‏ Psalms 119:34

1. Dans notre psaume si étendu, voici ce qu’il nous faut considérer et exposer avec le secours du Seigneur. « Faites-moi, Seigneur, une loi de la voie de vos commandements, et que je la recherche toujours a ». L’Apôtre nous dit : « La loi n’est pas établie pour le juste, mais pour les injustes et les rebelles », et le reste, puis il conclut ainsi : « Et pour tout ce qui est opposé à la saine doctrine, laquelle est selon l’Évangile de la gloire du Dieu de béatitude, qui m’a été confié b ». Or, celui qui nous dit : « Faites-moi, Seigneur, une loi », était-il de ceux pour qui saint Paul a dit que la loi était faite ? Loin de là. S’il en était, il n’aurait pas dit plus haut : « J’ai couru dans la voie de vos commandements, quand vous avez dilaté mon cœur ». Pourquoi donc demander que Dieu lui impose une loi, puisqu’il n’est point de loi pour le juste ? Ou bien n’y aurait-il pas de loi pour le juste, dans le même sens qu’elle est établie pour le peuple rebelle, sur des tables de pierre c, et non sur des tables de chair, qui sont les cœurs d ; selon l’Ancien Testament, du mont Sinaï qui engendre pour la servitude e et non selon le Testament Nouveau, dont le prophète Jérémie a dit : « Voilà que viennent les jours, dit le Seigneur, et j’établirai une nouvelle alliance avec la maison d’Israël et la maison de Juda : non pas l’alliance que j’ai formée avec leurs pères, dans les jours où je les pris par la main, pour les tirer de la terre d’Égypte et parce qu’ils ne sont pas demeurés dans cette alliance, je les ai punis, dit le Seigneur. Voici, en effet, l’alliance que j’ai faite avec la maison d’Israël : après ces jours-là, dit le Seigneur, je graverai mes lois jusque dans leurs entrailles, et je les écrirai dans leurs cœurs f ». C’est ainsi qu’il supplie le Seigneur de lui imposer une loi, non plus comme aux injustes et aux rebelles qui n’appartiennent pas au Nouveau Testament, une loi sur des tables de pierre ; mais une loi qui convienne à la sainte génération de l’Épouse libre, ou de la Jérusalem céleste, aux enfants de la promesse, aux fils de l’héritage éternel, dans le cœur desquels Dieu écrit sa loi, de son doigt par le Saint-Esprit ; non plus pour qu’ils en conservent la mémoire pendant qu’ils la négligeront dans la pratique ; mais afin qu’ils la connaissent pour la comprendre, qu’ils la pratiquent en l’aimant d’un cœur dilaté par la charité, et non resserré par la crainte. Agir, en effet, par la crainte du châtiment, et non par l’amour de la justice, c’est agir en quelque sorte malgré soi. Mais celui qui agit malgré lui, voudrait, s’il était possible, qu’il n’y eût point de commandement ; et dès lors il est l’ennemi, et non point l’ami de cette loi, qu’il souhaite qu’on ne lui ait point imposée ; son action, dès lors, ne saurait être pure, quand sa volonté est corrompue. On ne saurait dire alors ce que dit le Prophète dans les versets précédents : « J’ai couru dans la voie de vos commandements, quand vous avez dilaté mon cœur » ; puisque cette dilatation signifie la charité, qui est, selon l’Apôtre, la plénitude de la loi g.

2. Pourquoi donc le Prophète veut-il encore qu’on lui impose une loi, puisque si cette loi ne lui eût déjà été donnée, il n’aurait pu, dans la dilatation de son cœur, courir dans la voie des commandements de Dieu ? Mais comme l’interlocuteur s’avance dans la vertu, comme il sait que cet avancement il le doit à la grâce de Dieu ; demander qu’une loi lui soit imposée, qu’est-ce autre chose que demander d’y faire de nouveaux progrès ? Car, présentez, par exemple, une coupe toute pleine à l’homme qui a soif, il la boit et l’épuise, et en demande encore. Quant aux injustes h, aux rebelles, qui n’ont reçu la loi que sur des tables de pierre, cette loi en a fait des prévaricateurs, et non des enfants de la promesse. Mais s’en souvenir et ne pas l’aimer, c’est être également coupable ; car la mémoire est en quelque sorte une pierre écrite, et qui est plutôt un fardeau qu’un ornement : c’est un poids et non un titre d’honneur. Cette loi, le Prophète l’appelle une voie des justifications de Dieu, et elle ne diffère en rien de la voie des préceptes de Dieu, que le Prophète nous dit avoir parcourue dans la dilatation de son cœur. Il a donc couru, il court encore, jusqu’à ce qu’il atteigne cette manne céleste, à laquelle Dieu l’a appelé d’en haut. Enfin, après avoir dit : « Donnez-moi, Seigneur, pour loi, la voie de vos justifications » ; le Prophète ajoute : « Et que je la recherche toujours ». Pourquoi demander ce qu’il a déjà, sinon parce qu’il possède cette loi en l’accomplissant, et qu’il en cherche les progrès ?

3. Mais que signifie « toujours ? » N’y aura-t-il point de fin à ses recherches ? En est-il de même que dans ces paroles : « Sa louange e sera toujours en ma bouche i », parce qu’il n’y aura point de fin à la louange de Dieu ? Car nous ne cesserons las de le louer quand nous serons parvenus au royaume éternel, puisque nous lisons : « Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous loueront dans les siècles des siècles j ! » Ou bien « toujours » doit-il s’entendre du temps de la vie, parce que c’est alors que l’on avance dans la vertu, et qu’après cette vie, celui qui aura fait des progrès sera parfait ? Cette expression reviendrait à ce que nous dit saint Paul de certaines femmes qu’« elles apprennent toujours » ; mais c’est alors en mauvaise part, puisqu’il ajoute qu’« elles n’arrivent jamais à la science de la vérité k ». Celui au contraire qui va toujours en progressant arrive enfin où il s’est efforcé d’arriver, et où il n’y a plus de progrès, parce qu’on demeure éternellement dans cette perfection. Toutefois en disant de ces femmes qu’« elles apprennent toujours », saint Paul n’a point prétendu qu’après leur mort elles continueront à étudier des choses vaines et sans profit, puisqu’à ces doctrines succéderont, non plus des études, mais les supplices éternels. Rechercher donc la loi de Dieu en cette vie, c’est y faire des progrès par sa science et par l’amour ; dans l’autre vie, au contraire, il n’y aura plus à chercher cette loi dans sa plénitude, mais à en jouir. Mais voici ce qui est dit encore : « Cherchez toujours sa face l ». Où sera-ce « toujours », sinon en cette vie ? Car en l’autre nous ne chercherons pas la face de Dieu, puisque nous le verrons face à face m. Si néanmoins on peut dire que l’on cherche toujours une chose parce qu’on l’aime sans dégoût, et qu’on le fait pour ne point la perdre, nous rechercherons sans fin la loi de Dieu, c’est-à-dire la vérité de Dieu ; car il est dit dans ce même psaume : « Et votre loi est la vérité n ». On la cherche maintenant pour la posséder ; alors on la possédera pour ne point l’abandonner ; selon qu’il est écrit de l’Esprit de Dieu, qu’il pénètre tout, même les profondeurs de Dieu o : non point pour apprendre ce qu’il ne connaît point, mais parce qu’il n’y a rien qu’il ne connaisse.

4. C’est donc proclamer bien haut la grâce de Dieu, que demander au Seigneur de nous poser une loi, comme le fait le Prophète qui connaissait la loi selon la lettre. Mais parce que la lettre tue, et que l’esprit vivifie p, il demande à faire par l’esprit ce qu’il savait par la lettre, de peur que cette connaissance d’un précepte négligé ne le rende coupable d’une prévarication nouvelle. Toutefois, connaître une loi comme on doit la connaître, c’est-à-dire comprendre ce qu’elle ordonne, pourquoi elle a été donnée à ceux qui ne devaient point l’observer ; quelle en était l’utilité en cela même qu’elle est survenue pour faire abonder le péché q, c’est ce que ne saurait faire un homme, à moins que Dieu ne lui en ait donné l’intelligence. Aussi le Prophète a-t-il ajouté : « Donnez-moi l’intelligence, et je sonderai votre loi, et je la garderai de tout mon cœur r ». Lorsqu’en effet un homme a sondé la loi, qu’il est arrivé à ces hauteurs qui en font toute l’essence, il doit alors aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, et son prochain comme lui-même. Ces deux commandements renferment la loi et les Prophètes s. Voilà ce qu’il semble promettre à Dieu, quand il dit : « Et je la garderai de tout mon cœur ».

5. Mais comme il n’en saurait venir là par ses propres forces, et sans le secours de celui qui fait ce commandement, voilà que le Prophète supplie le Seigneur de lui faire accomplir ce qu’il ordonne : « Conduisez-moi dans les sentiers de vos commandements, car c’est là que je me plais t ». C’est peu de ma volonté, si vous-même ne me conduisez où je veux aller. Or, c’est bien là le sentier, la voie des commandements rie Dieu, où il avait couru, disait-il, dans la dilatation de son cœur ; et s’il l’appelle un sentier, c’est qu’elle est étroite, cette voie qui conduit à la vie u ; et comme elle est étroite, on ne saurait y courir, si le cœur n’est dilaté.

6. Mais parce qu’il s’avance toujours, qu’il court toujours ; et c’est ce qui lui fait implorer le secours d’en haut qui doit le faire aboutir, ce qui n’appartient ni à la course ni à la volonté, mais à la divine miséricorde v ; enfin, parce que c’est Dieu qui produit en nous le vouloir w, et que le Seigneur même nous prépare la volonté, le Prophète continue : « Inclinez mon cœur vers vos préceptes, et non vers l’avarice x ». Qu’est-ce à dire, avoir le cœur incliné vers un objet, sinon le vouloir ? Il a donc voulu déjà, et il demande de vouloir encore. Il a voulu, quand il a dit : « Conduisez-moi dans le sentier de vos commandements, car c’est là que je me plais » ; il demande de vouloir encore, quand il dit : « Inclinez mon cœur vers vos témoignages, et non vers l’avarice ». Ce qu’il demande alors, c’est que sa volonté soit de plus en plus forte. Or, quels sont les témoignages de Dieu, sinon ceux par lesquels il se rend témoignage à lui-même ? C’est avec le témoignage que l’on fait une preuve, et dès lors, c’est par des témoignages que Dieu prouve ses œuvres de justice et ses préceptes ; par ses témoignages qu’il nous persuade ce qu’il lui plaît ; et c’est vers ces témoignages que le Prophète le supplie d’incliner son cœur, et non vers l’avarice. C’est par ces témoignages que Dieu nous amène à lui rendre un culte gratuit, ce que ne permettrait point l’avarice, qui est la racine de tous les maux. Il y a dans le texte grec un mot qui désigne l’avarice en général ou le désir excessif, car pleon signifie en latin plus ou davantage, et exis désigne ce que l’on possède, en latin habere. Ainsi donc, avoir plus a fait pleonexia, que plusieurs interprètes latins ont traduit ici par emolumentum, profit, d’autres par utilitas, avantage, d’autres mieux encore, par avaritia, avarice. L’Apôtre nous dit donc que u l’avarice est la racine de tous les « maux y ». Mais dans le grec, d’où ces paroles ont été traduites dans notre langue, l’Apôtre ne s’est point servi de pleonexia, que nous lisons dans notre psaume, il a employé celui de philaguria qui désigne l’amour de l’argent. Il faut voir dans cette expression l’espèce pour le genre, et dans l’amour de l’argent, cette convoitise universelle qui est véritablement la racine de tous les maux. Nos premiers parents n’eussent point été séduits et renversés par le serpent, s’ils n’avaient voulu avoir plus qu’ils n’avaient, être plus qu’ils n’étaient. C’est là en effet ce que leur avait promis le serpent : « Vous serez comme des dieux z », leur avait-il dit. Telle fut donc la pleonexia qui les fit succomber. Voulant avoir plus qu’ils n’avaient, ils perdirent ce qu’ils avaient reçu. Le droit civil nous montre une lueur de cette vérité répandue partout, dans cette clause qui déboute celui qui demande plus que son droit ; c’est-à-dire qui fait perdre même ce que l’on doit à celui qui réclame plus qu’il ne lui est dû. Or, c’est retrancher de nous toute avarice, que rendre à Dieu un culte gratuit. C’est de là que cet ennemi tirait une accusation contre Job, dans le rude combat de l’épreuve, quand il dit « Est-ce gratuitement que Job sert le Seigneur aa ? » Le diable croyait en effet que dans le culte qu’il rendait à Dieu, cet homme juste avait le cœur incliné vers l’avarice, qu’il ne servait Dieu que pour ces grands avantages des biens temporels, dont le Seigneur l’avait comblé, comme le mercenaire qui cherche une semblable récompense mais dans cette épreuve il montra qu’il servait Dieu gratuitement. Si donc notre cœur n’est point enclin à l’avarice, nous ne servons Dieu que pour Dieu, en sorte qu’il est lui-même la récompense de notre culte. Aimons-le en lui-même, aimons-le en nous, aimons-le dans le prochain que nous aimons comme nous-mêmes, soit qu’il possède le Seigneur, soit afin qu’il le possède. Et comme c’est par sa grâce que ce bien nous arrive, le Prophète lui dit : « Inclinez mon cœur vers vos témoignages, et non vers l’avarice ». Remettons la suite à un autre discours.

DOUZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 118

LA VANITÉ ET L’ENVIE.

Ici-bas nous sommes assujettis à la vanité, et le Psalmiste en veut détourner ses yeux, c’est-à-dire, ou qu’il veut être du nombre de ceux qui en seront délivrés, ou peut-être voudrait-il n’avoir jamais ni la vanité pour but de ses actions, c’est-à-dire la louange qui vient des hommes, ni mène le bien-être de cette vie, autrement il n’y aurait plus de martyrs. Faire cette prière, c’est reconnaître le besoin de a grâce ; aussi le Prophète veut-il être affermi dans la crainte qui sanctifie.

Éloigner de lui l’opprobre du soupçon signifierait le détourner de soupçonner le mal chez les autres, ce qui est le propre de l’envie ; et dès lors il veut être vivifié dans la justice de Dieu, ou dans la charité qui est le Christ.

1. Dans le psaume que nous avons entrepris d’expliquer, le Prophète continue : « Détournez mes yeux, afin qu’ils ne voient pas la vanité ; vivifiez-moi dans votre voie ab ». Vanité et venté sont fort opposées. L’amour de ce monde est vanité, mais le Christ qui nous délivre de ce monde est vérité. Il est la voie dans laquelle notre Prophète veut être vivifié, parce qu’il est aussi la vie ; il a dit en effet : « Je suis la voie la vérité et la vie ac ». Mais qu’est-ce à dire : « Détournez mes yeux, afin qu’ils ne voient point la vanité ? » Est-ce que l’on peut dérober à nos yeux la vanité pendant notre séjour sur la terre ? « Toute créature, en effet, est soumise à la vanité ad » ; ce que l’on entend de la vanité qui est dans l’homme ; et encore : « Tout est vanité : quel est pour l’homme le profit du labeur qu’il s’impose sous le soleil ae ? » Le Prophète voudrait-il demander à Dieu que sa vie ne soit point sous le soleil, où but est vanité, mais eu celui dans lequel il veut être vivifié ? Car celui-là s’est élevé non seulement au-dessus du soleil, mais « par-dessus tous les cieux, afin de remplir toutes choses af ». Et c’est plus en lui que sous le soleil que vivent ceux qui n’écoutent pas en vain cette parole de saint Paul : « Cherchez ce qui est en haut, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu ; n’ayez du goût que pour les choses d’en haut, et non pour celles d’ici-bas, car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ ag ». Et dès lors, si notre vie est où est aussi la vérité, elle n’est point sous le soleil, où est la vanité. Mais nous ne possédons un si grand bien que par l’espérance, et non en réalité. Et l’Apôtre n’a tenu ce langage que selon l’espérance ; car, après avoir dit de la créature qu’elle est assujettie à la vanité, il ajoute que c’est contre son gré, et à cause de celui qui l’y a soumise dans l’espérance. C’est donc dans l’espérance de demeurer un jour fixés à la contemplation de la vérité, que nous sommes en attendant soumis aux choses vaines. Car la créature spirituelle, et animale et corporelle, se trouve dans l’homme, ou plutôt est l’homme lui-même. Elle a péché de son plein gré, et dès lors est devenue ennemie de la vérité ; et son juste châtiment est d’être assujettie à la vanité contre son gré. Enfin l’Apôtre ajoute un peu plus loin : « Non seulement ces créatures, mais nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit ah », c’est-à-dire nous qui sommes soumis à Dieu, et non à la vanité, non pas assurément dans tout ce que nous sommes, mais dans la supériorité que nous avons sur les animaux, ou par les prémices de l’esprit : « Nous gémissons en nous-mêmes dans l’attente de l’adoption qui sera la délivrance de notre corps. Nous sommes sauvés en effet, mais par l’espérance ; car l’espérance que l’on voit n’est plus une espérance ; comment espérer ce qu’on voit déjà ? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par la patience ». Aussi longtemps que nous sommes dans un corps dont nous espérons avec patience être délivrés par l’adoption divine, nous sommes assujettis à la vanité, en ce qu’il y a de nous sous le soleil. Comment donc serions-nous en état de ne point voir la vanité, à laquelle nous sommes assujettis en espérance ? Pourquoi dès lors le Prophète nous dit-il : « Détournez mes yeux, afin qu’ils ne voient point la vanité ? » Voudrait-il demander, non point que s’accomplisse en cette vie ce qui est l’objet de notre espérance, mais qu’il soit au nombre de ceux en qui cette espérance pourra s’accomplir aussitôt qu’« ils seront délivrés de la corruption » dans l’esprit, dans l’âme et dans le corps, pour être admis à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu, où ils ne verront plus la vanité ?

2. On peut entendre ainsi ces paroles et demeurer dans les règles de la foi : mais il est un antre sens qui, je l’avoue, me sourit davantage. Le Seigneur dit dans l’Évangile : « Si votre œil est pur, tout votre corps sera lumineux ; mais si votre œil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, combien grandes seront les ténèbres elles-mêmes ai ? » Dès lors ce qui devient très important dans nos actions, c’est le motif qui nous fait agir. Car une action ne doit pas être pesée par l’action elle-même, mais par l’intention ; c’est-à-dire qu’il ne faut pas considérer si elle est bonne en elle-même seulement, mais surtout si elle est bonne dans l’intention qui nous fait agir. Or, ces yeux par lesquels nous examinons ce qui nous fait agir, le Prophète demande à Dieu de les détourner afin qu’ils ne voient point la vanité ; c’est-à-dire, afin qu’il ne se propose point la vanité, quand il fait une bonne action. Or, ce qui vient au premier rang dans cette vanité, c’est l’amour des louanges humaines, qui a été le mobile de tant de grandes actions dans ceux à qui le monde a décerné le nom de grands, et que les villes païennes ont comblés de tant de louanges. Ils cherchaient, non la gloire qui vient de Dieu, mais celle qui vient des hommes ; et pour cette gloire ils vivaient dans une sorte de prudence, de courage, de tempérance, de justice ; obtenir cette gloire, c’était obtenir leur récompense, vain salaire d’une vaine ambition. C’est d’une telle vanité que le Seigneur veut détourner nos yeux, quand il nous dit : « Gardez-vous de te faire votre justice devant les hommes, afin qu’ils vous voient ; autrement vous n’aurez pas de récompense de votre Père qui est dans les cieux aj ». Puis énumérant quelques parties de cette justice, comme l’aumône, la prière, le jeûne, il avertit de ne faire aucune de ces œuvres en vue d’une gloire humaine, et partout il dit que ceux qui agissent de la sorte, ont reçu leur récompense, non point cette récompense éternelle que nous réserve notre Père avec les saints, mais cette récompense temporelle qu’ils recherchent en se proposant la vanité dans les œuvres qu’ils accomplissent. Sans doute il ne faut pas incriminer la louange humaine (qu’y a-t-il en effet de plus désirable parmi les hommes que l’agrément dans ce qu’ils doivent imiter ?) mais agir en vue de cette louange, c’est envisager la vanité dans ses actions, Quelque louange que l’homme de bien reçoive de la part des hommes, elle ne doit pas être la fin de ses bonnes œuvres, mais il doit la reporter à Dieu pour qui seul le véritable juste fait le bien, car il ne le fait point de lui-même, mais par le secours de Dieu. Aussi le Sauveur avait-il déjà dit dans le même discours : « Que votre lumière brille aux yeux des hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux ak ». C’est là qu’il nous donne comme fin la gloire de Dieu, que nous devons toujours nous proposer, quand nous faisons une bonne œuvre, si nos yeux se détournent de la vanité. Dans nos bonnes œuvres dès lors, ne nous proposons jamais les louanges des hommes, redressons au contraire ces louanges, et rapportons-les à la gloire de Dieu, qui nous donne ce que l’on peut louer en nous sans erreur. Or, s’il y a vanité à faire le bien pour en être loué par les hommes, combien sera-t-il plus frivole encore de le faire pour acquérir, pour grossir, pour retenir des trésors ou tout autre bien temporel qui nous vient de l’extérieur ? Car « tout est vanité, et quel avantage revient à l’homme de tout ce labeur qu’il s’impose sous le soleil al ? » Nous ne devons pas même faire nos bonnes œuvres pour la santé de cette vie, mais bien plutôt pour le salut éternel, où nous jouirons d’un bien immuable, qui nous viendra de Dieu, ou mieux qui sera Dieu lui-même. Si, en effet les saints n’eussent eu dans leurs bonnes œuvres d’autre but que la santé de cette vie, jamais les martyrs n’eussent perdu cette vie pour l’œuvre glorieuse de confesser le Christ. Mais ils ont reçu le secours au milieu de la tribulation, ils n’ont point envisagé la vanité, car le salut qui vient des hommes n’est que vanité am ; ils n’ont point désiré les jours de l’homme an, parce que l’homme est assimilé à la vanité, et que ses jours passent comme l’ombre ao.

3. Mais demander à Dieu ce qui paraît en notre pouvoir, c’est-à-dire qu’il nous donne de détourner nos yeux de la vanité, n’est-ce pas proclamer le besoin de sa grâce ? Plusieurs en effet n’ont pas détourné leurs yeux de celte vanité, ils ont cru par eux-mêmes devenir justes et bons, et ils ont préféré la gloire des hommes à celle de Dieu ap : car ils sont hommes aussi, et ont mis en eux-mêmes leur complaisance, et ont trop présumé des forces de leur libre arbitre. Mais là encore il y a vanité et présomption d’esprit aq. Aussi, après avoir dit : « Détournez mes yeux de peur qu’ils ne voient la vanité ; donnez-moi la vie dans votre voie ar » ; comme cette voie n’est pas la vanité, mais la vérité, le Prophète ajoute : « Affermissez votre parole dans votre serviteur, afin qu’il vous craigne as ». Qu’est-ce dire autre chose que, donnez-moi d’accomplir ce que vous ordonnez ? Car cette parole n’est pas affermie dans ceux qui l’ébranlent en eux-mêmes en faisant ce qui lui est contraire ; mais être affermie chez un homme, c’est y être immobile. Dieu donc a affermi sa parole dans la crainte, chez tous ceux à qui il domine l’esprit de crainte. Or, telle n’est pas la crainte qui a fait dire à l’Apôtre : « Vous n’avez point reçu l’Esprit de servitude pour agir encore par la crainte at » ; puisque cette crainte est bannie par la charité au ; mais la crainte dont il est ici question est celle que le Prophète appelle Esprit de crainte de Dieu av ; crainte qui est chaste, qui demeure dans le siècle des siècles aw, crainte qui n’ose déplaire à celui qu’on aime. Autre est en effet la crainte que l’Époux inspire à l’Épouse adultère, autre celle de l’Épouse chaste ; l’une craint qu’il ne vienne, l’autre qu’il ne s’éloigne.

4. « Éloignez de moi l’opprobre que je soupçonne, parce que vos jugements sont pleins de douceur ax ». Qui donc a des soupçons au sujet de son opprobre, et qui ne le connaît pas plus parfaitement que l’opprobre d’aucun autre ? On peut avoir des soupçons quand il s’agit des autres, mais non quand il s’agit de soi-même ; car soupçonner c’est encore ignorer. Or, on ne soupçonne point son opprobre, on en a une science certaine, puisque la conscience parle. Que signifie donc cette parole : « Mon opprobre que je soupçonne ? » C’est dans les versets précédents que nous en pourrons découvrir le sens. Tant qu’un homme ne détourne point ses yeux pour qu’ils ne voient pas la vanité, il soupçonne chez les autres ce qu’il sent en lui-même ; et il croit facilement que dans le culte qu’il rend à Dieu, dans les bonnes œuvres qu’il fait, tel autre a le même but qu’il se propose lui-même. Les hommes en effet peuvent voir nos actions ; mais le dessein qui nous fait agir est caché : de là le soupçon, et chez un homme l’audace de juger des secrets des autres, d’en juger souvent à faux, et toujours témérairement, quand même le soupçon toucherait à la vérité. C’est pourquoi le Seigneur, en parlant de l’intention qui doit nous faire agir dans nos bonnes œuvres, et voulant détourner nos yeux de la vanité, nous avertit de ne pas faire le bien à cause des louanges des hommes, en disant : « Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes afin d’en être vus ay ». Il nous avertit aussi de ne les point faire par le désir de l’argent, en disant : « Ne vous amassez point des trésors sur la terre az » ; et encore « Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent ba ». Il nous détourne encore d’agir en vue de la nourriture et du vêtement, en disant : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez bb ». Après nous avoir donné tous ces avis, comme nous pouvons soupçonner de pareilles intentions chez ceux dont nous voyons les œuvres de justice sans voir leurs desseins, le Sauveur ajoute : « Ne jugez point, de peur d’être jugés bc ». C’est pourquoi, après avoir dit : « Éloignez de moi l’opprobre que je soupçonne », le Prophète ajoute : « Parce que vos jugements sont pleins de douceur » ; c’est-à-dire, parce que vos jugements sont vrais. Quiconque aime la vérité, proclame la douceur de ce qui est vrai. Quant aux jugements des hommes sur les secrets des cœurs, ils ne sont point doux à cause de leur témérité. Il appelle donc son opprobre celui qu’il soupçonne dans les autres ; car l’Apôtre l’a dit : « En se comparant eux-mêmes à eux-mêmes bd », ils se jettent dans l’erreur, et l’homme en effet soupçonne facilement chez les autres ce qu’il sent en lui. C’est pourquoi le Prophète supplie le Seigneur d’éloigner de lui cet opprobre qu’il sentait en lui-même et qu’il soupçonnait chez les autres, afin de ne point ressembler au diable qui avait soupçonné les motifs cachés du saint homme Job. Il ne croyait point que Job servît Dieu gratuitement, et demanda le pouvoir de le tenter, afin de trouver en lui la faute qu’il lui reprochait be.

5. Mais, il n’y a que l’envie qui soupçonne le mal chez les autres ; dans son impuissance à dénigrer une bonne action, car ce qui est extérieur s’affirme de soi-même, elle s’en prend à l’intention qui est secrète, et ne s’affirme point ; quiconque dès lors peut la soupçonner mauvaise, parce qu’il ne voit pas ce qui se dérobe, et qu’il porte envie à ce qui est évident. À cette inclination perverse, qui nous porte à soupçonner chez les autres un mal que nous ne voyons point, il faut opposer la charité qui n’est point jalouse bf, et que le Seigneur nous recommande si particulièrement quand il dit : « Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres bg » ; et encore : « Tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». Et au sujet de l’amour de Dieu et du prochain, « toute la loi », nous dit-il, « est renfermée dans ces deux commandements, ainsi que les Prophètes bh ». Aussi le Prophète, contrairement à ce soupçon, dont il veut être délivré, dit-il à Dieu : « Voilà que j’ai désiré vos commandements, vivifiez-moi dans votre justice bi ». Voilà que j’ai désiré de vous aimer de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit, et mon prochain comme moi-même ; « vivifiez-moi dans votre justice », et non dans la mienne, ou plutôt comblez-moi de celte charité que j’ai désirée. Soutenez-moi dans l’accomplissement de ce que vous recommandez, donnez-moi vous-même ce que vous m’ordonnez. « Vivifiez-moi dans votre justice » ; car j’ai en moi de quoi mourir, mais ce n’est qu’en vous que je trouve de quoi vivre. « Votre justice, c’est le Christ qui nous a été donné par Dieu comme notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption ; afin que, selon qu’il est écrit, celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur bj ». C’est en lui que je trouve votre loi que je désire, afin que vous me donniez la vie dans votre justice, ou plutôt en lui-même. Car c’est lui qui est le Verbe Dieu, et le Verbe s’est fait chair, afin d’être aussi mon prochain bk.

TREIZIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 118

LA VIE DANS LE CHRIST.

Le Prophète supplie le Seigneur de le vivifier dans la justice ou dans le Christ, et c’est là un acte de miséricorde et de salut envers les enfants de la promesse. Alors il répondra une parole à ceux qui lui reprochent une parole. Cette parole, c’est le Christ, que nous reprochent ceux que la croix scandalise ; c’est le Christ encore, que répondent les martyrs, et ceux qui après une chute Sont revenus à lui comme Pierre : cette parole n’a donc pas été pour jamais ôtée de leur bouche. C’est alors que le Prophète gardera la loi de Dieu en cette vie et en l’autre.

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