‏ Psalms 146:2-3

DISCOURS SUR LE PSAUME 145

SERMON AU PEUPLE.

CHANT DE L’ÂME EXILÉE.

Ici-bas notre âme s’efforce de s’élever à Dieu qui est descendu jusqu’à elle. – Bénis le Seigneur, ô mon âme. La joie est proposée ainsi à l’âme dans le trouble ; et l’interlocuteur n’est pas le corps, qui ne saurait donner un conseil, et qui est corruptible et inférieur à l’âme, celle-ci fût-elle souillée, comme le plomb le plus net est inférieur à l’or le plus maculé. C’est donc la partie supérieure, qui s’adresse à la partie inférieure, troublée par son attachement aux créatures, tandis que l’âme a besoin de s’attacher à Dieu afin qu’il la dirige, comme elle-même dirige le corps.

Je bénirai le Seigneur pendant ma vie, ou dans la terre des vivants, alors que le Seigneur sera notre héritage. Ici-bas nous passons, allant à une destination bien différente, comme le riche et Lazare ; mais dans la maison du Seigneur, nous le bénirons éternellement. Dieu seul doit être notre appui, et non les hommes qui ne sauraient sauver, encore moins les hérétiques se vantant de donner le salut. L’esprit s’en ira, et ils retourneront dans la terre avec leurs pensées. Bienheureux celui qui a pour appui le Dieu de Jacob, qui le fait Israël ; il est à nous par le culte que nous lui rendons et par le soin qu’il prend de nous sans l’un ou sans l’autre l’homme est stérile. Mais Dieu prend-il soin des hommes ? Oui, parce qu’il est le créateur de tout, et même du moindre insecte, et de plus qu’il sauvera les hommes et les animaux. Toutefois, selon l’Apôtre, il n’a aucun soin des bœufs ; mais c’est en ce sens qu’il ne donne pas des préceptes qui les concernent. L’Évangile nous dit que Dieu pourvoit à la subsistance des animaux. Nulle part on ne voit qu’il leur ait donné des préceptes, tandis que l’on voit que le moindre passereau ne tombera pas sans la volonté de Dieu, pas plus qu’un cheveu de notre tête.

C’est Dieu qui garde la vérité, qui rend justice à ceux que l’on opprime, c’est-à-dire à ceux qui souffrent pour la justice, et non à cause du mat qu’ils ont fait. Ainsi les hérétiques se plaignent des lois portées contre eux ; qu’ils considèrent leurs œuvres qu’ils voient si elles sont justes. L’Évangile n’assigne pas le bonheur à ceux qui souffrent, mais à ceux qui souffrent pour la justice. Or, l’Église souffre pour la justice, elle qui doit vivre parmi ces scandales ; mais il n’en est pas ainsi des hérétiques persuadant aux hommes de nier qu’ils soient chrétiens, les conduisant à l’apostasie, et se prétendant justes.

Dans les ministres de l’Église, ne nous inquiétons pas de la sainteté de l’homme ; c’est Dieu qui donne la nourriture, et à tous ceux qui ont faim et soif de la justice. C’est lui qui délie les captifs et non les hérétiques, lui qui donne la sagesse aux aveugles. Cette captivité est celle du corps, dont Dieu nous délivrera en le rendant immortel. C’est pour ceux que le péché fait tomber que le Christ est descendu, lui qui aime les justes, les étrangers qui viennent dans le giron de l’Église il soutient la veuve ou l’Église sans Époux en cette vie, et l’orphelin ou le chrétien détaché de tout ce qui est ici-bas ; il confond la voie des impies, ou la voie large de ceux qui ne connaissent que les jouissances terrestres, et donne aux justes le royaume éternel.

1. Les divins cantiques font les délices de notre esprit ; les larmes qu’ils font couler ne sont pas sans joie. Un chrétien fidèle, étranger au monde, n’a pas de plus agréable souvenir que celui de cette cité dont il est banni ; mais ce n’est ni sans douleur, ni sans soupir, que dans l’exil on se souvient de la patrie. Toutefois, l’espoir d’y retourner nous encourage et adoucit la douleur du bannissement. Que ces paroles divines s’emparent de votre cœur ; que celui qui vous possède s’empare de son héritage ou de vos âmes, de peur qu’elles ne se détournent vers d’autres objets. Que chacun de vous soit ici tout entier, et non là ; c’est-à-dire tout entier dans cette parole, qui retentit sur la terre, afin que cette parole élève notre cœur, et qu’il ne soit plus ici-bas. Car Dieu est avec nous, afin que nous soyons avec lui. Celui, en effet, qui est descendu jusqu’à nous, pour être avec nous, nous élève, afin que nous demeurions avec lui. C’est pour cela qu’il n’a point dédaigné notre exil, parce que Celui qui a tout créé n’est nulle part étranger.

2. Vous venez d’entendre un psaume ; c’est la voix de quelqu’un, la vôtre si vous le voulez, une voix qui exhorte l’âme à louer Dieu, et qui se dit : « Bénis le Seigneur, ô mon âme » a. Souvent, en effet, dans les peines de cette vie, dans les épreuves, votre âme se trouble en dépit de vos efforts ; et c’est à cause de ce trouble que nous lisons dans un autre psaume « Pourquoi tant de tristesse, ô mon âme, et pourquoi me troubler ? » Or, afin de calmer ce trouble, voilà que le Prophète lui propose une joie non point encore en réalité, mais en espérance ; et à cette âme pleine de trouble, d’anxiété, de tristesse, de chagrin, il dit : « Espérez dans le Seigneur, car je le confesserai encore b ». Il place dans la confession cette espérance qui le relève, comme si cette âme qui le troublait par sa tristesse lui disait : Pourquoi me faire espérer dans le Seigneur ? la conscience que j’ai de mes fautes m’en détourne ; je sais le mal que j’ai fait, et tu me dis : « Espère dans le Seigneur ». Tu as péché, il est vrai ; sur quoi néanmoins baser ton espérance ? C’est que je « le confesserai ». De même que Dieu hait le pécheur qui défend ses péchés, de même il aide celui qui les confesse. C’est donc cette espérance, et elle ne saurait être sans joie, bien que dans les difficultés de cette vie pleine d’orages et de tempêtes ; c’est, dis-je, cette espérance qui relève notre âme, et qui lui donne la joie, comme l’a dit l’Apôtre : « Soyez pleins de joie dans l’espérance, et patients dans vos maux » c. Elle se relève donc pour louer le Seigneur, et on lui dit : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ».

3. Mais quel est l’interlocuteur, et à qui s’adresse-t-il ? Que dirons-nous, mes frères ? Est-ce la chair qui dit : « Bénis le Seigneur, « Ô mon âme ? » La chair peut-elle donner à l’âme un conseil aussi salutaire ? Quelque soumise qu’elle soit, à quelque servitude que nous l’ayons réduite par les forces qui nous viennent de Dieu ; dût-elle nous obéir comme l’esclave le plus docile ; c’est beaucoup déjà qu’elle ne nous soit point un obstacle. Ensuite, mes frères, on ne demande conseil qu’aux plus parfaits. Notre âme est bonne sans doute, notre chair est bonne, puisque l’une et l’autre sont l’ouvrage de celui qui a bien t’ait toutes choses d. Quoique ces deux substances soient bonnes chacune en son genre, l’Apôtre a dit néanmoins : « Le corps est mort à cause du péché e ». Sans doute ce corps sera tel un jour que Dieu nous l’a promis ; mais il ne l’est pas encore, et nous nous réjouissons dans l’espérance qu’un jour il sera racheté, selon cette parole de l’Apôtre : « Nous gémissons en nous-mêmes, dans l’attente de l’adoption, qui sera la délivrance de notre corps. Car nous sommes sauvés par l’espérance. Mais l’espérance qui verrait ne serait plus l’espérance ; comment espérer ce que l’on voit ? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience f ». Bien que notre corps soit bon en lui-même ; néanmoins, tant qu’il est mortel à cause du péché, tant qu’il est dans l’indigence, tant qu’il est assujetti à la corruption et au changement, de manière à n’avoir en lui-même aucune consistance, assurément nous avons lieu d’en désirer la rédemption, qui le tirera de cette misère. Mais comment doit-il être un jour ? Tel que l’Apôtre nous l’a dit quelque part : « Il faut que ce corps corruptible soit revêtu d’incorruption, et que ce corps mortel soit revêtu d’immortalité g ». Mais notre corps fût-il déjà un corps céleste et spirituel, un corps angélique et dans la société des anges, il ne pourrait même, en cet état, donner des avis à notre âme. Car le corps, dès lors qu’il est corps, est inférieur à l’âme, et l’âme la plus vile est toujours supérieure au corps le plus excellent.

4. Ne vous étonnez point qu’une âme vile et pécheresse soit toujours préférable au corps le plus parfait, le plus accompli ; non point par son mérite, maïs par sa nature. Sans doute l’âme pécheresse a toujours quelque souillure par ses désirs déréglés ; et néanmoins l’or, fût-il souillé, est toujours plus précieux que le plomb le plus pur. Que votre esprit passe en revue toutes les créatures, et vous ne trouverez pas incroyable que l’âme la plus vile soit plus précieuse que le corps le plus excellent. L’âme et le corps sont bien différents ; j’ai un reproche pour l’âme, un éloge pour le corps ; un reproche pour l’âme qui est dans l’injustice, un éloge pour le corps qui est vigoureux. Et toutefois, dans son genre, je puis louer ou blâmer l’âme, comme je puis blâmer ou louer le corps. Si vous me demandez quel est le meilleur, ou ce que j’ai blâmé, ou ce que j’ai loué, ma réponse vous étonnera. Assurément j’ai blâmé l’un, j’ai loué l’autre ; et quand on me demande quel est le meilleur, je réponds : Ce que j’ai blâmé est préférable à ce que j’ai loué. Si ma réponse te surprend, souviens-toi de ce que j’ai dit à propos du plomb et de l’or. J’ai blâmé l’or il n’est pas bon, il est souillé, il n’est ni brillant ni épuré ; ce plomb est très bon, rien de plus net. J’ai blâmé l’un, j’ai loué l’autre ; je les mets sous tes yeux, blâmant l’un et louant l’autre. Mais après ce reproche et cette louange, si tu me demandes quel est le meilleur, je répondrai l’or le moins pur est préférable au plomb le plus net. Comment préférable ? Pourquoi le blâmer dès lors ? Pourquoi l’ai-je blâmé ? Parce que cet or n’est point ce qu’il peut être. Que peut-il être ? Épuré, bien supérieur. Je l’ai blâmé parce qu’il n’est point encore épuré. Pourquoi ai-je loué le plomb ? Parce qu’il est épuré au point de ne pouvoir devenir meilleur. Tu dis de même d’un cheval, qu’il est excellent, d’un homme qu’il est très mauvais ; et néanmoins tu préfères l’homme que tu méprises au cheval que tu estimes. Qu’on vienne à te demander quel est le meilleur des deux, tu répondras : L’homme, non par ses mérites, mais par sa nature. Il en est de même des professions. Tu diras : un excellent savetier, par exemple, et tu blâmeras un jurisconsulte, parce que beaucoup de lois lui échappent ; te voilà donc louant un savetier, blâmant un légiste, et néanmoins, qu’on te demande celui qui est supérieur, tu préféreras le légiste, tout imparfait qu’il soit, au plus habile savetier. Que votre charité veuille bien m’écouter. Très-souvent, après avoir beaucoup Joué d’une part, et beaucoup blâmé d’autre part, nous préférons encore ce que nous avons blâmé à ce que nous avons loué. La nature de l’âme est bien supérieure à la nature du corps, elle est plus excellente, elle est spirituelle, incorporelle ; elle touche à la substance de Dieu. C’est quelque chose d’invisible, qui régit notre corps, met les membres en mouvement, applique les sens, forme les pensées, produit les actions, reçoit une infinité d’images ; et qui pourrait, mes frères bien-aimés, louer l’âme suffisamment ? Et si l’on se trouve lourd en faisant l’éloge de l’âme, qui pourra suffire à louer l’auteur de l’âme ? Telle est néanmoins la grâce de Dieu, que notre interlocuteur s’écrie : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ». Qui pourrait louer Dieu ? S’il disait : Chante, ô mon âme, tes propres louanges ; peut-être ne trouverait-elle pas assez de paroles. « Bénis Dieu », lui dit-il. Cherche dans la ferveur de ta piété ; lu n’auras point assez de louanges. Mieux vaut succomber en louant Dieu, que te louer avec avantage. Dès qu’on loue Dieu, sans expliquer ce que l’on voudrait, la pensée s’avance toujours dans les régions intérieures, et cette ampleur de pensée te rend plus capable de recevoir celui que tu bénis.

5. Qui donc, ainsi que j’avais commencé à le dire, quel interlocuteur vient nous dire s Bénis le Seigneur, ô mon âme ? » Ce n’est point la chair. Car un corps, fût-il angélique, est inférieur à l’âme et ne saurait donner des conseils à ce qui est supérieur. L’âme serait bien malheureuse, si elle attendait un conseil du corps. La chair a raison d’obéir, elle est pour l’âme une servante : c’est l’âme qui commande, la chair qui obéit, l’âme qui conduit, la chair qui se laisse conduire ; comment la chair pourrait-elle donner à l’âme un conseil ? Qui donc nous dit ici : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ? » Après la chair et l’âme nous ne trouvons plus rien dans l’homme : tout homme n’est que cela, une âme et un corps. Serait-ce l’âme qui se tiendrait ce langage, qui se parlerait à elle-même, qui s’exhorterait et s’exciterait de la sorte ? Une partie d’elle-même était dans le trouble et dans la fluctuation ; mais l’autre partie, que l’on nomme l’âme raisonnable, qui s’occupe de la sagesse, qui s’attache à Dieu, soupire vers lui, voyant que dans sa partie inférieure elle est troublée par des mouvements charnels, et forcée par les désirs terrestres de se répandre à l’extérieur, et d’abandonner Dieu intérieurement, elle revient d’elle-même du dehors au dedans, de ce qui est moindre à ce qui est supérieur, de ce qui est bas à ce qui est plus relevé, et elle s’écrie : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ». Quelles délices trouverais-tu dans ce monde ? Qu’y vois-tu de louable ou d’aimable ? Que pourrais-tu y aimer ? Quelque part que se tournent les sens de ton corps, tu vois le ciel, tu vois la terre ; ce que tu aimes sur la terre est terrestre, ce que tu aimes dans le ciel est céleste. Partout quelque chose à aimer, partout quelque chose à louer ; mais combien est plus louable encore celui qui a fait tout ce que relèvent tes louanges ! Il y a longtemps déjà que tu vis dans ces préoccupations, que ces désirs si variés t’ont blessée, t’ont meurtrie ; partagée entre tant d’amours, tu es partout inquiète, jamais en assurance : recueille-toi en toi-même, et si quelque chose te plaît au-dehors, cherche quel en est l’auteur. Rien ne te paraît plus beau sur la terre que l’or et l’argent, par exemple, que les animaux, que les arbres, que les campagnes ; parcours ainsi toute la terre. Mais dans le ciel, quoi de plus beau que le soleil, la Lune, les astres ? Parcours ainsi tout le ciel : assurément tout cela est d’une beauté supérieure, car tout ce que Dieu a fait est très bon h. Partout la beauté de l’œuvre te prêche la beauté de l’ouvrier. Tu admires l’édifice, aimes-en l’architecte. Ne te laisse pas absorber par l’œuvre, au point d’en oublier l’auteur. Ce qui t’absorbe à ce point, il l’a mis au-dessous de toi, parce que c’est toi qu’il a fait au-dessous de lui-même. Nous attacher à ce qui est en liant, c’est fouler aux pieds ce qui est inférieur ; te séparer de ce qui est en haut, c’est faire de tout le reste un supplice tour toi. C’est ce qui est arrivé, mes frères. L’homme a reçu un corps qui devait le servir : il devait avoir Dieu pour maître, le corps pour serviteur ; au-dessus de lui le Créateur, au-dessous ce qu’il a créé ; l’âme raisonnable placée au milieu reçut pour loi de s’attacher à ce qui est en haut, de régir ce qui est en bas. Mais elle ne saurait conduire ce qui est au-dessous d’elle, si elle-même n’est dirigée par ce qui lui est supérieur. Qu’elle abandonne ce qui est meilleur, et l’inférieur l’entraîne. Elle ne peut gouverner ce qu’elle gouvernait, parce qu’elle n’a point voulu se laisser conduire par son véritable guide. Qu’elle revienne donc et le bénisse. Éclairée par la lumière de Dieu, dans cette partie d’elle-même qui est raisonnable, et par où lui vient le conseil, l’âme se donne un conseil appuyé sur l’éternité de son auteur. Elle lit en Dieu quelque chose que l’on doit et craindre, et louer, et aimer, et désirer, et saisir, sans le tenir encore, sans l’avoir saisi ; elle est enchaînée sous le coup d’un éclair, et n’est point assez forte pour y demeurer. Elle se recueille donc comme pour recouvrer la santé, et s’écrie : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ».

6. Quoi donc, mes frères ? ne louons-nous pas le Seigneur ? Ne lui chantons-nous pas chaque jour des hymnes ? Chaque jour, autant qu’il est en nous, les louanges de Dieu ne s’échappent-elles point de nos bouches et de nos cœurs ? Et qu’est-ce que nous louons ? Ce qui est infiniment grand, comme est bien faible tout moyen de le louer. Comment le panégyriste peut-il atteindre dans sa hauteur celui qu’il veut chanter ? Un homme s’en vient devant Dieu, il chante longtemps, le mouvement est sur ses lèvres, mais ses pensées voltigent de désirs en désirs Notre esprit est donc là pour louer Dieu à sa façon, tandis que l’âme, tiraillée par une foule de désirs, de soins et d’affaires, est dans l’agitation. L’esprit ou cette partie supérieure de l’âme, la voit dans cette fluctuation, et pour la détourner de ces inquiétudes fâcheuses, lui dit : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ». À quoi bon ces autres sollicitudes ? Pourquoi te laisser absorber par le soin de ces choses terrestres ? Debout avec moi, et bénis le Seigneur. Mais l’âme appesantie, incapable d’une attitude ferme et digne, répond à l’esprit « Je louerai le Seigneur pendant ma vie ». Qu’est-ce à dire, pendant ma vie ? C’est parce que je suis dans une véritable mort. Commence donc par exhorter ton âme : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ». Et ton âme te répondra : Je le fais autant que je puis, mais faiblement, mais avec langueur, avec inconstance. Pourquoi ? C’est que « nous sommes loin du Seigneur, tant que nous sommes en cette vie i ». Pourquoi louer ainsi Dieu, d’une manière si imparfaite, si inconstante ? Interroge l’Écriture : « C’est que le corps corruptible appesantit l’âme, et que cette habitation terrestre abat l’esprit capable des plus hautes pensées j ». Délivrez-moi de ce corps qui appesantit l’âme, et je louerai le Seigneur ; délivrez-moi de cette habitation terrestre qui abat l’esprit capable des plus hautes pensées, afin que de cette multitude je passe à une seule, qui sera de louer Dieu ; mais dans l’état où je suis, ma langueur m’en empêche. Quoi donc ? Te faudra-t-il garder le silence, et ne jamais louer le Seigneur parfaitement ? « Je louerai le Seigneur pendant ma vie ».

7. Qu’est-ce à dire, « pendant ma vie ? ». Vous êtes ici-bas mon espérance. C’est ici que vous êtes mon espérance, disons-nous à Dieu ; quant à devenir mon héritage, ce n’est point ici-bas, mais dans la terre des vivants ; et la terre que nous habitons est la terre des mourants k. Nous sommes ici-bas de passage, l’important c’est le terme où nous allons. Ici-bas, en effet, le méchant est un passager, comme le juste est un passager. Car nous ne voyons point que le juste passe, tandis que le méchant demeure, ou que le méchant passe, tandis que le juste demeure ; ils passent tous deux, mais non pour la même destination. Ils étaient bien deux, ce pauvre, couvert d’ulcères, couché à la porte du riche, et ce riche vêtu de pourpre et de fin lin, qui faisait chaque jour bonne chère. Ils étaient ici-bas tous deux, passaient tous deux par ici-bas, mais n’allaient point au même lieu ; ils ont une destination différente, où les conduisent des mérites bien différents. Le pauvre passa de la terre au sein d’Abraham, et le riche dans les tourments de l’enfer. Ils sont rapprochés sur la terre, l’un dans sa maison, l’autre devant sa porte, et la mort les a tellement séparés, qu’Abraham dit au riche : « Entre vous et nous, un immense abîme est éternel l ». Donc, mes frères, puisque c’est l’espérance qui est ici-bas notre nourriture, et que nous n’avons de vie parfaite que celle qui nous est promise ; ici-bas, les gémissements ; ici-bas, les épreuves et les angoisses ; ici-bas, les chagrins et les dangers ; notre âme louera le Seigneur comme il doit être loué quand s’accomplira celte parole d’un autre psaume : « Bienheureux ceux qui habitent votre mai son, ils vous loueront dans les siècles des siècles m » ; lorsque tout consistera pour nous à louer Dieu. Mais quand cela s’accomplira-t-il ? « Dans ma vie ». Qu’avons-nous, en effet, maintenant ? Le Prophète pourrait l’appeler ma mort. Pourquoi ta mort ? Parce que je suis éloigné du Seigneur. Si ma vie consiste à m’attacher à lui, m’en séparer c’est la mort. Mais d’où te vient ta consolation ? De l’espérance. C’est donc l’espérance qui fait ta vie ; que l’espérance te porte à louer Dieu, te porte à le chanter. Ne chante point ce qui te fait mourir, chante ce qui te fait vivre. La mort te vient des afflictions de ce monde, et la vie de l’espérance du siècle futur. « Je louerai le Seigneur pendant ma vie », est-il dit.

8. Et comment loueras-tu ton Seigneur ? « Je chanterai des psaumes à Dieu, tant que je suis ». Quelle est cette louange : « Tant que je suis je chanterai au Seigneur ? » Voyez, mes frères, ce que nous serons alors c’est être toujours, que louer toujours. Voilà que tu es aujourd’hui ; est-ce ton Dieu que tu bénis tant que tu es ? Voilà que tu chantais ; mais une affaire t’a détourné, tu ne chantes plus, et tu es néanmoins ; tu es donc, mais sans chanter. Peut-être même la convoitise a-t-elle incliné ton cœur vers quelque objet, et tu offenses l’oreille de ton Dieu, loin de chanter ses louanges : et tu es cependant. Quelle sera donc cette louange que tu offriras à Dieu, dès lors que tu le béniras tant que tu seras ? Mais qu’est-ce à dire : « Tant que je suis ? » Est-ce qu’un jour le Prophète ne sera plus ? Point du tout ; il sera dans une éternelle durée, et dès lors dans une durée véritable. Une durée qui finit dans le temps, tant qu’on la prolonge, n’est pas une longue durée. « Je chanterai mon Dieu, tant que je suis ».

9. Jusque-là, c’est bien. Tu béniras le Seigneur pendant ta vie ; tant que tu es ici-bas, tu chanteras ton avenir en Dieu. C’est bien attends de lui ce qui peut donner la confiance. Que l’espérance ne vous abandonne point dans ce lieu d’exil et d’épreuves, dans ces pièges et ces perfidies de notre ennemi, dans ces épreuves que le monde soulève comme des orages, dans ces labeurs et ces amertumes qui nous environnent de toutes parts. Que ferons-nous donc ? Écoute ce qui suit : « Ne mettez point votre confiance dans les princes ». Voilà, mes frères, une parole importante, c’est une parole divine, et qui vient d’en haut. Ici-bas, en effet, au milieu de nos faiblesses, l’âme, en butte à la tribulation, en vient à désespérer de Dieu et cherche à s’appuyer sur les hommes. Disons à l’homme que poursuit le malheur : Il est un homme puissant qui pourrait vous délivrer ; le voilà qui sourit, qui tressaille, qui se redresse. Dites-lui : Voilà que Dieu va vous délivrer ; et le voilà glacé par le désespoir. Le secours d’un mortel que l’on te promet te fait tressaillir de joie, et le secours de l’immortel t’attristera ? On te promet la délivrance par celui qui a besoin d’être délivré, et lu en ressens de la joie comme d’un grand secours ; on te promet le secours de Celui qui est le libérateur, qui n’a aucun besoin de délivrance, et cette promesse te parait une fable. Malheur à ces pensées injustes, qui nous éloignent de Dieu, pensées qui sont la désolation, la mort la plus épouvantable. Approche donc, ô mon frère, commence à désirer, commence à chercher, commence à connaître celui qui t’a fait. Il n’abandonnera point son œuvre, si son œuvre ne l’abandonne point. Tourne-toi donc vers ce Dieu à qui tu as dit : « Je louerai le Seigneur pendant ma vie, je chanterai le Seigneur tant que je suis ». Plein de l’esprit d’en haut, le Prophète nous avertit ; et comme on ferait à des hommes éloignés, à des hommes égarés, et qui, loin de vouloir bénir le Seigneur, ne veulent même point espérer en lui, le Prophète nous crie : « Ne mettez point votre confiance dans les princes, dans les enfants des hommes, en qui n’est point le salut n ». Le salut n’est que dans le Fils de l’homme, et non parce qu’il est fils de l’homme, mais parce qu’il est le Fils de Dieu ; non parce qu’il a pris de toi, mais parce qu’il a conservé en lui-même. Nul homme donc n’a le salut, puisque le salut est dans le fils de l’homme précisément parce qu’il est « Dieu, et Dieu béni dans tous les siècles ». Il est dit du Christ qu’il est né d’eux selon la chair o. De qui ? Des Juifs ; c’est de nos pères que le Christ est né selon la chair. Mais ce qui est né selon la chair, est-ce là tout le Christ ? Non, car ce n’est point selon la chair qu’il est par-dessus tout le Dieu béni dans tous les siècles. C’est pour cela qu’il est le salut, puisque le salut appartient au Seigneur. Nous lisons, en effet, dans un autre psaume : « Le salut vient du Seigneur, et votre bénédiction sera sur votre peuple p ». C’est donc vainement que les hommes s’attribuent le pouvoir de sauver. Qu’ils se sauvent, s’ils le peuvent. Réponds à cet orgueilleux : Dire que tu me donneras le salut, c’est te glorifier ; commence par te sauver, et vois si le salut est en toi. En considérant avec attention ta propre faiblesse, tu vois que tu ne l’as pas encore. Ne dis donc plus que j’aie à l’attendre de loi, mais, plutôt, attends avec moi ce salut. « Ne mettez point votre confiance dans les princes, et dans les fils des hommes, en qui n’est pas le salut ». Voici venir, je ne sais d’où, certains princes qui nous disent : Moi je baptise, et tout ce que je donnerai, c’est ce qui est saint ; ce que vous avez reçu d’un autre n’est rien, ce qui vient de moi, au contraire, est quelque chose. O homme, ô prince, veux-tu être de ces enfants des hommes, de ces princes en qui n’est pas le salut ? J’ai donc le salut, précisément parce que c’est toi qui me le donnes ? Ce que tu donnes est-il à toi ? Et même est-ce bien toi qui le donnes ? Peut-on même dire que tu le donnes ? Que le canal dise alors que c’est lui qui donne l’eau ; que le tuyau dise que c’est lui-même qui coule ; que le héraut dise que c’est lui qui fait grâce. Pour moi, dans l’eau j’envisage la source, et dans la voix du héraut je reconnais le juge. Tu ne seras donc point l’auteur de mon salut. Il le sera, celui qui me donne pleine assurance ; et je ne suis point sûr de toi. Et si tu n’es orgueilleux, je ne suis point seul pour douter de toi, tu en doutes avec moi. Donc le salut me vient de celui qui est par-dessus tout, puisque le salut vient du Seigneur. Toi, je te rencontre parmi les enfants des hommes, parmi les princes, et j’entends la voix du psaume : « Ne mettez point votre confiance dans les princes, dans les fils des hommes, en qui n’est point le salut ».

10. Qu’appelle-t-on vulgairement les enfants des hommes ? Veux-tu le savoir ? « Son esprit s’en ira, et la chair retournera dans sa terre q ». Voilà tout ce que dit la chair, sans savoir combien de temps elle parlera : elle menace et ne sait combien elle vivra. Son esprit s’en ira subitement, et elle retournera dans sa terre. Mais son esprit s’en ira-t-il comme il le voudra ? Il s’en ira, et même s’en ira quand il ne le voudra point, et dans un temps qu’il ignore retournera dans sa terre. Quand l’âme s’en ira, la chair retournera dans la terre. Mais parce que c’était la chair qui parlait de la sorte (Pour dire en effet : Comptez sur moi, c’est moi qui vous donne, il n’y a que des hommes dont il est dit : « Ils sont chair »), « voilà que l’esprit sortira, et « elle retournera dans la poussière ; en ce « jour périront toutes ses pensées o. Qu’est devenue cette enflure ? Qu’est devenu cet orgueil ? Où est cette jactance ? Peut-être cet homme est-il au lieu du bonheur, avec les justes, si tant est qu’il soit passé. Car je ne sais où sera passé celui qui parle de la sorte. C’est l’orgueil qui parle de la sorte, et je ne sais où vont ces hommes, à moins qu’en jetant les yeux sur un autre psaume je ne voie pour eux un passage funeste. « J’ai vu « l’impie élevé plus haut que les cèdres du Liban, et j’ai passé, et voilà qu’il n’était plus, et je l’ai cherché, et sa place ne s’est e plus trouvée r ». Cet homme juste qui a passé, sans trouver l’impie, est donc arrivé où l’impie n’était point. Écoutons donc tous, mes frères, écoutons, mes bien-aimés en Dieu. Quelles que soient nos tribulations, quel que soit notre désir de la grâce divine, gardons-nous de mettre notre confiance dans les princes, ou dans les fils des hommes, en qui n’est pas le salut. Tout cela est mortel, tout cela passe et doit finir, « Son esprit s’en ira, et il retournera dans sa terre : en ce jour périront toutes ses pensées ».

11. Que faire donc, si nous ne devons espérer ni dans les fils des hommes, ni dans les princes ? Que faire ? « Bienheureux celui dont le Dieu de Jacob est le soutien s ». Heureux donc, non pas tel ou tel homme, non pas tel ou tel ange, mais celui qui a pour soutien le Dieu de Jacob : parce qu’il soutint Jacob au point d’en faire Israël. Secours éclatant ! car Israël voit Dieu. Donc au milieu du pèlerinage de cette vie, si tu as pour soutien le Dieu de Jacob, tu deviendras Israël et tu seras le voyant de Dieu ; alors il n’aura plus ni labeur, ni gémissement, aux cuisantes inquiétudes succéderont les saintes louanges. « Bienheureux celui qui a pour soutien le Dieu de Jacob », et de ce même Jacob. Pourquoi ce bonheur ? Il gémit quelque temps encore ici-bas ; mais « son espérance est dans le Seigneur son Dieu ». Celui en qui est maintenant son espérance, sera un jour pour lui son bien. Est-ce me tromper, mes frères, que dire que Dieu sera un jour notre bien ? Ne pourrais-je pas dire qu’il sera notre héritage ? « Vous êtes mon espérance, ma portion dans la terre des vivants t ». Vous serez donc mon partage, Seigneur ; vous serez ma possession, et vous ne posséderez. Tu seras, ô mon frère, la possession de Dieu, et Dieu sera la tienne. Tu semas sa portion, afin qu’il te cultive, et il sera la portion pour le cultiver. Tu cultives le Seigneur en effet, et il daigne te cultiver. Je rends mon culte à Dieu, disons-nous, et l’on nous comprend. Mais comment Dieu peut-il ne cultiver ? Nous lisons dans l’Apôtre : « Vous êtes le champ que Dieu cultive, l’édifice qu’il bâtit u ». Et le Seigneur : « Je suis la vigne, vous êtes les sarments, et mon Père est le vigneron v ». Le Seigneur donc te cultive pour te faire porter du fruit, et tu offres ton culte à Dieu, pour porter aussi du fruit. Que Dieu te cultive, c’est un avantage pour toi, et que tu offres ton culte à Dieu, c’est encore un avantage. Que Dieu cesse de cultiver l’homme, et l’homme est un champ stérile ; que l’homme cesse de cultiver Dieu, c’est encore l’homme qui est désert. Dieu ne tire aucun accroissement de ton culte, ne perd rien de ton abandon. Il sera donc notre possession, afin de nous alimenter ; et nous serons son héritage, afin qu’il nous gouverne.

12. « Son espérance est dans le Seigneur son Dieu ». Qu’est-ce que ce Seigneur son Dieu ? Écoutez, mes frères. Il en est beaucoup qui ont plusieurs dieux, et qu’ils appellent leurs maîtres, leurs dieux. Mais, dit l’Apôtre, « Bien qu’il y en ait beaucoup que l’on nomme dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, et qu’il y ait ainsi plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, néanmoins il n’y a pour nous qu’un seul Dieu, le Père, d’où procèdent toutes choses, et un seul Seigneur, qui est Jésus-Christ, par qui tout a été fait w ». Que Dieu donc soit ton espérance, qu’il soit ton Dieu, que ton espoir soit en lui. Il a mis également sa confiance dans son Seigneur et son Dieu, celui qui adore Saturne ; il a mis son espoir dans son Seigneur et son Dieu, celui qui adore Mars, ou Neptune, ou Mercure ; que dis-je ? qui adore son ventre, et dont il est dit : « Leur dieu c’est le ventre x ». Tel est donc le dieu de l’un et tel le dieu de l’autre. Mais quel est le Dieu de celui que le Prophète appelle heureux ? « Celui qui a fait le ciel et la terre et e tout ce qui est en eux y ». Notre Dieu est grand, mes frères ! Gloire à son saint nom, puisqu’il a daigné faire de nous son héritage. Tu ne vois pas encore le Seigneur, et tu ne saurais aimer pleinement ce que tu ne saurais voir encore. Tout ce que tu vois est son ouvrage. Tu admires le monde, et pourquoi point le Créateur du monde ? Tu vois le ciel, et tu es dans l’effroi ; tu considères la terre, et tu es dans la stupeur ; comment embrasser par la pensée l’étendue des mers ? Considère ces étoiles innombrables ; considère ces germes si nombreux, ces animaux si divers, et ceux qui nagent dans les eaux et ceux qui rampent sur la terre, et ceux qui volent dans les airs, et ceux qui marquent leur passage dans les cieux, combien tout cela est grand, est admirable, est surprenant de beauté ! Et voilà qu’il est ton Dieu, celui qui a fait tout cela. Mets en lui ton espérance, afin d’être heureux. « Son espérance est dans le Seigneur son Dieu ». Quel Dieu ? « Celui qui a fait le ciel et la terre, et tout ce qu’ils renferment ». Combien notre Dieu est grand !

13. Voyez, mes frères, combien est grand, combien est bon le Dieu qui fait de si grandes choses. Quelle a donc été la pensée de Dieu, (si toutefois l’on peut dire de Dieu qu’il a pensé) quand « il a fait le ciel et la terre, et tout ce qui est en eux ? » Tout cela est grand sans doute, me dira l’homme, je le vois : Dieu a fait le ciel, et la terre, et les mers. Mais quand est-ce que Dieu me compte parmi ses œuvres ? Est-il vrai qu’il prenne soin de moi, que je sois l’objet de ses pensées, qu’il sache même que je suis en vie ? Que dis-tu, ô mon frère ? ferme ton cœur à ces funestes pensées ; prends place parmi ceux dont nous disions tout à l’heure : « Je louerai le Seigneur dans ma vie, je chanterai mon Dieu tant que je suis ». Mais c’est à des hommes tièdes que notre interlocuteur tient ce langage, il les stimule, il semble craindre qu’ils ne désespèrent d’eux-mêmes, dès lors que peut-être ils ne sont point dans la pensée de Dieu. Ils sont nombreux, en effet, ceux qui pensent de la sorte. Mais ils ne quittent le Seigneur, ils ne s’abandonnent au courant de toutes sortes de péchés, que par cette pensée que Dieu ne prend d’eux aucun souci. Écoute les saintes Écritures, et ne désespère plus de toi-même. Celui qui a pris soin de te faire n’aura-t-il donc plus soin de te refaire ? Ton Dieu n’est-il pas celui qui a fait le ciel et la terre ? Si le Prophète n’avait rien ajouté, peut-être pourrais-tu dire : Le Dieu qui a fait le ciel et la terre est grand sans doute ; mais sa pensée descend-elle jusqu’à moi ? On te répondrait : C’est lui qui t’a fait. Comment ? Est-ce donc moi qui suis le ciel, ou moi la terre, ou moi la mer ? Il est évident que je ne suis ni le ciel, ni la terre, ni la mer ; mais je suis sur la terre. Tu es donc sur la terre, tu l’accordes du moins. Écoute maintenant que Dieu n’a pas fait seulement le ciel, et la terre et les mers ; car « il a fait le ciel, et la terre, et la mer, et tout ce qui les occupe ». Si donc tout ce qui les occupe est son ouvrage, toi aussi. Dire toi, ce n’est point assez : il a fait le passereau, la sauterelle, un vermisseau ; il n’est rien de tout cela qu’il n’ait fait, rien dont il ne prenne soin. Et ce soin n’est point éveillé par ses lois seulement, puisqu’il n’a donné des préceptes qu’à l’homme seul. Le Psalmiste a dit en effet : « Vous sauverez, Seigneur mon Dieu, les hommes et les animaux, selon votre grande miséricorde z ». C’est donc selon votre infinie miséricorde que vous sauverez les hommes et les bêtes. Mais l’Apôtre ajoute : « Est-ce que Dieu prend soin des bœufs aa ? ». D’une part nous lisons donc : Dieu ne prend aucun soin des bœufs ; d’autre part : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les animaux ». Est-ce là une contradiction ? Que veut dire l’Apôtre dans cette question : « Dieu prend-il soin des bœufs ? » Quand le Seigneur a dit : « Vous ne lierez point la bouche au bœuf qui foule le grain ab », avait-il donc en vue les bœufs ? Il voulait spécifier certains bœufs en particulier. Car le Seigneur n’entend pas t’apprendre à soigner des bœufs ; l’homme fait ici naturellement ce qu’il doit faire. Il est ainsi fait qu’il doit prendre soin des animaux qui lui appartiennent, Dieu ne lui a fait aucun précepte à cet égard, il lui a seulement donné la tendance qui l’a rendu propre à le faire : voilà ce qu’a fait Dieu. Mais un autre doit le conduire, comme lui-même conduit son bétail ; et celui qui le dirige, lui a donné des préceptes. C’est donc dans le sens d’un précepte que Dieu se met peu en peine des bœufs ; mais dans le sens de cette providence universelle par laquelle il a créé tout, et gouverne tout, nous devons dire : « C’est vous, Seigneur, qui « sauverez les hommes et les animaux ».

14. Que votre charité redouble d’attention. Quelqu’un m’objectera peut-être : C’est le Nouveau Testament qui dit que Dieu ne prend pas soin des bœufs ; tandis que l’Ancien Testament nous dit : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les animaux ». On calomnie parfois les deux Testaments, en disant qu’ils ne sont point d’accord. Qu’un homme s’en vienne me dire qu’il y a contradiction entre l’Ancien et le Nouveau, et me demander dans le Nouveau, un passage qui ressemble à celui-ci : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les animaux » ; que répondrai-je ? Rien de plus sommaire dans le Nouveau Testament, que l’Évangile. Or, je trouve dans cet Évangile que Dieu prend soin de tous les animaux, et dès lors nul ne saurait me contredire. L’Apôtre serait-il donc en contradiction avec l’Évangile ? Écoutons le Seigneur lui-même prince et maître des Apôtres : « Considérez », nous dit-il, « les oiseaux du ciel, qui ne sèment point, qui ne moissonnent point, qui n’amassent point dans les greniers, et votre Père céleste les nourrit ac ». Donc, en dehors de l’homme, Dieu prend soin des animaux, seulement pour les nourrir, non pour leur donner des lois. Donc, s’il s’agit des préceptes, Dieu n’a aucun soin des bœufs ; mais quand il s’agit de créer, de paître, de gouverner, de conduire, tout appartient à Dieu. « Deux passereaux ne se vendent-ils pas une obole », dit Notre-Seigneur Jésus-Christ, « et l’un d’eux ne tombera pas sur la terre sans la volonté de votre Père ? N’êtes-vous pas beaucoup plus qu’eux ? » Garde-toi donc de dire : Dieu n’a de moi nul souci. Dieu prend soin de ton âme, Dieu prend soin de ton corps, parce que Dieu a fait ton âme et a fait ton corps. Mais Dieu, diras-tu, ne me discerne point dans une si grande foule. Voici dans l’Évangile un texte bien surprenant : « Tous les cheveux de votre tête sont comptés » ad.

15. « Dieu donc est mon Dieu, en lui est mon espérance ; c’est lui qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qui les occupe ». Mais en ce qui me concerne, que fait-il pour moi ? « Il conserve la vérité pour jamais ae ». Le Prophète nous apprend à aimer Dieu et à le craindre. « Il garde pour toujours la vérité ». Quelle est la vérité qu’il garde pour jamais, quelle vérité et comment la conserver ? « Il rend justice à ceux que l’on opprime ». Il prend en main la défense de ceux que l’on opprime, et il leur rend justice, mes frères. À qui ? À ceux que l’on opprime, en châtiant les oppresseurs. Si donc il favorise les opprimés et châtie les oppresseurs, vois parmi lesquels tu veux être compté. Vois et considère si tu veux être parmi les opprimés, ou parmi les oppresseurs. Voici une parole de saint Paul, qui s’adresse à toi : « C’est être déjà criminel », te dit-il, « que d’avoir des procès. Pourquoi ne pas souffrir qu’on vous fasse tort af ? » Le voilà qui blâme les hommes de ne vouloir endurer aucun tort. Il ne l’engage pas à souffrir la peine, mais l’injure ; car toute peine n’est pas pour cela une injure. Il n’y a d’injure qu’à souffrir contre le droit. Ne dis pas : Je suis au nombre de ceux qui souffrent l’injure, car j’ai souffert à telle ou elle occasion. Vois si c’est injustement que tu as souffert. Les voleurs souffrent souvent, mais non l’injustice. Les hommes coupables de crimes, de maléfices, d’effractions, d’adultères, de corruption, souffrent tous de grands maux, mais ne souffrent pas l’injustice. Autre est endurer l’injustice, et autre subir une affliction, une peine, une douleur, un châtiment. Considère où tu es, vois ce que tu as fait, la cause de ta souffrance, et tu comprendras par là ce que tu endures ; car le droit et l’injustice sont contradictoires, puisque le droit c’est tout ce qui est juste. Mais tout ce qu’on appelle droit, n’est pas le droit pour cela. Que sera-ce si l’on se fait un droit injuste ? On ne saurait donc appeler droit ce qui est inique. Le véritable droit est donc bût ce qui est juste. Examine dès lors ce que lu as fait, et non ce que tu souffres. Si tu as fait ce qui est juste, ta douleur est injuste ; mais si tu as commis l’injustice, tu souffres justement.

16. Pourquoi parler ainsi, mes frères ? Afin que les hérétiques
Les Donatistes
ne s’applaudissent point quand ils ont à souffrir de la part des édits des princes d’ici-bas, afin qu’ils ne se mettent pas au nombre de ceux qui souffrent injustement, et qu’ils ne disent point : Voici un psaume consolant pour moi, puisque j’adore le Dieu « qui rendra justice à tous ceux que l’on opprime ». J’ai des raisons pour te demander si c’est injustement que tu souffres. Si tu as pratiqué ce qui est juste, on est injuste en te châtiant. Mais est-ce une justice de se soulever contre le Christ ? Est-ce une justice d’élever autel contre autel, par une orgueilleuse rébellion ? Est-ce justice de déchirer l’Église, quand les bourreaux ne déchirent point la tunique du Christ ah ? Si tout cela n’est point le droit, tout ce que tu endures pour l’avoir fait est donc juste. Tu n’es donc pas au nombre de ceux qui souffrent injustement. Je lis dans l’Évangile un passage plus clair encore : « Bienheureux », est-il dit « ceux qui souffrent persécution ». Attends : pourquoi te hâter ? Pourquoi dire : c’est moi ? Attends, dis-je, et je te lirai tout. Tu as entendu : « Bienheureux ceux qui souffrent u persécution » ; et déjà tu commences à t’adjuger ce bonheur. Voici tout le passage, si tu le permets ; vois ce qui suit : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice ai ». Dis maintenant : C’est moi. Dis : C’est moi, si tu l’oses. Reprenons alors ce que nous avons dit plus haut, et pour abréger, faisons une seule question : Si tu condamnais un homme sans connaître bien sa cause, aurais-tu l’audace de prétendre garder la justice ? Appellerais-tu injustice le mal qui pourrait t’en revenir ? Tu t’ériges donc insolemment sur le tribunal de ton cœur, pour en être précipité bientôt, et tu oses bien juger un homme dont tu ignores la cause ? Traiter ainsi un seul homme, c’est injustice, et tu te croiras juste en traitant de la sorte le monde entier ? Et qui donc, mes frères bien-aimés, qui donc endure l’injustice, sinon l’Église catholique qui souffre tous ces maux ? Elle gémit au milieu de tant de scandales des hérétiques, elle voit les artifices, les insinuations perfides arracher les faibles de son giron ; elle voit les petits enfants que l’on traîne je ne sais par quels détours, comme par autant de cavernes détestables, et que l’on rebaptise, pour anéantir en eux Jésus-Christ, pour tuer en eux, non plus cette chair mortelle qui en fait des hommes, mais ce qui doit les faire vivre éternellement. On fait dire à un homme : Je ne suis point chrétien, et l’on appelle cela juste. Tu te présenteras à l’évêque, lui dit-on, garde-toi de lui dire que tu es chrétien. Te dire chrétien, c’est t’exposer à n’en rien recevoir ; dis que tu ne l’es pas, et tu recevras. Quel est cet avis, ô chrétien ? Que nous enseignes-tu ? Tu souffres persécution, j’en conviens ; mais n’es-tu pas plus réellement un persécuteur ? Quand les empereurs persécutaient les chrétiens, ils les contraignaient par la menace, comme toi par la persuasion. Tu fais dire à un chrétien qu’il ne l’est pas, obtenant ainsi par la persuasion ce que les bourreaux n’obtenaient point par la mort. Tu laisses vivre un homme qui nie être chrétien. Il est renégat, et il vit ? Non, il ne vit plus. C’est un cadavre qui te répond. Frappé par le glaive du persécuteur, le martyr est tombé, mais il vit ; celui à qui tu parles est debout, mais il est tombé. Souffrir pour de tels crimes, est-ce donc une injustice ? Point d’illusion ; si tes actes sont injustes, c’est justement que tu souffres. À qui donc fait justice « Celui qui garde la vérité éternellement ? » À ceux qui subissent l’injustice.

17. Viens donc, et avec tes raisonnements si sages, si ingénieux, si subtils, viens nous dire que c’est là une véritable nourriture, dis-nous : Un affamé peut-il en nourrir un autre, c’est-à-dire un pécheur donner la sainteté ? Un homme qui meurt de faim peut-il donner à manger ? un malade peut-il guérir ? un homme garrotté en délier un autre ? Grandes et subtiles raisons, dont on veut séduire les impies ! Que notre psaume leur ferme la bouche : « Dieu qui donne la nourriture à ceux qui ont faim ». Je n’attends rien de toi, « c’est Dieu qui donne la nourriture aux affamés ». À quels affamés ? à tous. Qu’est-ce à dire, à tous ? C’est-à-dire qu’il donne la nourriture à tous les animaux, à tous les hommes, et il ne réserverait aucune nourriture à ses bien-aimés ? S’ils ont une autre faim, ils ont aussi une autre nourriture. Cherchons d’abord de quoi ils ont faim, et nous verrons ensuite quelle est leur nourriture. « Bienheureux ceux qui ont faim et soit de la justice, parce qu’ils seront rassasiés aj ». Nous devons avoir faim de Dieu. Présentons-nous devant sa porte, en sa présence, prions-le comme des mendiants ; « c’est lui qui donne la nourriture à ceux qui ont faim ». Pourquoi, hérétique, le vanter de délier, de relever, d’éclairer ? Diras-tu que tu es délivré, que tu es debout, que tu es lumière ? loin de là. Écoute ce qui vient d’être dit : « Ne mettez point votre confiance dans les princes, dans les fils des hommes, en qui n’est point le salut ». Ils ne donnent point le salut. Arrière donc tous les hérétiques. « C’est le Seigneur qui délie les captifs, le Seigneur qui relève ceux qui sont tombés, le Seigneur qui donne la sagesse aux aveugles ak », c’est-à-dire qu’il rend sages ceux qui sont aveugles. Cette pensée nous explique parfaitement les précédentes ; cette parole : « Il délie ceux que l’on enchaîne », aurait pu nous faire croire qu’il s’agit ici de ces serviteurs qu’un maître a mis aux fers pour quelque faute ; et celle-ci : « Il relève ceux qui tombent », reporte notre pensée sur l’homme qui trébuche et tombe, ou que son cheval renverse. Il est d’autres chutes, comme il est d’autres chaînes, comme il est d’autres ténèbres et une autre lumière. Le Prophète nous dit que le Seigneur « donne la sagesse aux aveugles », et non qu’il éclaire les aveugles, de peur qu’on ne le comprenne à la lettre, comme on le fait de cet aveugle à qui le Seigneur ouvrit les yeux et qu’il sauva, en faisant de la boue avec sa salive al. Afin que nous n’attendions aucune de ces faveurs temporelles, le Prophète nous parle de cette lumière de la sagesse qui éclaire les aveugles. Les captifs donc sont déliés, les hommes tombés sont relevés, dans le même sens que les aveugles arrivent à la lumière de la sagesse. D’où vient que nous sommes enchaînés ? Quelle chute nous a brisés ? Notre corps fut d’abord pour nous un ornement ; le péché en fait une lourde chaîne. Quelle est cette chaîne que nous portons ? Notre mortalité. Écoute l’apôtre saint Paul, encore enchaîné dans ce lieu d’exil. Quelles contrées n’a point parcourues cet enchaîné ? ses chaînes lui furent peu lourdes, puisque, nonobstant leur poids, il prêcha l’Évangile à l’univers entier : l’esprit de charité souleva ses chaînes, et il parcourut une infinité de régions. Que nous dit-il néanmoins ? « Mon désir est d’être délié, afin d’aller avec le Christ ». Et toutefois, sa compassion pour les autres captifs lui fait désirer d’être lié, afin de les servir encore : « Mais demeurer en la chair », nous dit-il, « m’est nécessaire à cause de vous » am. C’est donc « le Seigneur qui délie les captifs », c’est-à-dire qui, de mortels, nous rend immortels. « C’est le Seigneur qui relève ceux qui tombent ». Pourquoi tomber ? parce qu’ils se sont élevés. Pourquoi sont-ils relevés ? parce qu’ils se sont humiliés, Adam tomba et fut brisé an ; il tomba, tandis que le Christ descendit. Pourquoi descendre, lui qui n’avait fait aucune chute, sinon afin de relever celui qui était tombé ? « Le Seigneur donne aux aveugles la sagesse ; le Seigneur aime les justes ». Aussi rend-il justice à ceux qui souffrent injustement,

18. Et quels sont ces justes ? jusqu’où va maintenant leur justice ? Voilà que le Prophète ajoute : « Le Seigneur garde les prosélytes ao ». Ces prosélytes sont les étrangers or, toute l’Église de la Gentilité est prosélyte. Étrangère, elle s’est unie à nos pères, devenant ainsi leur fille, non par la naissance charnelle, mais par l’imitation de leur foi. Toutefois, c’est le Seigneur, et non plus un homme qui la protège. « Il soutiendra la veuve et l’orphelin ». Ne croyons pas qu’il doive soutenir l’orphelin dans son héritage, ou la veuve dans je ne sais quel procès. Sans doute le Seigneur nous soutient dans ces sortes d’affaires ; c’est lui qui fait le bien dans tous les services que les hommes se rendent mutuellement ; lui qui soutient l’orphelin, n’abandonne point la veuve ; mais en un sens, nous sommes tous orphelins, parce que notre père, sans être mort, est cependant absent. Sans doute les hommes appellent orphelin celui dont le père est mort, et à vrai dire, nos pères sont vivants, puisque l’âme ne meurt point. Ils vivent dans les supplices s’ils ont été méchants, et dans le repos, s’ils ont fait le bien : rien n’est perdu aux yeux du Créateur. Toutefois, aussi longtemps que nous sommes dans ce corps mortel, et que nous habitons un lieu d’exil, nous sommes loin de notre Père, à qui nous crions : « Notre Père qui êtes aux cieux ap ». L’Église est donc veuve, puisqu’elle n’a point d’Époux ici-bas, puisque son Époux est absent. Il viendra, cet Époux invisible qui la protège, cet Époux désiré. Nous avons pour lui de violents désirs, nous aspirons à lui sans le voir. Un jour nous le verrons, nous jouirons de ses embrassements, si la foi nous tient attachés à lui, maintenant qu’il est invisible. Que veut donc nous montrer le Prophète dans cet orphelin et cette veuve, sinon ceux que l’on abandonne sans secours ? Que l’âme délaissée ici-bas se promette le secours du Seigneur. Quelles que soient tes richesses, ton or, y mets-tu ta confiance ? Tu n’es plus un prosélyte, un orphelin, tu n’es point compté avec les veuves, tu as un ami ; si tu t’appuies sur lui, délaissant le Seigneur, tu n’es pas sans secours. As-tu tous ces biens, sans t’en prévaloir, sans y mettre ta confiance ? Tu as pour Dieu un orphelin, pour Dieu une veuve. Il soutient donc ceux que l’on abandonne, c’est là ce que dit le Prophète : « il soutient la veuve, il soutient l’orphelin ».

19. « Il confondra la voie des impies ». Quelle est cette voie des pécheurs ? De rire de ce que nous disons ici. Quel est l’orphelin, nous disent-ils ? quelle est la veuve ? qu’est-ce que ce royaume des cieux, ce châtiment de l’enfer ? Tout cela, fables chrétiennes ! Je tiens à ce que je vois : « Mangeons et buvons, car nous mourrons demain ». Prends garde aux paroles insidieuses de ces hommes ; qu’elles ne descendent point de l’oreille dans le cœur ; qu’elles rencontrent des épines dans ton oreille, et qu’il se retire devant leur aiguillon, celui qui essaierait d’y entrer. « Les mauvais discours corrompent les bonnes mœurs aq », Mais pourquoi donc ces impies sont-ils heureux, me dira-t-on ? Ils n’adorent point Dieu, ils commettent chaque jour de grands péchés, et cependant ils ont tous ces biens que je n’ai point. Loin de toi de rien envier aux pécheurs. Tu vois ce qu’ils reçoivent, mais ne vois-tu pas ce que Dieu leur réserve ? Et comment voir ce qui est invisible, me diras-tu ? La foi a des yeux, mes frères, et des yeux plus grands, plus perçants, plus durables que les yeux du corps. Ces yeux n’ont trompé personne ; ah ! que ces yeux soient toujours vers le Seigneur, afin qu’il dégage tes pieds de toute embûche ar. La voie des pécheurs te plaît, parce qu’elle est large, et que beaucoup y sont entrés ; tu en vois la largeur, mais non la fin. Cette fin, c’est un précipice ; cette fin est un gouffre sans fond ; et ceux qui marchent à l’aise et avec allégresse dans cette voie large sont plongés dans l’abîme. Mais tes yeux ne sont point assez perçants pour voir cette fin malheureuse : crois-en dès lors celui qui la voit. Et quel homme la voit donc ? Nul homme, sans doute ; mais le Seigneur est descendu pour te faire croire à Dieu. Or, voudrais-tu n’en pas croire le Seigneur ton Dieu, qui te dit : « Elle est large et spacieuse, la voie qui conduit à la perdition, et beaucoup y entrent par elle as ? » Telle est la voie que doit confondre le Seigneur, parce qu’elle est la voie des impies.

20. Et quand cette voie sera à sa fin que nous restera-t-il ? « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde at ». C’est par là que termine le Psalmiste : « Il confondra la voie des pécheurs ». Et toi ? « Le Seigneur régnera éternellement au » ; réjouis-toi, parce qu’il régnera pour toi. Réjouis-toi, parce que tu seras son royaume. Vois en effet ce qui suit. Tu es certainement citoyen de Sion, et non de Babylone, ou de la cité de ce monde qui doit périr ; mais tu appartiens à cette Sion affligée, étrangère pour un temps, et qui doit régner dans l’éternité. C’est donc de toi qu’il est question dans cette fin. « Le Seigneur régnera éternellement, ce Seigneur qui est ton Dieu, ô Sion ». Ton Dieu donc, ô Sion, doit régner éternellement ; mais ton Dieu régnerait-il sans toi ? « Et de génération en génération ». Le Prophète nomme deux générations, parce qu’il ne pouvait les nommer toutes. Mais la fin des paroles ne peut mettre la fin de l’éternité. L’éternité n’a que quatre syllabes, mais en soi-même elle est sans fin. On ne saurait t’en parler qu’en disant : « Ton Dieu régnera de génération en génération ». C’est dire peu ; et si on le disait tout un jour, ce serait peu encore ; et si on le répétait toute sa vie, ne cesserait-on pas enfin de le dire ? Aime l’éternité, ô mon frère : tu régneras sans fin, si tu n’as d’autre fin que le Christ ; avec lui tu régneras dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il !

VINGT-TROISIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DU PSAUME 145, v. 1 : « JE BÉNIRAI LE SEIGNEUR PENDANT MA VIE ; ETC. ».
Dans le Codex, fol.74, pag.2, on lit : « Sermon de saint Augustin, évêque », sur la brièveté de la vie et son bonheur passager, mis en lumière une seconde fois par l’exemple du riche et de Lazare.

ANALYSE.—1. La louange de Dieu doit se prolonger au-delà de cette vie.—2. Rien ne dure en cette vie.—3. Que le chrétien ne s’abuse point sur son bonheur passager.—4. Que la fin du riche et de Lazare soit une leçon pour nous.

1. Daigne le Seigneur m’accorder de vous dire un mot sur les paroles du psaume que nous venons de chanter. Nous avons dit en effet : « Je bénirai le Seigneur pendant ma vie, je chanterai mon Dieu tant que je vivrai aw ». À ces paroles, nous devons un avis à votre charité : c’est de ne point comprendre, quand vous entendez dire, ou que vous dites vous-mêmes : « Je bénirai Dieu tant que je vivrai », qu’après cette vie finira aussi la louange du Seigneur. Nous le bénirons mieux, en réalité, quand nous jouirons de la vie sans fin. Si nous le bénissons, en effet, dans ce pèlerinage qui doit finir, comment le bénirons-nous dans ce palais d’où nous ne sortirons plus ? On dit, on chante, on lit dans un autre psaume : « Bienheureux ceux qui habitent votre maison ; ils vous béniront dans les siècles des siècles ax ». Or, quand tu entends « les siècles des siècles », il n’y a aucune fin, et l’on jouit de cette vie bienheureuse, où l’on voit Dieu sans trembler, on l’aime sans l’offenser, on le bénit sans fin. Notre vie alors sera de voir Dieu, de l’aimer, de le bénir. Si donc nous bénissons Dieu quand nous ne le voyons que par la foi, comment le bénirons-nous quand nous le verrons à découvert ? Quelle sera l’allégresse de la claire-vue, si telle est la bénédiction de la foi ? L’Apôtre nous dit en effet : « Tant que nous sommes dans ce corps, nous marchons loin du Seigneur ; car nous n’allons à lui que par la foi, sans le voir à découvert ay ». Ici-bas c’est donc la foi, là-haut ce sera la claire-vue. Maintenant nous croyons ce que nous ne voyons pas, alors nous verrons ce que nous aurons cru. Celui qui croit, le fait sans confusion, car il est vrai qu’il verra. Le Seigneur a d’abord établi en nous la foi, afin que si la foi mérite une récompense, on ne1a cherche point avant d’avoir cru.

2. Mais, dira-t-on, pourquoi le psaume dit-il : « Je chanterai mon Dieu tant que je vivrai », et non : Je chanterai mon Dieu éternellement ? Cette expression, en effet : « Tant que je vivrai », semble appeler une fin, bien qu’on ne l’entende pas ainsi. Si tu veux appliquer « tant que je vivrai n à cette vie terrestre, vois si cette vie est bien longue. Quel que soit le nombre des années, la vie est courte. Comment serait longue une vie qui ne te rassasie point ? Un enfant dit que tel homme qu’il voit vieillard a vécu longtemps ; mais que lui-même arrive à l’âge de cet homme, et il sait que ce temps est peu long. Les années s’envolent et les moments se précipitent si rapidement, que c’est avant-hier que nous étions enfants, hier adolescents, aujourd’hui vieillards. Nous sommes donc fondés à croire que ces paroles : « Aussi longtemps que je vivrai je chanterai mon Dieu », ne s’entendent pas de cette vie. Dès lors, en effet, que le Prophète a dit : « Aussi longtemps que je vivrai », on ne saurait l’entendre de cette vie où rien ne dure « longtemps ». Des sages de ce monde ont pu en faire la remarque, et des chrétiens ne le pourraient voir ? Un de ces sages, l’homme le plus éloquent a dit : « Qu’est-ce donc, en effet, que ce longtemps, puisqu’il a une fin ? » Il ne veut donc point qu’il y ait un longtemps, quand la fin peut arriver un jour. Es-tu parvenu à la dernière vieillesse ? tu as vécu un temps, et non pas un long temps. Car la vie d’un homme, surtout aujourd’hui, n’est « qu’une fumée qui apparaît un moment
Cicero, Orat. pro M. Marcello, n.28.
 ». Ce que je dis, l’Écriture le dit aux hommes dans leurs jubilations, alors qu’ils s’élèvent dans leur orgueil et ne savent point s’ils ne mourront pas à l’instant. Les divines Écritures leur tiennent ce langage et leur donnent cet avertissement dans leur accès d’orgueil, dans la vaine confiance que leur donne une fragilité si peu durable. « Qu’est-ce que votre vie, dit-elle ? C’est une vapeur qui parait un moment jusqu’à ce qu’elle soit dissipée ba ». S’élever dès lors dans l’orgueil, c’est se confier dans une vapeur, s’enfler de vaine gloire, pour périr avec cette vapeur. Il faut donc réprimer notre orgueil, le fouler aux pieds autant que possible, comprendre que nous ne vivons ici-bas que pour mourir, élever nos pensées vers cette fin qui ne finira pas. Qui que tu sois, en effet, ô homme qui as vieilli, si tu en ressens de l’orgueil, si tu crois avoir vécu longtemps, toi qui dois finir un jour, sache que si Adam vivait encore, et devait mourir, non pas maintenant, mais à la fin du monde, il n’aurait pas vécu un temps bien long, puisque ce temps aurait une fin
Cette dernière phrase parait à l’éditeur une épiphonème assez inepte, qui aura passé de la marge dans le texte.
. Et ceci est très-vrai, tout homme prudent le comprendra, et non-seulement c’est une vérité que l’on prêche, mais une vérité que les auditeurs comprennent.

3. Reportons notre attention au psaume que nous avons chanté, afin d’y trouver que le Prophète n’a dit : « Je chanterai le Seigneur « aussi longtemps que je vivrai », que dans le sens de cette vie qui dure toujours. S’il n’est, en effet, rien de bien long dans cette vie, parce qu’elle a une fin, ce n’est point cette vie que nous sommes appelés à désirer quand nous devenons chrétiens. Et de fait, nous ne devenons point chrétiens pour être heureux en cette vie de la terre. Car si nous avons embrassé le christianisme, pour jouir du bonheur seulement en cette vie du temps, et encore d’un bonheur si frivole, si vaporeux, nous sommes dans une profonde erreur ; vos pieds seront chancelants en voyant un homme, revêtu de dignité et dominant ceux qui l’entourent, jouir de la santé corporelle et arriver à une vieillesse qui s’éteint lentement. Voilà ce que voit le chrétien pauvre, sans honneur, soupirant chaque jour dans la peine et les gémissements, et qui dit en lui-même : Que me revient-il d’être chrétien ? En quoi suis-je plus heureux que cet autre qui ne l’est pas ? que cet autre qui ne croit pas au Christ ? que cet autre qui blasphème mon Dieu ? Voici l’avertissement du Psalmiste : « Ne mettez point votre confiance dans les princes ». Quel charme a pour toi la fleur du foin ? « Car toute chair n’est qu’un foin ». C’est ce que dit le Prophète, qui non-seulement le dit, mais le crie. Et le Seigneur lui dit : « Crie ». Et il répondit : « Que faut-il crier ? Que toute chair n’est qu’un foin, et toute beauté de la chair, la fleur du foin. Le foin est desséché, la fleur est tombée ». Tout donc a-t-il péri ? Non. « Le Verbe de Dieu demeure éternellement bc ». Quel charme a pour toi du foin ? Voilà que ce foin périt ; veux-tu ne point périr ? Attache-toi au Verbe. Ainsi le dit aussi notre psaume. Ce chrétien dans l’indigence, dans la bassesse de sa condition, voyait dans ce païen riche et puissant la fleur du foin, et peut-être eût-il préféré être à son service plutôt qu’au service de Dieu. C’est à lui que le Psalmiste adresse ces paroles. « Ne mets point ta confiance dans les princes, ni dans les fils des hommes, en qui n’est pas le salut bd ». Et notre interlocuteur de répondre : Veut-il parler de celui qui a le salut ? Le voilà en santé. Je le vois aujourd’hui plein de verdeur. Et moi je suis plutôt misérable et languissant. À quoi bon t’arrêter à ce qui a pour toi de l’attrait et des charmes ? Ce n’est point là le salut. « Le souffle s’en ira de lui, et il retournera dans la terre qui est son partage ». Voilà tout salut pour lui. « C’est une vapeur qui apparaît un instant. L’esprit sortira de lui, et il retournera dans la terre qui est son partage ». Laissez passer quelques années, laissez écouler l’eau du fleuve comme à l’ordinaire. Parcourez quelques tombeaux des morts, et distinguez les os du riche des os du pauvre. Quand l’esprit s’est retiré, il est retourné dans la terre qui est son partage. Le Prophète a grandement raison de ne rien dire de l’esprit de cet homme qui n’a eu pendant sa vie nulle pensée spirituelle. « Il est retourné dans la terre qui lui est propre », c’est-à-dire cette chair, ce corps qui était tout pour lui, ce corps d’orgueil, cette chair si trompeuse et dont l’apparente félicité t’aveuglait. « L’esprit sortira, et il retournera dans la terre qui est son partage ; en ce jour périront toutes leurs pensées ». Ces pensées qui étaient si terrestres ; voilà ce qu’il faut faire, ce qu’il faut achever, où il faut parvenir. Voilà ce que je veux acheter, ce que je veux acquérir, à quel honneur je prétends arriver. « En ce jour s’évanouiront toutes ses pensées be ». Mais comme « la vertu de Dieu demeure éternellement », en t’attachant au Verbe, pour lui demander la vie éternelle, non-seulement ta pensée ne périra point, mais c’est alors qu’elle se réalisera. Quand elle périt pour lui, elle se réalise pour toi. Cet homme n’avait que des pensées du temps et de la terre, d’ajouter un champ à un champ, d’entasser trésor sur trésor, de briller dans les honneurs, de s’enfler de sa puissance. Comme donc il avait de telles pensées, « ces pensées mourront toutes en ce jour ». Mais toi, chrétien, si tes pensées, loin de s’arrêter à la félicité de cette vie, ont pour objet le repos sans fin, lorsque ton corps retournera dans la terre, c’est alors que ton âme aura trouvé ce repos.

4. Écoute l’Évangile, vois et considère les pensées de deux hommes. « Il y avait un riche, qui était revêtu de pourpre et de fin lin, et qui donnait tous les jours de splendides festins bf ». Tous les jours le foin, et la fleur du foin. Ne te laisse pas séduire parla félicité de cet homme qui est revêtu de pourpre et de fin lin, et qui donne de splendides festins chaque jour. C’était un orgueilleux, un impie, n’ayant que des pensées vaines et de vains désirs. Quand il mourut, ce jour-là ses pensées moururent avec lui. Or, il y avait à sa porte un pauvre nommé Lazare. L’Évangile, qui tait le nom du riche, nous dit le nom du pauvre. Dieu n’a point dit un nom qu’emporte le vent. Mais Dieu a daigné nommer celui dont on ne disait pas le nom. Ne t’en étonne pas, je t’en prie. Dieu a raconté ce qu’il a vu écrit en son livre. Or, il est dit des impies : « Qu’ils ne soient pas inscrits sur votre livre bg ». De même, quand les Apôtres se glorifiaient de ce qu’au nom du Seigneur les démons leur étaient soumis, de peur qu’ils ne vinssent à en concevoir de l’orgueil, comme le reste des hommes, à s’en vanter, bien que ce fût une grande et glorieuse puissance, le Sauveur leur dit : « Ne vous réjouissez point de ce que les démons vous soient soumis ; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel bh ». Le Dieu qui habite le ciel garda le silence sur le nom du riche, qu’il ne trouva point écrit dans le ciel ; il proclama celui du pauvre, parce qu’il l’y vit écrit, ou plutôt qu’il l’y fit écrire. Mais voyez ce pauvre. À propos des pensées de ce riche impie, fastueux, vêtu de pourpre et de fin lin et donnant de splendides festins tous les jours, nous avons dit qu’elles périrent avec lui à sa mort. Or, à la porte de ce riche était un pauvre du nom de Lazare, « couvert d’ulcères, et qui désirait se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche, sans que personne les lui donnât ; tandis que les chiens venaient et léchaient ses ulcères bi ». C’est là que je veux te voir, ô chrétien ; car c’est là que nous apprenons la fin de ces deux hommes. Dieu, dans sa puissance, peut nous donner le salut en cette vie, et nous délivrer de la pauvreté, et donner au chrétien ce qui est suffisant. Et toutefois, si cela venait à manquer, que choisirais-tu ? D’être ce pauvre ou ce riche ? Loin de toi toute illusion. Écoute la fin, et tu verras quel choix est mauvais. Assurément ce pauvre, qui était pieux, méditait, au milieu de ses malheurs temporels, sur cette vie qui doit finir un jour et sur le repos éternel qui doit nous échoir. Tous deux moururent, mais les pensées de ce pauvre ne périrent point avec lui. Car s’il mourut pauvre, il fut porté par les anges au sein d’Abraham. En ce jour toutes ses pensées se réalisèrent. Et comme Lazare signifie, en latin,Adjutus ou aidé, la parole du Psalmiste s’accomplit. « Bienheureux l’homme à qui le Dieu de Jacob vient en aide bj ». Quand son esprit s’en alla, quand sa chair retourna dans la terre qui est son partage, ses pensées ne périrent point avec lui, « parce que son espérance était dans le Seigneur son Dieu ». Voilà ce que l’on apprend donc à l’école où enseigne le Christ, voilà ce qu’espère l’âme de son disciple fidèle, voilà la plus réelle récompense du Sauveur.

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