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Luke 15:2-17
QUATRIÈME SUPPLÉMENT PREMIÈRE PARTIE
ONZIÈME SERMON. DE L’ENFANT PRODIGUE (Luc, 15, 11 et suiv.)
ANALYSE. —1. L’orateur vient remplir la promesse faite par lui précédemment. —2. Égarements de l’enfant prodigue. —3. Sa misère. —4. Il rentre en lui-même. —5. Puis il revient à son père qui le voit de loin. —6. Il est reçu par son père qui le couvre de ses baisers. —7. Sur l’ordre de ce même père, les serviteurs de la maison lui rendent sa robe première, son anneau, sa chaussure ; on tue le veau gras. —8. Le frère aîné s’abandonnant aux transports de la colère est l’image des juifs.—9. La musique et la danse figurent l’unité. —10. Le frère aîné refuse d’entrer à la voix des serviteurs. —11. Son père vient l’inviter à son tour. —12. Plaintes de ce frère aîné qui ne s’est pas écarté un seul instant de son devoir, et qui n’a pas même reçu un chevreau. —13. Le père répond avec bonté : Tout ce que je possède vous appartient ; en quel sens ? —14. Conclusion. 1. Il ne faut pas traiter de nouveau les choses qui ont été déjà exposées et développées longuement ; mais il ne faut pas non plus s’abstenir d’y faire allusion ou d’en rappeler le souvenir. Votre sagesse n’a pas oublié que dimanche dernier j’avais entrepris de vous parler de ces deux fils dont l’histoire fait encore le sujet de l’Évangile d’aujourd’hui, et il ne me fut pas possible d’achever mon discours. Mais après cette épreuve, le Seigneur notre Dieu a voulu qu’aujourd’hui nous prenions de nouveau la parole en votre présence. Les plus simples convenances exigent que nous achevions un discours commencé, mais surtout notre cœur est impatient d’acquitter à votre égard la dette de la plus tendre affection. Le Seigneur soutiendra notre humilité, afin que le succès de nos efforts ne soit pas tout à fait au-dessous de votre attente. 2. Cet homme qui a deux fils, c’est Dieu qui a deux peuples : le fils aîné, c’est le peuple juif ; le fils plus jeune, c’est le peuple des Gentils. Le bien reçu des mains du Père, c’est l’esprit, l’intelligence, la mémoire, les aptitudes diverses, en un mot toutes les facultés et toutes les puissances que nous avons reçues de Dieu pour le connaître et pour lui rendre le culte qui lui est dû. Une fois en possession de ce patrimoine, le plus jeune des deux fils s’en alla dans un pays éloigné ; c’est-à-dire qu’il s’égara jusqu’à perdre le souvenir même de son Créateur. Alors il dissipa son bien, se livrant à des excès de toute sorte, dépensant toujours et ne gagnant jamais une obole ; puisant constamment dans sa bourse, et n’y mettant jamais rien ; en d’autres termes, usant toutes les forces de son âme et de son corps dans la débauche, aux fêtes des idoles, cédant sans retenue à toutes ces inclinations perverses que la vérité a qualifiées avec tant de justesse du nom de prostituées. 3. Faut-il s’étonner que la faim ait succédé à cette prodigalité insensée ? La disette donc se fit sentir dans ce pays ; non pas la disette de pain matériel, mais la disette de la vérité immatérielle. Pressé par le besoin, ce jeune homme se bâta d’aller implorer le secours d’un prince de ce pays. Ce prince n’est pas autre que le prince des démons, c’est-à-dire le diable, vers qui se précipitent tous les curieux. Car toute curiosité coupable est une disette de vérité plus redoutable que la perte corporelle. Notre jeune homme donc, poussé loin de Dieu par les appétits malsains de son esprit, se trouva enfin réduit à l’état d’esclave et reçut pour mission de faire paître des pourceaux ; en d’autres termes, il reçut l’office qu’affectionnent de préférence les démons les plus vils et les plus immondes. Car ce n’est pas sans raison que le Seigneur laissa les démons dont il est parlé dans l’Évangile entrer dans un troupeau de pourceaux. Or, il les nourrissait de cosses, et lui-même n’avait pas le droit d’en manger à satiété. Sous le nom de cosses nous devons entendre ici les doctrines du siècle, ces discours qui résonnent agréablement aux oreilles, mais qui ne réparent point les forces épuisées, aliment digne des pourceaux, non pas des hommes, c’est-à-dire aliment qui peut bien plaire aux démons, mais qui ne saurait servir à la justification des fidèles. 4. Enfin il ouvrit un jour les yeux et comprit où il était, ce qu’il avait perdu, qui il avait offensé, aux mains de qui il s’était livré, et il rentra en lui-même : il revient d’abord à lui-même pour revenir ensuite à son père : Peut-être s’était-il dit intérieurement : « Mon cœur m’a abandonné a ». C’est pourquoi il fallait qu’il revînt d’abord à lui-même, afin de comprendre par là combien il était loin de son père. Telle est l’exhortation que l’Écriture adresse à certains hommes : « Revenez, prévaricateurs, à votre cœur b ». Une fois rentré en lui-même, il contemple l’étendue de sa misère : « J’ai trouvé », dit-il, « la tribulation et la douleur, et j’ai invoqué le nom du Seigneur c ». « Combien de mercenaires ont, dans la maison de mon père, du pain en abondance, et moi je meurs ici de faim d ! » Comment cette réflexion se serait-elle présentée à son esprit, sinon parce que le nom de Dieu était déjà annoncé et le pain distribué à des hommes qui ne savaient pas le conserver avec soin, mais qui en cherchaient un autre, et dont le Sauveur parle en ces termes : « En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense e ». On doit, en effet, considérer comme mercenaires, et non pas comme enfants, ceux que l’Apôtre désigne ainsi : « Que le Christ soit annoncé par intérêt, ou par zèle pour la vérité f ». Saint Paul entendait parler en cet endroit de certains hommes qui méritent parfaitement le nom de mercenaires, parce qu’ils cherchent constamment leur intérêt personnel et qu’ils savent recueillir de la prédication même du nom de Jésus-Christ du pain en abondance. 5. Le prodigue se lève et revient ; il ne s’était pas encore rapproché d’un seul pas, parce qu’il était demeuré jusqu’alors gisant et étendu sur la terre. Son père le voit de loin et court au-devant de lui. Car il a entendu son fils lui adresser ces paroles par la bouche du Psalmiste : « Vous avez connu mes pensées de loin g ». Quelles pensées ? Celles par lesquelles le fils s’est dit à lui-même : « Je dirai à mon père : J’ai péché contre le ciel et en votre présence ; je ne suis plus digne d’être appelé votre fils, traitez-moi comme un de vos serviteurs mercenaires h ». Il ne prononçait pas encore ces paroles, mais il pensait à les prononcer ; et toutefois son père l’entendait comme s’il les eût prononcées réellement. Parfois, en effet, un homme, éprouvé par une tribulation ou par une tentation quelconque, pense à prier ; il médite même sur ce qu’il dira à Dieu dans sa prière et en quels termes il implorera la miséricorde de son père, non pas comme une faveur, mais comme un droit inhérent à. sa qualité de fils ; et il se dit en lui-même : Je dirai à mon Dieu telle ou telle chose. Je n’ai pas à craindre un refus ; quand j’aurai motivé ma demande de telle manière, quand j’aurai joint à mes explications des larmes brûlantes, est-ce que mon Dieu pourra ne pas m’exaucer ? Le plus souvent cette parole intérieure est exaucée avant même qu’elle ait été formulée extérieurement, car celui qui forme cette pensée en lui-même ne saurait la former en dehors du regard de Dieu. Celui-ci est présent dès que l’homme se dispose à prier, absolument comme il le sera dès que l’homme commencera à prier. De là ces autres paroles du Psalmiste : « Je l’ai résolu, je confesserai contre moi mon péché au Seigneur i ». Vous le voyez, il n’a parlé encore qu’à lui-même, il s’est disposé seulement à prier, et néanmoins il ajoute aussitôt : « Et vous m’avez pardonné l’impiété de mon cœur j ». Combien la miséricorde de Dieu est près de celui qui confesse son péché1 Non, Dieu n’est pas loin de ceux qui ont le cœur brisé. Nous lisons en effet au livre des psaumes : a Le Seigneur est près de ceux qui ont « broyé leur cœur k ». L’enfant prodigue avait donc broyé son cœur dans la région de l’indigence ; il était revenu à son cœur, afin précisément de le broyer. L’orgueil autrefois lui avait fait abandonner son cœur, la colère l’y a fait revenir. Un sentiment de colère est venu enflammer son âme, mais contre lui-même et pour punir ses propres péchés ; il est revenu avec la volonté bien arrêtée de mériter les bonnes grâces de son père. Cette colère dont son âme a été enflammée est celle dont il est dit : « Mettez-vous en colère, et ne péchez point l ». Tout homme vraiment repentant se met en colère contre lui-même ; c’est précisément par suite de cette colère qu’il se punit. De là tous ces mouvements qu’on observe dans un pénitent animé d’un repentir sincère, d’une douleur véritable ; c’est pour cela qu’on le voit tantôt s’arracher les cheveux, tantôt se revêtir d’un cilice, tantôt se frapper la poitrine. Certes, toutes ces actions sont autant de preuves que ce pénitent est irrité contre lui-même et se punit de ses propres mains. Ce que sa main exécute extérieurement, sa conscience l’accomplit intérieurement. Il se frappe, il se blesse, et, pour employer une expression plus vraie, il se tue, non pas corporellement, mais en esprit. Car un esprit broyé sous le poids de la tribulation est une victime qui s’immole de ses propres mains et s’offre à Dieu en sacrifice : « Dieu ne méprise point un cœur contrit et humilié m ». Ainsi le prodigue non-seulement brise son cœur sous le double poids de l’humilité et du glaive du repentir, mais il le tue réellement. 6. Quoiqu’il se disposât encore à parler à son père et qu’il n’eût pas encore fait autre chose que de se dire à lui-même : « Je me lèverai, j’irai et je dirai… n », le père, connaissant de loin les pensées de son fils, court au-devant de lui. Qu’est-ce à dire, il court au-devant de lui, sinon il lui accorde son pardon avant même qu’il ait eu le temps de l’implorer ? « Comme il était encore loin, son père, touché d’un sentiment de compassion, courut au-devant de lui o ». Pourquoi le père est-il touché d’un sentiment de compassion ? Parce que son fils est dans un état de misère extrême. Il accourt et se penche sur son fils, en d’autres termes, il pose son bras sur le cou de son fils. Le Fils est le bras du Père ; il lui donne donc de porter le Christ, c’est-à-dire un fardeau qui ne charge point, mais qui soulage. « Mon joug est doux », dit-il lui-même, et mon fardeau est léger p ». Il se penche sur son fils qui se tient debout, et en s’inclinant ainsi sur lui il l’empêche de tomber de nouveau. Le fardeau du Christ est tellement léger que non-seulement il ne pèse pas sur celui qui le porte, mais il le soulève au contraire comme un levier puissant. On dit parfois de certains fardeaux qu’ils sont légers en ce sens qu’ils sont d’un poids relativement peu considérable, non pas en ce sens qu’ils ne sont absolument d’aucun poids ; porter un fardeau lourd, porter un fardeau léger, et ne porter aucun fardeau, sont trois choses tout à fait différentes. Celui qui porte un fardeau lourd parait en être accablé, celui qui porte un fardeau léger est moins accablé, mais enfin il est accablé jusqu’à un certain point. On voit au contraire celui qui ne porte aucun fardeau marcher d’un pas agile et dégagé. Il n’en est point ainsi du fardeau du Christ. Dès qu’on commence à le porter, on se sent plus agile et plus fort. Sitôt qu’on le dépose, on se trouve plus accablé. Et que cela ne vous paraisse point impossible, mes frères. Nous allons peut-être trouver dans l’ordre des choses corporelles un exemple qui vous aidera à comprendre et à accepter comme une vérité incontestable ce que j’avance en ce moment. Cet exemple est admirable et paraîtrait absolument chimérique, si le témoignage de nos sens ne nous obligeait à l’admettre comme une réalité tout à fait évidente. Ce sont les oiseaux qui nous l’offrent. Tout oiseau porte les plumes à l’aide desquelles il semble nager dans les airs. Considérez et voyez comment ils replient et resserrent leurs ailes au moment où ils descendent à terre pour y reprendre haleine, et – comment ils les posent en quelque sorte sur leurs flancs. Pensez-vous que ces ailes sont pour eux un poids réel ? Qu’on leur enlève ce fardeau, et on les verra tomber aussitôt. À proportion qu’on rendra ce fardeau plus léger pour eux, on les verra aussi voler avec plus de difficulté. Vous croyez faire acte de bienveillance à leur égard en les déchargeant d’un tel poids ; mais en réalité vous ne sauriez leur accorder une faveur plus grande que de leur épargner un tel allégement ; et si cet allégement est déjà un fait accompli, nourrissez-les afin que leur fardeau croisse de nouveau et qu’ils puissent prendre leur essor au-dessus de la terre. Il souhaitait d’être chargé d’un tel poids, celui qui disait : « Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, et je prendrai mon essor et je me reposerai q ». Quand donc le père s’incline sur le cou de son fils, il le soulage au lieu de l’accabler ; le poids d’une partie du corps paternel est pour le fils un honneur et non point un fardeau. Comment en effet un homme serait-il capable de porter un Dieu, s’il n’était porté lui-même par le Dieu qu’il porte ? 7. Le père donne ensuite l’ordre d’apporter à son fils la robe première qu’Adam avait perdue au jour où il commit le péché. Après lui avoir donné le baiser de paix et tous les témoignages d’une affection vraiment paternelle, il ordonne qu’on lui apporte la robe, symbole de l’immortalité promise par le baptême. Il ordonne qu’on mette à son doigt un anneau, comme gage de l’Esprit-Saint, et à ses pieds une chaussure en signe de la préparation de l’Évangile de la paix r, afin de rendre beaux et magnifiques les pieds de celui qui annonce la bonne nouvelle. Voilà bien ce que Dieu fait par ses serviteurs, c’est-à-dire par les ministres de son Église. Est-ce que la robe, l’anneau, la chaussure donnés par ces ministres leur appartiennent en propre ? Ils doivent leur ministère et ils donnent tous les efforts que le zèle peut inspirer ; mais ces choses sont données par Celui dans le trésor de qui elles étaient renfermées et d’où elles ont été tirées. Il donna aussi l’ordre de tuer le veau gras, c’est-à-dire il ordonna que son fils fût admis à la table où le Christ mis à mort se donne en nourriture. Pour tout homme, en effet, qui revient de loin et qui se réfugie dans le sein de l’Église, le christ est mis à mort ; car la mort du Christ lui est prêchée et le corps du Christ lui est donné en nourriture. Le veau gras est tué parce que celui qui était perdu est retrouvé. 8. Et le frère aîné revenant des champs se met en colère et ne veut point entrer. Ce frère aîné n’est pas autre que le peuple juif, dont l’animosité se manifesta contre ceux qui crurent en Jésus-Christ avant lui. Les Juifs s’irritèrent en voyant les nations entrer dans le divin bercail d’une manière aussi simple et aussi facile, et recevoir le baptême du salut sans avoir porté un seul instant le fardeau si onéreux des observances légales, sans même avoir éprouvé la douleur de la circoncision charnelle, ou subi aucune des purifications prescrites par la loi. Ils s’irritèrent en voyant ces mêmes gentils nourris du veau gras. Pour être juste, nous devons ajouter que ces Juifs ont cru depuis, on leur a donné toutes les explications désirables, et ils se sont tus. Mais on peut encore aujourd’hui rencontrer tel ou tel juif qui ait eu, jusqu’à cette heure, la loi de Dieu constamment à l’esprit et qui en ait porté le joug, sans mériter jamais aucun reproche ; un juif qui puisse se rendre un témoignage semblable à celui que se rendait à lui-même Saul, devenu au milieu de nous Paul, et d’autant plus grand qu’il s’est fait plus petit ; d’autant plus digne de nos respects et de notre vénération, qu’il s’est humilié davantage. Le mot Paulus, en effet, signifie très-petit ; de là ces expressions : je vous parle un peu avant, paulo ante, un peu après, paulo post. Paulo ante ne signifie pas autre chose que : « Très-peu de temps avant ». Pourquoi donc Saul a-t-il pris le nom de Paul ? C’est lui-même qui nous l’apprend : « Je suis », dit-il, « le plus petit d’entre les Apôtres s ». Tout juif donc pouvant, dans la sincérité de sa conscience, se rendre témoignage que, depuis sa première enfance, il n’a pas cessé d’adorer un seul Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu prêché par la loi et les Prophètes, et d’observer les prescriptions de sa loi ; ce juif, dis-je, voyant le genre humain marcher sous l’étendard du Christ, commence à méditer sur l’existence de l’Église ; et, en prenant l’Église pour objet de ses méditations, il approche de la maison en revenant des champs. Car il est écrit : « Comme le frère aîné revenait des champs et approchait de la maison t ». De même que le plus jeune des fils se multiplie chaque jour par les païens qui embrassent la foi, de même aussi le fils aîné revient, rarement, il est vrai, d’entre les Juifs. Ils considèrent l’Église, ils admirent cette institution qui leur paraît d’abord étrange. Ils voient la loi entre leurs mains, ils la voient aussi dans les nôtres ; ils lisent les Prophètes, nous lisons aussi les Prophètes ; ils n’ont plus désormais de sacrifice, nous avons, nous, un sacrifice qui est offert chaque jour. Ils voient qu’ils ont été dans le champ du Père, mais ils ne participent point à la manducation du veau. On entend aussi le bruit de la symphonie et du chœur qui retentit de l’intérieur de la maison. Qu’est-ce que la symphonie ? c’est l’accord des voix. Ceux dont les cœurs sont en désaccord font entendre des cris discordants, et ceux entre qui règne la concorde font entendre des sons très-bien harmonisés. Telle est la symphonie que l’Apôtre enseignait en ces termes : « Je vous conjure, mes frères, de n’avoir tous qu’un même langage et de ne pas souffrir de schisme parmi vous u ». À qui ne plairait pas cette sainte symphonie, je veux dire, cet accord de voix qu’aucun cri discordant ne trouble, auquel ne vient se mêler aucun son capable de blesser une oreille délicate ? Le chœur, lui aussi, exige l’accord et l’harmonie des voix. Un chœur n’est agréable qu’autant qu’il résulte de plusieurs voix n’en formant plus qu’une seule et résonnant à l’unisson. 10. Le fils aîné, entendant cette symphonie et ce chœur dans la maison, se mit en colère et refusait d’entrer. Comment donc se fait-il que tel ou tel juif bien méritant s’adresse aux siens en ces termes : D’où viennent aux chrétiens tant de faveurs signalées ? Nous avons conservé les, lois de nos pères ; Dieu a parlé à Abraham, de qui nous sommes nés. La loi a été donnée à Moïse, à celui-là même qui nous avait délivrés de la terre d’Égypte, en nous conduisant à travers les eaux de la mer Rouge. Et voilà qu’aujourd’hui ces chrétiens s’emparent de nos Écritures, chantent nos psaumes par tout l’univers et ont un sacrifice ; qu’ils offrent chaque jour ; nous, au contraire, nous avons cessé d’offrir des sacrifices et nous n’avons plus de temple. Il interroge même son esclave et lui demande ce que cela signifie. Eh bien, oui, que ce juif interroge n’importe quel esclave ; qu’il lise les écrits des Prophètes, les écrits de l’Apôtre, qu’il interroge qui il voudra ; ni l’Ancien, ni le Nouveau Testament n’ont gardé le silence au sujet de la vocation des gentils. On peut entendre sous le nom d’esclave un livre dont on cherche à approfondir le sens. Prenons, par exemple, le livre de l’Écriture, et nous l’entendrons nous dire : « Votre frère est revenu, et votre père a tué le veau gras pour le recevoir, parce qu’il l’a retrouvé sain et sauf v ». Demandez ensuite à ce même esclave quel est celui que le père a retrouvé sain et sauf ? Celui, vous dira-t-il, qui était mort et qui a été rendu à la vie ; le père l’a reçu pour lui conférer la grâce du salut ; et il devait réellement tuer le veau gras pour célébrer le retour d’un fils qui s’était égaré si loin de lui. Car on ne devient impie qu’autant qu’on s’égare loin de Dieu. Un autre esclave, l’Apôtre saint Paul répond à son tour : « Le Christ est mort pour les impies w ». Le fils aîné se fâche, s’irrite et refuse d’entrer ; mais il s’apaise lorsque son père vient l’exhorter, et il entre alors. Il a refusé d’entrer après la réponse de l’esclave : le même fait, mes frères, se reproduit sous nos yeux. Nous puisons souvent dans les divines Écritures les arguments les plus capables de confondre les Juifs ; mais notre parole n’est que la parole de l’esclave, et le fils se met en colère ; ils sont vaincus et réduits au silence, mais ils ne refusent pas moins d’entrer. Pourquoi ce refus ? leur direz-vous. Le bruit de la symphonie et de la danse vous émeut et vous irrite, la joie et les réjouissances auxquelles se livre, dans votre maison, une foule nombreuse, la pensée du veau gras tué, voilà ce qui excite votre jalousie et votre colère. Personne, cependant, ne vous a exclu de cette fête. – Exhortation inutile. Tant que l’esclave seul parle, le fils aîné n’entend que la voix de la colère, et il refuse d’entrer. 11. Revenez au Seigneur qui vous dit : « Nul ne vient à moi, excepté ceux que le Père a attirés x ». Le Père donc sort et prie son fils ; c’est là ce que signifie le mot attirer. Un supérieur est plus puissant quand il prie que quand il ordonne. Voici en effet ce qui arrive parfois, mes bien-aimés : certains hommes appartenant à cette race que nous avons nommée tout à l’heure ont étudié les Écritures avec zèle, et leur propre conscience leur rendant un témoignage quelconque de leurs bonnes œuvres, ils peuvent dire à leur Père « Mon Père, je n’ai point transgressé vos commandements y ». On peut alors les convaincre à l’aide des Écritures, et ils ne trouvent absolument rien à répondre. Ils s’irritent néanmoins et résistent comme s’ils avaient encore l’espoir ou la volonté de vaincre. Vous les abandonnez alors à leurs propres pensées, et Dieu commence en même temps à leur parler intérieurement. C’est le père qui sort et qui dit à son fils : Entre et viens t’asseoir à la table du festin. 12. Et le fils de répondre : « Voilà tant d’années que je vous sers, je n’ai jamais transgressé vos commandements, et vous ne m’avez jamais donné un chevreau pour le manger avec mes amis. Aujourd’hui revient cet autre fils qui a dévoré son patrimoine avec des femmes perdues, et vous tuez pour lui le veau gras z ». Il y a déjà des pensées intérieures dans celui à qui le père fait entendre sa voix d’une manière également secrète et admirable. Il s’agite et se répond à lui-même, non plus précisément quand l’esclave lui a répliqué, mais quand le père l’a prié en quelque sorte et l’a exhorté avec douceur. Et que se dit-il à lui-même ? Nous possédons les Écritures de Dieu et nous ne nous sommes point éloignés du Dieu unique : nous n’avons point élevé nos mains vers une divinité étrangère. Nous n’avons jamais connu, nous n’avons jamais adoré que celui qui a fait le ciel et la terre, et nous n’avons pas reçu un chevreau. – Où trouve-t-on les chevreaux ? Parmi les pécheurs. Pourquoi ce fils aîné se plaint-il de n’avoir pas reçu un chevreau ? Parce qu’il souhaite de pouvoir à la fois faire bonne chère et commettre le péché. Ce qui excitait sa colère est précisément ce qui fait aujourd’hui l’objet de la douleur et des regrets des Juifs ; car ceux-ci comprennent que le Christ ne leur a point été donné, parce qu’ils n’ont vu en lui qu’un chevreau. Car ils reconnaissent leur propre parole, leur propre témoignage dans cette parole et ce témoignage de leurs ancêtres : « Nous savons que cet homme est un pécheur aa ». On vous offrait un veau, vous l’avez repoussé sous prétexte que c’était un chevreau, et vous n’avez pris aucune part au festin. « Vous ne m’avez jamais donné un chevreau », ajoute-t-il, sachant parfaitement que son père n’avait point de chevreau, mais seulement un veau. O vous qui êtes restés jusqu’ici en dehors de la maison, sous prétexte que vous n’aviez point reçu de chevreau, entrez aujourd’hui et participez au veau qui vous est offert. 13. Qu’est-ce, en effet, que le père lui répond ? « Toi, mon fils, tu es toujours avec moi ab ». Le père rend aux Juifs ce témoignage, qu’ayant toujours adoré le Dieu unique, ils n’ont jamais cessé d’être près, de lui. Nous avons aussi la parole de l’Apôtre déclarant que les Juifs étaient près de Dieu, tandis que les gentils en étaient éloignés. Il s’adresse à ceux-ci en ces termes : « Le Christ est venu vous annoncer la paix, à vous qui étiez loin ; il l’a annoncée aussi à ceux qui étaient près ac » ; opposant ainsi ceux qui étaient loin, comme le plus jeune des fils, aux Juifs qui ne s’étaient pas en allés dans un pays éloigné paître des pourceaux, qui n’avaient point abandonné le Dieu unique, qui n’avaient point adoré les idoles, qui ne s’étaient point rendus les esclaves des démons. Je ne parle pas de tous les Juifs sans exception, car vous-mêmes en connaissez qui se sont révoltés et perdus entièrement. Mais je parle de ceux qui, par la gravité de leurs mœurs, ont acquis le droit de reprocher à ces séditieux l’indignité de leur conduite ; qui ont observé les prescriptions de la loi et qui, s’ils ne sont pas encore entrés pour prendre leur part du veau gras, peuvent du moins dire en toute vérité : « Je n’ai point transgressé vos préceptes » ; je parle de ceux à qui le Père, quand ils commenceront à entrer, pourra dire : « Pour vous, vous êtes toujours avec moi ». Vous êtes avec moi, en ce sens que vous n’êtes point partis loin de moi, mais vous avez tort néanmoins de rester ici en dehors de ma maison ; je ne veux pas que vous demeuriez étrangers à notre festin. Ne porte pas envie à ton frère plus jeune : « Pour toi, tu es toujours avec moi ». Dieu ne confirme point cette parole prononcée peut-être d’une manière quelque peu téméraire et présomptueuse : « Je n’ai jamais transgressé vos commandements » ; mais il dit seulement : « Tu es toujours avec moi » ; et non pas : Tu n’as jamais transgressé mes commandements. Ce que Dieu dit ici est parfaitement vrai, mais non pas ce dont le fils aîné s’était glorifié témérairement ; car s’il ne s’était pas éloigné du Dieu unique, il est du moins à présumer qu’il n’avait pas laissé de transgresser en quelque chose les commandements de ce même Dieu. Le Père donc dit en toute vérité « Pour toi, tu es toujours avec moi, et toutes les choses qui m’appartiennent sont à toi ». Parce que ces choses t’appartiennent, s’ensuit-il qu’elles n’appartiennent pas aussi à ton frère ? En quel sens sont-elles à toi ? Elles t’appartiennent à titre de biens communs à plusieurs, non pas en ce sens que tu as le droit d’en revendiquer la propriété exclusive. « Toutes les choses qui m’appartiennent sont « à toi », dit-il. Ce qui appartient au Père, il en donne pour ainsi dire la jouissance à son fils. Cela veut-il dire que Dieu soumet à notre puissance le ciel et la terre, ou même les anges et les plus sublimes intelligences ? Non certes, ce n’est pas ainsi que nous devons entendre ces paroles. Bien loin que les anges doivent nous être soumis, le Seigneur nous promet que notre récompense suprême sera de devenir semblables à eux : « Ils seront », dit-il, « comme les anges de Dieu ad ». Mais, direz-vous, les saints jugeront les anges « Ignorez-vous », dit l’Apôtre, « que nous jugerons les anges ae ? » Il y a des anges qui sont demeurés saints d’une manière constante, il en est d’autres qui se sont rendus prévaricateurs. Nous deviendrons semblables aux premiers, nous jugerons les derniers. En quel sens donc est-elle vraie cette parole Toutes les choses qui m’appartiennent sont à toi ? Toutes les choses de Dieu nous appartiennent véritablement, mais ne sont pas pour cela soumises à notre puissance. On ne dit pas dans le même sens : mon serviteur, et : mon frère. Toutes les fois que vous employez le mot mien, vous l’employez avec vérité ; et si vous l’employez avec vérité, c’est que l’objet dont il s’agit vous appartient réellement ; mais s’ensuit-il que votre frère vous appartient au même titre que votre esclave ? Quand vous dites : ma maison, mon épouse, mes enfants, mon père, ma mère, le même mot est employé chaque fois dans un sens particulier. Ainsi, il est bien entendu que tout vous appartient, sans préjudice de mes droits. Vous pouvez dire : mon Dieu ; mais le direz-vous dans le même sens que vous dites : mon serviteur ? Vous le dites, au contraire, dans le même sens qu’un serviteur dit : mon seigneur, mon maître. Nous avons donc au-dessus de nous Notre-Seigneur, en qui nous avons le droit de chercher l’objet de notre suprême félicité ; nous avons au-dessous de nous les créatures qui sont soumises à notre domaine. D’où il suit que toutes choses nous appartiennent, si nous-mêmes nous appartenons au Seigneur. 14. « Toutes les choses qui m’appartiennent, dit-il, sont à toi ». Si tu consens à ne pas troubler notre paix et à t’apaiser toi-même, si tu veux bien te réjouir du retour de ton frère, si notre festin ne te contriste pas, si tu ne restes pas en dehors de la maison au moment même où tu reviens des travaux des champs, tout ce qui m’appartient est à toi. Pour nous, nous devons prendre part au festin et nous réjouir, parce que le Christ, après être mort pour les impies, est ressuscité. Car tel est le sens véritable de ces paroles « Ton frère était mort, et il a été rendu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé af ».
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