jSag 1, 1
kId 1, 2
aa2 Chr 19, 7 ; Rom 9, 14
agMat 4, 26 ; 7, 29
 
 
buSir 34, 9-11
bySir 27, 6
caDeu 13, 19-24
cyPsa 113, 16
dpSir 3, 33
dqId 29, 15
dsSag 4, 20
dySir 21, 1
 
ecSir 5, 5, 6
efSag 1, 1
eu1Th 2,9 ; 2 Th 3, 8
fcMat 16, 52

‏ Matthew 5

SERMON LIII. LES BÉATITUDES a.

ANALYSE. – Ce discours comprend deux parties. Dans la première, saint Augustin explique d’abord brièvement en quoi consiste chacune des six premières béatitudes : il indique ensuite comment dans chacune la récompense est admirablement proportionnée au mérite ; il rappelle enfin que tous les bienheureux verront Dieu, quoique la vision divine ne soit promise expressément qu’à ceux dont le cœur est pur. La seconde partie est consacrée à enseigner le moyen de parvenir à la vision de Dieu, c’est-à-dire à la pureté du cœur qui mérite de voir Dieu. Or 1° le grand moyen c’est la foi, non pas la foi sans les œuvres, comme celle des démons, mais la foi qui agit par l’amour, et conséquemment la foi accompagnée d’espérance et de charité. 2° Cette foi doit avoir soin de ne pas se faire de Dieu des idées indignes et matérielles. 3° En s’attachant à comprendre qu’elles sont la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur représentées par la croix du Sauveur, c’est-à-dire en pratiquant le bien avec persévérance, avec des intentions toutes célestes et avec la grâce de Dieu, la foi sera, sûrement admise au bonheur de contempler Dieu.

1. La solennité de cette vierge sainte qui a rendu témoignage au Christ et qui a mérité que le Christ lui rendit témoignage, qui a été immolée en public et couronnée en secret, est pour nous un avertissement. Elle nous dit d’entretenir votre charité de ce discours évangélique où le Sauveur vient de nous faire connaître les voies diverses qui conduisent à la vie bienheureuse. Il n’est personne qui n’aspire à cette vie ; on ne peut trouver personne qui ne veuille être heureux, Ah ! si seulement on désirait mériter la récompense avec autant d’ardeur qu’on soupire après la récompense elle-même ! Qui ne prend son essor quand on lui dit : Tu seras bienheureux ? Il devrait donc entendre avec plaisir aussi à quelle condition il le sera. Doit-on refuser le combat lorsqu’on cherche la victoire ? La vue de la récompense ne devrait-elle pas enflammer le cœur pour le travail qui l’obtient ? À plus tard ce que nous demandons ; mais c’est maintenant qu’il nous est commandé de mériter ce que nous obtiendrons plus tard. Commence à rappeler les divines paroles, les commandements et les récompenses évangéliques. – « Bienheureux les pauvres de gré, parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. » – Tu posséderas plus tard ce royaume des cieux ; sois maintenant pauvre de gré. Veux-tu réellement posséder plus tard ce magnifique royaume ? Vois quel esprit t’anime et sois pauvre de gré. Mais qu’est-ce qu’être pauvre de gré ? Demandes-tu peut-être. Aucun orgueilleux n’est pauvre de gré ; le pauvre de gré est donc l’homme humble. Le royaume des cieux est haut placé ; mais « quiconque s’humilie s’élèvera » jusques là b.

2. Considère ce qui suit : « Bienheureux ceux qui sont doux, car ils auront la terre pour héritage. » Tu veux posséder la terre ? Prends garde d’être possédé par elle. Tu la posséderas si tu es doux ; tu en seras possédé si tu ne l’es pas. Mais en entendant qu’on t’offre comme récompense la possession de la terre, n’ouvre pas des mains avares pour t’en emparer dès aujourd’hui, aux dépens même de ton voisin ; ne sois pas le jouet de l’erreur. Posséder la terre, c’est s’attacher intimement à Celui qui a fait le ciel et la terre. La douceur en effet consiste à ne pas résister à son Dieu, à l’aimer et non pas soi dans le bien que l’on fait ; et dans le mal que l’on souffre justement, à ne pas lui en vouloir mais à s’en vouloir à soi-même. Il n’y a pas un léger mérite de lui plaire en se déplaisant et de se déplaire en lui plaisant.

3. Troisième béatitude : « Bienheureux ceux qui pleurent ; car ils seront consolés. » Les pleurs désignent le travail, et la consolation, la récompense. Quelles sont, hélas ! les consolations de ceux qui pleurent d’une manière charnelle ? Aussi importunes que redoutables ; car en essuyant leurs larmes, ils craignent toujours d’en verser de nouvelles. Un père, par exemple, se désole d’avoir perdu son fils, la naissance d’un autre le réjouit ; celui-ci remplace celui qui n’est plus, mais il est pour lui un sujet de crainte comme le premier a été un sujet de tristesse, et il ne trouve dans aucun d’eux consolation véritable. La vraie consolation sera de recevoir ce qu’on ne pourra perdre, et on mérite d’en jouir plus tard, lorsque maintenant on gémit d’être en exil.

4. Quatrième devoir et quatrième récompense : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. » Tu veux être rassasié ? Comment le seras-tu ? Si tu aspires au rassasiement du corps, une fois les aliments digérés, tu ressentiras de nouveau le tourment de la faim ; car il est dit : « Quiconque boira de cette eau, aura soif encore c. » Quand un topique étendu sur une plaie parvient à la guérir, toute douleur disparaît, mais la nourriture ne chasse la faim et ne restaure que pour un moment ; car la faim succède au rassasiement ; et en vain applique-t-on chaque jour le remède de la nourriture, il ne cicatrise point la faiblesse. Ayons donc faim et soif de la justice ; c’est le moyen d’en être un jour rassasiés, car notre rassasiement viendra de ce qui maintenant provoque en nous et la faim et la soif. Que notre âme en ait faim et soif ; pour elle aussi il y a une nourriture et il y a un breuvage. « Je suis, dit le Seigneur, le pain descendu du ciel d. » Voilà le pain destiné à apaiser ta faim. Désire aussi le breuvage qui étanchera ta soif : « En vous », Seigneur, « est, là source de vie e. »

5. Autre maxime : « Bienheureux les miséricordieux, car Dieu leur fera miséricorde. » Fais-la et on la fera ; fais-la envers un autre et on la fera envers toi. Tu es à la fois riche et pauvre, riche des biens temporels, pauvre des biens éternels. Tu entends un homme mendier, tu mendies toi-même auprès de Dieu. On te demande, et tu demandes. Ce que tu feras envers ton solliciteur, Dieu le fera envers le sien. Plein d’un côté et vide de l’autre, remplis de ta plénitude le vide des pauvres, et le tien sera rempli de la plénitude de Dieu.

6. Nous lisons encore : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. » Telle est la fin de notre amour ; mais c’est une fin qui nous perfectionne et non une fin qui nous détruit. On finit un repas et on finit un vêtement ; un repas, quand on a consumé la nourriture ; un vêtement, quand on achève de le coudre. Ici et là on achève ; ici de consumer, et là de perfectionner. Quels que soient maintenant nos actes et nos vertus, nos efforts et les louables et innocentes aspirations de notre cœur, une fois que nous verrons Dieu nous serons entièrement satisfaits. Que pourrait chercher encore celui qui possède Dieu, et de quoi se contenterait celui à qui Dieu ne suffit pas ? Ce, que nous voulons, ce que nous cherchons ce que nous ambitionnons, c’est de voir Dieu. Et qui n’aurait ce désir ? Mais considère ces paroles : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. » Donc, afin de le voir, prépare ton cœur. Pour me servir d’une comparaison toute matérielle, à quoi bon désirer voir le soleil à son lever, si les yeux sont fermés par la maladie ? Qu’on les guérisse et ils seront heureux de voir la lumière ; s’ils restent malades, elle fera leur tourment. De même tu ne pourras voir sans la pureté du cœur, ce que ne sauraient contempler que les cœurs purs. Tu seras repoussé, éloigné, tu ne pourras jouir. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. » Combien de fois déjà le Sauveur a-t-il répété ce mot Bienheureux ? Quelles causes a-t-il assignées à la béatitude ? Quelles œuvres et quels salaires, quels mérites et quelles récompenses a-t-il énumérés ? Jamais jusqu’alors il n’avait dit : « Ils verront Dieu. – Bienheureux les pauvres de gré, car le royaume des cieux est à eux. Bienheureux ceux qui sont doux, car ils auront la terre en héritage. Bienheureux ceux qui pleurent ; ils seront consolés. Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; « ils seront rassasiés. Bienheureux les miséricordieux ; ils obtiendront miséricorde. » Il n’a pas encore été dit : « Ils verront Dieu. » Nous arrivons aux cœurs purs ; c’est à eux qu’est promise la vue de Dieu, et ce n’est pas sans motif, car ils ont des yeux pour voir Dieu. C’est de ces yeux que parle l’Apôtre quand il dit : « Les yeux « éclairés de votre cœur. f » Maintenant donc ces yeux, parce qu’ils sont faibles, sont éclairés par la foi ; devenus plus tard vigoureux, ils seront éclairés par la réalité même. « Tant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur ; car nous marchons dans la foi et non dans la claire vue g. » Et tant que nous marchons ainsi dans la foi, que dit de nous l’Écriture ? Que « maintenant nous voyons à travers un miroir, en énigme, et qu’alors ce sera face à face h. »

7. Loin d’ici la pensée de toute face corporelle. Si dans le désir enflammé de voir Dieu tu prépares ton visage à jouir de cette vue ; tu désireras voir aussi la face divine. Si au contraire vous avez de Lui des idées au moins spirituelles, si vous croyez que Dieu n’est pas un corps, ainsi que nous l’avons enseigné longuement hier, si toutefois nous l’avons enseigné ; si dans vos cœurs, comme dans les temples de Dieu, nous avons brisé tout simulacre de forme humaine, si vous vous souvenez exactement, si vous êtes bien pénétrés de ce passage où l’Apôtre réprouve ceux qui « se disant sages sont devenus insensés, et ont changé la gloire du Dieu incorruptible contre une image représentant un homme corruptible i ; » si vous détestez cet égarement, si vous l’évitez, si vous purifiez le temple de votre Créateur, si vous voulez qu’il vienne en vous et y établisse sa demeure : « Ayez du Seigneur des sentiments dignes de lui et cherchez-le dans la simplicité du cœur j ; » voyez à qui vous vous adressez, si toutefois vous parlez sincèrement, quand vous vous écriez : « Mon cœur vous a dit : Je chercherai votre face. » Que ton cœur dise donc aussi : « Je chercherai votre visage, Seigneur », car le chercher avec le cœur, c’est le chercher comme il convient. On dit le visage de Dieu, le bras de Dieu, la main de Dieu, ses pieds, son trône et l’escabeau de ses pieds ; lisais ne te figure, pas des membres humains ; brise ces idoles de mensonge, si tu veux être le temple de la vérité. La main de Dieu désigne sa puissance ; sa face, sa connaissance ; ses pieds, sa présence ; et si tu le veux, tu peux devenir son trône. Nieras-tu que le Christ soit Dieu ? Non, réponds-tu. Tu admets aussi que le Christ est la vertu et la sagesse de Dieu ? — Je l’admets aussi. – Écoute : « L’âme du juste est le trône de la sagesse k. » Or où Dieu a-t-il son trône, sinon où il habite ; et où habite-t-il, si ce n’est dans son temple ? Mais « le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple l. » Songe donc de quelle manière tu dois considérer le Seigneur. « Dieu est esprit et il faut l’adorer en esprit et en vérité m. » Qu’aujourd’hui donc, si tu le promets, l’arche d’alliance entre dans ton cœur, et que Dagon tombe à la renverse n. Ainsi prête l’oreille, apprends à désirer Dieu, apprends à désirer ce qui te rend capable de le voir. « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. » Pourquoi penser aux yeux du corps ? S’ils servaient à voir Dieu, Dieu occuperait quelque espace. Mais quel espace occupe Celui qui est tout entier partout ? Purifie ce qui doit le voir.

8. Écoute encore et comprends, si toutefois je puis avec son secours expliquer ma pensée ; qu’il nous aide à entendre ces devoirs et ces récompenses, à saisir comment les uns répondent aux autres. Quelle est en effet la récompense qui ne convienne, qui ne soit proportionnée au mérite ? Les humbles semblent exclus du royaume, et il est dit : « Bienheureux les pauvres de gré, le royaume des cieux est à eux. » On exproprie facilement ceux qui sont doux ; et il est dit : « Bienheureux ceux qui sont doux, car ils auront la terre en héritage. » Le reste est clair, évident, il se révèle de lui-même et il faut, non pas l’expliquer, mais le rappeler. « Bienheureux ceux qui pleurent. » Qui ne désire la consolation quand il pleure ? « Ils seront consolés. – Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice. »

Qui ne désire être rassasié quand il a faim et soif ? Aussi « seront-ils rassasiés. — « Bienheureux les miséricordieux. » Qui fait miséricorde, sinon celui qui même en l’exerçant demande que Dieu le paie de retour et fasse pour lui ce que lui-même fait pour le pauvre ? « Bienheureux » donc « les miséricordieux, car Dieu leur fera miséricorde. » Voyez continent tout se correspond, comment la nature de la récompense est appropriée à la nature du précepte. Il est prescrit d’être pauvre de gré ; la récompense est de posséder le royaume des cieux. Il est prescrit d’être doux ; la récompense est de posséder la terre. Il est prescrit de pleurer ; la récompense est d’être consolé. Il est : prescrit d’avoir faim et soif de la justice ; la récompense est d’en être rassasié. Il est prescrit d’être miséricordieux ; la récompense est d’obtenir miséricorde. De même il est prescrit d’avoir le cœur pur ; et la récompense est de voir Dieu.

9. Garde-toi donc de raisonner sur ces préceptes et sur ces récompenses de la manière suivante. Quand on le dit : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu », ne t’imagine point que la vue de Dieu ne sera octroyée ni aux pauvres de gré, ni à ceux qui sont doux, ni à ceux qui pleurent, ni à ceux qui ont faim et soif de la justice, ni à ceux qui sont miséricordieux. Ne te figure point qu’il n’y aura pour le voir que les cœurs purs et que les autres en seront privés. En effet, ceux qui ont le cœur pur ont aussi tous les autres mérites ; mais s’ils voient Dieu, ce n’est ni pour être pauvres de gré, ni pour être doux, ni pour pleurer, ni pour avoir faim et soif de la justice, ni pour être miséricordieux ; c’est pour avoir le cœur pur. C’est comme, si l’on rapprochait des membres du corps les actions auxquelles ils sont propres, comme si l’on disait, par exemple : Heureux ceux qui ont des pieds, car ils marcheront ; heureux ceux qui ont des mains, car ils travailleront ; heureux ceux qui ont de la voix, car ils crieront ; Heureux ceux qui ont une bouche et une langue, car ils parleront ; heureux ceux qui ont des yeux, car ils verront. En nous donnant en quelque sorte des membres spirituels, le Sauveur a indiqué à quoi chacun est propre. L’humilité est propre a posséder le royaume des cieux ; la douceur, à posséder la terre ; les larmes, à recevoir la consolation ; la faim et la soif de la justice, à être rassasiés ; la miséricorde, à obtenir miséricorde ; le cœur pur enfin, à voir Dieu.

10. Si donc nous aspirons à voir Dieu, comment purifier cet œil intérieur ? Qui ne s’appliquerait, qui ne chercherait à purifier son cœur pour voir Celui qu’il aime de toute son âme ? Une autorité divine nous dit par quel moyen : « C’est par la foi, déclare-t-elle, qu’il purifie leurs cœurs o. » La foi en Dieu purifie donc le cœur, et le cœur purifié voit Dieu. Il est vrai, des malheureux qui se trompent eux-mêmes se font de la foi une étrange idée : ils se figurent qu’il suffit de croire ; car il en est qui tout en vivant mal se promettent, parce qu’ils croient, d’arriver à la vision de Dieu et au royaume des cieux. Mais l’Apôtre saint Jacques s’enflamme contre eux dans son Épître, et rempli d’une charité toute céleste : « Tu crois qu’il y a un Dieu », leur dit-il avec une sainte indignation. Tu t’applaudis de ta foi ; tu considères qu’un grand nombre d’impies croient à la pluralité des dieux et tu es heureux de croire qu’il n’y en a qu’un. « C’est bien. Mais les démons croient aussi, et ils tremblent p. » Ces démons verront-ils Dieu ? Les cœurs purs le verront. Mais qui oserait appeler des cœurs purs ces esprits immondes ? « Ils croient » néanmoins, « et ils tremblent. »

11. Il faut mettre de la différence entre notre foi et la foi des démons. La nôtre purifie le cœur, la leur les rend coupables, car ils font le mal et c’est pourquoi ils disent au Seigneur : « Qu’y a-t-il entre vous et nous ? » Tu crois peut-être, en les entendant parler ainsi, qu’ils ne le connaissaient pas ? » Nous savons, disent-ils, qui « vous êtes ; vous êtes le Fils de Dieu q. » Pierre est comblé d’éloges, quand il lui donne ce titre ; le démon le donne aussi, et il est condamné. D’où vient cette différence ? Ne vient-elle pas de ce que les paroles étant les mêmes les dispositions du cœur Font loin de se ressembler ? Que notre foi diffère donc de la leur, ne nous contentons pas de croire. Leur foi ne saurait purifier le cœur ; et « c’est par la foi, est-il dit, que Dieu a purifié leurs cœurs. » Or quelle est cette foi, sinon celle que définit l’Apôtre Paul quand il dit : « La foi qui agit par l’amour r ? » Cette foi distingue des démons, elle distingue des hommes perclus de crimes et de mœurs. « La foi. » Quelle foi ? « La foi qui agit par l’amour. » Elle espère donc ce que, Dieu promet. Rien de plus exact, rien de mieux que celle définition. Aussi y voit-on trois choses essentielles. En effet, quand on a « la foi qui agit par l’amour », on espère nécessairement aux promesses divines et la foi est accompagnée par l’espérance. Comment nous passer de l’espérance. Comment nous passer de l’espérance tant que nous croyons ce que nous ne voyons point encore ? Sans voir et sans espérer, ne viendrions-nous pas à défaillir ? Nous nous affligeons de ne pas voir, mais nous nous consolons dans l’espérance de voir un jour. Ainsi nous avons l’espérance et cette espérance accompagne la foi. Nous avons aussi la charité ; c’est elle qui nous porte à désirer, à faire effort pour atteindre à quoi nous aspirons, à avoir faim et soif. Ainsi ajoutons cette vertu aux deux autres et nous avons la foi, l’espérance et la charité. Comment d’ailleurs n’aurions-nous pas la charité avec la foi telle que la définit l’Apôtre, puisqu’elle n’est autre chose que l’amour dont il parle quand il dit : « La foi qui agit par l’amour ? » Supprime la foi, tu ne crois plus rien ; supprime la charité, tu n’agis plus. Car à la foi il appartient de croire, et à la charité, d’agir. Crois sans aimer, tu ne te portes à aucune bonne œuvre, et si tu t’y portes, c’est en esclave et non en fils, c’est par crainte de la peine et non par amour de la justice. La foi qui purifie le cœur est donc bien celle qui agit par la charité.

12. Alors cette foi, que fait-elle ? Que fait-elle avec de si imposants témoignages de l’Écriture, avec de si nombreux enseignements, des exhortations si variées et si puissantes ? Elle nous met en état de voir, maintenant à travers un miroir, en énigme, et plus tard face à face. Cette fois encore ne songe pas à ta face extérieure, mais à la face de ton cœur. Force ton cœur à s’appliquer aux choses divines, contrains-le, presse-le. Rejette toute image corporelle. Tu ne saurais dire en la voyant : Dieu est cela, dis au moins : Il n’est pas cela. Quand pourras-tu dire de Dieu : C’est cela ? Pas même quand tu le verras, car Celui que tu verras est ineffable. L’Apôtre publie qu’il a été ravi au troisième ciel et qu’il y a entendu des paroles ineffables. Si des paroles sont ineffables, que penser de Celui de qui elles viennent ? Tu penses donc à Dieu, et à ton esprit se présente sous forme humaine, une merveilleuse et immense étende. La voilà devant ta pensée ; c’est quelque chose de grand, de vaste, une immense étendue enfin. Mais, ou bien elle est limitée, et limitée elle n’est point Dieu ; ou bien elle n’est pas limitée, et alors où en est la face ? Tu te représentes cette stature immense, mais pour lui donner des membres il faut lui assigner des bornes ; comment sans cela distinguer ces membres ? Que fais-tu donc, pensée folle et charnelle ? Tu construis une masse énorme, tu lui donnes d’autant plus d’étendue que tu crois par là honorer Dieu davantage. Mais tout autre ne peut-il y ajouter une coudée et la rendre plus grande encore ?

13. J’ai lu néanmoins, dis-tu. – Qu’as-tu lu ? Tu n’y as rien compris. Dis cependant, qu’as-tu lu ? Ne repoussons pas cet enfant qui joue avec les imaginations de son cœur. Qu’as-tu donc lu ? – « Le ciel est mon trône et la terre l’escabeau de mes pieds s. » C’est vrai ; moi aussi j’ai lu cela. T’estimes-tu plus que moi parce qu’en lisant tu as cru ? Mais je crois aussi ce que tu viens de rappeler. Croyons donc ensemble. Et puis ? Cherchons ensemble. Retiens bien ce que tu as lu et ce que tu crois. « Le ciel est mon trône, c’est-à-dire mon siège, car tel est le sens de ce mot dérivé du grec ; « et la terre, l’escabeau de mes pieds. » Or n’as-tu pas lu aussi : « Qui a mesuré le ciel avec la paume de sa main t ? » Tu l’as lu sans doute et tu confesses également que tu le crois. Ainsi nous avons lu tous deux et tous deux nous croyons ces passages. Réfléchis maintenant et enseigne-moi ; sois mon maître, je me fais ton élève. Enseigne-moi, je t’en prie. Est-il un homme qui siège sur la paume de sa main ?

14. Tu viens de donner à Dieu des traits et dm, membres copiés sur le corps humain, et, peut-être l’imaginais-tu que c’est notre corps qui est fait à l’image de Dieu. Provisoirement j’accepte ton idée ; mais pour l’examiner, pour la discuter, pour la sonder, et pour la réfuter en l’étudiant. Consens à m’entendre, puisque j’ai prêté l’oreille à ce qu’il t’a plu de me dire. Dieu siège au ciel et en même temps il mesure le ciel avec la paume de sa main. Ainsi le ciel est à la fois large et étroit ; large puisque Dieu y est assis, étroit puisqu’il le mesure comme il vient d’être dit ? Ou bien ne faut-il à Dieu pour s’asseoir que l’espace occupé par la paume de sa main ? S’il en est ainsi, il ne nous a point faits à son image, car nous avons la paume de la main bien plus étroite que l’espace occupé quand nous sommes assis ; et si en Dieu la paume de la main est aussi étendue que la place occupée par lui sur son siège, il nous a donné des membres bien différents des siens ; il n’y a point là de ressemblance. Qu’un cœur chrétien rougisse de se faire une telle idole. Prends donc ici le ciel pour tous les saints ; car la terre s’entend aussi de tous ceux qui l’habitent : « Que toute la terre vous adore u. » Or si en pensant aux habitants de la terre nous pouvons dire : « Que toute la terre vous adore ; » pourquoi ne pourrions-nous dire également, en pensant aux habitants du ciel : Que tout le ciel vous porte ? Tout en habitant sur la terre, tout en foulant la terre aux pieds, les saints eux-mêmes ont le cœur fixé au ciel. Ce n’est pas en vain qu’on les invite à y tenir leur cœur élevé, ni en vain qu’ils affirment être fidèles à ce conseil ; ce n’est pas en vain non plus que le chef de l’homme est élevé ; aussi est-il dit dans ce sens mystérieux« Si vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut, où le Christ siège à la droite de Dieu ; goûtez les choses d’en haut et non les choses de la terre v. » Considérés comme vivant au ciel, les saints portent Dieu, ils sont même le ciel puisqu’ils sont les trônes de Dieu ; et considérés comme annonçant sa parole, ces « cieux racontent la gloire de Dieu w. »

15. Reviens donc avec moi aux yeux du cœur et sache les préparer. C’est à l’homme intérieur que Dieu parle ; car il y a en nous un homme intérieur dont les oreilles, les yeux et les autres organes visibles ne sont que la demeure ou l’instrument. C’est aussi dans cet homme intérieur que le Christ habite provisoirement par la foi et qu’il fera sentir la présence de sa divinité, lorsque nous connaîtrons en quoi consistent la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur ; lorsque nous connaîtrons aussi la charité du Christ, bien supérieure à toute science, pour être remplis de toute la plénitude de Dieu x. Ainsi donc si tu aimes à comprendre dans ce sens, applique-toi à saisir ce que l’on entend par largeur et longueur, hauteur et profondeur. Mais ne laisse point courir ton imagination à travers les espaces de l’univers, à travers l’étendue finie de ce monde immense. Saisis dans toi-même ce que je vais dire. La largeur consiste dans les bonnes œuvres ; la longueur, dans la constance et la persévérance à les faire ; la hauteur est l’attente des récompenses célestes, c’est dans ce sens qu’on t’invite à élever ton cœur. Fais donc le bien et persévère à le faire dans l’espoir des dons de Dieu. Regarde comme rien les biens de la terre ; autrement, lorsqu’elle sera ébranlée sous les coups de l’éternelle Sagesse, tu serais exposé à dire qu’en vain tu as servi Dieu, fait le bien et persévère dans la pratique des bonnes œuvres. Il y a donc en toi largeur, quand tu les pratiques, longueur, si tu y persévères ; mais tu manques de hauteur en convoitant les récompenses terrestres. Et la profondeur ? C’est la grâce de Dieu considérée dans le secret de sa volonté sainte. « Qui a connu la pensée du Seigneur ? qui lui a servi de conseiller y ? – Vos jugements sont comme un profond abîme z. »

16. La vraie vie consiste donc à faire le bien et à y persévérer, à attendre les biens du ciel, à recevoir la grâce que Dieu donne secrètement, non pas à l’aventure mais avec sagesse, et à ne pas critiquer la manière différente dont il traite les hommes ; car en lui il n’y a point d’injustice aa. Veux-tu rapprocher ce genre de vie de la croix de ton Seigneur ? Il dépendait de lui de mourir, ou de ne pas mourir, et ce n’est pas sans raison qu’il a choisi ce genre de mort. S’il pouvait mourir ou se préserver de la mort, ne pouvait-il pas aussi mourir d’une manière ou de l’autre ? Non, ce n’est pas sans motif qu’il a préféré expirer sur la croix pour t’y crucifier à ce monde. Sur la croix en effet la largeur est le bois transversal où sont attachées les mains ; ce qui représente les bonnes œuvres. La longueur est la partie qui part du bois transversal et s’étend jusques à terre. Là est appliqué et se tient comme debout le corps du crucifié ; attitude qui désigne la persévérance. La hauteur est la partie qui s’élève au-dessus des bras de la croix, et qui figure l’attente des biens célestes. Et la profondeur ? N’est-ce, point le bas, fixé dans la terre ? Ainsi est cachée et comme dérobée à la vue, la grâce divine. On ne la voit pas, mais c’est d’elle que part tout ce que l’on voit. Maintenant donc, si tu fais entrer tout ceci non-seulement dans ton intelligence mais encore dans ta conduite, « et l’intelligence en est donnée à ceux qui s’y conforment ab ; » travaille alors, si tu en es capable, à connaître cette charité du Christ, qui surpasse toute science ; et lorsque tu la connaîtras, tu seras rempli de toute la plénitude de Dieu ; et ce sera face à face. Oui tu seras rempli de toute la plénitude de Dieu, car Dieu même te remplira sans que tu le remplisses. Cherche donc maintenant, s’il est possible, quelque face corporelle ? Loin d’ici les vains fantômes. Enfant, jette ces jouets et occupe-toi de choses sérieuses. Nous aussi nous sommes souvent des enfants, et lorsque nous l’étions davantage encore, nos aînés ont su nous supporter. « Recherchez avec tous la paix et la sainteté, sans laquelle personne ne verra Dieu ac. » Elle aussi purifie le cœur, parce qu’elle implique la foi qui agit par la charité. Ainsi donc « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. »

CHAPITRE XIX. SERMON SUR LA MONTAGNE.

43. Voyons maintenant si l’Évangéliste saint Matthieu ne semble en rien contredit par les autres, au sujet du long discours que, d’après lui, le Seigneur prononça sur la montagne. Saint Marc n’en dit rien ; il n’a même rien rapporté de semblable, si ce n’est quelques maximes éparses dans son récit, et que le Seigneur aura répétées en d’autres lieux. Il nous permet cependant de voir dans le texte de sa narration la place de ce discours et nous laisse conclure que Jésus-Christ l’a prononcé, mais que lui-même a omis de le reproduire. « Jésus, dit-il, prêchait dans leurs synagogues et par toute la Galilée, et il chassait les démons. » Dans cette prédication de Jésus par toute la Galilée, se trouve compris aussi le discours qu’il fit sur la montagne, et que rapporte saint Matthieu. Carie même saint Marc continue ainsi : « Or, un lépreux vint à lui ; le suppliant et se jetant à genoux il lui dit : Si vous voulez, vous pouvez me guérit ad ; et il expose de telle sorte ce qu’il dit ensuite de la guérison de ce lépreux qu’on doit le reconnaître pour le même que saint Matthieu dit avoir été guéri, quand, après le discours dont nous parlons, le Seigneur fut descendu de la montagne. Voici en effet le texte de saint Matthieu : « Jésus étant descendu de la montagne une grande multitude de peuple le suivit. Et voilà qu’un lépreux, venant à lui, l’adorait en disant : Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir », et le reste ae.

44. Saint Luc a parlé aussi de ce lépreux af, non pas au même endroit, mais suivant l’usage des évangélistes d’exposer certains faits après les avoir d’abord omis, ou d’anticiper le récit de faits postérieurs, selon le mouvement de l’inspiration divine qui les portait à n’écrire qu’ensuite en se le rappelant à la mémoire, ce qui pourtant leur était bien connu : néanmoins le même saint Luc rapporte aussi du divin maître un long discours qui débute comme celui que nous donne saint Matthieu. Car dans ce dernier nous lisons : « Bienheureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux : » et dans l’autre : « Vous êtes bienheureux, pauvres, parce que le royaume des cieux est à vous. » Le texte de saint Luc présente ensuite beaucoup d’autres ressemblances, et à la fin du discours la conclusion est toute pareille ; c’est de part et d’autre la comparaison prise de l’homme sage qui bâtit sur la pierre ferme, et de l’insensé qui bâtit sur le sable. Toute la différence est que dans saint Luc, il n’est parlé que du fleuve qui vient se précipiter contre la maison, tandis que le récit de saint Matthieu y joint les vents et la pluie. On pourrait donc très-facilement admettre qu’il s’agit d’un seul et même discours dans les deux évangélistes ; que saint Luc a laissé de côté certaines pensées rendues par saint Matthieu ; qu’il en a reproduit d’autres, omises par lui, et qu’il en a aussi présenté plusieurs dont il exprime semblablement tout le sens et toute la vérité, quelle que soit la différence des termes.

45. On pourrait, dis-je, admettre cela très-facilement, si ce n’était que, d’après saint Matthieu, le Seigneur parle assis sur une montagne, et que d’après saint Luc c’est debout et dans une plaine. Cette diversité porte donc à penser que, le discours rapporté par l’un, n’est pas le discours rapporté par l’autre. Et pourquoi aussi bien Jésus-Christ n’aurait-il pas répété ailleurs ce qu’il avait déjà dit, ou fait de nouveau certaines choses qu’il avait déjà faites auparavant ? Du reste, entre ces deux discours dont l’un est reproduit par saint Matthieu et l’autre par saint Luc, il n’a pas dû s’écouler beaucoup de temps ; car avant et après les deux évangélistes rapportent des choses semblables ou parfaitement identiques ; et l’on peut avec raison penser que leurs récits regardent les mêmes jours et les mêmes lieux. Voici, en effet, ce que nous lisons dans saint Matthieu : « Et une grande multitude de peuple le suivit de la Galilée, de la Décapote, de Jérusalem, de la Judée, et d’au-delà du Jourdain. Or, voyant cette foule, Jésus gagna le haut d’une montagne ; et lorsqu’il s’y fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui ; et ouvrant la bouche, il les instruisait en disant. Bienheureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux », et le reste ag. On peut croire ici que Jésus voulut échapper à la presse de la multitude ; et qu’alors il gagna le haut de la montagne, pour s’éloigner de la foule afin de parler à ses seuls disciples. C’est ce que semble aussi confirmer la narration de saint Luc. « En ce temps-là, dit-il, Jésus alla sur une montagne, pour y prier, et il y passa toute la nuit en prière. Quand le jour fut venu, il appela ses disciples et choisit douze d’entre eux qu’il nomma Apôtres, savoir : Simon auquel il donna le nom de Pierre, André, son frère, Jacques et Jean, Philippe et Barthélemy, Matthieu et Thomas, Jacques fils d’Alphée et Simon appelé le zélé, Jude frère de Jacques et Judas Iscarioth, qui fut le traître. Il descendit ensuite avec eux et s’arrêta dans une plaine où il se vit environné de la troupe de ses disciples et d’une grande multitude de peuple, accouru de toute la Judée, de Jérusalem, du pays maritime, de Tyr et de Sidon, pour l’entendre et pour être guéris de leurs maladies. Ceux d’entre eux qui étaient possédés d’esprits impurs étaient aussi guéris. Or tout le peuple tâchait de le toucher, parce qu’il sortait de lui une vertu qui les guérissait tous. Alors levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit : Vous êtes bienheureux, pauvres, parce que le royaume des cieux est à vous ah. » On peut donc croire que quand Jésus, sur la montagne, eut choisi parmi tous ses disciples, les douze Apôtres, détail omis par saint Matthieu, il y prononça le discours que cet évangéliste a reproduit et dont saint Luc ne parle pas ; qu’ensuite, étant descendu dans la plaine, il fit un autre discours semblable, dont saint Matthieu ne dit rien, mais dont parle saint Luc : et qu’il les termina tous deux de la même manière.

46. Nous lisons dans le texte de saint Matthieu immédiatement après le discours du Seigneur : « Jésus ayant achevé de parler, la foule était dans l’admiration de sa doctrine ; » ceci peut-être rapporté à la foule des disciples parmi lesquels avaient été choisis les douze Apôtres. Le même Évangéliste dit un peu plus loin : « Lorsqu’il fut descendu de la montagne, une grande multitude de peuple le suivit ; et voilà qu’un lépreux venant à lui l’adorait. » Nous pouvons entendre cela comme ayant eu lieu non-seulement après le discours que lui-même rapporte, mais après l’autre que reproduit le texte de saint Luc. Car on ne voit rien qui fasse connaître quel espace de temps s’écoula entre la descente de la montagne et le fait relatif au lépreux ; et sans rien insinuer à cet égard, saint Matthieu a voulu marquer seulement, qu’après être descendu de la montagne le Seigneur était accompagné d’une grande foule de peuple lorsqu’il guérit le lépreux. Ceci est d’autant mieux fondé que, suivant saint Luc, Jésus était déjà dans la ville quand il opéra cette guérison ; circonstance que saint Matthieu ne relève pas.

47. Cependant on pourrait admettre encore que d’abord le Seigneur était seul avec ses disciples sur la partie la plus élevée de la montagne, quand parmi eux il choisit les douze Apôtres ; qu’ensuite il descendit, non jusqu’au bas, mais dans un lieu qui est spacieux, c’est-à-dire une espèce de plaine qui se trouvait au flanc de cette montagne et qui pouvait contenir une foule nombreuse ; qu’il s’arrêta là, y resta debout attendant que la multitude fût rassemblée autour de lui ; qu’enfin s’étant assis et les disciples s’étant approchés, il leur fit à eux et à toute la foule un seul et même discours : discours que saint Matthieu et saint Luc auront rapporté, non de la même manière, mais sans varier pour le fond des choses et des pensées reproduites par tous deux. Car déjà nous avons averti et, en dehors même de tout avertissement, chacun doit voir, qu’il n’y a pas d’opposition entre deux évangélistes dont l’un omet de dire ce que dit l’autre ; qu’il n’y en a pas davantage si les expressions sont différentes, du moment que les mêmes choses et les mêmes pensées s’y retrouvent. De sorte donc que quand saint Matthieu dit : « Jésus étant descendu de la montagne ; » il est permis d’entendre qu’il s’agit en même temps de la plaine, qui a pu s’étendre sur le flanc de cette montagne. Vient encore l’histoire du lépreux guéri, que rapportent également saint Matthieu, saint Marc et saint Luc.

‏ Matthew 6

LIVRE SECOND.

SECONDE PARTIE DU SERMON ai.

CHAPITRE PREMIER.

POUR VOIR DIEU IL EST NÉCESSAIRE QUE LE CŒUR SOIT PUR.

1. Après la miséricorde, dont l’étude termine notre premier livre, vient la pureté du cœur, par où nous commençons le second livre. Or la pureté du cœur est en quelque sorte celle de l’œil destiné à voir Dieu, et que l’on doit avoir soin de tenir simple autant que l’exige la dignité de l’objet qu’il peut contempler. Mais il est difficile que dans cet œil en grande partie purifié, il ne se glisse pas quelque saleté provenant des choses mêmes qui accompagnent ordinairement nos bonnes actions, comme la louange humaine, par exemple. S’il est dangereux de mal vivre, qu’est-ce que bien vivre et renoncer à la louange ; sinon être ennemi du monde qui est d’autant plus misérable que la vie régulière lui déplaît davantage ? Si donc ceux parmi lesquels vous vivez ne vous louent pas quand vous faites le bien, ils sont dans l’erreur ; s’ils vous louent, vous êtes en danger, à moins que votre cœur ne soit si simple et si pur que, dans le bien que vous Mites, vous n’ayez point en vue les louanges des hommes ; que vous ne soyez plus disposé à féliciter ceux qui goûtent et approuvent le bien, qu’à vous féliciter vous-même, quoique vous meniez une vie régulière quand même on ne vous en louerait pas ; et enfin, à moins que vous ne compreniez crue l’éloge qu’on fait de vous n’est utile à celui qui le fait, qu’autant qu’il rapporte l’honneur de votre bonne conduite, non à vous mais à Dieu, dont toute âme fidèle est le temple très saint et qu’il veut accomplir ce que dit David : « Mon âme se glorifiera dans le Seigneur ; que ceux qui ont le cœur doux écoutent et soient dans l’allégresse aj. » C’est donc le propre de celui qui a l’œil pur de faire le bien sans égard aux louanges des hommes, sans les avoir en vue dans le bien qu’il fait, c’est-à-dire de ne jamais faire le bien pour plaire aux hommes. En effet on pourra simuler le bien, si l’on se propose seulement d’être loué, car, l’homme ne pouvant lire au fond du cœur, ses éloges peuvent tomber à faux. Ceux qui agissent ainsi, c’est-à-dire qui simulent le bien, ont le cœur double. Celui-là a donc seul le cœur simple, c’est-à-dire pur, qui s’élève au-dessus des louanges humaines ; qui en faisant le bien, n’a en vue et ne cherche à plaire qu’à Celui qui pénètre les consciences. Et tout ce qui sort de sa conscience pure est d’autant plus louable qu’il a moins en vue les louanges humaines.

2. « Prenez donc garde, dit le Seigneur, de ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d’eux » c’est-à-dire prenez garde de pratiquer la justice pour que les hommes vous voient et de chercher là votre satisfaction. « Autrement vous n’aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux » non pas précisément si vous êtes vus des hommes, mais si vous faites le bien pour en être vus. En effet qu’en serait-il de ce qui a été dit au commencement de ce sermon : « Vous êtes la lumière du monde ? une ville ne peut être cachée, quand elle est située sur une montagne ; et on n’allume point une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais sur un chandelier, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison ; qu’ainsi donc votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres ? » Mais ce n’est point là que le Seigneur fixe le but, car il ajoute : « et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux ak. » Et ici, comme il défend de se proposer ce but, c’est-à-dire de faire le bien pour être vu des hommes, après avoir dit : « Prenez garde de faire votre justice devant les hommes, pourra être vus d’eux » il n’ajoute rien : ce qui prouve qu’il n’a pas défendu de faire le bien devant les hommes, mais de le faire pour être vu d’eux, c’est-à-dire de viser à cette fin, de fixer là son but.

3. En effet l’Apôtre nous dit : « Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais point serviteur du Christ al » bien qu’il dise ailleurs Complaisez à tous en toutes choses, comme je le fais moi-même am. Pour ceux qui ne savent pas comprendre, il y a là une contradiction pourtant en disant qu’il ne plaît pas aux hommes, il veut dire qu’il ne fait pas le bien pour leur plaire, mais pour plaire à Dieu, à l’amour duquel il voulait amener tous les hommes en cherchant à leur plaire. Il avait donc raison de dire qu’il ne plaisait pas aux hommes, parce qu’en cela il n’avait en vue que de plaire à Dieu : et il n’avait pas moins raison de recommander de plaire aux hommes, non pour chercher là une récompense à de bonnes actions, mais parce qu’on ne peut plaire à Dieu sans se présenter comme modèle à ceux qu’on veut sauver, et que personne n’est tenté d’imiter celui qui ne lui plaît pas. Ainsi comme il ne serait point déraisonnable de dire : En prenant la peine de chercher un vaisseau, ce n’est pas un vaisseau, mais une patrie, que je, cherche ; de même l’Apôtre pouvait dire : En cherchant à plaire aux hommes, ce n’est pas aux hommes, mais à Dieu que je plais : car, mon but n’est pas là, mais je tends à être imité par ceux que je veux sauver. C’est ainsi qu’il dit en parlant des oblations faites pour les saints « Non que je recherche vos dons, mais je désire le fruit qui en résultera an » c’est-à-dire en recherchant vos dons, ce ne sont pas vos dons que je recherche, mais les fruits qui en résulteront pour vous. Car c’était là un indice du progrès qu’ils avaient faits dans les voies du Seigneur, puisqu’ils offraient de bon cœur ce que l’Apôtre leur demandait, non pour son plaisir, mais pour entretenir les liens de la charité.

4. Quant à ce que le Seigneur ajoute : « Autrement vous n’aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux » cela prouve simplement que nous devons nous tenir en garde pour ne pas chercher la récompense de nos bonnes œuvres dans les louanges humaines, c’est-à-dire pour ne pas nous imaginer que nous puissions y trouver le bonheur.

CHAPITRE II. HYPOCRISIE. – MAIN GAUCHE.

5. « Lors donc que tu fais l’aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d’être honorés des hommes. » C’est-à-dire ne cherche pas, comme les hypocrites, à te faire un noie. Or il est clair que l’hypocrite n’a point dans le cœur les sentiments qu’il affecte aux yeux, des hommes. Car il simule, joue, pour ainsi dire, le rôle d’un autre, comme les acteurs au théâtre. En effet celui qui représente, dans une tragédie, Agamemnon, par exemple, ou tout autre personnage historique ou fabuleux, n’est point ce personnage même ; mais il fait semblant de l’être' et on l’appelle comédien. Ainsi quiconque, dans l’Église ou dans toute condition humaine, veut paraître ce qu’il n’est pas, est un comédien. Il feint d’être juste, et ne l’est pas réellement, parce qu’il place tout, son profit dans la louange humaine, que, les hypocrites peuvent, obtenir en trompant ceux à, qui ils paraissent, bons et en recevant leurs éloges. Mais de tels hommes ne reçoivent, du, Dieu qui lit dans les cœurs, d’autre récompense que la punition due à la fourberie : car, dit le Saveur, « ils, ont reçu » des hommes « leur récompense ;» et c’est avec, grande raison qu’on leur dira : Retirez-vous de moi, ouvriers de fraude ; vous avez porté mon nom, mais vous n’avez pas fait mes œuvres. Ceux-là donc ont reçu leur, récompense, quine font l’aumône que pour être honorés des hommes ; non pas précisément parce qu’ils sont honorés, mais parce qu’ils ont agi pour être honorés, ainsi, que nous l’ayons exposé plus haut. En effet la, louange humaine ne doit, pas être recherchée, par celui qui fait le bien, mais l’accompagner ; pour le ; profit de ceux qui peuvent imiter ce qu’ils louent, et non, pour que celui qu’ils louent croie tirer quelque profit de leurs éloges.

6. « Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite. » Si par main gauche vous entendez ici les infidèles, il vous semble qu’il n’y a pas de mal à chercher à plaire aux fidèles, bien : qu’on nous défende absolument de fixer, pour but et pour prix de nos bonnes œuvres, les louanges de qui que ce soit : Au, point de vue de l’imitation de la, part de ceux qui auront approuvé votre conduite, vous, ne devez pas être modèle pour les fidèles seulement, mais aussi pour les infidèles, afin que la vue de vos bonnes œuvres, objets de leurs éloges, les porte à honorer Dieu : et les attire au salut. Que si par main gauche vous entendez un ennemi, ce qui voudrait dire que votre ennemi doit ignorer votre aumône : pourquoi le Seigneur lui-même a-t-il guéri des hommes avec tant de bonté au milieu des Juifs ses ennemis ? Pourquoi l’apôtre Pierre, après avoir guéri par compassion le boiteux près de la porte appelée la Belle, a-t-il supporté la haine de ses entremis envers lui et envers les autres disciples du Christ ao ? Enfin si notre ennemi doit ignorer notre aumône, comment la lui ferons-nous, à lui-même, en accomplissement de ce précepte : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ap ? »

7. Il y a là-dessus une troisième opinion d’hommes charnels, mais tellement absurde, tellement ridicule, que je n’en parlerais pas si je ne savais qu’elle est admise par un grand nombre. Ceux-là prétendent que la main gauche désigne ici l’épouse ; parce que, disent-ils, la femme tenant davantage à l’argent au sein du ménage, il faut que les hommes fassent l’aumône à leur insu, pour éviter les discussions domestiques. Comme si l’homme seul était chrétien, et que le commandement de l’aumône ne regardât point la femme ! Quelle sera donc la main gauche à qui la femme devra cacher ses œuvres de miséricorde ? L’homme sera-t-il la main gauche de la femme ? Ce serait la plus grande des absurdités. Et si on prétend que les époux sont l’un pour l’autre cette main gauche, si toute aumône faite par l’un du bien domestique contrarie l’autre, ce n’est plus là un mariage chrétien ; il faudra que celui des deux qui voudra accomplir, bon gré malgré, le précepte divin de l’aumône, blesse en même temps la volonté de Dieu, et soit rangé parmi les infidèles : car il est prescrit, en pareil cas, au mari fidèle de gagner sa femme par sa bonne conduite et ses mœurs, et à la femme pareillement à l’égard de son mari ; par conséquent ils ne doivent point se cacher naturellement leurs bonnes œuvres, qui doivent au contraire devenir entre eux une sorte d’invitation réciproque, un moyen de s’attirer à la foi chrétienne. Il ne faut pas non plus voler pour se concilier l’amitié de Dieu. Et s’il est nécessaire de cacher quelque chose, par égard pour l’infirmité du conjoint encore incapable de voir l’aumône de bon œil, en quoi il n’y a ni injustice ni péché ; cependant cette interprétation du mot main gauche ne s’accommoderait guère à l’ensemble du chapitre qui va, du reste, nous apprendre ce que le Christ a entendu par là.

8. « Prenez garde, nous dit-il, à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d’eux ; autrement vous n’aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux. » Il parle ici de la justice en général, puis il entre dans les détails. En effet l’aumône est une partie de la justice, et c’est pourquoi il ajoute immédiatement : « Lors donc que tu fais l’aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans la synagogue et dans les rues, afin d’être honorés des hommes » et ceci se rattache à ce qu’il a dit plus haut : « Prenez garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d’eux. » De même ce qui suit : « En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense » se rapporte à ce texte précédent : « Autrement vous n’aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux. » Puis il continue : « Pour toi, quand tu fais l’aumône. » Que signifient ces mots : Pour toi, si non : à la différence d’eux ? Que me commande-t-il donc ? Pour toi, quand tu fais l’aumône, « que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite. » Donc les hypocrites agissent de manière à ce que leur main gauche sache ce que fait leur droite. On vous défend par conséquent de faire ce qu’on blâme en eux. Or ce qu’on blâme en eux, c’est d’agir en vue des louanges des hommes. Le sens le plus naturel de ce mot, main gauche, semble donc être le plaisir d’être loué ; tandis que la droite signifie l’intention d’accomplir les préceptes divins. Donc quand la recherche de la louange humaine se glisse dans la conscience de celui qui fait l’aumône, la gauche sait ce que fait la droite. Par conséquent, « que ta main gauche ne sache ce que fait ta droite » c’est-à-dire que le désir de la louange humaine ne se glisse point dans votre conscience, quand vous cherchez à remplir le précepte divin de l’aumône.

9. « Afin que ton aumône soit dans le secret. » Qu’est-ce dans le secret, sinon dans la bonne conscience elle-même, qui ne peut ni être rendue visible aux yeux des hommes, ni être manifestée par des paroles ? En effet beaucoup mentent de bien des façons. Par conséquent si la main droite agit à l’intérieur et en secret, à la gauche appartient l’extérieur, tout ce qui est visible et temporel. Que votre aumône soit donc dans votre propre conscience, où beaucoup la font par leur bonne volonté, quand ils n’ont pas d’argent ni autre chose à donner au pauvre. Mais beaucoup aussi la font au-dehors, et non au dedans : ce sont ceux qui, par ambition ou par des vues temporelles, veulent paraître miséricordieux et en qui il faut croire que la gauche seule opère. D’autres tiennent une sorte de milieu entre ces deux extrêmes : ils font l’aumône en dirigeant leur intention vers Dieu, et cependant à ce but excellent se mêle un certain désir de la louange ou de toute autre chose fragile et passagère. Mais le Seigneur, qui ne veut pas même que la gauche se mêle en rien des œuvres de la droite, défend bien plus énergiquement de la laisser seule agir en nous ; afin que non seulement nous évitions de faire l’aumône uniquement par un motif temporel, mais encore qu’en la faisant, notre intention soit tellement dirigée vers Dieu qu’aucun désir d’avantages extérieurs ne vienne s’y mêler ou s’y joindre. Car il s’agit de purifier le cœur, qui ne peut être pur qu’à moins d’être simple. Or comment sera-t-il simple s’il sert deux maîtres, s’il ne purifie pas ses yeux parla contemplation des biens éternels, et les laisse s’obscurcir par l’amour des choses mortelles et fragiles ? Donc que ton aumône soit dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. » Rien de plus juste ni de plus vrai. En effet si vous attendez votre récompense de Celui qui lit seul dans la conscience, que le témoignage de votre conscience vous suffise pour mériter ce prix. Beaucoup d’exemplaires latins portent : « Et ton, Père, qui voit dans le secret, te le rendra devant les hommes » mais comme cette expression devant les hommes, ne se trouve pas dans les exemplaires grecs, qui.sontles plus anciens, nous n’avons pas cru devoir nous y arrêter.

CHAPITRE III. DE LA PRIÈRE, SES CONDITIONS, SON UTILITÉ.

10. « Et lorsque tu pries, ne sois pas comme les hypocrites qui aiment à prier debout dans les synagogues et au coin des grandes rues, afin d’être vus des hommes. » Ici encore il n’est point défendu d’être vu par les hommes, mais d’agir pour être vu d’eux ; et il est, superflu de le répéter, puisque la règle est donnée, une fois pour toutes, non de craindre et d’éviter que les hommes sachent ce que nous faisons, mais de rien faire avec l’intention de rechercher leur approbation pour récompense. Le Seigneur lui-même emploie ici les mêmes expressions, en ajoutant, comme la première fois : « En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense » faisant voir par là qu’il condamne la récompense que les insensés cherchent dans les louanges humaines.

11. « Pour vous, quand vous priez, entrez dans votre chambre. » Or quelle est cette chambre, sinon le cœur lui-même, ainsi que le Psalmiste l’enseigne quand il dit : « Ce que vous dites dans votre cœur, repassez-le avec amertume sur votre couche aq.— Et, les portes fermées, priez votre Père en secret. » C’est peu d’entrer dans sa chambre, si on en laisse la porte ouverte aux importuns, si les choses du dehors s’y introduisent et envahissent notre intérieur. Or nous avons dit que le dehors ce sont tous les objets temporels et visibles, qui pénètrent dans nos pensées par la porte, c’est-à-dire par les sens charnels, et troublent nos prières par une multitude de vains fantômes. Il faut donc fermer la porte, c’est-à-dire résister au sens charnel, en sorte que notre prière, toute spirituelle, s’élève vers le Père du fond du cœur où l’on prie le Père en secret. « Et votre Père qui voit dans le secret, vous le rendra. » C’est par là qu’il fallait terminer ; car le Seigneur n’a pas en vue ici de nous recommander de prier, mais de nous appendre comment il faut prier ; comme plus haut, ce n’était point l’aumône qu’il recommandait, mais l’esprit dans lequel il faut la faire ; puisqu’il s’agit de la pureté du cœur, qui ne s’obtient qu’en fixant son intention unique, simple, sur la vie éternelle, par le seul et pur amour de la sagesse.

12. « Or, en priant, ne parlez pas beaucoup, comme les païens ; ils s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés. » Comme le propre des hypocrites est de se donner en spectacle dans la prière et de n’en attendre d’autre fruit que l’approbation des hommes ; ainsi le propre des païens, c’est-à-dire des gentils, est de s’imaginer qu’à force de paroles ils seront exaucés. Et en effet toute abondance de paroles vient des gentils qui s’appliquent plus à exercer leur langue qu’à purifier leur cœur. Ils s’efforcent de transporter dans la prière ce ridicule verbiage, dans l’espoir de fléchir Dieu, et dans la conviction que Dieu se laisse, comme l’homme, séduire par des paroles. « Ne leur ressemblez donc pas » dite le seul et véritable Maître. « Car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. » Si en effet il faut une multitude de paroles pour informer et instruire celui qui ne sait pas, qu’en est-il besoin avec Celui qui connaît tout, à qui tout ce qui est parle, par cela seul qu’il est, et se présente comme un fait accompli ; à la science et à la sagesse duquel l’avenir n’est point caché ; pour qui tout ce qui est passé et tout ce qui passera est immuablement présent ?

13. Mais comme il doit lui-même nous apprendre à prier par des mots, quoique en petit nombre, on peut demander quel besoin il y a de ce peu de mots avec Celui qui sait toutes choses avant qu’elles arrivent, et connaît, il le dit lui-même, ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions ? Nous répondons d’abord que ce n’est point par des paroles qu’il faut traiter avec Dieu pour obtenir ce que nous désirons, mais par ce qui se passe en notre âme, par la direction de notre pensée accompagnée d’amour pur et de simple affection ; et de plus que le Seigneur nous a appris les choses par les mots, afin que les mots, confiés à notre mémoire, nous rappellent les choses au moment de la prière.

14. On peut insister et dire : Qu’il faille prier par des choses ou par des mots, à quoi bon la prière, si Dieu sait ce qui nous est nécessaire ? Non répondons que l’attention même de la prière calme et purifie notre cœur et le rend plus apte à recevoir les dons célestes qui nous viennent spirituellement ; car ce n’est pas parce qu’il ambitionne des prières que Dieu nous exauce, lui qui est toujours prêt à nous donner sa lumière, non celle qui est visible, mais la lumière intelligible et spirituelle. Seulement nous ne sommes pas toujours disposés à la recevoir, quand nous nous portons d’un autre côté et que la convoitise des choses temporelles nous remplit de ténèbres. La prière tourne donc notre cœur vers Celui qui est toujours prêt à nous donner, si nous sommes capables de recevoir ses dons ; et dans ce mouvement, le regard intérieur se purifie par l’exclusion des désirs temporels, en sorte que l’œil du cœur simple puisse supporter la lumière simple qui brille d’en haut, sans déclin, sans changement ; et puisse la supporter non seulement sans incommodité, mais avec cette joie ineffable qui constitue véritablement et réellement le bonheur.

CHAPITRE IV. ORAISON DOMINICALE : NOTRE PÈRE.

15. Mais il est temps de voir quelle prière nous impose Celui par qui nous apprenons ce que nous devons demander et nous obtenons ce que nous demandons. « C’est ainsi donc que vous prierez, nous dit-il : Notre Père, qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié ; que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ; donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien, et remettez-nous nos dettes comme nous remettons nous-mêmes à ceux qui nous doivent, et ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. » Toutes les fois qu’on prie, il faut d’abord gagner la bienveillance do celui à qui on s’adresse, ensuite exposer l’objet de sa demande. Or, on gagne la bienveillance de celui qu’on prie, en faisant son éloge, et cet éloge le place ordinairement au commencement de la prière. Pour cela le Seigneur nous ordonne simplement de dire : « Notre Père qui êtes dans les cieux. À Bien des choses ont été dites à la louange de Dieu ; quiconque lit les saintes Écritures les y trouvera partout et sous des formes différentes ; et cependant on ne voit nulle part que le peuple d’Israël ait reçu ordre de dire Notre Père, ou de prier Dieu le Père ; on lui donne l’idée de Dieu comme d’un Maître commandant à des esclaves, c’est-à-dire à des hommes qui vivent encore selon la chair. Je parle du moment où ils recevaient les préceptes de la Loi avec l’ordre de les observer ; car les prophètes montrent que souvent notre Seigneur aurait pu être leur Père, s’ils ne s’étaient pas écartés de ses commandements. Tel est ce passage, par exemple : « J’ai engendré des enfants et je les ai élevés, et ils se sont révoltés contre moi ar » et cet autre : « J’ai dit : vous êtes des dieux, vous êtes tous les enfants du Très-Haut as » et celui-ci encore : « Si je suis votre maître, où est votre crainte de moi ? Si je suis votre Père, où sont mes honneurs at ? » et une foule d’autres où l’on reproche aux Juifs prévaricateurs de n’avoir pas voulu être enfants de Dieu. Nous exceptons les textes qui s’appliquent prophétiquement au futur peuple chrétien en tant qu’il devait avoir Dieu pour Père, conformément à ces paroles évangéliques : « Il leur a donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu au. » De son côté, Paul l’Apôtre dit : « Tant que l’héritier est enfant, il ne diffère point d’un serviteur » puis il rappelle que nous avons reçu l’Esprit d’adoption dans lequel nous crions : Abba, Père av. »

16. Et comme notre vocation à l’héritage éternel, pour être cohéritiers du Christ et devenir enfants d’adoption, n’est point le fruit de nos mérites, mais l’effet de la grâce de Dieu : nous mentionnons cette grâce dès le début de la prière, en disant : Notre Père. Ce nom excite tout à la fois et l’amour, qu’y a-t-il de plus cher pour des enfants qu’un Père ? et l’affection dans la prière, puisque nous disons Notre Père ; et un certain espoir d’obtenir ce que nous allons demander, puisque, avant même de demander, Dieu nous accorde déjà une si grande faveur, la permission de lui dire : Notre Père. Que peut-il en effet refuser à la prière de ses enfants, quand il leur a déjà préalablement permis d’être ses enfants. Enfin quelle sollicitude ces mots : Notre Père, n’éveillent-ils pas dans le cœur, pour ne pas se montrer indigne d’un Père si grand ? En effet si un sénateur, d’un âge avancé, permettait à un homme du peuple de l’appeler son père, sans doute celui-ci, saisi de frayeur, l’oserait à peine, en réfléchissant à l’humilité de sa naissance, à sa pauvreté, à sa basse condition ; à combien plus forte raison, faut-il redouter d’appeler Dieu son Père, si l’âme est tellement souillée, si la conduite est tellement coupable qu’elles inspirent à Dieu une répulsion bien plus juste que celle qu’un sénateur éprouverait pour les haillons d’un mendiant ? Car, après tout, ce riche ne dédaigne dans un mendiant qu’une situation où il peut tomber lui-même par l’effet de la fragilité des choses de ce monde ; tandis que Dieu ne peut jamais tenir une mauvaise conduite. Grâces donc à la miséricorde de ce Dieu qui exige que nous l’ayons pour Père : ce qui peut s’obtenir sans aucune dépense et par le seul effet de la bonne volonté. Avis aussi aux riches, ou aux nobles selon ce siècle, devenus chrétiens, d’être sans hauteur vis-à-vis des pauvres ou des gens d’humble condition ; parce qu’ils disent avec tous les autres : Notre Père, ce qu’ils ne pourraient faire avec vérité et avec piété, s’ils ne se reconnaissaient frères des autres hommes.

CHAPITRE V. QUI ÊTES AUX CIEUX. – QUE VOTRE NOM SOIT SANCTIFIÉ.

17. Que le peuple nouveau, appelé à l’héritage éternel, emprunte donc la voix du nouveau Testament et dise : « Notre Père qui êtes dans les cieux » c’est-à-dire dans les saints et dans les justes. Car Dieu n’est point renfermé dans l’espace. Les cieux sont sans doute les corps les plus excellents de ce monde, mais ce sont des corps et ils ne peuvent être que dans l’espace. Et si l’on s’imagine que Dieu y réside localement comme dans la partie la plus élevée de ce monde, il faudra dire que les oiseaux ont plus de valeur que nous : car ils vivraient plus près de Dieu. Or il n’est pas écrit. Dieu est près des hommes haut placés, ou qui habitent sur les montagnes ; mais bien : « Dieu est près de ceux qui ont le cœur contrit » et la contrition est le propre de l’humilité. Et comme on donne au pécheur le nom de terre, quand on lui dit : « Tu es terre et tu iras en terre aw » ainsi, par contre, on peut appeler le juste, ciel. En effet on dit aux justes : « Car le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple ax. » Donc si Dieu habite dans son temple, et si les saints sont ce temple, on a raison d’interpréter : « Qui êtes dans les cieux » par : qui êtes dans les saints. Et cette comparaison est d’autant plus juste qu’on peut dire qu’il y a spirituellement autant de distance entre les justes et les pécheurs, qu’il y en a matériellement entre le ciel et la terre.

18. C’est pour exprimer cette pensée que, lorsque nous prions, nous nous tournons vers f0rient, le point de départ du ciel ; non que Dieu y habite et ait quitté les autres parties du monde, lui qui est présent partout, non d’une manière locale, mais par la puissance de sa majesté ; seulement l’esprit est averti par là de se tourner vers la nature la plus parfaite, c’est-à-dire vers. Dieu, puisque son corps qui est terrestre est tourné vers le corps le plus parfait, qui est le ciel. Il est en effet convenable et même très avantageux au progrès de la religion, que tous, petit ; et grands, aient de Dieu de justes idées. Voilà pourquoi il faut supporter ceux qui étant encore captivés par les beautés visibles, ne pouvant se figurer rien d’incorporel, et estimant nécessairement le ciel plus que la terre, croient que Dieu, dont ils se forment encore une idée matérielle, habite dans le ciel plutôt que sur la terre ; afin que, quand ils sauront un jour que l’âme l’emporte en dignité jusque sur le ciel ils cherchent Dieu dans l’âme plutôt que dans un corps même céleste ; et que, quand ils sauront la distance qui sépare les justes des pécheurs, eux qui n’osaient pas, dans leurs idées charnelles, placer le séjour de Dieu sur la terre, mais dans le ciel, désormais plus éclairés dans leur foi et dans leur intelligence, le cherchent dans les âmes des justes plutôt que dans celles des pécheurs. C’est donc avec raison que ces paroles : « Notre Père qui êtes dans les cieux » s’entendent du cœur des justes, où Dieu habite comme dans son temple. Par là aussi celui qui prie désirera voir résider en lui Celui qu’a invoqué, et dans cette noble ambition, il sera fidèle à la justice : ce qui est le présent le plus propre à fixer Dieu dans une âme.

19. Voyons maintenant ce qu’il faut demander. Nous avons vu quel est celui qu’on invoque et où il habite. Or la première de toutes les demandes est celle-ci : « Que votre nom soit sanctifié » ce qui ne veut pas dire que le nom de Dieu n’est pas saint, mais on demande qu’il soit regardé comme saint par les hommes ; c’est-à-dire que les hommes connaissent tellement Dieu qu’ils n’estiment rien plus saint que lui, rien qu’il faille plus craindre d’offenser. Et parce qu’il est écrit : « Le Seigneur est connu en Judée, son nom est grand dans Israël ay» il ne faut pas croire que Dieu est moins grand ici et plus grand là ; mais seulement que son nom est grand là où on le prononce avec le respect dû à sa grandeur et à sa majesté. Ainsi son nom est saint, là où on le nomme avec vénération et crainte de l’offenser, et c’est ce qui arrive maintenant, quand l’Évangile, en se répandant encore chez les diverses nations, fait respecter le nom du Dieu unique par l’entremise de son Fils.

CHAPITRE VI. QUE VOTRE RÈGNE ARRIVE. – QUE VOTRE VOLONTÉ SOIT FAITE.

20. Seconde demande : « Que votre règne arrive. » Le Seigneur lui-même nous apprend que le jour du jugement viendra quand l’Évangile aura été prêché à toutes les nations az ; ce qui touche à la sanctification, du nom de Dieu. Ici ces mots : « que votre règne arrive » ne signifient pas que Dieu ne règne pas maintenant. Mais, dira-t-on peut-être, cela signifie : « qu’il arrive » sur la terre. Comme si Dieu ne régnait pas sur la terre et n’y avait pas régné depuis la création du monde. Ce mot : « qu’il arrive » signifie donc : qu’il soit manifesté aux hommes. Car comme la lumière, quoique présente, n’existe pas pour les aveugles ni pour ceux qui ferment les yeux ; ainsi le règne de Dieu, quoique permanent sur la terre, est absent pour ceux qui l’ignorent. Or il ne sera plus possible à personne d’ignorer le règne de Dieu quand son Fils unique viendra du ciel d’une manière non seulement spirituelle, mais encore visible et sous forme humaine, juger les vivants et les morts
Rét 1, ch. 19 n. 8
. Après ce, jugement, c’est-à-dire quand la séparation des bons et des méchants sera faite, Dieu habitera dans les justes de telle sorte qu’il n’auront plus besoin d’être instruits par un homme, mais que tous, comme il est écrit, « seront enseignés de Dieu bb. » Ensuite la vie heureuse se complétera dans les saints pour l’éternité ; comme les anges du ciel très saints et très heureux, ils se sont éclairés de Dieu seul, et conséquemment sages et heureux, suivant que le Seigneur lui-même la promis aux siens : « A la résurrection, ils seront, dit-il, comme les anges dans le ciel bc. »

21. Voilà pourquoi cette demande : « Que votre règne arrive » est suivie de celle-ci : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel » c’est-à-dire : comme votre volonté se fait dans les anges qui sont au ciel, de telle sorte qu’ils s’attachent à vous et jouissent de vous, saris qu’aucune erreur obscurcisse leur sagesse, sans qu’aucune misère trouble leur bonheur : ainsi se fasse-t-elle dans vos saints qui sont sur la terre, dont le corps est fait de terre et qui doivent être repris à la terre pour être transformés et rendus dignes d’habiter le ciel. C’est là aussi le sens de cette acclamation des anges : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté bd » ils demandent que précédée de notre bonne volonté qui répond à l’appel, la volonté de Dieu s’accomplisse parfaitement en nous comme dans les anges du ciel, et qu’aucune adversité ne trouble notre bonheur qui est la paix. Ces paroles : « que votre volonté soit faite », s’entendent aussi très bien dans ce sens : qu’on obéisse à vos commandements, sur la terre comme au ciel, c’est-à-dire chez un homme comme chez un ange. Car faire la volonté de Dieu c’est obéir à ses commandements, comme le Seigneur lui-même nous ledit : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui ma envoyé be » et en plus d’un endroit : « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé bf : » et encore : « Voici ma mère et mes frères ; et quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma mère et ma sœur bg. » Donc la volonté de Dieu est certainement faite dans ceux qui accomplissent la volonté de Dieu ; non parce qu’ils font que Dieu veuille, mais parce qu’ils font ce qu’il veut, c’est-à-dire agissent selon sa volonté.

22. Il y a encore un autre sens : « que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel » c’est-à-dire chez les pécheurs, comme chez les saints et les justes. Et ceci peut aussi s’entendre de deux manières : ou que nous prions pour nos ennemis, car peut-on considérer autrement ceux contre le gré desquels le nom chrétien et catholique se propage ? en sorte que ces paroles : « que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel » veuillent dire que les pécheurs fassent votre volonté comme les justes, et qu’ils se convertissent. Ou bien : « que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel » signifie que chacun soit traité selon ses mérites : ce qui arrivera au dernier jugement, quand les justes seront récompensés et les pécheurs condamnés, quand les agneaux seront séparés des boucs bh.

23. Une interprétation, qui n’est point déraisonnable, mais qui s’accommode au contraire parfaitement à notre foi et à notre espérance, c’est d’entendre, par ciel et terre, l’esprit et la chair. Quand l’Apôtre dit : « J’obéis par l’esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché bi » nous voyons la volonté de Dieu s’accomplir dans l’esprit, c’est-à-dire dans l’âme. Mais quand la mort aura été absorbée dans sa victoire, quand ce corps mortel aura revêtu l’immortalité, ce qui arrivera à la résurrection de la chair, lors du changement promis aux justes, selon l’enseignement du même Apôtre bj ; alors la volonté de Dieu sera faite sur la terre comme au ciel : c’est-à-dire, comme l’esprit ne résistera plus à Dieu, mais lui obéira et fera sa volonté ; de même le corps ne résistera plus à l’esprit ou à l’âme, qui est maintenant accablée par l’infirmité du corps et entraînée aux habitudes charnelles. Ce sera alors la paix parfaite dans la vie éternelle, en sorte que non seulement nous pourrons vouloir le bien, mais encore le faire. « Car maintenant, nous dit l’Apôtre, le vouloir réside en moi, mais accomplir le bien, je ne l’y trouve pas : » parce que la volonté de Dieu ne s’accomplit pas encore sur la terre comme au ciel, c’est-à-dire dans la chair comme dans l’esprit. Cependant la volonté de Dieu se fait dans notre misère, quand nous souffrons par la chair ce qui nous est dû en raison de la mortalité que notre nature a contractée par le péché : mais il faut demander que cette volonté se fasse sur la terre comme au ciel, c’est-à-dire que, comme notre cœur se complaît dans la loi, selon l’homme intérieur bk, ainsi, par la transformation de notre corps, aucune partie de nous-mêmes ne mette obstacle à cette complaisance, par des douleurs ou des plaisirs terrestres.

24. Nous pouvons encore, sans blesser la vérité, traduire ces paroles : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel » par celles-ci : dans l’Église, comme dans Notre Seigneur Jésus-Christ ; dans la femme qui lui a été fiancée, comme dans l’Époux quia accompli la volonté du Père. En effet le ciel et la terre peuvent, en quelque sorte, être considérés comme époux, puisque la terre est fécondée par l’influence du ciel.

CHAPITRE VII. LE PAIN QUOTIDIEN.

25. La quatrième demande est : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. » Le pain quotidien signifie ici ou tout ce qui nécessaire aux besoins de cette vie, à propos de quoi le Seigneur ajoute : « donnez-nous aujourd’hui » conformément à l’ordre tracé ailleurs : « Ne pense pas au lendemain » ou le sacrement du corps du Christ, que nous recevons tous les jours : ou la nourriture spirituelle dont le même Seigneur nous dit : « Travaillez, non en vue de la nourriture qui périt » et encore : « Je suis le pain de vie qui suis descendu du ciel bl. » Mais on peut examiner lequel de ces trois sens est le plus probable. Peut-être pourrait-on s’étonner que nous soyons obligés de prier pour obtenir ce qui est nécessaire à la vie du corps, comme la nourriture et le vêtement, par exemple, quand le Seigneur nous dit : « Ne vous inquiétez point de ce que vous mangerez, ni de quoi vous vous vêtirez. » Or, peut-on ne pas s’inquiéter de ce qu’on demande, alors que l’attention de l’esprit doit être fixée dans la prière sur l’objet de sa demande tellement que c’est à cela qu’il faut rapporter ce que le Sauveur a dit de la chambre dont on doit fermer les portes, et aussi ces paroles : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice et toutes ces choses vous seront données par surcroît ? » Évidemment le Seigneur n’a pas dit : cherchez d’abord le royaume de Dieu et cherchez ceci ensuite ; mais : « tontes ces choses vous seront données par surcroît. » Mais je ne vois donc pas comment on peut dire que quelqu’un ne cherche pas ce qu’il demande à Dieu avec la plus grande attention.

26. Quant au sacrement du corps du Seigneur pour ne pas soulever d’objection de la part des nombreux orientaux qui ne participent point chaque jour à la cène du Seigneur, bien qu’on l’appelle pain quotidien ; pour qu’ils gardent le silence, dis-je, et ne défendent pas leur opinion en s’appuyant sur l’autorité ecclésiastique, sous prétexte qu’ils font cela sans scandale, que les chefs des églises ne s’y opposent pas, et qu’on ne les taxe point de désobéissance, ce qui prouve que, dans ces contrées, ce n’est pas là le sens qu’on attache aux mots pain quotidien : autrement ceux qui ne le reçoivent pas tous les jours seraient regardés comme grandement coupables : pour ne pas discuter là-dessus, disons au moins que quiconque réfléchit doit voir clairement que le Seigneur nous a donné une forme de prière à laquelle nous ne pouvons, sans transgression, rien ajouter ni rien ôter. Cela étant, qui osera soutenir que nous ne devons réciter qu’une fois l’oraison dominicale ; ou que si nous devons la réciter deux ou trois fois, ce ne peut être que jusqu’à l’heure où nous participons au corps du Seigneur, et non pendant le reste du jour ? Car alors nous ne pourrions plus dire « donnez-nous aujourd’hui » ce que nous aurions déjà reçu, ou bien on pourrait nous obliger à recevoir ce sacrement vers la fin du jour.

27. Il ne nous reste donc plus qu’à entendre par pain quotidien la nourriture spirituelle, à savoir les préceptes divins, que nous devons méditer et accomplir tous les jours. Le Seigneur y fait allusion quand il dit : « Travaillez en vue de la nourriture qui ne périt pas. » Or cette nourriture s’appelle quotidienne maintenant, tant que cette vie mortelle se prolongera par la succession des nuits et des jours. En réalité tant que les affections de l’âme se portent. tour à tour en haut et en bas, c’est-à-dire tantôt aux choses spirituelles, tantôt aux inclinations charnelles ; comme un être qui est alternativement rassasié et pressé par la faim, elle a besoin d’un pain quotidien pour calmer la faim et restaurer ses forces abattues. Ainsi comme notre corps, tant qu’il est en cette vie, c’est-à-dire avant sa transformation, répare, par la nourriture, les forces qu’il a dépensées ; de même notre âme, souffrant une déperdition par les affections temporelles qui l’éloignent de Dieu, a besoin de se refaire par la nourriture des commandements. Or on dit : « Donnez-nous aujourd’hui » pendant tout le temps qu’on peut dire aujourd’hui, c’est-à-dire durant cette vie mortelle. Car après cette vie, la nourriture spirituelle nous rassasiera tellement pendant l’éternité, qu’on ne pourrait plus dire pain de chaque jour, vu que là, la mobilité du temps, qui fait succéder les jours aux jours et permet de dire chaque jour » n’existera plus. Il faut donc entendre ici ces mots : « Donnez-nous aujourd’hui » comme ces paroles du psaume : « Aujourd’hui si vous entendez sa voix bm » qui, selon l’interprétation de l’Apôtre dans son épître aux Hébreux, signifient : « Pendant ce qui est appelé aujourd’hui bn. » Cependant, si quelqu’un veut entendre cette demande de la nourriture nécessaire au corps, ou du Sacrement du corps du Seigneur, il faudra qu’il admette en même temps les trois sens : c’est-à-dire que nous demandons en même temps notre pain quotidien, ce qui est nécessaire à notre corps et le sacrement visible et invisible du Verbe de Dieu.

CHAPITRE VIII. RÉMISSION DES PÉCHÉS. – PARDON DES INJURES.

28. Vient ensuite la cinquième demande Et remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent. » Il est clair que dettes ici signifie péchés. On le voit parce que le Seigneur dit lui-même.« Vous ne sortirez point de là que vous n’ayez payé jusqu’au dernier quart d’un as bo » ou encore parce qu’il appelle débiteurs ceux dont on lui annonce la mort sous les ruines de la tour et ceux dont Hérode a mêlé le sang à leur sacrifice. Il dit en effet qu’on les croit plus débiteurs, c’est-à-dire plus pécheurs, que tous les autres, et il ajoute : « En vérité, je vous le dis : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière bp. » Ce n’est donc point ici un ordre de remettre à des débiteurs une dette d’argent, mais de pardonner à celui qui nous a offensés. Le commandement de remettre une dette pécuniaire se rattacherait plutôt à ce qui a été dit ci-dessus : « A celui qui veut t’appeler en justice pour t’enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau bq. » Et, d’après cela encore, ce n’est pas à tout débiteur pécuniaire qu’il faut remettre sa dette, mais seulement à celui qui ne veut pas rendre et autant qu’il est disposé à plaider : car, dit l’Apôtre, « il ne faut pas qu’un serviteur de Dieu dispute br. » Il faut donc remettre une dette d’argent à celui qui ne veut la payer ni volontairement ni sur réclamation. En effet il ne refuse de payer que pour deux raisons : ou parce qu’il n’a pas de quoi, ou – parce qu’il est avare et avide du bien d’autrui. Or dans l’un et l’autre cas c’est indigence ; là, de biens, ici, de volonté. Ainsi remettre à un tel débiteur c’est remettre à un pauvre, c’est faire une œuvre chrétienne, en partant de cette règle fine : Qu’il faut être prêt à perdre ce qu’on nous doit. Mais si on emploie toutes les voies de modération et de douceur pour se faire rendre, non pas tant par vue d’intérêt que pour corriger un homme à qui il est certainement dangereux d’avoir de quoi rendre et de ne pas rendre ; non seulement on ne pêche pas, mais on rend un grand service. Car on empêche cet homme de perdre la foi en cherchant à s’approprier l’argent d’autrui : perte incomparablement plus grande. D’où il faut conclure que dans ces paroles : « Remettez-nous nos dettes », il n’est pas précisément question d’argent, mais de toutes les offenses que l’on peut commettre envers nous, même en matière pécuniaire. En effet celui-là vous offense, qui refuse de vous rembourser l’argent qu’il vous doit, quand il le peut. Et si vous ne lui remettez pas cette offense, vous ne pouvez pas dire : « Remettez-nous, comme nous remettons. » Si au contraire vous lui pardonnez, c’est que vous comprenez que cette prière impose le devoir de pardonner les offenses même en matière pécuniaire.

29. On pourrait sans doute encore ajouter que quand nous disons : « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons » nous sommes convaincus de violer cette règle en refusant de pardonner à ceux qui nous le demandent, alors que nous demandons nous-mêmes pardon à un Père plein de bonté. Mais le commandement qui nous impose l’obligation de prier pour nos ennemis bs, ne s’applique pas à ceux qui nous demandent pardon : car dès lors ils ne sont plus nos ennemis. Or il est impossible de dire qu’on prie pour ceux à qui on ne pardonne pas. Il faut donc convenir qu’il est nécessaire de pardonner toutes les offenses commises contre nous, si nous voulons que notre Père nous pardonne celles dont nous sommes coupables envers lui. Quant à la vengeance, nous en avons, je pense, parlé assez longuement plus haut
Liv 1, ch. 19, XX
.

CHAPITRE IX.

DE LA TENTATION.

30. Voici la sixième demande : « Et ne nous induisez pas en tentation. » Quelques exemplaires portent conduisez, ce qui à le même sens : car l’un et l’autre sont traduits du mot grec εἰςενέγκης. Beaucoup disent, en récitant la prière : « Ne permettez pas que nous soyons induits en tentation » afin de mieux expliquer le sens de cette expression, induisez. Car Dieu par lui-même n’induit point en tentation, mais il y laisse tomber celui à qui il a retiré son secours par un secret dessein et par punition. Souvent même c’est pour des causes manifestes que Dieu le juge digne de cet abandon et le laisse tomber dans la tentation. Mais autre chose est de succomber à la tentation, autre chose d’être tenté. Sans tentation personne ne peut-être éprouvé, ni pour lui-même suivant ce qui est écrit : « Celui qui n’a pas été tenté, que sait-il bu ? » ni pour les autres, suivant la parole de l’Apôtre : « Et l’épreuve que vous avez éprouvée à cause de ma chair, vous ne l’avez point méprisée bv ;» car si saint Paul a connu que les Galates étaient affermis, c’est que les tribulations qu’il avait éprouvées selon la chair, n’avaient point éteint en eux la charité. Mais Dieu, qui sait toutes choses avant qu’elles arrivent, nous connaît même avant les tentations.

31. Quant à ces paroles : « Le Seigneur vous tente pour savoir si vous l’aimez bw » il faut interpréter pour savoir, dans le sens de pour vous faire savoir. C’est ainsi que nous disons une joyeuse journée, pour une journée qui rend joyeux ; un froid paresseux, pour un froid qui rend paresseux ; et combien d’autres locutions de ce genre ou introduites par l’usage, ou employées par le langage des docteurs ou même usitées dans les saintes Écritures ! C’est ce que ne comprennent pas les hérétiques ennemis de l’ancien Testament, quand ils prétendent que ces paroles : « Le Seigneur votre Dieu vous tente » doivent être attribuées à l’ignorance ; comme si l’Évangile ne nous disait pas du Seigneur lui-même : « Or il disait cela pour l’éprouver, car pour lui il savait ce qu’il devait faire bx. » En effet si le Seigneur connaissait le cœur de celui qu’il éprouvait, qu’a-t-il voulu voir en l’éprouvant ? Évidemment c’était pour que celui qu’il éprouvait se connût lui-même et condamnât son propre découragement, en voyant la foule rassasiée d’un pain miraculeux, lui qui s’était imaginé qu’elle n’avait rien à manger.

32. On ne demande donc point ici de ne pas éprouver de tentation, mais de n’y pas succomber : à peu près comme un homme, devant subir l’épreuve du feu, demanderait non, pas que le feu ne le touchât pas, mais seulement qu’il ne le consumât pas. En effet, le feu éprouve les vases du potier, et l’atteinte de la tribulation, les hommes justes by. Joseph a été tenté d’adultère, mais il n’y a point succombé bz ; Suzanne a été tentée, mais sans avoir été induite ni entraînée dans la tentation ca ; et ainsi de beaucoup d’autres personnages de l’un et de l’autre sexe, et de Job surtout. Ces hérétiques ennemis de l’ancien Testament, en cherchant à tourner en dérision l’admirable fidélité de ce juste au Seigneur son Dieu, insistent particulièrement sur ce point : que Satan demanda permission de le tenter cb. Ils demandent aux ignorants, à des hommes incapables de telles connaissances, comment Satan a pu parler à Dieu : ne voyant pas, et ils ne le peuvent : tant les superstitions et l’esprit de contention les aveuglent ! Ne voyant pas que Dieu n’est point un corps occupant un lieu dans l’espace, de manière à être ici et non là, à avoir ici une partie de lui-même et une autre ailleurs ; mais qu’il est présent partout par sa majesté, sans division de parties et parfait en tous lieux. S’ils prennent dans le sens matériel ce qui est dit : « Le ciel est mon trône et la terre l’escabeau de mes pieds cc : » passage que le Seigneur lui-même confirme en disant : « Ne jurez ni par le ciel » parce qu’il est le trône de Dieu ; ni par la terre, « parce qu’elle est l’escabeau de ses pieds  » qu’y a-t-il d’étonnant que le démon, étant sur la terre, se soit trouvé aux pieds de Dieu et lui ait parlé ? Quand pourront-ils comprendre qu’il n’y a pas une âme, tant perverse soit-elle, pourvu qu’elle reste capable d’un raisonnement, à qui Dieu ne parle par la voix de la conscience ? Car qui a écrit la loi naturelle dans le cœur de l’homme, sinon Dieu ? C’est de cette loi que l’Apôtre a dit : « En effet, lorsque les Gentils qui n’ont pas la loi, font naturellement ce qui est selon la loi ; n’ayant pas la loi, ils sont à eux-mêmes la loi : montrant ainsi l’œuvre de la loi écrite en leurs cœurs, leur conscience leur rendant témoignage, et leurs pensées s’accusant et se défendant l’une l’autre, au jour où Dieu jugera ce qu’il y a de caché dans les hommes ce. » Si donc, lorsqu’une âme raisonnable, même aveuglée par la passion, pense et raisonne, il ne faut point lui attribuer ce qu’il y a de vrai dans son raisonnement, mais bien à la lumière de la vérité, qui l’éclaire encore quoique faiblement et en proportion de sa capacité : faut-il s’étonner que l’âme perverse du démon, quoique égarée par la passion, ait appris par la voix de Dieu, c’est-à-dire par la voix d e la vérité même, tout ce qu’elle pensait de vrai sur cet homme juste, au moment où elle voulait le tenter ? Mais ce qu’il y avait de faux dans son jugement, doit être imputé à la passion même qui lui a fait donner le nom de diable, calomniateur. Du reste c’est ordinairement par le moyen de la créature corporelle et visible que Dieu a parlé soit aux bons soit aux méchants, étant le maître et l’administrateur de toutes choses et les réglant dans de justes proportions : comme aussi il s’est servi des anges qui ont apparu aux regards des hommes, et des prophètes qui avaient bien soin de dire : Voici ce que déclare le Seigneur. Comment donc, encore une fois, s’étonner si on nous dit que Dieu a parlé au démon, non plus par la voix de la conscience, mais au moyen de quelque créature appropriée à ce but ?

33. Et qu’on ne s’imagine pas que ce fût un acte de déférence de la part de Dieu pour le démon ou une récompense due aux mérites de celui-ci que Dieu lui ait parlé. Dieu a parlé à une substance angélique, quoique insensée et cupide, comme il parlerait à une âme humaine cupide et insensée. Que nos adversaires nous disent comment il a parlé à ce riche dont il voulait blâmer la stupide avarice, en lui disant : « Insensé, cette nuit même ne te redemandera-t-on ton âme ; et ce que tu as amassé à qui sera-t-il cf ? »Il est certain que le Seigneur dit cela dans l’Évangile, auquel il faut bien que ces hérétiques se soumettent, bon gré malgré. S’ils sont choqués de voir que Satan demande à Dieu la permission de tenter un juste, je ne me mets pas en peine d’expliquer le fait, mais je les requiers de me déclarer pourquoi le Seigneur lui-même dit dans l’Évangile à ses disciples : « Voilà que Satan vous a demandés pour vous cribler comme le froment » et ensuite à Pierre : « Mais j’ai prié pour que ta foi ne défaille pas cg ? » En s’expliquant là-dessus, ils se donneront à eux-mêmes la solution qu’ils me demandent. S’ils n’en peuvent venir à bout, qu’ils n’aient point la témérité de blâmer dans un autre livre ce qu’ils admettent sans difficulté dans l’Évangile.

34. Satan donc, tente non en vertu de sa propre puissance, mais par la permission de Dieu, qui veut ou punir les hommes de leurs péchés, ou les éprouver et les exercer dans des vues de miséricorde. Il importe aussi, beaucoup de distinguer la nature de la tentation. Celle où est Judas qui a vendu le Seigneur, n’est point celle où a succombé Pierre qui, par timidité, a renié son Maître. Il y a aussi ce me semble, des tentations humaines, quand par exemple, quelqu’un animé de bonnes intentions, échoue dans quelque projet, ou s’irrite contre un frère dans le désir de le corriger, mais un peu au-delà des bornes prescrites par la patience des chrétiens. C’est de celles-là que l’Apôtre dit : « Qu’il ne vous survienne que des tentations qui tiennent à l’humanité » puis il ajoute : « Dieu est fidèle et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces ; mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer ch. » Par là il nous fait assez voir que nous ne devons pas demander d’être exempts de tentation, mais seulement de n’y pas succomber. Or nous succomberions, si elles étaient de nature à ne pouvoir être supportées. Mais comme ces tentations dangereuses, où la chute est funeste, prennent leur origine dans la prospérité ou l’adversité temporelle, celui qui n’est point séduit par les charmes de la prospérité, n’est point abattu par le coup de l’adversité.

35. Septième et dernière demande : « Mais délivrez-nous du mal. » Il faut demander non seulement d’être préservés du mal que nous n’avons pas, ce qui fait l’objet de la sixième demande ; mais encore d’être délivrés de celui où nous sommes déjà tombés. Cela fait, on n’aura plus rien à redouter ni à craindre aucune tentation. Mais nous ne pouvons espérer qu’il en soit jamais ainsi, tant que nous serons dans cette vie, tant que nous subirons la condition mortelle où la fraude du serpent nous a placés. Cependant nous devons compter que cela arrivera un jour, et c’est là l’espérance qui ne se voit pas, suivant le langage de l’Apôtre : « Or l’espérance qui se voit, n’est pas de l’espérance ci. » Toutefois les fidèles serviteurs de Dieu ne doivent pas désespérer d’obtenir la sagesse qui s’accorde même en cette vie, et qui consiste à éviter, avec une vigilance assidue, tout ce que nous savons, par la révélation de Dieu, devoir être évité ; et à embrasser, avec toute l’ardeur de la charité, ce qui doit, d’après la même révélation, faire l’objet, de notre ambition. C’est ainsi que quand la mort aura dépouillé l’homme de ce poids de mortalité, il jouira en son temps et sans réserve du bonheur parfait, commencé en cette vie, et à la possession duquel tendent parfois, dès ce monde, tous nos vœux et tous nos efforts.

CHAPITRE X. LES TROIS PREMIÈRES ET LES QUATRE DERNIÈRES DEMANDES.

36. Mais il faut étudier et maintenir soigneusement la différence entre ces sept demande. Car, comme notre vie actuelle s’écoule dans le temps, que nous en espérons une éternelle, et que les choses éternelles l’emportent en dignité, bien qu’on n’y parvienne qu’en passant par les choses du temps : l’objet des trois premières demandes subsistera pendant toute l’éternité, quoi qu’elles aient leur commencement dans cette vie passagère, puisque la sanctification du nom de Dieu a commencé à l’humble avènement du Seigneur ; que l’avènement de son règne, quand il descendra au sein de la gloire, aura lieu, non après les temps, mais à la fin des temps ; que l’accomplissement de sa volonté, sur la terre comme au ciel, soit que par ciel et terre vous entendiez les justes et les pécheurs, ou l’esprit et la chair, ou le Christ et l’Église, ou tout cela à la fois, se complétera par la perfection de notre bonheur, et conséquemment par la fin des temps. En effet la sanctification du nom de Dieu sera éternelle, son règne n’aura point de fin et on nous promet une vie éternelle au sein de la parfaite félicité. Donc ces trois objets subsisteront, parfaits et réunis, dans la vie qui nous est promise.

37. Quant aux quatre autres demandes, elles me semblent se rapporter à la vie du temps. La première est : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. » Par le fait même qu’on dit pain quotidien, que ce soit la nourriture spirituelle, ou la subsistance matérielle, cela concerne le temps, que le Sauveur appelle aujourd’hui. » Non que la nourriture spirituelle ne soit pas éternelle ; mais celle qu’on nomme ici quotidienne, se donne à l’âme ou par les Écritures ou par la parole ou par d’autres signes sensibles : toutes choses qui n’existeront plus quand tous seront instruits de Dieu cj, et participeront, non plus par le mouvement du corps, mais par le pur intellect, à l’ineffable lumière de la vérité puisée à sa source. Et peut-être emploie-t-on le mot de pain et non de boisson, parce que le pain se brise, se mâche et s’assimile comme aliment, de même que les Écritures s’ouvrent et se méditent pour nourrir l’âme ; tandis que le breuvage préparé d’avance, passe dans le corps en conservant sa nature ; en sorte que la vérité soit ici-bas le pain qu’on appelle quotidien, mais que, dans l’autre vie ; il n’y ait plus qu’un breuvage, puisé dans la vérité pure et visible, sans discussion pénible, sans bruit de paroles, sans qu’il soit besoin de briser et de mâcher. C’est ici-bas que nos offenses nous sont remises et que nous remettons celles qu’on nous a faites ; ce qui est l’objet de la seconde des quatre dernières demandes ; car dans l’autre monde il n’y a plus de pardon à demander, parce qu’il n’y a plus d’offenses. Les tentations tourmentent aussi cette vie passagère ; mais il n’y en aura plus, quand cette parole sera accomplie : « Vous les cacherez dans le secret de votre face ck. » Enfin le mal dont nous demandons à être délivrés et cette délivrance même, sont encore le partage de cette vie, que la divine justice a rendue mortelle par notre faute, et dont sa miséricorde nous délivre.

CHAPITRE XI.

LES SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT, LES SEPT DEMANDES DU PATER, ET LES SEPT BÉATITUDES.

38. Le nombre sept, que nous retrouvons dans ces demandes, me parait aussi concorder avec le nombre sept, par où a commencé tout ce sermon. Si en effet c’est la crainte de Dieu qui rend heureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux est à eux ; demandons que le nom de Dieu soit sanctifié dans les hommes, par la chaste crainte qui subsiste dans les siècles des siècles cl. Si c’est la piété qui rend heureux ceux qui ont le cœur doux, parce qu’ils posséderont la terre en héritage ; demandons que le règne de Dieu arrive, soit en nous-mêmes pour que nous devenions doux et ne résistions plus à sa voix, soit du ciel en terre par le glorieux avènement du Seigneur, alors que nous nous réjouirons et nous féliciterons, quand il dira : « Venez, bénis de mon Père, prenez possession du royaume préparé pour vous depuis le commencement du monde cm. – Mon âme, dit le prophète, se glorifiera dans le Seigneur ; que ceux qui ont le cœur doux m’entendent et partagent mon allégresse cn. » Si c’est la science qui rend heureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés ; demandons que la volonté de Dieu se fasse sur la terre comme au ciel, parce qu’une fois que le corps comme terre sera soumis à l’esprit comme ciel, dans une paix pleine et parfaite, nous ne pleurerons plus ; car la seule raison pour laquelle nous pleurons ici-bas, c’est ce combat intérieur qui nous force à dire : « Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit » puis à exprimer notre tristesse par ce cri lamentable : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort co ? » Si c’est la force qui rend heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés ; prions pour qu’on nous donne aujourd’hui notre pain quotidien, qui nous soutienne et nous fortifie, afin de pouvoir parvenir au parfait rassasiement. Si c’est le conseil qui rend heureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde ; remettons toute dette à nos débiteurs et prions pour que les nôtres nous soient remises. Si c’est l’entendement qui rend heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu ; prions pour n’être point induits aux tentations, de peur d’avoir le cœur double en poursuivant les biens temporels et terrestres, au lieu de ne rechercher que le bien simple et de lui rapporter toutes nos actions. En effet les tentations, provenant de ce qui semble aux hommes pénibles et désastreux, n’ont de prise sur nous qu’autant qu’en ont les choses qui flattent et qui passent chez les hommes pour bonnes et heureuses. Si c’est la sagesse qui rend heureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu cp ; prions pour être délivrés du mal, car c’est cette délivrance qui nous rendra libres, c’est-à-dire enfants de Dieu, en sorte que nous crions, par l’esprit d’adoption : « Abba, Père cq. »

CHAPITRE XII. DU JEUNE.

39. Il faut surtout bien remarquer que, parmi ces sept formules de prières que le Seigneur nous impose, il en est une sur laquelle il a jugé à propos d’attirer principalement notre attention : celle qui regarde le pardon des péchés, et par laquelle il veut nous rendre miséricordieux, ce qui est le seul moyen d’échapper à nos maux. En effet les autres demandes ne contiennent point, comme celle-là, une sorte de pacte avec Dieu ; car nous lui disons : « Pardonnez-nous comme nous pardonnons. » Si nous n’observons point la condition, toute notre prière est sans fruit. Et la preuve c’est que le Sauveur lui-même nous dit : « Car si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père qui est dans le ciel vous remettra à vous-même vos péchés. Mais si vous ne les remettez point aux hommes, votre Père ne vous remettra point non plus vos péchés. »

40. Puis vient le précepte du jeûne, qui tient à cette même pureté du cœur dont il est maintenant question. Car ici il faut se tenir en garde contre toute ostentation, contre cette ambition de la louange humaine qui rend le cœur double, et lui ôte la pureté et la simplicité nécessaires pour comprendre Dieu. « Quand vous jeûnez, ne vous montrez pas tristes comme les hypocrites : car ils exténuent leur visage, pour que leurs jeûnes paraissent devant les hommes. En vérité je vous le dis : ils ont reçu leur récompense. « Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête, et lavez votre visage, pour ne pas apparaître aux hommes jeûnant, mais à votre Père qui est présent à ce qui est en secret ; et votre Père qui voit dans le secret, vous le rendra. » Il est clair que ces recommandations tendent à diriger toute notre intention vers les joies intérieures, à nous empêcher de nous conformer à ce siècle en cherchant notre récompense au-dehors, et de perdre.lafélicité promise ; félicité d’autant plus solide, d’autant plus ferme qu’elle est plus intime, et en vertu de laquelle Dieu nous a choisis pour être conformes à l’image de son Fils cr.

41. Il faut surtout remarquer sur ce point que l’ostentation peut se loger, non seulement sous l’éclat et la pompe extérieure, mais aussi sous des vêtements sales et sous l’apparence du deuil ; elle est même alors d’autant plus dangereuse quelle prend le masque de la piété envers Dieu pour mieux tromper. Celui donc qui affecte un soin immodéré de son corps, le luxe dans les vêtements et dans les objets matériels, est par là même facilement convaincu d’être partisan des pompes du siècle ; il ne trompe personne sous une menteuse apparence de sainteté. Mais celui qui fait profession de christianisme, et qui attire sur lui les regards des hommes par une négligence et une malpropreté extraordinaires, et cela volontairement et sans nécessité, laisse voir par le reste de sa conduite, s’il est ma par un véritable mépris des superfluités de la vie ou par quelque secrète ambition : car, en nous ordonnant de nous défier des loups cachés sous des peaux de brebis, le Seigneur nous dit : « Vous les connaîtrez à leurs fruits. » En effet quand certaines épreuves les auront dépouillés ou privés de ce qu’ils ont obtenu ou espèrent obtenir par ces dehors hypocrites, il faudra bien qu’on voie s’il y avait, là, un loup sous une peau de brebis, ou une brebis dans sa peau. Car il ne faut pas qu’un chrétien flatte les regards des hommes par des ornements superflus, sous prétexte que souvent les hypocrites revêtent d’humbles dehors et se contentent du strict nécessaire pour tromper des yeux peu attentifs ; la brebis ne doit pas se dépouiller de sa peau, parce que quelquefois le loup s’en revêt.

42. On demande souvent ce que signifient ces paroles : « Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête et lavez votre visage, pour ne pas apparaître aux hommes jeûnant. » Car on aurait tort de nous prescrire de parfumer notre tête quand nous jeûnons, bien que nous ayons l’habitude de nous laver le visage tous les jours. Si tous conviennent que ce serait là une chose très déplacée, nous devons appliquer à l’homme intérieur cet ordre de se parfumer la tête et de se laver la figure. Se parfumer la tête, indique la joie ; se laver la figure, marque la propreté ; par conséquent se réjouir intérieurement, par l’esprit et par la raison, c’est se parfumer la tête. Nous pouvons en effet donner le nom de tête à la faculté principale de l’âme, à celle qui règle et domine visiblement tout l’homme. Or c’est ce que fait celui qui ne cherche point la gloire extérieure, qui ne met point une complaisance charnelle dans les louanges des hommes. Car la chair, qui doit être sujette, n’est point du tout la tête de toute la nature humaine. Sans doute personne n’a jamais haï sa chair, n comme dit l’Apôtre, en parlant de l’amour d’un homme pour sa femme cs ; mais le chef de la femme c’est l’homme, et le chef de l’homme c’est le Christ ct. Ainsi, que celui qui veut parfumer sa tête selon l’ordre donné, se réjouisse intérieurement dans son jeûne, en tant qu’il se détourne par là des plaisirs du siècle pour se soumettre au Christ. De cette manière il lavera sa figure, c’est-à-dire il purifiera son cœur, pour voir Dieu en écartant le voile produit par l’infirmité née de la souillure du péché ; il sera ferme et solide, parce qu’il sera pur et simple. « Lavez-vous, dit le prophète, purifiez-vous, faites disparaître vos iniquités de vos âmes et de devant mes yeux cu. » Nous devons donc purifier notre visage des souillures qui blessent les regards de Dieu. Car, pour nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous serons transformés en la même image cv.

CHAPITRE XIII. DÉSINTÉRESSEMENT ET PURETÉ D’INTENTION.

43. Souvent aussi le souci des nécessités de la vie blesse et, souille notre œil intérieur ; le plus souvent il rend notre cœur double, en sorte que ce que nous semblons faire de bien aux hommes, n’est plus animé du motif que Dieu exige, c’est-à-dire de l’esprit de charité, mais inspiré par l’intention d’obtenir d’eux quelque chose d’utile aux besoins de la vie présente. Or c’est leur salut éternel, et non un avantage propre et temporel, que nous devons avoir en vue dans le bien que nous leur faisons. Que Dieu incline donc notre cœur vers ses commandements, et le détourne de la cupidité . Car la fin du précepte est la charité qui vient d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi non feinte cx. Or celui qui rend service à un frère pour subvenir à ses propres besoins, n’agit évidemment pas par charité : ce n’est pas dans l’intérêt de celui qu’il doit aimer comme lui-même, mais dans son intérêt personnel qu’il agit ; ou plutôt ce n’est pas même à son profit : car il se fait par là un cœur double qui l’empêche de voir Dieu, et voir Dieu est pourtant le seul bonheur certain et durable.

44. C’est donc avec raison que Celui qui travaille avec tant d’instance à purifier notre cœur, continue à donner ses ordres, en disant : « Ne vous amassez point des trésors sur la terre, où les vers et la rouille rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent. Où est en effet ton trésor, là est aussi ton cœur. » Donc si le cœur est sur la terre, c’est-à-dire si on agit dans le but d’acquérir des biens terrestres, ce cœur ne peut être, pur puisqu’il se vautre dans la boue. Mais s’il est dans le ciel, il est pur, parce que tout est pur dans le ciel. Tout ce qui se mêle à un objet de nature inférieure, quoique non impur dans son genre, devient impur lui-même ; ainsi l’or se souille en se mélangeant avec de l’argent pur. De même notre âme se salit par la convoitise des choses terrestres, quoique la terre ne soit pas immonde dans son espèce et dans le rang qu’elle occupe. Ici par ciel nous n’entendons pas le ciel matériel : le mot terre signifie tout ce qui est corps. Car c’est le monde entier que doit mépriser celui qui s’amasse des trésors dans le ciel. Nous devons donc placer notre trésor et notre cœur dans le ciel dont il est dit : « Le ciel des cieux appartient au Seigneur cy » c’est-à-dire dans le firmament spirituel ; non dans le firmament qui passera, mais dans celui qui subsistera à jamais. Or le ciel et la terre passeront cz.

43. Le Seigneur fait voir que tous ces commandements se rapportent à la pureté du cœur quand il dit : « La lampe de votre cœur est votre œil. Si donc votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux, mais si votre œil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles ? »Il faut entendre ce passage en ce sens : soyons bien convaincus que nos actions sont pures et agréables aux yeux du Seigneur, quand elles sont faites avec un cœur simple, c’est-à-dire dans une intention surnaturelle et finale de charité ; car l’amour est la plénitude de la loi da. L’œil signifie ici l’intention même qui dirige toutes nos actions ; si elle est pure et droite, si elle a en vue ce qu’il faut avoir en vue, tout ce que nous ferons pour elle sera nécessairement bon. Et ce sont ces œuvres dans leur ensemble que le Seigneur appelle tout le corps ; comme l’Apôtre appelle nos membres certaines actions qu’il désapprouve, qu’il ordonne de faire mourir en disant : « Faites donc mourir vos membres qui sont sur la terre : la fornication, l’impureté l’avarice db » et autres choses de ce genre.

46. Ce n’est donc pas à l’action, mais au motif de l’action, qu’il faut s’attacher. Et c’est là la lumière qui est en nous, parce que c’est là ce qui nous révèle que nous agissons avec une bonne intention : car tout ce qui se découvre est lumière dc. Mais en tant que nos actes ont rapport à la société humaine, leur résultat est incertain ; aussi le Seigneur les nomme-t-il ténèbres. En effet quand je donne l’aumône à un pauvre qui me la demande, je ne sais ce qu’il en fera, ce qui en résultera pour lui ; il peut arriver qu’il en abuse ou qu’il en éprouve quelque chose de fâcheux, que je ne voulais pas, qui était loin de ma pensée, lorsque je la lui donnais. Si donc j’ai agi avec bonne intention et avec conscience de cette bonne intention, c’est ce qu’on appelle la lumière : quelqu’en soit le résultat, mon action est éclairée ; l’incertitude et l’ignorance où je suis du résultat, voilà les ténèbres. Que si j’ai agi avec mauvaise intention, la lumière elle-même devient ténèbres. En effet il y a lumière, parce que chacun sait dans quel esprit il agit, même quand il agit dans un mauvais esprit ; mais la lumière devient ténèbres, parce que l’intention n’est pas simple ni dirigée en haut, mais ramenée en bas et qu’elle crée une sorte d’obscurité par la duplicité du cœur. « Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles ? » c’est-à-dire : Si l’intention même du cœur, qui anime vos actions et que vous connaissez, est gâtée et aveuglée par la convoitise des choses terrestres et passagères : combien plus l’action elle-même, dont le résultat est incertain, sera-t-elle impure et ténébreuse ? Et quand même ce que vous faites avec une intention qu : n’est ni pure ni droite, profiterait à un autre, ce n’est pas ce profit, mais le motif même de votre action qui vous sera imputé.

SERMON LX. DE L’AUMÔNE dd.

ANALYSE. – En se reportant aux secousses douloureuses qui agitaient le monde Romain lorsque prêchait Saint Augustin, on comprendra mieux l’effet saisissant que dut produire ce discours. Dans les graves embarras de la vie, dit le saint Docteur, on aime prendre conseil. Or 1°tout aujourd’hui va mal dans le monde ; tout est bouleversé. L’homme cependant cherche encore à acquérir des richesses, certain de n’en pouvoir jouir lui-même, puisqu’il ne les emportera pas en mourant ; incertain même si sa postérité pourra en, profiler et si elles ne seront pas enlevées par la ruse ou la violence. Que faire dans an tel état de choses ? Consulter Jésus-Christ, la sagesse même. – 2° Jésus-Christ veut que nous mettions, au ciel, nos richesses en sûreté en les distribuant aux pauvres Pour absoudre ou pour condamner au jugement dernier il ne fera mention que de l’aumône faite ou négligée ; car l’aumône est le moyen de racheter nos péchés et de répondre à l’amour de Dieu pour nous. – Donc ayons soin, en donnant l’aumône, de faire de dignes fruits de pénitence.

1. Quiconque est dans la peine et embarrassé sur ce qu’il a à faire, s’adresse à un homme prudent, polir lui demander conseil et obtenir de lui mie règle de conduite. Considérons le monde entier comme un seul homme. Il cherche à se garantir du mal, il lui en coûte de faire le bien ; ses tribulations augmentent alors et il ne sait que faire. Lui est-il possible, pour prendre conseil, de rencontrer quelqu’un qui soit plus prudent que le Christ ? Qui, s’il en trouve un meilleur, qu’il suive ses avis. Mais si la chose est impossible, qu’il vienne donc à lui, et qu’en quelque lieu qu’il le rencontre, il le consulte, accepte son sentiment et obéisse à ses salutaires préceptes pour échapper à de grands maux. Car les maux présents, ces maux temporels que les hommes redoutent si vivement, et sous le poids desquels ils murmurent, offensant ainsi Celui qui par ce moyen veut les corriger et l’empêchant d’être leur Sauveur ; ces maux présents ne sont sans aucun doute que des maux passagers ; car ils passent avant nous, ou nous passons avant eux ; ils passent lorsque nous sommes encore en vie, ou nous y échappons en mourant. Mais quel mal peut-on appeler grand quand il doit durer si peu ? Toi qui te préoccupes du jour de demain, tu as donc oublié le jour d’hier ? Ce demain ne sera-t-il pas devenu hier, quand nous serons à après-demain ? Ah ! si pour se soustraire à des souffrances temporelles qui passent ou plutôt qui s’envolent, les hommes se consument de tant de soucis ; que ne doit-on pas imaginer pour se dérober à des calamités qui persévèrent et durent éternellement ?

2. Cette vie mortelle est une grosse affaire. Qu’est-ce que naître, sinon entrer dans une carrière laborieuse, et les pleurs de l’enfant ne témoignent-ils pas des peines qui nous y attendent ! Personne n’est exempt de ce fâcheux breuvage ; il faut boire la coupe présentée par Adam. Nous sommes l’œuvre des mains de Dieu ; mais le péché nous a jetés sur un théâtre de vanité. Nous sommes faits à l’image de Dieu de ; mais la prévarication a défiguré en nous cette image. Aussi lisons-nous dans un psaume et ce que nous étions et ce que nous sommes devenus.« Quoique l’homme, y est-il dit, marche à l’image de Dieu. » Voilà ce qu’il était. Mais qu’est-il devenu ? Écouté ce qui suit : « Il ne se troublera pas moins vainement. » Il marche avec l’image de la vérité, et il se trouble sous l’inspiration de la vanité. Et en quoi consiste son trouble ? Reconnais-le, et dans cette espèce de miroir regarde-toi avec confusion. « Quoique l’homme marche à l’image de Dieu ; » quoique l’homme soit ainsi une grande chose ; « il ne s’en troublera pas moins vainement. » Et comme si nous disions : Mais de quoi, je te prie, se troublera-t-il vainement ? « Il amasse des trésors, poursuit l’auteur sacré, et il ignore pour qui df. » Voilà l’homme, voilà, comme un seul homme, le genre humain tout entier qui faiblit dans son devoir, il perd l’esprit et s’égare loin du bon sens : « Il amasse des trésors sans savoir pour qui. » Est-il rien de plus déraisonnable, rien de plus malheureux ? Est-ce pour lui que l’homme amasse ? Non. Pourquoi non ? Parce qu’il doit mourir, parce que la vie est courte, parce que le trésor reste tandis que celui qui l’amasse disparaît rapidement. Aussi, pénétré de compassion pour ce malheureux qui marche à l’image de. Dieu, qui publie la vérité tout en s’attachant à la vanité ; « il se troublera vainement, dit le prophète. » Je le plains ; « il amasse des trésors sans savoir pour qui. » Est-ce pour lui ? Non, car il meurt et laisse son trésor. Pour qui donc ? Tu sais quel parti prendre ? Enseigne-le-moi. Si tu ne peux me l’enseigner, c’est que tu ne le sais pas toi-même, et puisque nous ne le savons ni l’un ni l’autre, cherchons, apprenons et étudions tous deux. On se trouble donc, on amasse des trésors, on s’inquiète, on travaille, on se livre à des soucis qui éloignent le sommeil ; on se consume de fatigues pendant le jour et on se livre la nuit à toutes sortes de craintes ; pour grossir son trésor on condamne son âme à la fièvre des soucis.

3. Je le vois donc et j’en gémis ; tu te troubles, et comme s’exprime l’infaillible Vérité, tu te troubles en vain. En effet tu veux thésauriser, et pour réussir dans tout ce que tu entreprends, sans compter les pertes que tu fais, les dangers effroyables que tu cours et la mort que tu subis, non dans le corps mais dans l’âme, à chaque gain réalisé par toi, pour acquérir de l’or tu perds la foi, pour un vêtement extérieur tu sacrifies les ornements de l’âme. Mais ne parlons pas de tout cela ni de plusieurs autres, choses ; oublions les accidents et ne songeons qu’aux succès. Voilà donc que tu amasses des trésors, tu gagnes de tout côté, l’on roule chez toi comme l’eau des fontaines, rien ne te manque et l’abondance est partout. N’as-tu pas entendu cette parole : « Si vos richesses se multiplient, n’y attachez pas votre cœur dg ? » Tu amasses donc et tu ne parais pas t’agiter inutilement ; cependant tu te troubles en vain. – Et pourquoi, demanderas-tu ? Je remplis mes coffres, mes appartements ont peine à contenir ce que j’amasse ; comment dire que je me trouble vainement ? C’est que tu amasses sans savoir pour qui. Et si tu le sais, dis-le-moi, je t’en conjure ; je t’écouterai avec plaisir. Pour qui donc ? Oui, si ton agitation n’est pas vaine, dis-moi pour qui tu travailles. – Pour moi, réponds-tu. – Tu oses l’affirmer et tu dois mourir ? – C’est pour mes enfants, reprends-tu. – Tu oses l’affirmer et ils doivent mourir ? Quand un père amasse pour ses enfants, il fait preuve d’une grande bonté, ou plutôt d’une grande vanité : mortel il entasse pour des mortels. Et qu’amasses-tu en amassant pour toi, puisque tu laisseras tout à la mort ? On en peut dire autant si c’est pour tes fils ; car ils doivent se succéder et non posséder toujours. Je pourrais te demander encore : Sais-tu quels seront tes fils ? Sais-tu si la débauche ne dissipera point les épargnes de l’avarice ? Si quelqu’un d’eux ne sacrifiera point dans la mollesse, ce que tu as acquis par torr travail ? Mais je n’en dis rien. Je suppose que tes fils seront bons et étrangers à la débauche ; ils conserveront ce que tu leur as laissé, ils ajouteront à ce que tu leur as gardé, ils ne perdront point ce que tu leur as acquis. S’ils agissent ainsi, si en cela ils imitent leur père, ils sont aussi vains que toi et je leur dis ce que je te disais. À ce fils donc pour qui tu épargnes, je dirai : Tu amasses sans savoir pour qui. Père, tu l’ignorais, il ne le sait pas non plus ; et s’il est vain comme toi, la Vérité ne le stigmatise-t-elle pas également ?

4. Je pourrais dire encore : Sais-tu si même durant ta vie un voleur n’enlèvera point ce que tu amasses ? Une nuit donc il vient et il rencontre sous sa main ce qui t’a demandé tant de jours et tant de nuits. N’est-ce pas pour un larron, n’est-ce pas pour un bandit que tu t’épuises ? C’est assez, je ne veux ni rappeler ni renouveler de cuisantes douleurs. Combien de choses réunies par une sotte vanité, sont tombées sous la main d’une brutale cruauté ! Loin de moi de pareils désirs ! Mais tous doivent craindre. Que Dieu éloigne de nous ces fléaux ; nous sommes assez frappés. Demandons-lui tous de les écarter. Ah ! qu’il nous pardonne, nous l’en conjurons. Si néanmoins il nous demande pour qui nous travaillons, que répondrons-nous ? Toi donc, mon ami, et ici j’entends tous les hommes, toi qui thésaurises en vain, quel conseil me donnes-tu, quand j’examine, quand je cherche avec toi ce que je dois faire dans cette difficulté qui nous est commune ? Tu répliquais tout-à-l’heure : J’amasse pour moi, pour mes enfants, pour ma postérité. N’ai-je pas indiqué déjà ce que l’on peut avoir à craindre pour les enfants mêmes ? Je ne ferai pas observer ici qu’ils peuvent vivre pour le tourment de leur père et réaliser ainsi les vœux de son ennemi. Je suppose qu’ils se conduisent au gré de ce père. Mais combien de riches ont été dépouillés ! J’ai rappelé leurs malheurs ; tu en as frémi, et sans en profiter. Qu’as-tu enfin à répondre ? Que peut-être tu n’éprouveras point leur sort ; tu ne saurais répondre autre chose. Moi aussi j’ai dit : Peut-être ; peut-être pour un voleur, pour un larron, pour un bandit. Je n’ai pas dit : Sûrement ; j’ai dit : Peut-être. Peut-être oui ; peut-être non : tu ne sais donc ce qui arrivera ; et n’est-ce pas s’agiter en vain ? Ainsi tu comprends combien est vrai le langage de la Vérité et combien s’agite vainement la vanité. Tu le comprends, tu le saisis ; car en disant : C’est peut-être pour mes fils, et en n’osant dire : C’est assurément pour eux, tu ignores pour qui. Ainsi donc encore, comme je l’exprimais, lit ne sais comment te conduire, tu ne vois pas comment me répondre. Mais à mon tour je ne sais quelle réponse te faire.

5. Par conséquent cherchons tous deux, tous deux demandons conseil. Nous avons pris de nous, non pas un sage mais la Sagesse même. Écoutons le Christ : « Scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils, il est pour ceux qui sont appelés, soit Juifs soit Gentils, le Christ de Dieu, la Vertu et la Sagesse de Dieu dh. » Pourquoi chercher des remparts afin de garder tes richesses ? Écoute la Vertu de Dieu : rien n’est plus fort. Pourquoi chercher des arguments afin de les conserver ? Écoute la Sagesse de Dieu ; rien n’est plus prudent. Si je te parlais de moi-même, peut-être te scandaliserais-tu, peut-être ferais-tu le Juif, car pour le Juif le Christ est scandale. Peut-être encore, si je te parlais de moi-même, mon langage te paraîtrait-il folie et ferais-tu le Gentil, puisque le Christ est folie pour les Gentils. Mais tu es Chrétien, tu es appelé ; et pour ceux qui sont appelés, Juifs ou Gentils, le Christ est la Vertu et la Sagesse de Dieu. Ne prenez pas en mal ce que je dirai, ne vous en scandalisez pas, n’insultez point avec dérision à ce que vous appelleriez mon extravagance. Prêtons l’oreille. C’est le Christ qui a dit ce que je vais répéter. Tu méprises le héraut, crains le juge. Que vais-je donc dire ? Mais le lecteur de l’Évangile vient de m’ôter cet embarras. Je ne lis pas, je rappelle ce quia été lu. Dans la difficulté où tu te trouves, tu demandais conseil. Vois ce que t’apprend la source même du bon conseil, la source qui te jette ses flots sans que tu aies à craindre d’y puiser le poison.

6. « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la rouille et les vers rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où n’entre pas le voleur, où les vers ne rongent pas. En effet, là où est ton trésor, là aussi est ton cœur di. » Qu’attends-tu davantage ? La chose est claire. Le conseil est manifeste ; mais l’avarice se cache, ou plutôt, ce qui est plus déplorable, loin de se cacher elle se découvre. Elle ne cesse ni d’étendre ses rapines, ni de multiplier ses fraudes, ni de se parjurer avec fine infernale malice. Et pourquoi tout cela ? Pour faire des trésors. Et où les placer ? Dans la terre. Il convient en effet que ce qui vient de la terre retourne à la terre. Quand eut péché cet homme à qui nous devons, comme je l’ai dit, la coupe d’amertume, Dieu lui dit : « Tu es terre et tu retourneras en terre dj. » Il est donc juste qu’ayant le cœur dans la terre tu y mettes ton trésor. Pourquoi dire alors que nous tenons ce cœur élevé vers Dieu ! Vous qui avez compris, gémissez ; et si vous gémissez, corrigez-vous. Pourquoi toujours louer et ne rien faire ? J’ai dit vrai, rien n’est plus vrai que ce que j’ai dit. Agissez donc, en conséquence, nous adorons le vrai Dieu et nous ne changeons pas ! Ici encore ne voulons-nous pas nous agiter en vain ?

7. Ainsi, « ne vous amassez point de trésors sur la terre ; » soit que vous ayez éprouvé déjà comment on perd ce que l’on y cache, soit que ne l’ayant pas éprouvé vous craigniez au moins de le ressentir. Si vous ne profitez, pas des avis, profitez de l’expérience. On ne sort pas, on ne fait pas un pas qu’on n’entende dire de tous cotés ; Malheur à nous ! le monde s’écroule ! S’il s’écroule, pourquoi n’en sors-tu pas ? Si un architecte t’annonçait que ta maison va tomber, n’en sortirais-tu pas avant de te livrer aux murmures ! L’architecte du monde te dit que ce monde va finir, et tu ne le crois pas. Prête l’oreille à ses prédictions, prête l’oreille à ses conseils. Voici sa prédiction : « Le ciel et la, terre passeront ? » Voici son conseil : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre. dk » Si donc tu crois à ces prédictions, si tu ne dédaignes pas ces conseils, fais ce que dit le Seigneur même. Il ne te trompe pas en te donnant a conseil. Tu ne perdras point ce que tu lui offres, tu iras toi-même où tu envoies tes trésors. Je t’en préviens donc : « Donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. » Tu n’en seras point privé ; mais ce que tu gardes avec inquiétude sur la terre, tu le posséderas avec pleine sécurité dans le ciel. Sors, suis mon conseil ; ainsi tu garderas tout sans rien perdre. « Tu auras, dit-il, un trésor dans le ciel ; viens ensuite et suis-moi dl. » car je te conduis vers ton trésor. Ce n’est point perdre, c’est gagner. O hommes, éveillez-vous, maintenant au moins que vous avez expérimenté ce que vous avez à craindre, écoutez et faites ce qui doit vous laisser sans aucune crainte, montez au ciel. Tu mets du blé sur la terre ; voici venir ton ami ; il sait quelle est la nature du blé et quelle est la nature de la terre, il te montre que tu as fait une faute, il le dit : Qu’as-tu l’ais ? Tu as placé ton blé sur la terre, dans un lieu bas ; cet endroit est humide, ton blé pourrit ; tu vas perdre le fruit de tes travaux. – Que faire ? reprends-tu. – Change-le de place, réplique-t-il, mets-le au grenier. Tu suis ce conseil que te donne ton ami quand il s’agit de ton blé, et tu ne tiens pas compte de l’avis que Dieu même te donne quand il est question de ton cœur ! Tu crains de mettre ton blé sur la serre et tu y mets ton cœur pour le perdre ! C’est le Seigneur ton Dieu qui te dit en effet : « Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » Élève, dit-il, ton cœur au ciel, et ne le laisse pas pourrir sur la terre. Ah ! c’est un conseil pour le conserver et non pour le perdre.

8. Cela étant ainsi, combien se repentent amèrement ceux qui n’ont pas suivi ce conseil ! Que se disent-ils aujourd’hui ? Nous conserverions au ciel ce que nous avons perdu sur, la terre. L’ennemi a forcé l’entrée de nos maisons ; forcerait-il l’entrée du ciel ? Il a tué le serviteur qui gardait nos richesses, tuerait-il également le Seigneur qui nous les conserverait ? « Près de lui le voleur n’a pas accès ni les vers ne corrompent. » Combien s’écrient : Là nous posséderions, là nous garderions nos trésors, pour les suivre bientôt avec sine entière sécurité ! Pour quoi n’avons-nous méprisé les avis de notre Père, si près d’être envahis par un cruel ennemi ? Ah ! mes frères, si c’est là un conseil et ; un bon conseil, ne tardons pas à le suivre ; et si nos biens doivent passer en d’autres mains, transportons-les dans ce sanctuaire où nous ne les perdrons pas. Que sont les pauvres à qui nous faisons l’aumône ? Ne sont-ils pas les portefaix que nous employons à porter nos richesses de la terre au ciel ? Faire l’aumône, c’est donner à ton portefaix, et il monte au ciel ce que tu lui remets – Mais comment, dis-tu, le porte-t-il au ciel ? Ne le vois-je pas manger et consumer ce qu’il reçoit ? Il est vrai, et ce n’est pas en le conservant, c’est en le mangeant qu’il le transporte. As-tu oublié : « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume ; car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ? » As-tu oublié encore : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits, c’est à moi que vous l’avez fait ? » Si tu n’as point repoussé le mendiant, considère à qui a été remis ce que tu as donné. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits, dit le Seigneur, c’est à moi que vous l’avez fait. » Ce que tu as donné a donc été reçu par le Christ, par Celui qui t’a donné de quoi donner ; par Celui qui finalement se donnera lui-même à toi
Voir ci-dessus Serm 18, n. 4 ; Serm 38, n. 9
. »

9. Déjà, mes fières, j’ai fait cette considération à votre charité ; je l’avoue, c’est une des vérités de l’Écriture dont je suis le plus ému, et je dois vous la rappeler souvent. Réfléchissez donc je vous prie, à ce que dira Notre-Seigneur Jésus-Christ, lorsqu’il viendra pour nous juger à la fin des siècles. Il rassemblera sous ses yeux tous les peuples, il séparera tous les hommes en deux parties, plaçant les uns à sa droite et les autres à sa gauche : Aux premiers il dira : « Venez, bénis de, mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde. » Et aux seconds : « Allez au feu éternel, qui fut allumé pour Satan et pour ses anges. » Pourquoi une telle récompense : « Recevez le royaume ; » et pourquoi un tel supplice : « Allez au feu éternel ? » Pourquoi les uns recevront-ils ce royaume ? « C’est que j’ai eu faim, et vous m’avez donnée à manger. » Pourquoi les autres iront-ils au feu éternel ? « C’est que j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger dn. » Méditons cela ; je vous prie. Ceux qui doivent recevoir le royaume, je le remarque, ont donné comme de bons et fidèles chrétiens ; ils n’ont pas dédaigné les enseignements du Seigneur et ils ont donné en espérant avec une ferme confiance l’accomplissement de ses promesses ; s’ils n’avaient pas agi de la Sorte, leur stérilité n’eût pas été en rapport avec la régularité de leur vie. Sans doute ils étaient chastes, ne trompaient personne, ne s’adonnaient pas au vin et s’abstenaient de toute action mauvaise. En n’ajoutant pas à cela les bonnes œuvres, ils n’en fussent pas moins demeurés stériles ; Ils auraient observé le précepte : « Abstiens-toi du mal ; do » mais non cet autre. « Et fais le bien ». Le Christ toutefois ne leur dit pas : Venez, recevez le royaume, car vous avez été chastes, vous n’avez trompé personne, vous n’avez opprimé personne, vous n’avez pas envahi les droits d’autrui et nul n’a été victime de vos serments. Il ne dit pas cela, il dit : « Recevez le royaume ; parce que j’ai eu faim et que vous m’avez donné à manger. » Combien cette œuvre est excellente, puisque sans rien dire de toutes les autres, le Seigneur ne fait mention que de celle-là ! Il dit de même aux autres : « Allez au feu éternel qui fut préparé pour Satan et pour ses anges. » Que n’aurait-il pu reprocher à ces impies, s’ils lui avaient demandé : Pourquoi nous condamnez-vous au feu éternel ? Que demandes-tu, adultère, assassin, fripon, sacrilège, blasphémateur, incrédule ? Rien de tout cela ; mais « Parce que j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger. »

10. Je vous vois saisis comme je le suis moi-même. Et de fait il y a ici quelque chose d’étonnant. Or je cherche à pénétrer, autant que j’en suis capable, la raison de ce mystère, et je ne vous la cacherai pas. Il est écrit : « Comme l’eau éteint le feu, ainsi l’aumône éteint le péché dp. » Il est écrit encore : « Renferme l’aumône dans le cœur du pauvre et elle priera le Seigneur pour toi dq. ». Il est également écrit : « Écoute mon conseil, ô Roi, et rachète tes péchés par des aumônes dr. » Il y a dans les livres divins beaucoup de passages qui servent à prouver combien l’aumône a d’efficacité pour éteindre les pêches et les anéantir. Aussi quand il s’agit de condamner et plus encore lorsqu’il s’agit de couronner, le Seigneur ne prend en considération que les aumônes. C’est comme s’il disait : En vous examinant, en vous pesant, en sondant vos œuvres avec une parfaite exactitude, il m’est difficile de ne pas vous trouver condamnables ; mais « allez dans mon royaume, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger. » Vous n’y allez donc pas pour n’avoir pas péché ; mais pour avoir racheté vos péchés par des aumônes. En s’adressant aux réprouvés : « Allez, leur dit-il, au feu éternel qui fut préparé pour Satan et pour ses anges. » Convaincus et coupables depuis longtemps, ils tremblent trop tard et trop tard font attention à leurs iniquités. Comment oseraient-ils avancer qu’ils sont condamnés injustement et qu’injustement cette sentence est lancée contre eux par le Juge qui est la justice même ? En écoutant le cri de leurs consciences, en considérant toutes les blessures faites par eux à leur âme, comment oseraient-ils s’écrier : Nous sommes injustement condamnés ? Longtemps auparavant il a été dit d’eux au livré de la Sagesse : « Leurs iniquités se soulèveront contre eux pour les accuser ds. » Sûrement donc ils reconnaîtront qu’ils sont justement condamnés pour leurs péchés et leurs crimes. Mais il semble que le Seigneur leur dise : Non, ce n’est pas pour cela, ne le croyez pas ; mais « c’est parce que j’ai eu faim et que vous ne m’avez pas donné à manger. » Si renonçant à ces actes coupables et vous unissant à moi, vous eussiez racheté par, des aumônes vos crimes et vos péchés, ces aumônes vous délivreraient aujourd’hui et vous déchargeraient du fardeau de tant d’iniquités. « Heureux en effet les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde dt. » Maintenant donc « allez au feu éternel. — Le jugement est sans miséricorde pour celui qui n’a pas exercé la miséricorde du. »

11. Ce que je vaudrais vous recommander, mes frères, c’est de donner le pain de la terre et de solliciter le pain du ciel. Le Seigneur est ce pain. « Je suis, dit-il, le pain de vie dv. » Mais comment te donnera-t-il, si tu ne donnes pas à l’indigent ? Un autre a besoin de toi et tu as besoin d’un autre ; donc celui qui a besoin de toi a besoin d’un indigent, tandis que Celui dont lu as besoin n’a besoin de rien lui-même. Fais donc ce que tu veux que l’on fasse pour toi, Il arrive parfois à des amis de se reprocher en quelque sorte leurs bienfaits réciproques. Je t’ai rendu ce service, dit celui-ci ; et moi cet autre, reprend celui-là. Mais Dieu ne veut pas que nous lui donnions pour le dédommager de ce qu’il nous a donné. Il n’a besoin de rien, ce qui le rend véritablement Seigneur. « J’ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, parce que voies n’avez aucun « besoin de mes biens dw. » Il est donc Seigneur, véritablement Seigneur et n’a aucun besoin de nos biens. Afin toutefois que nous puissions faire pour lui quelque chose, il daigne souffrir de la faim dans la personne de ses pauvres. « J’ai eu faim, dit-il, et vous m’avez donné à manger, — Seigneur, quand vous avons-nous vu souffrir la faim ? – Quand vous avez donné à l’un de mes petits, vous m’avez donné à moi-même. » Que l’on apprenne donc par ce peu de mots et que l’on considère avec l’attention convenable combien il y a de mérite à nourrir le Christ dans sa faim et combien on est coupable de ne pas le faire. On s’améliore, il est vrai, parle repentir de ses péchés ; mais la pénitence même semble inutile lorsqu’elle ne produit pas des œuvres de miséricorde. C’est ce qu’atteste la Vérité même par la bouche de Jean. À ceux qui s’adressaient à lui, le Précurseur disait effectivement. « Race de vipères, qui vous a montré à fuir la colère qui vous menace ? Faites donc de dignes fruits de pénitence ; et ne dites pas : nous avons pour père Abraham. Car je vous déclare que de ces pierres mêmes Dieu peut susciter des enfants à Abraham. Déjà la cognée a été mise à la racine des arbres. Ainsi tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. » Il a déjà parlé de ces fruits : « Faites de dignes fruits de pénitence. » Si donc on ne porte pas de ces fruits, c’est à tort que l’on espère obtenir par une stérile pénitence la rémission de ses péchés. Mais quels sont ces fruits ? Saint Jean le fait connaître ensuite. Comme les foules l’interrogeaient après son discours et lui demandaient : « Que ferons-nous donc ? » c’est-à-dire : quels sont ces fruits que tu nous engages à produire, avec menaces ? il leur répondait : « Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n’en a pas ; et que celui qui a de quoi manger fasse de même dx. ». Est-il rien, mes frères, de plus clair, de plus certain, de plus formel ? Et ces paroles. « Tout arbre qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu », ne rappellent-elles point ce qui sera dit aux réprouvés : « Allez au feu éternel ; car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ? » C’est donc trop peu de renoncer au péché, il faut encore réparer le passé. Il est écrit : « Mon fils as4qpéché ? Ne pèche plus désormais. » Et pour ne laisser pas croire que cela suffit, l’écrivain sacré ajouté : « Prie encore pour tes fautes anciennes, afin qu’elles te soient pardonnées. dy » Or que te servira-t-il de prier si tu ne te rends digne d’être exaucé en faisant de dignes fruits de pénitence ? Arbre stérile, tu seras coupé et jeté au feu. Si donc vous voulez être entendus lorsque voies priez pour vos péchés « Pardonnez et on vous pardonnera ; donnez et on vous donnera. dz »

CHAPITRE XIV. ON NE PEUT SERVIR DIEU ET LE DÉMON.

47. Quant aux paroles qui suivent : « Personne ne peut servir deux maîtres » il faut encore les rapporter à l’intention. Le Sauveur lui-même les explique en disant : « Car ou il haïra a l’un et aimera l’autre, on il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. » Il faut soigneusement méditer ce passage ; et le Seigneur lui-même indique quels sont ces deux maîtres, en disant : « Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon. » Les Hébreux donnent, dit-on, aux richesses le nom de Mammon. En langue punique, le mot a le même sens ; car Mammon signifie gain. Or servir Mammon, c’est être l’esclave de celui que sa perversité a mis à la tête des choses terrestres et que le Seigneur appelle prince de ce siècle ea. Donc ou l’homme le haïra et aimera l’autre » c’est-à-dire Dieu ; « ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. » En effet quiconque est esclave des richesses, s’attache à un maître dur et funeste ; car enchaîné par la cupidité, il est soumis au démon ; et il ne l’aime pas, car et qui peut aimer le démon mais cependant il le supporte ; comme dans une grande maison, celui qui est uni à une servante étrangère, subit à cause de sa passion un rude esclavage, bien qu’il n’aime pas celui dont il aime la servante.

48. « Ou il méprisera l’autre » le Seigneur ne dit pas : il haïra ; car personne peut-être ne peut sérieusement haïr Dieu
Rét.l. 1, ch. 19 n. 3
 ; mais il le méprise, c’est-à-dire ne le craint plus, comme s’il se rassurait sur sa bonté. L’Esprit-Saint cherche à nous tirer de cette négligence et de cette fatale sécurité, quand il nous dit : « Mon fils, n’ajoute pas péché sur péché et ne dis pas : La miséricorde de Dieu est grande ec » et encore : « Ignorez-vous que la patience de Dieu vous invite à la pénitence ed ? » Qui trouverez-vous d’aussi miséricordieux que Celui qui pardonne tous leurs péchés à ceux qui se convertissent et qui donne la fertilité de l’olivier au rejeton sauvage ? Et qui trouverez-vous d’aussi sévère que Celui qui n’a pas épargné les branches naturelles, mais les a brisées à cause de leur infidélité ee ? Donc que celui qui veut aimer Dieu et éviter de l’offenser, ne s’imagine pas qu’il peut servir deux maîtres ; mais qu’il purifie son intention et garantisse son cœur de toute duplicité ; alors il aimera Dieu dans sa bonté et le cherchera dans la simplicité de son cœur ef.

CHAPITRE XV. SOLLICITUDES SUPERFLUES.

49. « C’est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez point pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous vous vêtirez. » De peur que peut-être, sans chercher le superflu, le cœur ne devienne double à la recherche du nécessaire, que notre intention ne se détourne vers nos propres intérêts, quand nous paraissons faire œuvre de miséricorde à l’égard du prochain ; c’est-à-dire de peur que tout en voulant rendre service à un autre, nous n’avions bien plutôt nos propres avantages en vue ; puis que nous nous croyions innocents, parce que nous ne cherchons pas le superflu, mais le simple nécessaire. Le Seigneur veut que nous nous rappelions qu’en nous créant et en nous composant d’une âme et d’un corps, Dieu nous a donné beaucoup plus que la nourriture et le vêtement, et il ne veut pas que le souci de ces nécessités rende notre cœur double. « L’âme, dit-elle, n’est-elle pas plus que la nourriture ? » Pour vous faire entendre que Celui qui vous a donné la vie, vous donnera bien plus facilement encore la nourriture. « Et le corps plus que le vêtement ? » c’est-à-dire est davantage : également pour que vous compreniez que Celui qui vous a donné votre corps, vous donnera plus facilement encore de quoi le vêtir.

50. On demande ici quel rapport a la nourriture avec l’âme, puisque l’une est incorporelle et l’autre matérielle. Mais, âme est mis ici pour vie, et c’est la nourriture matérielle qui entretient la vie. C’est en ce sens qu’on a dit : « Celui qui aime son âme, la perdra eg » Si âme ne signifiait pas cette vie présente qu’il faut perdre pour acquérir le royaume de Dieu, comme évidemment les martyrs l’ont fait, il y aurait contradiction avec cet autre passage : « Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il vient à perdre son âme eh ? »

51. « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n’amassent dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit ; n’êtes-vous pas plus qu’eux ? » c’est-à-dire, vous valez davantage. En effet un animal doué de raison, comme l’homme, est placé plus haut dans l’ordre de la nature que des animaux privés de raison, comme sont les oiseaux. « Or qui de vous, en s’inquiétant beaucoup, peut ajouter à sa taille une seule coudée ? » C’est-à-dire celui qui, par sa puissance et sa volonté, a fait croître votre corps jusqu’à la taille qu’il a, saura bien aussi, par les soins de sa Providence, lui procurer des vêtements. Or vous comprendrez que votre taille n’est point votre ouvrage par cela que, malgré toutes vos inquiétudes et vos désirs, vous ne pourriez y ajouter une seule coudée ; laissez donc le soin de vêtir votre corps à Celui qui lui a donné sa taille.

52. Il fallait donner un exemple pour le vêtement comme pour la nourriture. Aussi le Seigneur ajoute-t-il : « Voyez les lis des champs ; comme ils croissent ; ils ne travaillent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon même dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux. Que si l’herbe des champs qui est aujourd’hui et qui demain sera jetée dans le four, Dieu la vêtit ainsi, combien plus vous, hommes de peu de foi ? » Mais nous n’avons pas à discuter ces exemples comme allégories, ni à chercher ce que signifient ici les oiseaux du ciel et les lis des champs : car on nous propose simplement des objets d’une nature inférieure pour nous faire entendre des choses d’un ordre plus élevé. Telle est dans un autre endroit, la comparaison du juge qui ne craignait pas Dieu, n’avait point d’égards pour l’homme, et néanmoins céda aux instances de la veuve, non par sentiment de piété ou d’humanité, mais pour se débarrasser de ses importunités. Car ce juge inique ne représente Dieu en aucune façon, même allégoriquement ; mais le Seigneur a voulu nous faire comprendre combien Dieu, qui est bon et juste, a soin de ceux qui le prient, puisque même un homme injuste ne peut repousser ceux qui le fatiguent de leurs réclamations, ne fût-ce que pour se soustraire à l’ennui de les entendre ei.

CHAPITRE XVI. NE PAS ÉVANGÉLISER POUR VIVRE, MAIS VIVRE POUR ÉVANGÉLISER.

53. « Ne vous inquiétez donc point disant Que mangerons-nous ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons nous ? Car ce sont toutes choses que les païens recherchent ; mais votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » Le Seigneur nous montre ici très clairement qu’on ne doit point rechercher ces biens de façon à les avoir en vue dans les bonnes actions ; mais que pourtant ils sont nécessaires. Il nous fait voir aussi quelle différence il y a entre le bien qu’il faut rechercher, et le nécessaire qu’il faut recevoir ; quand il nous dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » Le royaume de Dieu et sa justice : voilà donc notre bien, ce que nous devons rechercher, où nous devons placer notre fin dernière, le but en vue duquel il faut faire tout ce que nous faisons. Mais comme nous luttons en cette vie pour pouvoir arriver à ce royaume, et que ces choses nous sont indispensables pour vivre, le Seigneur ajoute : « Toutes ces choses vous seront données par surcroît. » Mais cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice. » En disant : « premièrement » il indique que le reste est à ta seconde place, non pour le temps, mais pour l’importance. L’un doit être recherché comme notre bien propre, l’autre comme une nécessité ; mais celui-ci en vue de celui-là.

54. Ainsi, par exemple, nous ne devons pas évangéliser pour manger, mais manger pour évangéliser ; car évangéliser pour manger, ce serait mettre l’Évangile au dessous des aliments ; ceux-ci seraient notre bien et celui-là notre nécessaire. Et c’est ce que l’Apôtre défend ; en disant qu’il a droit d’user de la permission accordée par le Seigneur, à ceux qui annoncent l’Évangile de vivre de l’Évangile, c’est-à-dire d’en tirer ce qui est nécessaire à la vie ; mais que pourtant il n’a point abusé de ce pouvoir. Car il y avait alors bien des hommes qui cherchaient l’occasion d’acheter et de vendre l’Évangile ; et pour supprimer cet abus, l’Apôtre pourvoyait à sa nourriture de ses propres mains ej. C’est d’eux qu’il dit ailleurs : « Pour ôter l’occasion à ceux qui cherchent l’occasion ek. » Du reste si, comme les vrais Apôtres, il eût vécu, de l’Évangile suivant la permission du Seigneur, la nourriture n’eût pas été pour lui le but de la prédication, mais bien la prédication le but de la nourriture ; c’est-à-dire il n’eût pas évangélisé pour gagner ses aliments et les autres objets nécessaires à la vie, mais il eût usé de ceux-ci pour évangéliser par amour et non par besoin, ce dont il ne veut pas quand il dit : « Ne savez-vous pas que les ministres du temple mangent de ce qui est offert dans le temple, et que ceux qui servent à l’autel ont part à l’autel ? Ainsi le Seigneur lui-même a prescrit à ceux qui annoncent l’Évangile de vivre de l’Évangile. Pour moi je n’ai usé d’aucun de ces droits. » Par là il fait voir que c’est une permission et non un ordre ; autrement il serait coupable de désobéissance à la loi du Seigneur. Puis il continue et dit : « Je n’écris donc pas ceci pour qu’on use ainsi envers moi ; car j’aimerais mieux mourir que de laisser quelqu’un m’enlever cette gloire. » Il dit cela parce qu’il avait déjà résolu de gagner lui-même sa vie, à cause de ceux qui cherchaient l’occasion. « Car si j’évangélise, dit-il, la gloire n’en est pas à moi » c’est-à-dire si j’évangélise pour qu’on en use ainsi envers moi, c’est-à-dire encore, si j’évangélise pour obtenir ces choses, j’aurai placé le but de la prédication dans la nourriture, la boisson et le vêtement. Mais pourquoi la gloire n’en est-elle pas à lui ? Ce m’est une nécessité » répond-il ; c’est-à-dire il faudra alors que j’évangélise parce que je n’ai pas de quoi vivre, ou pour retirer un profit temporel de la prédication des vérités éternelles : par là en effet je ne prêcherai plus volontairement l’Évangile, mais par nécessité. « Et malheur à moi, ajoute-t-il, si je n’évangélise el » Mais comment doit-il évangéliser ? En cherchant sa récompense dans l’Évangile même et dans le royaume de Dieu : de cette manière ce ne sera plus par nécessité, mais de bonne volonté qu’il pourra évangéliser. « Car si je le fais de bon cœur, j’aurai la récompense : mais si je ne le fais qu’à regret, je dispense seulement ce qui m’a été confié em » c’est-à-dire si je prêche l’Évangile parce que j’y suis forcé pour subvenir aux nécessités de la vie, d’autres en recueilleront le profit en s’attachant à l’Évangile que je prêche ; et moi je n’en retirerai rien, parce que je n’aime pas l’Évangile même, mais les avantages temporels qui en font le prix à mes yeux. Et c’est un crime de ne pas annoncer l’Évangile comme un fils, mais comme un esclave qui dispense ce qui lui est confié ; de le répandre comme un bien étranger, sans en retirer autre chose que des aliments qui n’ont rien de commun avec le royaume de Dieu, mais sont purement extérieurs et destinés à prolonger un misérable esclavage. Ce n’est pas que l’Apôtre ne se donne ailleurs le nom de dispensateur. En effet, un serviteur élevé à la dignité de fils adoptif, peut parfaitement dispenser à ses semblables ce qu’il a reçu en qualité de cohéritier. Mais en disant : « Si je ne le fais qu’à regret, je dispense seulement ce qui m’a été confié » l’Apôtre désigne cette espèce de dispensateur qui se contente de distribuer le bien d’autrui sans en rien retirer lui-même.

55. Donc tout objet recherché en vue d’un autre objet est incontestablement au dessous de celui-ci ; par conséquent la supériorité appartient à l’objet qu’on a en vue, et non à celui par lequel on cherche à atteindre le but. Donc, si nous cherchons l’Évangile et le royaume de Dieu en vue de la nourriture, nous donnons à celle-ci la prééminence sur ceux-là, en sorte que si la nourriture ne nous fait pas défaut, nous laisserons de côté le royaume de Dieu : c’est là chercher premièrement la nourriture et ensuite le royaume de Dieu, c’est-à-dire donner à celle-là la priorité sur celui-ci. Si au contraire nous ne cherchons notre nourriture qu’en vue d’obtenir le royaume de Dieu, nous remplissons le précepte : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. »

CHAPITRE XVII. À CEUX QUI CHERCHENT LE ROYAUME DE DIEU RIEN NE MANQUE.

56. En effet quand nous cherchons premièrement le royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire quand nous les mettons au-dessus de tout le reste au point de ne chercher dans tout le reste qu’un moyen de les obtenir, alors nous ne devons pas craindre de manquer de ce qui est nécessaire en cette vie pour parvenir au royaume de Dieu. Car plus haut le Seigneur a dit : « Votre Père sait que vous en avez besoin. » Aussi, après avoir dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice » il n’ajoute point : cherchez ensuite ces choses ; bien qu’elles soient nécessaires ; mais il dit : « Et toutes ces choses vous seront données par surcroît » c’est-à-dire vous arriveront, si vous les cherchez sans, vous en mettre en peine ; pourvu qu’en les cherchant, vous ne vous détourniez point du but ; que vous ne vous proposiez point deux fins, d’abord le royaume de Dieu pour lui-même et ensuite ces choses nécessaires, mais que vous cherchiez celles-ci en vue de celui-là : dans ce cas, elles ne vous feront point défaut. La raison en est que vous ne pouvez servir deux maîtres. Or c’est servir deux maîtres que de chercher le royaume de Dieu comme un grand bien, puis ces objets temporels. On ne peut avoir l’œil simple, ni servir Dieu comme seul maître, si on ne rapporte tout le reste, même le nécessaire, à ce but unique, c’est-à-dire au royaume de Dieu. Mais comme tout soldat reçoit une ration et une solde, ainsi tous ceux qui évangélisent reçoivent la nourriture et le vêtement. Seulement tous les soldats ne se battent pas pour le salut de la république ; il en est qui ont en vue leur salaire. Ainsi tous les ministres de Dieu ne se proposent par le salut de l’Église : il en est qui cherchent les avantages temporels, comme qui dirait leur ration et leur solde ; ou même se proposent les deux buts à la fois. Mais on l’a dit plus haut : « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres. » Nous devons donc faire du bien à tous avec un cœur simple, seulement en vue du royaume de Dieu, et non pour nous procurer des avantages temporels soit uniquement, soit conjointement avec le royaume de Dieu : avantages que le Seigneur renferme sous le nom de lendemain, quand il nous dit : « Ne soyez point inquiets du lendemain. » Car ce mot n’a d’application que dans le temps, où l’avenir succède au passé. Par conséquent, quand nous faisons quelque chose de bien ; ne songeons point aux choses du temps, mais à celles de l’éternité ; alors l’œuvre sera bonne et parfaite. « En effet, continue le Seigneur, le jour de demain sera inquiet pour lui-même » c’est-à-dire prenez votre nourriture, votre boisson, votre vêtement quand il faudra, quand la nécessité s’en fera sentir. Car tout se trouvera là, puisque notre Père sait que nous en avons besoin. « A chaque jour, dit le Seigneur, suffit son mal » c’est-à-dire il suffit que la nécessité vous force à user de ces choses. Quant au mot de mal, je pense qu’il a été choisi pour nous indiquer que c’est une punition pour nous, puisque c’est le résultat de la fragilité et de la mortalité que nous nous sommes attirées par le péché
Rét 1, ch. XIX. n. 6
. N’aggravez donc pas encore le poids de ce châtiment ; en ne vous contentant pas de subir des besoins temporels, mais en cherchant dans le service de Dieu les moyens d’y satisfaire.

57. Cependant il faut bien prendre garde ici d’accuser de désobéissance au divin précepte et d’inquiétude pour le lendemain, un serviteur de Dieu que nous voyons attentif à se pourvoir des choses nécessaires, ou pour lui ou pour ceux dont le soin lui est confié. Car le Seigneur lui-même, servi par les anges eo, a daigné, pour l’exemple, pour que personne ne se scandalise de voir un de ses serviteurs se procurer les choses nécessaires, a daigné, dis-je, avoir une bourse avec de l’argent, pour fournir aux besoins de la vie ; bourse dont Judas, qui le trahit, fut tout à la fois le gardien et le voleur, comme cela est écrit ep. Et l’Apôtre Paul aussi pourrait passer pour avoir eu souci du lendemain, lui qui écrit : « Quant aux aumônes que l’on recueille pour les saints, faites, vous aussi, comme je l’ai réglé pour les églises de Galatie. Qu’au premier jour de la semaine, chacun de vous mette à part chez lui et serre ce qui lui plaira, afin que ce ne soit pas quand je viendrai que les collectes se fassent. Lorsque je serai présent, j’enverrai ceux que vous aurez désignés par vos lettres, porter vos charités à Jérusalem. Que si la chose mérite que j’y aille moi-même, ils viendront avec moi. Or je viendrai chez.vous lorsque j’aurai traversé la Macédoine ; car je passerai par la Macédoine. Peut-être m’arrêterai-je chez vous et y passerai-je même l’hiver, afin que vous me conduisiez partout ou j’irai. Car ce n’est pas seulement en passant que je veux vous voir cette fois ; j’espère demeurer quelque temps avec vous, si le Seigneur le permet. Je demeurerai à Ephèse jusqu’à la Pentecôte eq. » Nous lisons également dans les Actes des Apôtres qu’on s’était procuré des vivres dans l’attente d’une famine prochaine. « Or, en ces jours-là, des prophètes vinrent de Jérusalem à Antioche, et il y eut une grande joie. Et quand nous fûmes assemblés, l’un d’eux, nommé Agabus, se levant, annonçait, par l’Esprit-Saint, qu’il y aurait une grande famine dans tout l’univers ; laquelle, en effet, arriva sous Claude César. Et les disciples résolurent d’envoyer, chacun suivant ce qu’il possédait, des aumônes aux frères qui habitaient dans la Judée. Ce qu’ils firent en effet, les envoyant aux anciens par les mains de Barnabé et de Saul er. » Or, lorsque Paul se mit en mer, les provisions qu’on lui offrit paraissent avoir été bien au de là du besoin d’un seul jour es. Quant à ce passage d’une de ses épîtres : « Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais plutôt qu’il s’occupe en travaillant de ses mains à ce qui est bon, pour avoir de quoi donner à qui est dans le besoin et » ceux qui le comprennent mal croient y voir une contradiction avec le précepte du Seigneur : « Regardez les oiseaux du ciel ; ils ne sèment ni ne moissonnent ni n’amassent dans des greniers » et encore : « Voyez les lis des champs, comme ils croissent ; ils ne travaillent ni ne filent » tandis que l’Apôtre veut qu’on travaille de ses mains pour avoir de quoi donner aux autres. Et lorsque, parlant de lui-même, il dit qu’il a travaillé de ses mains pour n’être à charge à personne eu ; et qu’on écrit de lui qu’il s’était joint à Aquila pour travailler avec lui et gagner sa vie ev, il ne semble pas qu’il ait imité les oiseaux du ciel ni les lis des champs. Mais par ces passages des Écritures et beaucoup d’autres du même genre on voit assez que Notre-Seigneur ne désapprouve pas celui qui se procure ces ressources par des moyens humains ; mais seulement le ministre de Dieu qui travaille en vue d’obtenir des avantages temporels et non le royaume de Dieu.

58. Donc tout le commandement se réduit à cette règle : Qu’on s’occupe du royaume de Dieu même en se pourvoyant des choses matérielles, et qu’on ne songe point aux choses matérielles lorsqu’on combat pour le royaume de Dieu. Par là, quand même ces ressources nous feraient défaut, ce que Dieu permet souvent pour nous exercer, non seulement notre résolution n’en serait point ébranlée, mais elle n’en serait qu’éprouvée et affermie. « Car, dit l’Apôtre, nous nous glorifions dans les tribulations, sachant que la tribulation produit la patience ; la patience, la pureté ; et la pureté l’espérance. Or l’espérance ne confond point, parce que la charité est répandue en nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné ew. » Or, parmi les tribulations et les souffrances qu’il passe en revue, Paul ne mentionne pas seulement les prisons, les naufrages et les autres épreuves de ce genre, mais aussi la faim et la soif, le froid et la nudité ex. Ne nous figurons pas toutefois en lisant cela, que le Seigneur ait manqué à ses promesses, parce que, en cherchant le royaume de Dieu et sa justice, l’Apôtre a souffert la faim, la soif et la nudité, bien qu’on nous ait dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » Le médecin à qui nous nous sommes confiés sans réserve, de qui nous tenons les promesses de la vie présente et de la vie future, sait quand il doit, dans notre intérêt, nous accorder ou nous retirer ces ressources, lui qui nous gouverne et nous dirige en cette vie à travers les consolations et les épreuves, pour nous établir solidement ensuite dans le repos éternel. Et l’homme lui-même, en retirant souvent la nourriture à sa bête de charge, ne la néglige pas pour autant, mais travaille à lui rendre la santé.

‏ Matthew 7

CHAPITRE XVIII.

NE PAS JUGER LES AUTRES SI L’ON NE VEUT PAS ÊTRE JUGÉ.

59. Et comme en se procurant ces ressources pour l’avenir, ou en les réservant s’il n’y a pas lieu de les dépenser sur l’heure, on peut agir avec des intentions différentes, avec un cœur simple ou avec un cœur double, le Seigneur a raison d’ajouter : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés ; car d’après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés, et selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite. » Ici, je pense, le Seigneur nous ordonne simplement d’interpréter en bonne part tous les actes dont l’intention est douteuse. En effet quand il dit : « Vous les connaîtrez à leurs fruits » il parle des actions dont le but est manifeste, et qui ne peuvent procéder d’un bon principe ; comme, par exemple, les crimes contre la pudeur, les blasphèmes, les vols, l’ivrognerie et autres de ce genre dont il nous est permis de juger, au dire de l’Apôtre : « En effet m’appartient-il de juger ceux qui sont dehors ? Et ceux qui sont dedans n’est-ce pas vous qui les jugez ey ? » Mais quant à la nature des aliments, comme on peut, avec une intention droite, un cœur simple et en dehors de toute concupiscence, user indifféremment de toute nourriture propre à l’homme, le même Apôtre ne voulait pas que ceux qui manquaient de la viande et buvaient du vin fussent jugés par ceux qui s’abstenaient de ces aliments : « Que celui qui mange, dit-il, ne méprise pas celui qui ne mange point, et que celui qui ne mange point, ne condamne pas celui qui mange. » Et il ajoute : « Qui es-tu, toi qui juges le serviteur d’autrui ? C’est pour son maître qu’il demeure ferme ou qu’il tombe ez. » Les Romains voulaient en effet, n’étant que des hommes, juger des actions qui peuvent procéder d’une intention droite, simple, élevée, comme aussi d’un mauvais principe, et porter un arrêt contre les secrets du cœur, dont Dieu s’est réservé le jugement.

60. À ce sujet se rapporte encore ce que l’Apôtre dit ailleurs : « Ne jugez pas avant le temps, jusqu’à ce que vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les pensées secrètes des cœurs ; et alors chacun recevra de Dieu sa louange fa. » Il y a donc certaines actions indifférentes, dont le motif nous est inconnu, qui peuvent procéder d’un bon ou d’un mauvais principe, et qu’il est téméraire de juger, surtout de condamner. Or un temps viendra où elles seront jugées, quand le Seigneur éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des cœurs. » Le même Apôtre dit encore en un autre endroit : « Les péchés de quelques-uns sont manifestes et les devancent au jugement. » Par péchés manifestes il entend les actes dont l’intention est évidente ; ceux-là précédent le coupable au jugement, c’est-à-dire que le jugement auquel ils donnent lieu, n’est point téméraire. Puis viennent les actions secrètes, mais qui seront manifestées en leurs temps. Cela s’applique aussi aux bonnes œuvres ; car l’Apôtre ajoute : « Pareillement les œuvres bonnes sont manifestes, et celles qui ne le sont pas ne peuvent rester cachées fb. » Jugeons donc de ce qui est manifeste ; laissons Dieu juger de ce qui est caché ; parce que ce qui est caché, soit bien, soit mal, ne pourra rester tel, quand viendra le jour des manifestations.

61. Or le jugement téméraire doit être évité dans deux cas : quand on ignore le motif d’une action, et quand on ne sait pas ce que doit devenir celui qui agit, qu’il paraisse bon ou mauvais. Par exemple, un homme se plaint de l’estomac et se dispense de jeûner ; vous ne croyez pas à ce qu’il dit et l’accusez de gourmandise voilà un jugement téméraire. Ou bien sa gourmandise et son ivrognerie sont manifestes, mais, en le blâmant, vous le regardez comme incorrigible : c’est encore un jugement téméraire. Ne condamnons donc pas les actes dont le motif nous est inconnu ; et quand ils sont visiblement mauvais, ne désespérons jamais du malade ; par là nous éviterons le jugement dont il est dit : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. »

62. On pourrait s’étonner de ces paroles : « Car d’après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés, et selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite » Quoi ! Si nous avons jugé témérairement, Dieu nous jugera-t-il aussi témérairement ? Ou si nous avons mesuré avec une mesure injuste, Dieu aura-t-il aussi une injuste mesure pour nous mesurer ? Car, sans doute, ici mesure signifie jugement. Non : Dieu ne juge jamais témérairement, et n’a de mesure injuste pour personne ; mais ce langage veut dire que la témérité avec laquelle vous jugez le prochain est nécessairement matière de punition pour vous. À moins qu’on ne s’imagine que l’injustice nuit à celui à qui elle s’adresse et non à celui de qui elle procède ; tout au contraire, bien souvent elle ne fait point de mal au premier, et nécessairement elle nuit au second. Quel mal a fait aux martyrs l’injustice de leurs persécuteurs ? Et elle en a fait beaucoup aux persécuteurs eux-mêmes. Car, bien que quelques-uns d’entre eux se soient convertis, néanmoins leur malice les aveuglait, alors qu’ils étaient persécuteurs. De même le jugement téméraire ne nuit ordinairement pas à celui sur qui on le porte ; mais il faut absolument qu’il nuise à celui qui le porte. C’est, je pense, d’après cette règle qu’il a été dit : « Quiconque frappera de l’épée, périra par l’épée fc. » Car combien frappent de l’épée, et ne périssent point par l’épée, non plus que Pierre lui-même ? Mais qu’on ne s’imagine pas que ce soit à cause de la rémission de ses péchés que l’Apôtre a échappé à cette punition. Et d’abord ne serait-il pas par trop absurde de regarder comme plus terrible la mort par l’épée, qui n’arrive pas à Pierre, que la mort par la croix qu’on lui fait subir ? Et alors que dira-t-on des larrons crucifiés avec le Seigneur, dont l’un mérita son pardon, après avoir été crucifié fd, tandis que l’autre ne le mérita pas ? Ces deux larrons avaient-ils crucifié tous ceux qu’ils avaient tués, et mérité par là de subir eux-mêmes ce supplice ? Il serait ridicule de le penser. Que signifient donc ces paroles : « Quiconque frappera de l’épée, périra par l’épée » sinon qu’un péché quelconque donne la mort à l’âme ?

CHAPITRE XIX. LE FÉTU ET LA POUTRE.

63. Tout ce que le Seigneur dit ici a donc pour but de nous tenir en garde contre le jugement téméraire et injuste, parce qu’il veut que dans toutes nos actions, nous ayons un cœur simple et Dieu seul en vue ; parce que le motif de beaucoup d’actions étant inconnu, il est téméraire d’en juger, et que ceux qui se laissent le plus facilement aller au jugement téméraire et au blâme, sont ceux qui aiment mieux critiquer et condamner, qu’améliorer et corriger : ce qui est le défaut propre de l’orgueil et de l’envie. Pour toutes ces raisons, le Seigneur ajoute : « Pourquoi vois-tu, le fétu qui est dans l’œil de ton frère et ne vois-tu pas la poutre qui est dans le tien ? » Par exemple : cet homme a péché par colère et vous péchez par haine : eh bien ! il y autant de distance entre la colère et la haine qu’entre un fétu et une poutre. Car la haine est une colère invétérée qui a pris une telle force avec le temps, qu’on a raison de l’appeler une poutre. Il peut arriver que, tout en vous fâchant contre un homme, vous désiriez le corriger : et cela n’est pas possible avec la haine.

64. « Comment en effet dis-tu à ton frère : Laisse-moi ôter le fétu de ton œil, tandis qu’il y a une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu songeras à ôter le fétu de l’œil de ton frère » c’est-à-dire, bannissez d’abord la haine de votre âme, et ensuite vous pourrez corriger celui que vous aimez. Et c’est avec raison qu’on dit hypocrite. Car accuser les vices est le propre des hommes justes et bienveillants ; en le faisant, les méchants usurpent un rôle qui ne leur appartient pas, comme les comédiens cachent sous un masque ce qu’ils sont, et représentent un personnage qu’ils ne sont pas. Sous ce nom d’hypocrites entendez donc les hommes dissimulés. C’est une vengeance funeste et contre laquelle il faut bien se tenir en garde ; ils se constituent, par haine et par jalousie, accusateurs de tous les vices et veulent encore passer pour de sages conseillers. Nous devons donc, quand la nécessité nous oblige à reprendre ou à blâmer quelqu’un, agir avec bonté et prudence et nous demander sérieusement si ce vice est de ceux que nous n’avons jamais eus ou dont nous sommes guéris ; si cela est, nous souvenir que nous sommes hommes et que nous aurions pu l’avoir, et si nous l’avons eu, être indulgents pour une faiblesse commune, afin que notre blâme ou nos reproches ne soient pas inspirés par la haine, mais par la compassion : en sorte que, soit que le.coupabledoive profiter de nos avis, soit qu’il en devienne pire, car le résultat est incertain, nous soyons au moins assurés que notre œil est resté simple. Mais si la réflexion nous découvre en nous le défaut que nous nous disposions à blâmer, gardons-nous de reprocher et de réprimander ; seulement gémissons avec le coupable et invitons-le, non plus à céder à nos injonctions, mais à se guérir avec nous.

65. Quand l’Apôtre disait : « Je me suis fait comme Juif avec les Juifs, pour gagner les Juifs ; avec ceux qui sont sous la loi, comme si j’eusse été sous la loi, quoique je ne fusse plus sous la loi, afin de gagner ceux qui étaient sous la loi ; avec ceux qui étaient sans loi, comme si j’eusse été sans la loi, quoique je ne fusse pas sous la loi de Dieu, mais que je fusse sans la loi du Christ, afin de gagner ceux qui étaient sans la loi. Je me suis rendu faible avec les faibles, pour gagner les faibles ; je me suis fait tous à tous pour les sauver tous » quand, dis-je, il parlait ainsi, ce n’était pas par dissimulation, comme l’ont prétendu quelques-uns, qui voudraient appuyer leur détestable hypocrisie sur l’autorité d’un si grand modèle, mais par charité, en s’appropriant, pour ainsi dire, l’infirmité de celui qu’il voulait soulager. Il en avait d’abord prévenu en disant : « Car, lorsque j’étais libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous, pour en gagner un plus, grand nombre fe. » Et pour nous faire comprendre qu’il n’agissait point par dissimulation, mais en vertu de cette charité qui nous fait compatir à des hommes faibles comme nous, il nous dit encore ailleurs : « Car vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté ; seulement ne faites pas de cette liberté une occasion pour la chair ; mais soyez par la charité les serviteurs les uns des autres ff. » Or il n’en peut être ainsi qu’autant qu’on regarde comme sienne l’infirmité du prochain et qu’on la supporte avec patience, jusqu’à ce que celui qu’on veut sauver, en soit guéri.

66. Ce n’est donc que rarement et dans une grande nécessité qu’il faut adresser des reproches, et, quand on le fait, ce n’est point son propre intérêt, mais le service de Dieu qu’il faut avoir en vue. Car Dieu est la fin dernière : par conséquent ne faisons rien avec un cœur double, et ôtons d’abord de notre œil la poutre de la jalousie, de la malice, de la dissimulation, avant de songer à ôter le l’élu de l’œil de notre frère. Alors nous verrons ce fétu avec les yeux de la colombe, avec les yeux qu’on vante dans l’Epouse du Christ fg, cette glorieuse Église que Dieu s’est choisie, qui n’a ni tache ni ride fh, c’est-à-dire qui est pure et simple
Rét. l. 1, ch. 12, n. 9
.

CHAPITRE XX. LES PERLES, LES CHIENS, LES POURCEAUX.

67. Mais comme quelques-uns, bien que désireux d’obéir aux commandements de Dieu, pourraient être trompés par ce mot de simplicité, et s’imaginer que c’est chose coupable de cacher quelquefois la vérité, comme il l’est de mentir quelquefois, en sorte que, en révélant à ceux à qui ils s’adressent des choses que ceux-ci ne peuvent supporter, ils leur deviendraient plus nuisibles que s’ils ensevelissaient ces mêmes choses dans un éternel silence : pour obvier, dis-je, à cet inconvénient, le Seigneur a eu grand soin d’ajouter : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, et que, se tournant, ils ne vous déchirent. » Le Seigneur lui-même, quoiqu’il n’ait jamais menti, nous fait cependant voir qu’il a caché certaines vérités, quand il dit : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez les porter à présent fj. » Et l’Apôtre Paul : « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels. Comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai abreuvés de lait, mais je ne vous ai point donné à manger, parce que vous ne le pouviez pas encore ; et à présent même vous ne le pouvez point, parce que vous êtes encore charnels fk. »

68. Mais à propos de cette défense de donner les choses saintes aux chiens et de jeter nos perles devant les pourceaux, nous devons soigneusement examiner ce qu’on entend par choses saintes, par perles, par chiens et par pourceaux. Une chose sainte, c’est ce qu’on ne peut violer et souiller sans crime ; et ce crime est imputé à la seule tentative, à la seule volonté, bien que la chose reste en elle-même inviolable et incorruptible. Les perles, ce sont tous les biens spirituels, dont on doit avoir une haute estime ; et comme ils sont cachés, on les tire, en quelque sorte, du fond de l’abîme, et on ne les trouve qu’en brisant l’enveloppe allégorique qui leur sert pour ainsi dire de coquilles. Il est permis de penser que chose sainte et perle sont ici un seul et même objet : sainte, parce qu’on ne doit point la souiller ; perle, parce qu’on ne doit point la mépriser. Or on essaie de corrompre ce qu’on ne veut pas laisser dans son intégrité, et on méprise ce qu’on considère comme vil, comme au dessous de soi ; ce qui fait dire qu’un objet méprisé est foulé aux pieds. Donc comme, les chiens s’élancent pour déchirer et ne laissent point entier ce qu’ils déchirent, le Seigneur nous dit : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens : a parce que, quoique la vérité ne puisse être ni déchirée ni corrompue, qu’elle demeure entière et inviolable, il faut cependant voir l’intention de ceux qui lui résistent en ennemis acharnés et s’efforcent, autant qu’il est en eux, de l’anéantir. Quant aux pourceaux, bien qu’ils ne mordent pas comme les chiens, ils souillent cependant en foulant aux pieds.aNe jetez donc pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds et que, se tournant, « ils ne vous déchirent.nOn peut ainsi, sans blesser le sens, appliquer le mot de chiens à ceux qui attaquent la vérité et celui de pourceaux à ceux qui la méprisent.

69. « De peur que, se tournant, ils ne vous déchirent, n vous, et non les perles. En effet, en les foulant aux pieds, même quand ils se tournent pour entendre encore quelque chose, ils déchirent celui qui leur a jeté les perles qu’ils ont déjà foulées aux pieds. Car il serait difficile de trouver un moyen de plaire à celui qui foule aux pieds des perles, c’est-à-dire méprise des vérités divines découvertes à grand prix. Je ne vois même pas trop comment on peut instruire de tels hommes sans indignation et sans dépit. Or, le chien et le pourceau sont deux animaux immondes. Il faut donc prendre garde de rien révéler à celui qui ne comprend pas ; il vaut mieux qu’il cherche ce qui est caché, que de gâter ou de dédaigner ce qui lui est découvert. On ne voit pas pour quelle autre raison ils repoussent des vérités évidentes et de grande importance, sinon par haine et par mépris : et la haine leur a fait donner le nom de chiens, le mépris celui de pourceaux. Cependant toute impureté, quelle qu’elle soit, prend son origine dans l’attache aux choses temporelles, c’est-à-dire dans l’amour de ce siècle, auquel on nous ordonne de renoncer pour être purs. Donc celui qui désire avoir le cœur pur et simple ne doit point se croire coupable de cacher quelque chose, si celui à qui il le cache n’est pas dans le cas de le comprendre. Mais il n’en faut pas conclure qu’il soit permis de mentir : car cacher la vérité n’est pas dire le mensonge. Il faut donc d’abord travailler à écarter les obstacles qui empêchent de comprendre ; car si c’est faute d’être pur que celui à qui on s’adresse ne comprend pas, on doit, autant qu’on le peut, le purifier par ses paroles ou par ses œuvres.

70. Et parce qu’on voit Notre-Seigneur dire certaines choses que beaucoup de ses auditeurs n’accueillaient point, soit par résistance, soit par mépris, il ne faut pas croire qu’il ait donné les choses saintes aux saints ou jeté des perles devant les pourceaux ; car il ne parlait pas pour ceux de ses auditeurs qui ne pouvaient comprendre, mais pour ceux qui en étaient capables ; l’impureté des autres n’était pas une raison pour négliger ceux-ci. Et quand ceux qui voulaient le tenter lui faisaient des questions et qu’il leur répondait de manière à leur fermer les oreilles, bien qu’ils se consumassent par leur propre venin plutôt que de recevoir la nourriture qu’il leur offrait : néanmoins ils fournissaient à ceux qui pouvaient comprendre une occasion d’apprendre beaucoup de choses utiles. Je dis cela pour que quand on ne pourra pas répondre à une question, on ne s’excuse pas en disant qu’on ne veut pas donner les choses saintes aux chiens ou jeter des perles devant les pourceaux. En effet celui qui peut répondre doit répondre, au moins pour les autres, qui se décourageraient s’ils venaient à se persuader que la question proposée est sans solution. Je suppose qu’il s’agit de choses utiles et qui touchent la doctrine du salut ; car des oisifs peuvent faire bien des questions superflues, inutiles et souvent même nuisibles ; et cependant il faut y répondre quelque chose, au moins pour expliquer et faire comprendre qu’on doit s’en abstenir. Il est donc quelquefois à propos de répondre quand on est interrogé sur des matières utiles, comme le fit le Seigneur lorsque les Sadducéens lui demandaient à qui appartiendrait, lors de la résurrection, une femme qui avait eu sept maris. Il leur répondit qu’à la résurrection on ne prendra point de femme, qu’on ne se mariera pas, mais qu’on sera comme des anges dans le ciel Quelquefois il faut interroger sur un autre sujet celui qui questionne, afin qu’il se réponde ainsi à lui-même, si toutefois il répond ; et que s’il ne répond pas les témoins ne trouvent pas mauvais qu’on laisse sa question sans réponse. C’est ainsi que quand on demandait au Christ, pour le tenter, s’il fallait payer le tribut, il demanda à son tour de qui était l’image empreinte sur la pièce de monnaie qu’on lui présentait. En disant que c’était celle de César, les Pharisiens répondirent à leur propre question ; et le Christ tirant la conclusion, leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu fl. » Une autre fois les princes des prêtres et les anciens du peuple lui ayant demandé par quelle autorité il faisait ces choses, il leur fit une question sur le baptême de Jean ; et comme ils ne voulaient pas lui répondre, parce que leur réponse aurait tourné contre eux et qu’ils n’osaient pas dire du mal de Jésus à cause de la foule, il leur dit : « Ni moi non plus je ne vous dirai par quelle autorité je fais ces choses fm. » Or, ceux qui étaient là trouvèrent que c’était très juste ; car les pharisiens prétendaient ignorer ce qu’ils savaient parfaitement, mais qu’ils ne voulaient pas dire. Au fait il était juste que, demandant une réponse à leur question, ils fissent d’abord ce qu’ils exigeaient eux-mêmes ; et en le faisant ils se seraient répondu. En effet ils avaient envoyé demander à Jean qui il était ; ou plutôt ils lui avaient envoyé des prêtres mêmes et des lévites, dans la pensée qu’il était le Christ : ce qu’il nia formellement, en rendant témoignage au Seigneur fn. Or, en avouant ce témoignage, ils auraient compris par quelle autorité le Christ agissait ; mais ils feignirent de l’ignorer et posèrent une question pour avoir occasion de calomnier le Sauveur.

CHAPITRE XXI. DU PRÉCEPTE DE LA PRIÈRE.

71. À propos de cette défense de donner les choses saintes aux chiens et de jeter des perles devant les pourceaux, un auditeur ayant la conscience de son infirmité, et s’entendant défendre de donner ce qu’il n’a pas encore, aurait pu se présenter et dire : quelles sont donc ces choses saintes que je ne dois pas donner aux chiens, ces perles que vous me défendez de jeter aux pourceaux ? Je ne m’aperçois encore pas que je les aie : c’est donc très à propos que le Seigneur ajoute : « Demandez et il vous sera donné ; cherchez et vous trouverez ; frappez et il vous sera ouvert. » Car quiconque demande reçoit ; et qui cherche trouve ; et à qui frappe il sera ouvert. Demander a pour objet d’obtenir la santé et la force de l’âme, afin de pouvoir accomplir les commandements : chercher a pour but de découvrir la vérité. En effet le bonheur parfait consistant dans l’action et la connaissance, l’action exige la libre disposition des forces, et la contemplation, la manifestation des choses ; il faut donc demander l’un pour l’obtenir, et chercher l’autre pour le trouver. Or la connaissance en cette vie, est moins celle du bien à posséder que celle de la voie à suivre ; mais quand on aura trouvé la véritable voie, on parviendra à la possession du bien qui cependant ne s’accordera qu’à celui qui frappe.

72. Pour rendre sensibles ces trois choses demander, chercher, frapper, donnons un exemple. Supposons un homme infirme des pieds, et ne pouvant marcher ; il faut d’abord le guérir et le consolider pour qu’il marche : c’est l’objet de ce mot : « demandez. » Mais à quoi sert de marcher et même de courir, si l’on s’égare dans une fausse route ? Le second point est donc de trouver le chemin qui mène au but où l’on veut parvenir. Quand on l’a trouvé, et qu’on arrive au domicile qu’on veut habiter, si celui-ci est fermé, il ne servira à rien d’avoir pu marcher, d’avoir marché et d’être arrivé, si on n’ouvre pas. Voilà pourquoi le Seigneur dit : « Frappez
Rét 1, ch. 19, n. 9
. »

73. Or celui dont les promesses ne mentent jamais, nous a donné et nous donne une grande espérance, car il dit : « Quiconque demande reçoit ; et qui cherche trouve ; et à qui frappe il sera ouvert. » Il faut donc de la persévérance pour obtenir ce que nous demandons, trouver ce que nous cherchons et nous raire ouvrir quand nous frappons. Comme le Seigneur a cité l’exemple des oiseaux du ciel et du lis des champs, pour nous donner espoir que la nourriture et le vêtement ne nous manqueraient pas, élevant ainsi notre pensée du petit au grand ; de même agit-il ici : « Quel est, dit-il, l’homme d’entre vous, qui, si son fils lui demande du pain, lui présentera une pierre ? Ou si c’est un poisson qu’il lui demande, lui présentera-t-il un serpent ? Si donc vous qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants : combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent ? » Comment les méchants donnent-ils de bonnes choses ? Mais le Seigneur appelle ici méchants les amateurs de ce monde et les pécheurs. Quant aux bonnes choses qu’ils donnent, elles ne sont bonnes qu’à leur sens, parce qu’ils les estiment telles. Du reste elles sont bonnes aussi de leur nature, mais passagères et relatives à cette misérable vie ; et tout méchant qui les donne, ne les donne pas de son fond, car la terre et tout ce qu’elle renferme appartient au Seigneur fp, qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent fq. Combien donc nous devons espérer que Dieu nous accordera les biens que nous lui demandons et ne nous trompera pas, en nous donnant une chose pour une autre, puisque nous, qui sommes mauvais, nous savons donner ce qu’on nous demande ; car nous ne trompons pas nos enfants, et toutes les bonnes choses que nous leurs donnons, ne viennent pas de nous, mais de Dieu.

CHAPITRE XXII. FAIRE À AUTRUI CE QU’ON DÉSIRE POUR SOI.

74. Or la fermeté et la force nécessaire pour marcher dans la voie de la sagesse se trouve dans les bonnes mœurs : et celles-ci vont jusqu’à la pureté et à la simplicité dont le Seigneur a si longtemps parlé ; après quoi il tire cette conclusion : « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent de bien, faites-le-leur aussi : car c’est la loi et les prophètes. » On lit dans les exemplaires grecs : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi » Je pense que les latins ont ajouté de bien » pour mieux expliquer la pensée. En effet, le cas peut se présenter que quelqu’un, s’autorisant de ce texte, demande qu’on fasse pour lui une chose criminelle, comme par exemple de le provoquer à boire outre mesure et à se plonger dans l’ivresse, et qu’il fasse le premier ce qu’il désire d’un autre ; il serait ridicule alors de s’imaginer qu’il a rempli ce précepte. C’est, je pense, pour éviter cette fausse interprétation, et pour mieux préciser le sens, qu’après ces mots : « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent » on a ajouté « de bien. » Si ce mot manque dans les exemplaires grecs, il faut les corriger : mais qui l’oserait ? Il faut donc admettre que la pensée est complète même sans cette addition. Car c’est dans le sens propre, et non d’après la signification ordinaire qu’il faut entendre ces expressions : « tout ce que vous voulez. » En effet il n’y a proprement de volonté que pour le bien ; car pour les actions mauvaises et criminelles, c’est de la passion et non de la volonté. Non que les Écritures emploient toujours le mot dans son sens propre ; mais, quand il faut, elles y tiennent tellement qu’il n’est pas possible d’en donner un autre.

75. Or ce commandement paraît se rattacher à l’amour du prochain, mais non également à l’amour de Dieu : le Seigneur nous disant ailleurs qu’il y a deux commandements auxquels se rattachent toute la loi et les prophètes. » En effet si l’on eût dit : tout ce que vous voulez qu’on vous fasse, faites-le vous-mêmes, les deux commandements se fussent trouvés renfermés en une seule formule, puisqu’on se serait empressé de dire que chacun désirant être aimé de Dieu et des hommes, et l’ordre étant donné de faire ce qu’on désire se voir fait à soi-même, on est obligé d’aimer Dieu et le prochain. Mais comme le Seigneur dit expressément : « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi » il semble que cela signifie simplement : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » Toutefois il faut bien remarquer ce que le Christ ajoute ici : « Car c’est la loi et les prophètes » tandis qu’en parlant des deux commandements il n’a pas dit simplement : à eux se rattachent la loi et les prophètes, mais : « Toute la loi et les prophètes fr » c’est-à-dire toutes les prophéties. Et comme il n’emploie pas ici cette expression, « toute » il réserve évidemment la place de l’autre commandement, du commandement de l’amour de Dieu. Pour le moment il s’agit de ce qui regarde ceux qui ont le cœur simple ; et comme il est à craindre que l’on n’ait un cœur double à l’égard de ceux à qui le cœur peut être caché, c’est-à-dire à l’égard des hommes, voilà pourquoi il a fallu donner ce commandement. Car il n’est à peu près personne qui veuille avoir à faire à un cœur double. Or il ne peut se faire qu’un homme accorde quelque chose à un homme avec un cœur simple, s’il n’exclut pas toute vue de profit temporel et n’agit pas avec cette intention désintéressée que nous avons assez longtemps expliquée plus haut, quand nous parlions de l’œil simple.

76. L’œil purifié et rendu simple sera donc capable de voir et de contempler sa lumière intérieure. Car c’est l’œil du cœur. Or celui-là a cet œil, qui pour rendre ses actions vraiment bonnes, ne se propose point pour but de plaire aux hommes, mais, dans le cas où il lui arrive de plaire, y cherche le salut de ses frères et la gloire de Dieu, et non une vaine jactance ; qui ne travaille pas au salut du prochain dans l’intention de se procurer les choses nécessaires à la vie ; qui ne condamne pas témérairement l’intention et la volonté dans un acte où l’intention et la volonté ne sont pas manifestes ; qui rend à l’homme tous les services possibles dans l’intention où il voudrait qu’on les lui rendît, c’est-à-dire sans en attendre aucun profit temporel. Voilà le cœur simple et pur qui cherche Dieu : « Bienheureux donc ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu. »

CHAPITRE XXIII. LA PORTE ÉTROITE ET LA PORTE LARGE.

77. Mais, comme c’est là le partage d’un petit nombre, le Seigneur commence à parler de la recherche et de la possession de la sagesse, qui es l’arbre de vie. Or, pour la rechercher et la posséder, c’est-à-dire la contempler, l’œil a été préparé par tout ce qui a été dit plus haut, de manière à connaître la voie resserrée et la porte étroite. Et c’est ce que dit ensuite le Seigneur Entrez par la porte étroite ; parce que large est la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition, et nombreux, sont ceux qui entrent par elle. Combien est étroite la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie et qu’il en est peu qui la trouvent ! » Il ne dit pas pour cela que le joug du Seigneur soit dur ni son fardeau pesant ; mais seulement que bien peu veulent supporter le fardeau jusqu’au bout, faute d’une foi suffisante en celui qui crie : « Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur : car mon joug est doux et mon fardeau léger fs. » C’est précisément par là que ce sermon a commencé, en parlant de ceux qui sont humbles et doux. Mais beaucoup rejettent, bien peu acceptent ce joug si doux, ce fardeau si léger ; et voilà pourquoi resserrée est la voie qui conduit à la vie, et étroite est la porte par laquelle on y entre.

IV.Guérison d’un lépreux ft. – Étant descendu de la montagne, où il avait enseigné ses préceptes aux disciples et à la foule du peuple, « il guérit un lépreux, aussitôt qu’il eut étendu sa main sur lui : » à ceux qui mettaient en doute qu’on pût accomplir ces mêmes préceptes Jésus-Christ fait entendre par là qu’ils peuvent par son secours, guérir de cette sorte de lèpre.

CHAPITRE XXIV. PRENDRE GARDE AUX FAUX PROPHÈTES.

78. Il faut donc surtout se tenir en garde contre ceux qui promettent la sagesse et la connaissance de la vérité qu’ils n’ont pas, comme les hérétiques, par exemple, qui le plus souvent essaient de se recommander par leur petit nombre. Aussi, après avoir dit que bien peu trouvent la porte étroite et la voie resserrée ; de peur que ces sectaires ne s’imaginent être ce petit nombre, le Christ ajoute : « Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous sous des vêtements de brebis, tandis qu’au dedans ce sont des loups ravisseurs. » Mais ces loups ne trompent pas l’œil simple, qui sait distinguer l’arbre à ses fruits : car, dit le Seigneur, « Vous les connaîtrez à leurs fruits. » Puis il ajoute des comparaisons : « Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces ? Ainsi tout arbre bon produit des fruits bons ; mais tout mauvais arbre produit de mauvais fruits. « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. Or tout arbre quine produit pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu. Vous les connaîtrez donc à leurs fruits. »

79. À ce propos il faut surtout se défier de l’erreur de ceux qui entendent, par ces deux arbres, deux natures : la nature de Dieu, et une autre qui n’est pas celle de Dieu et ne provient pas de Dieu. J’ai déjà longuement discuté cette erreur dans d’autres livres, et, s’il le faut, je la discuterai encore ; il s’agit maintenant de faire voir qu’elle ne peut s’appuyer sur la comparaison des deux arbres. D’abord le Christ parle ici des hommes, et cela est tellement clair qu’en lisant ce qui précède et ce qui suit, on ne peut que s’étonner de l’aveuglement de ces hérétiques. Ensuite, ils insistent sur ces mots : « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits » et ils s’imaginent qu’une âme mauvaise ne peut pas s’améliorer, ni une âme bonne se détériorer ; comme si on avait dit : Un arbre bon ne peut pas devenir mauvais, ni un arbre mauvais devenir bon ; tandis que le texte porte : « Un arbre bon ne peut pas produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. » Or l’arbre c’est l’âme même, l’homme même ; et le fruit de l’arbre, les œuvres de l’homme ; un homme mauvais ne peut donc faire le bien, ni l’homme bon, le mal. Par conséquent si l’homme mauvais veut faire le bien, il faut d’abord qu’il devienne bon. C’est ce que le Seigneur exprime ailleurs plus clairement : « Ou rendez l’arbre bon, ou rendez l’arbre mauvais » Or, si les deux arbres eussent signifié les deux natures dont parlent ces hérétiques, le Christ ne dirait pas : Rendez ; car qui d’entre les hommes peut faire une nature ? Ensuite, là encore, après avoir parlé des deux arbres, le Seigneur ajoute : « Hypocrites, comment pouvez-vous dire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais fu ? » Donc tant qu’on est mauvais on ne peut produire de bons fruits, et si on produit de bons fruits, c’est qu’on n’est plus mauvais. C’est ainsi qu’on peut dire avec une exacte vérité : la neige ne saurait être chaude ; car, dès qu’elle est chaude, nous ne l’appelons plus neige mais eau. Il peut donc se faire que ce qui était neige ne le soit plus, mais non qu’il y ait de la neige chaude. Ainsi il peut arriver que celui était mauvais cesse de l’être, et néanmoins il est impossible qu’un homme mauvais fasse le bien, quoiqu’il puisse parfois être utile : mais alors ce n’est pas lui qui fait le bien ; le bien se fait à son occasion, par l’action de la divine Providence. C’est ainsi qu’il a été dit des pharisiens : « Faites ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font. » S’ils disaient de bonnes choses, et si ce qu’ils disaient était utile à entendre et à pratiquer, ce n’était point leur œuvre. Car, dit le Seigneur,« ils sont assis sur la chaire de Moïse fv. » Ils pouvaient donc, grâce à la divine Providence, être utiles en prêchant la Loi de Dieu et faire du bien à leurs auditeurs sans s’en faire à eux-mêmes. C’est des hommes de ce genre qu’un prophète a dit ailleurs : « Vous avez semé du froment et vous recueillerez des épines fw » parce qu’ils enseignaient le bien et faisaient le mal. Ceux qui les écoutaient et mettaient leurs maximes en pratique ne cueillaient donc pas des raisins sur des épines, mais cueillaient des raisins sur la vigne à travers les épines ; comme si quelqu’un, passant la main par une haie, cueillait un raisin sur le cep que la haie entoure. Ce serait bien le fruit, non des épines, mais de la vigne.

80. On a certainement très grande raison de demander à quels fruits le Seigneur veut que nous fassions attention pour connaître l’arbre. Car beaucoup estiment comme fruits, ce qui fait partie des vêtements des brebis, et, par là, sont trompés par les loups : tels sont le : jeûnes par exemple, les prières où les aumônes : toutes œuvres qui peuvent être faites par des hypocrites, autrement on n’aurait pas dit plus haut : « Prenez garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d’eux. » Ce principe une fois passé, le Sauveur détaille ces trois espèces de bonnes œuvres : l’aumône, la prière, le jeûne. Beaucoup donnent abondamment aux pauvres, non par pitié mais par ambition ; beaucoup prient, ou plutôt paraissent prier, sans avoir Dieu en vue, mais dans le désir de plaire aux hommes ; beaucoup jeûnent, et font parade d’une abstinence prodigieuse aux yeux de ceux qui regardent cette vertu comme difficile et honorable ; et par ces ruses isl se séduisent, trompant, d’une part, par des fausses apparences, et de l’autre, pillant et tuant ceux qui ne savent pas voir les loups sous ces peaux de brebis. Le Seigneur nous avertit donc que ce ne sont pas là des fruits auxquels on puisse juger un arbre. En effet, quand tout cela procède d’un cœur droit et sincère, ce sont là des véritables vêtements de brebis ; mais quand une erreur coupable en est la source, cela ne couvre pas autre chose que des loups. Cependant les brebis ne doivent pas répudier leurs vêtements, parce que le plus souvent les loups s’en servent pour se cacher.

81. C’est donc l’Apôtre qui nous dira à quels fruits nous reconnaîtrons l’arbre mauvais : « On connaît aisément les œuvres de la chair, qui sont : les fornications, les impuretés, la luxure, le culte des idoles, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les colères, les dissensions, les hérésies, les sectes, les envies, les ivrogneries, les débauches de table, et « autres choses semblables ; je vous le dis, comme je vous l’ai déjà dit : ceux qui font de telles choses n’obtiendront point le royaume de Dieu. » Le même Apôtre nous dit ensuite à quels fruits nous connaîtrons qu’un arbre est bon : « Au contraire les fruits de l’Esprit sont : la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bienveillance, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence fx. » Il faut savoir que le mot joie est pris ici dans son sens propre ; car à la rigueur les méchants ne peuvent goûter la joie, mais seulement s’étourdir ; comme nous avons dit plus haut que le mot volonté a aussi son sens propre qui ne saurait s’appliquer aux méchants dans la pensée de ce texte : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi. » Le prophète donne encore la même signification au mot j oie, et suppose qu’elle n’existe que chez les bons, quand il dit : « Il n’y a pas de joie pour les impies, dit le Seigneur
Isa 57, 91 selon les Sept.
. » Il en est de même de la foi, qui strictement ne s’entend pas d’une foi quelconque, mais de la véritable foi. Tout cela ne peut avoir son simulacre chez les hommes méchants et imposteurs, au point de tromper celui qui n’a pas encore l’œil simple pour tout démêler. Il était donc tout à fait dans l’ordre de parler d’abord de la nécessité de purifier l’œil, et de dire ensuite contre quoi il faut se tenir en garde.

CHAPITRE XXV. NÉCESSITÉ DE PRATIQUER.

82. Mais comme, même avec un œil pur, c’est-à-dire avec un cœur simple et sincère, on ne peut lire dans le cœur d’un autre, ce sont les tentations qui mettent au jour ce que les actes ou les paroles laissent ignorer. Or il y a deux espèces de tentations : ou l’espoir d’acquérir quelque avantage temporel, ou la crainte de le perdre. Il faut bien prendre garde, tout en cherchant la sagesse qui ne se trouve que dans le Christ en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science , il faut bien prendre garde à ne pas nous laisser tromper, sous le nom du Christ, par des hérétiques ou par des gens peu éclairés et partisans de ce siècle. Voilà pourquoi le Seigneur continue et nous dit : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux ; mais celui qui fait la volonté de mon Père, celui-là entrera dans le royaume des cieux. » Par là nous sommes avertis de ne pas nous imaginer qu’il suffise de dire : « Seigneur, Seigneur » pour être un arbre bon et porter de bons fruits. Les bons fruits consistent à faire la volonté du Père qui est dans les cieux, selon l’exemple que le Seigneur lui-même nous en a donné dans sa personne.

83. On pourrait être embarrassé d’arranger ce passage avec cet autre de l’Apôtre : « Personne parlant dans l’Esprit de Dieu, ne dit anathème à Jésus ; et personne ne peut dire Seigneur Jésus, que par l’Esprit-Saint ga. » En effet, d’une part, nous ne pouvons dire que des hommes ayant l’Esprit-Saint n’entreront pas dans le royaume des cieux, s’ils persévèrent jusqu’à la fin ; et, de l’autre, nous ne pouvons affirmer que ceux qui disent Seigneur, Seigneur » et n’entrent pas dans le royaume des cieux, ont l’Esprit-Saint. Que signifient donc ces paroles : « dire Seigneur Jésus », sinon que, sous ce mot dire, l’Apôtre sous-entend la volonté et l’intelligence de celui qui parle ? De son côté le Seigneur a dit en général : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux. » Car celui qui ne veut pas ou ne comprend pas ce qu’il dit, a cependant l’air de dire ; mais celui-là seul dit réellement qui exprime sa volonté et sa pensée par le son de sa voix. C’est ainsi que, plus haut, dans l’énumération des fruits du Saint-Esprit, le mot joie, est pris dans son sens propre, et non dans celui où l’Apôtre l’emploie quand il dit : « Elle (la charité) ne se réjouit point de l’iniquité gb. » Comme si on pouvait se réjouir de l’iniquité ! Comme si ce n’était pas là une agitation, un trouble de l’âme, et non la joie, que les bons seuls peuvent goûter ! Donc on peut avoir l’air de dire, quand on se contente de parler, sans comprendre et sans pratiquer ce qu’on exprime ; et c’est en ce sens que le Seigneur dit : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux. » Mais ceux-là parlent véritablement et proprement chez qui la volonté et l’intelligence sont d’accord avec la parole, et c’est à ce point de vue que l’Apôtre a dit : « Personne ne peut dire Seigneur Jésus que par l’Esprit-Saint. »

84. Un point très important et relatif à ce sujet, c’est donc qu’en cherchant à connaître la vérité, nous ne nous laissions point tromper, non seulement par ceux qui se couvrent du nom du Christ sans que leur conduite y réponde, mais encore par certains faits et par certains prodiges, comme le Seigneur en a fait en vue des infidèles, tout en nous avertissant de ne pas nous y laisser prendre et de ne pas toujours supposer une sagesse invisible là où nous voyons un miracle visible. C’est pourquoi il ajoute : « Beaucoup me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé, en votre nom que nous avons chassé les démons, et en votre nom que nous avons fait beaucoup de miracles ? Et alors je leur dirai : Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité. » Le Seigneur ne reconnaîtra donc que celui qui pratique la justice. Car il a défendu même à ses disciples de se réjouir de telles choses, par exemple, de ce que les démons leur obéissaient. « Mais, leur dit-il, réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux gc » c’est-à-dire, je pense, dans cette cité de la Jérusalem céleste, où régneront seulement les justes et les saints. « Ne savez-vous pas, dit l’Apôtre, que les injustes ne posséderont pas le royaume de Dieu gd ? »

85. Mais peut-être quelqu’un dira-t-il que les injustes ne peuvent faire ces miracles visibles, et regardera-t-il comme des menteurs ceux qui diront : « C’est en votre nom que nous avons prophétisé, et chassé les démons et fait beaucoup de miracles. » Qu’il lise alors tout ce qu’ont fait les magiciens d’Égypte par opposition à Moïse, le serviteur de Dieu ge ; ou s’il ne le veut pas, par la raison que ces magiciens n’agissaient pas au nom du Christ, qu’il lise au moins ce que le Christ lui-même a dit, en parlant des faux prophètes : « Alors si quelqu’un vous dit : Voici le Christ, ici ou là, ne le croyez pas. « Car il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes ; ils feront de grands signes et des prodiges, jusqu’à induire en erreur, s’il peut se faire, même les élus gf. »

86. Combien donc un œil pur et simple est nécessaire pour trouver la voie de la sagesse, autour de laquelle les hommes pervers déploient tant d’artifices et d’erreurs ! Échapper, à toutes leurs embûches, c’est parvenir à la paix assurée, à l’immuable et solide sagesse. Car il est extrêmement à craindre de ne pas voir, dans la chaleur de la discussion et de la dispute, ce qu’il n’est donné qu’à un petit nombre de voir ; vu que le bruit de la contradiction est peu de chose, quand on n’en fait pas soi-même. C’est à cela que se rattachent ces paroles de l’Apôtre : « Il ne faut pas qu’un serviteur de Dieu dispute, mais qu’il soit doux envers tous, docile, capable d’enseigner, parlent, reprenant modestement ceux qui sont d’une opinion opposée ; dans l’espérance que Dieu leur donnera un jour l’esprit de pénitence pour connaître la vérité gg. » Donc : « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu gh. »

87. Il faut par conséquent bien faire attention à la terrible conclusion de tout ce discours. « Ainsi quiconque entend ces paroles que je dis et les accomplit, sera comparé à un homme sage qui a bâti sa maison sur la pierre. » En effet ce n’est qu’en agissant qu’on donne de la solidité à ce qu’on entend ou à ce qu’on comprend. Et si le Christ est la pierre, comme l’enseignent plusieurs endroits des Écritures gi, celui-là bâtit sur le Christ, qui met ses leçons en pratique. « La pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur la pierre. » Celui-là ne craint donc pas les superstitions ténébreuses, car la pluie n’a pas d’autre signification, quand on la prend en mauvais sens ; ni les vaines rumeurs des hommes, que l’on compare aux vents, je pense ; ni le torrent de celle vie, l’entraînement des concupiscences charnelles qui inonde, pour ainsi dire, la terre. En effet, voilà les trois genres d’adversité qui abattent l’homme que la prospérité séduit, mais on n’a rien à en craindre quand on a une maison, fondée sur la pierre, c’est-à-dire, quand on ne se contente pas d’entendre les ordres du Seigneur, mais qu’on les accomplit. Celui au contraire qui les entend et ne les accomplit pas, est grandement exposé à tous ces périls : car il n’a pas de fondement solide ; en entendant et en n’accomplissant pas, il élève un édifice ruineux. Le Christ ajoute donc : « Et quiconque entend ces paroles que je dis et ne les accomplit point, sera semblable à un homme insensé qui bâtit sur le sable ; la pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle s’est écroulée et sa ruine a été grande.« Or il arriva que lorsque Jésus eut achevé ces discours le peuple était dans l’admiration de sa doctrine ; car il les instruisait comme ayant autorité et non comme leurs scribes et leurs pharisiens. » J’ai indiqué plus haut que tout avait été prédit, par le Psalmiste, quand il disait : « J’agirai en mettant, ma confiance en lui ; les paroles du Seigneur sont des paroles pures, de l’argent éprouvé par le feu, dégagé de la terre, purifié jusqu’à sept fois gj. » C’est ce nombre sept qui m’a fait rattacher ces préceptes aux sept sentences que le Seigneur a exprimées au commencement de ce discours, et aux sept opérations du Saint-Esprit mentionnées par le prophète Isaïe gk. Mais soit qu’on adopte cette division, soit qu’on en préfère une autre, il faut accomplir ce que nous avons appris du Seigneur, si nous voulons bâtir sur la pierre.

Traduction de M. l’abbé DEVOILLE. 

Copyright information for FreAug