‏ Matthew 10:21

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CHAPITRE XXX. MISSION CONFIÉE AUX DISCIPLES.

70. On ne voit point si maintenant l’Évangéliste continue à suivre l’ordre des événements. Car après avoir parlé des deux aveugles et du démon muet, il reprend ainsi : « Or Jésus parcourait toutes les villes et les bourgades, enseignant dans leurs synagogues, prêchant le royaume de l’Évangile et guérissant toutes sortes de maladies et d’infirmités. Voyant ces troupes de peuples il en eut compassion, parce qu’ils étaient accablés et abattus comme des brebis qui n’ont point, de pasteur. Alors il dit à ses disciples : La moisson est abondante, mais il y a peu d’ouvriers. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers. Puis ayant appelé ses douze disciples, il leur donna puissance sur les esprits impurs », et le reste, jusqu’à ces mots : « Je vous le dis en vérité, il ne sera point privé de sa récompense a. » Dans tout ce passage on trouve un grand nombre de recommandations adressées aux disciples : mais je le répète, on ne voit pas si l’évangéliste suit dans sa narration l’ordre des événements ou l’ordre de ses souvenirs. Saint Marc parait avoir résumé en peu de mots ce passage ; et voici comme il aborde ce sujet : « Jésus cependant allait enseigner partout dans les bourgades des environs. Or, ayant appelé les douze, il commença à les envoyer deux à deux et leur donna puissance sur les esprits impurs ; » et le reste, jusqu’aux paroles : « Secouez la poussière de vos pieds, afin que ce soit un témoignage contre eux b. » Mais avant de faire ce récit, et après avoir rapporté la résurrection de la fille de Jaïre, saint Marc nous montre Jésus venant en son pays, où on se demandait avec étonnement d’où pouvait lui venir une si grande sagesse, une puissance si merveilleuse. Saint Matthieu ne parle de ce fait qu’à la suite des avis donnés aux disciples et après plusieurs autres choses c. Est-ce donc saint Matthieu qui rappelle un détail oublié précédemment ? Est-ce saint Marc qui expose par avance ce que lui offre son souvenir ? À cet égard nous restons dans l’incertitude. Immédiatement après avoir décrit la résurrection de la fille de Jaïre, saint Luc parle, aussi brièvement que saint Marc, du pouvoir conféré aux disciples et des recommandations qui leur furent adressées d ; mais sans indiquer non plus l’intention de raconter les choses suivant l’ordre dans lequel elles sont arrivées. Pour les nones que le même évangéliste donne aux douze Apôtres, en parlant plus haut de leur élection sur la montagne ; il n’y a de la différence entre lui et saint Matthieu, que dans le nom de Jade, fils de Jacques e, que saint Matthieu appelle Thaddée, et, selon quelques exemplaires, Lebbée. Mais qui peut jamais empêcher qu’un même personnage porte deux ou trois noms ?

71. Il est ordinaire aussi de demander comment d’après saint Matthieu et saint Luc Jésus dit aux disciples de ne point porter de bâton, quand d’après saint Marc, « il leur commanda de ne porter en chemin qu’un bâton », et que la suite du récit où il est dit encore : « Ni sac, ni pain, ni argent dans leur bourse », accuse évidemment un discours qui roule sur le même objet et se rapporte aux mêmes circonstances que ceux des autres évangélistes, d’après lesquels les disciples ne devaient point porter de bâton. Il faut comprendre, pour résoudre la difficulté, que ce terme n’a pas dans saint Marc la même signification que dans saint Matthieu et dans saint Luc ; et que le bâton dont l’usage est interdit suivant les uns, n’est pas celui dont l’usage est permis suivant l’autre. Ainsi l’idée de tentation se prend, de deux manières bien différentes dans ces deux passages : « Dieu ne tente personne f », et : « Le Seigneur votre Dieu vous tente, afin qu’il paraisse si vous l’aimez g. » Dans le premier c’est le sens de séduction ; dans l’autre le sens d’épreuve. Ainsi encore quand il est dit : « Ceux qui auront fait le bien ressusciteront pour la vie éternelle, et ceux qui auront fait le mal ressusciteront pour le jugement h ; » ce jugement n’est pas celui dont parle en ces termes le Psalmiste : « Jugez-moi, Seigneur, discernez-moi de la nation qui n’est pas sainte i. » Là c’est un jugement qui condamne, ici un jugement qui distingue des condamnés.

72. Il est encore beaucoup d’autres mots qui n’ont pas une signification unique, mais dont le sens varie selon la place qu’ils occupent dans le discours, et qui sont quelquefois accompagnés de leur explication. Ainsi dans ce passage : « Ne soyez pas enfants pour la sagesse, mais soyez enfants pour la malice, afin que vous soyez sages comme des hommes parfaits j ; » l’Apôtre, en voilant sa pensée, pouvait dire plus brièvement : Ne soyez pas enfants, mais soyez enfants. Ainsi encore dans cet autre verset k : « Si quelqu’un d’entre vous pense être sage selon le monde, qu’il devienne fou pour devenir sage ; » n’est-ce pas dire : Qu’il ne soit pas sage afin d’être sage ? Quelquefois cependant, pour exercer l’intelligence, ces mots ne sont point expliqués, comme dans cet endroit de l’Épître aux Galates : « Portez les fardeaux les uns des autres et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. Car si quelqu’un s’estime être quelque chose, il se trompe lui-même, parce qu’il n’est rien. Mais que chacun examine ses actions et alors il trouvera sa gloire seulement en lui-même et non dans les autres : car chacun portera son propre fardeau l. » A moins de voir plusieurs significations dans le mot fardeau, a on croira sans doute que l’Apôtre se contredit, et cela dans l’exposition de la même pensée, à quelques lignes d’intervalle ; puisque après ces paroles : « Portez les fardeaux les uns des autres », il ajoute un peu plus loin : « Chacun portera son propre fardeau. » Mais le fardeau de l’infirmité à laquelle il faut compatir, n’est pas le fardeau du compte que nous devons rendre à Dieu de nos actions. Le premier se communique et la charité nous fait un devoir de le porter avec nos frères ; on porte l’autre chacun pour soi-même. C’est ainsi encore que nous entendons au figuré cette verge dont parle l’Apôtre quand il dit : « Viendrai-je à vous la verge à la main m ? » et à la lettre celle que l’on emploie pour conduire un cheval, ou pour quelque autre usage : je m’abstiens de relever ici toutes les significations métaphoriques du mot.

78. Il faut donc penser que le Seigneur Jésus recommanda également aux Apôtres et de ne point porter de bâton et de ne porter autre chose que le bâton. Aussi bien, après leur avoir dit, suivant saint Matthieu : « Ne possédez ni or, ni arc gent, ni monnaie quelconque dans votre bourse ; n’ayez pour le voyage ni sac, ni deux habits, « ni souliers, ni bâton ; » il ajouta aussitôt : « Celui, en effet, qui travaille mérite qu’on le nourrisse. » D’où l’on voit suffisamment la raison pour laquelle il disait aux Apôtres de ne rien posséder et de ne rien porter avec eux. Il ne prétendait pas que l’usage des choses du monde ne fût point nécessaire à la vie, mais il les envoyait de manière à leur faire. Connaître que de la part des croyants évangélisés par eux toutes ces choses leurs seraient dues ; qu’ils y auraient droit comme le guerrier à sa solde, comme le vigneron au fruit de la vigne qu’il a plantée, comme le berger au lait du troupeau. C’est pourquoi a dit : saint Paul. « Qui fait la guerre à ses dépens ? Qui plante une vigne et ne mange pas de son fruit ? Qui paît un troupeau sans en recueillir le lait n ? » L’Apôtre parle ici des choses nécessaires aux prédicateurs de l’Évangile ; aussi dit-il un peu plus loin : « Si nous avons semé en vous des biens spirituels, est-ce une grande chose que nous moissonnions de vos biens temporels ? Si d’autres usent de ce pouvoir à votre égard, pourquoi pas plutôt nous-mêmes ? Mais nous n’en avons point usé. » Ces dernières paroles montrent que Jésus-Christ n’a pas voulu faire, aux prédicateurs de l’Évangile, une obligation de vivre uniquement sur les offrandes des fidèles instruits par eux de la sainte doctrine ; autrement l’Apôtre, vivant du travail de ses mains pour n’être à charge à personne, aurait agi contre ce précepte o; mais qu’il a entendu leur donner un droit qui implique un devoir pour autrui. Or, quand le Seigneur commande une chose, il y a péché de désobéissance à ne pas la faire ; mais quand il accorde un droit, on est libre de l’exercer ou d’y renoncer. Jésus-Christ donc en adressant aux disciples les paroles qui nous occupent, faisait ce que nous explique mieux le même Apôtre quand il dit un peu plus loin : « Ne savez-vous pas que les ministres du temple mangent de ce qui est dans le temple, et que ceux qui servent à l’autel ont part aux oblations de l’autel ? Ainsi le Seigneur a établi que les prédicateurs de l’Évangile vivraient de l’Évangile. Pour moi cependant je n’ai usé d’aucun de ces droits p. » En disant que le Seigneur l’a ainsi établi, mais que lui-même n’en a point profité, il montre qu’il s’agit d’un simple droit pour les ministres de l’Évangile, et non pas d’une obligation.

74. En établissant donc, comme le dit l’Apôtre, que les prédicateurs de l’Évangile devraient vivre de l’Évangile, Jésus-Christ voulait faire comprendre aux douze disciples qu’il leur fallait bannir toute inquiétude, et ne posséder ni ne porter absolument rien des choses de la vie. C’est pour cela qu’il dit : « pas même un bâton », mettant ainsi en relief ce principe que les fidèles doivent tout procurer à leurs ministres, qui du reste ne demandent rien de superflu. Et en ajoutant : « L’ouvrier en effet mérite qu’on le nourrisse », il déclarait parfaitement pourquoi et dans quel but il tenait ce langage. D’un autre côté c’est ce droit qu’il désigne sous le nom de verge lorsqu’il dit de ne rien porter en chemin que le bâton seulement ; » on pourrait exprimer ainsi brièvement sa pensée : Ne portez rien avec vous des choses nécessaires, pas même de bâton, ou le bâton seulement. Pas même de bâton, c’est-à-dire : pas même les moindres choses, ou : seulement le bâton, c’est-à-dire le pouvoir que je vous donne et en vertu duquel ce que vous ne porterez pas ne vous fera point défaut. Le Sauveur a donc recommandé également les deux choses. Mais parce que le même Évangéliste ne les a pas mentionnées dans son récit, on est porté à voir de l’opposition entre la défense de porter le bâton pris dans un sens, et l’ordre de ne porter que le bâton, pris dans un autre sens ; or notre explication doit éloigner cette idée.

75. Ainsi encore, en disant aux Apôtres, comme nous le lisons dans saint Matthieu, de ne point porter de chaussure avec eux, Jésus leur défendait le soin de s’en procurer et la crainte d’en manquer. C’est ainsi encore qu’il faut comprendre ce qui regarde les deux tuniques. Le Sauveur ne voulait pas qu’ils se missent en peine d’en porter une seconde pour remplacer au besoin celle dont ils étaient couverts, puisqu’ils avaient le pouvoir de s’en procurer autrement. Dès lors, si d’après le texte de saint Marc les Apôtres devaient avoir aux pieds des sandales ou des semelles, c’était pour faire ressortir une signification mystique de cette chaussure.

Comme la semelle ne couvre pas le pied, mais l’empêche de toucher la terre ; ainsi l’Évangile rie devait ni se cacher, ni s’appuyer sur des moyens terrestres. De même encore, s’il leur est défendu, non de porter ou d’avoir deux tuniques mais d’en être revêtus, n’était-ce pas pour les avertir de n’agir point avec dissimulation, mais toujours avec simplicité ?

76. Ainsi donc il ne faut nullement douter que le Sauveur a parlé tantôt dans le sens propre et tan tôt en termes figurés et que chacun des évangélistes a rappelé telles ou telles de ses paroles ; que quelques-unes ont été relatées par deux, par trois, ou même par les quatre, sans que néanmoins tout ce qu’a dit ou fait le Sauveur ait été écrit par eux. Si l’on pense que le Seigneur n’a pu dans un même discours employer le langage propre et le langage figuré, qu’on veuille bien considérer le reste de ses paroles ; on verra combien ce sentiment est téméraire et accuse d’ignorance. Pour ne citer qu’un exemple qui me revient à l’esprit, il faudrait donc ne prendre qu’au figuré le précepte de l’aumône et les autres qui le suivent, parce que la main gauche doit ignorer ce que fait la main droite q.

77. Je fais, du reste, observer encore une fois, ce que le lecteur doit se rappeler constamment, pour n’avoir pas souvent besoin qu’on le luit appelle, que dans ses discours, Jésus-Christ a répété plusieurs choses qu’il avait déjà dites ailleurs. Par conséquent, si la suite du récit n’est pas la même entre deux évangélistes, on ne doit pas croire à une contradiction ; on doit comprendre au contraire qu’il s’agit d’instructions données et répétées dans plusieurs circonstances. Cette observation regarde non-seulement les discours, mais encore les actions du Sauveur ; car rien n’empêche d’admettre qu’un même fait se soit produit deux fois ; et il y aurait une vanité sacrilège à calomnier l’Évangile en refusant d’admettre la réitération d’un acte, quand personne ne prouve qu’il n’a pu se reproduire.

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