‏ 1 Corinthians 13

HOMÉLIE XXXII.

OR VOUS ÊTES LE CORPS DE JÉSUS-CHRIST, ET MEMBRES D’UNE PARTIE. (CHAP. 12, VERS. 27, JUSQU’AU VERS. 4 DU CHAP. XIII)

ANALYSE.

  • 1. L’Esprit prophétique répandu plus abondamment dans les temps apostoliques que sous la loi ancienne.
  • 2. Résumé des moyens employés par saint Paul pour consoler ceux qui se plaignaient d’être moins bien partagés que les autres dans la distribution des dons spirituels.
  • 3 et 4. Excellence de la charité. – Que tout le reste est vain sans elle. – Que les dons du Saint-Esprit ne servent à rien sans une bonne vie.
  • 5. Comment faut-il comprendre ces paroles de l’Apôtre : Quand même je donnerais tout mon bien aux pauvres, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien !
  • 6-8. La charité est exempte de tout défaut. – Combien la terre serait heureuse si tous les hommes s’entr’aimaient. – Que toutes nos vertus déplaisent à Dieu sans la charité du prochain. – De la chasteté admirable de Joseph. – De la charité de saint Paul. – De l’amour prodigieux que Jésus-Christ a eu pour les hommes.

1. Afin qu’on ne pût pas dire : Pourquoi nous citer le corps pour exemple ? Le corps est esclave de la nature, et nos bonnes actions dépendent de notre libre arbitre : il nous a donné cette comparaison comme règle de nos actes, et il s’en est servi pour montrer que l’union établie par la nature entre les membres d’un même corps doit être établie entre nous par la charité. Voilà pourquoi il dit : « Vous êtes le corps du Christ ». Si notre corps ne doit contenir aucun élément de discorde, il ne doit pas, à plus forte raison, y en avoir dans le corps du Christ, et cela est d’autant plus vrai que la grâce est plus puissante que la nature. « Et vous êtes membres d’une partie ». non seulement nous sommes tous ensemble le corps du Christ ; mais nous sommes membres les uns des autres. Car c’est du corps et des membres du Christ qu’il a voulu parler plus haut, représentant l’humanité comme un ensemble et comme un vaste corps, composé d’une foule de membres, d’une foule de parties qui se rattachent toutes à ce grand corps et qui peuvent se multiplier à l’infini. Mais que signifie ce mot : « D’une partie ? » Il signifie, en ce qui vous concerne, que vous formez une partie du grand édifice. Dans son langage, le mot « corps » veut dire le corps tout entier. Il ne désigne pas l’Église de Corinthe, mais l’Église universelle. Voilà pourquoi il dit : « Vous êtes membres d’une partie ? » c’est-à-dire : Votre église est un des membres de l’Église universelle et de ce corps qui renferme toutes les églises du monde. Vous devez donc être unis non seulement entre vous, mais avec l’Église universelle, si vous voulez être justes, si vous êtes les membres d’un même corps. « Et Dieu a établi dans son Église, premièrement des apôtres, secondement des prophètes, troisièmement des docteurs, ensuite ceux qui ont le don des miracles, puis ceux qui ont la grâce de guérir les maladies, ceux qui ont le don d’assister leurs frères, ceux qui ont le don de gouverner, ceux qui ont le don des langues (28) ». Il fait ici ce que j’ai dit plus haut. Comme ceux qui avaient le don des langues étaient fiers de leur science, il met toujours cette science en dernière ligne. Chez lui, les rangs ne sont pas donnés au hasard ; chacun se trouve placé suivant sa valeur. Les apôtres viennent donc en première ligne, parce que toutes les grâces et tous les dons étaient leur privilège. Et il n’a pas dit simplement : Dieu a établi dans son Église des prophètes, ou des apôtres ; il a ajouté « premièrement, secondement, troisièmement », pour mettre, comme je l’ai dit, chacun à sa place. « Secondement les prophètes ». Des prophètes, comme les filles de Philippe, comme Agabe, comme ces prophètes de Corinthe, auxquels il fait allusion en ces termes : « Que deux ou trois prophètes élèvent la voix ». (1Co 14,29) Et, dans une épître à Timothée, il disait : « Ne néglige pas la grâce, le don de prophétie qui est en toi ». (1Ti 4,14)

Il y avait bien plus de prophètes dans l’Église du Christ que sous l’ancienne loi. Ce n’était pas entre les mains de dix, de vingt, de cinquante, de cent privilégiés que le don de prophétie se trouvait concentré ; cette grâce se trouvait répandue sur une foule de têtes, et chaque Église comptait un grand nombre de prophètes. Quand le Christ dit : « La loi et les prophètes jusqu’à saint Jean » (Mat 2,13), il parle des prophètes qui ont précédé sa venue. « Troisièmement les docteurs ». Le prophète est inspiré par l’Esprit-Saint. Le docteur suit souvent ses propres inspirations. C’est ce qui faisait dire à l’apôtre : « Les bons prêtres sont doublement honorables ; surtout quand ils se servent, dans leurs travaux, de la parole et de la science ». (1Ti 5,17) Mais l’homme qui parle sous l’inspiration du Saint-Esprit, ne travaille pas. Aussi saint Paul a-t-il mis le docteur après le prophète. La parole du prophète est un présent divin ; la parole du docteur est due au travail de l’homme. La voix du docteur s’accorde avec celle des saintes Écritures ; mais c’est sa propre science qui parle par sa bouche. Viennent ensuite « ceux qui opèrent des, miracles, ceux qui ont le don de guérir ». Voyez-vous la distinction qu’il établit ici ; comme plus haut ? C’est que le don des miracles est plus grand encore que le don de guérison. Celui qui peut faire des miracles châtie et guérit ; celui qui a le don de guérir n’est qu’un médecin. Et voyez combien il a raison de mettre le don de prophétie avant le don des miracles et le don de guérison. Quand il disait plus haut : Les uns ont reçu du Saint-Esprit la parole de la sagesse ; les autres la parole de la science ; il n’observait pas de hiérarchie, il ne distinguait pas. Mais ici, il assigne des rangs. Pourquoi donne-t-il le premier au don de prophétie ? C’est que l’Ancien Testament fait de même. Quand Isaïe s’adressait aux Juifs pour leur démontrer la puissance de Dieu, et la bassesse des démons, en passant, il disait que la divinité se manifestait surtout par la prophétie. Le Christ, qui avait opéré tant de miracles, ne dédaigne pas cette manifestation de sa divinité, et souvent il termine ainsi ses discours : « Je vous ai dit ces choses, afin que, lorsqu’elles s’accompliront, vous croyiez en moi ». (Jn 13,19) C’est ; donc à juste titre que le don de guérison ne vient qu’après le don de prophétie. Mais pourquoi cède-t-il aussi le pas à la science des docteurs ? C’est que ce n’est pas la même chose d’annoncer la parole de Dieu, de semer la religion dans les âmes ou de faire des miracles ; car les miracles mêmes s’opèrent en vue de la parole de Dieu.

2. Lors donc qu’on instruit par sa parole et, par son exemple, on est au-dessus de tous. Les docteurs, selon saint Paul, sont ceux dont la conduite, comme la parole, est un enseignement. Voilà aussi ce qui fait les apôtres. Quelques-uns de ces dons ont, dans l’origine, été le partage de quelques hommes indignes. Témoin ceux qui disaient : Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? N’avons-nous pas fait des miracles ? Mais il leur fut répondu : « Jamais je ne vous ai connus ; loin d’ici, vous qui faites des œuvres d’iniquité ». (Mat 7,22, 23) Ce double enseignement de la parole et de l’exemple ne saurait être l’apanage du vice. S’il donne un rang si distingué aux prophètes, ne vous en étonnez pas. Il ne parle pas ici de ceux qui se bornent à prophétiser, mais des hommes dont les prophéties sont des enseignements dictés par l’intérêt public. C’est ce qui devient encore plus clair, quand il dit : « Ceux qui ont le don d’assister leurs frères, ceux qui ont le don de gouverner ». Qu’est-ce que « l’assistance ? » C’est la protection accordée à la faiblesse. Mais, dites-moi, c’est donc là une grâce divine ? Oui, sans doute, c’est une grâce divine que le pouvoir de protéger, de dispenser les secours spirituels. D’ailleurs l’apôtre donne le nom de grâces à beaucoup de choses qui sont des actes de vertu. Il ne veut pas nous laisser tomber dans l’abattement ; il veut nous montrer que toujours nous avons besoin de la main de Dieu. Par là il nous dispose à être reconnaissants envers lui, il enflamme notre cœur et élève nos sentiments. « Ceux qui ont le don des langues ». Voyez-vous la place qu’il accorde à ce don, et comme il le met toujours en dernière ligne ? Puis, comme cette hiérarchie aux échelons nombreux, blessait les susceptibilités de ceux qui étaient placés au bas, il s’adresse à eux avec véhémence, en leur prouvant par des arguments nombreux qu’ils ne sont pas fort au-dessous des autres. Quelques hommes s’étaient probablement récriés et avaient dit : Pourquoi n’avons-nous pas tous été mis au rang des apôtres ? Saint Paul les console plus haut. Il leur montre qu’il y a là une hiérarchie nécessaire, en se servant du corps, comme objet de comparaison. « Le corps », dit-il, « n’est pas un seul membre. – Si tous les membres étaient un seul membre, où serait le corps ? » Tous les membres, ont leur utilité. « Les grâces manifestes du Saint-Esprit, dit-il, ont été données à chacun, pour l’utilité de toute l’Église ».

En outre, c’est l’Esprit-Saint qui est le dispensateur commun des grâces, et sa grâce est un don et non une dette : « Les grâces sont différentes, dit-il ; mais la source est la même c’est l’Esprit-Saint ». C’est toujours l’Esprit-Saint qui se manifeste ; « chacun reçoit une manifestation du Saint-Esprit ». C’est la volonté de l’Esprit-Saint et de Dieu qui a présidé à la configuration des membres : « C’est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons, selon qu’il lui plaît. Dieu a placé dans le corps plusieurs membres, et il les y a placés chacun comme il lui a plu ». En outre les membres subalternes ont aussi leur nécessité « Les membres qui paraissent les moins nobles, dit-il, sont nécessaires ». Ils sont même également nécessaires, parce que, comme les autres, ils contribuent à former l’édifice du corps : « Le corps n’est pas un seul membre ; mais l’assemblage de plusieurs ». Les membres les plus nobles ont besoin des moins nobles. « La tête ne peut dire aux pieds : Je n’ai pas besoin de votre secours ». Les membres les moins nobles sont même les plus honorés : « Nous honorons davantage ceux qui ne sont pas en honneur ». Ils concourent tous également au même but : « Tous les membres concourent à produire le même effet, dans un intérêt mutuel ». Ils prennent tous leur part de douleur et de gloire. « Qu’un membre soit soutirant, tous souffrent avec lui ; qu’un membre ait quelque avantage, avec lui tous s’en réjouissent ». Après les consolations, viennent les paroles de véhémence et de reproche. Car, je l’ai dit, elles doivent se succéder. Après avoir consolé ses auditeurs, il s’emporte contre eux avec véhémence et leur dit : « Tous sont-ils apôtres ? Tous sont-ils prophètes ? Tous ont-ils le don de guérir ? » il ne s’arrête pas là, il va jusqu’au bout. Tantôt il dit : Tout le monde ne peut tout avoir. « Si tous les membres n’étaient qu’un seul membre, où serait le corps ? » Tantôt il laisse tomber quelque autre parole consolante. Il démontrera, par exemple, que les moindres grâces sont dignes d’envie, comme les plus grandes, parce que ces grâces-là aussi ne sont pas accordées à tout le monde. Pourquoi vous affliger de ce que vous n’avez pas le don de guérir ? Songez que votre lot, tout humble qu’il est, est encore un privilège. « Tous ont-ils le don des langues ? Tous ont-ils le don de les interpréter ? » Les dons les plus précieux n’ont pas été accordés à tous par la main de Dieu ; Dieu n’a fait que les répartir entre ses différentes créatures, et pour les dons les moins précieux, il a agi de même. Il a eu pour but de faire régner entre nous la bonne harmonie et la charité : Il fallait que chacun eût besoin de son prochain, pour être forcé par là de s’unir à son frère. Les arts, les éléments, les plantes, nos membres, tous les êtres sont soumis au même système.

3. Il répand ensuite sur les cœurs abattus une consolation bien capable de les relever et de les apaiser. La voici : « Soyez jaloux », dit-il, « d’acquérir les dons qui sont les meilleurs.

Et je vais vous montrer une voie plus excellente encore ». Il montre, en parlant ainsi, qu’il fait allusion à ceux qui sont moins bien partagés que les autres ; et qu’il dépend d’eux d’être mieux partagés. En disant : « Soyez jaloux d’acquérir », il demande à ses disciples du zèle et de l’ardeur pour les biens spirituels. Il ne parle pas des dons les plus grands. Il dit : « Les dons les meilleurs », c’est-à-dire, les plus utiles. Il veut dire : Poursuivez sans cesse les dons spirituels, et je vous indiquerai la voie qui y conduit. Il n’a pas dit : « Tel ou tel don » ; mais la voie qui conduit aux dons spirituels, afin de donner plus de valeur à ses promesses. Il veut dire par là : je ne me bornerai pas à vous indiquer deux ou trois de ces dons, mais la voie qui mène à tous les dons du Seigneur, la voie qui, pour dire plus encore, est ouverte à tout le monde. Il ne s’agit point ici de telles ou telles grâces accordées aux uns, refusées aux autres. Il s’agit d’une grâce universelle. Il invite donc tout le monde à y prendre part ; car il dit : « Montrez-vous jaloux d’acquérir les dons qui sont les meilleurs, et je vais vous montrer une voie plus excellente encore ». C’est de la charité envers le prochain qu’il veut parler. Puis, avant d’aborder ce qui concerne cette vertu et d’en faire un pompeux éloge, il lui compare les autres dons spirituels et il en fait bon marché, en montrant que sans la charité ils ne sont rien, et c’est ici que brille sa haute sagesse. Car s’il avait à l’instant même entamé le chapitre de la charité, si, après ces mots : « Je vais vous montrer la voie », il eût ajouté : Cette voie c’est la charité ; s’il n’eût pas, au moyen d’une comparaison, développé son idée, ses paroles auraient fait rire des disciples encore peu faits à ce langage et tout surpris de sa nouveauté. Aussi ne dit-il pas tout de suite le mot de l’énigme. Mais après avoir, par son accent de conviction, éveillé ses auditeurs, après avoir dit : Je vais vous montrer une voie plus excellente encore, après avoir excité leur curiosité, il n’entre pas tout de suite en matière ; mais il enflamme encore la curiosité de ses disciples. Il commence par passer tous les dons spirituels en revue, – pour montrer qu’ils ne sont rien sans la charité. Il fait voir à ses auditeurs combien il leur est nécessaire de s’aimer mutuellement, puisque c’est pour avoir négligé la charité qu’ils se sont attiré tous leurs maux. C’est le moyen de mettre dans tout son jour l’importance de cette vertu.

Les autres dons spirituels, en effet, loin de les réconcilier entre eux et de les attacher les uns aux autres, n’ont fait que les désunir. Mais la charité a concilié et uni ceux que les dons spirituels avaient divisés. Toutefois il ne proclame pas tout de suite cette vérité ; mais il va au-devant des désirs de ses auditeurs, en posant pour principe que cette vertu est par elle-même un don spirituel qui mène à tous les autres. Si donc vous ne voulez pas aimer votre frère par devoir, devenez charitable pour recevoir un témoignage plus grand que tous les autres de la bonté divine, et l’un de ses dons les plus magnifiques. Et voyez par où il commence. Il commence par le don qui excitait surtout l’admiration de son auditoire, par le don des langues, et, en parlant de ce don, il lui donne toute son étendue. Il ne dit pas : quand je parlerais des langues inconnues, mais : « Quand je parlerais les langues des hommes ». Qu’entend-il par ce mot « des hommes ? » Il veut dire : De tous les hommes qui sont dans l’univers. Et cette hyperbole ne lui suffit pas encore. Mais il en ajoute une autre plus énergique que la première, quand il dit : « Lors même que je parlerais le langage des anges, sans la charité, je ne serais qu’un airain sonore, une cymbale retentissante ». Voyez comme il exalte ce don, pour le rabaisser ensuite jusqu’à terre. Il ne s’est pas contenté de dire : Je ne serais rien ; il a dit : « Je ne serais qu’un airain sonore », c’est-à-dire, un métal insensible et sans âme. Mais que signifie ce mot. « un airain sonore ? » Cela veut dire qu’il ne proférerait que des paroles vaines, futiles et sans effet. Et non seulement, dit-il, ma parole serait mutile ; mais elle ennuierait et rebuterait bien des gens. Voyez-vous comme il assimile l’homme sans charité aux objets inanimés et insensibles. Maintenant, s’il parle du langage des anges, ce n’est pas qu’il veuille en faire des êtres matériels ; niais il veut dire : Quand je parlerais aussi bien que les anges, quand ils s’entretiennent ; je ne serais rien sans la charité. Que dis-je ? je serais à charge à mes auditeurs.

Ainsi, quand il dit ailleurs : « Devant lui fléchiront le genou tous les habitants du ciel, de la terre et des enfers », il n’a pas l’intention de représenter les anges avec des genoux et une charpente osseuse. Il veut exprimer, par les signes usités chez les hommes, une adoration grande et profonde. De même ici il appelle langue non pas un organe de chair, mais l’entretien des anges qu’il désigne par un mot appartenant au vocabulaire des hommes. Puis, afin de mieux faire goûter ses paroles, il ne s’arrête pas au don des langues ; il continue, en énumérant les autres dons spirituels et les rabaissant tous, quand ils ne sont pas accompagnés de la charité, il fait enfin le portrait de cette vertu et, se servant de l’amplification oratoire, il s’élève des dons les moins précieux aux dons les plus importants. Le don qu’il a placé au dernier degré de l’échelle des grâces, le don des langues, est celui par – lequel il commence, en arrivant, comme je l’ai dit, par une progression ascendante, aux dons les plus précieux. Après avoir parlé du don des langues, il passe au don de prophétie et dit : « Quand même j’aurais le don de prophétie », en exaltant ce don.

Tout à l’heure il ne s’est pas contenté de dire : Quand je parlerais des langues inconnues ; il a dit : Quand je parlerais toutes les langues des hommes. Il a été plus loin ; il a dit : Quand je parlerais toutes les langues des anges, et il a démontré qu’un pareil donne serait rien sans la charité. C’est ainsi que maintenant il ne parle pas du don de prophétie simplement, mais de ce don dans toute son étendue. Après avoir dit : Quand j’aurais le don de prophétie, il ajoute : « Quand je connaîtrais tous, les mystères, et que j’aurais une « science parfaite de toutes choses », en insistant sur ce don avec emphase.

4. Passant aux, autres dons spirituels, pour ne pas tomber dans une fastidieuse énumération, il place avant tout, en l’élevant bien haut, la mère et la source de tous les dons spirituels. Il dit : « Quand j’aurais la foi ». Cette expression ne lui suffit pas. Il ajoute ce mot employé par le Christ pour marquer les plus grands effets de cette vertu. « Quand j’aurais une foi capable de transporter les montagnes, sans la charité, je ne serais rien ». Voyez comme il rabaisse encore le don des langues. Selon lui, la prophétie a le grand avantage de pénétrer les mystères et d’avoir la toute science ; la foi opère avec force, puisqu’elle transporte les montagnes : mais, quand il parle du don des langues, il se borne à dire que c’est un don spirituel. Voyez aussi comme il a su résumer tous les dons en deux mots, « la prophétie » et « la foi », car tous les signes miraculeux consistent soit en paroles soit en actions. Mais le Christ avait dit que c’était un des moindres effets de la foi de transporter les montagnes. Car c’est en ce sens qu’il a prononcé ces mots : « Avec une parcelle de foi aussi minime qu’un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : Passe de ce côté, et elle y passera ». Comment donc se fait-il que Paul fasse consister dans ce miracle toute la puissance de la foi ? Que répondre à cela ? Le voici. Saint Paul s’est servi de cet exemple, parce que c’est beaucoup, de transporter une montagne. Il n’a pas voulu renfermer dans cet acte toute la puissance de la foi ; mais il s’est servi de cette image pour développer son idée, pour frapper des hommes simples. Il veut en venir à l’expression de cette vérité : j’aurais beau avoir une foi capable de transporter les montagnes, je ne serais rien sans la charité. « Et quand j’aurais distribué tout mon bien pour nourrir les pauvres, quand j’aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n’avais point la charité, tout cela ne me servirait de rien (3) ». Voyez quelle hyperbole ! Voyez comme il développe ces pensées ! Il n’a pas dit : Quand je donnerais aux pauvres la moitié, les deux tiers, les trois quarts de mon bien ; il a dit : Quand je donnerais tout mon bien, et il ajoute : « pour nourrir les pauvres ». À la générosité vient s’ajouter ici une tendre sollicitude. « Et quand je donnerais mon corps pour être brûlé ». Il n’a pas dit simplement : Quand je mourrais, il emploie ici les figures les plus fortes. Il nous met devant les yeux la mort la plus terrible, le supplice d’un homme brûlé vif, et cette mort ne serait rien, selon lui, sans la charité. Mais, pour montrer jusqu’où va ici l’hyperbole, je dois produire les témoignages du Christ relatifs à l’aumône et à la mort. Le Christ a dit : « Si vous voulez être parfait, vendez tons vos biens ; donnez-en la valeur aux pauvres et suivez-moi ». (Mat 19,21) Puis il dit, à propos de la charité : « La plus grande charité c’est de donner sa vie pour ses amis ». (Jn 15,13) C’est donc là, même aux yeux de Dieu, le plus grand de tous les sacrifices. Et je prétends moi, s’écrie saint Paul, qu’en subissant la mort pour Dieu, qu’en livrant son propre corps pour être brûlé, on ne retirerait pas grand fruit de ce sacrifice, si l’on n’aimait pas son prochain.

Quand on avance que les dons spirituels ne sont pas fort utiles sans la charité, on ne dit rien de bien étonnant ; car, dans la vie, il y a des dons spirituels qui n’ont pas grande importance. Bien des hommes ont prouvé qu’ils avaient reçu en partage certains dons spirituels et pourtant ils ont été punis, comme des méchants qu’ils étaient. Témoin ceux qui au nom du Christ prophétisaient, chassaient les démons, et faisaient force miracles, comme le traître Juda. Les fidèles, au contraire, qui ont mené une vie pure, ont par cela seul été sauvés. Que les dons spirituels, je le répète, ne puissent rien sans la charité, il n’y a donc rien là d’étonnant ; mais qu’une vie vertueuse et pure ne puisse rien sans elle, voilà une assertion qui va bien loin et qui crée une grande difficulté. Le Christ, en effet, ne semble-t-il pas décerner les plus hautes récompenses à l’abandon des biens corporels et aux dangers du martyre ? Ne dit-il pas au riche, je le répète : « Si vous voulez être parfait, vendez « tout ce que vous avez, donnez-en le prix « aux pauvres et suivez-moi ? » Ne dit-il pas à ses disciples, à propos du martyre : « Celui « qui perdra la vie pour moi la retrouvera.

Celui qui ne m’aura pas désavoué devant « les hommes, je ne le désavouerai pas moi devant mon père, qui est dans les cieux ». (Mat 16,25, et X, 32) Car c’est chose pénible et surnaturelle qu’un pareil dévouement : ils le savent bien, les hommes qui ont obtenu les palmes du martyre. La parole humaine n’est point à la hauteur d’un pareil sacrifice, d’un acte si admirable qui suppose une âme si généreuse.

5. Et pourtant, nous dit saint Paul, sans la charité, ce merveilleux dévouement ne sert pas à grand-chose, quand même on y joindrait l’abandon de sa fortune. Pourquoi donc ce langage ? J’essaierai de l’expliquer, après avoir cherché comment il se fait que l’homme qui distribue tout son bien pour nourrir les pauvres, puisse être cependant un homme sans charité. Car enfin, l’homme qui est prêt à livrer son corps au bûcher, malgré les dons spirituels qu’il peut avoir ; peut encore ne pas aimer son prochain. Mais celui qui, non routent de donner ses biens, les distribue pour nourrir les pauvres, comment peut-il se faire qu’il manque dé charité ? Que répondre à cela ? Que cette absence de charité chez un pareil Homme est une hypothèse gratuite. L’apôtre, en effet, emploie volontiers de semblables hypothèses, lorsqu’il a recours à l’hyperbole. Ainsi, il dira aux Galates : « Si nous-même, si quelque ange descendu du ciel vient vous annoncer autre chose que ce que je vous ai enseigné, qu’il soit anathème ». (Gal 1,8) C’est là une supposition impossible ; mais, pour montrer l’excellence de sa parole, il emploie une hypothèse qui ne pouvait jamais se réaliser. Dans son épître aux Romains, il dit encore : « Ni les anges, ni les dominations, ni les puissances, ne pourraient arracher de nos cœurs l’amour de Dieu ». (Rom 8,39) Jamais les anges n’auraient essayé de rien faire de semblable ; c’est donc encore ici une hypothèse impossible, comme ce qui suit : « Jamais nulle autre créature ne pourrait nous ôter cet amour ». Nulle autre créature ? Il parle ici de toutes les créatures imaginables, créatures célestes et créatures terrestres. Mais ici encore, il suppose ce qui ne peut être, pour exprimer l’ardeur de son amour. C’est donc aussi ce qu’il fait, lorsqu’il dit : Quand on donnerait tout son bien, ce sacrifice serait inutile, si l’on n’avait pas la charité. Oui, voilà comment on peut expliquer ce passage. Peut-être aussi saint Paul veut-il dire que nous devons nous identifier de cœur avec ceux à qui nous donnons, que nous ne devons pas nous contenter de leur donner froidement, que nous devons les plaindre, venir à eux le cœur brisé, et pleurer avec les indigents.

Voilà pourquoi Dieu a fait une loi de l’aumône. Dieu n’avait pas besoin de nous pour nourrir les pauvres ; mais il a voulu nous unir par la charité, nous enflammer d’un mutuel amour ; voilà pourquoi il nous a ordonné de nourrir les pauvres. De là encore ces mots de l’apôtre : « Mieux vaut une bonne parole qu’un don : voilà une parole plus précieuse qu’un don ». (Sir 18,16, 17) Et le Maître dit lui-même : « C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice ». (Mat 9,13) On aime d’ordinaire ceux à qui l’on fait du bien, et l’on s’attache à ses bienfaiteurs, et c’est pour resserrer les liens de l’affection que le Christ a établi cette loi. Mais voici à quoi se réduit la difficulté : d’après le Christ, l’aumône et le courage des martyrs sont deux vertus parfaites : d’après saint Paul, elles sont imparfaites sans la charité. Il n’est pas ici en contradiction avec le Christ, à Dieu ne plaise ! au contraire il est avec lui en parfaite harmonie. Le Christ, en s’adressant au riche, ne se contente pas de dire : Vendez vos biens et donnez-en le prix aux pauvres. Il ajoute : Venez ici et suivez-moi. Or pour suivre le Christ, pour se montrer son disciple, il n’y a rien de tel que la charité. « Le meilleur moyen de montrer à tout le monde que vous êtes mes disciples, c’est de vous aimer les uns les autres », (Jn 13,35) Et quand il dit : « Celui qui aura perdu la vie pour moi, la retrouvera. Celui qui me confessera devant les hommes, je le confesserai devant mon Père dans les cieux », le Christ est loin de nier que la charité ne joue ici un rôle essentiel, il ne fait que montrer la récompense réservée à ces efforts de courage. D’ailleurs avec le martyre il exige la charité, et c’est ce qu’il a clairement fait entendre en ces termes : « Vous boirez mon calice et vous recevrez mon baptême » (Mat 20,23), c’est-à-dire, vous supporterez le martyre, vous serez tués pour moi. Pour ce qui est « d’être assis à ma droite ou à ma gauche », ce n’est pas qu’il y ait des places où l’on soit assis à sa droite ou à sa gauche, c’est une manière d’indiquer la préséance, l’honneur suprême. « Ce n’est pas à moi à vous le donner », dit-il, « mais ce sera pour ceux à qui cela sera préparé ». Montrant ensuite à qui cet honneur est préparé, il appelle ses disciples : « Que celui qui voudra être le premier parmi vous, soit votre serviteur à tous » (Id 5,26), leçon d’humilité et de charité. C’est une haute charité qu’il demande. Aussi ajoute-t-il : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir les autres et donner sa vie pour la rédemption de plusieurs » ; il montre par là qu’il faut aimer jusqu’à subir la mort pour ceux que l’on aime : car c’est la plus grande preuve d’amour qu’on puisse leur donner. Aussi dit-il à Pierre « Si vous m’aimez, paissez mes brebis ». (Jn 13,19) Voulez-vous comprendre la grandeur et la beauté de la charité, peignons-la par des paroles, puisque nous ne voyons pas son image réelle. Représentons-nous tous les biens dont elle serait la source, si elle abondait en tous lieux. Alors plus de lois, plus de tribunaux, plus de supplices, plus riel de semblable. Si nous nous aimions tous les uns les autres, plus d’outrages ; meurtres, luttes, guerres, dissensions, larcins, pillages, tous les fléaux disparaîtraient et le vice ne serait même pas connu de nom. Or les dons miraculeux ; loin de produire un pareil effet, ne font qu’exalter la vanité et l’arrogance, si l’on n’y prend garde.

6. Il y a un côté admirable dans la charité. Toutes les autres qualités ne sont pas exemptes d’alliage : le détachement des biens est souvent une cause d’orgueil ; l’éloquence est accompagnée de désir de la gloire ; l’humilité a quelquefois d’elle-même une conscience superbe. Mais la charité est exempte de toutes ces maladies ; elle ne s’élève jamais aux dépens de celui qu’elle aime. Ne me parlez pas de la charité s’attachant à un seul objet d’affection ; regardez la charité qui s’étend à tous les hommes également, et c’est alors que vous en verrez la vertu. Ou plutôt, si vous voulez, supposez un seul être aimé et un seul être qui l’aime, qui l’aime, bien entendu, comme on doit aimer. Il trouvera le ciel, sur la terre ; il goûtera partout les douceurs de la tranquillité, il se tressera des couronnes sans nombre. Un tel homme ne connaîtra ni l’envie, ni la colère, ni la jalousie, ni l’arrogance, ni la vaine gloire, ni la détestable concupiscence, ni l’amour insensé et ses poisons ; il conservera la pureté de son âme. De même que personne ne cherche à se faire tort à soi-même, de même il ne fera pas tort à son prochain. Un tel homme marchera sur la terre, en compagnie de Gabriel. Eh bien ! cet homme-là, c’est celui qui possède la charité. Quant à celui qui fait des miracles signales et qui possède la science parfaite, sans la charité, il aurait beau ressusciter les morts par milliers, il n’en tirera pas grand profit, s’il rompt avec l’humanité, s’il ne peut souffrir le contact de ses compagnons de chaîne. Aussi le Christ a-t-il dit que la meilleure preuve d’amour qu’on puisse lui donner, c’est d’aimer son prochain. « Si vous m’aimez plus que ces hommes, Pierre, paissez mes brebis ». Voyez-vous comme il fait encore entendre par ces paroles que la charité est supérieure au martyre ?

Supposez un père qui chérit son fils jusqu’à donner sa vie pour lui, et un ami attaché à ce père, mais n’ayant pour le fils que de l’indifférence, le père irrité ne fera aucune attention à cet attachement dont il est l’objet et ne verra que le mépris auquel son fils est en butte. Ce qui a lieu ici, quand il s’agit d’un père et d’un fils, a lieu à plus forte raison quand il s’agit de Dieu et des hommes ; car Dieu est le meilleur de tous les pères. Ainsi, après avoir dit : « Voici le premier et le plus grand de tous les commandements : Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu », Jésus a dit : « Voici le second », et il a expressément ajouté, « qui est semblable au premier : Vous « aimerez votre prochain comme vous-même ». (Mat 22,38, 39) Et voyez avec quelle énergie il exige cet amour ! Il dit, en parlant de Dieu : Vous l’aimerez « de tout votre cœur » ; il dit en parlant du prochain : Vous l’aimerez « comme vous-même ». Ah ! si l’on observait bien ce commandement, il n’y aurait ni esclave ni – homme libre ; ni prince ni sujet ; ni riche ni pauvre ; ni petit ni grand ; le démon n’aurait jamais été connu : je ne dis pas celui que nous connaissons, mais tout autre, mais cent autres, mais des légions innombrables de démons se seraient trouvées sans puissance, en face de la charité. La paille résisterait au feu plutôt que le démon à la flamme de la charité. Oui, la charité est plus forte qu’un rempart, plus solide que le métal le plus dur. Imaginez quelque chose de plus solide encore que tous les métaux, la charité restera toujours la plus forte. Ni les richesses ni la pauvreté n’en triomphent, ou plutôt, avec la charité, il n’y aurait ni pauvreté, ni richesse excessive, il n’y aurait que les avantages dont la richesse et la pauvreté sont les sources. À la richesse nous demanderions l’abondance, à la pauvreté une existence libre de soucis, et les inquiétudes compagnes de la richesse et la crainte de la pauvreté ne feraient plus notre tourment.

Que dire des avantages de la charité ? Quelle vertu ! Quelle joie elle procure ! De quelles douceurs elle nous inonde ! Les autres vertus entraînent toujours quelque mal avec elle ; le jeûne, la tempérance, les veilles entraînent l’envie, la concupiscence, le mépris. La charité au contraire aux avantages qu’elle procure joint des plaisirs délicieux et sans mélange. Comme une abeille laborieuse, elle va de toutes parts recueillir son miel, pour le déposer dans l’âme de celui qui aime. Pour l’esclave, elle rend la servitude plus douce que la liberté. Celui qui aime, aimé mieux obéir que de commander, quoique le commandement ait ses douceurs. Mais la charité change la nature. Elle vient à nous, les mains pleines. Quelle mère est plus caressante ? Quelle reine est plus riche ? Tous les travaux sont par elle légers et faciles. Elle sème de fleurs le chemin de la vertu et d’épines celui du vice. Et remarquez bien ceci. Nous trouvons qu’il est dur de se priver de son bien. Avec elle, nous trouvons que cela est doux. Accepter le bien d’autrui nous semble agréable, avec elle ce n’est plus là un bonheur pour nous, c’est un écueil à fuir. La médisance si douce pour tout le monde devient par elle quelque chose d’amer, tandis que nous trouvons de la douceur à dire du bien des autres ; quoi de plus doux, que de louer celui qu’on aime ? La colère a sa volupté que la charité lui fait perdre, en extirpant ce vice dans sa racine. L’objet aimé a beau faire, celui qui aime ne se montre jamais irrité. Loin de témoigner la moindre aigreur, il n’a pour celui qu’il aime que des larmes, dès exhortations, des prières. Le voit-il en faute, Il pleure, il est triste, mais cette tristesse a ses charmes ; car les larmes et la tristesse de la charité ont plus de suavité que le rire et la joie.

Ceux qui rient ne sont pas aussi heureux que ceux qui pleurent sur leurs amis. Si vous ne me croyez pas, arrêtez leurs larmes et c sera leur causer la plus terrible souffrance. Mais l’amour, dites-vous, ne donne que des plaisirs insensés. Ah ! ne tenez pas un pareil langage ; car il n’y a rien d’aussi pur que la véritable charité.

7. Ne me parlez pas de cet amour vulgaire et trivial qui est plutôt une maladie que de la charité et de l’amour. Parlez-moi de cet amour que demande l’apôtre, d’un amour qui cherche les intérêts de l’objet aimé, et vous verrez qu’un pareil amour surpasse celui d’un père. Les avares fuient la dépense, préfèrent la détresse à la douleur de voir diminuer leur trésor. Ainsi l’homme qui aime bien, préférera mille souffrances à la douleur de voir souffrir celui qu’il aime. Comment donc, direz-vous, cette Égyptienne, qui aimait Joseph, a-t-elle voulu l’outrager ? C’est qu’elle l’aimait d’un amour satanique. L’amour de Joseph ne ressemblait pas à celui-là ; c’était celui que demandait saint Paul. Considérez les paroles que dictait à Joseph la charité et le langage de cette femme : Outrage-moi, disait-elle, et fais de moi une adultère ; rends-toi coupable envers mon mari, bouleverse toute la maison, perds la grâce de Dieu. Et ces paroles prouvaient qu’elle n’aimait pas Joseph, qu’elle ne s’aimait pas elle-même. Mais lui, qui aimait sincèrement, rejeta toutes ces propositions. Et ce qui prouve l’intérêt qu’il lui portait, ce sont les conseils qu’il lui donne. Non content de la repousser, il emploie une exhortation capable d’éteindre sa flamme criminelle : « Mon maître, dit-il, se repose sur moi ; il ne sait pas même ce qu’il a dans sa maison ». (Gen 39,8) Il lui rappelle aussitôt son mari, pour lui faire honte. Il ne dit pas : votre mari, mais « mon maître », pour mieux la retenir, pour la faire réfléchir. Elle est la maîtresse et c’est son esclave qu’elle aime ! Car s’il est mon maître lui, vous êtes ma maîtresse. Rougissez de parler ainsi à votre esclave, songez à celui dont vous êtes la femme, à celui auquel vous voulez vous unir, à celui que vous payez d’ingratitude. Voyez ; j’ai pour lui plus d’affection que vous. À cette femme sans délicatesse et sans pudeur, à cette femme incapable d’un sentiment élevé, il parle le langage des souvenances humaines, pour la faire rougir : « Mon maître se repose entièrement sur moi » c’est-à-dire, il me comble de bienfaits ; je ne puis donc blesser mon maître dans ce qu’il a de plus cher. Il m’a mis à la tête de sa maison et je viens après lui. « Il ne s’est réservé que vous ». Par ces paroles, il fait remonter cette femme au rang dont elle veut descendre, pour la rappeler à la pudeur et lui montrer la place honorable qu’elle remplit. Il ne s’arrête pas là : Vous êtes sa femme, lui dit-il, comment donc pourrais-je faire une aussi mauvaise action ? Vous me dites : Mon mari n’est pas là, il ignorera l’outrage ; mais cet outrage aura Dieu pour témoin. Loin de profiter de ces conseils, elle cherchait à l’attirer. C’était une démence furieuse, ce n’était pas son amour pour Joseph qui la faisait agir, et la suite l’a bien prouvé. Elle prend son mari pour juge, elle dresse son accusation, elle a recours au faux témoignage ; elle fait de son mari une bête féroce auquel elle livre un innocent. Elle fait jeter Joseph en prison. Que dis-je ? Elle fait tout ce qu’elle peut pour causer sa mort, tant elle exalte la fureur de son juge !

Eh bien, Joseph use-t-il de représailles ? Non il ne se défend pas, il n’accuse pas cette femme. Mais, direz-vous, on n’aurait pas voulu le croire. Pourtant, il était fort aimé de son, maître, cela est évident, et il en fut toujours aimé. Car, si ce mari furieux ne l’avait pas beaucoup aimé, il l’aurait tué, quand il gardait le silence, quand il ne se défendait pas. C’était un prince égyptien blessé dans son honneur, il le croyait du moins, et cela par un de ses serviteurs, oui, par un de ses serviteurs qu’il avait comblé de bienfaits. Mais toutes ces considérations cédèrent à l’amour et à la sympathie que Dieu mit dans le cœur du maître. Outre cette sympathie et cet amour, Joseph avait pour lui des preuves sérieuses, s’il avait voulu se défendre ; et ces preuves, c’étaient ses vêtements restés entre les mains de cette femme. Si elle avait été en butte à quelque violence, au lieu de montrer les vêtements de Joseph, elle aurait dû montrer sa tunique lacérée, son visage déchiré. « Mais », dit-elle, « c’est parce qu’il m’a entendue crier, qu’il s’est enfui, en laissant ses vêtements entre mes mains ». (Gen 39,15) Pourquoi donc le dépouiller de ses vêtements ? Que pouviez-vous demander, vous qui étiez exposée à sa violence ? D’être délivrée de l’auteur d’un pareil attentat. Mais ce n’est pas seulement sa conduite en cette occasion, c’est le reste de sa vie qui a mis à nu son cœur bienveillant et charitable. Réduit à exposer les motifs de sa longue incarcération, au lieu d’exposer les faits dans toute leur réalité, il se contente de dire : « Je n’ai rien fait ; mon malheur est d’avoir été arraché à la terre des Hébreux ». (Gen 60,15) Il se tait sur la femme adultère. Il ne se glorifie pas de son innocence, comme tout autre aurait pu le faire à sa place, dans une circonstance où le récit de ce qui s’était passé n’était pas une affaire de vanité, mais un moyen de repousser les suppositions que pouvait faire naître cet emprisonnement. Si les pécheurs eux-mêmes, en pareille matière, ne s’abstiennent pas d’accuser, quelque déshonorante que soit l’accusation, comment ne pas trouver admirable cet homme qui est resté pur et qui, malgré cela, ne parle point de l’amour de cette femme, ne révèle point sa faute, cet homme qui, monté sur le trône d’Égypte, ne se souvient plus de l’outrage et ne punit point la coupable ?

8. Voyez comme il la ménageait, et pourtant cette femme n’aimait pas, mais elle était en démence. Elle n’avait pas de l’amour poux Joseph ; elle voulait satisfaire son caprice. Qu’on pèse bien ses paroles, elles respirent toutes la fureur et le meurtre. Que dit-elle à son mari ? « Vous avez amené ici un esclave hébreu, pour qu’il nous insultât ». (Gen 30,17) Elle reproche à son mari le bien qu’il a fait : elle lui montre les vêtements de Joseph, cette femme plus cruelle qu’une bête féroce. Ah ! Joseph n’agit pas ainsi. Que dire de sa douceur, lorsqu’à l’égard de ses frères qui avaient failli le tuer, il se montre tel qu’il avait été toujours, ne laissant échapper sur leur compte, ni en particulier, ni en public, aucune parole amère ou fâcheuse. Voilà pourquoi saint Paul appelle la charité la mère de toutes les vertus ; voilà pourquoi il la met au-dessus de tous les signes et de tous les dons spirituels. L’or répandu sur les vêtements et sur les chaussures n’est pas, à lui seul, une marque suffisante de la royauté ; mais quand nous apercevons la pourpre et le diadème, nous n’en demandons pas davantage, pour la reconnaître. Il en est de même ici. Le diadème de la charité montre suffisamment le disciple du Christ non seulement à nous chrétiens, mais encore aux infidèles. « Vous vous ferez reconnaître à tous pour mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». (Jn 13,35) Ce signe-là est donc au-dessus de tous les autres, puisque c’est le signalement du disciple de Jésus-Christ. Que d’autres produisent des miracles en foule, s’ils sont divisés entre eux, ils seront la risée des infidèles. Qu’ils n’aient aucun miracle à montrer et qu’ils aient les uns, pour les autres une ardente charité, ils seront pour tout le monde un objet de respect, ils seront toujours invincibles.

Si nous admirons saint Paul, ce n’est point à cause des morts qu’il a ressuscités, ce n’est point à cause des lépreux qu’il a guéris ; c’est parce qu’il a dit : « Quel est l’infirme dont je ne partage pas les infirmités ? Quel est l’homme qui est scandalisé, sans que je ne brûle?. » (2Co 11,29) Un millier de signes miraculeux ne valent pas ces simples paroles. Ne disait-il pas lui-même qu’une grande récompense lui avait été réservée ; non pour avoir fait des miracles, mais pour s’être fait infirme avec les infirmes ? Et quelle est cette récompense, poursuit-il ? « C’est de prêcher gratuitement l’Évangile ». (I. Cor 9,18) Et quand il se préfère aux apôtres, il ne dit pas : J’ai fait plus de miracles qu’eux, mais « J’ai plus travaillé qu’eux ». (1Co 15,10) Il allait jusqu’à vouloir mourir de faim, pour sauver ses disciples : « Mieux vaut pour moi mourir », dit-il, « que de souffrir qu’on me fasse perdre cette gloire ». (1Co 9,15) Ce n’était pas pour se glorifier qu’il parlait ainsi, c’était pour ne pas avoir l’air de leur faire des reproches. Jamais, en effet ; il ne se glorifie de ses bonnes œuvres, si la circonstance ne l’y porte ; mais alors même qu’il est contraint à le faire, il se donne le nom d’insensé.

Si parfois il se glorifie, c’est des infirmités, des outrages qu’il a dû subir, c’est de sa commisération pour ceux qui souffrent. Témoin ces paroles : « Qui donc est malade, sans que je sois malade avec lui ? » Ces paroles-là en disent plus que les périls affrontés ; aussi c’est par elles qu’il finit, pour donner plus de force à son discours. Comment donc ne pas reconnaître notre indignité, si nous nous comparons à lui, nous qui ne savons ni mépriser les richesses, quand il s’agit de notre intérêt véritable, ni donner notre superflu ? Ah ! saint Paul n’agissait pas ainsi ; il se donnait corps et âme, pour que ceux qui le lapidaient, qui le souffletaient, pussent obtenir le royaume des cieux. C’est le Christ, disait-il, qui m’a appris à aimer ainsi, en léguant aux hommes, dans ses commandements, un nouveau système de charité et, en joignant l’exemple au précepte. Le roi de l’univers, jouissante de la béatitude suprême, ne s’est pas détourné de ces hommes tirés par lui du néant, combles par lui de bienfaits, qui l’abreuvaient d’outrages et qui le conspuaient. C’est pour eux qu’il s’est fait homme, qu’il a conversé avec des courtisanes et des publicains, qu’il a guéri des, démoniaques et qu’il leur a promis le ciel. Pour prix de tous ces bienfaits, les hommes l’ont saisi ; l’ont souffleté, l’ont garrotté, l’ont flagellé, l’ont bafoué et ont fini par le crucifier. N’importe : il ne s’en est pas détourné encore, mais, jusque sur la croix , il a dit « Mon Père, pardonnez-leur ». (Luc 23,34) Le larron qui venait de l’accuser, il lui a ouvert les portes du paradis. Paul, son persécuteur, i ! en a fait un apôtre ; ses propres disciples, ses disciples fidèles, il les a livrés à la mort, en les sacrifiant aux Juifs qui l’avaient crucifié. Recueillons en notre âme ces exemples donnés par un Dieu, ces exemples donnés par les hommes et tâchons d’imiter ces illustres modèles. Tâchons d’acquérir, cette charité supérieure à tous les dons spirituels, pour être heureux en cette vie et dans l’autre. Puisse ce bonheur devenir notre partage, par la grâce et le bienfait de Notre-Seigneur Jésus-Christ auquel, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, appartiennent la gloire, la puissance, l’honneur, aujourd’hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIII.

LA CHARITÉ EST PATIENTE ; ELLE EST BIENFAISANTE ; ELLE N’EST POINT ENVIEUSE ; ELLE N’AGIT POINT À LA LÉGÈRE ; ELLE NE S’ENFLE POINT D’ORGUEIL. (CHAP. 13, JUSQU’Au VERS. 8)

ANALYSE.

  • 1-4. Explication littérale du fameux texte de saint Paul sur la charité.
  • 5-7. Des effets admirables de la charité. – Combien les saints de l’ancienne Loi, par exemple David et Jacob ; excellaient dans cette vertu.

1. Après avoir déclaré que la foi, la science, le don de prophétie, le don des langues, le don d’assistance, le don de guérison ne servent pas à grand-chose sans la charité, il nous la dépeint dans toute sa beauté et dans toute sa pureté. Il répand sur ce portrait les charmes, c’est-à-dire, les couleurs et les traits de la vertu ; il a soin d’établir entre toutes les parties de cette image une parfaite harmonie. Gardez-vous de n’accorder aux paroles de l’apôtre que peu d’attention, pesez-les au contraire avec soin, l’une après l’autre ; c’est le moyen d’apprécier ce trésor et l’habileté du peintre. Voyez par où il commence et quelle est la qualité qu’il regarde comme la source de tout bien. Cette qualité, c’est la patience. Voilà la base de toute philosophie ! C’est pourquoi un sage disait : « L’homme patient fait preuve d’une haute sagesse ; l’homme impatient n’est qu’un grand fou ». (Pro 14,29) Et comparant la patience à une place forte, il déclare que la comparaison est tout à l’avantage de cette qualité. Cette qualité est une armure impénétrable, une tour à l’épreuve de tous les assauts. Comme l’étincelle qui tombe sur l’abîme et qui, sans endommager l’abîme, s’éteint d’elle-même, chaque trait imprévu qui tombe sur une âme patiente, s’émousse aussitôt, sans troubler le repos de cette âme. Quoi de plus fort que la patience ! Les armées, les richesses, la cavalerie, les remparts, les armures, tout est faible auprès de la patience. Avec tout cet appareil guerrier, un conquérant, vaincu souvent par sa fureur, se voit renversé comme un faible enfant, en semant – sur ses pas le trouble et la tempête. Mais l’homme patient est comme dans un port, où il goûte un calme profond. Le dommage que vous lui causerez ne pourra émouvoir ce roc ; vos outragés ne pourront ébranler cette tour ; vos coups s’amortiront sur ce métal indomptable. La patience s’appelle aussi longanimité, parce que l’homme patient a une âme d’une vaste étendue, c’est-à-dire une grande âme ; car « longueur et grandeur » sont des ternies synonymes. Mais cette qualité vient de la charité et rapporte de grands avantages à ceux qui la possèdent et qui en jouissent.

Ne me parlez pas ici de certaines âmes dont on peut désespérer, de ces hommes qui faisant le mal impunément, se plongent encore plus avant dans le mal. Cette corruption n’est pas l’effet de la patience du sage, mais de la perversité des méchants qui en abusent. Parlez-moi, non de ces hommes pervers, mais de ces âmes plus douces, à qui la patience du sage rapporte un grand profit : quand ces hommes font le mal et qu’on ne le leur rend pas, ils admirent la douceur de l’homme patient, ils y puisent un grand enseignement philosophique. Mais l’apôtre ne s’arrête pas là, et détaillant les autres perfections de 1a charité, il ajoute : « La charité est bienfaisante ». Il y a des hommes en effet pour lesquels la patience n’est pas, la voie de la sagesse, mais un acheminement laborieux vers la vengeance. La charité, dit l’apôtre, ne tombe pas dans ce vice. Voilà pourquoi il ajoute : « La charité est bienfaisante ». Ce n’est point pour attiser la flamme de la colère dans les âmes irritées, qu’elle se montre douce et généreuse, c’est pour apaiser et éteindre cette flamme. Ce n’est pas seulement par une généreuse patience, c’est par ses soins et ses exhortations qu’elle soulage et qu’elle soigne la plaie des cœurs ulcérés par la colère. « Elle n’est pas envieuse ». On pourrait être patient et envieux, et l’envie gâte tout. Mais la charité évite encore cet écueil. Elle n’agit point légèrement… Cela veut dire : elle n’agit point avec précipitation. L’homme qui la possède est sage et grave ; il marche paisiblement dans la vie. La précipitation est le propre des penchants honteux ; mais la charité n’est point asservie à de pareils tyrans. La paix du cœur est incompatible avec la précipitation et les excès. La charité qui veille sur notre âme comme un bon agriculteur sur un champ, ne donne pas à de pareilles épines le temps de germer. « La charité n’est point gonflée d’orgueil ». Que de gens se glorifient, sous nos yeux, de n’être ni jaloux, ni méchants, ni pusillanimes, ni agressifs ! De pareils défauts en effet ne sont pas l’apanage exclusif de la richesse et de la pauvreté ; ils se rencontrent aussi dans les âmes bien nées ; mais la charité a soin de les extirper tous. Et ici faites bien attention : la patience n’est pas tout à fait la bienfaisance et la générosité. Oc la patience, sans la générosité, est un défaut ; elle peut amener la rancune. Mais, grâce à la générosité qui sert d’antidote à ce poison, la charité se conserve pure. La générosité dégénère parfois en faiblesse ; mais la charité est là pour l’en empêcher. « La charité, dit l’apôtre, n’est ni inconsidérée ni orgueilleuse ». La générosité et la patience n’excluent pas non plus l’arrogance ; mais la charité nous corrige aussi de cette imperfection.

2. Et voyez : l’apôtre fait servir à l’ornement de cette vertu non seulement les qualités qu’elle a, mais encore les défauts qu’elle n’a pas. Elle nous mène au bien, dit-il, et elle extirpe le mal. Que dis-je ? elle ne laisse pas aux mauvais germes la faculté de naître. L’apôtre n’a pas dit, en effet : La charité est jalouse, mais elle étouffe la jalousie. Elle est arrogante, mais c’est un défaut dont elle se corrige. Il a dit : « La charité n’est ni jalouse, ni inconsidérée, ni gonflée d’orgueil ». Et ce qu’il y a de plus admirable, c’est qu’elle fait le bien sans effort ; c’est qu’elle dresse des trophées, sans faire la guerre, sans verser de sang. Ce n’est point au prix de mille sueurs qu’elle donne la couronne à ses adeptes ; elle leur donne le prix du combat, sans les condamner aux fatigues. En effet, là où la raison ne rencontre pas la passion pour adversaire, elle n’a pas la peine de lutter : « Elle ne croit pas qu’on puisse la flétrir ». Pourquoi dire, ajoute l’apôtre, que la charité n’est point gonflée d’orgueil ? Elle est si éloignée d’un pareil défaut, qu’elle ne regarde pas comme un déshonneur tout ce qu’elle a souffert pour l’objet aimé. L’apôtre n’a pas dit : La charité qui s’honore elle-même par sa patience, supporte généreusement le déshonneur ; il a dit qu’elle ne se sent pas même blessée. Car si les hommes cupides, pour étancher la soif du gain qui les dévore, bravent tous les affronts, non seulement sans honte, mais avec orgueil, à plus forte raison l’homme qui possède la charité, cette vertu si louable ; ne reculera devant aucun affront et ne rougira pas de sa patience. Mais, pour puiser nos exemples à des sources pures, examinons la charité dans le Christ, et nous pourrons apprécier les paroles de l’apôtre. Notre-Seigneur Jésus-Christ était conspué et souffleté par de misérables esclaves ; et non seulement il ne voyait pas là de déshonneur, mais ces affronts étaient poux lui autant de triomphes dont il se glorifiait. Quand il introduisait avec lui dans le paradis un voleur et un assassin, quand il adressait la parole à une courtisane au milieu d’un cercle d’accusateurs, il ne voyait pas là un déshonneur. Il permettait, au contraire, à la courtisane de lui baiser les pieds, d’arroser son corps de ses larmes et de lui faire un voile de ses cheveux ; et c’était au milieu de ses ennemis, sur le théâtre de leur haine qu’il donnait un pareil exemple. La charité, en effet, se croit à l’abri de l’humiliation.

Voyez ce père qui tient le premier rang parmi les philosophes et les orateurs. Il ne rougit pas de bégayer avec ses enfants, et ceux qui sont témoins de cet acte de condescendance, loin de blâmer le père, rendent hommage à sa conduite et la citent pour modèle. Les enfants retombent-ils dans les mêmes fautes, le père est toujours là pour les corriger, pour avoir soin d’eux, pour réprimer leurs écarts, et il ne rougit pas de sa minutieuse sollicitude. La charité, en effet, est au-dessus de l’humiliation ; elle a comme des ailes d’or, pour cacher tous les défauts de l’objet aimé. C’est ainsi que Jonathas aimait David. Quand son père lui disait : « Fruit des « amours de quelque fille complaisante, jeune « efféminé » (1Sa 20,30), il ne rougissait pas, et c’étaient là pourtant des paroles bien insultantes. C’était lui dire : Fils de quelque femme folle de son corps qui provoque les passants, être sans force et sans courage qui n’a rien de viril, c’est pour ta honte et pour celle de ta mère que tu vis. Eh bien ! Jonathas s’est-il irrité de ces insultes ? A-t-il été cacher sa honte ? S’est-il éloigné de son ami ? Et pourtant c’était un fils de roi que Jonathas, et David n’était qu’un vagabond. Malgré cela, il n’a pas rougi de son ami ; car la charité n’a jamais lieu de rougir. Ce qu’il y a d’admirable en elle, c’est qu’elle ôte à l’affront tout ce qu’il a de poignant, pour faire trouver, dans ses morsures, une sorte de douceur : aussi Jonathas outragé s’éloigna-t-il de David en l’embrassant, comme s’il venait de recevoir la couronne. C’est que la charité ne connaît pas d’affront. Que dis-je ? Elle trouve de la douceur dans les outrages qui font rougir les autres. Ce qu’il y a de honteux, en effet, c’est de ne pas savoir aimer, c’est de ne pas savoir tout braver et tout souffrir pour l’objet aimé. Quand je dis tout, je ne veux pas dire qu’il faille prêter à un ami un coupable ministère. Il ne faut pas s’employer pour lui auprès d’une femme qu’il aime, il ne faut pas lui accorder quelque honteuse demande. Ce ne serait pas là de l’amitié, et c’est ce que je vous ai démontré plus haut, à propos de la femme égyptienne. Celui-là seul sait aimer qui comprend les véritables intérêts de son ami. Celui qui n’a pas un but honorable aura beau protester de son attachement pour vous ; il sera toujours votre plus grand ennemi. Ainsi Rébecca qui était fort attachée à son fils, commit une fraude, sans rougir ni sans craindre d’être surprise, en s’exposant à un péril assez grand. Et, comme une contestation s’était élevée entre le fils qui résistait et la mère, elle lui dit : « Que ta malédiction soit sur moi, mon fils ». (Gen 27,13)

3. Et voyez-vous l’âme apostolique de cette femme ? De même que saint Paul (pour comparer les petites choses aux grandes) consentait à être anathème pour les Juifs, ainsi cette femme, pour que son fils fût bien, consentait à être maudite. Elle lui cédait tout le fruit de cette bénédiction ; car elle ne devait pas le partager avec lui. Elle était préparée à tous les malheurs. Et pourtant elle se réjouissait, elle pressait son fils et, malgré l’imminence et la grandeur du péril, elle était impatiente de tout retard. Elle craignait que la soudaine arrivée d’Ésaü ne fît échouer sa ruse. Aussi comme sa parole est concise ! Comme elle presse le jeune homme ! Elle se laisse d’abord contredire, puis elle lui donne une raison qui doit suffire pour le décider. Elle ne lui dit pas Tes objections sont vaines et tes craintes sans motif, puisque ton père est vieux et aveugle. Elle lui dit : Que ta malédiction soit sur moi, mon fils ! Profite seulement du moyen que je t’offre et ne laisse pas échapper le trésor que te livre l’absence de ton frère. Et Jacob lui-même ne fut-il point, durant sept années, un mercenaire aux gages dé son parent ? Cette condition servile et la substitution qu’il fut obligé d’admettre n’en faisaient-elles pas un objet de risée ?

Eh bien ! se montra-t-il sensible au ridicule ? Se crut-il déshonoré, pour avoir, lui homme libre né de parents libres, lui qui avait reçu une éducation libérale, souffert de la part de ses parents les traitements qu’on inflige aux esclaves, traitements d’autant plus durs que les outrages de nos proches sont les plus poignants de tous ? Non ; Jacob ne se crut point déshonoré. Il était soutenu par sa tendresse pour sa race. La charité abrégeait pour lui le temps de ces longues épreuves. « Il lui semblait qu’il n’avait que quelques jours à souffrir » (Gen 29,30), tant il s’en fallait que son esclavage fût pour lui un tourment et une honte ! Saint Paul avait donc raison de dire : « La charité n’a point à rougir de ses actes ; elle ne cherche pas son avantage, elle ne s’irrite pas ». Après avoir dit qu’elle n’a point à rougir de ses actes, l’apôtre nous dit pourquoi : « C’est qu’elle ne cherche point son avantage ». L’objet aimé est tout pour elle, et c’est lorsqu’elle ne peut l’arracher aux suites d’une action honteuse qu’elle croit avoir à rougir. Son déshonneur, s’il pouvait servir à l’objet aimé, ne serait point un déshonneur pour elle ; car votre ami c’est vous. Quand l’amitié existe-t-elle en effet ? C’est lorsque celui qui aime et celui qui est aimé ne forment plus deux êtres distincts et font une seule et même personne.

Or, cette assimilation est un effet de la charité. Ne cherchez donc pas votre intérêt, si vous voulez trouver votre intérêt. Car celui qui cherche son intérêt ne le trouve pas. Voilà pourquoi saint Paul a dit : « Qu’on ne cherche pas son intérêt, mais celui du prochain ». (1Co 10,24) Votre intérêt, en effet, s’identifie avec celui du prochain, et celui du prochain avec le nôtre. Si votre or est enfoui dans la maison du voisin et que vous refusiez d’aller l’y chercher et l’y déterrer, vous ne le trouverez jamais. Il en est de même de votre intérêt. Si vous ne le cherchez pas dans l’intérêt de votre prochain, renoncez à cette couronne promise à la charité. Dieu, en effet, a tout arrangé de manière à ce que nous soyons liés les uns aux autres. Vous voulez éveiller un enfant dormeur et l’engager à suivre son frère ; s’il ne veut pas le suivre de bonne volonté, vous mettez entre les mains du frère quelque objet désirable pour l’enfant, pour que l’envie d’avoir cet objet l’engage à suivre celui qui en est possesseur, et votre moyen réussit. Ainsi Dieu a mis l’intérêt de chacun entre les mains de son prochain, afin que nous accourions les uns vers les autres et que nous ne soyons pas divisés.

Voyez plutôt ce qui se passe pour nous autres qui conversons ensemble. Mon intérêt est entre vos mains et votre avantage entre les miennes. Votre intérêt exige que vous connaissiez ce qui est agréable à Dieu. Or c’est à moi qu’a été confié le soin de vous donner l’enseignement qui vous en instruira ; vous êtes donc forcés de venir à moi. Quant à moi, c’est mon avantage de vous rendre meilleurs, car pour cela je serai largement payé. Or ce résultat dépend de vous. Me voilà donc forcé de courir après vous pour vous rendre meilleurs et pour obtenir de vous ce résultat avantageux pour moi. Voilà pourquoi saint Paul disait : « Où est mon espoir ? n’est-il pas en vous ? » Et dans un autre passage : « Vous êtes mon espérance, ma joie, ma couronne de gloire ». Les disciples de saint Paul faisaient donc sa joie. Aussi pleurait-il quand il les voyait périr. D’un autre côté leurs intérêts reposaient entre les mains de saint Paul. Aussi l’apôtre disait-il : « C’est pour l’espoir d’Israël que ces chaînes m’entourent » (Act 28,20) ; et ailleurs : « Je souffre pour mes élus, afin qu’ils obtiennent la vie éternelle ». (2Ti 2,10) De pareils dévouements se voient dans la vie : « Car », dit l’apôtre, « l’épouse, pas plus que l’époux, ne peut disposer de sa personne. Ils appartiennent l’un à l’autre ». (1Co 7,4) Nous agissons ainsi envers ceux que nous voulons lier. Nous ne laissons à nul d’entre eux la disposition de lui-même, mais nous étendons la chaîne de l’un à l’autre. Voyez ce qui se passe dans l’ordre judiciaire : le juge ne rend pas la justice dans son intérêt ; il consulte les intérêts de son prochain. Ses inférieurs cherchent, par leurs hommages, par leurs services de toute manière, à servir les intérêts de leur chef. Les soldats prennent les armes dans notre intérêt, c’est pour nous qu’ils affrontent les dangers. Et nous, c’est pour eux que nous bravons les fatigues ; car c’est nous qui les nourrissons.

4. Ne m’objectez pas que ces hommes, en agissant ainsi, cherchent leur intérêt. Je vous répondrai que, s’ils le cherchent, ils le trouvent dans celui du prochain. Le soldat ne trouverait personne pour le nourrir, s’il ne faisait pas la guerre pour ceux qui le nourrissent ; ceux-ci ne trouveraient personne pour les défendre, s’ils ne nourrissaient pas leurs défenseurs. Voyez-vous jusqu’où s’étend la charité et comme elle préside à tout ? Mais ne vous lassez point de compter tous les anneaux de cette chaîne d’or. Après avoir dit : La charité ne cherche pas son intérêt, l’apôtre énumère les avantages qui résultent de cette manière d’être. Quels sont-ils ? « C’est qu’elle ne s’irrite pas ; c’est qu’elle ne pense pas à faire le mal ». Vous voyez que la charité, loin de supporter la tyrannie du vice, ne lui laisse pas seulement mettre le pied chez elle. Il ne dit pas : Elle s’irrite, mais elle surmonte sa colère ; il dit : Elle ne s’irrite pas. Il ne dit pas : La charité ne fait pas le mal ; il dit : La charité ne pense pas à faire le mal. Loin de se préparer à faire du mal à celui qu’on aime, on n’y songe même pas. Comment donc ferait-elle le mal, comment s’irriterait-elle, cette vertu qui bannit jusqu’à l’idée du mal, et c’est là surtout que se trouve la source de la charité. «. Elle n’applaudit pas à l’iniquité ». C’est-à-dire : elle ne se complaît pas dans la souffrance du prochain. Bien loin de là, « elle aime la justice ». (Rom 12,15) Elle applaudit au bonheur des autres et, comme dit saint Paul : « Elle se réjouit avec ceux qui sont dans la joie ; elle pleure avec ceux qui pleurent ». Chez elle par conséquent point de jalousie, point d’orgueil elle fait son bonheur de celui des autres. Voyez-vous comme peu à peu la charité élève ses adeptes au niveau des anges ? Exempt de colère, pur de toute jalousie, libre du joug des vices, soustrait aux faiblesses de la nature humaine, homme parvient, par la charité, à revêtir là nature impassible des anges. Mais saint Paul ne s’arrête pas là. Que lui reste-t-il donc à dire de plus ? Car ses dernières paroles sont toujours les plus fortes. Il nous dit : « La charité supporte tout ». Sa patience, sa douceur l’endurcit contre les outrages, contre les coups, contre la mort, contre tous les mauvais traitements. Voyez le bienheureux David. Y a-t-il une douleur plus grande que celle d’un père qui voit son fils se révolter contre lui, attenter à sa couronne et être altéré du sang paternel ? Eh bien ! voilà ce que le bienheureux David a souffert. Il n’a pas eu le courage délaisser échapper une seule parole amère contre ce fils parricide ; à tous les capitaines qu’il avait chargés de la conduite de cette guerre il recommandait d’épargner son fils, tant sa charité reposait sur des bases solides ! Aussi il supporte tout et montre par là sa constance. Quant à sa bonté, elle éclate dans les paroles, qui suivent. « Il espère tout », dit-il, « il croit tout, il supporte tout ». Que veulent dire ces mots : il espère tout ? Il ne désespère pas, dit-il, du cœur de son fils ; quelque vicieux que soit ce fils, il persiste à vouloir le corriger, il l’entoure de sa sollicitude et de ses soins. « Il croit tout ». Il ne se contente pas d’espérer, dit-il, il a confiance dans celui qu’il aime tant : bien que sa conduite ne réponde pas à son espoir, bien qu’il lui cause toujours de nouveaux chagrins, il les supporte encore. Car « il supporte tout », dit-il. « La charité ne finira jamais ». Il met ici la dernière main à son ouvrage. Il nous montre ce que le don de la charité a de plus rare. Que signifie ce mot ? « Elle ne finira jamais ». Elle ne meurt pas, elle ne s’use point par la patience : elle est toujours aimante. Celui qui aime en effet ne peut jamais haïr, quelle que soit la conduite que l’on tienne envers lui et c’est là le plus grand fruit de la charité.

Tel se montre saint Paul. « Je voudrais », dit-il, « exciter une sainte jalousie dans l’âme de ces hommes qui me sont unis selon la chair » (Rom 2,14), et il a persisté dans cet espoir. Et il exhortait Timothée en ces termes : Un serviteur de Dieu ne doit pas lutter ; il doit être doux envers tout le monde, il doit instruire, en conservant le ton de la modération, ceux qui résistent à la vérité, pour voir si Dieu leur en donnera connaissance. (2Ti 2,24, 25) Eh quoi, direz-vous, si ce sont nos ennemis, si ce sont des gentils, ne faut-il pas les haïr ? Ce qu’il faut haïr, ce ne sont pas les gentils, c’est leur erreur ; ce n’est pas l’homme, c’est le mal qu’il fait, c’est sa corruption. L’homme en effet est l’œuvre de Dieu ; l’erreur est celle du démon. Ne confondez pas ce qui est à Dieu, et ce qui est au démon. Les Juifs n’étaient-ils pas des blasphémateurs, des persécuteurs insolents qui se répandaient en injures contre le Christ ? Saint Paul ; qui aimait tant le Christ, les détestait-il pour cela ? Non assurément ; il les aimait au contraire et faisait tout pour eux. Tantôt il dit : « Je sens dans mon cœur une grande affection pour le salut d’Israël et je le demande à Dieu dans mes « prières » (Rom 11,1) ; tantôt il s’écrie « J’aurais voulu devenir moi-même anathème à l’égard du Christ pour les sauver ». (Rom 9,3) C’est ainsi que parlait Ézéchiel témoin du massacre des Juifs : « Hélas, Seigneur, veux-tu détruire les débris d’Israël ? » (Eze 9,8) C’est ainsi que parlait Moïse. « Si tu leur pardonnes, épargne-les ». (Exo 32,31) Et David que dit-il ? « Ceux qui te haïssent, Seigneur, je les haïssais, et la haine qui m’enflammait contre tes ennemis me consumait : c’était du fond du cœur que je les détestais ». (Psa 139,21, 22) Mais David, dans ses Psaumes, ne parle pas toujours pour lui. Ne dit-il pas aussi : « J’ai planté ma tente parmi les tentes de Cédar, et auprès des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous avons pleuré ? » (Psa 120,5, et 86,1). Pourtant David n’a jamais vu ni Babylone, ni Cédar. Aujourd’hui du reste Dieu réclame de nous une sagesse encore plus haute que sous l’ancienne loi. Aussi, quand les disciples du Christ lui demandaient de faire descendre le feu du ciel, comme du temps d’Elie, il leur répondait : « Vous ignorez l’esprit de la loi nouvelle à laquelle vous appartenez ». (Luc 9,55)

5. Autrefois en effet ce n’était pas l’impiété toute seule, c’était les impies eux-mêmes que Dieu nous disait de haïr, pour que l’amitié des impies ne fût pas pour nous une occasion de commettre aussi l’iniquité. Aussi Dieu défendait-il de s’unir à eux par le sang, de se mêler à eux, et de tous côtés il élevait des remparts entre eux et son peuple. Aujourd’hui qu’il a guidé nos pas vers une philosophie plus élevée, aujourd’hui qu’il nous a placés trop haut pour que la contagion de l’impiété puisse nous atteindre, il nous fait une loi d’accueillir les infidèles et de les consoler. Il n’y a là rien à perdre pour nous ; il y a tout à gagner pour eux. Que nous dit-il donc ? D’avoir pitié des infidèles, au lieu de les haïr. Si vous les haïssez, comment ramènerez-vous aisément ces âmes égarées ? Comment vous déciderez-vous à prier pour un infidèle ? Sur la nécessité de la prière, écoutez saint Paul : « Je vous en conjure, adressez surtout à Dieu des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâces, pour le salut de tous les hommes ». (1Ti 2,1-2) Or à cette époque, « tous les hommes » n’étaient pas au nombre des fidèles : c’est évident. Et il dit encore : « Priez pour les rois, pour les hommes constitués en dignité ». Or ces rois, ces personnages étaient des impies et des hommes injustes c’est encore une vérité manifeste. Et pourquoi faut-il prier pour eux ? Il nous l’explique, lorsqu’il ajoute : « Ces prières sont une bonne œuvre, une œuvre bien vue de notre Sauveur qui veut que tous les hommes soient sauvés, et qu’ils parviennent tous à la connaissance de la vérité ». (Id 3, 4) C’est pourquoi s’il trouve une femme païenne unie à un mari fidèle, il ne rompt pas ce mariage. Où trouver, pour une femme, un lien plus étroit que celui qui l’unit à son époux ? « Ils ne feront tous deux qu’une seule chair ». (Gen 2,24) Il y a là pour unit les âmes et pour y allumer un fervent amour quelque chose de bien puissant. Ah ! si les impies et les hommes injustes deviennent l’objet de notre haine, nous irons plus loin nous haïrons aussi les pécheurs, et notre haine gagnant toujours de proche en proche, nous fera rompre avec un grand nombre de nos frères, que dis-je ? avec tous nos frères ; car personne, non, personne n’est exempt de péché. S’il faut haïr les ennemis de Dieu, il nous faudra haïr non seulement les impies, mais encore les pécheurs et alors nous serons pires que des bêtes féroces ; nous aurons de l’aversion pour tout le monde et nous serons gonflés d’orgueil comme le pharisien. Ce n’est pas là ce que veut saint Paul.

Comment dit-il ? « Reprenez ceux qui sont déréglés, consolez ceux qui ont l’esprit abattu, soutenez les faibles ; soyez patients envers tous ». (1Th 5,14) Mais, me direz-vous, qu’entend-il donc par ces paroles « Si quelqu’un n’obéit pas à ce que nous ordonnons par notre lettre », notez-le et « n’ayez joint de commerce avec lui ». (2Th 3,14) Oui, il parle ici de nos frères. Mais ces paroles n’ont rien d’absolu, rien de rigoureux. Il ne faut pas retrancher les mots qui suivent ; il faut au contraire les ajouter ici : Après avoir dit : « N’ayez point de commerce avec lui », ne joint-il pas à cette recommandation cet adoucissement ? « Ne le considérez pas néanmoins comme votre ennemi ; mais avertissez-le comme votre frère ». (Id 5,15)

Voyez-vous comme il nous recommande de haïr le mal et non l’homme ? Car c’est l’œuvre du démon de nous détacher les uns des autres ; il met tous ses soins à faire disparaître la charité du milieu des hommes afin de nous couper toute voie d’amendement, afin d’entretenir l’un dans son erreur, l’autre dans sa haine et de lui fermer ainsi le chemin du salut.

En effet, quand le médecin hait le malade et le fuit, et que le malade déteste le médecin, comment guérira-t-il, s’il n’appelle point le médecin, et si le médecin ne vient point le voir ? Pourquoi donc, je le demande, le détester et le fuir ? Est-ce parce qu’il est impie ? mais c’est pour cela même qu’il faut aller le trouver et le soigner, afin de rappeler le malade à la santé. Que s’il souffre d’un mal incurable, vous devez encore faire ce qui est en votre pouvoir, car Judas aussi souffrait d’un mal incurable, et cependant Dieu n’a point cessé de le soigner. C’est pourquoi ne vous découragez point ; car, lors même que malgré tout votre zèle, vous ne l’arracheriez point à l’impiété, vous recevriez la récompense, comme si vous l’aviez fait, et vous feriez que lui-même admirerait votre douceur : et ainsi la gloire en reviendrait tout entière à Dieu vous auriez beau faire des miracles, ressusciter des morts, ou faire n’importe quoi, jamais les gentils ne vous admireront autant que quand ils vous verront doux, bienveillant, et d’un caractère clément. Ce n’est point là un petit effort de vertu, c’est par là que beaucoup seront enfin arrachés au mal. Car rien ne saurait attirer comme la charité : les prodiges et les miracles vous feront envier, mais la charité vous fera admirer et aimer ; or, si l’on vous aime, on fera un pas de plus et l’on embrassera la vérité. S’il s’en trouve qui ne deviennent point fidèles d’un coup, ne vous en étonnez pas, ne les pressez point, ne cherchez pas tout à la fois ; laissez-les d’abord vous louer, vous aimer, et c’est ainsi qu’avançant toujours ils finiront parvenir à vous. Et, pour que vous sachiez clairement combien cela est important, écoutez comment Paul, se présentant devant un juge païen, se justifie ; car il dit : « Je m’estime heureux de me justifier à ton tribunal ». (Act 26,2) II disait ainsi, non pour le flatter, loin de là, mais pour le gagner par la douceur. Et il le gagna en partie, et il s’empara du juge, celui que jusqu’alors on croyait être sous le poids d’une accusation, et celui-là même qui fut captivé proclamait à haute voix la victoire de l’apôtre devant tous les assistants : « Peu s’en faut que tu ne me persuades de me faire chrétien ». (Act 26,28)

6. Que répond Paul ? Il étend ses filets, et il dit. « Je souhaiterais que non seulement toi, mais que tous les assistants fussent ce que je suis, en exceptant ces liens ». (Id 29) Que dis-tu, Paul ? « En exceptant ces liens ? » Et quelle confiance peut-on avoir en toi pour tout le reste, si tu rougis de ces liens, si tu les rejettes, et cela devant une si grande foule ? Est-ce que dans tes épîtres tu ne t’en glorifies point partout ? Est-ce que tu ne t’appelles pas l’enchaîné ? Est-ce que tu ne te présentes pas entouré de ces liens comme d’un diadème ? Pourquoi donc souhaiter maintenant qu’ils te soient ôtés ? Je ne le souhaite point, dit-il, et je n’en rougis point, mais je condescends à la faiblesse de ces hommes, car ils ne peuvent pas encore atteindre à ma gloire. J’ai appris de mon Seigneur qu’il ne faut point insérer une pièce d’étoffe neuve dans une vieille étoffe (Mat 9,16) ; c’est pourquoi j’ai parlé ainsi. Notre croyance n’est pas en bonne odeur auprès d’eux, et la croix leur est odieuse. Si donc j’y ajoutais encore ces liens, leur haine n’en serait que plus grande. C’est pourquoi je les ai supprimés, afin que la croyance fût acceptée. En effet, il leur paraît honteux d’être chargés de liens, parce qu’ils n’ont pas encore goûté la gloire qui est chez nous. Il faut donc des tempéraments.

Quand ils auront appris la vraie sagesse, ils connaîtront aussi la beauté des fers, et la splendeur qui naît des liens. Et, en effet, discourant avec d’autres, il appelle ces liens une grâce, disant qu’ils « nous ont été donnés par Dieu, non seulement pour que nous croyions en lui, mais encore pour que nous souffrions pour lui » (Phi 1,29) ; mais alors il fallait seulement souhaiter qu’entendant parler de la croix, ils n’éprouvassent point de honte. C’est ainsi que saint Paul gagne du terrain. Si l’on introduisait quelqu’un dans un palais, on ne le forcerait point, avant de lui avoir montré le vestibule, d’admirer ce qui est à l’intérieur, et même rien ne lui paraîtrait admirable, s’il n’était instruit de tout, avant d’avoir pénétré dans l’intérieur. De même faut-il discourir à l’égard des gentils avec des tempéraments, avec charité : c’est là la grande maîtresse, celle qui nous peut soustraire à l’erreur, adoucir nos mœurs, aplanir la voie de la sagesse, et avec des pierres faire des hommes.

Et si vous voulez connaître toute vertu, amenez-moi un homme timide qui craigne le moindre bruit et qui ait peur d’une ombre ; qu’il soit colère, intraitable, plutôt bête qu’homme, lubrique et débauché, atteint de tous les vices ; livrez-le aux mains de la charité, et introduisez-le en ce gymnase, et vous verrez aussitôt cet homme timide et craintif devenir fort, magnanime, et capable de tout oser. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que ces changements ne sont point naturels, mais dans cette âme timide, c’est la charité qui déploie sa puissance ; c’est comme si une épée de plomb, sans devenir de fer, et tout en conservant sa nature de plomb, pouvait produire les mêmes effets que le fer. Faites-y bien attention : Jacob était un homme simple, sédentaire, exempt de travaux et de dangers, menant une vie tranquille et libre, comme une vierge qui ne sort pas de la chambre ; ainsi, demeurant chez lui, il était forcé le plus souvent de garder la maison, loin du tumulte et du tracas de la place publique, au sein d’un tranquille repos. Et cependant, quand il fut embrasé des feux de l’amour, voyez, comme cet homme simple et sédentaire est devenu fort et laborieux, et ce n’est point moi, c’est le patriarche lui-même qui vous l’apprend. Car, accusant son beau-père, il dit : « J’ai passé vingt ans avec toi ». (Gen 31,38-40) Et comment avez-vous passé ces vingt ans ? C’est ce qu’il nous apprend encore lui-même :. « Brûlé par la chaleur du jour et le froid de la nuit, et le sommeil s’éloignait de mes paupières ». Voilà ce que, disait cet homme simple, sédentaire, et qui menait une vie si paisible. Qu’il fût timide, c’est ce qui n’est point démenti par ceci, que, quand il s’attendait à voir Esaü, il mourait de crainte. Mais voyez comme l’amour a rendu cet homme timide plus hardi qu’un lion. Comme un guerrier placé au premier rang, il était prêt à soutenir le choc de cet ennemi qu’il croyait si farouche et avide de carnage, et à faire de son corps un rempart pour ses femmes, et le premier il désirait voir, sur le champ de bataille, celui qu’il craignait et qu’il redoutait. L’amour de ses femmes l’emportait en lui sur la crainte. Voyez-vous comment, quoique timide, il devient tout à coup hardi, non par un changement de caractère, mais par la force que donne l’amour ? Car, qu’il fût timide même dans la suite, c’est ce qui est démontré, par ceci, qu’il changeait sans cesse de demeure.

Il ne faut point croire que ces paroles soient une accusation contre le juste. Ce n’est pas, en effet, un crime d’être timide, cela est naturel ; c’en est un seulement, quand la crainte nous fait transgresser nos devoirs. Un homme naturellement timide peut devenir par piété fort et magnanime. Voyez Moïse : ne s’est-il pas sauvé par la crainte d’un, seul Égyptien, pour s’en aller dans l’exil ? Cependant ce fugitif, qui n’avait point supporté les menaces d’un seul homme, après avoir goûté le miel de la charité, par un beau mouvement et sans que personne l’y forçât, était prêt à mourir avec ceux qu’il aimait. «. Si tu leur remets », dit-il, « leurs péchés, remets-les ; sinon, efface-moi aussi du livre que tu as écrit ». (Exo 32,31) Que l’amour donne la douceur à l’homme farouche, et la chasteté au débauché, c’est ce qu’il n’est point besoin de prouver par des exemples : cela est clair pour tous : fût-on plus cruel que toute bête fauve, l’amour vous rend plus doux qu’un agneau. Car qu’y avait-il de plus cruel et de plus furieux que Saül ? mais quand sa fille délivra son ennemi, il ne prononça pas même une parole amère contre elle, et celui qui avait tué tous les prêtres à cause de David, quand il vit que sa fille l’avait fait évader de sa maison, ne trouva pas même contre elle une parole d’indignation, quoiqu’elle se fût rendue coupable de fraude envers lui ; il était retenu par le frein plus puissant de l’amour. De même que la douceur, la charité donne la continence : si quelqu’un aime sa femme comme il faut l’aimer, quoiqu’il soit naturellement débauché, il n’en verra point d’autre, contenu qu’il est par l’amour de sa femme ; car il dit : « L’amour est puissant comme la mort ». (Can 8,6) Ainsi, on n’est débauché que parce qu’on n’aime point. Puis donc que la charité est ouvrière de toute vertu ; il faut la faire entrer dans nos âmes avec le plus grand soin, afin qu’elle nous apporte de nombreux biens, et pour cueillir à jamais ses fruits abondants, toujours certains, et qui ne se corrompent point. C’est ainsi que nous obtiendrons les biens éternels : puissions-nous les acquérir par la grâce et la faveur de Notre-Seigneur Jésus-Christ auquel, conjointement avec le Père et le Saint-Esprit, appartiennent la gloire, la puissance et l’honneur, aujourd’hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIV.

OU LES PROPHÉTIES SERONT RENDUES INUTILES, OU LES LANGUES CESSERONT, OU LA SCIENCE SERA ABOLIE. (CHAP. 13, VERS. 8)

ANALYSE.

  • 1. La charité supprime tous les maux.
  • 2. La connaissance que nous avons de Dieu en cette vie ne peut être qu’une connaissance imparfaite.
  • 3. Éloge de la charité.
  • 4-7. Avec quelle ardeur il faut embrasser la charité. – Combien Dieu a fait de choses pour unir les hommes entre eux. – Des mariages. – Pourquoi bien les a défendus entre parents. – Comparaison de deux villes, l’une toute de riches, l’autre toute de pauvres. – Du respect pour l’Écriture. – N’y rien ajouter, n’en rien retrancher. – D’où viennent les richesses et la pauvreté. – Dieu attend les mauvais riches à pénitence.

1. Après avoir montré l’excellence – de la charité, en ce que les grâces et les succès du monde ont besoin d’elle, après avoir énuméré toutes ses vertus, et montré qu’elle est le fondement de la philosophie parfaite, il montre dans un nouveau et troisième point quelle est sa valeur. Et il le fait pour persuader à ceux qui sont humbles qu’ils ont le principal des biens, et que s’ils ont la charité, ils ne possèdent pas moins et possèdent même plus que ceux qui sont combles de faveurs ; et aussi pour rabaisser ceux qui, combles de ces faveurs, en seraient enorgueillis, et pour leur montrer qu’ils n’ont rien s’ils n’ont la charité. Les hommes s’aimeront entre eux quand l’envie et l’orgueil seront supprimés parmi eux, et d’un autre côté, s’ils s’aiment les uns les autres, ils écarteront loin d’eux ces vices. Car « la charité n’est sujette ni à l’envie ni à l’orgueil ». Ainsi il a entouré les hommes comme d’un mur solide, et de cette concorde générale qui supprime tous les maux, et n’en devient que plus ferme, il leur a présenté toutes les raisons qui peuvent relever leur courage. C’est un même esprit qui donne, dit-il, et il donne en vue de l’utilité ; il distribue ses dons comme il lui plaît, et il les distribue à titre de faveurs et non de dettes. Quelqu’un eût-il reçu de moindres dons, il compte cependant parmi les élus, et jouira de grands honneurs ; celui qui en a reçu de plus grands, a besoin de celui qui en a moins, et c’est la charité qui est le premier des dons et la voie la meilleure.

C’est ainsi que parlait l’apôtre, unissant les hommes entre eux par un double lien ; par la croyance qu’ils ne sont pas moins bien partagés, quand ils ont la charité, et que, s’ils s’empressent vers elle et la possèdent, ils ne souffriront plus aucun des maux de l’humanité, soit parce qu’ils ont la source de tous les biens, soit parce que tout en n’ayant rien, ils ne sont plus sujets à aucune lutte : car celui qui a été captivé par la charité, est tout aussitôt exempt de luttes. Aussi montrant tous les biens que l’on recueille de la charité, il a décrit ses fruits, dont le seul éloge est capable de guérir les maux des hommes. En effet, chacune de ces paroles est un remède suffisant pour guérir leurs blessures. C’est pourquoi il disait : « Elle est patiente », contre ceux qui s’emportent aux disputés ; « elle est exempte d’envie », contre les hommes qui portent envie à ceux qui sont au-dessus d’eux ; « elle n’est pas arrogante », contre ceux qui ne veulent condescendre à rien ; « elle ne cherche point son intérêt », contre ceux qui méprisent l’intérêt des autres ; « elle ne s’excite point, elle ne médite point le mal », contre ceux qui se portent aux outrages ; « elle ne se plaît point à l’injustice, et elle se plaît à la vérité », encore contre les envieux ; « elle défend tous les hommes », contre ceux qui dressent des embûches ; « elle espère tout », contre ceux qui se désespèrent ; « elle supporte tout et ne perd jamais patience », contre ceux qui se livrent facilement à la discorde.

Après avoir ainsi montré la grandeur de la charité et sa supériorité, il en fait voir l’excellence sous un autre point de vue ; il compare la charité à d’autres objets pour exalter sa valeur, et il dit : « Ou les prophéties seront rendues inutiles, ou les langues cesseront ». En effet, si elles n’ont été accordées aux hommes qu’à cause de la foi, dès que celle-ci sera répandue par toute la terre, elles seront inutiles. Mais cette affection mutuelle ne cessera point, elle s’accroîtra au contraire, et sera plus forte encore dans l’avenir que dans le présent. Car aujourd’hui il y a bien des causes qui affaiblissent et diminuent la charité, les richesses, les affaires, les maladies du corps et les souffrances de l’âme. Mais que les prophéties et les langues cessent, cela n’est pas étonnant ; que la science elle-même soit abolie, voilà qui soulève des questions, car il ajoute : « Ou la science sera abolie ». Quoi donc ? Nous vivrons alors dans l’ignorance ? À Dieu ne plaise ! Car la science alors devra être augmentée, et c’est pourquoi l’apôtre disait : « Alors je connaîtrai comme je suis connu ». (1Co 13,12) C’est pourquoi, afin de ne pas laisser croire que la science cessera, de même que les prophéties et les langues, après avoir dit : « Ou la science sera abolie », il ne s’en contente point, mais il ajoute la manière dont elle sera détruite, disant : « Nos connaissances sont partielles, et nos prophéties sont partielles. Mais quand sera venu ce qui est parfait, alors sera inutile ce qui est partiel ». La science donc ne sera point abolie, mais seulement la science partielle : non seulement nous aurons autant et d’aussi grandes connaissances, nous en aurons de plus grandes encore. C’est ce qu’un exemple montrera bien, nous savons aujourd’hui que Dieu est partout, mais comment ? Nous l’ignorons : Nous savons qu’il a tout tiré du néant, mais la manière, nous l’ignorons ; qu’il est né d’une Vierge, mais comment, nous l’ignorons également. Il montre ensuite combien grande est la différence entre ces deux sciences, et que ce qui nous manque n’est pas peu, disant : « Quand j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; quand je suis devenu homme, j’ai rejeté ce qui était de l’enfant ». Il nous le montre encore par un autre exemple, disant : « Nous voyons maintenant à travers un miroir (12) ».

2. Après avoir montré ce miroir, il ajoute « Dans une énigme », prouvant plus clairement encore que notre science présente ne consiste qu’en de faibles parties. « Mais alors face à face », non pas que Dieu ait une face ; c’est pour exprimer sa pensée d’une manière plus claire et plus intelligible. Voyez-vous comme notre connaissance s’accroît par degrés ? « Maintenant je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme je suis connu ». Voyez-vous comme il rabaisse doublement leur orgueil, et en ce due leur science n’est que partielle, et en ce qu’ils ne l’ont point tirée d’eux-mêmes ? Ce n’est pas moi en effet, dit saint Paul, qui connais Dieu, c’est Dieu qui s’est fait connaître à moi. De même donc qu’aujourd’hui il me connaît d’abord, et vient vers moi, ainsi alors j’irai vers lui avec un empressement bien plus vif qu’aujourd’hui. En effet, celui qui demeure dans les ténèbres ne peut pas, avant d’avoir vu le soleil, s’empresser vers la beauté de ses rayons, c’est le soleil qui de lui-même et par son éclat se, montre à lui, mais quand il a perçu cette splendeur, il poursuit la lumière. Voilà ce que veut dire cette expression : « Comme je suis connu » ; non pas que nous connaîtrons Dieu comme il nous connaît, mais de même qu’aujourd’hui il vient vers nous, ainsi alors nous irons vers lui, et nous connaîtrons bien des mystères aujourd’hui cachés, et nous jouirons de cette science et de ce commerce bienheureux. Si, en effet, Paul qui savait tant de choses n’était qu’un enfant, réfléchissez à ce que sera cette science nouvelle, si l’ancienne n’était qu’un miroir et une énigme, pensez à ce que sera Dieu vu face à face. Pour vous faire sentir cette différence, et faire entrer dans votre âme un rayon obscur de cette connaissance, rappelez-vous les prescriptions de l’ancienne loi, maintenant que la grâce a brillé. Avant la grâce, elles paraissaient grandes et merveilleuses ; écoutez pourtant ce que Paul en dit après la grâce : « Ce qui a brillé en cette partie n’a pas été glorifié à cause d’une gloire supérieure ». (2Co 3,10)

Pour rendre ma pensée plus claire, appliquons notre discours à une de ces prescriptions qu’on accomplissait alors sous la forme mystique, et vous verrez quelle est la différence. Prenons la Pâque, si vous voulez, et l’ancienne et la nouvelle, et vous reconnaîtrez l’excellence de celle-ci. Les Juifs célébraient l’ancienne, mais ils la célébraient comme s’ils la voyaient à travers un miroir et une énigme. Ces mystères cachés ne se présentaient pas même à leur pensée, et ils ne savaient point quelles étaient ces choses qu’ils annonçaient, mais ils ne voyaient qu’un agneau immolé, et le sang d’une bête, et les portes qui en étaient arrosées. Mais que le Fils de Dieu incarné dût être immolé et délivrer la terre, et donner son sang à goûter aux Grecs et aux barbares, ouvrir le ciel à tous, et offrir au genre humain les biens d’en haut, qu’il dût porter cette chair sanglante au-delà des cieux et des armées des anges, des archanges et des autres puissances, et la placer sur un trône divin à la droite du Père, brillant d’une gloire ineffable : voilà ce que ne savaient point les Juifs, ni aucun autre parmi les hommes, et ce qu’ils ne pouvaient point soupçonner. Mais que disent les impies, qui osent tout ? que cette parole : « Maintenant je connais en partie », s’applique à la Providence, car saint Paul avait la connaissance parfaite de Dieu. Et comment se fait-il qu’il se donne le nom d’enfant ? Comment voit-il à travers un miroir, comment à travers le voile d’une énigme, s’il possède la science parfaite ? Pourquoi est-ce qu’il attribue cette science au Saint-Esprit, à l’exclusion de toute autre puissance créée, disant : « Qui est-ce qui connaît les pensées de l’homme, sinon l’esprit qui est en lui ? Ainsi personne ne connaît ce qui se rapporte à Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu ». (1Co 2,11). Et d’un autre côté, le Christ déclare que cette science est à lui tout seul, car il parle ainsi « Personne n’a vu le Père », si ce n’est celui qui « vient du Père ; celui-là a vu le Père » (Jn 6,46) : nous apprenant que cette vue seule est la connaissance claire et parfaite. Comment celui qui connaît la substance d’un être peut-il en ignorer l’économie ? La connaissance de la substance est plus difficile que l’autre. – Ainsi, suivant l’apôtre, nous ignorons Dieu ? – Loin de là ; nous savons qu’il est, mais quelle est sa substance, nous l’ignorons. Et ce qui prouve que cette parole : « Maintenant je connais en partie », ne s’applique point à la Providence, c’est la suite, car saint Paul ajoute : « Alors je connaîtrai comme je suis connu ». Or ce n’est point la Providence, c’est Dieu qui connaît. Cette opinion n’est donc pas simplement inique, elle l’est deux, et trois et mille fois. C’est par conséquent une vanité absurde, non seulement de se glorifier de savoir ce que savent seuls le Saint-Esprit et le Fils unique de Dieu, mais encore de prétendre arriver par le raisonnement à cette connaissance parfaite, quand saint Paul n’a pu en saisir qu’une partie, et encore par une révélation d’en haut ; car je défie que l’on me montre un seul passage de l’Écriture qui raisonne de ces choses. Mais laissons de côté la folie des impies, et voyons ce que l’apôtre dit encore de la charité. Il ne s’en est pas tenu là, il ajoute : « Maintenant restent la foi, l’espérance, la charité, mais, la charité l’emporte sur les deux autres vertus ».

3. Car la foi et l’espérance cessent, quand sont arrivés les biens dans lesquels on a cru et qu’on a espérés. C’est ce que veut dire saint Paul par ces paroles : « L’espérance qu’on voit n’est point l’espérance ; pourquoi en effet espérer ce que déjà l’on voit ». (Rom 8,24) Et en un autre endroit : « La foi est la substance des choses que l’on espère et la preuve des choses qui n’apparaissent point ». (Heb 11,1) C’est pourquoi la foi et l’espérance cesseront, quand ces biens nous seront apparus ; mais la charité s’en accroîtra et deviendra plus forte. Autre éloge de la charité : elle ne se contente point des biens qu’elle a ; elle s’efforce toujours d’en trouver de nouveaux.

Faites-y attention : il a dit que la charité est le plus grand des dons, et la voie la meilleure pour les obtenir ; il a dit que sans elle, ces dons ne nous servent pas beaucoup ; il l’a décrite par des traits nombreux, il veut de nouveau l’exalter d’autre façon et montrer qu’elle est grande en ce qu’elle est stable. C’est pourquoi il a dit : « Ce qui nous resté, c’est la foi, l’espérance, la charité, ces trois vertus, mais la charité l’emporte sur les autres ». Comment donc l’emporte-t-elle?, en ce que les autres passent. Si donc telle est la force de la charité, il ajoute à bon droit : « Poursuivez la charité ». En effet il faut la poursuivre et s’empresser vivement vers elle, car elle est prompte à s’envoler, et grands sont les obstacles qui nous arrêtent dans notre course vers elle. Il faut donc déployer une grande énergie pour la saisir ; c’est ce que le bienheureux Paul voulait montrer, car il n’a pas dit : Suivez la charité, mais « poursuivez la charité », nous excitant ainsi et nous enflammant du désir de l’atteindre. Dieu, dès le commencement du monde, a employé des moyens innombrables pour la faire pénétrer dans nos âmes : car il a donné à tous les hommes un seul père, Adam. Pourquoi ne naissons-nous pas tous de la terre ? Pourquoi ne naissons-nous pas déjà formés et développés, comme Adam ? C’est afin que donnant le jour à nos enfants et les élevant, et que nés nous-mêmes d’autres, nous nous aimions les uns les autres. C’est pourquoi il n’a pas formé la femme de la terre. Comme il ne suffisait pas pour nous inculquer le respect qui mène à la concorde, d’être de la même substance, et qu’il – fallait encore avoir un auteur unique de notre race, il a voulu qu’il en fût ainsi. Séparés aujourd’hui par l’espace seul, nous nous considérons comme étrangers les uns aux autres ; cela serait arrivé bien plus encore, si notre naissance avait eu deux principes. C’est pourquoi il n’a fait en quelque sorte du genre humain qu’un seul corps, qui n’a qu’une tête. Et, comme au commencement il paraissait y en avoir deux, voyez, comme il les a rassemblées et unies en une seule par le mariage. « À cause de cela » dit-il, « l’homme abandonnera son père et sa mère, et il s’attachera a sa femme et ils seront deux en une même chair ». (Gen 2,24)

Il n’a point dit : la femme, mais« l’homme », parce que c’est en lui que la concupiscence est la plus grande. Et Dieu l’a voulu ainsi afin de fléchir la supériorité de l’homme par la tyrannie de cet amour, et de le soumettre à la faiblesse de la femme. Comme il fallait établir le mariage, il a donné à l’homme une femme sortie de lui ; car Dieu a tout fait en vue de la charité. Si en effet, les choses étant ainsi, le démon a pu les égarer et semer entre eux l’envie et la discorde, que n’aurait-il pu, s’ils n’avaient pas été sortis d’une même souche ? Il a voulu ensuite que la soumission fût d’un côté, et le commandement de l’autre, car l’égalité des honneurs a coutume d’engendrer les disputes ; il n’a donc pas établi un gouvernement populaire, mais la royauté, et dans chaque maison vous pouvez observer le même ordre que dans une armée. Le mari a le rang d’un roi, et la femme d’un gouverneur ou d’un général d’armée ; les fils ont le troisième rang, le quatrième est aux domestiques ; ils commandent à ceux qui sont au-dessous d’eux, et un seul est souvent mis à la tête de tous les autres, et envers eux a le rang d’un maître, mais, en tout le reste ; il est domestique. Après cela il y a encore des différences dans le commandement, suivant qu’il s’exerce sur les femmes ou sur les enfants, et envers les enfants, d’autres différences suivant l’âge et le sexe ; car la femme n’a point le même empire sur tous ses enfants. Et partout Dieu a créé de nombreux commandements, afin que la concorde et le bon ordre subsistassent toujours. C’est pourquoi, avant que le genre humain se fut multiplié, quand ils n’étaient encore que deux, il a donné à l’un le commandement, et imposé à l’autre l’obéissance. Pour que l’homme ne méprisât point la femme plus faible que fui, et que celle-ci ne s’éloignât pas de lui, voyez comment il l’a Honorée et unie à lui, même avant sa création ; car il dit « Faisons-lui une compagne » (Gen 2,18), montrant ainsi qu’elle a été créée pour être utile à l’homme, et lui conciliant l’affection de l’homme, par cette raison qu’elle lui est utile ; car nous aimons d’une affection plus vive ce qui a été fait à cause de nous. D’un autre côté, pour que la femme ne s’enorgueillît d’être pour lui une compagne nécessaire, et ne brisât ce lien, il l’a tirée d’une côte de l’homme, montrant qu’elle n’est qu’une partie de tout le corps. Pour que l’homme aussi ne S’enorgueillît point, Dieu n’a point permis qu’elle fût à lui tout seul, comme elle fut d’abord ; il a fait le contraire, en lui faisant procréer des enfants ; ainsi s’il a donné la supériorité à l’homme, il ne lui a point donné tous les avantages.

4. Avez-vous vu que de liens d’amour Dieu a faits pour nous ? Mais tous ces gages de concorde reposent sur la nature, et sur ce que nous sommes dé la même substance ; (en effet, tout être animé aime ce qui est semblable à lui ;) et sur ce que la femme est née de l’homme, et les enfants de tous les deux. De là naissent mille affections diverses : il y a l’affection pour un père, pour un aïeul, pour une mère, pour une nourrice ; il y a l’affection pour un fils, un petit-fils, un arrière-petit-fils, pour une fille et pour une nièce ; nous aimons celui-ci comme notre frère, celui-là comme notre oncle ; celle-ci comme une sœur, celle-là comme une cousine. Et qu’est-il besoin d’énumérer tous les degrés de parenté ? Dieu a encore imaginé une autre source d’affection : en défendant les mariages entre proches, il nous conduit vers les étrangers, et attire ceux-ci vers nous. Comme ils ne peuvent nous être unis par les liens de la nature, il les unit à nous par le mariage, alliant des maisons entières par une seule fiancée, et mêlant les familles aux familles : « N’épouse point », dit-il, « ta sœur, ni la sœur de ton père, ni une autre jeune fille qui ait avec toi une pareille parente » (Lev 18,8-10) ; et il énumère tous les degrés de parenté qui empêchent le mariage. Il suffit, pour être attiré vers quelqu’un, d’être né du même sang, et d’être uni par les différents liens de parenté. Pourquoi resserrer en des bornes étroites les vastes désirs de la charité ? Pourquoi trouver dans la parenté seule une cause d’amitié, quand on peut faire naître une occasion nouvelle d’amitié en épousant une femme étrangère, et en gagnant par elle une série de parents, une mère, un père, des frères et leurs parents ? Voyez-vous de combien de manières Dieu nous a unis les uns aux autres ? Cependant il ne s’en est pas tenu là ; il a voulu encore que nous eussions besoin les uns des autres, pour nous unir de cette façon, car la nécessité crée des affections. Aussi n’a-t-il pas voulu qu’il y eût en tous les pays toutes les productions, pour nous forcer ainsi à nous mêler les uns aux autres.

Après avoir voulu que nous eussions besoin les uns des autres, il a rendu les communications faciles ; en effet, s’il n’en était pas ainsi, de, nouvelles difficultés et de nouveaux obstacles naîtraient de là. Si, quand on a besoin d’un médecin, d’un forgeron ou d’un autre artisan, il fallait le chercher au loin, on périrait à coup sûr. C’est pourquoi Dieu a fait les villes, et les a unies les unes aux autres. Pour nous permettre de visiter facilement ceux qui sont loin de nous, il a étendu la mer entre les peuples, et leur a donné la vitesse des vents, et a rendu ainsi les voyages faciles. Au commencement même, il a réuni tous les hommes en un seul lieu, et ne les a dispersés que quand ceux qui furent combles (le cette faveur s’entendirent pour le mal ; mais de tous côtés il nous a unis, et par la nature, et par la parenté, et par la langue, et par la communauté de séjour. Et de même qu’il ne voulait point nous chasser du paradis, (car, s’il l’avait voulu, il n’y aurait point du tout placé l’homme après sa création, mais ce fut l’homme qui, par sa désobéissance, fut cause de cet exil) ; de même ne voulait-il pas qu’il y eût diversité de langues ; il n’y en avait point au commencement, et aujourd’hui, par toute la terre, toutes les lèvres prononceraient les mêmes paroles. C’est pourquoi aussi, quand il fallut détruire la terre, il ne nous fit point d’une matière nouvelle, et il ne rejeta point le juste, et il envoya au milieu des flots le bienheureux Noé, pour être comme l’étincelle qui devait ranimer le genre humain. Au commencement, il n’avait établi qu’une seule domination, celle du mari sur la femme ; mais quand le genre humain fut tombé en toute espèce de désordres, il établit encore d’autres dominations, celle des rois et des magistrats, et cela par charité.

Comme la malice dissout et détruit notre race ; il a établi, comme des médecins au milieu des villes, polar prononcer des jugements et pour bannir cette malice qui est le fléau de la charité, et pour ne former de la cité entière qu’un seul corps. Pour établir cette concorde, non seulement dans les villes, mais dans chaque maison, après avoir revêtu le mari du commandement et lui avoir donné le premier rang, après avoir armé la femme de la concupiscence, et placé entre eux la procréation des enfants comme un don, il imagine encore d’autres moyens de consolider entre eux l’affection. Il ne donna point tout à l’homme, ni tout à la femme ; il partagea les dons entre eux, assignant à la femme la maison, et à l’homme la place publique ; il imposa à l’homme la charge de nourrir la maison, car c’est lui qui cultive la terre, et à la femme la charge de la vêtir, car tisser et tenir la quenouille appartient à la femme. C’est Dieu même qui a donné à la femme le talent de filer. Malheur à la cupidité qui veut supprimer cette distinction ! Car la mollesse de beaucoup d’hommes les a conduits à filer, et leur a mis clans les mains la navette, la chaîne et la trame. Mais là même apparaît la sagesse avec laquelle Dieu a dispensé ses dons ; car nous avons besoin de la femme pour des ouvrages tout à fait nécessaires, et nous avons besoin de plus petits que nous pour les choses mêmes d’où dépend la vie ; et l’on aurait beau posséder toutes les richesses, on ne pourrait se soustraire à cette nécessité qui nous fait dépendre de ceux qui sont au-dessous de nous. En effet, ce ne sont pas seulement les pauvres qui ont besoin des riches, ce sont encore les riches qui ont besoin des pauvres, et plus même que ceux-ci n’ont besoin d’eux.

5. Pour rendre cette vérité plus claire, imaginons, si vous voulez, deux villes, l’une de riches, et l’autre de pauvres, et dans la ville des riches il n’y aurait point de pauvres, et dans la ville des pauvres il n’y aurait point de riches, car nous y faisons un triage parfait ; voyons maintenant quelle est celle qui pourra se suffire. Si nous trouvons que c’est la ville des pauvres, il sera prouvé que les riches ont plutôt besoin d’eux. Dans la ville des riches, il n’y aura point d’artisans, ni architecte, ni forgeron, ni cordonnier, ni boulanger, ni laboureur, ni chaudronnier, ni cordier, ni quelqu’artisan que ce soit. Qui donc des riches voudra travailler à ces métiers, puisque les artisans mêmes, devenus riches, ne veulent plus supporter ces durs travaux ? Comment donc cette ville pourra-t-elle subsister ? On me dira que les riches achèteront tout des pauvres à prix d’argent. Ainsi déjà ils ne pourront se suffire à eux-mêmes, s’ils ont besoin des pauvres. Et qui donc construira les maisons ? Les achètera-t-on aussi ? Mais cela ne se peut. Il faudra donc appeler des artisans, et enfreindre la loi que nous avons établie au commencement, alors que nous avons fourni la ville d’habitants : vous vous souvenez, en effet, que nous avons dit qu’elle ne renfermerait point de pauvres. Et voici que la nécessité même, contre notre gré, y appellera et y introduira les pauvres. D’où il appert qu’une ville sans pauvres ne peut subsister ; et que si une cité demeure en effet sans en recevoir, ce ne sera bientôt plus une cité, car elle périra. Ainsi aucune ville ne pourra se suffire, si elle n’a appelé dans son sein des pauvres pour la conserver.

Voyons d’un autre côté la ville des pauvres, et si pareillement elle se consumera dans le besoin par l’absence des – riches. Et d’abord établissons et définissons clairement les richesses. Quelles sont les richesses ? l’or, l’argent, les pierres précieuses, les vêtements de soie, de pourpre et d’or. Maintenant que nous savons quelles sont les richesses, bannissons-les de la ville des pauvres, si nous voulons établir une vraie cité des pauvres ; que l’or ni les vêtements que j’ai nommés n’apparaissent aux habitants, même en songe ; ajoutez, si vous voulez, l’argent et les ustensiles d’argent. Eh bien ! dites-moi si à cause de cela la ville sera dans le besoin. Nullement : s’il faut bâtir, on n’a besoin ni d’or, ni d’argent, ni de perles, mais du travail des mains, et non pas de mains quelconques, mais de mains calleuses et de doigts endurcis, de bras forts, de poutres, de pierres ; s’il faut tisser des vêtements, on n’a point besoin d’or ni d’argent, mais de mains, de l’industrie et du travail des femmes. S’il faut cultiver et piocher la terre, a-t-on besoin de riches ou de pauvres ? Évidemment de pauvres. Et s’il faut travailler le fer ou quelqu’autre métal, c’est alors surtout que nous aurons besoin du peuple. Quand donc aurons-nous besoin des riches, sinon quand il faudra détruire cette ville ? Car, lorsque les riches une fois entrés, le désir de l’or et des perles se sera emparé de ces sages (car j’appelle sages ceux qui ne cherchent point le superflu), quand ils se seront adonnés à l’oisiveté et à la volupté, tout sera perdu. Mais si les richesses, direz-vous, ne sont pas utiles, pourquoi Dieu nous les a-t-il données ? Et où prenez-vous que c’est Dieu qui nous a donné les richesses ? L’Écriture dit : « L’argent est à moi, et l’or est à moi » (Agg 2,9), et je les donnerai à qui je voudrai.

Si je voulais me rendre coupable d’inconvenance, je rirais ici à gorge déployée, pour me moquer de ceux qui parlent ainsi, car ils sont semblables à de petits enfants qui, admis à la table d’un roi, avaleraient, en même temps que les mets royaux, tout ce qui leur tomberait sous la main. C’est ainsi qu’ils mêlent leur pensée à celles des saintes Écritures. Ces paroles : « L’argent est à moi et l’or est à moi », ont été dites, je le sais, par le prophète, mais celles-ci : Je le donnerai à qui je voudrai, ne se trouvent point chez lui, elles y ont été introduites par ces gens misérables. Voici pourquoi le prophète Aggée parle ainsi. Comme il avait promis souvent aux Juifs, après le retour de Babylone, de leur montrer un temple aussi beau que l’ancien, quelques-uns n’ajoutaient pas foi à ses paroles, et ils pensaient que c’était une chose presque impossible que le temple, après avoir été réduit en cendres et en poudre, apparût dans son ancienne splendeur, et lui, pour dissiper leur incrédulité, parle au nom de Dieu, et c’est comme s’il disait : Que craignez-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas foi ? « L’argent est à moi et l’or est à moi », et je n’ai point besoin, pour construire mon temple, de l’argent emprunté avec usure. Et il ajoute : « La gloire de cette maison sera au-dessus de la gloire de la première ». (Agg 2,10) N’allez donc pas mêler des toiles d’araignées à un vêtement royal. Car si l’on surprenait quelqu’un occupé à mêler à la pourpre un tissu grossier, on le punirait du dernier châtiment ; et, à plus forte raison, quand il s’agit du spirituel, car ce n’est point là une faute légère. Et que dire des additions et des soustractions ? Le changement d’un point et une leçon différente, donnent souvent lieu à des sens absurdes.

6. D’où viennent donc les riches ? Direz-vous. C’est qu’il est dit en effet : « Les richesses et la pauvreté viennent du Seigneur ». (Sir 11,14) Nous demanderons à ceux qui nous adressent cette objection : est-ce que, toute richesse et toute pauvreté viennent du Seigneur ? Qui pourrait le prétendre ? Nous voyons que c’est par les rapines, les tombeaux ouverts, et les duperies et les autres méfaits de ce genre qu’on se procure souvent les richesses, et que ceux qui les possèdent ne méritent pas même de vivre. Répondez-moi ; direz-vous que ces richesses viennent de Dieu ? Loin de là ; mais d’où viennent-elles ? Du péché. Car la courtisane qui livre au déshonneur sa personne, s’enrichit ; et le bel adolescent qui vend sa beauté, possède de l’or au prix de la honte ; et celui qui ouvre les tombeaux et les pille, amasse des richesses iniques, et de même le voleur qui perce les murs. Est-ce donc du Seigneur que viennent toutes les richesses ? Mais, direz-vous, que répondrons-nous à cette parole de l’Écriture ? Apprenez d’abord que la pauvreté même ne vient pas de Dieu, et ensuite nous y viendrons. En effet, quand le jeune homme prodigue dépense sa fortune avec les courtisanes, les magiciens, ou se ruine par d’autres passions, et qu’il devient pauvre, n’est-il pas clair que ce n’est pas Dieu qui l’a rendu ainsi, mais sa propre prodigalité ? D’un autre côté, si l’on tombe dans la pauvreté par paresse ou par folie, ou parce qu’on s’est laissé aller à des entreprises dangereuses et iniques, n’est-il pas manifeste que, dans aucun de ces cas, ce n’est point Dieu qui vous a jeté dans la pauvreté. L’Écriture ment donc ? Loin de là, mais c’est folie de ne pas examiner ses paroles avec tout le soin qu’elles méritent. Car si nous confessons que l’Écriture ne peut mentir, et si nous avons prouvé que toutes les richesses ne viennent pas de Dieu, la difficulté vient de la faiblesse d’esprit de ceux qui lisent sans réflexion. Et il faudrait les renvoyer, après avoir ainsi justifié l’Écriture de leurs accusations, et les punir de la négligence avec laquelle ils lisent les Écritures. Mais je leur pardonne, et pour ne pas les laisser plus longtemps dans le trouble, je veux leur indiquer la solution, en rappelant d’abord quel est l’auteur de ces paroles, en quel temps et à qui il les a dites.

Dieu, en effet, ne parle pas semblablement à tous ; de même que nous ne parlons point de la même façon aux enfants et aux hommes. Quand donc ces paroles ont été prononcées, et par qui, et à qui ? Par Salomon, dans l’Ancien Testament, et elles furent adressées aux Juifs qui ne connaissaient que les choses sensibles, et qui estimaient par là la puissance de Dieu. Ce sont ceux qui disaient : « Pourra-t-il nous donner du pain ? » (Psa 78,20) et : « Quel prodige nous montres-tu ? (Mat 12,38) Nos « pères ont mangé la manne dans le désert. » (Jn 6,31) « Ceux dont le ventre est le Dieu ». (Phi 3,19) Comme c’est ainsi qu’ils concevaient Dieu, il leur dit : Dieu peut aussi faire des riches et des pauvres ; non pas qu’il le fasse toujours, mais il le peut, quand il lui plaît ; ainsi a-t-il dit « Celui qui menace la mer, et la dessèche, et change en déserts tous les fleuves » (Nah 1,4), quoiqu’il ne l’ait jamais fait. Comment donc le prophète entend-il cette parole ? Il ne veut pas dire que Dieu le fasse toujours, mais qu’il peut le faire. Quelles sont donc la pauvreté et les richesses qu’il donne ? Souvenez-vous du patriarche, et vous saunez les richesses que Dieu donne. C’est Dieu lui-même qui a donné ses richesses à Abraham, et plus tard à Job qui dit : « Si nous avons reçu les biens du Seigneur, pourquoi ne supporterions-nous pas les maux qu’il nous envoie ? » (Job 2,10) C’est là aussi la source des richesses de Jacob. La pauvreté qui vient de Dieu est aussi louable ; c’est celle qu’il enseigne aux riches, disant : Si tu veux être parfait, vends ce que tu possèdes, donne tout aux pauvres, et viens, suis-moi (Mat 19,21), et la recommandant en un autre endroit à ses disciples, et disant « Refusez-vous à posséder de l’or, de l’argent ou deux tuniques ». (Luc 9,3) Ne dites donc pas que c’est Dieu qui donne toutes les richesses, car nous avons montré que c’est par le meurtre, les rapines et mille autres méfaits qu’on les amasse.

Mais ramenons le discours à notre première question : si les richesses ne sont utiles à rien, pourquoi sont-elles créées ? Que répondrons-nous ? Que les richesses ainsi amassées ne sont pas utiles, et que celles qui viennent de Dieu sont très utiles. C’est ce que vous pouvez apprendre par les actions mêmes des riches. Car Abraham possédait ses richesses pour les étrangers et tous les nécessiteux. Quand arrivèrent chez lui trois hommes, ainsi qu’il croyait, il tua un veau et pétrit trois mesures de farine ; toujours assis à sa porte à l’heure de midi ; voyez sa libéralité toujours empressée à dépenser ses biens pour tous ; voyez-le payant de sa personne, ainsi que de ses richesses, et encore dans une vieillesse avancée. Il était le port des étrangers et de ceux qui étaient dans la nécessité, ne possédant rien qui lui fût propre, pas même son fils, car il le sacrifiait sur l’ordre de Dieu, et avec son fils il se donnait lui-même, et toute sa maison, quand il fut si prompt à délivrer son neveu. Et il ne le faisait point par amour du gain, mais par humanité. Quand ceux qu’il avait délivrés le mirent en possession des dépouilles, il refusa tout, jusqu’au fil d’une robe, et jusqu’au cordon d’une sandale.

7. Tel était aussi le bienheureux Job. car il disait : « Ma porte était ouverte à tout venant. J’étais l’œil des aveugles et le pied des boiteux ; j’étais le père des infirmes, aucun étranger ne demeurait à ma porte » (Job 31,33 ; 29, 15-16) ; les infirmes, quand ils s’adressaient à moi dans le besoin, n’étaient point trompés dans leur espoir, et je n’ai point permis qu’un pauvre sortit de ma maison l’estomac vide. Je ne puis tout énumérer, mais il faisait plus encore, distribuant son argent à tous les nécessiteux. Voulez-vous voir maintenant les riches que Dieu n’a point faits, et savoir comment ils ont usé de leurs richesses ? Voyez celui de Lazare, qui ne lui donnait pas même les miettes de sa table ; voyez Achab qui a enlevé au pauvre sa vigne ; voyez Giézi et tous ceux qui furent comme lui. Ceux qui possèdent les richesses à juste titre, parce qu’ils les ont reçues de, Dieu, les dépensent conformément à ses préceptes ; ceux qui ont offensé Dieu en les acquérant, l’offensent encore en les dépensant ; en les prodiguant à des courtisanes et à des parasites, en les cachant et en les enfouissant, et en n’en donnant rien aux pauvres. Et pourquoi, direz-vous, Dieu permet-il que dé tels hommes soient riches ? Parce qu’il est patient, parce qu’il veut nous amener à la pénitence, parce qu’il a préparé la géhenne, et fixé le jour où il jugera le monde. S’il frappait tout de suite les riches, Zachée n’aurait pas eu le temps de se repentir, de rendre le quadruple de ce qu’il avait ravi, d’ajouter même la moitié de ses biens. Matthieu n’aurait pas eu le temps de se convertir et de devenir apôtre, s’il avait été enlevé avant l’heure favorable, et ainsi de beaucoup d’autres. C’est pourquoi Dieu attend, les appelant tous à la pénitence, s’ils s’y refusent, s’ils persistent dans leurs péchés, ils entendront Paul leur dire : « Qu’à cause de leur dureté et de leur cœur impénitent, ils amassent contré eux de la colère, au jour de là colère, de la révélation et du jugement équitable de Dieu ». (Rom 2,5). Évitons cette, colère, enrichissons-nous des richesses célestes, et poursuivons la pauvreté louable. C’est ainsi que nous atteindrons les biens célestes ; puissions-nous les obtenir tous, par la faveur et la bienveillance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, conjointement avec le Père et le Saint-Esprit, appartiennent la gloire, la puissance, l’honneur, aujourd’hui et toujours, et jusqu’à la fin des siècles. Ainsi soit-il.
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