherche à savoir ce qu’est le Christ, et tu apprendras qu’il est le Verbe du Père ; car, « au commencement était le Verbe ». On ne peut pas dire : Au commencement, Dieu a créé le Verbe, dans le sens de cette parole : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre aw ». Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas une créature. Apprends à être attiré par le Père vers le Fils : que le Père t’enseigne, et que tu écoutes son Verbe. Mais, diras-tu, quel est ce Verbe du Père que je dois entendre ? « Au commencement était le Verbe » ; il n’a pas été fait alors, « il était : et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Mais comment, pendant le cours de cette vie terrestre, les hommes peuvent-ils entendre un Verbe de cette nature ? Parce que « le Verbe s’est fait chair, et qu’il a habité parmi nous ax ». 9. Le Sauveur explique lui-même ces paroles, et nous montre ce qu’il a voulu nous dire en s’exprimant ainsi : « Quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence, vient à moi ». Car il ajoute aussitôt ce que nous devons en penser : « Non qu’aucun ait vu le Père, si ce n’est celui qui est de Dieu : celui-là a vu le Père ». Que dit-il ? Moi, j’ai vu le Père : vous, vous ne l’avez pas vu ; et, pourtant, il vous est impossible de venir à moi, si vous n’y êtes attirés par le Père. Mais, qu’est-ce qu’être attiré par le Père, si ce n’est être enseigné de lui ? Être enseigné de lui, sinon l’entendre ? L’entendre, sinon entendre son Verbe, c’est-à-dire moi ? Toutefois, parce que je vous dis : « Quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence », n’allez pas vous dire à vous-mêmes : Mais nous n’avons jamais vu le Père ; comment avons-nous pu recevoir ses instructions ? Car, écoutez-moi, je vais vous le dire : « Non qu’aucun ait vu le Père, si ce n’est celui qui est de Dieu ; celui-là a vu le Père ». Je connais le Père, je viens de lui, comme la parole d’un homme vient de cet homme ; parole, néanmoins, qui ne résonnerait pas, qui ne passerait pas, mais qui demeurerait avec celui qui parle et attirerait celui qui écoute. 10. Dans ce qui suit, nous trouvons un avertissement : « En vérité, en vérité, je vous le dis : celui qui croit en moi a la vie éternelle ». Il a voulu par là nous faire connaître qui il était ; car il aurait pu nous dire en deux mots : Celui qui croit en moi, me possède ; car le Christ est, tout à la fois, le vrai Dieu et la vie éternelle. Aussi, dit-il, celui qui croit en moi va en moi, et quiconque va en moi, me possède. Mais, qu’est-ce que me posséder ? C’est posséder la vie éternelle. La vie éternelle s’est revêtue de la mort ; elle a voulu mourir, et, pour cela faire, elle n’a rien trouvé en elle-même ; elle t’en a emprunté le moyen : tu lui as fourni de quoi mourir pour toi. Il s’est revêtu d’un corps humain, mais pas à la manière des autres hommes. Son Père est au ciel : il s’est, ici-bas, choisi une mère ; pour être engendré dans le ciel, il n’a pas eu de mère : pour l’être en ce monde, il n’a pas eu de père. La vie s’est donc revêtue de la mort, afin que la mort trouvât sa destruction dans la vie. Car, dit-il, « celui qui croit en moi possède la vie éternelle », non déjà manifestée à nos regards, mais encore cachée à nos yeux. « Le Verbe » est, en effet, la vie éternelle : « au commencement il était en Dieu, et le Verbe était Dieu, et la vie était la lumière des hommes ». Le Christ, vie éternelle, a donné la vie éternelle au corps humain qu’il a pris ; lest venu en ce monde pour y mourir. Mais il est ressuscité le troisième jour. La mort a péri, comme étouffée entre le Verbe incarné et son corps rendu à la vie. 11. « Je suis », dit le Sauveur, « le pain de vie ». Les interlocuteurs avaient-ils le droit de se montrer si fiers ? « Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts ». Pourquoi donc vous enorgueillir ? « Ils ont mangé la manne, et ils sont morts ». Pourquoi sont-ils morts, même après avoir mangé la manne ? C’est qu’ils croyaient ce qu’ils voyaient, et ce qu’ils ne voyaient pas, ils ne le comprenaient pas non plus. Ils sont donc réellement vos pères, puisque vous leur ressemblez. Mes frères, nous mangeons le pain descendu du ciel ; mais ne mourons-nous pas de la mort visible du corps ? Les Juifs du désert sont donc morts, comme nous mourrons nous-mêmes, il s’agit bien ici, vous le comprenez, de la mort visible et temporelle de notre corps. Mais s’il est question de cet autre genre de mort, vraiment à craindre, dont le Sauveur parle ici aux Juifs, et qu’ont subi leurs pères, je vous assure que Moïse, Aaron, Phinéès et beaucoup de personnages précieux aux yeux de Dieu par leur sainteté, n’en ont pas éprouvé l’amertume ; et, pourtant, ils ont aussi mangé la manne dans le désert. Mais cette nourriture visible, ils en ont compris la signification toute spirituelle, ils l’ont désirée en esprit et reçue de cœur, et leur âme en a été rassasiée. Nous aussi, nous recevons maintenant un aliment visible ; mais autre chose est de recevoir le sacrement, autre chose est d’en recueillir les fruits. Que de chrétiens participent à la victime du sacrifice, sont frappés par la mort, et ne meurent que pour avoir reçu cet aliment céleste ! Voilà pourquoi l’Apôtre ne craint pas de dire : « Il boit et mange sa propre condamnation ay ». Le corps du Sauveur n’a pas été un poison pour Judas ; et cependant il le reçut, et, quand il l’eut reçu, Satan entra en lui, et cela, non point parce qu’il avait reçu un aliment empoisonné, mais parce qu’il était méchant, et qu’il l’avait reçu avec de mauvaises dispositions. Ayez donc soin, mes frères, de manger spirituellement ce pain venu du ciel, et d’apporter à l’autel un cœur innocent : si vous avez tous les jours des fautes à vous reprocher, que, du moins, elles ne soient pas mortelles. Avant de vous approcher de l’autel, faites attention à ce que vous dites « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent az ». Si tu pardonnes, tu seras pardonné ; marche en toute sécurité, tu as devant toi du pain, et non du poison ; mais vois bien si tu pardonnes, car si tu ne le fais pas, tu mens, et tu mens à celui que tu ne saurais tromper. Tu peux, en effet, mentir à Dieu, mais le tromper, jamais. Il sait ce que tu fais : il est au dedans de Loi, et il te voit, il te regarde, il t’examine, il te juge, et, dès lors, il te condamne ou te récompense. Quant aux Juifs du désert, ils étaient vraiment les pères des interlocuteurs du Christ ; car s’ils étaient méchants, les seconds ne l’étaient pas moins ; s’ils manquaient de foi, les seconds n’en avaient pas davantage ; s’ils murmuraient, les seconds murmuraient aussi. Et l’on peut dire que si jamais le peuple d’Israël a offensé son Dieu, ç’a été en murmurant contre lui. Aussi, pour montrer que ceux à qui il parlait étaient bien les fils des Juifs du désert, le Sauveur commence-t-il par leur dire : Murmurateurs, enfants d’un peuple qui a murmuré, « pourquoi murmurer entre vous ? Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts », non pas que la manne fût chose mauvaise, mais parce qu’ils l’ont mangée en mauvaises dispositions. 12. « C’est ici le pain qui est descendu du ciel ». Ce pain a été figuré par la manne, et aussi par l’autel du Très-Haut. La manne et l’autel étaient des figures : différents en apparence, ils signifiaient une même chose. Écoute les paroles de l’Apôtre : « Car vous ne devez pas ignorer, mes frères, que nos pères ont tous été sous la nuée, qu’ils ont tous passé la mer Rouge, et qu’ils ont tous été baptisés sous la conduite de Moïse dans la nuée et dans la mer, et qu’ils se sont tous nourris du même aliment spirituel ». En fait de nourriture spirituelle, nous avons tous la même : que s’il s’agit de la nourriture matérielle, ils ont eu la manne, et nous, une autre ; si, au contraire, il est question de la nourriture spirituelle, ils ont eu la même que nous. Mais nos pères se sont montrés bien différents des leurs : nous ressemblons à nos frères, et ils sont animés d’un esprit tout opposé. L’Apôtre ajoute : « Et qu’ils ont bu le même breuvage spirituel ». À eux, un breuvage ; à nous, un autre : breuvages d’apparences diverses, mais représentant la même chose par leur vertu mystérieuse. Mais comment était-ce « le même breuvage ? Parce qu’ils buvaient de l’eau de la pierre mystérieuse, eau qui les suivait : et cette pierre « était Jésus-Christ ba ». En figure, le Christ était Pierre ; en réalité, il était Verbe et homme. Et comment ont-ils bu de cette eau ? La pierre a été frappée de deux coups de verge bb ; ces deux coups de verge ne sont autres que les deux bras de la croix. « C’est donc ici le pain qui est descendu du ciel, afin que si quelqu’un en mange, il ne meure point ». Mais il faut bien le remarquer, il s’agit ici du sacrement comme vertu, et non du sacrement comme chose visible ; de celui qui le reçoit intérieurement, et non de celui qui le reçoit seulement à l’extérieur ; du chrétien qui en fait l’aliment de son cœur, et non du chrétien qui se borne à une manducation purement physique. 13. « Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel ». Il est vivant, précisément parce qu’il est descendu du ciel. La manne était aussi descendue du ciel, mais elle n’était que l’ombre, tandis que le pain est la réalité. « Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c’est ma chair ». Eh quoi ! la chair serait-elle jamais de telle nature qu’on puisse donner à du pain le nom de chair ? On appelle chair ce que ne comporte pas la nature de la chair, et elle le comporte d’autant moins, qu’on appelle de ce nom ce qui ne l’est pas. Les Juifs frémirent d’horreur en entendant ces paroles ; ils se dirent les uns aux autres que c’était exorbitant ; ils prétendirent que c’était impossible. « C’est », dit le Sauveur, « ma chair qui sera donnée pour le salut du monde ». Les fidèles savent ce que c’est que le corps du Christ, s’ils ont soin d’en faire partie. Qu’ils deviennent donc le corps du Christ, s’ils veulent vivre de son Esprit. Il n’y a, pour vivre de l’Esprit du Christ, que son corps. Mes frères, saisissez bien le sens de mes paroles. Dès lorsque tu es un homme, tu as un esprit et un corps. Sous le nom d’esprit, je désigne ce qu’on appelle l’âme, ce qui fait que tu es homme ; car tu es composé d’un corps et d’une âme. Dis-moi lequel des deux fait vivre l’autre ? Ton esprit puise-t-il sa vie en ton corps ? ou ton corps trouve-t-il la sienne en ton esprit ? Tout homme vivant répond à une telle question ; pour celui qui sent ait incapable d’y répondre, je ne sais, à vrai dire, s’il vit. Tout homme vivant répond donc : Il ne saurait y avoir de doute à cet égard : c’est mon esprit qui fait vivre mon corps. Si, maintenant, tu veux toi-même ; ivre de l’Esprit du Christ, sois l’un de ses membres. Serait-ce, en effet, ton esprit qui ferait vivre mon corps ? Certainement non ; mon esprit fait vivre mon corps, ton esprit fait vivre le tien. Pour le corps du Christ, il ne peut vivre que de l’esprit du Christ. Voilà pourquoi, en nous parlant de ce pain, l’apôtre saint Paul s’exprime ainsi : « Nous ne sommes tous qu’un seul pain et un seul corps ». O profond mystère de piété ! ô signe d’unité ! ô lien de charité ! Celui qui veut vivre, sait où il jouira de la vie, où il la puisera. Qu’il s’approche et qu’il croie, qu’il s’incorpore au Christ, il y trouvera la vie ; qu’il ne lui répugne aucunement de s’unir à d’autres membres ; qu’il ne soit lui-même ni un membre pourri, que l’on doive retrancher du reste du corps, ni un membre difforme dont on puisse rougir : qu’il boit beau, bien proportionné, parfaitement sain ; qu’il ne fasse qu’un avec le corps du Christ ; que, puisant sa vie en Dieu, il vive pour Dieu ; qu’il travaille sur la terre, pour régner un jour dans le ciel. 14. « Les Juifs disputaient donc entre eux et disaient : Comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à manger ? » Ils disputaient entre eux, sans aucun doute, parce qu’ils ne comprenaient point que c’était un pain de paix et de concorde, et ne voulaient pas davantage s’en nourrir. Car ceux qui mangent ce pain ne se disputent pas entre eux ; la raison en est que « nous sommes tous un même pain et un même corps ». Et, par ce pain, « Dieu unit les hommes et les fait habiter dans une même maison bc ». 15. Ils disputent entre eux et se demandent comment le Seigneur peut donner sa chair à manger ; néanmoins, le Christ ne le leur apprend point encore ; pour le moment, il se contente de leur dire : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez point la vie en vous ». Vous ignorez pourquoi on mange ce pain et comment on le mange : et, pourtant, « si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez point la vie en vous ». Certes, il ne s’adressait pas à des cadavres, mais à des hommes vivants. Aussi, pour ne point leur laisser supposer qu’il parlait de cette vie terrestre, et les empêcher d’élever une contestation à ce sujet, il ajouta : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, a la vie éternelle » ; d’où il suit que celui qui ne mange pas ce pain et ne boit pas ce sang, ne l’a pas ; car, si les hommes peuvent, sans eux, avoir la vie du temps, ils ne peuvent aucunement, sans eux, posséder la vie éternelle. De là, quiconque ne mange point sa chair et ne boit pas son sang, n’a point la vieen soi ; et quiconque mange sa chair et boit son sang, possède la vie. Pour l’un et l’autre de ces deux hommes, le Sauveur parle de la vie éternelle. Il n’en est pas de même de la no4urriture matérielle que nous prenons pour entretenir en nous la vie du corps. Celui qui n’en prend pas ne peut vivre, et celui qui en prend ne peut se promettre de vivre toujours ; car il peut arriver que beaucoup de ceux qui en prennent, meurent accablés par la vieillesse ou la maladie, ou victimes d’un accident quelconque. Bien différents sont la nourriture et le breuvage dont il est ici question, c’est-à-dire le corps et le sang du Seigneur. En effet, si celui qui ne les prend point n’a pas non plus la vie, celui qui les prend possède certainement la vie, et la vie éternelle. Par cet aliment et ce breuvage, le Sauveur veut donc nous désigner l’unité de son corps, l’union de ses membres, qui n’est autre que la sainte Église, composée des prédestinés, des appelés, des justifiés, des saints glorifiés et de tous les fidèles. La prédestination a déjà eu lieu ; la vocation et la justification se sont déjà faites pour les uns, se font maintenant et se feront plus tard pour les autres quant à la glorification, elle n’existe pour nous aujourd’hui qu’en espérance : au ciel elle se réalisera. Le signe sensible de cette mystérieuse chose, c’est-à-dire le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ réunis ensemble, se trouve préparé sur la table du Seigneur ici tous les jours, ailleurs, à certains intervalles moins rapprochés ; c’est à cette table divine que les chrétiens le reçoivent et y puisent, les uns la vie, les autres la mort. Pour ce dont ce sacrement est le signe, quiconque en devient participant y rencontre non la mort, mais la vie. 16. Les Juifs pouvaient s’imaginer que la vie éternelle étant promise aux hommes qui prendraient cet aliment et ce breuvage, ceux-ci ne subiraient pas même la mort du corps. Le Sauveur daigna prévenir cette erreur. En effet, après ces paroles : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle », il ajoute aussitôt celles-ci : « Et je le ressusciterai au dernier jour ». D’abord sou âme jouira de la vie éternelle, dans le séjour du repos où se réunissent les âmes des saints ; quant à son corps, il entrera aussi en possession de la vie éternelle, car il ressuscitera au dernier jour avec tous les morts. 17. « Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est véritablement un breuvage ». Les hommes ne prennent de nourriture et de breuvage que pour apaiser leur faim et étancher leur soif ; mais un pareil effet n’est véritablement produit que par cet aliment et ce breuvage où trouvent l’immortalité et l’incorruptibilité ceux qui le reçoivent ; il ne peut avoir vraiment lieu que dans la société même des saints, où régneront une paix entière et une parfaite union. C’est pourquoi, suivant l’idée qu’en ont eue déjà avant nous les hommes de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a parlé de son corps et de son sang en les désignant par des objets à la confection desquels concourent plusieurs autres réunis ensemble ; car le pain se fait par la réunion d’un grand nombre de grains, comme encore le vin se fait avec le jus de plusieurs raisins. 18. Enfin, il indique comment peut se faire ce qu’il dit et ce que c’est que manger son corps et boire son sang. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui ». Prendre cette nourriture et boire ce breuvage n’est donc autre chose que demeurer dans le Christ et le posséder en soi-même à titre permanent. Par là même, et sans aucun doute, quand on ne demeure pas dans le Christ, et qu’on ne lui sert point d’habitation, on ne mange point (spirituellement) sa chair, et on ne boit pas non plus son sang, quoiqu’on tienne d’une manière matérielle et visible soins sa dent le sacrement du corps et du sang du Sauveur ; bien plus, en recevant le signe sensible d’une si précieuse chose, il le mange et boit pour sa condamnation, parce qu’il n’a pas craint de s’approcher dès sacrements du Christ avec une âme souillée. Celui-là seul, en effet, s’en approche dignement, qui le fait avec une conscience pure, suivant cette parole de l’Évangile : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu bd ». 19. « Car », dit-il, « comme mon Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que je vis à cause du Père, ainsi celui qui me mange vivra à cause de moi ». Il ne dit pas : Comme je mange mon Père et que je vis à cause de lui, ainsi celui qui me mange vivra à cause de moi. Car, en participant à la nature du Père, le Fils n’en devient point plus parfait, puisqu’il a été engendré son égal ; mais nous, nous devenons meilleurs en entrant en participation du Fils, en nous unissant à son corps et à son sang, mystère désigné par la manducation et l’action de boire dont il a parlé plus haut. Nous vivons donc à cause de lui, puisque nous le mangeons, c’est-à-dire puisque nous recevons de lui la vie éternelle, que nous ne pouvions trouver en nous-mêmes ; pour lui, il vit à cause de son Père qui l’a envoyé, parce qu’il s’est anéanti lui-même et qu’il est devenu obéissant jusqu’à la mort de la croix be. Si nous interprétons ces paroles « Je vis à cause de mon Père », d’après cet autre passage : « Mon Père est plus grand que moi bf », il en est du Christ comme de nous ; car nous vivons à cause de lui, qui est plus grand que nous ; c’est pour lui la conséquence de sa mission. Il a été envoyé, c’est-à-dire il s’est anéanti lui-même en prenant la forme d’esclave : cette interprétation est juste ; on peut la soutenir, tout en continuant à reconnaître que le Fils est, par nature, égal au Père. Car le Père est plus grand que son Fils considéré comme homme ; mais, en tant que Dieu, le Fils lui est égal ; car il est, en même temps, Dieu et homme, Fils de Dieu et Fils de l’homme, dans une seule personne, qui est Jésus-Christ. Si l’on entend bien dans ce sens les paroles du Sauveur : « Comme mon Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que je vis à cause de mon Père, ainsi celui qui me mange vivra à cause de moi » ; il a voulu dire ceci : L’anéantissement où m’a réduit ma mission a eu pour résultat de me faire vivre à cause de mon Père, c’est-à-dire, de me faire rapporter à lui, comme étant plus grand que moi, toute ma vie ; ainsi, chacun de ceux qui me mangeront vivra à cause de moi, par l’effet de cette participation à ma personne. Je me suis humilié c’est pourquoi je vis à cause du Père ; le chrétien qui me mange s’élève, et, par là, il vit à cause de moi. Que si le Christ a dit : « Je vis à cause de mon Père », parce que le Fils vient du Père et que le Père ne vient pas du Fils, ces paroles ne portent aucune atteinte à l’égalité du Fils par rapport à son Père. De là il suit évidemment qu’en disant : « Ainsi celui qui me mange vivra éternellement », le Sauveur n’a voulu, en aucune manière, nous mettre sur un même pied d’égalité avec lui : il n’a fait allusion qu’au bienfait de sa médiation. 20. « C’est ici le pain qui est descendu du ciel » ; afin qu’en le mangeant, nous trouvions la vie en lui, parce que nous ne pouvons trouver en nous-mêmes le principe de la vie éternelle. « Vos pères », dit-il, « ont mangé la manne et sont morts ; mais celui qui mange ce pain vivra éternellement ». Leurs pères sont morts, cela veut dire : ils ne vivront pas éternellement ; car, évidemment, ceux qui mangent le Christ meurent aussi dans le temps, mais ils vivent pour l’éternité, parce que le Christ est la vie éternelle.
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