‏ Romans 7:22-23

SERMONS DE SAINT AUGUSTIN.

PREMIÈRE SÉRIE. SERMONS DÉTACHÉS SUR DIVERS PASSAGES DE L’ÉCRITURE SAINTE. (SUITE).

SERMON CLI. LUTTER CONTRE LA CONVOITISE DE LA CHAIR a.

ANALYSE. – Il importe de bien comprendre le passage où l’Apôtre saint Paul enseigne qu’il ne fait pas le bien qu’il veut et qu’il fait le mal qu’il ne veut pas ; car plusieurs en abusent et se perdent. Rappelons-nous donc que pour être éternellement couronnés, nous devons faire maintenant la guerre. En quoi consiste cette guerre ? À ne pas consentir, à résister aux mouvements désordonnés que produisent en nous soit les habitudes mauvaises, soit le péché originel. Il serait mieux de ne sentir pas ces mouvements de convoitise, car en eux-mêmes ils sont pervers, ils sont un mal. Mais dans l’impossibilité de les éteindre ici-bas, il faut n’y pas consentir, à l’exemple de l’Apôtre ; car ce sont ces mouvements qu’il ressentait malgré lui et qu’il ne parvenait pas à étouffer. Or, pour les combattre il faut lutter et prier. Ainsi méritera-t-on la couronne.

1. Toutes les fois qu’on répète cette divine leçon de l’une des épîtres de saint Paul, il est à craindre qu’on ne la comprenne mal et qu’elle ne soit un sujet de scandale pour ceux qui en cherchent l’occasion. Les hommes, hélas ! sont si portés au mal, qu’ils y résistent difficilement. Aussi beaucoup s’y livrent-ils quand ils ont entendu ces paroles de l’Apôtre

Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais ». Humiliés ensuite d’avoir fait le mal, ils se rassurent au souvenir de ces mots apostoliques : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais ». Comme on lit ces paroles de temps en temps, nous sommes alors obligés de les examiner à fond : on pourrait en les prenant mal changer en poison cet aliment salutaire. Que votre charité se montre donc attentive, pendant que je vous dirai ce que le Seigneur me suggérera ; et si vous me voyez embarrassé dans l’explication de quelques paroles difficiles et obscures, secondez-moi par vos sentiments de piété.

2. Rappelez-vous d’abord, comme on vous le répète souvent par la grâce de Dieu, que la vie présente du juste est un combat et non pas encore le triomphe. Plus tard viendra le triomphe assuré à cette guerre. Aussi lit-on dans l’Apôtre et les cris de guerre et les chants de triomphe. Les cris de guerre, nous venons de les entendre encore : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. Or, si je fais le mal que je hais, j’acquiesce à la loi comme étant bonne. Le vouloir b réside en moi, mais en moi je ne trouve pas à accomplir le bien. Et je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et me captive sous la loi du péché, laquelle est dans mes membres ». Ces mots de combat et de captivité ne désignent-ils pas la guerre ?

Ce ne sont donc pas encore les chants de triomphe, mais ils viendront un jour, et c’est ce que nous apprend l’Apôtre en ces termes : « Il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité. Alors », voici le chant de triomphe, s’accomplira cette parole de l’Écriture : La mort est abîmée dans sa victoire ». Criez, triomphateurs : « O mort, où est ton ardeur guerrière c ? » Ainsi nous prononcerons ces mots, nous les prononcerons un jour, et ce jour n’est pas éloigné, car le monde ne durera plus autant qu’il a duré.

Tel sera alors notre langage ; mais aujourd’hui, pendant que nous sommes en guerre, il est à craindre que ce langage mal compris ne soit pour l’ennemi et non pour nous le cri de la trompette et n’excite son ardeur au lieu de préparer sa défaite. Examinez-le donc avec soin, mes frères, et vous qui luttez, luttez toujours. Car pour vous qui ne combattez point, vous ne me comprendrez pas : je ne serai entendu que de ceux d’entre vous qui combattent. Ma voix se fera entendre au-dehors ; une autre voix vous parlera silencieusement au dedans.

Rappelez-vous d’abord un passage de l’épître aux Galates qui peut jeter beaucoup de lumière sur celui-ci. L’Apôtre s’adresse aux fidèles à ceux qui ont reçu le baptême et dont par conséquent tous les péchés avaient été effacés dans ce bain salutaire ; mais ils combattaient encore et saint Paul leur dit : « Je vous le déclare : marchez selon l’Esprit et n’accomplissez pas les désirs de la chair ». Il ne dit point : N’éprouvez pas ; mais : « N’accomplissez pas ». Pourquoi « n’accomplissez pas ? » Le voici dans ce qui suit : « Car la chair convoite contre l’Esprit, et l’Esprit contre la chair ; ils sont opposés l’un à l’autre, et vous ne faites pas ce que vous voulez. Que si vous êtes conduits par l’Esprit, vous n’êtes plus sous la loi d » ; non, mais sous la grâce. « Si vous êtes conduits par l’Esprit », qu’est-ce à dire ? Être conduit par l’Esprit, c’est suivre les ordres de l’Esprit de Dieu et non les convoitises de la chair. La chair toutefois continue à convoiter et à résister ; elle veut une chose et tu n’en veux pas ; continue à n’en pas vouloir.

3. Tu dois cependant désirer devant Dieu de ne ressentir pas cette concupiscence à laquelle il te faut résister. Remarquez bien cette pensée. Oui, tu dois désirer devant Dieu de ne ressentir plus cette concupiscence à laquelle tu es obligé de résister. Tu y résistes sans doute, et en n’y consentant pas tu es vainqueur : mieux vaudrait toutefois n’avoir pas d’ennemi que de le vaincre. Un jour tu n’auras plus celui-ci. Rappelle-toi, pour t’en convaincre, ce chant de triomphe : « O mort, où est ton ardeur guerrière ? » Elle n’en aura plus. « O mort, où est ton aiguillon ? » Tu en chercheras la place sans la trouver. Considérez, en effet, considérez avec grand soin que le mal n’est pas en nous une seconde nature, comme le rêve la folie manichéenne. Le mal est une maladie, un défaut de notre nature ; ce n’est point quelque chose qui subsiste à part, car une fois guéri il n’existera nulle part.

« N’accomplissez donc pas les désirs de la chair ». Mieux vaudrait sans doute n’en avoir point, comme le recommande la loi e, car cette absence de convoitise est la suprême vertu, la justice parfaite, la palme de la victoire. Mais puisqu’on ne peut maintenant y arriver, qu’on soit fidèle au moins à cette recommandation de l’Écriture : « Ne suis pas tes convoitises f » : il serait préférable de n’en pas avoir, mais comme tu en as, garde-toi d’aller à leur remorque. Elles refusent de te suivre ; ne les suis pas. Si elles voulaient t’obéir, c’en serait fait d’elles, puisqu’elles ne se soulèveraient plus contre ton esprit. Elles se soulèvent, soulève-toi : elles t’attaquent, attaque-les : elles luttent, lutte aussi ; prends garde seulement d’être vaincu par elles.

4. Pour jeter plus de lumière sur ce sujet, je vais faire une supposition. Vous savez qu’il y a des hommes sobres, hier, peu, il est vrai, mais pourtant il en est. Vous savez aussi qu’il y a des ivrognes, trop nombreux, hélas ! Un homme sobre vient de recevoir le baptême ; sous le rapport de l’ivrognerie il n’a point de combat à livrer ; mais il en a sous d’autres rapports. Afin de te faire une idée de ces luttes à soutenir contre d’autres passions, assistons ici à la guerre que te fait l’une d’elles. Un ivrogne donc vient aussi de recevoir le baptême ; il a appris et appris avec crainte qu’au nombre des vices qui ferment aux pécheurs l’entrée du royaume de Dieu, figure l’ivrognerie. En effet dans le passage où il est dit « que ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les abominables, ni les voleurs ne posséderont le royaume de Dieu », il est dit aussi : « Ni les ivrognes g ». Il a donc entendu cela avec frayeur. Le voilà baptisé ; tous ses anciens péchés d’ivrognerie lui sont pardonnés : mais il lui reste la mauvaise habitude et il doit après sa régénération lutter contre elle. Tout dans le passé lui est remis : à lui maintenant d’être sur ses gardes, de veiller et de combattre pour ne plus s’enivrer. Mais voici de nouveau le désir de boire, il frappe au cœur, il dessèche le palais, il se fait sentir partout, il veut même, s’il le peut, franchir la muraille sous laquelle le baptisé se tient à l’abri, afin de l’entraîner captif. Il t’attaque, attaque-le à ton tour. Ah ! si seulement il n’était plus ! C’est l’habitude mauvaise qui l’a formé, l’habitude contraire le détruira. Garde-toi de le satisfaire, de lui rien céder pour l’apaiser : résiste plutôt pour l’abattre. Tant qu’il existera, c’est un ennemi pour toi. Si tu ne l’écoutes pas, si jamais tu ne t’enivres, il ira s’affaiblissant chaque jour. C’est en t’y soumettant que tu le fortifies ; oui, si tu cèdes et que tu te laisses aller à l’ivresse, tu lui donnes des forces ; est-ce contre moi et non contre toi ?

Pour moi, je crie, j’avertis, j’instruis du haut de ce siège, je préviens les ivrognes des maux qui les menacent. Tu ne pourras pas dire : Je n’ai pas entendu ; tu ne pourras pas dire : À celui qui ne m’as pas averti de rendre compte de mon âme à Dieu. Il est vrai, tu as du mal pour avoir donné de la vigueur à ton ennemi par l’habitude perverse à laquelle tu t’es laissé aller. Pour le nourrir tu n’as point pris de peine : prends-en pour le vaincre ; et si tu n’es pas de taille à lutter contre lui, adresse-toi à Dieu. Si néanmoins il ne triomphe pas de toi, si tout en combattant contre toi l’habitude perverse ne parvient pas à te vaincre, en toi se réalise cette recommandation de l’apôtre Paul : « N’accomplissez point les désirs de la chair ». La convoitise s’est bienfait sentir en toi ; mais en ne buvant pas tu n’as point accompli ses désirs.

5. Ce que j’ai dit de l’ivrognerie s’applique à tous les vices, à toutes les passions. Il en est que nous avons apportées en naissant, la coutume nous en a formé d’autres. C’est à cause des premières qu’on baptise les enfants ; on veut les décharger de la culpabilité transmise par la naissance et non pas contractée par l’habitude perverse, puisqu’ils ne l’ont point. Aussi faut-il combattre toujours, attendu que cette funeste convoitise originelle ne saurait jamais disparaître durant la vie présente : on peut l’affaiblir chaque jour, on ne saurait l’anéantir. C’est elle qui fait nommer notre corps un corps de mort ; c’est d’elle que parle l’Apôtre quand il dit : « Je me complais dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et me captive sous la loi du péché, laquelle est dans mes membres ».

Or cette loi s’est produite à la transgression de la loi première. Je me répète : cette loi s’est produite quand on a méprisé et transgressé la loi première. Qu’est-ce que la loi première ? C’est la loi que reçut l’homme dans le paradis. Ce couple n’était-il pas nu, sans en rougir ? Mais pourquoi était-il nu sans en rougir, sinon parce qu’il ne sentait pas encore dans ses organes cette loi qui combat la loi de l’esprit ? L’homme, hélas ! a fait un acte digne de châtiment, et voilà aussitôt des mouvements qui le couvrent de confusion. Ces deux premiers humains violèrent la défense divine en mangeant ; aussitôt leurs yeux s’ouvrirent. Est-ce donc à dire qu’ils erraient auparavant dans le paradis en aveugles ou les yeux fermés ? Nullement. Comment en effet Adam aurait-il pu donner des noms aux oiseaux et aux animaux des champs, lorsqu’ils furent amenés en sa présence h ? Comment leur donner des noms, s’il ne les voyait pas ? De plus, il est dit que « la femme regarda l’arbre et qu’à ses yeux il était agréable à voir ». Ils avaient donc les yeux ouverts ; et pourtant ils étaient nus sans en rougir. Si donc leurs yeux s’ouvrirent, c’est qu’ils sentirent quelque chose de nouveau, quelque chose qui ne leur avait pas fait peur encore dans les mouvements de leur corps. Ainsi leurs yeux s’ouvrirent pour remarquer et non pour voir ; et sitôt qu’ils sentirent la confusion, ils s’empressèrent de la couvrir. « Ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s’en firent des ceintures i ». Le mal était dans ce qu’ils couvrirent. De là vient le péché originel ; de là vient que personne ne naît exempt de péché. De là vient que le Seigneur ne voulut pas être conçu comme nous, mais d’une Vierge. Exempt de ce péché, il nous en délivre, car il ne vient pas de ce principe. Voilà pourquoi deux Adams : l’un donne la mort et l’autre donne la vie ; le premier tue et le second ressuscite. Pourquoi le premier tue-t-il ? parce qu’il n’est qu’un homme. Pourquoi le second rend-il la vie ? parce qu’il est un Homme-Dieu.

6. C’est ainsi que l’Apôtre ne fait pas ce qu’il veut. Il voudrait ne sentir pas de convoitise, il en sent ; ce qu’il veut, il ne le fait donc pas. Mais cette convoitise funeste traînait-elle l’Apôtre, comme un esclave, aux fornications et à l’adultère ? Loin de là ; ah ! que de telles pensées ne s’élèvent pas dans notre cœur. Il combattait, mais il ne portait pas le joug ; et s’il disait : « Je ne fais pas ce que je veux », c’est qu’il aurait voulu n’avoir pas à lutter. Je ne veux pas de convoitise et j’en ressens. Ainsi je ne fais pas ce que je veux, et pourtant je ne consens pas aux désirs coupables. Dirait-il : « N’accomplissez pas les désirs de la chair », si lui-même les accomplissait ? » Il t’a donc mis devant les yeux la lutte qu’il soutenait, afin de te préserver de la peur quand tu combats toi-même. Si ce bienheureux Apôtre ne l’avait pas fait, peut-être qu’en voyant, tout en n’y consentant pas, la convoitise s’élever dans tes organes, tu te désespérerais et tu t’écrierais : Ah ! je n’éprouverais pas cela, si j’appartenais à Dieu. Considère l’Apôtre : il combat ; garde-toi du découragement. « Dans mes membres, « dit-il, je vois une autre loi qui combat la loi de mon esprit ». Mais je voudrais qu’elle ne combattît point ; car c’est ma chair, c’est moi, c’est une partie de moi-même. De là vient que je ne fais pas ce que je veux, mais le mal que je hais » ; je ressens la concupiscence.

7. Quel est alors le bien que je fais ? C’est de ne consentir pas à la passion. Je fais le bien, sans l’accomplir ; et sans accomplir le mal aussi, la passion qui me persécute fait le mal. Comment puis-je dire que je fais le bien sans l’accomplir ? Je fais le bien en ne consentant pas à la passion déréglée ; mais je ne l’accomplis pas, puisque je ressens encore la passion. Comment, à son tour, cette passion ennemie fait-elle le mal sans l’accomplir ? Elle fait le mal, puisqu’elle l’excite en moi ; elle ne l’accomplit pas, puisqu’elle ne me le fait pas commettre.

Les saints passent toute leur vie dans ces combats. Que penser alors des pécheurs qui ne luttent même pas ? Ce sont des esclaves qu’on entraîne : ou plutôt on ne les entraîne pas, car ils suivent avec plaisir. Les saints donc s’appliquent à ces combats, et jusqu’à son dernier soupir, chacun est exposé dans cette mêlée. Mais à la fin de la vie, au moment où on triomphera après avoir remporté la victoire, que dira-t-on, ou plutôt que dit l’Apôtre en vue de ce triomphe ? Alors s’accomplira cette parole de l’Écriture : La mort est anéantie dans sa victoire. O mort, « où est ton ardeur guerrière ? » C’est le chant des triomphateurs. « O mort, où est ton aiguillon ? Le péché est l’aiguillon de la mort », puisque sa blessure a causé la mort. Le péché est comme un scorpion, il nous a percés de son dard, et nous sommes morts. Mais quand on s’écriera : « O mort, où est ton aiguillon ? » l’aiguillon qui t’a engendrée et non l’aiguillon que tu as produit ; quand donc on criera : « O mort, où est ton aiguillon ? » il n’y en aura plus, puisqu’il n’y aura plus de péché. « Le péché est l’aiguillon de la mort ». Dieu a donné sa loi pour le combattre ; mais la loi est la force du péché j ». Comment la loi la force du péché ? « C’est que la loi est venue pour multiplier le péché ». De quelle manière ? Avant la loi l’homme sans doute était pécheur ; la loi donnée, il la transgressa et devint ainsi prévaricateur. Le péché rendait les hommes coupables ; la prévarication de la loi les rendit plus coupables encore.

8. Où espérer encore, sinon dans ce qui suit : « Où le péché a abondé, a surabondé la grâce k ». Aussi considère cet habile soldat, ce soldat pleinement exercé à ce genre de lutte et si expérimenté qu’il est devenu général : au moment où il faisait effort dans la mêlée contre l’ennemi et qu’il disait : « Je vois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit et qui m’assujettit sous la loi du péché, laquelle est dans mes organes », loi honteuse, loi dégradante, espèce de langueur et de plaie livide ; il ajoutait : « Misérable homme, qui me délivrera du corps de cette mort ? » Ses gémissements furent entendus, on vint à son aide. Comment ? Le voici : « Ce sera la grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». Oui tu seras délivré de la loi de cette mort, en d’autres termes, du corps de cette mort, par la grâce de Dieu au nom de Jésus-Christ

Notre-Seigneur ». Et quand auras-tu un corps complètement exempt de toute concupiscence ? Lorsque ce corps se sera revêtu, « mortel, d’immortalité, corruptible, d’incorruptibilité », et qu’il sera dit à la mort : « O mort, où est ton ardeur guerrière ? » sans qu’elle en ait encore ; ô mort, où est ton aiguillon ? » sans qu’elle en ait jamais plus l.

Mais aujourd’hui que dire ? Ainsi j’obéis moi-même par l’esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché ». – « J’obéis par l’esprit à la loi de Dieu », en ne consentant pas au mal ; « et par le corps à la loi du péché », en ressentant la convoitise. Oui, par l’esprit à la loi de Dieu, et par la chair à a la loi du péché ». Je me complais dans l’une et je convoite conformément à l’autre, sans toutefois être vaincu par elle ; elle excite les désirs, elle tend des pièges, elle pousse et cherche à y faire tomber : « Malheureux homme, qui me délivrera du corps de cette mort ? » Je n’aspire pas à vaincre toujours, je voudrais enfin obtenir la paix.

Désormais donc, mes frères, suivez cette ligne de conduite : obéissez par l’esprit à la loi de Dieu et par la chair seulement à la loi du péché, mais parce que vous y êtes forcés ; en ce sens seulement que vous ressentez la convoitise sans y consentir. Perfide convoitise qui fait quelquefois éprouver aux saints durant leur sommeil ce dont elle est incapable pendant qu’ils veillent. Pourquoi tous applaudissez-vous, sinon parce que vous comprenez tous ? J’aurais honte d’en dire davantage, mais n’hésitons pas à prier Dieu pour ce sujet.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (Voir tom. 6, serm. 1.)

SERMON CLIV. PRONONCÉ AU TOMBEAU DE SAINT CYPRIEN. LA PERFECTION DERNIÈRE m.

ANALYSE. – Après avoir résumé ce qu’il a dit dans le discours précédent, saint Augustin répète que la loi nous a été donnée pour nous faire connaître nous-mêmes à nous-mêmes. Or, que révèle-t-elle en nous ? Saint Paul se plaint douloureusement d’être asservi au péché, c’est-à-dire à la concupiscence. Mais est-ce de lui-même que parle saint Paul ? On ne peut en douter en rapprochant du texte que nous expliquons d’autres passages de ses Épîtres. Il n’était donc ni entièrement charnel, puisqu’il ne consentait pas au péché, ni entièrement spirituel, puisqu’il ressentait encore des mouvements déréglés, mais spirituel et charnel tout à la fois. Ainsi en est-il des hommes les plus saints : ils doivent lutter toute leur vie, et c’est après la mort seulement, c’est après la résurrection, qu’ils parviendront à la perfection suprême et ne ressentiront plus les attraits de la concupiscence.

1. Vous qui étiez hier au sermon, vous avez entendu la lecture qu’on y a faite dans une épître de l’Apôtre saint Paul. La lecture d’aujourd’hui est prise immédiatement après celle-là ; c’est toujours ce passage difficile et dangereux que nous avons résolu d’expliquer et d’éclaircir devant vous, avec l’aide que le Seigneur daigne m’accorder et qu’il proportionne à l’affection pieuse qui vous fait intercéder près de lui en ma faveur. Que votre charité m’écoute avec patience, et si j’ai peine à exposer ces obscures questions, que je puisse au moins me faire entendre aisément. Ne serait-il pas trop laborieux de lutter en même temps contre ces deux obstacles ? Plaise à Dieu néanmoins que nos efforts ne soient pas stériles ! Afin donc de les rendre profitables, écoutez avec patience.

L’Apôtre ne condamne pas la loi : nous l’avons, je crois, montré suffisamment hier à ceux qui nous ont suivi. Voici en effet ses paroles : « Que dirons-nous donc ? Que la loi est un péché ? Loin de là. Mais je n’ai connu le péché que par la loi ; car je ne connaîtrais point la concupiscence, si la loi ne disait Tu ne convoiteras pas. Or, prenant occasion du commandement, le péché a excité en moi toute concupiscence ; car le péché, sans la loi, est mort » ; il est endormi, ne se montre point. « Et moi je vivais autrefois sans la loi. Mais quand est venu le commandement, le péché a revécu. Et moi je suis mort, et il s’est trouvé que ce commandement qui devait me donner la vie (qu’y a-t-il en effet de plus propre à la donner que ces mots : « Tu ne convoiteras pas ?), m’a causé la mort. Ainsi le péché, prenant occasion du commandement, m’a séduit et par lui m’a tué ». Celui-ci menaçait la concupiscence, mais ne l’éteignait pas ; il la menaçait, mais sans la réprimer, faisant craindre le châtiment et non pas aimer la justice. « Ainsi donc, poursuit-il, la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon. Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort ? Loin de là ». Ce n’est pas la loi, mais le péché qui est la mort. Et à l’occasion du commandement que s’est-il produit ? Le péché, pour se montrer péché » ; car il était inconnu quand on le disait mort ; « « le péché a, parce qui est bon, opéré la mort, de sorte qu’ » à cause de la prévarication qui s’y ajoute, « le pécheur dépasse toute mesure puisqu’il pèche par le commandement même ». De fait, s’il n’y avait pas de commandement, la prévarication ne mettrait pas le comble au péché. L’Apôtre ne dit-il pas ailleurs expressément : « Il n’y a pas de prévarication, quand il n’y a pas de loi n ? »

Pourquoi maintenant, pourquoi douter encore que si la loi a été donnée, c’est afin d’apprendre à l’homme à se connaître ? L’homme s’ignorait quand Dieu ne lui interdisait pas le mal ; il n’a senti sa langueur qu’en entendant la proclamation de la défense. C’est alors qu’il s’est reconnu, plongé dans le mal. Mais où se fuir, puisqu’il se porte partout avec lui ? Que lui sert, hélas ! de se connaître, puisqu’il ne voit en lut que des plaies ?

2. Voici donc ; dans la lecture d’aujourd’hui, le langage d’un homme qui a appris à se connaître. « Nous savons, dit-il, que la loi est spirituelle ; et moi je suis charnel, vendu comme esclave au péché. Aussi j’ignore ce que je fais ; car le bien que je veux, je ne le fais pas, mais je fais le mal que je hais ».

La question qui s’agite ici avec beaucoup d’application est de savoir si c’est de l’Apôtre même qu’il s’agit ici, ou de quelqu’autre qu’il personnifierait en lui, comme il le faisait quand il disait ailleurs : « Au reste j’ai représenté cela en moi et dans Apollo, à cause de vous, afin de vous instruire o ». Mais si c’est l’Apôtre qui parle ici, et personne n’en doute, si c’est de lui et non pas d’un autre qu’il dit : « Je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais », à quoi nous arrêter, mes frères ? Serait-il vrai que tout en ne voulant pas commettre d’adultère, par exemple, l’apôtre Paul s’y laissait aller ? qu’il était avare sans vouloir être avare ? Qui d’entre nous oserait se charger d’un tel blasphème, avoir une telle idée de cet Apôtre ? Peut-être donc est-il ici question de quelque autre, de toi, de lui, de moi. Or, s’il en est ainsi, prêtons l’oreille à ce qu’il semble s’attribuer, pour nous amender sans nous irriter. Et si c’est de lui-même qu’il s’agit, car il est possible qu’il s’en agisse, ne comprenons pas ces mots : « Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais », dans ce sens qu’il voudrait être chaste, et serait adultère ; miséricordieux, et serait cruel ; pieux, et serait impie. Non, n’entendons pas ainsi ces mots : « Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais ».

3. Alors, que veut-il dire ? Je veux ne convoiter pas et je convoite. Que contient la loi ? Tu ne convoiteras pas ». L’homme a entendu cette défense, il a reconnu sa faute, il a déclaré la guerre au vice, mais il s’en est trouvé l’esclave. – Un homme, je le conçois, mais ce n’est pas l’Apôtre. – Que répondre, mes frères ? Que l’Apôtre ne ressentait dans sa chair aucune passion dont il n’aurait pas voulu, sains toutefois consentir à ses impressions, à ses suggestions, à ses entraînements, à ses ardeurs et à ses tentations ? Je le déclare devant votre charité : pour se persuader que l’Apôtre n’éprouvait absolument aucune de ces impressions maladives de concupiscence qu’il devait combattre, il faudrait être hardi. Je voudrais pourtant qu’il en fût ainsi ; car loin de porter envie aux Apôtres, nous devons les imiter. Cependant, mes chers amis, j’entends l’Apôtre avouer lui-même qu’il n’est point parvenu encore à toute la perfection de sainteté que la foi nous révèle dans les anges ; dans les anges dont nous espérons néanmoins devenir les égaux, si nous parvenons au terme de nos désirs. Le Seigneur nous promet-il autre chose pour le moment de la résurrection, quand il dit : « Les hommes, à la résurrection, ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris ; car ils ne mourront plus, mais ils seront égaux aux anges de Dieu p ? »

4. Pour toi, me dira-t-on, comment sais-tu que l’Apôtre Paul n’était point parvenu encore à la justice et à la perfection des anges ? – Ce n’est pas en outrageant cet apôtre, c’est en ne m’en rapportant qu’à lui-même, qu’à son témoignage, sans. m’inquiéter des soupçons ou des louanges immodérées dont il peut être l’objet. Parlez-nous donc de vous-même, ô saint Apôtre, et dans un passage où personne ne doute qu’il s’agisse de vous ; puisqu’il est des hommes qui prétendent qu’en écrivant : « Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais », vous personnifiiez en vous le travail, les défaillances, la défaite et l’esclavage de je ne sais quel autre que vous. Parlez-moi de vous, dans un passage où, de l’aveu de tous, il est bien question de vous.

« Mes frères, dit cet Apôtre, je ne crois pas que j’ai atteint le but ». Que faites-vous donc ? « Une chose : oubliant ce qui est en arrière et m’avançant vers ce qui est en avant, je tends au terme », je n’y suis pas parvenu ; je tends au terme, à la palme de la vocation céleste de Dieu dans le Christ Jésus q ». Il venait de dire aussi : « Non que déjà j’aie atteint jusque-là, ou que déjà je sois parfait r ».

Mais voici de nouvelles objections. L’Apôtre en parlant ainsi, dit-on, faisait entendre qu’il n’était point arrivé encore à l’immortalité, il n’exprimait point qu’il n’avait pas atteint la perfection de la justice. Il était dès lors aussi juste que les anges, mais il n’était pas immortel comme eux. Et il est bien sûr, bien sûr, soutiennent-ils, que telle était sa pensée. – Tu viens de nous dire : L’Apôtre était aussi juste que les anges, mais il n’était pas encore immortel comme eux. Ainsi donc il possédait la sainteté dans toute sa perfection, mais en courant après la palme céleste il cherchait l’immortalité glorieuse.

5. Faites-nous donc connaître, saint Apôtre, un autre passage plus clair encore où vous confessez vos faiblesses sans parler de vos aspirations à l’immortalité. – Ici encore j’entends des murmures, des objections, il me semble lire dans la pensée de plusieurs. Il est vrai, me dit-on, je sais le passage que tu vas citer ; l’Apôtre y avoue des faiblesses, mais ce sont les faiblesses de la chair et non de l’esprit, du corps et non de l’âme : or c’est dans l’âme et non dans le corps qu’habite la perfection de la justice. Qui ne sait effectivement que l’Apôtre avait un corps fragile, un corps mortel ? Ne dit-il pas lui-même : « Nous portons ce trésor dans des vases d’argile s ». Eh ! que t’importe ce vase d’argile ? Parle du trésor qu’il y portait. – Cherchons par conséquent s’il lui manquait quelque chose, et s’il pouvait ajouter encore à l’or divin de sa sainteté. Pour ne paraître pas lui manquer de respect, interrogeons-le lui-même.

« Et de peur, dit-il, que la grandeur de mes révélations ne m’élève ». Ici, sans aucun doute, tu reconnais l’Apôtre à la grandeur de ses révélations et à la crainte de tomber dans l’abîme de l’orgueil. Or pour savoir que ce même Apôtre, qui voulait sauver les autres, était encore en traitement lui-même ; pour savoir, dis-je, qu’il était encore en traitement, ne considère pas seulement les honneurs dont il était comblé ; apprends quel remède le médecin suprême lui faisait prendre contre l’enflure de l’orgueil ; apprends-le, non pas de moi, mais de lui. Entends son aveu, pour connaître sa doctrine. Écoute donc : « Et dans la crainte que la grandeur de mes révélations ne m’élève ». Mais quoi ! puis-je lui dire, vous avez peur de vous élever, ô saint Apôtre ? Il vous faut prendre garde encore à l’orgueil, le craindre encore ? Il faut, pour vous préserver de cette maladie, chercher encore quelque remède ?

6. Que me dis-tu là, reprend-il ? Sache donc qui je suis, et tremble au lieu de t’élever. Apprends avec quelles précautions doit marcher le petit agneau, quand le bélier est exposé à tant de périls. « De peur donc, poursuit-il, que la grandeur de mes révélations ne m’élève, il m’a été donné un aiguillon dans ma chair, un ange de Satan pour m’appliquer des soufflets ». – De quel orgueil n’était-il pas menacé pour avoir été astreint à un si violent remède ? Dis-nous maintenant encore que la justice était en lui aussi parfaite que dans les saints anges. Est-ce qu’au ciel les saints anges ressentent aussi cet aiguillon, cet ange de Satan leur appliquant des soufflets pour leur faire évider l’orgueil ? A Dieu ne plaise que nous concevions de tels soupçons sur les saints anges ! Nous sommes hommes ; reconnaissons que les saints apôtres étaient hommes aussi ; vaisseaux d’élection, sans doute, mais fragiles encore, voyageurs sur la terre sans être encore triomphateurs dans la patrie du ciel, De plus l’Apôtre ayant demandé par trois fois au Seigneur d’être délivré de cet aiguillon charnel, sans être exaucé selon ses désirs, parce que Dieu avait plutôt en vue sa guérison t, est-il étrange qu’il ait dit : « Nous savons que la loi est spirituelle ; mais moi je suis charnel ? »

7. Quoi ! cet Apôtre disait aux autres : « Vous qui êtes spirituels, instruisez les faibles en esprit de douceur », et il serait charnel lui-même ? Il traite les autres d’hommes spirituels, et il serait charnel encore ? – Cependant, que dit-il à ces spirituels ? Ils n’avaient pas atteint encore la perfection du ciel et des anges, ils ne goûtaient pas encore le tranquille repos de la patrie, mais éprouvaient toujours les sollicitudes et les anxiétés du voyage. que leur dit-il donc ? Oui, il les appelle spirituels : « Vous qui êtes spirituels, instruisez ces faibles avec l’esprit de douceur » ; mais il ajoute Prenant garde à toi, dans la crainte que toi aussi tu ne sois tenté u ». Ainsi pour ce chrétien même qu’il nomme spirituel, il redoute la faiblesse et la chute ; il craint que la tentation n’ait prise sur ce spirituel en agissant directement sur sa chair, sinon sur son esprit. Si cet homme est spirituel, c’est qu’il vit conformément à l’esprit ; mais son corps mortel le rend charnel encore, de sorte qu’il est à la fois spirituel et charnel. Spirituel : « J’obéis par l’esprit à la loi de Dieu ». Charnel : « Mais par la chair à la loi du péché ». Il est donc bien vrai qu’il est en même temps spirituel et charnel ? C’est chose incontestable pour tout le temps que dure sa vie sur cette terre.

8. Ne t’étonne pas de ceci, toi, qui que tu sois, qui consens et te laisses aller aux convoitises charnelles, qui peut-être les crois innocentes et destinées à assouvir ta passion pour les plaisirs, ou qui tout en les condamnant, t’y abandonnes en esclave et suis leurs inspirations honteuses ; tu es entièrement charnel. Oui, qui que tu sois, tu es charnel, charnel tout entier. Pour toi qui malgré cette défense de la loi : « Tu ne convoiteras pas v », ressens des impressions de convoitise, sans pourtant violer cette autre défense de la loi : « Ne te livre pas à tes passions w » ; si d’une part tu es charnel, tu es spirituel d’autre part. Car il est bien différent de ressentir la convoitise ou de s’y laisser aller. Pour ne la point ressentir, il faut être parvenu à la perfection suprême, et pour ne s’y pas laisser aller, il faut combattre, lutter, souffrir.

Mais comment désespérer de la victoire quand on combat avec ardeur ? Or, quand la remportera-t-on ? Quand la mort sera anéantie dans son triomphe. Alors en effet se feront entendre les chants des vainqueurs et non les cris laborieux des combattants. Et quels seront ces chants, au moment où ce corps aura revêtu, corruptible, l’incorruptibilité, et mortel, l’immortalité ? Voici le vainqueur, écoute ses chants d’allégresse, prête l’oreille à ses acclamations triomphales. « Alors s’accomplira cette parole de l’Écriture : La mort est anéantie dans sa victoire. O mort, où est ton ardeur ? O mort, où est ton aiguillon x ? » – Où est-il ? » Il était, mais il n’est plus.

« O mort, où est ton ardeur ? » La voici pour le moment : « Je ne fais pas ce que je veux ». La voici encore : « Nous savons que la loi est spirituelle ; pour moi je suis charnel ». Or, si c’est de lui-même que parle l’Apôtre ; si c’est de lui-même, je le suppose et ne l’affirme pas ; si donc il dit de lui-même : « Nous savons que la loi est spirituelle, pour moi je suis charnel » ; ce qui indique que par le corps il est charnel et spirituel par l’esprit : quand sera-t-il spirituel tout entier ? Lorsque « semé corps animal, ce corps ressuscitera spirituel y ». Maintenant donc que la mort travaille avec ardeur, « je ne fais pas ce que je veux » ; je suis en partie spirituel et charnel en partie, spirituel dans la meilleure moitié de moi-même, et charnel dans la moitié inférieure. Je suis dans la mêlée encore, je n’ai pas vaincu, et c’est beaucoup pour moi de ne pas être défait. « Je ne fais pas ce que je veux, je « fais ce que je hais ». Que fais-tu ? Je convoite. Sans doute, je ne consens pas à la convoitise, je ne m’abandonne pas à mes passions ; je convoite néanmoins encore, et cette partie qui convoite tient de moi aussi.

9. Car je ne suis pas un autre dans mon esprit et un autre dans ma chair. Que suis-je donc ? « C’est partout moi », moi dans ma chair et moi dans mon esprit. Je ne suis pas deux natures contraires, mais un seul homme composé de deux natures, car Dieu qui m’a fait homme est un aussi. « Ainsi donc c’est moi », c’est bien moi « qui obéis par l’esprit à la loi de Dieu, et à la loi du péché par la chair ». Mon âme n’acquiesce pas à la loi du péché, je voudrais même qu’elle ne se fît point sentir dans mes organes. Mais comme mon vouloir ne s’accomplit pas, il s’ensuit que « je ne fais pas ce que je veux » ; « je convoite » malgré moi ; et que « je fais ce que je hais ». Qu’est-ce que je hais ? La concupiscence. Oui, je hais la concupiscence, et nonobstant elle est dans ma chair, tout en n’étant pas dans mon esprit. Ainsi je fais ce que je hais ».

10. « Or, si je fais ce que je ne veux pas, « j’acquiesce à la loi comme étant bonne ». Que signifie : « Si j’étais ce que je ne veux pas, j’acquiesce à la loi comme étant bonne ? » Sans doute, tu acquiescerais à la loi, si tu faisais ce qu’elle veut : tu fais ce qu’elle défend, et tu y acquiesces encore ? – Il est bien vrai, « si je fais ce que je ne veux pas, j’acquiesce à la loi comme étant bonne ». – De quelle manière ? – La loi dit : « Tu ne convoiteras pas ».

Et moi, que voudrais-je ? Ne convoiter pas. Je veux donc ce que veut la loi et « j’acquiesce à la loi comme étant bonne ». Si la loi disait : « Tu ne convoiteras pas », et que je voulusse convoiter, je n’y acquiescerais pas et cette dépravation de ma volonté me mettrait en guerre avec elle. Y acquiescerais-je, si je voulais convoiter quand elle dit : « Tu ne convoiteras pas ? » Maintenant au contraire ? Que dis-tu, ô loi ? – « Tu ne convoiteras pas ». – Je ne veux pas non plus convoiter, non, je ne veux pas. Je ne veux point ce que tu ne veux pas ; ainsi je suis bien d’accord avec toi. Ma faiblesse, sans doute, n’accomplit pas toujours la loi ; mais ma volonté la bénit. Voilà pourquoi, tout en ne faisant pas ce que je veux », je suis d’accord avec elle ; d’accord en ne voulant pas ce qu’elle ne veut pas, et non pas en faisant ce que je ne veux point. Je le fais, en convoitant, sans toutefois consentir à la convoitise.

Ainsi pour pécher et donner le mauvais exemple, nul ne doit s’autoriser de l’exemple de l’Apôtre. « Je ne fais pas ce que je veux ». Que dit en effet la loi ? « Tu ne convoiteras pas ». Je ne veux donc pas convoiter ; et pourtant je convoite, tout en ne consentant pas à ma convoitise, tout en ne m’y livrant pas. J’y résiste effectivement, j’en détourne mon esprit, je lui refuse des armes, je veille sur mes sens. Hélas ! néanmoins, il se fait en moi ce que je ne veux pas. Ce que la loi ne veut pas, je ne le veux pas avec elle ; je refuse ce qu’elle refuse, ainsi nous sommes d’accord.

11. Il est vrai, je suis en même temps dans ma chair et dans mon esprit ; mais je suis plus moi dans mon esprit que dans ma chair ; car je suis dans mon esprit comme dans la partie qui commande, attendu que le corps est gouverné par l’esprit, et il y a plus de moi dans ce qui commande que dans ce qui est commandé en moi. Or, puisqu’il y a plus de moi dans mon esprit, je puis dire : « Maintenant donc, ce n’est plus moi qui fais cela ». – « Maintenant », c’est-à-dire, « maintenant que je suis affranchi », après avoir été vendu en esclave au péché, maintenant que j’ai reçu du Sauveur la grâce de me complaire dans la loi de Dieu, « ce n’est plus moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi ; car je sais que le bien n’habite pas en moi ». En moi, encore une fois ; dans quelle partie de moi-même ?

« En moi, c’est-à-dire dans ma chair ; car en moi-même réside le vouloir ». « Je sais », dis-tu. Que sais-tu ? « Que le bien n’habite pas en moi, autrement dans ma chair ». Tu viens de dire pourtant Je ne sais ce que je fais ». Si tu ne sais, comment sais-tu ? Tu dis : « Je ne sais » ; et puis : « Je sais » : à mon tour, je ne sais ce que je dois croire. Serait-ce ceci ? Dans cette phrase : « Je ne sais ce que je fais », je ne sais signifierait je n’approuve pas, je n’agrée pas, il ne me plaît pas, je ne consens pas, je n’applaudis pas. C’est ainsi qu’au Christ ne seront pas inconnus sans doute ceux à qui il dira : « Je ne vous connais point z ». Oui, c’est dans ce sens que je comprends ces mots : « Je ne sais ce que je fais ». Je ne fais pas en effet ce que je ne sais pas. « Or, ce n’est pas moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi ». C’est ce qui me fait dire que je ne fais pas ; comme il est dit du Seigneur qu’il ne connaissait pas le péché aa ». Comment, il ne le connaissait pas ? » Ne connaissait-il pas ce qu’il condamnait ? Ne connaissait-il pas ce qu’il châtiait ? Mais s’il ne l’avait pas connu, le châtiment n’eût-il pas été injuste ? Le châtiment étant juste, il connaissait donc le péché, et s’il est dit qu’il ne le connaissait pas, c’est pour indiquer qu’il ne le commettait pas. « Ainsi je ne sais ce que je fais ; car je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. Or, si je fais ce que je hais, j’acquiesce à la loi comme étant bonne. Maintenant donc », que j’ai reçu la grâce, « ce n’est pas moi qui fais cela ». Mon âme est libre et ma chair est esclave. « Ce n’est pas moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi. Car je sais qu’en moi, c’est-à-dire dans ma chair, le bien ne réside pas ».

12. « En effet, le vouloir est en moi, mais je n’y trouve pas à accomplir le bien ». Je puis le vouloir, je ne puis l’accomplir. Il n’est pas dit : Je ne puis pas le faire, mais l’accomplir. Tu ne saurais dire, hélas ! que tu ne fais rien. La convoitise s’élève et tu la réprimes. Voici les charmes d’une femme étrangère, tu n’y cèdes pas, tu détournes l’esprit, tu rentres dans le sanctuaire de ton âme. Voici encore de bruyants attraits, tu les condamnes, tu préfères la pureté de ta conscience. Non, dis-tu, je n’y consens pas. – Mais comme c’est délicieux. – Je n’en veux point, j’ai d’autres plaisirs ; je me complais selon l’homme intérieur dans la loi de Dieu ». Pourquoi tant faire avec ce corps ? Pourquoi me prôner si haut ces plaisirs insensés, passagers, éphémères, vains, nuisibles, et me les vanter avec une si creuse faconde ? Les impies m’ont parlé de leurs délices ». Comme eux la convoitise fait miroiter ses jouissances devant moi, « mais ce n’est pas comme votre loi, Seigneur ab. – Car je me complais dans la loi de Dieu », non par ma vertu, mais par la grâce divine. O convoitise, agite-toi dans mon corps, tu ne t’assujettis pas pour cela mon esprit. « Je me confierai en Dieu, je ne craindrai pas les tentatives de la chair ac ». En vain la chair fait bruit quand je ne donne pas mon consentement, le consentement de ma volonté. « Je me confierai en Dieu ; je ne redouterai point les assauts de la chair » ; de la mienne comme de celle d’autrui. Or, n’est-ce rien faire que de faire tout cela ? C’est faire beaucoup, c’est faire énormément, mais ce n’est pas accomplir. Qu’est-ce que accomplir ? C’est être en état de dire : « O mort, où est ton ardeur ? »

Voilà donc le sens de ces mots : « Le vouloir réside en moi, mais je n’y trouve pas à accomplir le bien ».

13. « Effectivement, je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas ». Il répète : « Or, si je fais le mal que je ne veux pas », en ressentant la convoitise, « ce n’est plus moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi. J’approuve donc la loi, quand je veux faire le bien ». Je la trouve bonne ; oui, elle est quelque chose de bien. Comment l’approuve-je ? En voulant l’accomplir. « J’approuve donc la loi, quand je veux faire le bien ; car le mal réside en moi ». Ici encore :

en moi, car ma chair ne m’est pas étrangère ; elle n’est ni d’une autre personne, ni d’un autre principe, mon âme venant de Dieu, et mon corps de la race ténébreuse. Assurément non. La maladie est contraire à la santé. Je suis l’homme laissé sur le chemin à demi-mort ad ; on me traite encore, on travaille à guérir toutes mes langueurs ae.

Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. Or, si je ne fais pas ce que je veux, j’approuve la loi quand je veux faire le bien et que le mal réside en moi ». Quel mal ?

14. « Je me complais dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m’assujettit à cette loi du péché, laquelle est dans mes membres ». Il est donc captif, mais dans sa chair ; captif, mais dans une partie seulement de lui-même ; car son âme résiste au mal et s’attache à la loi de Dieu. Tel est bien le sens que nous devons donner à ces mots, si nous les entendons de l’Apôtre même. D’où il suit que si la volonté ne consent ni aux tentations, ni aux inspirations, ni aux caresses du péché ; si elle préfère à ces jouissances les jouissances qu’elle goûte intérieurement et avec qui les premières n’ont rien de comparable ; si elle n’y consent pas, il y a en nous de la vie et de la mort ; la mort travaille, mais l’esprit vit et résiste. La mort même n’est-elle pas en toi ? Est-ce que cette partie morte ne fait point partie de toi-même ? Tu as donc à lutter encore. Et qu’as-tu à espérer ?

15. « Misérable homme que je suis ! » Oui, misérable dans mon corps, sinon dans mon esprit, car je suis également et dans l’un et dans l’autre, nul ne haïssant jamais sa chair af. « Misérable homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? » Que signifie ce langage, mes frères ? L’Apôtre semble vouloir n’avoir plus de corps. Mais pourquoi cet empressement ? Si tu n’aspires qu’à être séparé de ton corps, la mort viendra, et ton dernier jour t’éloignera de ton corps sans aucun doute. Est-il si nécessaire de gémir ? Pourquoi donc dire. « Qui me délivrera? » Un mortel, un mourant peut-il parler ainsi ? Oui, ton âme se séparera enfin du corps : la vie étant courte, cette séparation n’est pas éloignées l’époque même en est incertaine, à cause des accidents qui surviennent chaque jour. Ainsi qu’on hâte ou qu’on ralentisse le pas, toute vie humaine est de courte durée. Est-il donc besoin de gémir et de t’écrier : « Qui me délivrera du corps de cette mort ? »

16. Il ajoute : « C’est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur » : Ainsi les païens, qui n’ont pas la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, seront exempts de la mort ? Jamais, pas même au dernier jour, ils ne quitteront leur corps ? – Ils ne seront pas ce jour-là affranchis du corps de cette mort ? Pourquoi donc attribuer, comme une si grande faveur, à la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, d’être délivré du corps de cette mort ? – Si nous avons bien saisi le sens de l’Apôtre, ou plutôt, comme il est sûr que nous l’avons bien saisi, avec l’aide du Seigneur, voici ce que te répond l’Apôtre : Je sais ce que je dis. Tu prétends que les païens seront délivrés du corps de cette mort, parce que viendra pour eux le dernier jour de la vie et qu’il les en séparera. Mais viendra également le jour « où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront aussi la voix » du Christ, « et où tous ceux qui ont fait le bien sortiront pour ressusciter à la vie » : ils seront ainsi délivrés du corps de cette mort ; alors aussi « ceux qui ont fait le mal sortiront pour ressusciter à leur condamnation ». Les voilà donc rentrés dans le corps de cette mort ; ce corps sera rendu à l’impie pour ne le plus quitter ; et ce sera, non pas l’éternelle vie, mais l’éternelle mort ou la peine éternelle.

17. Pour toi donc, chrétien, prie de toutes tes forces, écrie-toi : « Misérable homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? » On te répondra : Ton salut viendra, non de toi, mais de ton Seigneur, du gage divin que tu as reçu. Espère que tu posséderas avec le Christ le règne même du Christ ; n’as-tu pas son sang pour gage ? Dis donc, dis toujours : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? » afin qu’on te réponde : « La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». L’affranchissement du corps de cette mort ne consistera pas à ne l’avoir plus : tu l’auras, mais il ne sera plus de cette mort. Ce sera donc lui et ce ne sera plus lui. Ce sera lui, attendu que ce sera la même chair ; et ce ne sera plus lui, parce qu’il ne sera plus mortel. Oui cet affranchissement consistera en ce que ce corps mortel revêtira l’immortalité, en ce que corruptible, il revêtira l’incorruptibilité. De qui et par qui lui viendra cette transformation ? « De la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ».

Ainsi par un homme est venue la mort, « et par un homme la résurrection des morts. « Et comme tous meurent en Adam » ; c’est le motif de nos larmes : « comme tous meurent en Adam » ; c’est le sujet de nos gémissements, c’est la cause de nos luttes contre la mort ; c’est le principe de ce corps de mort ; tous aussi revivront dans le Christ ag ». Tu revivras en te réunissant à ton corps devenu immortel, et tu pourras dire alors : « O mort, où est ton ardeur ? » Tu seras donc affranchi du corps de cette mort, non pas grâce à toi, mais « grâce à Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». Tournons-nous avec un cœur pur, etc.

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