‏ Matthew 14:26

SERMON LXXV. TEMPÊTE APAISÉE a.

ANALYSE. – Le but de saint Augustin est d’expliquer la signification mystique de ce fait et de ses circonstances diverses. Les voyageurs qui passent la mer sur le navire, nous apprennent que nous sommes tous voyageurs et que nous ne pouvons nous sauver que sur le bois de la croix. La montagne où le Christ s’est retiré pour prier, rappelle le ciel où il est monté avant nous et qu’il intercède pour nous. La tempête, représente les orages soulevés contre l’Église ; cette tempête est excitée en l’absence du Sauveur, c’est-à-dire quand l’âme est vaincue par quelque passion ; elle est excitée vers la fin de la nuit, maintenant même que le Christ presse de son pied vainqueur les vagues écumantes du siècle. On le prend pour un fantôme : c’est ainsi que les Manichéens ne croient pas à la réalité de son incarnation et que d’autres hérétiques n’ajoutent pas foi à là réalité de ses menaces. Pierre à son tour marche sur les flots où le soutient le bras de Celui qui soutient et soutiendra son Église, sans l’abandonner jamais.

1. La lecture de l’Évangile que nous venons d’entendre avertit l’humilité de chacun de nous de rechercher et de savoir oit nous sommes, où nous devons tendre et nous empresser d’arriver. Ne croyez pas en effet qu’il n’y a aucune signification relevée dans ce vaisseau qui portait les disciples et qui luttait sur les flots contre le vent contraire. Ce n’est pas sans motif non plus que laissant la foule le Seigneur gravit la montagne pour y prier seul, ni que venant et marchant sur la mer il trouva ses disciples en danger, les rassura en montant sur la barque et apaisa les vagues. Faut-il s’étonner que Celui qui a tout créé puisse apaiser tout ? De plus, quand il fut dans le vaisseau, les passagers vinrent à lui en disant : « Vous êtes vraiment le Fils de Dieu. » Mais avant de le reconnaître avec tant d’éclat, ils s’étaient troublés en le voyant sur la mer et avaient dit : « C’est un fantôme. » Pour lui, montant sur là barque il fit cesser l’incertitude de leurs cœurs, incertitude qui mettait plus leur âme en danger que les vagues n’y mettaient leur corps.

2. Il est bien vrai, le Seigneur, dans toutes ses actions, nous trace des règles de vie. Tous ne sont-ils pas étrangers dans ce siècle, quoique tous ne désirent pas leur retour dans la patrie Nous rencontrons dans le voyage des flots et des tempêtes ; il nous faut donc au moins un navire, et si sur le navire même nous courons des dangers, en dehors du navire notre perte serait certaine. Quelques vigoureux que soient les bras d’un homme qui nage, sur l’Océan, il finit par être vaincu, entraîné et submergé dans les vastes abîmes. Afin donc de traverser cette mer, il nous faut être sur un navire, appuyés sur le bois. Et ce bois qui soutient notre faiblesse, est la croix même dit Seigneur, dont nous sommes marqués et qui nous préserve des gouffres de ce monde. Les flots se soulèvent contre nous ; mais le Seigneur est Dieu et il nous vient en aide.

3. Si le Seigneur laisse la toute et va seul sur la montagne pour y prier, c’est que cette montagne figure le.haut des cieux. Ainsi, en effet, le Sauveur après sa résurrection, laissa les hommes et monta seul au ciel, où il intercède pour nous, comme dit l’Apôtre b. Il y a donc un mystère dans cet abandon de la multitude et cette ascension sur la montagne pour y prier solitaire. Seul encore aujourd’hui il est le premier-né d’entre les morts et, depuis sa résurrection, placé à la droite de son Père pour y être notre pontife et l’appui de nos supplications. Ainsi le Chef de l’Église est élevé afin que tous ses membres le suivent jusqu’au terme suprême ; et s’il va pour prier au sommet de la montagne, c’est qu’élevé au-dessus des plus nobles créatures, il prie réellement seul.

4. Cependant le navire qui porte les disciples, ou l’Église, est ballotté par la tempête et secoué par les tentations. Le vent contraire ne cesse pas, parce que le diable, son ennemi, travaille à l’empêcher de parvenir au repos. Mais notre Intercesseur l’emporte ; car au milieu des secousses qui nous tourmentent, il nous inspire confiance, en venant à nous et en nous fortifiant. Ayons soin seulement de ne pas nous troubler, sur le vaisseau, de ne pas nous renverser ni de nous jeter à la mer. Le vaisseau peut s’agiter ; mais c’est un vaisseau, un vaisseau qui seul porté les disciples et reçoit le Christ. Il est exposé sur les vagues ; sans lui néanmoins la mort serait prompte. Reste donc dans ce vaisseau et prie Dieu. Lorsqu’on ne sait plus que faire, lorsque le gouvernail ne peut plus diriger et que le déploiement des voiles 'contribue à accroître le danger plutôt que de pourvoir au salut, on laisse de côté tous les moyens et toutes les forces humaines, et les nautonniers n’ont plus d’autre soin que de prier Dieu et d’élever la voix jusqu’à lui. Or Celui qui donne aux navigateurs ordinaires d’arriver au port, laissera-t-il son Église sans la mettre en repos ?

5. Cependant, mes frères, les grandes secousses qu’éprouve ce navire ne se font sentir qu’en l’absence du Seigneur. — Quoi ! le Seigneur peut-il être absent pour qui est dans l’Église ? Quand arrive cette absence ? – Quand on est vaincu par quelque passion. Il est dit quelque part, et on peut l’entendre d’une façon mystérieuse : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, et ne donnez point lieu au diable c. » Ceci s’entend non pas de ce soleil qui paraît si grand parmi les corps célestes et qui peut-être regardé par les animaux comme par nous ; mais de cette lumière que peuvent contempler les cœurs purs des fidèles seulement, ainsi qu’il est écrit : « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde d ; » au lieu que la lumière de ce visible soleil éclaire aussi les plus petits et les derniers des insectes. La lumière véritable est donc celle de la justice et de la sagesse ; l’esprit cesse de la voir lorsque le trouble de la colère l’offusque comme d’un nuage et c’est alors que le soleil se couche sur la colère. C’est ainsi qu’en l’absence du Christ, chacun sur ce navire est battu par la tempête, par les péchés et les passions auxquelles il s’abandonne. La loi dit par exemple : « Tu ne feras point de faux témoignage e. » Si tu es attentif à la vérité qui réclame ta déposition, la lumière brille dans ton esprit ; mais si entraîné par la passion d’un gain honteux, tu te détermines intérieurement à rendre un faux témoignage, tu vas être, en l’absence du Christ, battu par la tempête, emporté par les vagues de ton avarice, exposé aux tourments de tes passions, et, toujours en l’absence du Christ, sur le point d’être submergé.

6. Qu’il est à craindre que ce vaisseau ne se retourne et ne regarde en arrière ! C’est ce qui arrive lorsque,-renonçant à l’espoir des célestes récompenses, on se laisse aller à la remorque de ses passions pour s’attacher aux choses qui se voient et qui passent. Il ne faut pas désespérer si fort de celui que troublent les tentations et qui néanmoins tient le regard attaché sur les choses invisibles, demandant pardon de ses péchés et s’appliquant à dompter et à traverser les flots courroucés de la mer. Mais celui qui s’oublie jusqu’a dire dans son cœur : Dieu ne me voit pas ; il ne pense pas à moi et ne se soucie point si je pèche, celui-là tourne la proue de son vaisseau, se laisse aller à l’orage et emporter d’où il venait. Combien effectivement sont nombreuses les pensées qui s’élèvent dans le cœur de l’homme ! Aussi quand le Christ n’y est plus, les flots du siècle et des tempêtes sans cesse renaissantes se disputent son navire.

7. La quatrième veille est la fin de la nuit, car chaque veille est de trois heures. Cette circonstance signifie donc que vers la fin des temps le Seigneur vient secourir son Église et semble marcher sur les eaux. Car, bien que ce vaisseau soit en butte aux attaques et aux tempêtes, il n’en voit pas moins le Sauveur glorifié marcher sur toutes les élévations de la mer, c’est-à-dire sur toutes les puissances du siècle. À l’époque où il nous servait dans sa chair de modèle d’humilité, et, où il souffrait pour nous, il était dit de lui que les flots s’élevèrent contre sa personne et que pour l’amour de nous il céda volontairement devant cette tourmente afin d’accomplir cette prophétie : « Je me suis jeté dans la profondeur de la mer, et la tempête m’a submergé f. » En effet il n’a point repoussé les faux témoins ni confondu les cris barbares qui demandaient qu’il fût crucifié g. Il n’a point employé sa puissance à comprimer la rage de ces cœurs et de ces bouchés en fureur, mais sa patience à l’endurer. On lui a fait tout ce qu’on a voulu, parce qu’il s’est fait lui-même obéissant jusqu’à la mort de la croix h. Mais lorsqu’après sa résurrection d’entre les morts il voulut prier seul pour ses disciples, placés dans l’Église comme dans un vaisseau, appuyés sur le bois, c’est-à-dire sur la foi de sa croix et menacés par les vagues des tentations de ce siècle ; son nom commença à être honoré dans ce monde même, où il avait été méprisé, accusé, mis à mort ; et lui qui en souffrant dans son corps s’était jeté dans la profondeur de la mer et y avait été englouti, foulait les orgueilleux ou les flots écumants, aux pieds de sa gloire. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore nous le voyons marcher en quelque sorte sur la mer, puisque toute la rage du ciel expire à ses pieds.

8. Aux dangers des tempêtes se joignent encore les erreurs des hérétiques. Il est des hommes qui pour attaquer les passagers du vaisseau mystique publient que le Christ n’est point né de la Vierge, qu’il n’avait pas un corps véritable et qu’il paraissait ce qu’il n’était point. Ces opinions perverses viennent de naître, maintenant que le Christ marche en quelque sorte sur la mer, puisque son nom est glorifié parmi tous les peuples. « C’est un fantôme », disaient les disciples épouvantés. Mais lui, pour nous rassurer contre ces doctrines contagieuses : « Ayez confiance, dit-il, « c’est moi, ne craignez point. » Ce qui a contribué à former ces opinions trompeuses, c’est la vaine crainte dont on s’est trouvé saisi à la vue de la gloire et de la majesté du Christ. Comment aurait pu avoir une telle naissance Celui qui a mérité tant de grandeur ? On croyait le voir encore avec saisissement marcher sur la mer, car cette action prodigieuse est la marque de sa prodigieuse élévation, et c’est elle qui a donné lieu de croire qu’il était un fantôme. Mais en répondant : « C’est moi », le Sauveur ne veut-il pas qu’on ne voie point en lui ce qui n’y est point ? Si donc il montra en lui de la chair, c’est qu’il y en avait ; des os, c’est qu’il y avait des os ; des cicatrices enfin, c’est qu’il en avait aussi. « Il n’y avait pas en lui, comme s’exprime l’Apôtre, le oui et le non ; mais le oui était en lui i. » De là cette parole : « Ayez « confiance, c’est moi ; ne craignez point. » En d’autres termes : N’admirez pas ma grandeur jusqu’à vouloir me dépouiller de ma réalité. Il est bien vrai, je marche sur la mer, je tiens sous mes pieds, comme des flots écumants, l’orgueil et le faste du siècle ; je me suis montré néanmoins véritablement homme, et mon Évangile dit vrai quand il publie que je suis né d’une Vierge, que je suis le Verbe fait chair, que j’ai dit avec vérité : « mouchez et voyez, car un esprit n’a point d’os comme vous en voyez en moi j ; » enfin que mon Apôtre dans son doute constata de sa propre main la réalité de mes cicatrices. Ainsi donc : « C’est moi ; ne craignez point. »

9. En s’imaginant que le Seigneur était un fantôme, les disciples ne rappellent pas seulement les sectaires qui lui refusent une chair humaine et qui vont quelquefois dans leur aveuglement pervers jusqu’à ébranler les voyageurs présents dans le navire ; ils désignent – aussi ceux qui se figurent que le Sauveur n’a pas dit vrai en tout et qui ne croient pas à l’accomplissement des menaces faites contre les impies. Il serait donc en partie véridique et en partie menteur, espèce de fantôme dans ses discours où se trouveraient le oui et le non. Mais qui comprend bien cette parole : « C’est moi ; ne craignez point », ajoute foi à tout ce qu’a dit le Seigneur, et s’il espère les récompenses qu’il a promises, il redoute également les supplices dont il a menacé : C’est la vérité qu’il fera entendre aux élus placés à sa droite, quand il leur dira : « Venez, les bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ; » c’est aussi la vérité qu’entendront les réprouvés placés à sa gauche : « Allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges k. »

Aussi bien le sentiment de la fausseté des menaces adressées par le Christ aux impies et aux réprouvés, vient de ce que l’on voit soumis à son nom des peuples nombreux et d’innombrables multitudes : et si le Christ semblait être un fantôme parce qu’il marchait sur la mer, aujourd’hui encore on ne croit pas à la réalité des peines dont il menace, on ne le croit pas capable de perdre des peuples si nombreux qui l’honorent et se prosternent devant lui. Qu’on l’entende dire, néanmoins : « C’est moi. » Rassurez-vous donc, vous qui le croyez véridique en tout et qui fuyez les supplices dont il menace, comme vous aspirez aux récompenses qu’il promet. Car s’il marche sur la mer, si toutes les parties de l’humanité lui sont soumises dans ce siècle, il n’est pas un fantôme et il ne ment pas quand il s’écrie : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux l. »

10. Que signifie encore la hardiesse de Pierre à venir à lui en marchant sur les eaux ? Pierre représente souvent l’Église ; et ces mots : « Si c’est vous, Seigneur, ordonnez-moi de venir à vous sur les eaux », ne reviennent-ils pas à ceux-ci : Seigneur, si vous dites vrai, si vous ne mentez jamais, glorifiez votre Église dans le monde, par les prophètes ont prédit que vous le feriez ? Qu’elle marche donc sur les eaux et qu’elle parvienne ainsi jusqu’à vous, puisqu’il lui a été dit : « Les opulents de la terre imploreront tes regards m. » Le Seigneur n’a rien à craindre des louanges humaines, tandis que dans l’Église même les éloges et les honneurs sont souvent pour les mortels un sujet de tentation. Et presque de ruine. Aussi Pierre tremble sur les flots, il redoute l’extrême violence de la tempête. Eh ! qui ne craindrait devant cette parole : « Ceux qui vous disent heureux vous trompent et font trembler le sentier où vous marchez ? n » L’âme résiste donc au désir des louanges humaines ; aussi convient-il, au milieu de ce danger, de recourir à l’oraison et à la prière ; car il pourrait bien se faire de charme des applaudissements des hommes on succombât sous leur blâme. Que Pierre s’écrie, en chancelant sur l’onde : « Sauvez-moi, Seigneur. » Le Seigneur étend la main, et quoiqu’il le réprimande en lui disant : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » pourquoi, les yeux fixés directement sur Celui vers qui tu marchais, ne t’es tu pas glorifié uniquement dans le Seigneur ? il ne laisse pas de le tirer des flots sans le laisser périr, parce qu’il a confessé sa faiblesse et sollicite son secours. Le Seigneur enfin est entré dans le navire, la foi est affermie, il n’y a plus de doute, la tempête est apaisée et l’on va mettre en paix le pied sur la terre ferme. Tous alors se prosternent Pro s’écriant : « Vous êtes vraiment le Fils de Dieu. » C’est l’éternelle joie, joie produite par la connaissance et l’amour de la vérité contemplée dans tout son éclat, du Verbe de Dieu et de sa Sagesse par laquelle tout a été fait, et de son infinie miséricorde.

SERMON LXXVI. NÉCESSITÉ DE L’HUMILITÉ

ANALYSE. – Le thème de ce discours est emprunté au même fait miraculeux que le discours précédent. Seulement saint Augustin ne s’arrête ici qu’à la circonstance de Pierre marchant sur les eaux. La mer agitée, dit-il, représente le monde, et Pierre qui se montre à la fois si parfait et si imparfait, si fort et si faible, représente l’Église, où l’on distingue toujours et des forts et des faibles Or de même que lierre n’est fort et ne marche sur les eaux qu’autant qu’il s’appuie sur la puissance et sur le bras de Dieu, ainsi nul de nous n’a de vertus et ne fait le bien que par la grâce de Dieu. Heureux qui sait imploser cette grâce pour résister aux séductions de la fortune, comme pour lutter contre les dangers de l’adversité.

1. L’Évangile dont on vient de faire lecture représente le Christ Notre-Seigneur marchant sur les eaux et l’Apôtre Pierre y marchant aussi, mais tremblant quand il craint, enfonçant quand il se défie et surnageant quand il confesse sa faiblesse et sa foi. Cet Évangile nous invite donc voir dans la mer le siècle présent et dans l’Apôtre Pierre le type de l’Église qui est unique. Pierre en effet tient le premier rang parmi les Apôtres, il est le plus ardent à aimer le Christ, et souvent il répond seul au nom de tous. Le Seigneur Jésus-Christ ayant demandé pour qui on le prenait, les disciples firent connaître les différentes opinions qu’on se formait de lui, mais le Seigneur les interrogeant de nouveau et leur disant : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Pierre répondit : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Seul il fait cette réponse au nom de tous, c’est l’unité dans la pluralité. Et le Seigneur alors : « Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, car ce n’est ni la chair ni le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. » Puis il ajoute : « Et moi je te déclare », c’est-à-dire : Puisque tu m’as dit : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, je te dis à mon tour : Tu es Pierre. » Auparavant en effet il s’appelait Simon, et ce nom de Pierre lui a été donné par le Seigneur, afin qu’il pût figurer et représenter l’Église. Effectivement, puisque le Christ est la Pierre, Petra o, Pierre, Petrus, est le peuple chrétien. Pierre, Petra, est le radical, et Pierre, Petrus, vient de Petra, et non pas Petra de Petrus; de même que Christ ne vient pas de chrétien, mais chrétien de Christ. Donc, dit le Sauveur, « Tu es Pierre, Petrus, et sur cette Pierre» que tu as confessée, sur cette Pierre que tu as connue en t’écriant : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, je bâtirai mon Église p ; » en d’autres termes : je bâtirai mon Église sur moi-même, qui suis le Fils du Dieu vivant ; je te bâtirai sur moi et non pas moi sur toi
Le lecteur doit savoir qu’en regard de cette interprétation, qui n’a aucun fondement dans la langue syriaque parlée par Notre-Seigneur, saint Augustin en donne aussi une autre bien plus naturelle et plus généralement admise. V. Rét 1, ch. 21
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2. Il y eut des hommes qui voulaient s’appuyer sur des hommes et ils disaient : « Moi je suis à Paul, et moi à Apollo, et moi à Céphas », c’est-à-dire à Pierre. D’autres ne voulaient point s’établit sur Pierre, mais sur la Pierre, et ils ajoutaient : « Et moi je suis au Christ. » Or quand l’Apôtre Paul sut qu’on s’attachait à lui au détriment du Christ : « Est-ce que le Christ est divisé ? s’écria-t-il ; est-ce que Paul a été crucifié pour vous ? Ou est-ce au nom de Paul que vous « avez été baptisés r ? » Si ce n’est pas au nom de Paul, ce n’est pas non plus au nom de Pierre, mais c’est au nom du Christ ; et de cette sorte Pierre s’appuie sur la Pierre et non la Pierre sur Pierre.

3. Or ce même Pierre que la Pierre venait de déclarer bienheureux, ce même Pierre qui représente l’Église et qui est le Chef de l’Apostolat, presqu’aussitôt après avoir appris qu’il était bienheureux, qu’il était Pierre et qu’il serait établi sur la Pierre, entendit le Sauveur prédire sa passion et l’annoncer comme devant arriver prochainement. Ce discours lui déplut et il craignit de se voir rani par la mort Celui qu’il venait de confesser comme étant la source de la vie. Il s’émut donc et cria : « À Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne sera point. » Épargnez-nous, ô Dieu, je ne veux pas que vous mouriez. Pierre disait au Christ : Je ne veux pas que vous, mouriez ; mais le Christ disait beaucoup mieux : Je veux mourir pour toi ; et après l’avoir loué il le reprit aussitôt et traita de Satan celui qu’il venait de proclamer bienheureux. « Retire-toi de moi, Satan ; tu es pour moi un scandale, car tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes s. » Que veut faire de nous Celui qui nous reproche ainsi d’être des hommes ? Voulez-vous le savoir ? Écoutez ce Psaume ; « j’ai dit : Vous êtes tous des dieux et les fils du Très-Haut ; » mais en goûtant les choses humaines « vous mourrez comme des hommes t. » C’est pourquoi en si peu de temps, après quelques mots, le même Apôtre qui a été proclamé bienheureux est traité de Satan. Tu t’étonnes de la différence de ces appellations ? Considère combien sont différents les motifs. Pourquoi être surpris d’entendre sitôt appeler Satan, celui qui vient d’être nommé bienheureux ? Voici pourquoi il est déclaré bienheureux. « Car ni la chair ni le sang ne te l’ont révélé ; mais mon Père qui est dans les cieux. » Ainsi, il est bienheureux parce que ce n’est ni la chair ni le sang qui le lui ont révélé. Si c’était la chair et le sang qui te l’eussent révélé, la révélation viendrait de toi ; et comme « ce n’est ni la chair ni le sang, mais mon Père qui est dans les cieux », elle vient de moi. Pourquoi de moi ? Parce que « tout ce que possède mon Père est à moi u. » Voilà donc le motif pour lequel l’Apôtre est bienheureux et pour lequel il est Pierre. Pourquoi maintenant cette autre appellation qui nous fait horreur et que nous ne voulons point répéter ? Pourquoi, sinon parce que tu as parlé de toi-même, et « parce que tu goûtes, non pas les choses qui sont de Dieu ; mais les choses qui sont des hommes ? »

4. Membres de l’Église, considérons cette vérité et distinguons ce qui vient de Dieu et ce qui vient de nous. Nous ne chancellerons point alors, mais nous résisterons avec fermeté aux vents, aux orages, aux soulèvements des flots, c’est-à-dire aux tentations de ce siècle. Contemplez donc Pierre, car il nous figurait à cette époque. Tantôt il est ferme et tantôt il tremble ; tantôt il confesse l’immortalité du Sauveur et tantôt il craint qu’il ne meure. Dans l’Église aussi il y a des forts et des faibles ; elle ne peut exister sans les uns et sans les autres, ce qui fait dire à l’Apôtre Paul : « Nous devons, nous qui sommes forts, a soutenir les fardeaux des faibles v. » Pierre représente donc les forts quand il dit au Seigneur « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ; » et quand il tremble, quand il chancelle, quand il s’oppose aux souffrances du Christ, quand il craint qu’il fie meure sans plus reconnaître en lui le principe de la vie, il figure les faibles dans l’Église. Ainsi ce même Apôtre en qui se personnifiait l’Église et qui occupait la première et la plus grande place dans le collège apostolique, devait représenter deux sortes de chrétiens, les forts et les faibles, parce que l’Église n’est jamais sans les uns et sans les autres.

5. C’est ce qui explique aussi ce qu’an vient de lire : « Si c’est vous, Seigneur, ordonnez-moi d’aller à vous sur les eaux. — Si c’est vous ordonnez-moi ; » car je ne le puis par moi, mais avec vous j’en suis capable. Il reconnaît donc ce qu’il peut par Celui dont il croit la volonté suffisante pour le rendre capable de faire ce que ne saurait aucune faiblesse humaine. Oui, « si c’est vous, ordonnez », car votre commandement s’accomplira. Ce que je ne puis malgré ma présomption, vous le pouvez avec une parole. « Viens », reprit alors le Seigneur. Et sans aucune hésitation, animé parla voix du commandement, par la présence de Celui dont la puissance le soutient et le dirige, il se jette incontinent au milieu des eaux et commence à marcher. Il peut ainsi, non par lui, mais parle Seigneur, ce que peut le Seigneur même. « Vous étiez ténèbres autrefois, vous êtes maintenant lumière », mais « parle Seigneur w. » Ce que nul ne peut ni par Paul ni par Pierre ni par aucun des Apôtres, on le peut par le Seigneur. De là ces belles paroles d’heureux mépris pour soi et de gloire pour le Seigneur « Est-ce que Paul a été crucifié pour vous ? Ou est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? » Donc vous n’êtes pas sur moi ni sous moi, mais sous le Christ avec moi.

6. Ainsi Pierre a marché sur les eaux à la voix du Seigneur, et sachant bien que ce pouvoir ne venait pas de lui-même. La foi l’a rendu capable de ce que ne peut la faiblesse humaine. Tels sont les forts de l’Église. Soyez attentifs, écoutez, comprenez, pratiquez. Jamais il ne faut traiter avec les forts pour les rendre faibles, mais avec les faibles pour les rendre forts. Ce qui empêche un grand nombre de devenir forts, c’est la confiance qu’ils le sont. Car Dieu ne rendra fort que celui qui se sent faible. « O Dieu ! vous réservez à votre héritage une pluie toute gratuite. » Pourquoi me devancer, vous qui connaissez ce qui suit ? Modérez votre ardeur, afin que les moins vifs puissent nous suivre. Voici donc ce que j’ai dit et ce que je répète : écoutez, saisissez, pratiquez. Dieu ne rend fort que celui qui se sent faible. « Vous réservez, comme s’exprime le Psaume, une pluie toute volontaire », une pluie due à votre bonne volonté et non à nos mérites. Cette « pluie volontaire, vous la réservez, ô Dieu ! à votre héritage ; car cet héritage s’est senti en défaillance et vous lui avez rendu une complète vigueur x ; » en lui réservant une pluie volontaire, sans égard à ce que méritaient les hommes, et ne considérant que votre bonté et votre miséricorde. Cet héritage est tombé en défaillance, et pour se fortifier par vous, if s’est reconnu faible en lui-même. Il ne se fortifierait point, s’il ne s’affaiblissait pour se fortifier en vous et par vous.

7. Considère une portion bien mince de cet héritage, considère Paul, mais Paul dans sa faiblesse. Il a dit : « Je ne suis pas digne du nom d’Apôtre, puisque j’ai persécuté l’Église de Dieu. » Comment donc es-tu Apôtre ? « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. « — Je ne suis pas digne », mais « c’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. » Paul est faible, mais vous, Seigneur, l’avez fortifié. Maintenant, que par la grâce Dieu il est ce qu’il est, écoutons ce qu’il ajoute : « Et la grâce de Dieu n’a pas été stérile en moi, car j’ai travaillé plus qu’eux tous. » Prends-garde de perdre par ta présomption ce que tu as mérité par ton humilité. C’est bien, très-bien d’avoir dit : « Je ne suis pas digne du nom d’Apôtre ; c’est par sa grâce que je suis ce que je suis ; et sa grâce n’a pas été stérile en moi : » tout cela est irréprochable. Mais en ajoutant : « J’ai travaillé plus qu’eux tous », ne commences-tu pas à revendiquer pour toi ce que tu viens d’attribuer à Dieu ? Néanmoins poursuivons. « Ce n’est pas moi, dit-il, c’est la grâce de Dieu avec moi y. » C’est bien, homme faible ; Dieu t’élèvera et te fortifiera, puisque tu n’es pas ingrat envers lui. Tu es vraiment ce petit Paul, petit en soi, mais grand dans le Seigneur. C’est bien toi qui à trois reprises as demandé au Seigneur d’éloigner de toi l’aiguillon de la chair, l’ange de Satan qui te souffletait. Que t’a-t-il été répondu ? Qu’a-t-il été répondu à cette prière ? « Ma grâce te suffit, car la vertu se fortifie dans la faiblesse z. » Il a donc reconnu sa faiblesse ; mais vous l’avez rendu fort.

8. Ainsi en est-il de Pierre. « Ordonnez-moi, dit-il, d’aller à vous sur les eaux. » Je ne suis qu’un homme pour cette entreprise hardie, mais j’implore Celui qui est plus qu’un homme. Commandez, ô Dieu-homme, et un homme pourra ce qu’il ne peut. « Viens », reprend le Seigneur ; et Pierre descendit, il commença à marcher sur les eaux et à pouvoir ce que lui avait ordonné la pierre. Voilà ce que peut Pierre par le Seigneur mais par lui-même ? « Voyant la violence du vent, il eut peur ; et comme il commençait à enfoncer, il s’écria : Je suis perdu Seigneur, sauvez-moi. » Sa confiance en Dieu l’avait rendu puissant ; il tremble dans sa faiblesse humaine et recourt de nouveau au Seigneur. « Si je disais : mon pied chancelle. » Ainsi parle un psaume, ainsi s’exprime un saint cantique ; ainsi nous nous exprimerons nous-mêmes si nous avons l’intelligence ou plutôt la volonté. « Si je disais : mon pied chancelle : » Pourquoi chancelle-t-il, sinon parce qu’il est mon pied ? Et puis ? « Votre miséricorde, Seigneur ; me soutenait aa. » J’étais soutenu non par ma force, mais par « votre miséricorde. » Dieu en effet a-t-il jamais laissé tomber celui qui chancelle et qui l’invoque ? Que deviendrait alors cet oracle : « Qui a imploré Dieu et s’en est vu délaissé ? ab » Et celui-ci : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé ? ac » Présentant alors l’appui de sa droite, il le tira des eaux où il descendait ; et lui reprochant sa défiance : « Homme de peu de foi, dit-il, pourquoi as-tu douté ? » Pourquoi cette défiance après tant de confiance ?

9. Allons, mes frères, il faut terminer ce discours. Considérez ce monde comme une vaste mer ; le vent y est grand et la tempête violente. Qu’est-ce que cette tempête, sinon la passion de chacun ? Aime-t-on Dieu ? On marche alors sur la mer et on foule aux pieds l’orgueil du siècle. Aime-t-on le siècle ? On y sera englouti ; car il dévore ses amis au lieu de les porter. A-t-on le cœur agité par la passion ? Il faut, pour la dompter, recourir à la divinité du Christ. Mais croyez-vous, mes frères, que le vent n’est contraire que quand souffle l’adversité temporelle ? Oui, quand arrivent les guerres, les révoltes, la famine, la peste, quand des afflictions même privées se font sentir, on croit le vent contraire et on pense alors qu’il faut recourir à Dieu. Mais lorsque tout sourit dans le monde, on ne regarde point le vent comme étant contraire. Ah ! que la félicité temporelle ne soit pas pour toi un témoignage de la sérénité de l’air. Cherche à connaître cette sérénité ; mais regarde tes passions. Vois si tout est tranquille dans ton âme, si quelque souffle ennemi ne t’ébranle pas au dedans : c’est à cela qu’il faut faire attention. Il faut une grande vertu pour lutter contre la prospérité, pour ne se laisser ni séduire, ni corrompre, ni renverser par elle. Oui, il faut une grande vertu pour lutter contré la prospérité, et c’est un grand bonheur de n’être pas vaincu par le bonheur. Apprends donc à mépriser le monde, à mettre ta confiance au Christ. Et si ton pied chancelle, si tu trembles, si tu ne t’élèves pas au-dessus de tout, si tu commences à enfoncer, dis : « Je suis perdu Seigneur, sauvez-moi. » Dis : « Je suis perdu », pour ne l’être pas. Car il n’y a pour te délivrer de la mort de la chair que Celui qui dans sa chair est mort pour toi. Attachons-nous au Seigneur, etc.
Serm. II
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