‏ 1 Corinthians 1

PRÉFACE POUR LES HOMÉLIES DE SAINT JEAN CHRYSOSTOME SUR LES DEUX ÉPÎTRES AUX CORINTHIENS

§ I.

– 1° Du mérite de ces Homélies. – 2° Du prologue de ces mêmes Homélies. – 3° Quelques savants ne veulent pas qu’il soit de saint Chrysostome.

1° Parmi les œuvres de saint Chrysostome les plus estimées et les meilleures, on compte les homélies sur les deux épîtres aux Corinthiens. Ces homélies sont au premier rang pour l’élégance de la forme aussi bien que pour l’importance de la matière. On peut le dire surtout des homélies sur la première épître, que l’on préfère généralement aux homélies sur, la seconde épître, à cause du style qui en est plus figuré et plus soigné. On remarque en effet dans les premières une diction plus abondante, un grand nombre de mots piquants et de détails intéressants. Il serait difficile de trouver rien qui soit travaillé avec plus de soin que ces homélies : c’est au point que plus d’un parmi les lecteurs modernes trouvera que l’auteur va trop loin en ce genre et qu’il excède les justes bornes. Mais en cela le saint Docteur n’a fait que remplir le premier et principal devoir d’un orateur qui est de connaître à fond le goût et l’esprit de son auditoire, pour s’y conformer rigoureusement. Il ne se trompait pas puisqu’il plaisait, et il plaisait tellement, qu’il était souvent interrompu soit par des frémissements approbateurs, soit même par des applaudissements bruyants qui éclataient malgré tous les efforts du prédicateur pour empêcher ces sortes de manifestations. Les controverses fréquentes et les luttes pour ainsi dire corps à corps avec les philosophes profanes, avec les adorateurs des faux dieux, avec certains hérétiques, des détails concernant les mœurs du siècle, viennent encore ajouter un nouvel intérêt à ces homélies sur la première épître.

2° Ces homélies sont précédées d’une préface que nul ne ferait difficulté d’attribuer à saint Chrysostome, si l’on n’y lisait le passage suivant : « Paul a beaucoup souffert dans cette ville ; le Christ s’y montra à lui et lui dit : Ne te tais point, mais parle : parce qu’un peuple nombreux m’appartient dans cette ville. Et il y demeura deux ans. C’est là que le démon maltraita les exorcistes juifs, là que certaines personnes touchées de repentir brûlèrent des livres de magie, et il y en eut pour cinquante mille deniers de brûlés ; là enfin que Paul fut battu en présence de Gallion, le proconsul, siégeant sur son tribunal ».

3° il y a tant de grosses erreurs dans ce passage, qu’il est difficile de croire qu’un homme aussi versé dans les saintes Écritures que l’était saint Chrysostome, en soit l’auteur. Est-ce l’un des hommes qui a le mieux possédé la sainte Écriture ? est-ce surtout le commentateur des Actes, l’homme qui avait si bien étudié toutes les démarches comme toutes les paroles de l’apôtre saint Paul ? est-ce bien celui – là qui a pu transposer d’Éphèse à Corinthe deux faits aussi importants que celui du démon maltraitant les fils du juif Scéva qui tentaient de l’exorciser, et que celui des livres de magie brûlés en si grande quantité ? C’est là, encore une fois, quelque chose qu’on a de la peine à croire. Ce n’est pas non plus Paul, mais Sosthène qui fut battu. Il est bien vrai que l’on rencontre quelques lapsus memoriae dans saint Chrysostome ; il cite quelquefois un livre de l’Écriture pour un autre ; mais celui-ci serait bien fort. Toutefois, si l’on retranche cet endroit, le reste de la pièce est si bien fait, si bien tourné, qu’il me semble y reconnaître saint Chrysostome ; et ce qui m’empêche surtout d’adopter pleinement l’avis des hommes doctes qui nient l’authenticité de cette préface, c’est qu’elle se termine de telle manière que l’auteur de la première homélie semble prendre de là son point de départ comme s’il reprenait le fil de son discours. Pour preuve que la mémoire fait quelquefois défaut à saint Chrysostome, voyez le commentaire sur l’épître aux Galates, chap. 1,1, où le saint Docteur met Milésiens au lieu d’Éphésiens.

§ II.

– 1° Que les Homélies sur la première Épître aux Corinthiens furent prononcées à Antioche, selon le témoignage de saint Chrysostome lui-même. – 2° Qu’elles contiennent beaucoup de choses d’un grand intérêt touchant les philosophes profanes : – 3° Touchant les hérétiques Manichéens et Marcionites. – 4° Rite ridicule des Marcionites. – 5° Que les mœurs des chrétiens d’Antioche y sont censurées avec énergie. – 6° Diverses autres observations.

1° C’est dans la vingtième homélie que saint Chrysostome nous apprend qu’il prêchait à Antioche, et voici à quelle occasion : Il y avait dans cette ville beaucoup de riches avares, très peu portés à la pratique de l’aumône ; ils ne savaient que repousser durement, sans leur donner même une obole, les pauvres qui se présentaient sur leur passage. De leur côté, les pauvres usaient des moyens les plus barbares pour émouvoir la pitié ; les uns crevaient les yeux à leurs enfants ; les autres, pour attirer l’attention de la foule, mangeaient des cuirs de vieux souliers ; ceux-ci se plantaient des clous dans la tête, ceux-là demeuraient assis jusqu’au ventre dans de l’eau glacée ; d’autres avaient recours à des moyens encore plus singuliers et plus douloureux. La vue de ces horreurs émouvait ces citoyens opulents qui donnaient alors l’argent à pleines mains à ceux dont ils venaient de repousser les prières. Pour flétrir une pareille conduite, comme c’était son devoir, le saint Docteur ne trouve pas de termes assez forts ; et afin de les corriger par un exemple, il leur rappelle en la mémoire ces anciens habitants d’Antioche qui florissaient dans les temps apostoliques, qui furent les premiers appelés chrétiens, et qui prodiguaient si généreusement leurs biens pour subvenir aux besoins des pauvres et des églises. Mais parce que ces riches avaient coutume de renvoyer les indigents et les mendiants à l’église d’Antioche, qui jouissait de gros revenus, le savant Docteur leur répond que l’aumône faite par l’Église ne leur conférera aucun mérite s’ils ne donnent eux-mêmes largement pour le soulagement des pauvres. Saint Chrysostome nous dit dans une autre homélie que l’église d’Antioche pouvait, avec son seul revenu, pourvoir à l’entretien journalier de trois mille veuves et vierges. Il est donc constant, par le témoignage de saint Chrysostome lui-même, que ces Homélies furent prononcées à Antioche.

2° Les paroles de l’apôtre fournissent à l’orateur l’occasion de sorties fréquentes contre les philosophes profanes, contre les adorateurs des idoles. Il rapporte (troisième homélie) une dispute d’un platonicien avec un chrétien, dans laquelle un raisonne de part et d’autre avec tant d’irréflexion, que les deux adversaires en viennent jusqu’à parler contre leur propre cause et à plaider le contre-pied sans s’en apercevoir. Il n’est pas rare qu’il attaque Platon : il l’accuse d’avoir honoré des lieux auxquels il ne croyait pas (Hom 29) ; il parle de son voyage en Sicile (Hom. 4) ; il dit que ce philosophe se fatigua longtemps autour du point de la ligne et des angles. Il cite des vers d’un poète inconnu, et raconte une histoire honteuse de la Pythie (Hom 29). Il cite l’exemple de Socrate qui supportait sans se plaindre l’humeur fâcheuse et satirique de sa femme. À ce trait, les auditeurs ayant poussé de bruyants éclats de rire, l’orateur les réprimanda par ces paroles : « Vous riez aux éclats, et moi je gémis profondément lorsque je vois des païens se montrer plus sages que nous, à qui notre loi commande d’imiter les anges ; que dis-je de chercher à ressembler à Dieu lui-même par la mansuétude et la patience (Hom 27) ». il parle aussi des athées Diagoras et Théodore (Hom. 4). Il dit çà et là quelques mots de Pythagore (Hom. 7). Il dit que c’était par vanité que Diogène, le cynique, habitait dans un tonneau et étalait à tous les yeux les haillons dont il était couvert (Hom 35). Il critique de même divers autres philosophes grecs.

3° Il combat souvent le : manichéisme (Hom 7, 28, 29) ; hérésie dont le venin était répandu par tout l’Orient. Le saint Docteur parle encore au commencement de l’homélie quarante-et-unième de certains hérétiques qui soutenaient que nous ressusciterions avec un autre corps que celui avec lequel nous vivons sur cette terre. Je crois que ces hérétiques n’étaient autres que les manichéens. En effet, comme les manichéens attribuaient au démon la création de notre corps, et qu’ils le considéraient comme essentiellement mauvais, l’opinion que nous ressusciterions avec un autre corps, devait nécessairement être la leur. Cette opinion, saint Chrysostome la rappelle encore dans la dixième homélie sur la seconde aux Corinthiens.

4° Ce sont encore les marcionites qui sont en butte à ses attaques, particulièrement lorsqu’il en vient à ce passage difficile à expliquer : « Autrement, que feront ceux qui sont baptisés pour les morts ? « (1Co 15,29) Voulez-vous », dit-il, « que je vous rapporte comment les malheureux qui sont infectés du venin de l’hérétique Marcion, abusent de cette parole ? Je n’ignore pas que je vais vous exciter à rire : je parlerai néanmoins afin de mieux vous détourner de cette peste. Lorsqu’un catéchumène meurt parmi eux, ils font cacher sous le lit du mort un homme vivant, puis s’approchant du mort, ils lui adressent la parole, et lui demandent s’il veut recevoir le baptême. Le mort, bien a entendu, ne répond pas, mais la personne qui est cachée sous le lit répond pour lui et dit qu’il veut être baptisé ; et alors on le baptise au lieu de celui qui est mort. Voilà quelle espèce de comédie ils jouent ; tel est l’empire que le diable exerce dans l’esprit des ignorants. Et lorsqu’on leur reproche cette absurde et criminelle pratique, ils répondent en citant cette parole de l’apôtre : ceux qui sont baptisés pour les morts ». Saint Chrysostome combat aussi les pneumatomaques, qui niaient la divinité du Saint-Esprit, dans l’homélie vingt-neuvième. Mais il n’insiste pas beaucoup sur ce sujet.

5° La correction des mœurs occupe aussi une large place dans ces homélies. Les mœurs, à Antioche, étaient fort dissolues ; le paganisme chassé des doctrines s’était retranché dans les mœurs et dans les coutumes. Ainsi, la célébration des mariages se faisait au milieu d’un grand vacarme de cymbales, de fêtes, de danses, de chansons et de quolibets obscènes, en un mot d’un grand déploiement de pompes diaboliques. À la tombée de la nuit, la nouvelle mariée était conduite sur la place, au milieu d’une troupe de vauriens et d’hommes perdus de vices qui vomissaient toutes sortes de propos déshonnêtes entendus des jeunes filles qui faisaient partie de l’escorte. On croyait tout permis ces jours-là. Si, plus tard, d’un tel mariage il naissait un enfant, il donnait lieu à, une multitude de pratiques superstitieuses. Par exemple, on allumait plusieurs lampes auxquelles on appliquait des noms, et l’on donnait ensuite à l’enfant le nom de celle dont la lumière avait duré le plus longtemps. On lui faisait porter en guise d’amulettes, des sistres et un fil de pourpre. Il y avait encore beaucoup d’autres superstitions à propos des naissances, et surtout des décès et des funérailles où l’on voyait des troupes de pleureuses comme chez les anciens païens.

6° Dans l’homélie dix-neuvième, saint Chrysostome, après avoir parlé de la virginité assez au long, renvoie encore à son livre de la Virginité. Dans l’homélie vingt-quatrième, il s’exprime si nettement, si clairement au sujet de la présence de Jésus-Christ dans l’Eucharistie, il l’affirme si énergiquement et tant de fois, qu’à moins d’être aveuglé par une opinion préconçue sur cette matière, il est impossible de ne pas reconnaître que telle était la croyance de l’Église dans ce siècle. Dans l’homélie quarante-troisième, il dit que nul chrétien ne se mettait en prière avant de s’être lavé les mains, préparation extérieure qui était le signe de la préparation intérieure que demande la prière.

§ III.

– Des homélies sur la seconde aux Corinthiens.

Ces homélies n’ont pas été travaillées avec le même soin que les homélies sur la première. Le style en est moins abondant, moins ample ; le ton en est plus calme et se trouve du reste en rapport avec celui de cette seconde épître, beaucoup moins véhémente que la première. En sorte que dans l’un comme dans l’autre cas l’apôtre a, pour ainsi dire, donné le ton à son commentateur. Savile penchait à croire que les homélies sur la seconde épître auraient été prononcées à Constantinople, mais il est réfuté par Montfaucon, qui, d’accord avec Tillemont, se déclare pour Antioche.

L’orateur poursuit encore ici les Marcionites (Hom. 8) qui reconnaissaient la justice, mais non la bonté du Créateur, et les Manichéens, impies qui attribuaient la création de cet univers au démon. Il attaque encore d’autres hérétiques qui disaient que le monde était Dieu.

Entre autres choses dignes de remarque, saint Chrysostome applique à saint Barnabé ces paroles de saint Paul : cujus laus est in Evangelio, opinion contraire au sentiment le plus commun qui les applique à saint Luc. Il rapporte aussi (Hom 26) qu’Alexandre-le-Grand fut déclaré par le sénat romain le treizième grand dieu, ce que dit Montfaucon, je ne me souviens pas d’avoir lu nulle part ailleurs. Il mentionne un rite singulier et d’un usage fréquent, c’est que ceux qui entraient dans l’église baisaient le vestibule de l’église.

ARGUMENT DE LA PREMIÈRE ÉPÎTRE AUX CORINTHIENS

M. JEANNIN

Corinthe, qui est aujourd’hui la première ville de la Grèce, était déjà, dans les temps antiques, comblée de tous les avantages qui font l’agrément de la vie ; elle avait surtout plus de richesses qu’aucune autre cité : aussi un auteur profane lui a-t-il donné l’épithète d’άφνειὸν, c’est-à-dire riche
Άφνειὸν τε Κόρινθον, dit Homère, Iliade, B, v. 570. Et après lui Thucydide, 1,13, remarque que Corinthe dut ce nom à son opulence. Ce passage d’Homère est cité par Strabon, liv. VIII.
. Elle est située sur l’isthme du Péloponèse, position qui lui assura toujours une grande prospérité commerciale. Cette ville était aussi remplie de rhéteurs et de philosophes, et l’un des sept sages en était citoyen
Périandre.
. Je ne dis point ces choses par ostentation, ni pour faire montre d’érudition (que sert-il de savoir ces choses ?) ; je les dis parce qu’elles se rapportent à mon sujet. Paul souffrit beaucoup dans cette ville ; Jésus-Christ s’y montra à lui, et lui dit « Ne te tais point, mais parle, parce qu’un peuple nombreux m’appartient dans cette ville ». (Act 18,9-10) L’apôtre y demeura deux ans. C’est là qu’un démon maltraita les exorcistes juifs ; c’est là que furent brûlés ces livres de magie, en si grand nombre qu’on en évalua le prix à cinquante mille deniers. C’est là que Paul fut frappé devant le tribunal du proconsul Gallion
Voir la préface.
.

Lorsque le démon vit que la vérité pénétrait dans cette grande et populeuse cité, dans cette ville également célèbre et par son opulence et par sa sagesse, et qui était la capitale de la Grèce, depuis que la puissance de Sparte et d’Athènes était tombée, dès que le démon, dis-je, vit que les Corinthiens recevaient la parole de Dieu avec un grand empressement, que fit-il ? Il divisa les esprits. Il n’ignorait pas qu’un royaume, même le plus fort, ne peut se soutenir s’il est divisé contre lui-même. Il avait pour l’aider dans ce piège qu’il s’agissait pour lui de dresser, l’opulence et la sagesse mondaine des habitants. Ceux-ci se divisèrent donc en factions, et quelques individus, s’érigeant eux-mêmes comme chefs, se mirent à la tête de la multitude. Les uns se rangeaient derrière celui-ci, les autres derrière celui-là ; la fortune donnait des disciples à l’un, le savoir en donnait à l’autre. Les nouveaux docteurs se vantaient même à leurs adeptes d’avoir à leur enseigner quelque chose de plus que l’Apôtre. C’est à cette prétention que l’Apôtre fait allusion, lorsqu’il dit : « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels ». (1Co 3,1) Évidemment, si l’enseignement n’a pas été plus complet, c’est la faute de la faiblesse des Corinthiens et non de l’impuissance de Paul ; c’est ce qu’il veut donner à entendre par cette parole : « Vous vous êtes enrichis sans nous ». (1Co 4,8)

Ce n’était pas peu de chose que de déchirer l’Église ; rien ne pouvait être plus funeste. Ce n’était pas tout, un autre crime se commettait encore en cette ville : quelqu’un d’entre les frères entretenait un commerce criminel avec sa belle-mère, et, loin d’en être humilié par la réprobation universelle, il faisait secte et savait inspirer à ses adeptes des sentiments d’orgueil. C’est ce qui fait dire à l’apôtre : « Et vous êtes encore enflés d’orgueil, et vous n’avez pas au contraire été dans les pleurs ». (1Co 5,2)

Quelques-uns, et c’étaient les moins mauvais, se laissaient entraîner par la gourmandise, jusqu’à manger des viandes offertes aux idoles, allaient s’attabler dans les temples des faux dieux, et perdaient tout. D’autres avaient entre eux des contestations et des querelles d’argent qu’ils portaient devant les tribunaux du dehors. Il y en avait aussi qui se promenaient pour se faire admirer parmi eux avec de longues chevelures : saint Paul veut qu’ils coupent cette parure qui ne convient qu’aux femmes.

Un autre abus grave existait : dans les églises, les riches mangeaient à part et ne partageaient point avec les pauvres. Les chrétiens de Corinthe avaient aussi le tort de tirer vanité des grâces qu’ils recevaient du Saint-Esprit ; il en résultait des jalousies très pernicieuses à la concorde de l’Église.

La doctrine touchant la résurrection était parmi eux assez chancelante. Quelques-uns ne croyaient que très faiblement à la résurrection des corps, n’étant pas complètement affranchis de la folie hellénique. La philosophie grecque produisait cette incrédulité ainsi que tous les autres maux. Les sectes entre lesquelles ils se partageaient, étaient elles-mêmes un emprunt fait à la philosophie. Car les philosophes étaient continuellement opposés, les uns aux autres ; chacun d’eux, par un vain désir de réputation et de domination, combattait les opinions des autres, et s’efforçait d’ajouter quelque chose aux découvertes antérieures.

Tels étaient aussi les chrétiens de Corinthe, parce qu’ils voulaient tout décider par la raison. Ils écrivirent à l’apôtre par l’intermédiaire de Fortrinat, de Stephanas et d’Achaïque, et ce fut aussi par le ministère de ceux-ci que Paul leur adressa son épître. Il le dit expressément à la fin de cette épître, à propos de la question du mariage et de la virginité sur laquelle il avait été consulté par eux : « Quant aux choses dont vous m’avez écrit… » (1Co 7,1). Pour lui il ne traite pas seulement dans sa lettre les sujets sur lesquels on lui avait écrit) mais d’autres encore qui concernaient leurs défauts dont il était parfaitement instruit.

Il charge Timothée de porter son épître, parce qu’il sait bien que quelque poids que sa lettre aurait, la présence de son disciple ne laisserait pas que d’y ajouter un appoint considérable. Comme ceux qui divisaient l’Église avaient honte de passer pour des gens que l’ambition faisait agir, ils imaginaient divers prétextes pour cacher la passion qui les travaillait ; ainsi ils prétendaient que leur enseignement était plus parfait, et leur sagesse plus relevée que celle des autres. C’est contre cette présomption que Paul s’élève tout d’abord ; il la regarde comme la racine d’où sortent les maux et les divisions qu’il veut détruire, et il use d’une très grande franchise. Les Corinthiens étaient ses disciples plus que tous les autres ; aussi leur dit-il : « Si je ne suis pas l’apôtre des autres, je suis du moins le vôtre ; vous êtes le sceau de mon apostolat ». (1Co 9,2) Cependant ils étaient plus faibles que les autres. C’est pourquoi il dit : « Je ne vous ai pas parlé comme à des hommes spirituels… je ne vous ai nourris que de lait et non de viandes solides, parce que vous n’en étiez pas alors capables ; et à présent même vous ne l’êtes pas encore ». (1Co 3,1, 2) Il ajoutait ces derniers mots pour qu’ils ne crussent pas que le reproche ne concernait que le passé. Au reste, il est vraisemblable qu’ils n’étaient pas tous corrompus, et même il y avait parmi eux des saints. Paul le donne à entendre, en disant : « Je me mets peu en peine d’être jugé par vous », et en ajoutant : « J’ai proposé ces choses en ma personne ». (1Co 4,3, 6) Comme donc tout le mal venait de l’orgueil et de la présomption de savoir plus que les autres, il commence par couper cette racine, et débute ainsi.

Traduit par M. JEANNIN.

COMMENTAIRE. – SUR LA PREMIÈRE ÉPÎTRE AUX CORINTHIENS

HOMÉLIE I.

PAUL, APÔTRE DE JÉSUS-CHRIST, PAR LA VOCATION ET LA VOLONTÉ DE DIEU, ET SOSTHÈNE, NOTRE FRÈRE, À L’ÉGLISE DE DIEU QUI EST À CORINTHE, À CEUX QUI SONT SANCTIFIÉS EN JÉSUS-CHRIST, ET QUI SONT APPELÉS À LA SAINTETÉ, ET À TOUS CEUX QUI, EN QUELQUE LIEU QUE CE SOIT, INVOQUENT LE NOM DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST, QUI EST LEUR SEIGNEUR COMME LE NÔTRE, GRÂCE ET PAIX, DE LA PART DE DIEU NOTRE PÈRE ET DE LA PART DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. (CHAP. 1, VERS. 1-3)

ANALYSE.

  • 1. Paul appelé par la volonté de Dieu pour être apôtre de Jésus-Christ, et Sosthène, son frère. – De l’unité de l’Église qui existe ma ! gré la diversité des lieux.
  • 2. Qu’il faut tendre à avoir la paix avec Dieu. – Qu’on ne craint rien alors de la part des hommes.
  • 3. De l’humilité. – Combien Moïse fut humble. – Le vrai humble est magnanime.

1. Voyez comme, dès le début, il abat l’orgueil et détruit par la base toute l’estime qu’ils avaient d’eux-mêmes, en se disant « appelé ». Ce que je sais, dit-il, je ne l’ai pas inventé ; je ne l’ai pas acquis par ma propre Sagesse ; mais c’est quand je persécutais et ravageais l’Église, que j’ai été appelé. D’où il suit que tout appartient à l’appelant, et que l’appelé n’a d’autre mérite, pour ainsi dire, que d’avoir obéi. « Du Christ Jésus ». Votre maître, c’est le Christ ; et vous donnez à des hommes le nom de maîtres de la science ? « Par la volonté de Dieu ». Car c’est Dieu qui a voulu que vous fussiez ainsi sauvés. En effet, nous n’avons rien fait, nous ; mais nous avons été sauvés par la volonté de Dieu ; il nous a appelés parce qu’il l’a voulu, et non parce que nous en étions dignes.

Il donne ensuite une nouvelle preuve de modestie, en mettant à son propre niveau un homme qui lui est bien inférieur : car il y a une grande distance entre Paul et Sosthène. Mais si, malgré cette grande distance, il égale à lui Sosthène, que pourront dire ceux qui méprisent leurs égaux ? « À l’Église de Dieu ». Non pas à l’Église d’un tel ou d’un tel, mais à celle de Dieu. « Qui est à Corinthe ». Vous voyez comme à chaque expression il abat leur enflure, en ramenant sans cesse leur pensée vers le ciel. Il appelle l’Église, Église de Dieu, pour montrer qu’elle doit être unie. En effet, si elle est de Dieu, elle est unie, elle est une, non seulement à Corinthe, mais par toute la terre. Car le nom de l’Église n’est pas un nom de division, mais d’union et d’harmonie. « Aux sanctifiés dans le Christ Jésus ». Encore le nom de Jésus, nulle part celui des hommes. Mais qu’est-ce que la sanctification ? Le bain, la purification. Il leur rappelle leur propre impureté, dont il les a délivrés, et les engage à avoir d’humbles sentiments d’eux-mêmes ; car ce n’est point par leurs propres mérites, mais par la bonté de Dieu qu’ils ont été sanctifiés. « Qui sont appelés saints ». Être sauvés par la foi, leur dit-il ; cela ne vient pas de vous : vous n’êtes point venus les premiers, mais vous avez été appelés ; en sorte que ce peu même n’est point à vous tout entier. Et quand bien même vous seriez venus, étant sujets à d’innombrables misères, ce n’est point à vous qu’il faudrait en attribuer le mérite, mais à Dieu.

Voilà pourquoi, écrivant aux Éphésiens, il disait : « Vous avez été sauvés par la grâce, au moyen de la foi, et cela ne vient pas de vous ». (Eph 2,8) Votre foi ne, vous appartient pas tout entière ; car vous n’avez point prévenu, lorsque vous avez cru, mais vous avez été appelés et vous avez obéi. « Avec tous ceux qui invoquent le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Non pas le nom d’un tel ou d’un tel, mais « le nom de Jésus-Christ. En quelque lieu que ce soit, de Jésus-Christ, leur Seigneur comme le nôtre ». En effet, bien que cette lettre ne s’adresse qu’aux Corinthiens, il mentionne pourtant tous les fidèles qui sont sur la terre, indiquant par là que sur toute la terre l’Église, quoique séparée par les distances, doit être une ; à plus forte raison celle de Corinthe. Que si le lieu les sépare, le Seigneur, leur maître commun, les réunit ; aussi, pour exprimer cette union, ajoute-t-il : « En quelque lieu que ce soit, et leur Seigneur comme le nôtre ». En effet, l’unité de maître est bien plus efficace que l’unité de lieu pour faire exister l’union. Car, comme ceux qui sont dans un même lieu sont cependant divisés, s’ils ont plusieurs maîtres opposés entre eux, et ne gagnent rien pour la concorde à être réunis dans le même endroit, vu que leurs maîtres leur prescrivent des choses différentes et les attirent à eux, « vous ne pouvez », est-il dit, « servir Dieu et Mammon » ; de même ceux qui sont dans des lieux différents, s’ils n’ont pas des maîtres différents, mais un seul et même maître, ne perdent rien pour la concorde à la diversité des lieux, puisqu’un même maître les réunit. Je ne dis donc pas, insinue-t-il, que, vous Corinthiens, vous ne devez être unis qu’aux Corinthiens, mais à tous les fidèles qui sont sur toute la terre, puisque, vous avez un maître commun. Voilà pourquoi il répète : « Notre ». Car après avoir dit : « Le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ » ; pour ne pas avoir l’air de séparer, aux yeux des insensés, il ajoute : « Notre maître et le leur ». Et pour rendre plus clair ce que j’avance, je lirai le texte comme le sens l’exige : Paul et Sosthène, à l’Église de Dieu qui est à Corinthe, et à tous ceux qui invoquent le nom du Seigneur notre maître et le leur en tout lieu, soit à Rome, soit partout ailleurs : « Grâce et paix soit avec vous de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus-Christ ». Ou, encore une fois, comme je crois plus exact : Paul et Sosthène à ceux qui sont sanctifiés à Corinthe, qui sont appelés saints, avec tous ceux qui invoquent en tout lieu le nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur d’eux et de nous. C’est-à-dire Grâce à vous, et paix à vous qui avez été sanctifiés et appelés à Corinthe ; et non seulement à vous, mais avec tous ceux qui en tout lieu invoquent le nom de Jésus-Christ notre maître et le leur. Que si la paix vient de la grâce, pourquoi vous enorgueillissez-vous ? pourquoi vous enflez-vous, puisque vous êtes sauvés par la grâce ? Si vous êtes en paix avec Dieu, pourquoi vous livrez-vous à d’autres ? C’est créer la dissidence. Qu’est-ce, en effet, d’être en paix et en grâce avec celui-ci et avec celui-là ? Moi, je demande que ces deux choses vous viennent de Dieu, et de lui et pour lui ; car elles ne seraient pas solides, si elles ne recevaient l’influence céleste : et si elles ne sont pas pour lui, elles sont sans profit pour nous. En effet, il ne nous sert de rien d’être en paix avec tout le mondé, si nous sommes en guerre avec Dieu ; comme nous ne souffrirons point d’avoir tout le monde contre nous, si nous sommes en paix avec Dieu. Et encore, il ne nous servira de rien d’être célébrés par tous les hommes, si nous offensons Dieu ; comme il sera sans danger pour nous d’être repoussés et haïs de tous, si Dieu nous accueille et nous aime : car la vraie grâce, la vraie paix, vient de Dieu. En effet, celui qui possède la grâce qui vient de Dieu, fût-il accablé de maux, ne craint personne, non seulement aucun homme, mais pas même le diable ; celui, au contraire, qui offense Dieu, parût-il-être en sécurité, se défie de tout le monde. Car la nature humaine est inconstante : non seulement des amis et des frères, mais souvent des pères, changeant de sentiments pour le plus léger motif, ont rejeté celui qu’ils avaient engendré, qu’ils avaient procréé, et cela plus cruellement que ne l’eut fait tout ennemi ; de même des fils ont rejeté leurs pères. Songez-y bien.

2. David trouva grâce devant Dieu, Absalon trouva grâce devant les hommes : vous savez quelle fut la fin de l’un et de l’autre, et lequel fut le plus glorieux. Abraham trouva grâce devant Dieu, et Pharaon devant les hommes car pour plaire à celui-ci, ils lui livrèrent la femme du juste. Chacun sait lequel fut le plus illustre, lequel fut heureux. Mais pourquoi parler des justes ? Les Israélites trouvèrent grâce devant Dieu, et étaient haïs des Égyptiens ; et cependant ils triomphèrent de ceux qui les haïssaient, et cela de la manière éclatante que vous connaissez. Portons donc tous nos soins sur ce point : que l’esclave même désire trouver grâce devant Dieu plutôt que devant son maître ; que la femme cherche à plaire à son Sauveur plutôt qu’à son époux ; que le soldat recherche la bienveillance d’en haut avant celle de son roi et de son chef ; c’est le moyen de devenir aimable, même aux yeux des hommes. Mais comment trouvera-t-on grâce devant Dieu ? Par quel moyen, sinon par l’humilité ? « Dieu », est-il dit, « résiste aux superbes et accorde sa grâce aux « humbles » (Pro 3,34) ; et encore : « Un esprit contrit est un sacrifice au Seigneur, et à Dieu ne rejettera point un cœur humilié ». (Psa 51,19) Si l’humilité est si agréable aux yeux des hommes, beaucoup plus l’est-elle devant Dieu. C’est par là que les gentils ont trouvé grâce, c’est par là que les Juifs sont déchus de la grâce « Car ils ne se sont point soumis à la justice de Dieu ». (Rom 10,3) L’homme humble est doux et gracieux pour tous : il vit dans une paix continuelle et n’a aucune guerre à soutenir. Qu’on l’injurie, qu’on l’outrage, qu’on lui dise ce qu’on voudra, il se taira, il supportera tout avec douceur, et se tiendra devant les hommes et devant Dieu dans une paix qu’on ne saurait exprimer. Au fond, les commandements de Dieu se résument en un seul mot : avoir la paix avec les hommes, et notre vie est réglée si nous vivons en paix les uns avec les autres. Pour Dieu, personne ne peut lui faire tort ; sa nature est indestructible et bien au-dessus de toute atteinte.

Rien ne rend un chrétien admirable comme l’humilité. Écoutez Abraham dire : « Je suis terre et cendre » (Gen 18,27), et Dieu déclare que « Moïse fut le plus doux des hommes ». En effet, rien de plus humble que Moïse qui, placé à la tête d’un si grand peuple, après avoir submergé dans la mer, comme un essaim de mouches, le roi et toute l’armée des Égyptiens, après avoir fait tant de prodiges en Égypte, sur la Mer Rouge et dans le désert, et avoir obtenu un si grand témoignage, ne se regardait cependant que comme un homme du commun. Le gendre était plus humble que le beau-père, et il reçut son conseil. Il ne s’offensa pas, il ne dit point : Qu’est-ce que ceci ? Après tant et de si glorieuses choses, tu viens nous donner des conseils ? Ce que font pourtant bien des gens qui dédaignent même le meilleur avis, à raison de l’humble apparence de celui qui le donne. Ainsi n’agit point Moïse, qui se réglait en tout par l’humilité. C’est parce qu’il était réellement humble qu’il méprisa la cour des rois, car l’humilité purifie et élève l’âme. Quelle grandeur d’esprit et de cœur ne fallait-il pas pour mépriser le palais et la table d’un roi ? Chez les Égyptiens, les rois étaient honorés comme des dieux, et jouissaient de trésors immenses. Et cependant quittant tout cela, rejetant même le sceptre de l’Égypte, il court aux captifs, aux opprimés, à ceux qui se consument dans le travail de l’argile et de la brique, que les esclaves du roi avaient en horreur [il nous le dit lui-même : les Égyptiens les avaient en abomination] (Exo 1,13) ; il accourt à eux et les préfère à leurs maîtres. Il est donc évident que cet homme humble est grand et magnanime. Car l’arrogance est le propre (est le produit) d’un esprit bas et d’un cœur sans générosité, tandis que la douceur provient d’une grande intelligence et d’une âme élevée.

3. Éclaircissons, si vous le voulez, ces deux points par des exemples. Dites-moi : Qui fut plus grand qu’Abraham ? Et c’est cependant lui qui disait : « Je suis terre et cendre » (Gen 18,27) ; c’est lui qui disait : « Qu’il n’y ait pas de débat entre vous et moi ». (Gen 13,8) Néanmoins cet homme si humble dédaigna le butin fait sur les Perses et les trophées remportés sur les barbares, et cela, par élévation et grandeur d’âme. Car l’homme sincèrement humble est seul grand, et non le flatteur, ni celui qui parle par ironie. Autre chose est la grandeur d’âme, autre chose l’orgueil insensé ; et ceci en est la preuve.

En effet, si quelqu’un prenant l’argile pour de l’argile, la méprise ; et si un autre l’admire et l’estime comme de l’or, lequel des deux sera grand ? N’est-ce pas celui qui refuse son estime à de l’argile ? Lequel sera bas et vil ? N’est-ce pas celui qui l’admire et y attache un grand prix ? De là concluez que celui qui se dit terre et poussière est grand, bien qu’il parle par humilité ; et que celui qui ne se croit pas terre et poussière, mais s’estime et a une haute opinion de lui-même, est abject, puisqu’il attache un grand prix à des choses viles. D’où il suit que c’était par un sentiment très élevé que le patriarche prononçait cette parole : « Je suis terre et poussière » ; par grandeur, et non par orgueil. Car de même que pour le corps autre chose est la santé et l’embonpoint, autre chose l’inflammation, bien que l’une et l’autre produisent une certaine proéminence dans la chair, mais maladive dans un cas et saine dans l’autre : ainsi autre chose est l’orgueil qui est une inflammation, autre chose est l’élévation qui est la bonne santé.

De plus, un homme peut être grand par la taille de son corps ; un autre, petit de stature, peut se rehausser au moyen de cothurnes ; dites-moi, lequel des deux appellerons-nous grand ? N’est-il pas évident que ce sera celui qui est grand par lui-même ? Car l’autre a recours à des moyens artificiels, et n’est devenu grand qu’en montant sur des objets bas : ressource de bien des hommes, qui se hissent sur les richesses et sur la gloire, ce qui ne fait point l’élévation. L’homme vraiment grand est celui qui n’a pas besoin de ces choses, mais les méprise toutes, parce qu’il a en lui-même sa propre grandeur. Soyons donc humbles, pour devenir grands : « Car celui qui s’humilie, sera exalté ». (Mat 23,12) Et ce ne sera pas l’orgueilleux, qui est le plus vil des hommes ; la bulle s’enfle, mais cette enflure n’a rien de solide. Voilà pourquoi nous appelons les orgueilleux, enflés. L’homme modeste, même au sein des grandeurs, n’a point haute opinion de lui-même, parce qu’il connaît son néant ; mais l’homme bas s’enorgueillit, même dans les petites choses. Acquérons donc la grandeur par l’humilité ; considérons la nature des choses humaines, afin d’allumer en nous le désir des choses à venir. Car l’humilité ne peut s’obtenir que par l’amour des choses divines et le mépris des choses présentes. De même que celui qui doit un jour monter sur le trône, dédaigne les honneurs vulgaires qu’on peut lui offrir en échange de la pourpre ; ainsi nous devons prendre en pitié tous les biens présents, si nous aspirons à la royauté céleste. Ne voyez-vous pas que les enfants, quand ils jouent au soldat, quand ils se rangent en bataille, se font précéder de hérauts et de licteurs, et que l’un d’eux, placé au centre, remplit le rôle de général ? Et tout cela ne vous semble-t-il pas bien puéril ? Telles, et plus misérables encore, sont les choses humaines, qui sont aujourd’hui et demain ne seront plus. Élevons-nous donc au-dessus d’elles, et, non contents de ne pas les désirer, rougissons quand on nous les offre. Ainsi, en dépouillant toute affection terrestre, nous acquerrons l’amour divin et nous jouirons de la gloire immortelle. Puissions-nous tous l’obtenir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire, l’empire, l’honneur, appartiennent au Père en union avec le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE II.

JE RENDS GRÂCES SANS CESSE À MON DIEU POUR VOUS, À RAISON DE LA GRACE DE DIEU QUI VOUS À ÉTÉ ACCORDÉE DANS LE CHRIST JÉSUS, PARCE QUE VOUS AVEZ ÉTÉ ENRICHIS EN LUI EN TOUTES CHOSES. (CHAP. 1,4, JUSQU’AU VERS. 9)

HOMÉLIE SUR LES CHANGEMENT DE NOMS 

QUATRIÈME HOMÉLIE. Réprimande aux absents, exhortation à ceux qui sont présents de s’occuper de leurs frères. – Sur le commencement de l’épître aux Corinthiens : « appelé » Paul, et de l’humilité.

ANALYSE.

1° Ceux qui ne viennent pas à l’église n’ont pas entendu cette parole du Prophète : J’ai préféré d’être au dernier rang dans la maison de mon Dieu, plutôt que d’habiter sous les tentes des pécheurs. Ce que l’âme éprouve en entrant dans une église. Le culte de Dieu est la seule chose nécessaire et doit passer avant tout le reste. – 2° Nécessité de s’occuper du salut de ses frères. – 3° Ici commence l’instruction, elle roule entièrement sur l’explication du mot vocatus mis par saint Paul, en tête de sa première épître aux Corinthiens. – Il n', importe pas tant de lire que de comprendre les Écritures. Les noms des saints sont vénérables aux fidèles et terribles aux pécheurs. – 4° Ce mot vocatus veut dire que ce n’est pas l’Apôtre qui est venu au Seigneur le premier, mais qu’il a répondu à une vocation, à un appel. – 5° Les Corinthiens étaient riches de toutes sortes d’avantages selon le monde, dont ils tiraient vanité. – 6° Ils s’enorgueillissaient même de la doctrine révélée que saint Paul leur avait prêchée le premier ; c’est donc pour leur donner une leçon d’humilité que saint Paul use de ce mot vocatus ; c’est l’équivalent de quid habes quod non accepisti ? Exhortation à l’humilité, fondement de toutes les vertus.

1. Lorsque je considère votre petit nombre, lorsqu’à chaque réunion, je vois le troupeau qui s’en va diminuant, j’éprouve et de la peine, et de la joie ; de la joie, à cause de vous qui êtes présents, de la peine à cause des absents. Vous êtes dignes d’éloges, vous dont le petit nombre n’a pas ralenti le zèle ; ils méritent au contraire d’être blâmés, eux dont votre exemple n’a pu réveiller l’engourdissement. Votre ardente piété n’a pas eu à souffrir de leur froide indifférence, et je vous en félicite ; mais aussi votre zèle leur a été inutile, et c’est pourquoi je les plains, pourquoi je pleure. Ils n’ont pas entendu le prophète disant : J’ai préféré d’être au dernier rang dans la maison de mon Dieu, plutôt que d’habiter sous les tentes des pécheurs. (Psa 84, 11) Il ne dit pas : j’ai préféré habiter, demeurer dans la maison de mon Dieu, mais : j’ai préféré d’être au dernier rang. Je m’estimerai heureux d’être rangé parmi les derniers : que je puisse seulement franchir le seuil, et je serai content. Je considère comme un don très grand d’être compté parmi les derniers dans la maison de mon Dieu. Dieu est le maître commun de tous, mais la charité se l’approprie : tel est l’amour. Dans la maison de mon Dieu. Celui qui aime désire de voir l’objet de son amour, il désire même de voir sa maison, et le vestibule de sa maison, et jusqu’au carrefour et à la rue où il demeure. S’il voit le vêtement ou la chaussure de l’objet aimé, il croit voir l’objet aimé présent devant lui. Tels étaient les prophètes ; ne pouvant voir Dieu, qui est incorpore, ils voyaient sa maison, et à la vue de sa maison, leur imagination se figuraient sa présence. J’ai préféré d’être au dernier rang dans la maison de mon Dieu, plutôt que d’habiter sous les tentes des pécheurs. Tout lieu, tout endroit, comparé à la maison de Dieu est une tente de pécheurs, fût-ce le barreau, le palais du sénat, la maison d’un particulier. La prière n’est pas étrangère à ces demeures, mais elles retentissent plus souvent encore du bruit des querelles, des disputes et des injures, elles sont les asiles obligés des méprisables soucis de cette vie. L’Église ne connaît pas ces misères ; c’est pourquoi elle est la maison de Dieu, tandis que ces autres demeures ne sont que les tentes des pécheurs. Tel un port où ne pénètre ni vent ni tempête, et qui procure aux navires qui y sont à l’ancre une sécurité profonde ; telle est la maison de Dieu ; elle dérobe les hommes qui y entrent au tourbillon du monde et elle leur offre un calme et tranquille abri où ils peuvent entendre la voix de Dieu. Cet asile est une occasion de vertu, une école de sagesse ; non-seulement au moment de l’assemblée, pendant qu’on lit les Écritures, pendant que l’instruction descend de la chaire, et que les vénérables Pères siègent à leurs places, mais encore en tout autre temps ; à quelque heure en effet que vous entriez dans l’église, aussitôt vous sentez vos épaules déchargées du fardeau de la vie. Dès le premier pas que vous faites – dans ce sacré parvis, une sorte d’atmosphère spirituelle vous enveloppe, une paix profonde saisit votre âme d’une religieuse terreur, y fait pénétrer la sagesse, élève votre cœur, vous fait oublier le monde visible, et vous emporte de la terre jusqu’au ciel. Si l’on profite tant à venir ici, même en dehors de l’assemblée, que sera-ce lorsque la voix éclatante des prophètes s’y fait entendre, lorsque les Apôtres y prêchent l’Évangile, lorsque le Christ est sur l’autel, lorsque le Père agrée les mystères qui s’accomplissent, lorsque le Saint-Esprit apporte les joies de l’amour divin ! quelle abondance de grâces ne recueillent pas alors ceux qui sont présents ! de quels avantages ne se privent pas ceux qui sont absents !

Je voudrais bien savoir où sont maintenant ceux qui n’ont pas daigné venir à cette assemblée, quelle affaire les retient éloignés du banquet sacré, de quoi ils s’occupent… Ou plutôt je ne le sais que trop : ils s’entretiennent de sujets absurdes et ridicules, ou bien ils sont rivés aux intérêts de la vie présente, occupations l’une et l’autre inexcusables et punissables du plus grand supplice. Pour les premiers, cela s’entend de soi-même sans démonstration ; quant à ceux qui nous objectent leurs affaires domestiques, prétendant y trouver une raison d’absolue nécessité pour s’exempter de venir ici une fois la semaine, donnant le pas aux intérêts du ciel sur ceux de la terre un jour sur sept, ils n’ont pas davantage de pardon à espérer, j’en atteste l’Évangile, qui s’exprime à ce sujet de la manière la plus claire. C’étaient précisément là les prétextes allégués par les conviés des noces spirituelles : l’un avait acheté une paire de bœufs, l’autre avait fait acquisition d’un champ, un autre s’était marié, ce qui n’empêcha pas qu’ils furent tous punis. (Luc 14, 18-20) Ces raisons n’étaient pas sans gravité ; mais, contre un appel de Dieu, il n’y a pas de raison qui puisse prévaloir. Dieu est la première de nos nécessités ; il faut premièrement lui rendre l’honneur qui lui est dû, et ne vaquer qu’ensuite aux autres occupations. Est-ce qu’un serviteur s’occupe de ses propres intérêts avant d’avoir pourvu à ceux de son maître ? Et quand on montre tant de respect et de soumission pour des maîtres mortels, dont le pouvoir n’est que nominal et de convention, et qui ne sont au fond que nos compagnons de servitude, n’est-il pas absurde de ne pas avoir au moins les mêmes égards pour Celui qui est vraiment le Maître non-seulement des hommes, mais encore des puissances d’en haut ? Oh ! si vous pouviez descendre dans ces consciences mondaines, quel affligeant spectacle vous offriraient les plaies qui les rongent, les épines qui les couvrent ! Comme une terre privée des bras du laboureur ne tarde pas à devenir stérile et sauvage, ainsi l’âme privée des enseignements divins ne produit que des épines et des chardons.

Si nous, qui chaque jour prêtons l’oreille aux discours des prophètes et des apôtres, nous avons tant de peine à contenir l’impétuosité de notre caractère, à refréner notre colère, à réprimer nos convoitises, à nous défaire de la rouille de l’envie ; si, dis-je, malgré les puissants enchantements des divines Écritures, dont nous faisons un usage perpétuel pour assoupir nos passions, nous avons tant de peine à contenir ces bêtes farouches, quel espoir de, salut reste donc à ceux qui n’usent jamais de ces remèdes, qui ne prêtent jamais l’oreille aux enseignements de la divine Sagesse ? Je voudrais pouvoir vous montrer leur âme… Comme vous la verriez sordide et malpropre, abjecte, confuse et honteuse ! Comme le corps qui ne connaît pas l’usage des bains, l’âme qui ne se purifie pas au bain de la doctrine spirituelle contracte toutes sortes de malpropretés et de souillures par le péché. Oui, vos âmes trouvent ici un bain spirituel auquel le feu de l’Esprit-Saint communique la vertu d’enlever toute souillure ; ce feu de l’Esprit-Saint efface même jusqu’à la couleur de pourpre : Quand même vos péchés seraient couleur de pourpre, je vous rendrai blancs comme la neige. (Isa 1, 18) Bien que la tache du péché prenne sur l’âme avec non moins d’énergie que la teinture de pourpre sur la laine, je puis changer cet état en l’état contraire : il suffit que je veuille ; et tous les péchés disparaissent.

2. Je ne dis pas ces choses pour vous, qui, grâces à Dieu ! n’avez pas besoin de réprimande ; je les dis afin que vous les reportiez aux absents. Si je pouvais savoir où ils se réunissent, je n’importunerais pas votre charité ; mais, comme il n’est pas possible qu’un homme seul connaisse tout un peuple si nombreux, je vous recommande à vous le soin de vos frères. Occupez-vous d’eux, invitez-les ; je sais que vous l’avez fait souvent, mais ce n’est rien de l’avoir fait souvent : il faut le faire jusqu’à ce que vous les ayez persuadés et attirés. Je sais combien est peu agréable ce rôle d’importuns dont je vous charge, et que vous avez souvent rempli sans rien gagner ; mais que saint Paul vous console par ces paroles : La charité espère tout, croit tout ; la charité n’excède jamais. (1Co 13, 7) Pour vous, faites votre devoir ; et si votre frère se refuse au bien que vous lui voulez faire, vous n’en recevrez pas moins de Dieu votre récompense. Quand c’est à la terre que vous confiez vos semences, si elle ne vous rend pas d’épis, vous revenez chez vous les mains vides ; il n’en est pas de même de la doctrine que vous semez dans une âme, elle vous donne toujours une récompense assurée, que la persuasion s ensuive ou non. Ce « n’est pas sur le résultat final du travail, mais sur l’intention des travailleurs que Dieu mesure les salaires. Je ne vous demande rien, sinon que vous fassiez ce que font ceux que possède la passion du théâtre et des courses de chevaux. Que font-ils ? Ils se concertent dès le soir, et au point du jour ils vont les uns chez les autres, ils choisissent leurs places, s’établissent les uns à côté des autres, afin d’augmenter ainsi le plaisir qu’ils se promettent à ces spectacles diaboliques. Ce zèle qu’ils déploient pour la perte de leurs âmes ; en s’entraînant mutuellement, ayez-le pour travailler au bien des vôtres, entr’aidez-vous dans l’œuvre du salut : un peu avant l’heure de l’office divin, allez devant la maison de votre frère, attendez à la porte, et quand il sort, emparez-vous de lui. Il va peut-être vous objecter mille affaires urgentes ; tenez ferme, ne lui permettez pas de mettre la main à aucune œuvre séculière avant qu’il ait assisté à l’office tout entier. Il se défendra, il résistera, il alléguera vingt prétextes ; ne l’écoutez pas, ne cédez pas ; dites-lui, faites-lui comprendre que ses affaires temporelles ne s’en expédieront que mieux lorsqu’il aura assisté à l’office jusqu’à la fin, pris part aux prières et profité des bénédictions des Pères ; par ces raisons et d’autres semblables, enchaînez-le et l’amenez à ce banquet sacré, et votre récompense sera double, parce que, non content d’y venir vous-même, vous y aurez attifé votre frère.

Déployons ce zèle et cet empressement à ramener ceux qui négligent leurs devoirs, et certainement nous ferons notre salut. Les plus indolents, les plus éhontés, les plus pervers seront à la fin touchés de vos efforts persévérants, et ils s’amélioreront. Si insensibles qu’on les suppose, ils ne le seront pas plus que ce juge qui ne connaissait pas Dieu et ne craignait pas les hommes, et qui cependant, tout cruel, tout farouche et tout cuirassé de fer et de diamant qu’il était, se laissa vaincre par les assiduités d’une seule femme veuve. (Luc 18, 2-5) Quoi ! urne pauvre veuve a su fléchir un juge cruel qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, et nous, nous ne pourrions fléchir nos frères, beaucoup plus traitables et plus faciles que ce juge', et cela quand il y va de leurs propres intérêts ! Non, nous sommes inexcusables. Ce sont là des choses que je répète bien souvent ; je les dirai encore et toujours, jusqu’à ce que je voie bien portants ceux qui sont maintenant malades ; je ne cesserai de les réclamer, jusqu’à ce que je les aie recouvrés par vos soins. Puisse l’état de ces malheureux vous causer la même peine qu’à moi ! certainement vous ferez tout pour les sauver. Ce n’est pas moi seulement, c’est aussi saint Paul qui vous recommande de prendre soin de ceux qui sont avec vous membres du même corps. Consolez-vous, dit-il, mutuellement par de telles paroles ; et encore : Édifiez-vous les uns les autres. (1Th 5, 11) Grande sera la récompense de ceux qui s’occupent du salut de leurs frères, et non moins grand le châtiment de ceux qui le négligent.

3. L’importance même de ces recommandations me donne la confiance que vous vous empresserez de les mettre en pratique : Je termine donc ici l’exhortation pour commencer l’instruction, et c’est saint Paul qui va me fournir l’aliment spirituel que je me propose de vous offrir. Paul, apôtre de Jésus-Christ, par la vocation de Dieu (1Co 1, 1) Voilà des paroles que vous avez souvent ouïes, souvent lues. Mais c’est peu de lire, il faut encore entendre ce qu’on lit, autrement la lecture est entièrement inutile. On pourrait longtemps fouler sous ses pieds un trésor avant de s’enrichir ; on n’en profite qu’en creusant la terre, qu’en descendant jusqu’à l’endroit où il est enfoui pour y puiser. Il en est de même des Écritures : une lecture superficielle n’en découvre pas toutes les richesses, il faut les approfondir. Si la lecture suffisait, Philippe n’aurait pas dit à l’eunuque : Comprenez-vous ce que vous lisez ? (Act 8, 30) S’il suffisait de lire, le Christ n’aurait pas dit aux Juifs : Scrutez les Écritures. (Jn 5, 39) Scruter, ce n’est pas s’arrêter à la superficie, c’est descendre jusqu’au fond. Or je vois dans ce début un champ infini de réflexions. Dans les lettres que l’on s’écrit dans le inonde, les salutations sont sans conséquence, ce ne sont que de pures formules de politesse ; il en est tout autrement des Épîtres de saint Paul, elles sont pleines de beaucoup de sagesse dès le commencement. C’est la voix de Paul qu’on entend, mais les paroles qu’il prononce sont celles du Christ qui meut l’âme de Paul. Paul, apôtre, par la vocation de Dieu, ce seul nom de Paul, ce simple nom, renferme, comme vous avez pu vous en convaincre, tout un trésor de réflexions. Car, si vous vous en souvenez, j’ai parlé trois jours durant sur ce seul nom, je vous ai expliqué pourquoi son ancien nom de Saul avait été changé en celui de Paul, pourquoi ce changement n’avait pas eu lieu aussitôt après la conversion, pourquoi l’Apôtre avait conservé encore assez longtemps le nom qu’il avait reçu de ses parents ; nous en avons pris occasion de vous montrer la sagesse de Dieu et sa bienveillante tant envers nous qu’envers les grands saints. Si les hommes eux-mêmes ne donnent pas au hasard des noms à leurs enfants, s’ils choisissent tantôt le nom du père, tantôt celui du grand-père, tantôt celui d’un autre ancêtre de la famille, combien plus Dieu consulte-t-il la raison et la sagesse dans les noms qu’il donne à ses serviteurs ! Les hommes ont en vue soit l’honneur de ceux qui ne sont plus, soit leur propre satisfaction, lorsqu’ils donnent à leurs enfants les noms des morts : ils cherchent à tromper leur douleur en faisant revivre un nom. Mais Dieu, c’est quelque vertu ou quelque enseignement dont il conserve le souvenir dans les noms des saints, comme s’il le gravait sur une colonne d’airain.

Saint Pierre a été ainsi nommé en raison de sa vertu. Dieu a comme déposé dans ce nom une preuve de la fermeté de l’Apôtre dans la foi, et tout ensemble une perpétuelle exhortation à ne pas déchoir de cette fermeté. (Mat 17, 18) Jacques et Jean, durent leur surnom de fils du tonnerre à la puissance de leur voix dans la prédication de l’Évangile. Mais pour ne pas vous causer d’ennui en me répétant, je laisse ce sujet pour vous montrer que les noms des saints sont par eux-mêmes vénérables aux personnes pieuses et terribles aux pécheurs. Lorsque saint. Paul ayant recueilli, converti et baptisé Onésime, l’esclave fugitif, le voleur qui s’était évadé après avoir dérobé de l’argent à son maître, le renvoya à Philémon, il écrivit à celui-ci une lettre où se lit le passage suivant : Je pourrais avec une pleine assurance vous ordonner dans le Christ Jésus ce qui convient, mais j’aime mieux avoir recours à la prière de l’affection, moi du même âge que vous, moi le vieux Paul, qui de plus suis maintenant le prisonnier de Jésus-Christ. (Phi 8, 9) Vous voyez qu’il fait valoir trois motifs : les chaînes qu’il porte pour Jésus-Christ, son âge, et le respect dû à son nom. Pour donner plus de force à sa supplication en faveur d’Onésime, il se fait pour ainsi dire triple ; ce n’est plus un seul homme : c’est l’enchaîné, c’est le vieil apôtre, c’est Paul. Cela vous montre que les noms des saints sont par eux-mêmes vénérables aux fidèles. S’il suffit de prononcer le nom d’un enfant chéri pour arracher à un père une grâce qu’il refuse, comment le même pouvoir n’appartiendrait-il pas aux noms des saints qui sont les enfants chéris de Dieu ?

J’ai ajouté que les noms des saints inspirent la terreur aux pécheurs comme le nom du maître en inspire à l’enfant paresseux. Écoutez comment le même apôtre le donne à entendre dans son épître aux Galates. Ceux-ci avaient eu la faiblesse de se laisser entraîner au judaïsme, leur foi était en péril, et saint Paul voulant les relever et leur persuader de ne plus altérer la pureté de la doctrine chrétienne par aucun mélange judaïque, leur écrivait : Voici que moi, Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. (Gal 5, 2) Vous avez dit : Moi; pourquoi ajouter : Paul ? Est-ce que le mot moi ne suffisait pas pour désigner celui qui écrivait ? Sachez que le nom ainsi ajouté pouvait ébranler les auditeurs ; l’Apôtre le met afin de retracer plus vivement le souvenir du maître à l’esprit des disciples. La même chose nous arrive à tous : le nom d’un saint qui frappe notre oreille nous fait sortir de notre torpeur, nous fait trembler au sein de l’indifférence. Lorsque j’entends prononcer le nom de Paul, je me représente celui qui vivait dans les tribulations, dans les angoisses, au milieu des coups, dans les prisons, celui qui passa un jour et une nuit au fond de la mer, celui qui fut ravi au troisième ciel, celui qui entendit des paroles ineffables clans le paradis, celui que le Saint-Esprit nomma un vase d’élection, le paranymphe du Christ, celui qui eût souhaité d’être séparé du Christ pour le salut de ses frères. À peine son nom est-il prononcé que, semblable à une chaîne d’or, la suite de ses grandes actions se présente incontinent aux esprits attentifs. Ce qui est un avantage considérable.

4. Il serait facile d’en dire davantage sur le nom. Mais il faut enfin venir au second mot de notre texte. Nous avons trouvé dans le mot Paul une abondante moisson ; le terme par la vocation de Dieu, ne sera pas moins fertile : je dis même qu’il nous offrira une plus ample récolte de contemplations élevées, si nous voulons ne pas épargner notre peine et notre attention. Un seul diamant détaché d’une riche parure ou du diadème d’un roi, et vendu, fournirait de quoi acheter et des palais splendides et d’immenses domaines, et des troupes d’esclaves, et tout ce qui compose une grande fortune ; il en est ainsi des paroles divines. Prenez-en une seule, développez en le sens, elle va vous donner toute une fortune spirituelle ; elle ne vous apportera, il est vrai, ni maisons, ni esclaves, ni arpents de terre ; mais si vos âmes sont attentives, elle leur procurera ce qui vaut mieux que tout cela, de nombreux motifs de sagesse et de vertu. Considérez donc dans quel vaste champ de réflexions spirituelles nous introduit ce terme par la vocation divine. Voyons donc d’abord ce qu’est ce terme, puis nous rechercherons les raisons pour lesquelles l’Apôtre ne l’emploie qu’en tête des épîtres aux Romains, et aux Corinthiens ; on ne le trouve en effet dans aucune autre. À ce fait il y a une raison, il n’est pas dû au hasard. Est-ce le hasard qui nous dicte à nous les formules initiales de nos lettres ? Nullement, c’est l’usage et la raison. Lorsque nous écrivons à un inférieur, nous débutons ainsi : un tel à un tel ; lorsque c’est à un égal nous qualifions de seigneur le destinataire de la lettre ; lorsque c’est à un supérieur, nous ajoutons encore d’autres qualifications plus respectueuses. Si donc nous usons, nous, d’un tel discernement, si nous n’écrivons pas à tous du même ton, si nous modifions les appellations suivant le rang des personnes, pourquoi saint Paul eût-il agi en pareil cas sans raison et au hasard ? Non, ce n’est pas sans motif qu’il a écrit à ceux-ci d’une manière, à ceux-là d’une autre : il ne l’a fait que guidé par une sagesse inspirée.

Parcourez les épîtres de saint Paul, et vous verrez qu’il ne se sert de ce terme par la vocation de Dieu que dans l’épître aux Romains, et dans la première aux Corinthiens. C’est un fait dont nous dirons la raison, après que nous aurons expliqué ce terme lui-même, et montré ce que saint Paul a voulu par là nous enseigner. Que veut-il donc nous enseigner en se disant apôtre par la vocation de Dieu ? Que ce n’est pas lui qui est venu au Seigneur le premier, mais qu’il a répondu à une vocation. Ce n’est pas lui qui a cherché et trouvé : non, il a été trouvé, étant égaré ; ce n’est pas lui qui a tourné le premier ses regards vers la lumière, c’est la lumière qui l’a prévenu en lui dardant ses rayons dans les yeux ; en même temps qu’il perdait l’usage de ses yeux corporels, s’ouvraient les yeux de son âme. Il a voulu nous apprendre qu’il ne s’attribuait pas à lui-même ses grandes actions, mais à Dieu qui l’avait appelé, et voilà pourquoi il se dit apôtre par la vocation de Dieu. Il semble nous dire : Celui qui m’a ouvert l’arène et le stade, voilà l’auteur de mes couronnes ; celui qui a posé le principe, planté la racine, voilà le maître à qui reviennent de droit les fruits. C’est dans le même sens qu’après avoir dit (1Co 15, 10) : J’ai travaillé plus que tous les autres, il ajoute aussitôt : Non pas moi, mais la grâce qui est avec moi. Ainsi ce terme par la vocation de Dieu exprime que saint Paul ne s’attribue pas à lui-même le mérite de ses œuvres, mais qu’il le rapporte à Dieu son Maître. L’enseignement que le Christ donnait à ses disciples, disant : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis (1Jn 15, 16), l’Apôtre le reproduit en ces termes : Alors je connaîtrai dans la mesure que j’ai été connu. (1Co 13, 12) Ce qui veut dire : ce n’est pas moi qui ai Connu le premier, c’est Dieu qui m’a prévenu. Il était encore persécuteur, il dévastait l’Église, lorsque le Christ l’appela en lui disant : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? (Act 9, 4) Voilà pourquoi il se dit apôtre par la vocation de Dieu.

Pourquoi prend-il ce titre, lorsqu’il écrit aux Corinthiens ? Corinthe est la métropole de l’Achaïe ; elle abondait en dons spirituels, et cela se conçoit : elle avait plus que tolite autre cité joui de la prédication de l’Apôtre. Comme une vigne qui jouit des soins d’un excellent vigneron, se couvre d’un feuillage luxuriant et se charge de fruits abondants, ainsi cette cité, qui, plus que toute autre, avait participé à l’enseignement du grand Apôtre, et qui durant longtemps avait joui de sa sagesse, florissait en toute sorte de biens et de grâces. L’abondance des dons de l’Esprit n’était pas le seul bien qu’elle possédât, elle était encore comblée de tous les avantages, de toutes les commodités de la vie. Par sa sagesse profane, par sa richesse et par sa puissance, elle l’emportait sur toutes les autres villes de la Grèce. Or, tant d’avantages lui inspiraient de l’orgueil, et ce vice la divisait en une multitude de sectes.

Telle est, en effet, la nature de l’orgueil : il brise le lien de la charité, sépare les hommes, et aboutit à l’isolement de celui qui en est possédé. Comme un mur, en se dilatant, peut renverser une maison, ainsi une âme que l’amour-propre gonfle, rejette tous les liens qui l’attachent au prochain. Corinthe était alors travaillée de ce mal. Les dissensions qui la déchiraient divisaient aussi l’Église ; ses habitants s’attachaient à vingt docteurs rivaux, se constituaient en sectes et en partis et ruinaient la dignité de l’Église. La dignité de l’Église ne peut être florissante qu’autant que ceux qui la composent gardent entre eux la concorde et l’harmonie qui doivent exister entre les membres d’un même corps.

5. Il faut vous montrer que c’était de saint Paul que les Corinthiens avaient reçu les premiers enseignements de la foi, qu’ils étaient comblés de dons spirituels, qu’ils jouissaient d’avantages temporels supérieurs à ceux des autres peuples, qu’enorgueillis de – toutes ces faveurs, ils se partageaient en factions, qu’ils se disaient sectateurs les uns de celui-ci, les autres de celui-là. Saint Paul leur a le premier inculqué la foi, il nous l’enseigne lui-même en ces termes : Quand vous auriez beaucoup de maîtres en Jésus-Christ, vous n’avez pas néanmoins plusieurs pères, puisque c’est moi qui vous ai engendrés en Jésus-Christ par l’Évangile. (1Co 4, 15) S’il les a engendrés en Jésus-Christ, c’est donc qu’il a été le premier à leur faire connaître Jésus-Christ. J’ai planté, dit-il encore, Apollo a arrosé (1Co 3, 6), et il se donne comme ayant le premier jeté dans cette ville la semence de l’Évangile. Voici un passage qui montre de quelles faveurs spirituelles ils étaient comblés : Je remercie mon Dieu de la grâce que Dieu vous a donnée en Jésus-Christ et de toutes les richesses dont vous êtes comblés en lui, au point de n’être privés d’aucune grâce. (1Co 1, 4-5) Qu’ils possédassent la science profane, nous le voyons assez par les nombreuses et longues attaques que l’Apôtre dirige contre cette même science. Il les réprimande avec une sévérité dont on aurait peine à trouver un autre exemple dans ses écrits : et certes il avait raison, il était naturel qu’il portât le fer à la racine du mal. Jésus-Christ, dit-il, ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher l’Évangile, non pas toutefois par la sagesse de la parole, afin de ne pas rendre vaine la croix de Jésus-Christ. (1Co 1, 17) Pouvait-il traiter plus sévèrement la sagesse du siècle, qu’il accusait non-seulement d’être inutile à la piété, mais encore de l’entraver et de l’arrêter ? De même que le fard et les autres raffinements de la parure ne s’appliquent aux beaux corps et aux beaux visages qu’au détriment de leur beauté vraie et naturelle, parce qu’alors une partie du mérite revient aux couleurs empruntées, ainsi qu’aux autres moyens artificiels, tandis que rien ne fait tant ressortir la beauté naturelle d’un visage que de n’y rien ajouter, parce que, dépourvue d’ornements étrangers, elle attire sur soi-même toute l’attention et tous les hommages ; de même en est-il de la piété, qui est toute la beauté de l’épouse du Saint-Esprit ; si vous la chargez des ornements extérieurs de la richesse, de la puissance, de l’éloquence, vous rabaissez sa gloire, parce que vous ne l’avez pas laissée paraître toute seule dans l’éclat de sa beauté, et que vous l’avez forcée de partager un honneur qu’il eût mieux valu lui laisser entier ; mais si vous la laissez combattre seule et nue, si vous écartez d’elle tout ce qui est humain, alors sa beauté paraîtra parfaitement et dans sa plénitude, alors éclatera sa force invincible, parée que, sans avoir besoin ni de la richesse, ni de la science, ni de la puissance, ni de la noblesse, ni d’aucun secours humain, elle sera capable de tout vaincre, de tout surmonter, et pourra, parle moyen d’hommes simples, humbles, indigents, pauvres, communs, subjuguer les impies, les rhéteurs, les philosophes, les tyrans ; en un mot, la terre entière.

C’est là ce qui faisait dire à saint Paul : Ce n’est pas avec l’ascendant d’une sublime éloquence que je suis venu vous annoncer l’Évangile de Jésus-Christ (1Co 2, 1) ; et : Dieu a choisi ce qui est folie selon le monde pour confondre les sages. (1Co 1, 27) Il ne dit pas simplement, ce qui est folie, mais ce qui est folie selon le monde ; c’est qu’en effet tout ce que le monde regarde comme folie, n’est pas toujours tel au jugement de Dieu ; au contraire beaucoup d’insensés selon le monde sont sages selon Dieu, beaucoup de pauvres selon le monde sont riches selon Dieu. Par exemple le Lazare, si pauvre dans le monde, se trouve parmi les plus riches dans les cieux. (Luc 16, 20) Cette folie selon le monde désigne, dans le langage de l’Apôtre, ceux qui n’ont pas la langue exercée, ceux qui ignorent la science profane, ceux qui ne savent point parler agréablement. Et voilà, dit l’Apôtre, ceux que Dieu a choisis pour confondre les sages. Et comment, dites-vous, sont-ils confondus ? Par les faits, par l’expérience. Voici une pauvre veuve, une mendiante assise à la porte de votre maison peut-être même est-elle estropiée ; vous l’interrogez sur l’immortalité de l’âme, sur la résurrection des corps, sur la Providence de Dieu, sur la rétribution proportionnée aux mérites, sur les comptes à rendre en l’autre monde, sur le tribunal redoutable, sur les biens réservés à ceux qui pratiquent la vertu, sur les maux dont sont menacés les pécheurs, sur d’autres questions de ce genre, et elle vous fait des réponses dont la plénitude, et l’exactitude ne laissent rien à désirer ; voyez au contraire ce philosophe si fier de sa chevelure et de son bâton, proposez-lui les mêmes questions : il dissertera longuement, son bavardage ne tarira pas durant des, heures ; mais quand il faudra conclure, il ne pourra pas dire un seul mot, pas articuler une syllabe. Ce contraste vous montrera comment Dieu a choisi ce qui est fou selon le monde, pour confondre les sages. Des choses que ces superbes et ces orgueilleux n’ont pas trouvées, parce qu’ils se sont privés des lumières du Saint-Esprit, parce qu’ils n’ont rien voulu devoir qu’à leur propre raison, des mendiants, des misérables, des ignorants les ont apprises à la perfection en se faisant les disciples de la Sagesse d’en haut. L’Apôtre va plus loin dans ses attaqués contre la sagesse profane, et il dit : La sagesse de ce monde est folie au jugement de Dieu. (1Co 3, 19) Pour éloigner les fidèles de cette sagesse mondaine il leur disait encore avec autant de dédain que de force : Si quelqu’un parmi vous se croit sage de la sagesse de ce siècle, qu’il devienne fou pour devenir sage de la vraie sagesse ; et encore : Il est écrit, je perdrai la, sagesse des sages, et je réprouverai la prudence des prudents (1Co 1, 19) ; et encore : Le Seigneur connaît les pensées des hommes, et il en sait toute la vanité. (1Co 3, 27)

6. Ces citations démontrent suffisamment que les Corinthiens possédaient la sagesse de ce monde : leur orgueil, leur vaine gloire se voient également dans la même épître. Par exemple, après quelques paroles sévères prononcées au sujet de l’incestueux, il ajoute : Et vous êtes encore enflés d’orgueil ! (1Co 5, 2) Que cet orgueil donnait naissance à des querelles qui les divisaient, écoutez-en la preuve : Car puisqu’il y a parmi vous, des querelles, des jalousies et des dissensions, n’est-il pas visible que vous êtes charnels, et que vous vous conduisez selon l’homme ? (1Co 3, 3) Quelles étaient les conséquences de ces querelles ? Ils se disaient partisans de tels ou tels maîtres et docteurs. Ce que je veux dire, c’est que chacun dé vous se met d’un parti en disant : Pour moi je suis disciple de Paul ; et moi je le suis d’Apollo ; moi, de Céphas. (1Co 1, 12) Il nomme Paul, Apollo, Cephas, non qu’ils fussent les chefs que les Corinthiens se donnaient, mais il dissimule par ces noms les véritables auteurs de la division qu’une dénonciation précise et publique aurait peut-être portés à l’entêtement et à l’impudence. Ce n’était pas autour dé Paul, de Pierre, ni d’Apollo que se formaient les sectes, mais autour de certains autres docteurs, comme il est facile de s’en convaincre par ce qui suit. En effet, après avoir repris les Corinthiens au sujet de ces discordes, il ajoute : Au reste, mes frères, j’ai personnifié ces choses en moi et en Apollo à cause de vous, afin que vous appreniez à ne pas avoir des pensées contraires à ce qui vous a été écrit, en sorte que nul ne s’enfle contre un autre au sujet de qui que ce soit. (1Co 4, 6) Comme beaucoup d’ignorants ne trouvaient pas en eux-mêmes de quoi concevoir de l’orgueil, ni exercer sur le prochain une mordante critique, ils se donnaient des chefs du mérite desquels ils se prévalaient pour déverser le mépris autour d’eux. Ainsi la sagesse de ceux qui les instruisaient leur devenaient un prétexte d’arrogance envers les autres.; singulière manie de gloire que d’en tirer même de ce qui ne leur appartenait pas, et d’abuser des avantages d’autrui pour mépriser leurs frères ! Comme donc ils étaient enflés d’orgueil, désunis, et partagés en beaucoup de sectes, qu’ils tiraient vanité de la doctrine, comme s’ils l’avaient tirée d’eux-mêmes et non reçue d’en haut, comme si les dogmes de la vérité leur fussent venus d’ailleurs que de la grâce de Dieu, l’Apôtre voulait réduire cette vaine enflure ; et c’est pourquoi, dès le début de son épître, il fait valoir sa vocation. C’est comme s’il disait : Si moi, qui suis votre maître, je n’ai rien tiré de mon propre fonds, si je n’ai pas prévenu Dieu dans ma conversion, si je n’ai fait que répondre à une vocation, comment vous, mes disciples, vous qui avez reçu de moi les dogmes, pouvez-vous en tirer vanité comme si vous les aviez trouvés vous-mêmes ? Au reste, cette pensée se trouve explicitement exprimée plus loin : Qui est-ce qui met de la différence entre vous ? Qu’avez-vous que vous n’ayez reçu ? Que si vous l’avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l’aviez point reçu ? (1Co 4, 7)

Ainsi donc ce mot de vocation mis par l’Apôtre en tête de son épître est à lui seul une leçon d’humilité, il fait évanouir l’enflure, il rabaisse l’orgueil. Rien ne dompte et ne confient mieux les passions de l’homme que l’humilité, que la modestie, que la simplicité, que l’opinion vraie et non exagérée qu’on a de soi. Aussi le Christ, révélant pour la première fois la doctrine céleste, commence-t-il par exhorter à l’humilité, et dès qu’il ouvre la bouche pour instruire, la première loi qu’il porte est celle-ci : Bienheureux les pauvres d’esprit ! (Mat 5, 3) Comme celui qui projette de bâtir une grande et magnifique maison, établit d’abord un fondement en rapport avec l’édifice, afin qu’il puisse sans fléchir en supporter la ruasse énorme, ainsi le Christ, sur le point d’élever l’édifice de la religion dans les âmes ; voulant avant tout poser un fondement solide, inébranlable, choisit la vertu d’humilité pour faire porter sur elle toute la vaste construction qu’il médite, parce qu’il sait bien qu’une fois cette base solidement assise dans les cœurs, on pourra, sans crainte, élever dessus toutes les autres parties du palais de la vertu. Bâtir sur un autre fondement, c’est se condamner à ne rien faire de durable et à travailler en vain, à l’exemple de celui qui ayant construit sur le sable eut beaucoup de peine et nul profit, précisément parce qu’il avait négligé la solidité des fondements : Oui, quelque bien que nous fassions, si nous n’avons pas l’humilité, tout le fruit de nos œuvres se trouve corrompu et perdu. Et quand je dis l’humilité, je ne parle pas de celle qui n’est que dans la parole et sur la langue, mais de celle qui vit dans le cœur, dans l’âme, dans la conscience, de celle que Dieu peut seul voir. Cette vertu suffit, même ; quand elle est seule, pour nous rendre Dieu propice : témoin le publicain ; il n’avait aucune bonne œuvre à présenter, aucun acte vertueux, mais il sut dire du fond du cœur : Soyez-moi propice à moi pécheur (Luc 18, 13), et il descendit chez lui plus justifié que le pharisien, quoique ces paroles fussent moins des paroles d’humilité que de modestie et d’équité. Car avoir fait de grandes choses et no pas s’en glorifier, voilà de l’humilité, mais se sentir pécheur et l’avouer, – ce n’est que do la modestie. Si celui qui avait conscience de n’avoir fait aucun bien, s’est attiré à ce point la bienveillance de Dieu, uniquement pour en avoir fait l’aveu, de quelle faveur ne jouiront pas ceux qui, pouvant se rendre le témoignage d’avoir accompli de grandes choses, les oublient jusqu’à se placer au dernier rang ! c’est ce que fit saint Paul, lui qui était au premier rang parmi les justes, et qui se disait le dernier des pécheurs. (1 Tim 1, 15) Et non-seulement il le disait, mais il le croyait, ayant appris du divin Maître que, même après avoir fait tout ce qui nous est commandé, nous devons nous estimer des serviteurs inutiles. (Luc 17, 10) Voilà la, véritable humilité : imitez Paul vous qui avez des vertus, suivez le publicain vous qui êtes remplis de péchés ; out, confessez ce que vous êtes, frappez-vous la poitrine, formons notre esprit aux humbles pensées sur nous-mêmes. Une telle disposition est par elle-même une offrande et un sacrifice, David nous l’assure : C’est un sacrifice aux yeux de Dieu qu’un esprit brisé. Dieu ne rejettera jamais un cœur contrit et humilié. (Psa 51, 19) Il ne dit pas simplement : humilié ; il dit encore : contrit, c’est-à-dire broyé, réduit en tel état qu’il ne peut plis s’élever quoiqu’il désire de le faire. Ainsi donc n’humilions pas seulement notre âme, mais broyons-la, livrons-la à la componction : or elle se broie par le souvenir continuel de nos péchés. Ainsi humiliée, elle ne pourra plus s’élever, parce que la conscience, comme un frein que l’on serre, s’opposera à tous ses élans, la réprimera et la forcera d’être modeste en tout. Alors nous trouverons grâce devant Dieu, car il est écrit : Plus tu es grand, plus tu dois t’humilier, car tu trouveras grâce devant Dieu. (Ecc 3, 20) Or celui qui aura trouvé grâce devant Dieu ne ressentira plus aucune disgrâce, mais il pourra ; dès ici-bas, protégé par la divine grâce, traverser toutes les incommodités de ce monde, et surtout il évitera les châtiments réservés dans l’autre à ceux qui commettent le péché, la grâce de Dieu le précédant partout et aplanissant tous les obstacles sur sa route ; c’est cette grâce que je vous souhaite à tous, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Traduit par M. JEANNIN.

ANALYSE.

  • 1. Il faut rendre à Dieu des actions de grâce.
  • 2. L’apôtre ne se lasse pas de nommer Jésus-Christ au commencement de cette Épître pour mieux inculquer aux Corinthiens cette vérité que pour ce qui concerne le salut et la vie éternelle tout procède de Jésus-Christ et rien des hommes.
  • 3. Que les pécheurs n’ont aucune excuse devant Dieu pour pallier leurs désordres. – Que Dieu de sa part a tout fait pour nous exciter à bien vivre. – Réfutation des vains raisonnements des impies.

Ce qu’il engage les autres à faire, en disant « Que vos prières montent vers Dieu en actions de grâce », il le faisait lui-même, nous apprenant à commencer toujours par des paroles de ce genre, et à rendre grâces à Dieu avant tout. Car rien n’est plus agréable à Dieu que de nous voir reconnaissants pour nous-mêmes et pour les autres ; Aussi est-ce la première pensée qu’il met en tête de presque toutes ses lettres ; mais ici c’était encore plus nécessaire qu’ailleurs. En effet, celui qui remercie sent le bienfait qu’il a reçu, et rend grâce pour grâce. Mais la grâce n’est point une dette, ni un retour, ni une récompense : ce qu’il fallait dire partout, mais surtout aux Corinthiens, qui s’attachaient avidement à ceux qui déchiraient l’Église. « À mon Dieu ». Dans l’abondance de son amour, il s’empare, pour ainsi dire, du bien commun, et se l’approprie : Ainsi avaient coutume de faire les prophètes : « Dieu, mon Dieu » ; et il les exhorte à adopter ce langage. En effet, celui qui le tient se dégage de toutes les choses humaines, et va vers celui qu’il invoque avec une grande affection : C’est proprement le langage de l’homme qui s’élève des choses d’ici-bas vers Dieu, le préfère à tout et partout, le remercie perpétuellement non seulement de la grâce qui lui a déjà été donnée, mais encore du bien qui a pu s’ensuivre, et lui en rend également gloire. Voilà pourquoi il ne dit pas simplement : « Je rends grâces », mais : « Je rends grâces toujours pour vous », leur apprenant par là à toujours rendre grâces, mais à Dieu seul.

« À raison de la grâce de Dieu ». Voyez-vous comme il les redresse en tout sens ? Car qui dit grâce ne parle pas d’œuvres, et qui dit œuvres ne parle pas de grâce. Si donc c’est de grâce qu’il s’agit, pourquoi vous enorgueillissez-vous ? De quoi vous enflez vous ? « Qui vous a été donnée ». Et par qui ? Est-ce par moi ou par un autre apôtre ? Nullement, mais par Jésus-Christ ; car c’est là le sens de ces mots : « Dans le Christ Jésus ». Voyez comme il dit trouvent « dans » au lieu de « par » ; l’un n’a donc pas moins de force que l’autre. « Parce que vous avez été enrichis en tout ». Encore une fois, par qui ? « En lui », ajoute-t-il. Et vous n’avez pas simplement été enrichis, mais enrichis « en tout ». Si donc il y a richesse, et richesse de Dieu, et en tout, et par le Fils unique, voyez quel ineffable trésor ! « En toute parole et en toute science » ; en toute parole non du dehors, mais de Dieu. Car il y a une science sans parole et une parole sans science ; beaucoup en effet ont la connaissance, mais n’ont point la parole, comme les hommes sans lettres, par exemple, qui ne peuvent exprimer clairement ce qu’ils ont dans l’esprit. Vous n’êtes point de ce nombre, dit-il, car vous pouvez penser et parler.

« Comme le témoignage du Christ a été confirmé en vous ». Tout en ne paraissant occupé que de louanges et d’actions de grâces, il ne laisse pas que de leur adresser d’assez vives remontrances. Ce n’est point, leur dit-il, par la philosophie du dehors, ni par la science du dehors, mais par la grâce de Dieu, par ses richesses, sa science, et la parole qui vous a été donnée de sa part, que vous avez pu recevoir les enseignements de la vérité et être confirmés dans le témoignage du Seigneur, c’est-à-dire, dans la prédication. Car vous avez eu beaucoup de signes, beaucoup de miracles, une grâce ineffable pour recevoir la prédication. Si donc vous avez été confirmés par les signes et par la grâce, pourquoi chancelez-vous ? Ce langage est tout à la fois celui du reproche et de la prévenance. « En sorte que rien ne vous manque en aucune grâce ». Ici une grave question se présente : À savoir comment des hommes enrichis en toute parole, en sorte que rien ne leur manque en aucune grâce, peuvent être charnels ? Car s’ils étaient tels au commencement, ils le sont beaucoup plus maintenant. Comment donc les appelle-t-il charnels ? « Je n’ai pas pu », leur dit-il, « vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels ». (1Co 3,1) Que répondre à cela ? C’est qu’ayant cru dès le commencement, et ayant reçu des grâces de toutes sortes, pour lesquelles ils avaient d’abord un grand zèle, ils sont ensuite relâchés ; ou, si ce n’est pas cela, il faut dire que ces divers passages ne s’adressent pas à tous, mais qu’il y en a pour ceux qui étaient dignes de blâme, et d’autres pour ceux qui étaient dignes de louanges. La preuve qu’ils avaient encore des grâces, est dans ces mots : « L’un a le don de la louange, l’autre celui de la révélation, l’autre celui des langues, l’autre celui de l’interprétation ; que tout soit pour l’édification » (1Co 14,26) ; et encore : « Que deux ou trois prophètes parlent ». On peut aussi répondre que l’apôtre a suivi l’usage commun qui consiste à donner le nom du tout à la plus grande partie. De plus, je pense qu’il fait ici allusion à lui-même, aux signes qu’il leur a fait voir. Selon ce qu’il leur dit dans sa seconde épître : « Les signes de l’apôtre se sont produits au milieu de vous en toute patience » ; et encore : « Qu’avez-vous eu de moins que les autres églises ? » (2Co 12,12, 13) Ou, comme je le disais, il rappelle ses propres actions, ou il s’adresse à ceux qui étaient encore dignes de louange. Car il y avait encore à Corinthe beaucoup de saints qui s’étaient voués au ministère des saints, et devinrent les premiers de l’Achaïe, comme il l’indique à la fin de sa lettre d.

Au reste les éloges, quand même ils ne seraient pas entièrement conformes à la vérité, s’emploient cependant avec prudence, pour préparer la voie au discours. Car, dire dès l’abord des choses désagréables, c’est se fermer pour le reste l’oreille des faibles, si en effet les auditeurs sont des égaux, ils s’irriteront ; s’ils sont de beaucoup inférieurs, ils s’attristeront. Pour éviter ces inconvénients, l’apôtre place au début une sorte d’éloges. Au fond ce n’est point leur éloge, mais celui de la grâce de Dieu ; car si leurs péchés ont été remis, s’ils ont été justifiés, c’est l’effet du don d’en haut. C’est pourquoi il insiste sur les preuves de la bonté de Dieu, afin de mieux guérir leur maladie.

« Attendant la révélation de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Pourquoi vous agiter, leur dit-il, pourquoi vous troubler, parce que Jésus-Christ n’est pas là ? Il y est, et son jour est proche. Voyez comme il est sage ! Comment, après les avoir détachés des choses humaines, il les épouvante en leur rappelant le terrible tribunal, et en leur montrant qu’il ne suffit pas de bien commencer, mais qu’il faut aussi bien finir. Car après tant de grâces et tant de vertus, il est besoin de se souvenir de ce jour suprême, et pour arriver heureusement au terme, bien des travaux sont nécessaires.

2. Il emploie le mot de révélation pour montrer que, quoique encore invisible, elle existe pourtant, qu’elle est présente, et qu’elle aura lieu un jour. Il faut donc de la patience ; et c’est pour vous affermir que vous avez reçu des prodiges. « Qui vous conservera fermes et irréprochables jusques à la fin ». Ici il semble les flatter ; en réalité cependant, ce n’est point une flatterie ; car il sait bien les toucher sensiblement, comme quand il leur dit : « Quelques-uns se sont enflés, comme si je ne devais point venir parmi vous ». Et encore, « Que voulez-vous ? Que j’aille à vous avec la verge, ou en esprit de charité et de mansuétude ? » (1Co 4,18-21) Et encore « Cherchez-vous à mettre à l’épreuve le Christ qui parle en moi ? » (2Co 13,3) Du reste, il les accuse implicitement quand il emploie ces termes : « Il vous confirmera », et celui-ci : « Irréprochables », puisqu’il fait voir par là qu’ils sont encore flottants et non exempts de péché. Mais considérez comme il les rattache sans cesse au nom du Christ, ne faisant mention d’aucun homme, d’aucun apôtre, d’aucun maître, mais toujours de ce bien-aimé, dans le but, dirait-on ; de les guérir d’une sorte d’ivresse. En effet, dans aucune autre de ses épîtres, on ne voit tant de fois paraître le nom du Christ ; ici on le lit plusieurs fois en quelques versets, et il forme en quelque sorte tout le préambule. Relisez en effet dès le commencement : « Paul, appelé apôtre de Jésus-Christ, à ceux qui sont sanctifiés en Jésus-Christ, qui invoquent le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; grâce et paix à vous de la part de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je remercie mon Dieu de la grâce qui vous a été accordée dans le Christ Jésus comme le témoignage de Jésus-Christ a été confirmé en vous : attendant la révélation de Notre-Seigneur Jésus-Christ : qui vous rendra fermes et irrépréhensibles au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ : Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés en société de Jésus-Christ son Fils, Notre-Seigneur. Je vous supplie par le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Voyez-vous cette insistance à répéter le nom de Jésus-Christ ? Les moins intelligents peuvent comprendre clairement qu’il n’agit point ici sans raison et au hasard, mais que, par la répétition de ce beau nom, il cherche à guérir leur enflure et à les purger du poison de la maladie.

« Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés en société de son Fils ». Oh ! quelle grande chose il exprime là ! Quel don magnifique ! Vous avez été appelés en société du Fils unique, et vous vous livrez à des hommes ! Quelle misère est plus grande que la vôtre ! Et comment avez-vous été appelés ? Par le Père. Comme souvent, en parlant du Fils, il avait dit « par lui » et « en lui », de peur qu’ils ne crussent que le Père lui était inférieur, c’est le Père qu’il mentionne ici. Ce n’est point, dit-il, par un tel ou par un tel, mais par le Père que vous avez été appelés, par lui que vous avez été enrichis. Encore une fois, vous avez été appelés, vous n’êtes point venus de vous-mêmes. Mais que veut dire ceci : « En société de son Fils ? » Écoutez-le s’expliquant plus clairement ailleurs : « Si nous persévérons, nous régnerons ensemble ; « si nous mourons ensemble, nous vivrons ensemble ». (2Ti 2,12) Ensuite comme il a avancé une grande chose, il en donne une preuve certaine, irréfragable, en disant : « Dieu est fidèle », c’est-à-dire vrai. Or, si Dieu est vrai, il tiendra sa promesse, et il nous a promis de nous associer à son Fils unique ; c’est même pour cela qu’il nous a appelés ; et ses dons et ses grâces sont sans repentir, aussi bien que sa vocation. Et il place tout cela au début de son discours, de peur que des reproches trop vifs ne les jettent dans le désespoir. Car tout ce que Dieu a dit s’accomplira, à moins que nous ne soyons absolument rebelles, comme les Juifs qui, étant appelés, refusèrent les biens offerts.

Et ceci n’était point imputable à Celui qui les avait appelés, mais à leur ingratitude : car lui voulait réellement donner ; eux, en ne voulant point accepter, se perdirent eux-mêmes. S’il les eût appelés à quelque chose de difficile et de pénible, encore qu’ils eussent été inexcusables de s’y refuser, du moins auraient-ils eu quelque prétexte. Mais quand ils sont appelés à la purification, à la justice, à la sanctification, à la rédemption, à la grâce, au don, à des biens tout prêts que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus, et que c’est un Dieu qui les appelle et qui les appelle par lui : Quel pardon peuvent-ils espérer, s’ils n’accourent avec empressement ? Qu’on se garde donc d’accuser Dieu. L’infidélité ne vient pas de lui, mais de ceux qui résistent. On dira peut-être : Il fallait les amener malgré eux. Non certes : Dieu ne force personne, il n’impose aucune nécessité. Amène-t-on, malgré eux et enchaînés, ceux qu’on invite aux honneurs, aux couronnes, aux festins, aux solennités ? Jamais ; ce serait leur faire injure. Il envoie malgré eux les réprouvés en enfer ; il n’appelle au royaume que des hommes de bonne volonté ; il précipite dans le feu les victimes liées et hurlant de désespoir ; mais il agit autrement avec ceux qu’il appelle à ses biens infinis ; car il rendrait ces biens odieux, s’ils n’étaient de telle nature qu’on coure à eux avec un empressement volontaire et une vive reconnaissance.

3. Mais pourquoi, direz-vous, tous ne les acceptent-ils pas ? À cause de leur infirmité propre. Mais pourquoi ne guérit-il pas cette infirmité ? Eh ! quel moyen fallait-il employer, dites-moi ? N’a-t-il pas fait la création pour manifester sa bonté et sa puissance ? « Les cieux », est-il dit, « racontent la gloire de Dieu ». (Psa 19,2) N’a-t-il pas envoyé des prophètes ? N’a-t-il pas appelé, prodigué les hommes ? N’a-t-il pas fait des prodiges ? N’a-t-il pas donné la loi écrite et naturelle ? N’a-t-il pas envoyé son Fils ? N’a-t-il pas envoyé des apôtres ? N’a-t-il pas opéré des signes ? N’a-t-il pas menacé de l’enfer ? N’a-t-il pas promis son royaume ? Ne fait-il pas chaque jour lever son soleil ? N’a-t-il pas rendu ses commandements si doux, si faciles, qu’un grand nombre les dépassent par la force de leur sagesse ? « Qu’ai-je dû faire à ma vigne, que je n’aie pas fait ? » (Isa 5,4)

Mais pourquoi, ajoutera-t-on, ne pas nous rendre la science et la vertu naturelles ? Qui dit cela ? Est-ce le grec où le chrétien ? Tous les deux, mais sans porter sur le même point : car l’un réclame pour la science ; l’autre pour la conduite de la vie. Répondons d’abord à celui qui est des nôtres : car je m’intéresse moins à ceux du dehors qu’aux membres de notre famille. Que dit donc le chrétien ? Qu’il fallait nous donner la science de la vertu. Il nous l’a donnée : autrement, comment connaîtrions-nous ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter ? D’où viennent les lois et les tribunaux ? – Mais c’est la pratique même, et pas seulement la science, qu’il devait nous donner. – Auriez-vous mérité une récompense, si Dieu avait tout fait ? Dites-moi : si le grec et vous commettez le même péché, serez-vous punis de la même manière ? Non certainement : Car vous avez la liberté qui procède de la science. Dites-moi encore : Si quelqu’un vous disait que le grec et vous recueillerez le même fruit de votre science, ne vous fâcherez-vous pas ? J’en suis convaincu : Car vous direz que le grec pouvant trouver la science de lui-même, ne l’a pas voulu. Et s’il s’avisait de dire que Dieu devait nous donner la science naturellement, ne ririez-vous pas et ne lui diriez-vous pas : Pourquoi n’as-tu pas cherché ? Pourquoi n’as-tu pas fait les mêmes efforts que moi ? Plein d’une grande confiance, vous ajouteriez : Qu’il est d’une extrême folie d’accuser Dieu de n’avoir pas rendu la science naturelle. Et vous diriez cela, parce que chez vous la science est saine et en bon état. Si votre vie eût été aussi bien réglée, vous n’auriez pas posé la question. Mais parce que vous êtes sans énergie pour la vertu, vous tenez ce langage insensé. Pourquoi fallait-il que le bien se fit nécessairement ? Les animaux privés de raison auraient donc été nos émules en vertu ? Car quelques-uns même l’emportent sur nous en tempérance.

J’aimerais mieux, dirait-on, être bon par nécessité et ne recevoir aucune récompense, que d’être méchant par volonté et être condamné à des châtiments et à des supplices. – Être, vertueux par nécessité, est chose impossible. Si vous ignorez ce qu’il faut faire, dites-le, et nous vous répondrons ce qu’il faudra ; mais si vous savez que le libertinage est mauvais, pourquoi n’évitez-vous pas le mal ? – Je ne puis pas, dites-vous. Mais d’autres qui ont fait de bien plus grandes choses vous accuseront, et vous réduiront au silence par la surabondance de leur vertu. Peut-être ayant une femme, vous n’êtes pas chaste ; et d’autres n’ayant pas de femmes, gardent une chasteté parfaite. Comment vous justifierez vous de ne remplir point la stricte mesure, quand d’autres s’élancent bien au-delà ? – Mon tempérament n’est pas le même, direz-vous, ni ma volonté non plus. C’est parce que vous ne le voulez pas, et non parce que vous ne le pouvez pas ; car je vous démontre que tous sont capables de vertu. En effet, ce que quelqu’un ne peut pas faire, il ne le fera pas même sous l’influence de la nécessité ; et si celui qui n’agit pas peut agir sous la pression de la nécessité, ce n’est plus par volonté qu’il agit. Par exemple : voler et s’élever vers le ciel est chose absolument impossible à quiconque a un corps. Eh bien ! si un roi ordonnait de voler sous peine de mort, en disant : L’homme qui ne volera pas sera massacré, ou jeté au feu, ou subira tout autre supplice de ce genre ; pourrait-on obéir ? Évidemment non ; car notre nature ne saurait s’y prêter. Mais si le prince faisait les mêmes ordonnances à propos de la chasteté, en décrétant, et avec justice, que tout libertin sera puni, brûlé, flagellé, torturé de mille manières ; n’y en aurait-il pas un grand nombre qui se soumettraient à l’édit ? – Non, direz-vous peut-être ; car il y a déjà une loi qui défend l’adultère, et tous ne s’y soumettent pas. Mais c’est parce qu’ils espèrent n’être pas connus, et non parce qu’ils n’ont que de faibles raisons de craindre ; car si le législateur et le juge étaient présents au moment où ils vont commettre le mal, la crainte pourrait bien leur en ôter jusqu’au désir. Supposons même un châtiment moins grave, par exemple, la séparation d’une femme aimée et la prison : le libertin saurait bien se résigner sans trop de peine.

Gardons-nous donc de dire que l’homme est bon ou mauvais par nature : Car si cela était, le bon ne pourrait jamais devenir méchant, ni le méchant devenir bon. Et pourtant nous voyons des changements rapides, soit du bien au mal, soit du mal au bien. Et nous ne voyons pas seulement cela dans les Écritures où, par exemple, les publicains deviennent apôtres et les disciples traîtres, où les femmes publiques deviennent chastes, où les larrons se convertissent, où les mages se prosternent en adoration, où les impies passent à des sentiments de piété, et cela tant dans le Nouveau que dans l’Ancien Testament ; mais chaque jour de tels faits arrivent sous nos yeux. Or si tout cela était naturel, aucun changement n’aurait lieu. Étant passibles par nature, pouvons-nous par aucun effort devenir impassibles ? Ce qui est par nature, ne cessera jamais d’être tel. Jamais personne n’a pu passer du besoin de dormir à la faculté de ne pas dormir, ni de la corruption à l’incorruptibilité, ni s’affranchir du besoin de manger au point de n’avoir plus faim. Aussi ces nécessités ne sont point des crimes, et nous ne nous les reprochons jamais. Jamais personne n’a dit, en manière de blâme : Ô être passible ! ô être sujet à la corruption ! Mais nous reprochons l’adultère, la fornication ou d’autres semblables actions à ceux qui les commettent, et nous les traduisons devant les juges pour être accusés et punis, ou honorés pour des faits contraires.

Quand donc, d’après la conduite que nous tenons les uns envers les autres, d’après les jugements que nous subissons, les lois que nous établissons, les reproches que notre conscience nous adresse même quand personne ne nous accuse, d’après ce fait que la négligence nous rend pires et la crainte meilleurs, et que nous en voyons d’autres se corriger et parvenir au faîte de la sagesse ; quand, dis-je, d’après tout cela, il nous est démontré qu’il dépend de nous de faire le bien, pourquoi nous tromper nous-mêmes par de vaines excuses et de misérables prétextes, qui non seulement ne nous obtiennent pas le pardon, mais nous préparent d’intolérables supplices, tandis que nous devrions avoir sans cesse devant les yeux le jour terrible, pratiquer la vertu et en récompense de légers travaux, recevoir des couronnes immortelles ? Car ces raisonnements ne nous serviront à rien ; ceux de nos frères qui auront mené une conduite opposée, condamneront tous les pécheurs : le miséricordieux, l’homme dur ; le bon, le méchant ; l’humble, l’orgueilleux ; le bienveillant, l’envieux ; le sage, l’ambitieux de vaine gloire ; le fervent, le lâche ; le chaste, le libertin. C’est ainsi que Dieu portera son jugement et formera deux ordres, dont l’un recevra des éloges et l’autre sera livré au supplice. Ah ! qu’aucun de ceux qui sont ici présents ne se trouve parmi ceux qu’attendent le châtiment et l’ignominie ; mais bien au nombre des couronnés, destinés au royaume céleste ! Puissions-nous tous avoir ce bonheur par la, grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, en union avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire, l’empire, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE III.

OR, JE VOUS SUPPLIE, MES FRÈRES, PAR LE NOM DE JÉSUS-CHRIST NOTRE-SEIGNEUR, D’AVOIR TOUS UN MÊME LANGAGE, ET DE NE POINT SOUFFRIR DE SCHISMES PARMI VOUS, MAIS D’ÊTRE TOUS UNIS PARFAITEMENT DANS UN MÊME ESPRIT ET UN MÊME SENTIMENT. (VERS. 10, JUSQU’À 17)

ANALYSE.

  • 1. Que les réprimandes doivent être préparées et amenées doucement et peu à peu.
  • 2. Que saint Paul ne se préfère pas à saint Pierre.
  • 3. Baptiser n’est pas une œuvre dont on doive s’enorgueillir puisque tout le monde en est capable. – Prêcher est plus difficile.
  • 4 et 5. Ne pas rougir de l’ignorance des apôtres puisque c’est leur gloire. – De quelle manière nous devons travailler à convertir les infidèles. – Zèle pour le salut des âmes. – Quel bonheur c’est d’en convertir une seule.

1. Les reproches, comme je vous l’ai toujours dit, doivent venir doucement, peu à peu ; et c’est ce que Paul fait ici. Sur le point d’aborder un sujet plein de périls et capable de renverser l’Église de fond en comble, il adoucit son langage. Il dit qu’il les supplie, mais qu’il les supplie par le Christ : comme s’il ne se sentait pas capable de les prier et de les persuader par lui-même. Qu’est-ce que cela : « Je vous supplie par le Christ ? » Je prends le Christ pour auxiliaire, j’invoque le secours de son nom, de ce nom injurié et déshonoré. Paroles pleines d’à-propos, pour ne pas les pousser à l’insolence : car le péché rend insolent. Si, en effet, vous commencez par de violents reproches, vous ferez des rebelles et des impudents ; si vous grondez doucement, vous verrez le coupable incliner la tête. Garder le silence et baisser les yeux, c’est ce que Paul va faire, et, en attendant, il exhorte au nom du Christ. Et à quoi exhorte-t-il ? « À avoir tous le même langage et à ne pas souffrir de schismes parmi vous ». Le sens énergique du mot schisme et le blâme qu’implique ce terme, étaient bien propres à les blesser au vif. Car il n’y avait pas beaucoup de parties entières ; mais l’unité même avait péri. En effet, si c’étaient des Églises saines et entières, il y avait au moins beaucoup d’assemblées ; mais si c’étaient des schismes, l’unité même avait disparu. Car l’unité divisée en beaucoup de parties, non seulement ne se multiplie pas, mais est détruite elle-même. Telle est la nature des schismes. Ensuite, après les avoir blessés au vif par le mot de schisme, il se radoucit et mitige ainsi son langage : « Mais d’être tous unis dans le même esprit et dans le même « sentiment ». Après avoir dit : « D’avoir tous le même langage », il ajoute : Ne pensez pas que je parle seulement de l’accord du langage, je demande aussi l’accord de pensée. Et comme il peut arriver que cet accord existe, mais non sur tous les points, il ajoute : « Mais d’être unis d’une manière parfaite ». Car celui qui est d’accord sur un point et en désaccord sur d’autres, n’est point uni en perfection, n’est point parfait sous le rapport de l’union. On peut encore être uni par la pensée et ne l’être point par le sentiment.: ce qui arrive par exemple quand nous avons la même foi et que nous ne sommes pas liés par la charité. En ce cas nous sommes unis par la pensée (puisque nous pensons les mêmes choses), mais nous ne le sommes point par le sentiment : ce qui avait lieu alors, où les uns s’attachaient à un maître, les autres à un autre. C’est pourquoi il exige qu’on soit uni d’esprit et de sentiment. Car les schismes ne provenaient pas de la différence de foi, mais de la diversité des sentiments, effet des rivalités humaines.

Et comme un accusé se montre insolent, tant qu’il n’a pas de témoins contre lui, voyez comment il en produit, pour les mettre hors d’état de nier. « J’ai été averti sur votre compte, mes frères, par ceux de la maison de Chloé ». II n’avait d’abord pas dit cela, mais il avait en premier lieu établi l’accusation, ce qui prouve qu’il avait cru aux informations ; sans cela il n’eût point accusé ; car Paul n’était pas homme à croire sans raison. Il n’avait donc d’abord pas parlé de renseignements, pour ne pas paraître accuser à l’instigation de ceux qui les lui avaient donnés ; mais il ne les passe pas sous silence, pour ne pas paraître agir de lui seul. Il leur donne encore le nom de frères : bien que leur péché fût évident, cela n’empêchait pas de les appeler ainsi. Et voyez sa prudence : il ne désigne point une personne en particulier, mais toute une maison, pour ne point les irriter contre l’auteur des révélations ; par là il a mis celui-ci à couvert et a pu librement formuler son accusation. Il ne songe pas seulement aux intérêts des uns, mais aussi à ceux des autres. Voilà pourquoi il ne dit pas : J’ai appris de certaines personnes ; mais il indique une maison tout entière, pour ne pas avoir l’air d’inventer. Que m’a-t-on appris ? « Qu’il y a des contestations parmi vous ». Quand il leur adresse directement ses reproches, il leur dit. « Qu’il n’y ait pas de schismes parmi vous » ; mais quand il leur parle, d’après le témoignage des autres, il adoucit ses termes : « On m’a appris qu’il y a des contestations parmi vous », afin de ménager ceux de qui il tient ses informations.

Il précise ensuite le genre de contestation : « Chacun de vous dit : Pour moi je suis à Paul, et moi à Apollon, et moi à Céphas ». Ce ne sont pas, dit-il, des disputes pour des intérêts privés, mais d’autres beaucoup plus fâcheuses. « Chacun de vous dit ». Ce n’est pas une partie de l’Église, mais l’Église entière que le fléau ravage. Pourtant on ne parlait ni de lui, ni d’Apollon, ni de Céphas ; mais il fait voir que si l’on ne peut s’attacher à ceux-là, encore bien moins le peut-on à d’autres. La preuve qu’on ne parlait pas d’eux, est dans ce qu’il dit plus bas : « J’ai proposé ces choses en ma personne et en celle d’Apollon, afin que vous appreniez, à notre exemple, à n’avoir pas d’autres sentiments que ceux que je vous ai marqués ». (1Co 4,6) Car si l’on ne peut se dire partisan de Paul, d’Apollon et de Céphas, encore bien moins de tout autre. Si l’on ne doit point s’enrôler sous le drapeau d’un docteur, du premier des apôtres, de l’instituteur d’un si grand peuple, à plus forte raison sous le drapeau de ceux qui ne sont rien. Désirant ardemment les guérir de leur maladie, il met ces noms en avant ; mais pour moins blesser il tait les noms de ceux qui déchiraient l’Église, et les abrite en quelque sorte sous ceux des apôtres : « Moi je suis à Paul, moi à Apollon, moi à Céphas ».

2. Ce n’est point parce qu’il se préfère à Pierre qu’il le nomme le dernier ; mais, au contraire, parce qu’il se met fort au-dessous de Pierre. Il parle par gradation, pour ne pas avoir l’air d’agir par envie, ni de vouloir priver ceux-ci de l’honneur qui leur est dû. Voilà pourquoi il se nomme le premier. Car celui qui se réprouve le premier, n’agit point par le désir de l’honneur, mais par un profond mépris pour la vaine gloire.

Il reçoit d’abord tout le premier choc, ensuite il nomme Apollon et Céphas. Il n’agit donc point par orgueil ; mais, désirant corriger une chose défectueuse, il met d’abord en avant sa propre personne. Évidemment c’était un tort de prendre le parti d’un tel ou d’un tel ; et il a raison de le leur reprocher, en disant : Vous ne faites pas bien de dire : « Moi je suis à Paul, moi à Apollon, moi à Céphas ». Mais pourquoi ajoute-t-il : « Et moi au Christ ? » Si c’était une faute de s’attacher à des hommes, ce n’en était certainement pas une de tenir pour Jésus-Christ. Aussi ne leur reproche-t-il point de le faire, mais de ne pas le faire tous. Je pense aussi qu’il a ajouté ce nom de lui-même, afin de donner plus de poids à l’accusation et de faire entendre que le Christ est resté le lot de quelques-uns, mais non de tous. Que telle ait été sa pensée, la suite le fait voir. « Le Christ est-il divisé ? » C’est-à-dire, vous avez scindé le Christ et divisé son corps. Voyez-vous le courroux, voyez-vous le reproche, voyez-vous le langage de l’indignation ? Il ne prouve pas, il interroge, supposant cette absurdité confessée.

Quelques-uns lui prêtent une autre intention dans ces paroles : « Le Christ est-il divisé ? » Cela voudrait dire : Le Christ a disséminé et partagé son Église entre les hommes, il en a gardé une portion pour lui et leur a distribué le reste. Absurdité qu’il détruit ensuite par ces mots : « Paul a-t-il été crucifié pour vous, ou avez-vous été baptisés au nom de Paul ! » Voyez son amour pour le Christ, voyez comme il ramène tout à son propre nom ; démontrant surabondamment que cet honneur n’appartient à personne. Pour ne pas paraître céder à un mouvement de jalousie, il se met lui-même continuellement en scène. Mais voyez aussi sa prudence ; il ne dit pas : Est-ce que Paul a créé le monde ? Est-ce que Paul vous a tirés du néant ? Mais il choisit ce qu’il y a de plus précieux aux yeux des fidèles, les preuves les plus sensibles de la Providence, la croix et le baptême, et les biens qui en découlent. Sans doute la création du monde prouve la bonté de Dieu, mais l’abaissement de la croix la prouve bien davantage. Et il ne dit pas : Est-ce que Paul est mort pour vous ; mais : « Est-ce que Paul a été crucifié pour vous ? » Désignant ainsi le genre de mort. « Où est-ce que vous avez été baptisés au nom de Paul ? » Il ne dit pas : Est-ce que Paul vous a baptisés ? Car il en avait baptisé beaucoup : mais il s’agissait de savoir au nom de qui, et non par qui ils avaient été baptisés. Et comme c’était précisément là l’origine du schisme, que chacun se rattachait à celui qui l’avait baptisé, il redresse cette erreur, en disant : « Est-ce que vous avez été baptisés au nom de Paul ? » Ne me dites point par qui, mais au nom de qui, vous avez été baptisés. Car il ne s’agit point de savoir qui baptise, mais quel est celui dont le nom est invoqué dans le baptême puisque celui-là seul remet les péchés. Il s’arrête là et ne va pas plus loin. Il ne dit pas Est-ce que Paul vous a promis les biens à venir ? Est-ce que Paul vous a promis le royaume des cieux ? Pourquoi n’ajoute-t-il rien de cela ? Parce que autre chose est d’annoncer le royaume, autre chose d’être crucifié ; l’un est sans danger et n’entraîne point d’ignominie, l’autre renferme tous les deux. D’ailleurs, il conclut des uns aux autres, quand, après avoir dit : « Qui n’a pas épargné son propre fils », il ajoute : « Comment avec lui ne nous donnera-t-il pas aussi toutes choses ! » (Rom 8,32) Et encore : « Si, quand nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son fils, à bien plus forte raison, une fois réconciliés, serons-nous sauvés ». (Id 5,10) C’est pour cela qu’il n’a pas parlé de ces biens ; on ne jouissait point encore des uns, on avait déjà fait l’expérience des autres ; les uns n’étaient encore qu’en promesses, les autres étaient une réalité.

« Je rends grâce à Dieu de ce que je n’ai baptisé aucun de vous, si ce n’est Crispus et Caïus ». Pourquoi êtes-vous si fiers de baptiser, quand je remercie Dieu de n’avoir pas baptisé ? Par ces paroles, il – guérit prudemment leur enflure, non en niant la force du baptême (ce qu’à Dieu ne plaise), mais en réprimant l’orgueil de ceux qui se vantaient d’avoir baptisé ; et pour cela il leur fait voir d’abord que ce don ne vient pas d’eux, et en second lieu il remercie Dieu à cette occasion. Sans doute le baptême est une grande chose, mais à cause de Celui qu’on y invoque, et non à cause de celui qui le donne. Baptiser n’est rien, quant à l’effort exigé de la part de l’homme ; évangéliser est beaucoup plus. Je le répète : le baptême est une grande chose, puisque sans lui on ne peut parvenir au royaume ; mais l’homme le plus vulgaire peut le donner, tandis que prêcher l’Évangile est une œuvre très laborieuse.

3. Il expose la raison pour laquelle il rend grâces à Dieu de n’avoir baptisé personne. Quelle est-elle ? « Pour que personne ne dise que vous avez été baptisés en mon nom ». Quoi donc ? Parlait-on de cela ? Non ; mais je crains, dit-il, que le mal n’aille jusque-là. Si, en effet, quand des hommes vils et sans valeur baptisent, il s’élève une hérésie ; si j’avais baptisé beaucoup de monde, moi qui ai annoncé le baptême, il est vraisemblable qu’un parti se formerait, lequel non content d’adopter mon nom, m’attribuerait aussi le baptême. Puisque le mal partant de si bas est déjà si grand, il le serait peut-être bien plus encore s’il avait pris sa source plus haut. Après avoir ainsi réprimandé ceux qui étaient déjà gâtés, et avoir dit : « Moi j’ai baptisé ceux de la maison de Stéphanas », il rabat de nouveau leur orgueil, en disant : « Du reste, je ne sais si j’en ai baptisé d’autres ». Par là il fait voir qu’il se soucie peu de se procurer cet honneur aux yeux du vulgaire, et qu’il n’est point venu pour cela. Et ce n’est pas seulement par ces paroles, mais encore par les suivantes qu’il refoule leur orgueil, quand il dit : « Le Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais prêcher l’Évangile ». Œuvre bien plus laborieuse, qui exigeait beaucoup de sueur et une âme de fer, et qui renfermait tout ; voilà pourquoi on l’avait confiée à Paul. Et pourquoi n’étant pas envoyé pour baptiser, baptisait-il ? Ce n’était point par opposition à Celui qui l’avait envoyé, mais par surérogation. En effet il n’a pas dit : On m’a défendu de le faire, mais : Je n’ai pas été envoyé pour cela, mais pour une chose plus nécessaire. Évangéliser était l’œuvre d’un ou deux ; baptiser était au pouvoir de tout homme revêtu du sacerdoce.

En effet, baptiser un catéchumène, un homme convaincu, cela est donné à tout le monde ; car la volonté de celui qui approche fait tout, conjointement avec la grâce de Dieu. Mais amener des infidèles à la foi, c’est une fonction qui demande beaucoup de peines, beaucoup de sagesse, outre le danger qui s’y attachait alors. Dans le baptême, tout est fait, celui qui doit être admis au mystère est convaincu, et ce n’est pas merveille que de baptiser un homme convaincu. Ici il faut prendre beaucoup de peines pour changer la volonté et les dispositions, pour déraciner l’erreur et planter la vérité. Mais il ne dit point cela de la sorte, il ne le prouve pas, il n’affirme pas qu’il n’y a point de peine à baptiser et beaucoup à évangéliser, car il sait toujours être modeste ; mais quand il traite de la sagesse profane, il devient véhément et emploie, dès qu’il le peut, les termes les plus violents. Ce n’était donc point contre l’ordre de Celui qui l’avait envoyé qu’il baptisait, mais il en était ici comme quand les apôtres dirent à l’occasion des veuves : « Il n’est pas juste que nous abandonnions le ministère de la parole pour le service des tables ». (Act 6,2) Il servait alors, non par esprit d’opposition, mais par surabondance de zèle. En effet, maintenant encore nous confions le soin de baptiser aux prêtres les moins capables, et la prédication aux plus instruits, parce qu’ici sont les labeurs et les difficultés. Voilà pourquoi l’apôtre dit lui-même : « Que les prêtres qui gouvernent bien soient doublement honorés, surtout ceux qui travaillent à la prédication de la parole et à l’instruction ». (1Ti 5,17) Car comme c’est l’affaire d’un maître habile et sage de former les athlètes qui doivent lutter dans l’arène, tandis que décerner la couronne au vainqueur est au pouvoir de celui même qui ne sait pas combattre, bien que la couronne fasse ressortir l’éclat de la victoire ; de même, pour ce qui regarde le baptême, quoi qu’il soit nécessaire au salut, celui qui l’administre fait une chose toute simple, puisqu’il trouve une volonté préparée.

« Non pas dans la sagesse de la parole, pour « ne pas réduire à rien la croix de Jésus-Christ ». Après avoir rabattu l’orgueil de ceux qui s’estimaient pour avoir baptisé, il passe à ceux qui se glorifiaient de la sagesse mondaine, et les attaque avec vivacité. En effet à ceux qui s’enflaient pour avoir baptisé, il s’est contenté de dire : « Je rends grâce à Dieu de n’avoir baptisé personne », et de ce que le Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser ; il n’emploie point de preuves, point d’expressions violentes, il insinue sa pensée en peu de mots et passe outre. Mais ici tout d’abord il frappe un grand coup en disant : « Pour ne pas réduire à rien la croix de Jésus-Christ ». Pourquoi vous glorifier d’une chose qui doit vous couvrir de honte ? Car si cette sagesse est l’ennemie de la croix et de l’Évangile, loin de s’en vanter, il faut en rougir. Voilà pourquoi les apôtres ne l’ont point eue, non que la grâce leur fît défaut, mais pour ne point nuire à la prédication. Ces sages selon le monde ébranlaient donc la doctrine, au lieu de l’affermir ; et les simples la consolidaient. Voilà de quoi confondre l’orgueil, détruire l’enflure et inspirer des sentiments de modestie. Mais, direz-vous, s’il en était ainsi, pourquoi donner mission à Apollon, qui était un savant ? Ce n’était pas qu’ils eussent confiance dans son talent pour la parole ; mais ils l’avaient choisi parce qu’il était instruit dans les Écritures et qu’il confondait les Juifs. Du reste on recherchait des hommes sans science pour occuper les premiers rangs et commencer à répandre la semence de la parole : car il fallait une grande vertu afin de repousser l’erreur dès l’abord ; il fallait un grand courage au début de la carrière. Si donc celui qui, dans les commencements, n’avait pas eu besoin de savants pour repousser l’erreur, les a ensuite admis, ce n’était pas par nécessité ni par défaut de discernement. Comme il n’avait pas eu besoin d’eux pour exécuter sa volonté, il ne les a cependant point rejetés quand ils se rencontrèrent plus tard. Dites-moi un peu : Pierre et Paul étaient-ils savants ? Vous ne pourriez le dire ; car ils étaient simples et sans lettres. Le Christ a agi ici, comme quand, envoyant ses disciples par toute la terre, après leur avoir d’abord montré sa puissance en Palestine, il leur disait : « Lorsque je vous ai envoyés sans argent, sans provisions, sans chaussure, avez-vous manqué de rien ? » (Luc 22,35) Et qu’ensuite il leur permit d’avoir de l’argent et des provisions. Ce dont il s’agissait, c’était que la puissance du Christ fût manifestée, et non de repousser de la foi ceux qui venaient à cause de leur sagesse mondaine. Quand donc les Grecs accuseront les disciples d’ignorance, accusons-les-en aussi, et plus haut que les Grecs. Que personne ne dise que Paul était savant ; tout en exaltant ceux d’entre eux que leur science et leur éloquence ont rendus célèbres, affirmons que les nôtres ont tous été des ignorants. Et par là nous ne les rabaisserons nullement ; car la victoire n’en sera que plus éclatante.

Je dis tout cela pour avoir entendu un chrétien disputer avec un Grec de la manière la plus ridicule : tous les deux renversaient leur propre thèse et se réfutaient eux-mêmes. Le Grec disait ce qu’aurait dû dire le chrétien ; et le chrétien faisait les objections qu’aurait dû faire le Grec:. Il était question de Paul et de Platon : or, le Grec s’efforçait de démontrer que Paul était un ignorant, un homme sans instruction ; et le chrétien par trop simple cherchait à prouver que Paul était plus savant que Platon. Si cette dernière proposition eût triomphé, la victoire appartenait au Grec. Car si Paul était plus savant que Platon, on aura raison de dire que, s’il l’emporta, ce fut par l’éloquence et non par le secours de la grâce. En sorte que le chrétien parlait pour le Grec, et le Grec pour le chrétien. Si en effet Paul, quoique ignorant, a vaincu Platon, c’est, comme je le disais, une victoire éclatante car cet ignorant a pris tous les disciples de Platon, les a convaincus et amenés à lui. D’où il suit que sa prédication a triomphé par la grâce de Dieu, et non par la sagesse humaine. Pour éviter cet inconvénient et ne pas devenir ridicules en disputant de cette façon avec les Grecs, qui sont ici nos adversaires, accusons les apôtres d’ignorance ; car cette accusation est un éloge. Et quand les Grecs les traiteront de gens grossiers, enchérissons, nous ; et ajoutons qu’ils étaient ignorants, sans lettres, pauvres, sans naissance, dépourvus d’intelligence et obscurs. Ce n’est point là blasphémer les apôtres ; toute leur gloire, au contraire, est d’avoir, étant tels, triomphé du monde entier. Oui, ces hommes simples, grossiers et ignorants, ont abattu les sages, les puissants, les tyrans, ceux qui jouissaient et se pavanaient des richesses, de la gloire, de tous les avantages extérieurs ; ils les ont abattus comme s’ils n’eussent pas été des hommes.

Il est donc évident que la puissance de la croix est grande, et que rien de tout cela n’est l’effet du pouvoir humain ; car ces succès n’ont rien de naturel ; tout y est surnaturel. Or quand il se passe un événement supérieur, très supérieur à la nature, et en même temps convenable et utile, il est manifeste qu’on doit l’attribuer à quelque vertu, à quelque opération divine. Eh bien ! voyez : le pêcheur, le fabricant de tentes, le publicain, l’homme simple, l’homme sans lettres, venus d’une terre lointaine, de la Palestine, ont chassé de leur propre patrie les philosophes, les rhéteurs, tous les maîtres dans l’art de la parole ; ils les ont vaincus en un instant, à travers mille périls, malgré l’opposition des peuples et des rois, malgré les résistances de la nature, malgré l’ancienneté du temps, la force d’habitudes invétérées, malgré les efforts des démons armés contre eux, et bien que le diable, debout lui-même au centre de la bataille, mît tout en mouvement, les rois, les princes, les peuples, les nations, les villes, les barbares, les Grecs, les philosophes, les orateurs, les sophistes, les écrivains, les lois, les tribunaux, les supplices les plus variés et mille et mille genres de mort. Et tout cela a été repoussé, a cédé à la voix des pêcheurs, absolument comme la poussière légère qui ne peut résister au souffle du vent. Apprenons donc à disputer ainsi avec les Grecs, pour ne pas ressembler à des animaux stupides et sans raison, mais être toujours prêts à défendre l’objet de nos espérances. En attendant, méditons bien ce point qui n’est pas d’une médiocre importance, et disons-leur : Comment les faibles ont-ils vaincu les forts : douze hommes, l’univers entier, sans se servir des mêmes armes, mais en combattant sans armes des hommes armés ?

5. Dites-moi de grâce : Si douze hommes, étrangers à l’art de la guerre, non seulement sans armes, mais même faibles de constitution, s’élançant tout à coup sur une innombrable armée, n’en éprouvaient aucun mal, restaient sains et saufs au milieu d’une grêle de traits, et, conservant leurs javelots suspendus à leurs corps nus, abattaient tous leurs ennemis sans user de leurs armes, mais en les frappant seulement de la main, tuaient les uns et faisaient les autres prisonniers sans recevoir la moindre blessure ; dites-moi, attribuerait-on cela à la puissance humaine ? Et pourtant le triomphe des apôtres est beaucoup plus étonnant que celui-là. Car, qu’un ignorant, qu’un homme sans lettres, qu’un pêcheur aient triomphé de tant d’éloquence, n’aient été arrêtés ni par leur petit nombre, ni par la pauvreté, ni par les dangers, ni par la puissance de l’habitude, ni par la sévérité des préceptes qu’ils imposaient, ni par des morts quotidiennes, ni par la multitude de ceux qui professaient l’erreur, ni par l’autorité de ceux qui l’enseignaient : Voilà qui est bien plus incroyable que de voir un homme nu n’être pas blessé.

Abattons-les donc de la même manière ; combattons-les ainsi, réfutons-les par notre conduite plutôt que par notre langage. Les œuvres, voilà le vrai combat, le raisonnement sans réplique. Quand nous argumenterions sans fin, ce serait peine perdue si nous ne tenions une conduite meilleure que la leur. Ce ne sont pas nos paroles, mais nos actions qu’ils étudient ; ils nous disent : Sois d’abord fidèle à ta doctrine, et prêche-la ensuite aux autres. Si tu parles de biens infinis réservés à l’avenir, et que tu paraisses attaché aux biens présents comme si ceux-là n’existaient pas, je crois à tes actions plutôt qu’à tes paroles. Quand je te vois ravir le bien d’autrui, pleurer outre mesure ceux qui ne sont plus, commettre une foule d’autres péchés, comment te croirai-je lorsque tu parles de résurrection ? S’ils ne vous disent pas cela, ils le pensent et s’en préoccupent. Et là est l’obstacle qui empêche les infidèles de devenir chrétiens. Convertissons-les donc par notre propre conduite. Beaucoup d’hommes illettrés ont ainsi frappé des philosophes, en leur montrant la vraie philosophie ; la philosophie des œuvres, et faisant entendre par leur sage conduite une voix plus éclatante que celle de la trompette : sorte d’éloquence bien au-dessus de celle du langage. Si je prêche l’oubli des injures, et qu’ensuite je nuise à un Grec en mille manières, comment mes paroles l’attireront-elles alors que mes actions le repoussent ? Prenons-les donc dans les filets d’une bonne conduite, édifions et enrichissons l’Église en lui gagnant ces âmes.

Rien, pas même le monde entier, n’égale le prix d’une âme. Donnassiez-vous une immense fortune aux pauvres, vous avez moins fait que de convertir une seule âme. Il est écrit « Celui qui sépare un objet précieux d’une vile matière, sera comme ma bouche ». (Jer 15,19) Sans doute, c’est une chose excellente d’avoir pitié des pauvres, mais rien n’est aussi grand que d’arracher une âme à l’erreur : car c’est ressembler à Paul et à Pierre. Il nous est donné de succéder à leur prédication, non plus pour braver comme eux les dangers, endurer la faim, la peste et les autres maux (car nous vivons en un temps de paix) ; mais pour déployer l’ardeur de notre zèle. Sans sortir de chez nous, nous pouvons nous livrer à cette pêche. Que quiconque a un ami, un parent, une connaissance, tienne cette conduite, adopte ce langage, et il ressemblera à Pierre et à Paul. Que dis-je, à Pierre et à Paul ? Il sera la bouche du Christ. « Car celui qui sépare une chose précieuse d’une matière vile, sera comme ma bouche ». Si vous ne persuadez pas aujourd’hui, vous persuaderez demain ; si vous ne persuadez jamais, vous aurez cependant toute la récompense ; si vous ne persuadez pas tout le monde, vous en sauverez au moins quelques-uns de la foule. Les apôtres eux-mêmes n’ont pas convaincu tous les hommes, bien qu’ils s’adressassent à tous, et ils sont récompensés comme s’ils les avaient tous gagnés. Car Dieu a coutume de proportionner la récompense aux intentions et non aux succès. Offrez-lui deux oboles, il les accepte ; ce qu’il a fait pour la veuve, il le fait pour ceux qui enseignent la loi. Gardez-vous donc de dédaigner un petit nombre, parce que vous ne pouvez pas convertir le monde entier, et ne négligez point les petits succès, parce que vous ambitionnez les grands. Si vous ne pouvez pour cent, tâchez pour dix ; si vous ne pouvez pour dix, contentez-vous de cinq ; si cinq dépassent vos forces, ne laissez pas que de vous occuper d’un, et si cet un même vous échappe, ne vous découragez pas pour autant, et ne suspendez pas les efforts de votre zèle. Ne voyez-vous pas que, dans les contrats, les marchands n’opèrent pas seulement avec de l’or, mais aussi avec de l’argent ? Si nous ne dédaignons pas les petites choses, nous atteindrons aussi les grandes ; mais si nous négligeons celles-là, nous parviendrons difficilement à celles-ci. C’est en recueillant les unes et les autres qu’on devient riche. Que ce soit donc là notre règle de conduite, afin qu’enrichis en tout, nous obtenions le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui, gloire, empire, honneur, appartiennent au Père en même temps qu’au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IV.

CAR LA PAROLE DE LA CROIX EST UNE FOLIE POUR CEUX QUI SE PERDENT ; MAIS POUR CEUX QUI SE SAUVENT, C’EST-À-DIRE POUR NOUS, ELLE EST LA VERTU DE DIEU. CAR IL EST ÉCRIT : « JE PERDRAI LA SAGESSE DES SAGES, JE REJETTERAI LA SCIENCE DES SAVANTS ». QUE SONT DEVENUS LES SAGES ? QUE SONT DEVENUS. LES DOCTEURS DE LA LOI ? QUE SONT DEVENUS LES ESPRITS CURIEUX DE CE SIÈCLE ? (VERS. 18, 19, 20, JUSQU’A 25)

ANALYSE.

  • 1. Que l’on se perd par le raisonnement, et que l’on se sauve par la foi.
  • 2. Comment Dieu a confondu la sagesse humaine.
  • 3. Que le Christ persuade par les contraires, et comment.
  • 4-6. Que Socrate n’aurait pas bu la ciguë s’il n’y eût été contraint. – Le paganisme n’a produit qu’un Socrate, et la religion de Jésus, des milliers de martyrs, tous plus grands, plus admirables que Socrate. – Que l’établissement de la foi est un ouvrage tout divin. – Convertir les âmes par le bon exemple.

1. Pour l’homme malade et agonisant, les mets les plus sains n’ont pas de saveur, les amis et les proches deviennent importuns, souvent il ne les reconnaît pas et semble incommodé de leur présence. Il en est de même de ceux qui perdent leurs âmes : ils ignorent ce qui mène au salut, et trouvent importuns ceux qui s’occupent d’eux. C’est là l’effet de leur maladie et non de la nature des choses. Il en est des infidèles comme des fous, qui haïssent ceux qui les soignent, et les accablent d’injures. Mais comme ceux-ci ; à raison même des injures qu’ils reçoivent, sentent croître leur pitié et couler leurs larmes, parce que méconnaître ses meilleurs amis leur semble être l’indice du paroxysme de la maladie i ainsi devons-nous faire à l’égard des Grecs, et pleurer sur eux plus qu’on ne pleure sur une épouse, parce qu’ils ignorent le salut offert à tous. Car un époux ne doit pas aimer son épouse autant que nous devons aimer tous les hommes, Grecs ou autres, et les attirer au salut. Pleurons-les donc, parce que la parole de la croix, qui est la sagesse et la force, est pour eux une folie, suivant ce qui est écrit : « La parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent ». Et comme il était vraisemblable que, voyant la croix tournée en dérision par les Grecs, les Corinthiens résisteraient dans la mesure de leur propre sagesse, et se donneraient beaucoup de trouble pour réfuter les discours des païens, Paul les console en leur disant : Ne pensez pas que ce soit là une chose étrange et insolite. Il en est dans la nature même des choses, que la vertu de la croix soit méconnue de ceux qui se perdent ; car ils n’ont plus le sens ; ils sont fous. Voilà pourquoi ils profèrent des injures et ne supportent pas les remèdes du salut. Ô homme, que dis-tu ? Pour toi le Christ a pris la forme d’un esclave, a été crucifié et est ressuscité ; ce ressuscité, il faut donc l’adorer et adorer sa bonté, puisque ce qu’un père, un ami, un fils n’a pas fait pour toi, le Maître de l’univers l’a fait, bien que tu l’eusses offensé et fusses devenu son ennemi ; et quand il mérite ton admiration pour de si grandes choses, tu appelles folie le chef-d’œuvre de sa sagesse ? Mais il n’y a rien d’étonnant là-dedans ; car le propre de ceux qui se perdent est de ne pas connaître ce qui procure le salut.

Ne vous troublez donc pas : il n’y a rien d’étrange, rien de surprenant à ce que des insensés tournent de grandes choses en dérision. Or la sagesse humaine ne saurait changer une telle disposition ; en essayant de le faire, vous atteindriez un but opposé : car tout ce qui dépasse la raison n’a besoin que de la foi. Si nous tâchons de démontrer par le raisonnement et sans recourir à la foi, comment un Dieu s’est fait homme et est entré dans le sein d’une vierge, nous ne ferons que provoquer davantage leurs railleries. Ceux qui usent ici du raisonnement, sont précisément ceux qui se perdent. Et pourquoi parler de Dieu ? Nous soulèverions d’immenses éclats de rire, si nous, suivions cette méthode en ce qui concerne les créatures. Supposons, par exemple, un homme qui veut tout apprendre par le raisonnement et vous prie de lui démontrer comment nous voyons la lumière essayez de le faire : vous n’en viendrez pas à bout ; car si vous dites qu’il suffit d’ouvrir l’œil pour voir, vous exprimez le fait, et non la raison du fait. Pourquoi, vous dira-t-il, ne voyons-nous pas par les oreilles et n’entendons-nous pas par les yeux ? Pourquoi n’entendons-nous pas par les narines et ne flairons-nous pas par les oreilles ? Si nous ne pouvons le tirer d’embarras et répondre à ses questions, et qu’il se mette à rire, ne rirons-nous pas encore plus fort que lui ? Si en effet deux organes ont leur principe dans le même cerveau, et sont voisins l’un de l’autre, pourquoi ne peuvent-ils pas remplir les mêmes fonctions ? Nous ne pouvons expliquer la cause ni le mode de ces opérations mystérieuses et diverses, et nous serions ridicules de l’essayer.

Taisons-nous donc, et rendons hommage à la puissance et à la sagesse infinie de Dieu. De même, vouloir expliquer par la sagesse humaine les choses de Dieu, c’est provoquer des éclats de rire, non à raison de la faiblesse du sujet, mais à cause de la folie des hommes ; car aucun langage ne peut expliquer les grandes choses. Examinez bien ; quand je dis : Il a été crucifié ; le Grec demande : Comment cela s’accorde-t-il avec la raison ? Il ne s’est pas aidé lui-même quand il subissait l’épreuve et le supplice de la croix : Comment donc est-il ensuite ressuscité et a-t-il sauvé les autres ? S’il le pouvait, il aurait dû le faire avant de mourir, ainsi que le disaient les Juifs : Comment celui qui ne s’est pas sauvé, a-t-il pu sauver les autres ? C’est là, dira-t-on, une chose que la raison ne saurait admettre. Et c’est vrai : la croix, ô homme, est une chose au-dessus de la raison, et d’une vertu ineffable. Car subir de grands maux, leur paraître supérieur et en sortir triomphant, c’est le propre d’une puissance infinie. Comme il eût été moins étonnant que les trois jeunes hébreux ne fussent pas jetés dans la fournaise que d’y être jetés et de fouler la flamme aux pieds comme il eût été beaucoup moins merveilleux pour Jonas de n’être pas englouti par la baleine que d’en être englouti sans en souffrir ; ainsi il est bien plus admirable dans le Christ d’avoir vaincu la mort en mourant que de ne l’avoir pas subie. Ne dites donc point : Pourquoi ne s’est-il pas sauvé lui-même sur la croix ? Car son intention était de lutter avec la mort. Il n’est point descendu de la croix, non parce qu’il ne le pouvait pas, mais parce qu’il ne le voulait pas. Comment les clous de la croix auraient-ils retenu Celui que la puissance de la mort n’a pu enchaîner ?

2. Toutes ces choses nous sont connues, mais les infidèles les ignorent. Voilà pourquoi Paul dit que la parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent, mais que pour ceux qui se sauvent, c’est-à-dire pour nous, elle est la vertu de Dieu. « Car il est écrit : Je perdrai la sagesse des sages ; je rejetterai la science des savants ». Jusqu’ici il n’a rien dit de désagréable ; il a d’abord invoqué le témoignage de l’Écriture ; puis s’enhardissant, il emploie des termes plus violents et dit : « Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la loi ? Que sont devenus les esprits curieux de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? Car Dieu voyant que le monde, aveuglé par sa propre sagesse, ne l’avait point connu dans les œuvres de la sagesse divine, a jugé à propos de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui ». Après avoir dit qu’il est écrit : « Je perdrai la sagesse des sages », il en donne une preuve de fait en ajoutant : « Que sont devenus les sages ? que sont devenus les docteurs de la loi ? » frappant ainsi du même coup les Grecs et les Juifs. Car, quel philosophe ; quel habile logicien, quel homme instruit dans le judaïsme a procuré le salut et enseigné la vérité ? Pas un d’eux : les pêcheurs ont tout fait. Après avoir tiré sa conclusion, abattu leur enflure, et dit : « Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? » il donne la raison de tout cela. Parce que, dit-il, aveuglé par sa propre sagesse, le monde n’a pas connu Dieu dans la sagesse divine, la croix a paru. Qu’est-ce que cela : « Dans la sagesse divine ? » C’est-à-dire, dans la sagesse qui s’est manifestée dans les œuvres par lesquelles il a voulu se faire connaître. Car il a produit ces œuvres et d’autres semblables afin que leur aspect fit admirer le Créateur ; le ciel est grand, la terre est immense ; admirez donc celui qui les a faits. Et ce ciel si grand, non seulement il l’a créé, mais il l’a créé sans peine ; cette vaste terre, il l’a produite sans effort. Voilà pourquoi il est dit de l’un : « Les cieux sont les ouvrages de vos mains » (Psa 101) ; et de l’autre : « Il a fait la terre comme rien ». Mais comme le monde n’a pas voulu connaître Dieu au moyen de cette sagesse, Dieu l’a convaincu par la folie apparente de la croix, non à l’aide du raisonnement, mais de la foi. Du reste, là où est la sagesse de Dieu, il n’y a plus besoin de celle de l’homme. Dire que le Créateur de ce monde si grand et si vaste doit posséder une puissance ineffable et infinie, c’était là un raisonnement de la sagesse humaine, un moyen de comprendre l’auteur par son ouvrage ; mais maintenant on n’a plus besoin que de foi, et non de raisonnements. Car croire à un homme crucifié et enseveli, et tenir pour certain que ce même homme est ressuscité et assis au ciel, c’est l’effet de la foi et non du raisonnement. Ce n’est point avec la sagesse, mais avec la foi, que les apôtres ont paru, et ils sont devenus plus sublimes et plus sages que les sages, d’autant que la foi qui accepte les choses de Dieu l’emporte sur l’art de raisonner ; car ceci surpasse l’esprit humain. Comment Dieu a-t-il perdu la sagesse ? En se révélant à nous par Paul et ses semblables, il nous a fait voir qu’elle était inutile. En effet, pour recevoir la prédication évangélique, le sage ne tire aucun avantage de sa sagesse, ni l’ignorant ne souffre de son ignorance. Bien plus, chose prodigieuse à dire ! l’ignorance est ici une meilleure disposition que la sagesse. Oui, le berger, le paysan, mettant de côté les raisonnements et s’abandonnant à Dieu, recevront plutôt la prédication évangélique. Voilà comment Dieu a perdu la sagesse. Après s’être d’abord détruite elle-même, elle est devenue ensuite inutile. Car quand elle devait faire son œuvre propre et voir le Maître par ses œuvres, elle ne l’a pas voulu ; maintenant quand elle voudrait se produire, elle ne le pourrait plus ; car l’état des choses n’est plus le même, et l’autre voie pour parvenir à la connaissance de Dieu est bien préférable. C’est pourquoi il faut une foi simple, que nous devons chercher à tout prix, et préférer à la sagesse du dehors, puisque l’apôtre dit : « Dieu a convaincu de folie la sagesse ». Qu’est-ce que cela veut dire : « Il a convaincu de folie ? » Il a prouvé qu’elle est une folie quand il s’agit de parvenir à la foi. Et comme on avait d’elle une haute estime, il s’est hâté de la confondre.

En effet, qu’est-ce que cette sagesse, qui ne peut trouver le premier des biens ? Il l’a fait paraître folle, parce qu’elle s’était d’abord démontrée telle elle-même. Si, quand il était possible de trouver la vérité a l’aide du raisonnement, elle n’a pu le faire, comment en sera-t-elle capable, maintenant qu’il s’agit (le choses plus importantes, et qu’on n’a plus besoin de talent, mais de foi ? Dieu l’a donc convaincue de folie ; et il a jugé à propos de sauver le monde par la folie, non réelle, mais apparente de la croix. Et c’est là ce qu’il y a de plus grand : que Dieu ait vaincu cette sagesse, non par une sagesse plus excellente, mais par une sagesse qui a une apparence de folie. Il a abattu Platon, non par un autre philosophe plus sage, mais par un pêcheur ignorant. Ainsi la défaite est devenue plus humiliante et le triomphe plus éclatant. Puis, démontrant la puissance de la croix, l’apôtre dit : « Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse ; pour nous, nous prêchons le Christ crucifié, qui est un scandale pour les Juifs, et une folie pour les Grecs, mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, soit parmi les Juifs soit parmi les Grecs ».

3. Il y a un grand sens dans ces paroles, car il veut dire que Dieu a vaincu à l’aide des contraires, et que la prédication n’est pas de l’homme. Voici ce qu’il entend : quand nous disons aux Juifs : Croyez ; ils nous répondent Ressuscitez les morts, guérissez les possédés du démon, montrez-nous des prodiges. Et que répliquons-nous à cela ? Celui que nous vous prêchons a été crucifié, et il est mort. Cette parole est peu propre à attirer ceux qui ne veulent pas venir, car elle devrait repousser ceux mêmes qui en seraient tentés : et pourtant elle ne repousse pas, elle attire, elle subjugue, elle triomphe. À leur tour, les Grecs nous demandent l’éloquence des discours, l’habileté dés sophismes ; nous leur prêchons encore la croix, et ce qui paraît faiblesse aux Juifs, les Grecs l’appellent folie. Quand donc, bien loin de leur accorder ce qu’ils demandent, nous leur offrons tout le contraire (car non seulement la croix n’est point un miracle, mais, au point de vue de la raison, elle est l’opposé du miracle ; non seulement elle n’est point un signe de force, ni une preuve de sagesse, mais plutôt un indice de faiblesse et une apparence de folie) ; quand, dis-je, non seulement ils n’obtiennent ni les miracles ni la sagesse qu’ils demandent, mais entendent ce qu’il y a de plus opposé à leur désir, et qu’ils s’en laissent persuader : comment ne pas voir là la puissance infinie de Celui qui est prêché ?

Comme si quelqu’un montrait à un homme battu par les flots et soupirant après le port, non le port lui-même, mais un autre endroit de la mer encore plus agité, et le déterminait à le suivre avec des sentiments de reconnaissance ; ou comme si un médecin promettait de guérir un blessé, non au moyen des remèdes qu’il désire, mais en le brûlant de nouveau, et néanmoins l’attirait à lui (ce qui serait certainement la preuve d’une grande puissance) ; ainsi les apôtres ont remporté la victoire, non par un miracle, mais par la chose qui semblait le contraire du miracle. C’est aussi ce que le Christ a fait pour l’aveugle ; car voulant le guérir de sa cécité, il a employé un moyen qui devait l’augmenter : il l’a frotté avec de la boue. Et comme il a guéri un aveugle avec de la boue, de même il s’est attiré le monde entier par la croix : par la croix qui ajoutait au scandale, au lieu de le faire disparaître. Ainsi avait-il déjà procédé dans la création, en opposant les contraires aux contraires. Il a donné le sable pour borne à la mer, la faiblesse à la force ; il a établi la terre sur l’eau, le solide et le dense sur le mou et le liquide. Par le moyen des prophètes, il a ramené le fer du fond de l’eau avec un peu de bois. Ainsi il s’est attiré le monde entier à l’aide de la croix. Comme l’eau porte la terre, la croix porte le monde. C’est la preuve d’une grande puissance et d’une grande sagesse que de persuader par les contraires. La croix semble être un objet de scandale, et, loin de scandaliser, elle attire.

À cette pensée, Paul émerveillé s’écrie que « ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que les hommes, et que ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que les hommes ». Cette folie, cette faiblesse, non réelle mais apparente, dont il parle ici, c’est la croix, et il répond dans leur sens. Car ce que les philosophes n’ont pu faire avec leurs raisonnements, cette prétendue folie l’a fait. Lequel est le plus sage de celui qui convainc la multitude, ou de celui qui ne persuade que quelques hommes, ou plutôt personne ? de celui qui persuade sur les sujets les plus importants, ou de celui qui persuade sur des questions inutiles ? Combien Platon ne s’est-il pas donné de peine sur la ligne, sur l’angle, sur le point, sur les nombres pairs et impairs, sur les quantités égales et inégales, et autres toiles d’araignées semblables (car tout cela est plus inutile pour la vie que des toiles d’araignées) ? Et il est mort sans en avoir tiré aucun profit, ni petit ni grand. Combien n’a-t-il pas pris de peine pour prouver que l’âme est immortelle ? Et il est mort sans avoir rien dit de clair là-dessus, sans avoir convaincu un seul de ses auditeurs ! Et la croix prêchée par des ignorants a convaincu, a attiré à elle le monde entier, non en traitant des questions insignifiantes, mais en parlant de Dieu, de la vraie religion, de la règle évangélique, du jugement futur ; et elle a transformé en philosophes tous les hommes, des paysans, des ignorants. Voyez donc comme ce qui paraît folie et faiblesse en Dieu, est plus sage et plus fort que les hommes. Comment plus fort ? Parce que la croix a parcouru tout l’univers, dominé tous les hommes par la force, et que quand des milliers s’efforçaient d’éteindre le nom du Crucifié, c’est le contraire qui est arrivé ; car ce nom a fleuri, a grandi de plus en plus, et ses ennemis se sont perdus, ont couru à leur ruine ; les vivants combattaient le mort, et n’ont rien pu contre lui. Donc, quand le Grec m’accuse de folie, il prouve lui-même son extrême folie ; quand je passe pour un insensé à ses yeux, je suis réellement plus sage que les sages ; quand il me reproche ma faiblesse, il fait preuve lui-même d’une plus grande faiblesse. Car les succès qu’ont obtenu, par la grâce de Dieu, des publicains, des pêcheurs ; les philosophes, les rhéteurs, les tyrans, le monde entier, malgré des peines infinies, n’ont pu même les rêver. Que n’a pas amené la croix ? La doctrine de l’immortalité de l’âme, de la résurrection du corps, du mépris des choses présentes, du désir des choses à venir. Des hommes, elle a fait des anges ; de toutes parts on voit des philosophes, et qui donnent des preuves de toute espèce de courage.

4. Mais, dira-t-on, beaucoup d’entre eux ont aussi méprisé la mort. Lesquels ? je vous prie. Est-ce celui qui a bu la ciguë ? Mais, si vous le voulez, je vous en trouverai des milliers de ce genre dans l’Église. Si, au sein de la persécution, il était permis de mourir en buvant la ciguë, tous seraient bien supérieurs à ce philosophe. Du reste, quand Socrate but la ciguë, il n’était pas libre de la boire ou de ne la pas boire : de gré ou de force, il devait la boire ; c’était donc un acte de nécessité et non de courage ; les brigands et les assassins, condamnés par les justes, subissent de plus grands supplices. Chez nous, c’est tout le contraire c’est de plein gré, librement, et non par force, que gros martyrs ont souffert et, montré une vertu à toute épreuve. Rien d’étonnant à ce que ce philosophe ait bu la ciguë, étant forcé de la boire, et étant parvenu à l’extrême vieillesse ; car il déclara lui-même qu’il avait soixante-dix ans quand il méprisait ainsi la vie, si tant est que ce soit là du mépris ; ce que je n’admets pas, ni moi, ni personne. Mais montrez-m’en un qui ait soutenu courageusement les tortures pour la religion, comme je vous en montrerai des milliers sur tous les points du globe. Qui est-ce qui a supporté généreusement de se voir arracher les ongles ? fouiller les articulations ? déchirer le corps pièce à pièce ? arracher les os de la tête ? étendre sur le gril ? jeter dans la chaudière ? Ceux-là, montrez-les-moi. Mourir par la ciguë, c’est à peu près s’endormir ; on dit même que ce genre de mort est plus doux que le sommeil. Et quand même quelques-uns auraient subi de véritables épreuves, ils n’auraient encore aucun droit à nos louanges, car ils sont morts pour des motifs peu honorables : les uns pour avoir trahi des secrets, les autres pour avoir aspiré à la tyrannie, d’autres pour avoir été surpris dans des actions honteuses ; d’autres enfin, se sont livrés d’eux-mêmes sans but, sans motif, et comme au hasard.

Il n’en est pas ainsi chez nous. Aussi garde-t-on le silence sur le compte de ceux-là, tandis que la gloire de ceux-ci est dans tout son éclat et croît de jour en jour. C’est à cela que pensait Paul, quand il disait : Ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que les hommes. Car c’est là la preuve que la prédication est divine. Comment douze hommes ignorants, qui avaient passé leur vie sur les étangs, sur les fleuves, dans les déserts, qui n’avaient peut-être jamais mis les pieds dans une ville ou sur une place publique, auraient-ils osé former une si grande entreprise ? Comment leur serait venue la pensée de lutter contre le monde entier ? Car, qu’ils fussent timides et lâches, c’est leur historien qui le dit, sans rien nier, sans chercher à dissimuler leurs défauts : ce qui est la plus grande preuve de véracité. Que dit-il donc ? Que dès que le Christ fut pris, ils s’enfuirent, malgré les nombreux miracles dont ils avaient été témoins, et que leur chef, qui était resté, renia son Maître. Comment donc ceux qui, du vivant du Christ, n’avaient pu soutenir l’assaut des Juifs, défieront-ils tout l’univers au combat, quand ce même Christ est mort, a été enseveli, n’est point ressuscité, selon vous, ne leur a point parlé, ne leur a point inspiré de courage ? Ne se seraient-ils pas dit à eux-mêmes : Qu’est-ce que ceci ? Il n’a pu se sauver lui-même, et il nous défendrait ? Vivant, il ne s’est pas aidé ; et mort, il nous tendrait la main ? Vivant, il n’a pas soumis un seul peuple, et nous, à son nom seul, nous soumettrions le monde entier ? Quoi de plus déraisonnable, je ne dis pas qu’une telle entreprise, mais qu’une telle pensée ? Il est donc évident que s’ils ne l’avaient pas vu ressuscité, s’ils n’avaient pas eu la preuve la plus manifeste de sa puissance, ils n’eussent point joué un tel jeu. À supposer qu’ils eussent eu de nombreux amis, n’en auraient-ils pas fait aussitôt autant d’ennemis, en attaquant les anciennes coutumes, en déplaçant les bornes antiques ? Dès ce moment, ils se seraient attiré l’inimitié de tous, celle de leurs concitoyens comme celle des étrangers. Eussent-ils eu tous les droits possibles au respect par les avantages extérieurs, n’auraient-ils pas été pris en haine pour vouloir introduire de nouvelles mœurs ? Et au contraire, ils sont dénués de tout, et par cela seul, déjà exposés à la haine et au mépris universels.

Car de qui voulez-vous parler ? Des Juifs ? Ils en étaient profondément haïs, à cause de ce qui s’était passé à l’égard de leur Maître. Des Grecs ? Ils n’en étaient pas moins détestés, et les Grecs le savent mieux que qui que ce soit. Pour avoir voulu instituer un nouveau gouvernement, ou plutôt réformer en quelque point celui qui existait, sans rien changer au culte des dieux, mais en substituant certaines pratiques à d’autres, Platon fut chassé de Sicile et courut le danger de mort. S’il a conservé la vie, il perdit du moins la liberté. Et si un barbare ne se fût montré meilleur que le tyran de Sicile, rien n’empêchait que le philosophe restât esclave toute sa vie sur une terre étrangère. Et pourtant les changements qui touchent au pouvoir royal n’ont pas l’importance de ceux qui touchent à l’ordre religieux ; ceux-ci troublent et agitent bien plus les hommes. En effet, dire qu’un tel ou un tel épousera une telle, ou que les gardes veilleront de telle ou telle façon, il n’y a pas là de quoi causer grande émotion, surtout quand la loi reste sur le papier et que le législateur se met peu en peine de l’appliquer. Mais dire que les objets du culte sont des démons et non des dieux, que le vrai Dieu c’est le Crucifié, vous savez assez quelle fureur, quelle accusation, quelle guerre cela a soulevées.

5. Chez les Grecs, Protagoras, pour avoir osé dire : « Je ne reconnais point de dieux », et cela, non en parcourant et endoctrinant tout l’univers, mais dans une seule cité, courut les plus grands dangers. Diagoras de Milet
ou plutôt de Mélos, sur ces athées, voir Cicéron de natura deorum, liv. 1, chap. I et XXIII.
et Théodore, surnommé l’athée, avaient de nombreux amis, étaient éloquents et admirés comme philosophes ; cependant tout cela ne leur servit à rien. Et le grand Socrate lui-même, qui les surpassait tous en philosophie, a bu la ciguë parce qu’il était soupçonné d’avoir quelque peu innové en matière de religion. Or, si un simple soupçon d’innovation a créé un tel danger à des philosophes, à des sages, à des hommes qui jouissaient d’ailleurs de la plus grande considération, au point que, loin de pouvoir établir leurs doctrines, ils ont été condamnés à la mort ou à l’exil : comment ne pas être frappé d’étonnement et d’admiration, en voyant le pêcheur opérer de tels prodiges dans le monde entier, réaliser ses projets et triompher des barbares et de tous les Grecs ?

Mais ceux-ci, direz-vous, n’introduisaient pas, comme ceux-là, des dieux étrangers. Et c’est précisément là le prodige à mes yeux ; une double, innovation : détruire les dieux qui existaient et prêcher le Crucifié. D’où leur est venue l’idée d’une telle prédication ? Où ont-ils puisé cette confiance dans le succès ? Quel précédent les y encourageait ? Tout le monde n’adorait-il pas les démons ? N’avait-on pas divinisé les éléments ? L’impiété n’avait-elle pas introduit des mœurs bien différentes ? Cependant ils ont attaqué et détruit tout cela ; en peu de temps, ils ont parcouru le monde entier, comme s’ils eussent eu des ailes, ne tenant compte ni des périls, ni de la mort, ni de la difficulté de l’entreprise, ni de leur petit nombre, ni de la multitude de leurs adversaires, ni de la richesse, ni de la puissance, ni de la science de leurs ennemis. Mais ils avaient un auxiliaire plus puissant que tout cela : la vertu du crucifié et du ressuscité. Il eût été moins étonnant qu’ils déclarassent au monde entier une guerre matérielle, au lieu de celle qu’ils lui ont réellement déclarée. Car, d’après les lois de la guerre, il est permis de se placer en face de l’ennemi, de s’emparer de ses terres, de se ranger en bataille, de saisir l’occasion d’attaquer et d’en venir aux mains. Ici, il n’en était pas de même : Les apôtres n’avaient point d’armée à eux ; ils étaient mêlés à leurs ennemis, et c’est ainsi qu’ils en triomphaient ; c’est dans cette situation qu’ils esquivaient leurs coups, qu’ils les domptaient et remportaient sur eux une éclatante victoire, suivant cette parole du prophète : « Tu régneras au milieu de tes ennemi ». (Psa 110,2) Car c’était là le prodige : Que leurs ennemis les tenant en leur pouvoir, et les jetant dans les prisons et dans les fers, non seulement ne pouvaient les vaincre, mais tombaient eux-mêmes à leurs pieds ; ceux qui flagellaient devant ceux qui étaient flagellés, ceux qui enchaînaient devant ceux qui étaient enchaînés, ceux qui persécutaient devant ceux qui étaient persécutés. Nous disons tout cela aux Grecs et plus que cela encore : car ici la vérité surabonde. Si tous vous suivez dans ce sujet, nous vous apprendrons tous les détails de la lutte ; mais, en attendant, tenons bien à ces deux points capitaux : Comment les faibles ont-ils vaincu les forts ? Et comment ces faibles, étant ce qu’ils étaient, auraient-ils formé une telle entreprise, s’ils n’avaient eu le secours divin ?

6. Et maintenant, faisons ce qui dépend de nous : Que notre vie porte les fruits qu’elle doit porter des bonnes œuvres, et allumons autour de nous une grande ardeur pour la vertu. Il est écrit : « Vous êtes des flambeaux qui brillez au milieu du monde ». (Phi 2,15) Et Dieu nous destine à un plus noble usage que le soleil lui-même, que le ciel, que la terre et la mer ; à un usage d’autant plus grand que les choses spirituelles l’emportent davantage, sur les choses sensibles. Quand donc nous considérons le globe du soleil, et que nous admirons la beauté, le volume et l’éclat de cet, astre, pensons qu’il y a en nous une lumière plus grande et meilleure, comme aussi de plus profondes ténèbres, si nous n’y veillons : car toute la terre est dans une nuit épaisse. Dissipons donc cette nuit, et mettons-y fin. Elle règne non seulement chez les hérétiques et chez les Grecs, mais aussi dans les croyances et dans la conduite d’un grand nombre d’entre nous. Car beaucoup ne croient pas à la résurrection, beaucoup s’appuient sur des horoscopes, beaucoup s’attachent à des observances superstitieuses, à des divinations, à des augures, à des présages ; d’autres recourent aux amulettes et aux enchantements. Nous combattrons ceux-là plus tard, quand nous en aurons fini avec les Grecs. En attendant, retenez bien ce que je vous ai dit : Combattez avec moi, attirons-les à nous et transformons-les par notre conduite. Je le répète toujours : Celui qui enseigne la philosophie doit d’abord en offrir le modèle en lui-même et se faire rechercher de ses auditeurs.

Faisons-nous donc rechercher des Grecs et concilions-nous leur bienveillance. Et cela arrivera, si nous sommes toujours prêts, non seulement à faire le bien, mais encore à souffrir le mal. Ne voyons-nous pas les enfants portés sur les bras de leurs pères, les frapper à la joue, et le père se prêter volontiers à satisfaire la colère de son fils, et se réjouir quand elle est satisfaite ? Eh bien ! suivons cet exemple : parlons aux Grecs comme des pères à leurs enfants. Et vraiment tous les Grecs sont des enfants ; quelques-uns des leurs l’ont dit : Ce sont des enfants, il n’y a point de vieillard chez les Grecs. En effet, les enfants ne supportent de s’occuper de rien d’utile ; de même les Grecs veulent toujours jouer ; ils sont à terre, ils y rampent et ne songent qu’aux choses terrestres. Quand nous parlons aux enfants des choses nécessaires, ils ne comprennent pas notre langage et rient toujours ; ainsi les Grecs rient, quand nous leur parlons du royaume des cieux. Et comme souvent la salive, découlant de la bouche de l’enfant, souille sa nourriture et sa boisson ; ainsi les paroles qui tombent de la bouche des Grecs sont inutiles et impures ; si vous leur présentez la nourriture qui leur est nécessaire, ils vous accablent de malédictions ; ils ont besoin qu’on les porte. Si un enfant voit un voleur entrer et enlever ce qui est à la maison, bien loin de le repousser, il sourit au malfaiteur ; mais si vous lui prenez son petit panier, son sistre ou tout autre joujou, il en est vivement affecté, il s’irrite, il se déchire et frappe le sol du pied. Ainsi quand les Grecs voient le démon piller leur patrimoine, les biens nécessaires à leur subsistance, ils sourient et courent au-devant de lui comme au-devant d’un ami. Mais si on leur enlève une possession, la richesse ou quelque autre futilité de ce genre, ils se lamentent, ils se déchirent. Et comme l’enfant reste nu sans s’en douter et sans en rougir ; ainsi les Grecs se vautrant avec les fornicateurs et les adultères, outragent les lois de la nature, entretiennent de honteux commerces et ne songent pas à se convertir. Vous avez vivement approuvé, vous avez applaudi ; mais tout en applaudissant, prenez garde qu’on n’en dise autant de vous. Soyez donc tous des hommes, je vous en prie ; car, si nous sommes des enfants, comment leur apprendrons-nous à devenir des hommes ? Comment les retirerons-nous de leur puérile folie ? Soyons des hommes, pour parvenir à la mesure de l’âge déterminée par le Christ et obtenir les biens à venir par la grâce et la bonté, etc.

HOMÉLIE V.

EN EFFET, CONSIDÉREZ, MES FRÈRES, QUI SONT CEUX, D’ENTRE VOUS QUI ONT ÉTÉ APPELÉS. IL Y EN À PEU DE SAGES SELON LA CHAIR, PEU DE PUISSANTS, PEU DE NOBLES. MAIS DIEU À CHOISI LES MOINS SAGES SELON LE MONDE, POUR CONFONDRE LES SAGES. (VERS. 26, 27, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE.

  • 1. Les simples se sont convertis en plus grand nombre que les savants.
  • 2. Toute gloire appartient à Dieu ; les hommes ne doivent donc pas se l’attribuer.
  • 3-6. De la difficulté que les apôtres devaient naturellement rencontrer dans l’établissement de la foi, si Jésus-Christ ne les eût aidés. – Des avantages d’une vie laborieuse et occupée comme celle des artisans. – Que les militaires ne doivent point se dispenser à cause de leur profession de servir Dieu et de s’appliquer aux lectures saintes.

1. Après avoir, dit que ce qui paraît folie en Dieu est plus sage que les hommes, il a démontré, par le témoignage des Écritures et par la marche des événements, que la sagesse humaine a été rejetée ; d’après le témoignage des Écritures, puisqu’il est dit : « Je perdrai la sagesse des sages » ; d’après la marche des événements, quand il pose cette interrogation : « Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la loi ? » De plus il a fait voir que ce n’était point une chose nouvelle, mais ancienne, désignée d’avance et prédite : « Car il est écrit : Je perdrai la sagesse des sages ». Ensuite il a démontré que tout cela était utile et raisonnable : « Le monde, n’ayant point connu Dieu au moyen de la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui » ; puisque la croix est une preuve de puissance et de sagesse infinie, et que ce qui paraît folie en Dieu surpasse de beaucoup la sagesse humaine. Il le prouve de nouveau, non plus par les maîtres, mais par les disciples : « Considérez », dit-il, « qui sont ceux d’entre vous qui ont été appelés ». Car Dieu n’a pas seulement choisi des ignorants pour maîtres, mais aussi pour disciples : « Il y en a peu de sages selon la chair ». Il y a donc dans cette prédication plus de force et plus de sagesse, puisqu’elle entraîne la multitude et persuade même les ignorants. Il est en effet très difficile de convaincre un ignorant, surtout quand il s’agit de choses importantes et nécessaires. Et cependant les apôtres l’ont fait, et il appelle les Corinthiens eux-mêmes en témoignage : « Considérez, mes frères, qui « sont ceux d’entre vous qui ont été appelés » ; examinez, écoutez. Car la plus grande preuve de la sagesse du maître, c’est que des ignorants aient accepté des enseignements si sages, plus sages que tous les autres. Que veut dire : « Selon la chair ? » C’est-à-dire, d’après les apparences, au point de vue de la vie présente et de la doctrine du dehors. Ensuite pour ne pas se contredire lui-même (car il a convaincu le proconsul, l’aréopagite, ainsi qu’Apollon ; et nous savons que d’autres sages ont assisté à sa prédication), il ne dit pas : Il n’y en a point de sages, mais : « Il y en a peu de sages ». Car il n’appelait point exclusivement les ignorants et ne renvoyait pas les sages ; il admettait ceux-ci, mais en bien plus grand nombre ceux-là. Pourquoi ? – Parce que celui qui, est sage selon la chair est rempli de beaucoup de folie, et qu’il est surtout insensé en ce qu’il ne veut pas rejeter une doctrine corrompue.

Si un médecin voulait enseigner son art, ceux de ses auditeurs qui en auraient déjà quelque notion fausse, contraire aux principes, et qui tiendraient à la conserver, n’accueilleraient pas facilement ses leçons, tandis que ceux qui ne sauraient rien les recevraient volontiers. Il en a été de même ici : les ignorants ont été persuadés les premiers, parce qu’ils n’avaient pas l’extrême folie de se croire sages. Car c’est le comble de la folie de chercher par le raisonnement ce qui ne peut se découvrir que par la foi. Si un forgeron, retirant le fer rouge du feu, s’avisait d’y employer ses mains au lieu de tenailles, il serait certainement regardé comme un fou. Ainsi en est-il des philosophes qui veulent découvrir ces choses par eux-mêmes, au mépris de la foi. Aussi n’ont-ils rien trouvé de ce qu’ils cherchaient. « Peu de puissants, peu de nobles ». Les puissants et les nobles sont remplis d’orgueil. Or, rien n’est aussi inutile pour arriver à la connaissance de Dieu que l’arrogance et l’attachement aux richesses. De là vient qu’on admire les choses présentes, qu’on ne tient aucun compte des choses à venir, et que la multitude des soucis bouche les oreilles. « Mais Dieu a choisi les moins sages selon le monde ». Car c’est là le plus grand signe de supériorité : vaincre par des ignorants.

2. En effet, les Grecs ne rougissent pas autant d’être vaincus par des sages ; mais ce qui les couvre de honte, c’est de se voir dépassés en philosophie par un artisan, par un homme du peuple. Aussi l’apôtre dit-il : « Pour confondre les sages ». Et ce n’est pas en ce point seulement, mais aussi en ce qui touche les autres avantages de la vie, que Dieu a ainsi procédé. Car « il a choisi les faibles selon le monde, pour confondre les forts ». Ce ne sont pas seulement des ignorants, mais des pauvres, des hommes méprisés et obscurs, qu’il a appelés pour humilier ceux qui étaient constitués en puissance. « Et les plus vils et les plus méprisés selon le monde, et ce qui n’était rien pour confondre ce qui est ». Et qu’appelle-t-il ici : « ce qui n’est rien ? » Ceux qui sont considérés comme rien, parce qu’ils n’ont aucune valeur. Dieu a fait preuve d’une grande puissance en renversant les grands par ceux qui semblent n’être rien. C’est ce qu’il exprime ailleurs, quand il dit : « Ma puissance éclate davantage dans la faiblesse ». (2Co 12,9) C’est en effet une marque de grand pouvoir que des hommes sans valeur, dépourvus de toute instruction, aient subitement appris à raisonner sur des questions plus élevées que le ciel. Nous admirons surtout le médecin, le rhéteur, ou tout autre maître, quand ils instruisent et forment parfaitement des ignorants. En cela, Dieu n’a pas seulement voulu faire un miracle et prouver sa puissance, mais réprimer la vaine gloire. Ce qui faisait dire d’abord à Paul : « Pour confondre les sages, pour détruire ce qui est » ; et ensuite : « Afin qu’aucun homme ne se glorifie devant Dieu ». Car Dieu fait tout pour réprimer l’orgueil et la présomption, pour abattre la vaine jactance, et vous y persévérez ? Il fait tout pour que nous ne nous attribuions rien et que nous lui rapportions tout, et vous vous êtes livrés à un tel et à un tel ? Quel pardon obtiendrez-vous ? Dieu nous a prouvé, et cela dès le commencement, que nous ne pouvons pas nous sauver par nous-mêmes. Car déjà alors les hommes ne pouvaient pas se sauver par eux-mêmes, mais ils avaient besoin de considérer la beauté du ciel, l’étendue de la terre et les autres corps créés, pour pouvoir s’élever jusqu’à l’auteur de ces ouvrages. Son but était déjà de réprimer d’avance la vaine estime de la sagesse.

De même qu’un maître qui invite un élève à le suivre, et le voit rempli de préjugé et résolu à tout apprendre par lui-même, l’abandonne à son erreur, puis lui prouvant qu’il ne saurait suffire à sa propre instruction, en prend occasion de lui exposer sa doctrine : ainsi Dieu dès le commencement a invité les hommes à le suivre par le moyen de la création ; puis comme ils s’y refusaient, il leur a d’abord prouvé qu’ils ne pouvaient pas se suffire à eux-mêmes, et il les a appelés à lui par une autre voie : pour livre, il leur a donné le monde. Les philosophes n’ont pas su le méditer, ils n’ont point voulu obéir à Dieu, ni aller à lui par le chemin qu’il leur indiquait. Il a employé un autre moyen plus clair que le premier, pour convaincre l’homme qu’il ne peut se suffire à lui-même. Car alors il était permis d’employer le raisonnement, de tirer parti de la sagesse extérieure en se laissant guider par les choses créées ; mais maintenant, à moins d’être fou, c’est-à-dire, à moins de se dégager de tout raisonnement et de toute sagesse, et de s’abandonner à la foi, il est impossible d’être sauvé. Et ce n’est pas peu de chose d’avoir, en facilitant ainsi la voie, extirpé l’ancienne maladie, en sorte que les hommes ne se glorifient plus et soient sans orgueil « Afin qu’aucun homme ne se glorifie ». Car le mal venait de là : de ce que les hommes prétendaient être plus sages que les lois de Dieu et ne voulaient point s’instruire selon ses ordres. Aussi n’ont-ils absolument rien appris.

Et il en a été ainsi dès le commencement. Dieu avait dit à Adam : Fais ceci, et évite cela. Mais Adam voulant trouver quelque chose de plus, n’obéit pas et perdit ce qu’il avait. Dieu dit ensuite aux hommes : Ne vous arrêtez pas à la créature, mais par elle contemplez le Créateur. Et les hommes, comme s’ils eussent trouvé quelque chose de plus sage que ce qu’on leur avait dit, s’engagèrent dans mille labyrinthes. De là des contradictions sans fin et avec eux-mêmes et avec les autres ; et ils ne trouvèrent point Dieu, ne surent rien de clair sur la création, n’en eurent pas même une idée raisonnable et vraie. De nouveau pour ébranler vivement leur présomption, il suscita d’abord des ignorants, afin de montrer que tous ont besoin de la sagesse d’en haut. Et ce n’est pas seulement en matière de connaissance, mais pour toute autre chose qu’il a voulu faire sentir le besoin que les hommes et toutes les créatures ont de lui, afin que les liens de l’obéissance et de la soumission étant plus forts, on ne courût point à sa perte par la résistance. Voilà pourquoi il n’a pas voulu que les hommes se suffisent. Car si beaucoup le dédaignent malgré le besoin qu’ils ont de lui, à quel degré d’orgueil ne seraient-ils pas montés, s’il en eût été autrement ?

Ce n’est donc point par jalousie que l’apôtre combat leur vaine ostentation, mais pour les préserver de la ruine qu’elle engendre. « C’est de lui que vous avez été établis en Jésus-Christ, qui nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption ». Ces mots : « De lui », ne se rapportent point ici, ce me semble, à là production, à l’existence, mais à la foi ; il veut dire que les enfants de Dieu ne sont point formés du sang et de la volonté de la chair. Ne pensez donc pas qu’après nous avoir guéris de la vaine gloire, il nous laisse là : non ; il nous fournit une raison plus haute de nous glorifier. Il ne faut pas se glorifier devant lui. Vous êtes ses enfants, et vous l’êtes devenus par le Christ. En disant : « Il a choisi les moins sages selon le monde, les plus méprisables selon le monde », il fait voir que la plus grande noblesse est d’avoir Dieu pour Père. Or cette noblesse, nous ne la devons point à un tel ou à un tel, mais au Christ qui nous a rendus sages, justes et saints : car c’est le sens de ces paroles : « Qui est devenu notre sagesse ».

3. Qui donc est plus sage que nous qui possédons, non la sagesse de Platon, mais le Christ lui-même, par la volonté de Dieu ? Que veulent dire ces mots : « Qui nous a été donné de Dieu ? » Après avoir dit de grandes choses du Fils unique, il ajoute le nom du Père, pour que personne ne pense que le Fils ne soit pas engendré. Après avoir dit qu’il a pu de si grandes choses, et lui avoir tout attribué en disant qu’il est devenu notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, il ramène de nouveau tout au Père par le Fils, en disant : « Qui nous a été donné de Dieu ». Pourquoi n’a-t-il pas dit : qui nous a rendu sages, mais « qui est devenu notre sagesse ? » C’est pour nous faire sentir l’excellence du don ; car c’est comme s’il disait : Qui s’est donné lui-même à nous. Et voyez comme il procède. D’abord le Christ nous a rendus sages en nous délivrant de l’erreur ; ensuite il nous a rendus justes et saints en nous donnant l’Esprit, et nous a délivrés de tous les maux, de manière que nous soyons à lui, non par l’essence, mais par la foi. En effet, ailleurs l’apôtre dit : Que nous sommes justes de la justice de Dieu, dans ce passage : « Pour l’amour de nous il a traité celui qui ne connaissait point le péché, comme s’il eût été le péché, afin qu’en lui nous devinssions justes de la justice de Dieu ». (2Co 5,21) Maintenant il dit qu’il est devenu notre justice, en sorte que chacun peut à volonté y participer abondamment. Car ce n’est pas un tel ou un tel qui nous a rendus justes, mais le Christ. Que celui qui se glorifie se glorifie donc en lui, et non dans un tel ou un tel. Tout est l’œuvre du Christ. C’est pourquoi, après avoir dit : « Qui est devenu notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption », il ajoute : « Afin que, selon qu’il est écrit, celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur ». (Jer 9,23)

Voilà pourquoi encore il se déchaîne vivement contre la sagesse des Grecs, afin de persuader par là même aux hommes de se glorifier en Dieu, comme cela est juste. Rien n’est plus fou, rien n’est plus faible que nous, quand nous voulons chercher par nous-mêmes ce qui est au-dessus de nous. Nous pouvons avoir une langue exercée, mais non des croyances solides ; par eux-mêmes nos raisonnements ressemblent à des toiles d’araignées. Quelques-uns ont poussé la folie jusqu’à soutenir qu’il n’y a rien de vrai, et que tout est contraire aux apparences. Ne vous attribuez donc rien, mais pour tout glorifiez-vous en Dieu ; n’attribuez jamais rien à personne. Car si l’on ne peut rien attribuer à Paul, encore bien moins à tout autre. « J’ai planté », dit-il, « Apollon a arrosé, mais Dieu a fait croître ». (1Co 3,6) Celui qui a appris à se glorifier en Dieu, ne s’enorgueillira jamais, mais il sera toujours modeste et reconnaissant. Tels ne sont pas les Grecs qui s’attribuent tout à eux-mêmes. Aussi élèvent-ils les hommes au rang des dieux, tant leur orgueil les a égarés ! C’est maintenant l’heure d’entrer en lutte avec eux. Où en sommes-nous restés hier ? Nous disions qu’humainement il n’était pas possible que des pêcheurs l’emportassent sur des philosophes ; et pourtant cela est devenu possible ; donc c’est évidemment l’effet de la grâce. Nous disions qu’il n’était pas possible qu’ils imaginassent de tels succès ; et nous avons montré qu’ils ne les ont pas seulement conçus, mais réalisés entièrement et avec une grande facilité.

Aujourd’hui nous traiterons ce point capital de la question, à savoir : d’où leur serait venu l’espoir de triompher du monde entier, s’ils n’avaient pas vu le Christ ressuscité. Dans quel accès de folie auraient-ils rêvé une chose si absurde, si téméraire ? Car espérer une telle victoire sans la grâce de Dieu, c’est assurément le comble de la démence. Et comment, dans le délire de la folie, en seraient-ils venus à bout ? Mais s’ils jouissaient de leur bon sens, comme l’événement l’a prouvé, comment douze hommes auraient-ils osé provoquer de tels combats, braver la terre et la mer, songer à réformer les mœurs du monde entier, si affermies par le temps, et soutenir l’assaut avec tant de courage, s’ils n’eussent reçu d’en haut des gages assurés, et n’eussent obtenu la grâce divine ? Bien plus encore : comment, en promettant le ciel et les demeures suprêmes, auraient-ils espéré convaincre leurs auditeurs ? Eussent-ils été élevés dans la gloire, dans la richesse, dans la puissance, dans l’instruction, ils n’auraient sans doute pas osé aspirer à une œuvre aussi hardie ; cependant leur espoir aurait eu quelque apparence de raison. Mais ce sont des pêcheurs, des fabricants de tentes, des publicains ; tous métiers les moins propres à la philosophie, les moins capables d’inspirer de grands projets, surtout quand il n’y a pas de précédents. Or, non seulement ils n’avaient pas d’exemples qui leur promissent la victoire, mais il y en avait, et de tout récents, qui leur présageaient la défaite. Plusieurs, je ne dis pas parmi les Grecs (il ne s’agissait pas encore d’eux alors), mais parmi les Juifs contemporains, pour avoir essayé d’innover, avaient péri ; et ce n’était pas à la tête de douze hommes, mais avec une multitude de partisans, qu’ils avaient mis la main à l’œuvre. En effet, Theudas et Judas, appuyés de nombreux partisans, avaient succombé avec eux. De tels exemples étaient bien propres à effrayer les apôtres, s’ils n’eussent été parfaitement convaincus qu’on ne peut triompher sans la puissance de Dieu. Et, même avec la confiance dans la victoire, quelle espérance les eût soutenus au milieu de tant de périls, s’ils n’avaient eu les yeux fixés sur l’avenir ? Supposons qu’ils comptaient triompher ! Mais à quels profits aspiraient-ils en menant le monde entier aux pieds d’un homme qui, selon vous, n’était point ressuscité ?

4. Si maintenant des hommes qui croient au royaume du ciel et à des biens infinis, ont tant de peine à soutenir les épreuves, comment les apôtres auraient-ils supporté tant de travaux sans espoir d’en rien recueillir, sinon des maux ? Car si rien de ce qui s’était réellement passé n’avait eu lieu, si le Christ n’était point monté au ciel, ceux qui forgeaient ces contes et cherchaient à les persuader aux autres, offensaient Dieu et devaient s’attendre à être mille fois frappés de la foudre. Que s’ils eussent eu un tel zèle du vivant du Christ, ils l’eussent perdu après sa mort ; car, n’étant pas ressuscité, il n’eût plus été à leurs yeux qu’un imposteur et un fourbe. Ne savez-vous pas qu’une armée, même faible, tient ferme tant que le général et le prince vivent ; et que, bien que forte, elle se dissout dès qu’ils sont morts ?

Quels motifs plausibles, dites-le-moi, les auraient déterminés à entreprendre la prédication et à parcourir le monde entier ? Quels obstacles ne les auraient pas retenus ? S’ils étaient fous (je ne cesserai de le répéter), rien, absolument rien, ne leur eût réussi : car personne ne croit à des fous. Mais s’ils ont réussi, comme le fait l’a prouvé, c’est donc une preuve qu’ils étaient les plus sages des hommes. Mais s’ils étaient les plus sages des hommes, il est évident qu’ils n’avaient point entrepris la prédication au hasard. Et s’ils n’avaient pas vu le Christ ressuscité, à quoi bon commencer une telle guerre ? Tout ne les en eût-il pas détournés ? Il leur a dit : Je ressusciterai dans trois jours : il leur a promis le royaume des cieux ; il leur a annoncé qu’après avoir reçu le Saint-Esprit ils soumettront la terre entière ; il leur a dit mille autres choses encore, infiniment élevées au-dessus de la nature. En sorte que, si rien de cela n’était arrivé, eussent-ils cru en lui pendant qu’il vivait, ils auraient cessé d’y croire après sa mort, s’ils ne l’avaient vu ressuscité. Ils auraient dit : Il avait annoncé qu’il ressusciterait après trois jours, et il n’est pas ressuscité ; il avait promis d’envoyer l’Esprit et il ne l’a pas envoyé ; comment croirons-nous à ce qu’il a dit de l’avenir, quand ce qu’il a dit du présent est convaincu de fausseté ? Comment auraient-ils prêché la résurrection d’un homme qui ne serait pas ressuscité ? Parce qu’ils l’aimaient, dira-t-on. Mais ils l’eussent dès lors pris en haine, lui qui les avait trompés, et trahis ; lui qui, par mille menteuses promesses, les avait arrachés à leurs maisons, à leurs parents, à tout ce qu’ils possédaient, lui qui, après avoir excité contre eux tout le peuple juif, les avait enfin abandonnés. Il l’eût été là un simple effet de faiblesse, ils l’eussent peut-être pardonné ; mais il fallait maintenant y voir une grande scélératesse. Car il devait dire la vérité, et ne pas promettre le ciel, puisque, selon vous, il n’était qu’un homme. C’était donc une conduite tout opposée qu’ils auraient dû tenir, c’est-à-dire proclamer qu’ils avaient été trompés et le dénoncer comme un fourbe et un charlatan ; par là ils eussent échappé aux dangers et mis fin à la guerre.

Si les Juifs ont payé des soldats pour dire que le corps avait été enlevé, quel honneur n’eussent pas obtenu les disciples s’ils avaient dit en passant : C’est nous qui l’avons enlevé, il n’est point ressuscité ? Ils pouvaient donc recevoir des honneurs et des couronnes. Pourquoi alors auraient-ils préféré les injures et les périls, si une force divine, plus puissante que tout le reste, ne les y eût déterminés ? Et si ce raisonnement ne vous convainc pas encore, faites celui-ci : Si les choses n’eussent pas été ainsi, quelque décidés qu’ils y fussent d’abord, ils ne l’auraient point pris pour sujet de leur prédication ; ils l’auraient au contraire pris en aversion : car vous savez bien que nous ne voulons pas même entendre prononcer le nom de ceux qui nous ont ainsi trompés. Et pourquoi l’auraient-ils prêché, ce nom ? Dans l’espoir de vaincre par lui ? C’était tout le contraire qu’ils devaient attendre puisque, même après la victoire, ils seraient morts en prêchant le nom d’un imposteur. Que s’ils voulaient jeter un voile sur le passé, il fallait se taire : car engager le combat, c’était donner un nouvel aliment à la guerre et au ridicule. D’où leur serait venue la pensée de forger de telles inventions ? Ils avaient perdu le souvenir de tout ce qu’ils avaient entendu. Et si, au rapport de l’évangéliste, ils avaient oublié bien des choses et n’en avaient pas compris d’autres, alors même qu’ils n’avaient rien à craindre ; comment tout ne leur aurait-il pas échappé, au milieu d’un si grand, péril ? Mais à quoi bon dire cela, quand leur affection pour le maître était déjà affaiblie par la crainte de l’avenir, ainsi qu’il le leur reprocha lui-même un jour. Car comme suspendus à sa bouche, ils lui avaient souvent demandé auparavant : Où allez-vous ? et qu’ensuite après l’avoir entendu longuement exposer les maux qu’il devait subir dans le temps de sa passion, ils restaient bouche béante et muette de terreur, écoutez comme il le leur fait sentir, en disant : « Aucun de vous ne me demande : Ou allez-vous ? mais parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse a rempli votre cœur ». (Jn 16,6, 6) Si donc ils étaient déjà tristes quand ils s’attendaient à sa mort et à sa résurrection ; comment, ne le voyant pas ressuscité, auraient-ils pu vivre ? Comment, découragés par la déception et épouvantés des maux à venir, n’auraient-ils pas désiré rentrer dans le sein de la terre ?

5. Mais d’où leur sont venus ces dogmes sublimes ? Et il leur avait annoncé qu’ils en entendraient de plus sublimes encore. « J’ai encore bien des choses à vous dire », leur disait-il, « mais vous ne pouvez les porter présentement ». Ce qu’il ne disait pas était donc encore plus élevé. Mais un des disciples, entendant parler de dangers, ne voulait pas même aller en Judée avec lui. « Allons-y aussi nous », disait-il, « afin de mourir avec lui ». (Idem, 11,16) L’attente de la mort lui était pénible. Mais si, étant avec lui, il s’attendait à mourir et s’en effrayait pourtant, à quoi, séparé de lui et des autres disciples, n’aurait-il pas dû s’attendre ? Et t’eût été d’ailleurs une grande preuve d’impudence. Qu’auraient-ils eu à dire ? Le monde entier connaissait la Passion ; le Christ avait été suspendu au gibet en plein jour, dans une capitale, pendant la fête principale, celle dont il était le moins permis de s’absenter ; mais aucun étranger ne connaissait la résurrection : ce qui n’était pas un petit obstacle au succès de leur prédication. La rumeur disait partout qu’il avait été enseveli ; les soldats et tous les Juifs affirmaient que son corps avait été enlevé par ses disciples ; mais aucun étranger ne savait qu’il fût ressuscité. Comment auraient-ils espéré en convaincre l’univers ? Si on avait pu déterminer des soldats, malgré des miracles, à attester le contraire, comment sans miracle auraient-ils eu la confiance de prêcher, et pu croire, eux qui n’avaient pas une obole, qu’ils persuaderaient le monde entier de la résurrection ?

S’ils agissaient par ambition de la gloire, ils se seraient attribué leur doctrine bien plutôt qu’à un mort. Mais on ne l’aurait point acceptée, dit-on. Et de qui l’eût-on plutôt acceptée ou d’un homme qui avait été pris et crucifié, ou d’eux qui avaient échappé aux mains des Juifs ? Et pourquoi, de grâce, s’ils devaient prêcher, ne pas quitter aussitôt la Judée, et se rendre dans les villes étrangères, au lieu de rester dans le pays ? Et comment auraient-ils fait des disciples, s’ils n’eussent opéré des miracles ? Or, s’ils faisaient des miracles (et ils en faisaient), ce ne pouvait, être que par la puissance de Dieu ; et s’ils eussent triomphé sans en faire, t’eût été bien plus étonnant encore. Ne connaissaient-ils pas, dites-moi, le peuple juif, ses mauvaises dispositions, son esprit de jalousie ?

Ils avaient lapidé Moïse après le passage de la mer à pied sec, après cette victoire, après ce trophée remporté contre les Égyptiens, leurs oppresseurs, par les mains de ce grand homme sans effusion d’une goutte de sang ; après avoir mangé la manne ; après avoir vu des torrents d’eau couler du rocher ; après les mille prodiges de l’Égypte, de la mer Rouge et du désert, ils avaient jeté Jérémie dans la citerne et mis à mort beaucoup de prophètes.

Écoutez ce que dit Élie, quand il est forcé de s’éloigner du pays, après la terrible famine et la pluie miraculeuse, et, la flamme qu’il a fait descendre du ciel, et le merveilleux holocauste : « Seigneur, ils ont tué vos prophètes, ils ont détruit vos autels ; je suis demeuré seul, et ils en veulent encore à ma vie ». (1Ro 19,10) Et pourtant ceux-là ne touchaient point à la loi. Comment donc, dites-le-moi, aurait-on écouté les apôtres ? Car ils étaient les plus misérables des hommes, et ils prêchaient les nouveautés qui avaient valu la croix à leur maître.

Du reste, ce n’était pas une grande preuve d’habileté chez eux que de répéter ce que le Christ avait dit. On avait pu croire que le Christ agissait par amour de la gloire ; on n’en aurait que plus haï ses disciples qui reprenaient la guerre au profit d’un autre. Mais, objectera-t-on, la loi romaine les favorisait. Ils y trouvaient, au contraire, un nouvel obstacle : car les Juifs avaient dit : « Quiconque se fait roi, n’est pas l’ami de César ». (Jn 19,12) Ainsi cela seul eût suffi à les entraver, d’être les disciples d’un homme qui était censé avoir voulu se faire roi et de soutenir son parti. Où donc auraient-ils puisé le courage de se jeter dans de tels dangers ? Que pouvaient-ils dire de lui qui fût propre à leur attirer la confiance ? Qu’il avait été crucifié ? qu’il était né d’une pauvre mère juive, mariée à un charpentier juif ? qu’il appartenait à une nation haïe du monde entier ? Mais tout cela était plus propre à irriter qu’à persuader et qu’à attirer des auditeurs, surtout dans la bouche d’un fabricant de tentes et d’un pêcheur. Et les disciples n’avaient-ils pas songé à tout cela ? Les natures timides (et telles étaient les leurs) savent s’exagérer les choses. D’où auraient-ils pu espérer le succès ? Ils en auraient désespéré au contraire, quand tant de raisons les détournaient de l’entreprise, si le Christ n’était pas ressuscité.

6. Les moins intelligents ne comprennent-ils pas que si les apôtres n’avaient reçu une grâce abondante et n’avaient eu des preuves certaines de la résurrection, non seulement ils n’eussent pas formé et entrepris un tel dessein, mais qu’ils n’en auraient pas même eu la pensée ? Et si, malgré tant d’obstacles, je ne dis pas à la réussite, mais à l’idée même de l’entreprise, ils l’ont cependant formée et réalisée au-delà, de toute espérance, n’est-il pas évident pour tout le monde que ce n’est point là l’effet de la puissance humaine, mais de la grâce divine ?

Méditons donc ces sujets, non seulement avec nous-mêmes, mais aussi avec les autres ; ce sera le moyen d’arriver plus facilement à ce qui doit suivre. Et ne dites pas que vous n’êtes qu’un artisan, et que ces études vous sont étrangères. Paul était fabricant de tentes, et pourtant (il nous le dit lui-même) il fut rempli d’une grâce abondante, et ne parlait que par son inspiration. Avant de l’avoir reçue, il était aux pieds de Gamaliel, et il ne la reçut que parce qu’il s’en était montré digne ; puis après, il reprit son métier. Que personne ne rougisse donc d’être ouvrier ; mais que ceux-là rougissent qui vivent dans l’inutilité et la paresse, qui ont besoin de beaucoup de soins et de nombreux serviteurs. Car il y a une sorte de philosophie à ne gagner sa nourriture que par son travail ; l’âme en devient plus pure, le caractère plus ferme. L’homme oisif parle bien plus au hasard, agit souvent sans but, passe des journées entières à ne rien faire, engourdi par la paresse ; chez l’ouvrier, au contraire, il y a peu d’actions, de paroles ou de pensées inutiles : car une vie laborieuse tend tous les ressorts de l’âme. Ne méprisons donc point ceux qui gagnent leur vie par leur travail ; félicitons-les plutôt. Quel mérite avez-vous, dites-moi, à passer votre vie à ne rien faire et à dépenser inutilement l’héritage que vous avez reçu de votre père ? Ne savez-vous pas que nous ne rendrons pas tous le même compte ? que ceux qui auront joui d’une plus grande abondance seront jugés plus sévèrement, tandis qu’on traitera avec plus d’indulgence ceux qui auront supporté les travaux, la pauvreté ou d’autres incommodités de ce genre ? La parabole de Lazare et du mauvais riche est là pour le prouver. Vous serez justement accusé, vous qui n’employez vos loisirs à la pratique d’aucun devoir ; mais le pauvre qui consacrait au devoir le temps que le travail lui laissait libre, recevra une riche couronne.

M’objecterez-vous que vous êtes soldat et que cet état ne vous laisse pas de loisir ? Mais cette excuse n’est pas raisonnable. Corneille était centurion, et cela ne l’empêchait point de remplir exactement ses devoirs. Quand il s’agit de fréquenter les danses et les comédies, de passer toute votre vie au théâtre, vous n’objectez plus l’état militaire ni la crainte des magistrats ; mais quand nous vous appelons à l’église, mille obstacles se lèvent. Et que direz-vous en ce jour terrible où vous verrez les torrents de flamme, les chaînes qui ne se brisent plus, où vous entendrez les grincements de dents ? Qui est-ce qui prendra votre défense, quand vous verrez l’ouvrier qui aura bien vécu, nager au sein de la gloire ; tandis que vous, jadis si mollement vêtu et respirant l’odeur des parfums, vous subirez des supplices sans fin ? À quoi vous serviront vos richesses et votre opulence ? En quoi la pauvreté nuira-t-elle à l’artisan ? Afin donc d’éviter ces malheurs. Méditons ces paroles en tremblant, et employons tous nos loisirs aux œuvres nécessaires. Ainsi, après avoir obtenu de Dieu le pardon de nos fautes passées, et au moyen de nos bonnes couvres à venir, nous pourrons obtenir le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel, gloire, puissance, honneur, au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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