1 Thessalonians 5
HOMÉLIE IX.
OR, POUR CE QUI REGARDE LES TEMPS ET LES MOMENTS, MES FRÈRES, VOUS N’AVEZ PAS BESOIN QU’ON VOUS EN ÉCRIVE, PARCE QUE VOUS SAVEZ BIEN VOUS-MÊMES QUE LE JOUR DU SEIGNEUR DOIT VENIR COMME UN VOLEUR DE NUIT. (CHAP. 5,1 À 12)
Analyse.
- 1. De l’indiscrète curiosité qui veut pénétrer les mystères. – Il est particulièrement inutile de vouloir connaître l’époque précise de la consommation des siècles. – Réponse à cette idée, que si l’on connaissait le moment, on fermerait la bouche aux gentils. – Le jour du Seigneur doit venir comme un voleur de nuit, non seulement pour le monde, mais pour chacun en particulier.
- 2. Il est utile qu’il en soit ainsi. – Quels crimes ne commettrait-on pas, s’il en était autrement ? – Raisons diverses. – Que devient la vertu même, avec la connaissance parfaite de ce qui doit arriver ? – Il faut veiller. – L’avènement du dernier jour comparé avec justesse à un accouchement subit.
- 3. Explication de ces expressions, enfants de lumière, enfants du jour, enfants de perdition, enfants de la géhenne. – Qu’est-ce que l’ivresse, qu’est-ce que le sommeil ? – La cuirasse de la foi et de la charité, le casque de l’espérance. – Dieu ne nous a pas appelés pour nous perdre, mais pour nous sauver. – Consolons-nous.
- 4. Quelle est l’origine du mal ? En dernière analyse, notre négligence. – Donc, soyons attentifs et diligents. – Pas de vaines recherches. La voie est étroite, pensons-y.
- 5. Les plaisirs exquis et raffinés ne servent à rien. – Le bonheur n’est pas là. – Ne pleurons que ce qui mérite d’être pleuré, ne recherchons que ce qu’il faut pour vivre. – Il dépend de nous que Dieu nous prenne en pitié. – Si nous voulons obtenir la miséricorde, faisons tous nos efforts pour en être dignes.
1. Rien n’égale l’inutile et avide curiosité qui pousse l’homme à connaître ce qui est obscur et caché. C’est le propre d’un esprit infirme et mal cultivé. La naïveté dès enfants ne se lasse pas de harceler pédagogues, précepteurs et parents, de mille questions où il n’y a rien que ces mots, quand donc ceci, quand donc cela ? C’est le résultat d’une existence que rien ne gêne, et qui n’a rien à faire. Il y a beaucoup de choses que notre esprit est pressé d’apprendre et de connaître, et surtout l’époque de la consommation des siècles. Rien d’étonnant qu’il nous arrive ce qu’ont éprouvé ces saints apôtres, possédés, plus que personne ne le fut jamais, de la même inquiétude avant la passion, ils entourent le Christ, ils lui disent : « Dites-nous quand ces choses arriveront ? quel sera le signe de votre avènement « et de la consommation du siècle ? » (Mat 24,3) Après la passion, après la résurrection, ils lui disaient : « Seigneur, sera-ce en ce temps que vous rétablirez le royaume d’Israël ? » (Act 1,6) Et ce fut là la première question qu’ils lui adressèrent. Il n’en fut pas de même plus tard. En effet, une fois qu’ils ont reçu le Saint-Esprit, non seulement ils ne font plus de questions, non seulement ils acceptent leur ignorance, mais encore ils répriment, chez les autres, une intempestive curiosité. Écoutez donc ce que dit aujourd’hui le bienheureux Paul : « Or, pour ce qui regarde les temps et les moments, mes frères, vous n’avez pas besoin qu’on vous en écrive ». Pourquoi ne dit-il pas : Personne n’en sait rien ? Pourquoi ne dit-il pas : C’est un secret, mais « Vous n’avez pas besoin qu’on vous en écrive ? » C’est qu’une autre réponse les aurait tourmentés ; celle qu’il leur fait, les console ; ce « vous n’avez pas besoin », montre ce qu’il y a de superflu, d’inutile, dans une recherche qu’il ne faut pas continuer. Car quel profit ? répondez-moi. Mettons la consommation des siècles dans vingt ans, dans trente ans, dans cent ans : après ? Que nous importe ? La consommation n’est-elle pas, pour chacun de nous, la fin de sa vie à lui ? Que signifie ce mal que vous vous donnez pour connaître, et comme enfanter la consommation ? Ce qui nous arrive en d’autres circonstances, nous l’éprouvons ici. En d’autres circonstances, nous négligeons nos affaires particulières pour celles des autres, nous disons : Un tel est un débauché, un tel est un adultère, celui-ci a commis un brigandage, celui-là a fait du tort à tel autre ; nul ne s’occupe de ses affaires ; on s’inquiète de tout ce qui est étranger, plutôt que de ses propres intérêts ; de même ici, chacun de nous, au lieu de s’inquiéter de sa fin particulière, veut savoir quelle sera la fin commune. Eh, que vous importe cette fin universelle ? Faites, dans de bonnes dispositions, votre fin à vous, et vous n’aurez rien à craindre de la grande consommation. Qu’elle soit éloignée, qu’elle soit proche, cela ne nous touche en rien. Voilà pourquoi le Christ ne répond pas ; il sait que la question est sans intérêt. Comment ! sans intérêt ? me répond-on. Celui qui n’a rien voulu dire, sait bien pourquoi la question est sans intérêt ; écoutez ce qu’il dit aux apôtres : « Ce n’est point à vous de savoir les temps et les moments que le Père a réservés à sa puissance propre ». (Act 1,7) Que signifie cette recherche curieuse ? Voilà ce qu’entendit, avec les autres apôtres, Pierre leur chef, pour prix d’une indiscrète curiosité. Très-bien, réplique-t-on, mais si l’on était mieux instruit, on pourrait fermer la bouche aux gentils. Comment cela ? répondez-moi. C’est que les gentils, fait-on observer, regardent le monde comme un dieu ; donc si nous connaissions l’époque de la consommation, nous leur fermerions la bouche. Très-bien que faut-il pour leur fermer la bouche ? leur montrer que ce monde sera détruit, ou leur apprendre l’époque de la destruction ? Voulez-vous leur fermer la bouche, dites-leur que ce monde aura une fin ; s’ils ne vous accordent pas ce point, ils ne vous accorderont pas l’autre davantage. Écoutez ce que dit Paul : « Vous savez bien vous-mêmes que le jour du Seigneur doit venir « comme un voleur de nuit ». Ce qui ne s’applique pas seulement à la fin commune, mais à la fin particulière de chacun de nous ; car celle-ci se comporte comme l’autre ; ces deux fins se ressemblent, c’est la même famille. Ce que l’une fait en bloc, l’autre le fait en détail ; le temps de la consommation a, pour point de départ, Adam ; la fin de la vie de chacun de nous est une image de la consommation ; on peut l’appeler aussi une consommation, sans craindre de se tromper. Chaque jour, des milliers et des milliers de mourants, lesquels doivent, tous sans exception, attendre le grand jour, et, avant ce jour-là, nul ne ressuscitera ; la consommation particulière n’est-elle pas une partie de la grande consommation ? Maintenant, pourquoi l’heure est-elle un secret ? pourquoi ce jour doit-il venir comme un voleur de nuit ? Je vais vous dire l’opinion qui me paraît sage. Personne ne consacrerait à la vertu sa vie tout entière, si on le connaissait bien ce jour, s’il n’était pas caché ; si l’on savait quand il doit venir, on commettrait mille crimes, avant de recourir au baptême et de s’apprêter au départ. Voyez, en effet, ce qui se passe maintenant : malgré l’incertitude qui épouvante toutes les âmes, tous les hommes consacrent d’abord leur vie à la corruption, ils attendent qu’ils n’aient plus qu’un souffle de vie, pour se tremper dans les eaux du baptême ; s’ils étaient tout à fait rassurés, qui s’occuperait donc de vertu ? Malgré la crainte qui les presse, un grand nombre sont partis pour l’autre vie sans avoir reçu la lumière et la grâce du baptême ; cette crainte même n’a pas appris aux vivants à s’inquiéter de ce qui plaît à Dieu ; supposez que cette crainte leur eût été enlevée, qui donc aurait encore gardé quelque mesure ? Qui donc aurait encore pratiqué la justice ? Personne. Seconde raison : il en est que retient l’épouvante de la mort, le désir de vivre ; si chacun savait que la mort ne doit venir que demain, on ne se refuserait rien, on oserait tout jusqu’à ce dernier jour, on égorgerait ceux qu’on voudrait, on commettrait crimes sur crimes pour se venger de ses ennemis. 2. Le scélérat qui n’a plus l’espoir de prolonger sa vie ici-bas, n’a plus de respect, même pour celui qui porte la pourpre. Supposez-le convaincu qu’il faut absolument partir, il se vengera de son ennemi, il assouvira sa fureur avant de recevoir la mort. Dirai-je une troisième raison ? Ceux qui tiennent à la vie, ceux qui ne peuvent se détacher de la terre, ceux-là mourraient d’abattement et de douleur. Un jeune homme saurait qu’il ne doit pas atteindre à la vieillesse, que sa vie sera terminée auparavant, il serait comme ces animaux languissants qui, une fois pris, deviennent plus languissants encore, n’attendant plus que leur fin. Pour le courage même, plus de récompense. Des hommes vaillants : sauraient que dans trois ans ils doivent de toute nécessité mourir, mais non avant ce terme ; quelle pourrait être la récompense de leur audace dans les périls ? C’est parce que vous n’avez rien à craindre, pour ces trois ans, que vous vous exposez aux dangers ; vous savez bien que vous ne pouvez pas quitter cette vie plus tôt. Celui qui peut trouver la mort dans chaque danger, qui sait que la prudence le sauverait, qui ne craint pas la mort et l’affronte, celui-là donne, et de son courage, et de son mépris de la vie présente, une preuve signalée. Un exemple va vous rendre ces vérités manifestes. Répondez-moi, si le patriarche Abraham avait prévu, en conduisant Isaac sur la montagne, qu’il n’égorgerait pas son fils, aurait-il mérité une récompense ? Voyez encore : Si Paul eût prévu qu’il ne mourrait pas, quelle admiration aurait mérité son mépris des dangers ? Mais on verrait le plus lâche se jeter dans les flammes, si on lui garantissait qu’il peut le faire en toute sûreté. Il n’en fut pas de même des trois jeunes hommes. Qu’arriva-t-il ? Entendez leurs voix : « R. il est un Dieu dans le ciel qui nous retirera de vos mains et de cette fournaise ; et s’il ne veut pas le faire, sachez bien que nous n’honorons point vos dieux, et que cette statue d’or que vous avez fait élever, nous ne l’adorons pas ». (Dan 3,17-18) Voyez-vous quels grands avantages ? comprenez-en de plus grands encore ; voyez-vous quel profit pour l’homme d’ignorer sa fin ? Mais nous pouvons nous contenter, sur ce point, de ces réflexions. Voilà donc pourquoi le jour du Seigneur vient comme un voleur de nuit : c’est pour que nous ne nous laissions pas entraîner dans la corruption, pour que nous ne cédions pas à l’indolence, pour que nous puissions nous assurer notre récompense. « Vous savez bien vous-mêmes », dit l’Apôtre. Dès lors, à quoi bon votre curiosité intempestive, puisque vous êtes persuadés ? Que l’avenir est incertain, c’est ce que vous montrent les paroles du Christ. Écoutez ce qu’il dit à ce sujet : « Veillez donc, parce que vous ne savez pas à quelle heure le voleur arrive ». (Mat 24,42) À ce sujet, Paul disait aussi : « Quand ils diront, nous voici en paix et en sûreté, tout à coup une ruine imprévue les surprendra, comme une femme grosse que surprennent les douleurs de l’enfantement, et ils ne pourront se sauver (3) ». Il fait entendre ici ce qu’il répète dans la seconde épître. Les fidèles étaient dans les afflictions, ceux qui leur faisaient la guerre vivaient dans le relâchement et les délices ; en conséquence, l’apôtre consolait les fidèles en les entretenant de la résurrection. Les ennemis leur prodiguaient les insultes, répétant les pensées de l’ancien peuple ; ils disaient Quand viendra-t-il ce jour ? (C’est ce qui faisait dire aux prophètes : « Malheur à vous qui dites : Que Dieu se hâte de faire ce qu’il fera, afin que nous le voyions ; que la volonté du saint d’Israël s’accomplisse, afin que nous la connaissions » (Isa 5,19) ; et encore : « Malheur à vous qui désirez le jour du Seigneur » (Amo 5,18) (ce qui ne veut pas dire simplement ceux qui le désirent, mais qui le désirent, parce qu’ils ne croient pas) ; et « ce jour du Seigneur », dit encore le même texte, « sera ténèbres, et non lumière ». Telle est, la pensée de l’apôtre. Et voyez comme il les console : c’est comme s’il leur disait : La douce vie qu’ils mènent, ne prouve pas que le jour du jugement ne doive pas venir ; rien n’y fait, il doit venir. Mais maintenant, voici une question intéressante : si l’antéchrist arrive, si Elie arrive, comment peut-il se faire que, quand ils diront : « Nous voici en paix et en sûreté », ce soit précisément alors qu’une ruine imprévue les surprenne ? Voilà des signes qui ne permettent pas de se tromper sur l’avènement de ce grand jour, ils en révèlent l’apparition. Mais l’apôtre n’indique pas le temps, je veux dire de l’antéchrist ; il ne dit pas non plus que ce jour fameux sera le signe de l’apparition du Christ, mais que le Christ n’aura pas de signe, qu’il viendra subitement, sans qu’on l’attende. Mais, objecte-t-on, une femme enceinte n’est pas surprise par sa délivrance ; elle sait bien qu’elle doit s’y attendre au bout de neuf mois. Au contraire, l’époque est tout à fait incertaine ; certaines femmes accouchent au septième mois, d’autres, au neuvième ; et maintenant on ne peut fixer ni le jour, ni l’heure. Voilà donc quelle est la pensée de Paul. La comparaison est exacte ; il n’y a pas beaucoup de marques pour indiquer l’accouchement ; nombre de femmes se laissent surprendre dans les rues, hors de chez elles, n’ayant pu prévoir le moment. Maintenant l’apôtre, ici, n’indique pas seulement l’incertitude de l’heure, mais l’amertume des lamentations. De même que cette femme jouant, riant, ne prévoyant absolument rien, est tout à coup en proie aux douleurs d’un enfantement qui la déchire, de même en sera-t-il de ces âmes imprévoyantes que surprendra le dernier jour. « Et ils ne pourront se sauver ». Ensuite l’apôtre tient à montrer que ce n’est pas pour les fidèles de Thessalonique qu’il parle ainsi : « Mais vous, mes frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres, pour être surpris de ce jour comme d’un voleur (4) ». 3. Par ténèbres, il entend ici la vie qui se cache dans la nuit de l’impureté. C’est comme dans les ténèbres de la nuit où tout ce qu’il y a d’hommes souillés, de pervers se plongent, se renferment avec leurs actions infâmes. Répondez-moi, n’est-ce pas le soir qu’attend l’adultère ? n’est-ce pas la nuit qu’attend le voleur ? le brigand qui force les sépulcres n’accomplit-il pas toute son œuvre pendant la nuit ? Eh quoi ! est-ce que le dernier jour ne les surprend pas comme fait un voleur ? est-ce que ce jour n’est pas imprévu pour eux ? Faut-il croire qu’ils le connaissent par avance ? Comment donc l’apôtre peut-il leur dire : « Vous n’avez pas besoin qu’on vous en écrive ? » C’est qu’ici l’apôtre ne pense pas à l’incertitude dit moment, mais au malheur de la catastrophe ; il veut dire que ce jour ne viendra pas pour le malheur des fidèles. En effet, ils en seront surpris, eux aussi, mais ils n’y trouveront aucun sujet d’affliction. « Pour être surpris de ce jour comme d’un voleur ». Dans une maison où l’on veille, où il y a de la lumière, le brigand a beau venir, il ne peut causer aucun dommage ; il en est de même pour ceux qui vivent dans l’honnêteté ; quant à ceux qui dorment, le brigand les dépouille de tout ce qu’ils ont, ce sont ceux qui ont trop de confiance dans les choses d’ici-bas. L’apôtre ajoute ensuite : « Car vous êtes tous des enfants de lumière et des enfants du jour (5) ». Mais, demande-t-on, qu’est-ce que cela veut dire, des enfants du jour ? C’est de même qu’on dit, des enfants de perdition, des enfants de l’enfer. Aussi le Christ dit-il aux Pharisiens : « Malheur à vous, qui courez la mer et la terre pour faire un prosélyte, et, quand vous l’avez, en faites un enfant de la géhenne ! » (Mat 23,15) Et Paul : « Puisque ce sont ces crimes qui font tomber la colère de Dieu sur les enfants de la désobéissance » (Col 3,6) ; ce qui veut dire, les pécheurs qui font les œuvres dignes de la géhenne, les œuvres de la désobéissance. De même donc que les enfants de Dieu sont ceux qui font les œuvres agréables à Dieu, de même les enfants du jour et les enfants de la lumière sont ceux qui font les œuvres de la lumière. « Nous ne sommes point des enfants de la nuit, ni des ténèbres. Ne dormons donc point comme les autres ; mais veillons, et gardons-nous de l’enivrement de l’âme. Car ceux qui dorment, dorment durant la nuit, et ceux qui s’enivrent, s’enivrent durant la nuit. Mais nous, qui sommes enfants du jour, gardons-nous de cette ivresse (6, 7, 8) ». L’apôtre montre ici que notre vie appartient au jour. Le jour et la nuit qui frappent nos yeux, ne dépendent pas de notre volonté ; la nuit vient en dépit de nous ; malgré nous, le sommeil nous saisit ; mais, pour ce qui est de l’autre nuit, de l’autre sommeil, il n’en est pas de même ; nous pouvons être toujours éveillés ; nous pouvons nous faire un jour perpétuel. Fermer les yeux de l’âme, se laisser aller au sommeil de la perversité, ce n’est pas un effet de la nature, mais de la libre volonté. « Mais veillons », dit-il, « et gardons-nous de l’enivrement de l’âme ». On peut dormir, tout éveillé qu’on est, si l’on ne fait rien de bien. Voilà pourquoi l’apôtre ajoute : « Et gardons-nous de l’enivrement de l’âme ». En effet, veiller dans le jour, mais pour s’enivrer, c’est s’exposer à des maux innombrables. De sorte qu’il faut qu’à la vigilance se joigne la sobriété. « Ceux qui dorment », dit-il, « dorment durant la nuit, et ceux qui s’enivrent, s’enivrent durant la nuit ». L’ivresse dont il parle ici n’est pas seulement l’ivresse produite par le vin, mais celle qui résulte de tous les vices. Car l’ivresse de l’âme, ce sont les richesses, le désir de l’argent, l’amour sensuel ; tout ce que vous pouvez dire d’affections de ce genre constitue l’ivresse de l’âme. Mais pourquoi la malignité est-elle appelée par l’apôtre un sommeil ? C’est que d’abord le pervers n’a aucune énergie pour la vertu : ensuite il n’a que des fantômes devant les yeux, il ne voit nulle part la vérité, il est plein de songes, l’extravagance est dans toutes ses actions ; s’il lui arrive de voir le bien, il n’y a la ni fermeté, ni solidité. Telle est la vie présente, un tissu de rêves et de vaines images. La richesse est un rêve ; de même, la gloire, et toutes les choses du même genre. Celui qui dort ne voit ni le réel, ni le vrai ; à ce qui n’existe pas, il attribue une réalité qui n’est que dans son imagination. Telle est la pensée corrompue, telle est la vie passée dans la corruption ; l’homme corrompu ne voit pas la réalité, c’est-à-dire, ce qui est spirituel, céleste, persistant, durable, mais ce qui s’écoule, ce qui s’envole, ce qui s’échappe bien vite loin de nous. Or, il ne suffit pas de la vigilance et de la sobriété, il faut y joindre encore l’énergie qui prend les armes. Car on a beau être vigilant, tempérant ; si l’on n’est pas armé, on est bien vite à la merci des brigands. Eh bien, je vous le demande, si, quand nous devrions être et vigilants, et sobres, et armés, nous demeurons désarmés, nus, endormis, qui peut empêcher l’ennemi de nous percer de son glaive ? C’est ce besoin de nous faire comprendre la nécessité d’être en armes, qui inspire les paroles suivantes : « Mais nous, qui sommes des enfants du jour, gardons-nous de cette ivresse ; revêtons-nous de la cuirasse de la foi et de la charité, prenons le casque de l’espérance du salut (8) ». « De la foi », dit-il, « et de la charité ». Ici l’apôtre indique la rectitude de la vie et des croyances. Voyez cette explication qu’il donne de la vigilance, de la continence ; elle consiste à prendre, dit-il, la cuirasse de la foi et de la charité. Il n’entend pas une foi vulgaire ; il veut la ferveur, la sincérité qui rend invulnérable. De même qu’il n’est pas facile de percer une cuirasse qui est comme un mur épais sur la poitrine ; de même, pour préserver votre âme, recouvrez-la de la foi et de la charité, de telle sorte qu’aucun des traits de feu du démon ne puisse pénétrer en vous. Du moment que l’énergie de l’âme a pour défense et pour arme la charité, elle peut défier toutes les attaques ; les assauts deviennent inutiles contre elle. Ni la perversité, ni la haine, ni l’envie, ni la flatterie, ni l’hypocrisie, rien ne peut atteindre une telle âme. Or, l’apôtre ne dit pas seulement qu’il faille se revêtir de charité, mais s’en faire comme une solide cuirasse. Et ensuite, il ajoute : « Le casque de l’espérance du salut ». En effet, de même que le casque garantit ce qu’il y a de plus important en nous, de même l’espérance ne laisse pas notre raison déchoir ; l’espérance la maintient droite comme la tête, et la préserve de tous les coups du dehors. Tant qu’aucune secousse ne l’ébranle, elle-même ne chancelle pas ; avec de telles armes, il est impossible de succomber. « Car », dit l’apôtre, « ces trois vertus demeurent, la foi, l’espérance, la charité ». (1Co 13,43) Et maintenant qu’il a dit, revêtez-vous, préparez-vous, c’est lui-même qui fournit les armes, qui montre d’où naissent la foi, et l’espérance, et la charité, d’où viennent les armes de plus en plus invincibles. « Car Dieu ne nous a pas destinés à être les objets de sa colère, mais à acquérir le salut, par Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est mort pour nous (9, 10) ». 4. Ainsi Dieu ne nous a pas appelés pour nous perdre, mais pour nous sauver. C’est là sa volonté. Qui le prouve ? Il a livré son Fils pour nous, dit l’apôtre ; Dieu désire à tel point notre salut, qu’il a livré son Fils, et il ne l’a pas simplement livré, mais pour qu’on le mît à mort. Voilà les considérations qui enfantent l’espérance. Ne désespère donc pas, ô homme, en présence de ce Dieu qui, pour toi, n’a pas même épargné son Fils ne te laisse pas abattre dans les maux de la vie présente. Celui qui a livré son Fils unique, afin de te sauver, afin de l’affranchir de la géhenne, que pourra-t-il épargner pont assurer ton salut ? Il faut donc n’avoir que de bonnes espérances. Si nous allions, sur la terre, comparaître devant un juge que son amour pour nous aurait porté à égorger son fils, nous serions sans crainte. Ayons donc de bonnes et de grandes espérances ; nous tenons le principal, si nous avons la foi. Nous avons un exemple, une preuve : livrons-nous donc à l’amour ; ce serait le comble du délire de ne pas aimer celui qui se montre ainsi disposé pour nous. « Afin que, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous vivions ensemble avec Lui. C’est pourquoi consolez-vous mutuellement, et édifiez-vous les uns les autres, comme vous le faites (11) ». Plus haut, l’apôtre a parlé de veiller, de dormir. Mais, quand il disait ne « dormons » donc point, il n’entendait point dormir de la même manière qu’ici, soit que nous dormions. Il s’agit, ici, du sommeil de la mort ; il s’agissait plus haut de l’incurie des vivants. Voici donc ce que l’apôtre veut montrer : que les dangers ne sont pas à craindre, que, même après notre mort, nous vivrons. Ne désespérez pas, ne dites pas que vous êtes en danger ; vous avez une preuve certaine, invincible ; s’il ne brûlait pas d’un amour ardent pour nous, il ne nous aurait pas donné son Fils. De telle sorte que, même après votre mort, vous vivrez ; car lui-même a subi la mort. Donc soit que nous mourions, soit que nous vivions, nous vivrons avec lui. Il m’est égal de mourir ou de vivre ; il n’y a rien là dont je me soucie, peu m’importe que je vive, que je meure, car, avec lui, nous vivrons. Donc que toutes nos actions soient faites en considération de cette vie, ayons toujours les yeux fixés sur cette vie à venir, quoi que nous fassions. Le péché n’est rien que ténèbres, ô mon cher auditeur, c’est la mort, c’est la nuit qui ne nous laisse rien voir de ce qu’il faut voir, rien faire de ce qu’il faut faire. Cadavres hideux, cadavres infects, voilà les âmes corrompues remplies de toute espèce de souillures ; les yeux fermés, la bouche comprimée, immobiles sur la couche où le vice les étend. Image défectueuse, combien l’état de ces âmes est plus sinistre ! Nos morts, pour le bien comme pour le mal, sont morts ; ces âmes, insensibles pour la vertu, sont vivantes pour la perversité. Frappez un mort, il ne sent rien, il ne se venge pas ; voilà un morceau de bois sec, telle est l’âme, sèche aussi, réellement desséchée, qui a perdu la vie ; chaque jour elle reçoit d’innombrables blessures, elle ne sent rien, elle n’éprouve rien, elle ne souffre de rien, quoi qu’on lui fasse. Cet état peut se comparer à la folie furieuse, à l’ivresse, au délire. Voilà ce qu’est le péché, sa condition est bien plus déplorable que tout ce qu’il faut déplorer. On ne peut en vouloir au malheureux qui a perdu sa raison, tous l’excusent : son mal n’est pas l’effet de sa volonté, la nature seule a tout fait ; mais l’homme qui vit dans la perversité, quelle excuse pourra-t-il alléguer ? D’où vient donc la perversité ? D’où vient le si grand nombre des pervers ? D’où ils viennent ; vous me le demandez ? eh bien, répondez-moi, vous, d’où viennent les maladies ? d’où viennent les transports ? d’où viennent les sommeils pesants ? n’est-ce pas de notre incurie, de notre négligence ? Si les maladies du corps accusent, dès l’origine, notre volonté, à bien plus forte raison faut-il le dire des maladies volontaires. D’où vient l’ivresse ? n’est-ce pas de l’intempérance ? les transports, n’est-ce pas d’un excès de fièvre ? et la fièvre maintenant, n’est-ce pas de la surabondance des éléments qui débordent en nous ? mais cette surabondance des éléments qui sont en nous, d’où vient-elle, sinon de notre négligence ? Soit par défaut, soit par excès, nous dérangeons l’équilibre de nos humeurs, et voilà comment nous allumons ce feu qui nous brûle. Et maintenant si, après avoir allumé la flamme, nous restons longtemps sans y faire attention, nous construisons en nous, contre nous, un bûcher qu’il nous est impossible d’éteindre. Voilà comment se produit la perversité ; quand nous ne lui opposons pas d’entraves au début, quand nous ne l’extirpons pas dès l’origine, il nous est impossible de l’anéantir ensuite, c’est un triomphe au-dessus de nos forces. Aussi, je vous en conjure, faisons tout pour ne pas nous endormir. Ne voyez-vous pas les gardiens perdre souvent, pour avoir un peu cédé au sommeil, tout le fruit d’une longue veille ? cet instant si court de relâchement a tout gâté, parce qu’ils ont donné au voleur les moyens de faire son coup sans avoir rien à craindre. Eh bien donc, de même que nous ne voyons pas les voleurs comme ils nous voient, de même le démon nous presse avec la plus grande insistance, et il ne cesse de grincer des dents. Donc gardons-nous bien de nous endormir, et ne disons pas : Rien à craindre par ici, rien à craindre par là. Souvent c’est par l’ennemi que nous n’attendions pas, que nous sommes dépouillés. Il en est de même du péché ; ce que nous n’attendions pas nous perd. Regardons avec soin tout autour de nous ; ne nous enivrons pas, et nous ne succomberons pas au sommeil ; ne nous plongeons pas dans les plaisirs, et nous ne nous endormirons pas ; ne laissons pas notre raison se troubler aux choses du dehors, et nous passerons notre vie tout entière dans la continence. Sachons nous régler nous-mêmes par tous les moyens. De même que ceux qui marchent sur une corde tendue, ne doivent pas avoir le moindre moment de distraction, si court qu’il soit, car cette petite distraction produit un grand malheur, on perd l’équilibre, on tombe, on se tue ; de même nous ne pouvons pas nous relâcher. Nous marchons en suivant une voie étroite, bordée des deux côtés de précipices, où les deux pieds ne peuvent se poser à la fois. Voyez-vous combien il est nécessaire que nous soutenions notre attention ? Ne voyez-vous pas comme les voyageurs qui s’avancent entre deux précipices, assurent non seulement leurs pieds, mais leurs yeux ? Car s’ils se trompent pour la direction, quoique leurs pieds tiennent ferme, le vertige qui trouble leurs yeux les fait tomber dans l’abîme. Il faut veiller sur soi-même et veiller sur sa marche ; de là ce que dit l’apôtre : Ni à droite, ni à gauche. L’abîme de la perversité est profond, les précipices en sont vastes ; en bas d’épaisses ténèbres, et la voie est étroite ; ayons donc une attention pleine de crainte, et marchons avec tremblement. Aucun de ceux qui entreprennent cette route ne se laisse aller à un rire dissolu, ni ne souffre que l’ivresse l’appesantisse, c’est dans la sobriété qu’il se maintient, c’est avec attention qu’il s’avance pour faire une telle route ; ceux qui entreprennent cette route, ne se laissent pas distraire par des choses inutiles ; car c’est beaucoup que de pouvoir, même étant bien équipé, la parcourir jusqu’au bout ; nul ne s’y engage d’un pied embarrassé, on s’arrange de manière à être libre dans sa marche. 5. Mais nous qui nous créons mille liens, mille entraves, avec les soucis qui nous tourmentent, nous qui nous chargeons de mille fardeaux, qui faisons des préoccupations de la vie présente des poids si lourds à porter, qui sommes toujours la bouche béante, les yeux grands, ouverts, incapables de nous contenir, comment pouvons-nous espérer d’aller sans accident jusqu’au terme de cette route étroite ? Le Seigneur n’a pas dit seulement : Cette route est étroite ; mais il a fait entendre une exclamation : « Combien la route est étroite ! » (Mat 7,14) Ce qui veut dire, qu’elle est des plus étroites. C’est ce que nous faisons nous-mêmes toutes les fois que nous sommes saisis d’un grand étonnement. Et le Seigneur dit encore : « Elle est resserrée, la route qui conduit à la vie ». (Id.) Et c’est avec raison que le Seigneur l’appelle étroite, resserrée. Si nous devons rendre compte, et de nos paroles, et de nos pensées, et de nos actions, et de toute notre conduite, réellement la route est étroite. Mais maintenant nous la rendons plus étroite encore par notre manière de nous étendre, de nous dilater, d’écarter les jambes. Car la route étroite est difficile pour tout le monde, mais elle l’est surtout pour l’embonpoint, pour l’obésité ; celui que les mortifications amaigrissent, ne s’aperçoit pas que la route est étroite ; celui qui s’afflige et se comprime de lui-même, ne s’attristera pas des afflictions. Donc que personne ne s’attende à mériter ; par son indolence, de voir le ciel ; c’est impossible. Que personne n’espère trouver les plaisirs de la vie molle et délicate, en suivant la route resserrée ; c’est impossible. Que personne n’espère, en suivant la route, large et commode, arriver à la vie. Quand vous voyez ces bains splendides, des tables somptueuses, un tel entouré d’une foule de satellites, et vivant dans les délices, ne vous regardez pas comme un dépossédé, parce que vous n’avez pas votre part de ce luxe, mais gémissez sur cet homme qui marche par le chemin de perdition. Car à quoi sert ce chemin qui aboutit à la désolation ? et quel mal nous fait cette route étroite, qui conduit au repos ? Dites-moi, de deux hommes, l’un, appelé au palais du souverain, traverse des ruelles étroites, et marche d’un pas ferme, en côtoyant des précipices ; l’autre, que l’on mène à la mort, est traîné au milieu de la place publique ; quel est celui que nous regarderons comme un homme heureux, quel est celui qui provoquera nos larmes de compassion ? L’homme heureux, ne sera-ce pas celui qui va par la rue étroite ? Appliquons ici ces réflexions, ne célébrons pas le bonheur de ceux qui vivent dans les délices des plaisirs ; les heureux sont les hommes qui ne connaissent pas ces plaisirs ; ceux-ci prennent leur essor vers le ciel ; les autres, du côté de la géhenne. Peut-être un grand nombre de ces malheureux riront de nos paroles ; quant à moi, ce qui cause surtout mes lamentations et mes gémissements, c’est qu’ils ne distinguent pas ce qui doit les faire rire, ce qui doit les plonger dans le deuil ; ils confondent, ils brouillent, ils bouleversent tout. Voilà pourquoi je gémis sur eux. Que dis-tu, ô homme ? Tu dois ressusciter, tu dois rendre compte de tes actions, tu dois subir le dernier châtiment, et tu n’y penses jamais, tu ne t’occupes que d’exercer ton ventre, que de te plonger dans l’ivresse, et, ce n’est pas tout, tu ris ? Mais moi, je me lamente sur toi, parce que je sais les maux qui t’attendent, la vengeance qui doit sévir contre toi ; et ce qui fait surtout que je me lamente, c’est que tu ris. Afflige-toi avec moi ; lamente-toi avec moi sur tes malheurs. Réponds-moi donc un de tes proches serait mort, et ce coup provoquerait le rire de certaines personnes ; ne les prendrais-tu pas en aversion, ne regarderais-tu pas ces gens-là comme des ennemis ? N’est-il pas vrai que ceux qui versent des larmes, qui s’affligent avec toi, ce sont ceux-là que tu aimes ? Ton épouse est exposée, morte, celui que tu vois rire t’est odieux ; eh bien, c’est ton âme à toi, qui est frappée de mort, et tu te détournes de celui qui pleure ; et tu es le premier à rire ? Voyez-vous comme le démon nous rend des ennemis, des ennemis particuliers de nous-mêmes, acharnés contre nous ? Revenons donc enfin à la sagesse, ouvrons les yeux, réveillons-nous, emparons-nous de la vie éternelle, secouons notre lourd assoupissement, notre long sommeil. Il y a un jugement, il y a un châtiment, il y a une résurrection, il y a un examen des actions qui ont été faites. Le Seigneur vient au milieu des nuages. « Le feu s’enflammera en sa présence, et autour de lui éclatera une tempête violente ». (Psa 50,3) Un fleuve de feu s’allonge devant lui, le ver qui ne meurt pas, le feu qui ne s’éteint pas, les ténèbres extérieures, le grincement de dents. Vous aurez beau vous récrier mille et mille fois encore, je continuerai ces discours. On lapidait les prophètes, ils ne se taisaient pas ; à bien plus forte raison ne devons-nous pas craindre de nous rendre odieux, ni rechercher les paroles qui vous plaisent, ni vous tromper, pour être nous-mêmes déchirés. Il y a là-bas un châtiment immortel, sans consolation possible ; nul pour nous protéger. « Qui aura pitié », dit l’Écriture, « de l’enchanteur mordu par le serpent ? » (Sir 12,13) Si nous n’avons pas nous-mêmes pitié de nous, qui donc, je vous en prie, nous prendra en pitié ? À la vue d’un homme se frappant lui-même d’une épée, pensez-vous pouvoir jamais le ménager ? Non, sans doute ; et à bien plus forte raison quand nous pouvons nous bien conduire, et que nous nous conduisons mal, qui nous ménagera ? Personne. Ayons pitié de nous-mêmes ; quand il nous arrive d’adresser à Dieu cette prière : Ayez pitié de moi, Seigneur, n’oublions pas de nous dire à nous-mêmes aussi : Ayons pitié de nous-mêmes. Il ne tient qu’à nous de faire en sorte que le Seigneur ait pitié de nous, c’est un pouvoir que nous avons reçu de sa grâce. Si nous méritons sa pitié par nos actions, si nous méritons sa bonté, Dieu aura pitié de nous ; mais si nous n’avons pas pitié de nous-mêmes, qui donc nous ménagera ? Ayez pitié de votre prochain, et Dieu lui-même aura pitié de vous. Combien y en a-t-il qui vous disent chaque jour : Ayez pitié de moi, sans que vous vous retourniez seulement ? Combien de malheureux qui sont nus, manchots, mutilés, et nous sommes insensibles ; et de combien d’infortunés repoussons-nous les prières suppliantes ! Comment pouvez-vous espérer d’être pris en pitié, vous qui ne faites rien pour mériter la pitié ? Devenons donc miséricordieux, devenons donc doux et compatissants, afin d’être ainsi agréables à Dieu, et d’obtenir les biens promis à ceux qui l’aiment, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE X.
NOUS VOUS DEMANDONS, MES FRÈRES, DE RECONNAÎTRE CEUX QUI SE FATIGUENT PARMI VOUS, QUI VOUS GOUVERNENT SELON LE SEIGNEUR, ET QUI VOUS AVERTISSENT, ET D’AVOIR, POUR EUX, UNE AFFECTION SINGULIÈRE, À CAUSE DU TRAVAIL QU’ILS FONT ; CONSERVEZ LA PAIX AVEC EUX. (V, 12-18) Analyse.
- 1. De la lumière que Dieu nous a donnée pour éclairer nos ténèbres. – Ce qu’en font les hommes. – Contre l’impureté qui l’éteint. – Des diverses passions mauvaises qui rendent la grâce inutile.
- 2. Du respect pour les prophéties. – De la sanctification. – De la prière. – Humilité de saint Paul demandant aux fidèles de prier pour lui. – Pourquoi le pasteur a raison de tenir aux prières de ceux qu’il dirige. – Amour de saint Paul pour les fidèles.
- 3. Histoire d’une servante. – Contre l’indifférence envers les pauvres et les malheureux. – Les pauvres, réduits, pour vivre, à faire le métier de prestidigitateurs, de bouffons, au lieu de prier Dieu pour nous ! Supériorité des mendiants, priants et résignés, sur les heureux de ce monde.
- 4 et 5. Utilité de la présence des pauvres dans les églises. – Ce sont les chiens qui gardent les palais du Seigneur. – Vanité des choses humaines. – De l’égalité devant Dieu.
1. Une obscurité épaisse, des nuages ténébreux se sont répandus sur toute la terre, c’est ce que l’apôtre montrait par ces paroles « Nous n’étions autrefois que ténèbres » (Eph 5,8) ; et ailleurs. « Mes frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres, pour être surpris de ce jour, comme d’un voleur ». (1Th 5,4) Donc, puisque c’est la nuit, et, pour ainsi dire, une nuit sans lune ; puisque c’est dans cette nuit que nous marchons, le Seigneur nous a donné une lampe brillante, la grâce du Saint-Esprit, qu’il a allumée dans nos âmes. Mais voici ce qui est arrivé de cette lumière : les uns l’ont reçue et l’ont rendue plus éclatante, plus resplendissante, comme ont fait et Paul, et Pierre, et tous ces glorieux saints ; les autres, au contraire, l’ont éteinte ainsi les cinq vierges ; ainsi ceux qui ont fait le naufrage dans la foi, comme le fornicateur de Corinthe, comme les Galates pervertis. Voilà pourquoi Paul dit maintenant : « N’éteignez pas l’Esprit », c’est-à-dire, la grâce. C’est son habitude d’appeler ainsi la grâce de l’Esprit ; et ce qui l’éteint, c’est l’impureté. Supposez que, dans nos lanternes, on verse de l’eau, on mette de la terre : on éteindra la lumière ; et il n’est même pas besoin de rien faire de semblable : il suffit d’ôter l’huile ; il en est de même de la grâce de l’Esprit ; mêlez-y les choses terrestres, les soucis des affaires, vous éteignez l’Esprit, et, à défaut de ce que vous aurez pu faire, il suffit d’ailleurs d’une tentation survenant violemment pour éteindre, comme le fait le vent, la flamme qui n’est pas assez forte, ou qui n’a pas assez d’huile pour la nourrir, ou c’est que vous n’avez pas bouché les ouvertures, fermé la porte, et tout est perdu. Les ouvertures, qu’est-ce à dire ? Il en est de nous comme des lanternes : nos ouvertures sont les yeux et les oreilles. Ne souffrez pas que le vent de la perversité s’y engouffre, parce qu’il éteint la lumière ; bouchez vos ouvertures, avec la crainte de Dieu ; la bouche est une porte, fermez-la à – clef, et tirez le verrou, afin d’abriter la lumière et de n’avoir pas à craindre l’irruption du dehors. Exemple : on vous a outragés, on, vous a dit des injures : fermez votre bouche, parce que, si vous l’ouvrez, vous excitez le vent. Voyez ce qui se passe dans nos maisons, quand il y a deux portes directement en face l’une de l’autre, que le vent souffle avec violence ; si vous fermez l’une, sans établir de courant d’air, le vent n’a pas de prise ; toute sa force tombe ; il en est de même ici : les deux portes sont votre bouche et celle de l’homme qui vous outrage et vous injurie. Si vous fermez votre bouche, si vous n’établissez pas de courant d’air, vous faites tomber toute la force du vent ; au contraire, ouvrez-la ; vous ne pouvez plus maîtriser le vent ; donc n’éteignons pas la grâce. Il arrive souvent que, même sans aucune irruption du dehors, la flamme s’éteint ; c’est l’huile qui manque ; nous ne faisons pas l’aumône, l’Esprit s’éteint. En effet, l’aumône vient de Dieu vers vous ; elle voit qu’il n’y a, auprès de vous, aucun fruit à faire, et elle s’envole ; elle ne reste pas dans une âme insensible à la pitié. Une fois l’Esprit éteint, vous savez ce qui arrive, ô vous tous qui avez marché dans une nuit sans lune. S’il est difficile de trouver, pendant la nuit, le chemin qui conduit d’une terre à une autre terre, comment pourrait-on se diriger ; dans le chemin qui conduit de la terre au ciel ? Ignorez-vous tous les démons répandus dans cet espace, tous les monstres, tous les génies de la perversité ? Eh bien, si nous avons cette lumière dont je parle, ils ne peuvent en rien nous nuire ; au contraire, si nous l’éteignons, vite ils se jettent sur nous, vite ils nous dévalisent. Vous savez bien que les brigands éteignent la lumière avant de commettre leurs brigandages. Ces esprits du mal voient clair dans ces ténèbres, parce que leurs œuvres sont ténébreuses ; mais nous, nous n’avons pas l’habitude de cette lumière. Gardons-nous donc de l’éteindre ; toute action mauvaise l’éteint, toute querelle, toute mauvaise parole, quelle qu’elle soit. Tout corps d’une nature étrangère au feu en ruine l’essence ; ce qui allume le feu, c’est ce qui a de l’affinité avec lui. Il en est de même pour la lumière ; ce qui est résistant, chaud, igné, embrase la flamme de l’Esprit ; n’y portons donc rien de froid, ni rien d’humide, car voilà ce qui éteint le feu spirituel. On peut encore vous proposer d’autres réflexions. Grand nombre d’hommes, chez ces premiers chrétiens, prophétisaient ; les uns parlaient selon la vérité, les autres ne proféraient que des mensonges. Paul le dit encore dans son épître aux Corinthiens : « C’est pour cela », dit-il, « que Dieu a donné le discernement des esprits ». (1Co 12,10) L’esprit impur, le démon aurait voulu faire servir ce don de prophétie à la destruction complète de l’Église. Il y avait deux prédictions : celle du démon, celle de l’Esprit ; la première remplie de mensonges, la seconde n’exprimant que la vérité. Impossible de les distinguer, de les reconnaître ; on eût dit Jérémie et Ézéchiel. Quand le temps fut venu, Dieu permit de reconnaître, de distinguer les esprits. Il y avait donc à cette époque, chez les habitants de Thessalonique, un grand nombre de prophètes, que Paul désigne, dans un autre passage, par ces paroles : « Ne vous laissez ébranler ni par des discours, ni par des lettres supposées écrites par nous, de manière à croire que le jour du Seigneur est arrivé ». (2Th 2,2) C’est ce qui fait qu’après avoir dit ici : « N’éteignez pas l’Esprit », il a eu raison d’ajouter ce qui suit : « Ne méprisez pas les prophéties » ; ce qui veut dire : S’il y a auprès de vous quelques faux prophètes, ce n’est pas une raison pour écarter les autres, pour vous éloigner d’eux. Gardez-vous d’éteindre les prophètes : Voilà ce que veut dire : « Ne méprisez pas les prophéties ». 2. Comprenez-vous ce qu’il entend par « Éprouvez tout ? » Comme il vient de dire « Ne méprisez pas les prophéties », on pouvait s’imaginer qu’il accordait à tous les prophètes indistinctement, l’accès de la chaire. « Éprouvez tout », dit-il ; « retenez ce qui est bon », c’est-à-dire les véritables prophéties : « Abstenez-vous de tout ce qui a quelque apparence de mal ». Il ne dit pas, de telle ou telle mauvaise apparence, mais : « De tout ce qui a quelque apparence de mal » ; mensonges, vérités, éprouvez tout, examinez, distinguez, pour vous abstenir dur mal, et pour vous attacher au bien. C’est ainsi que vous prouverez votre Daine sincère pour ce qui est mal, votre amour pour ce qui est bien. Ne vous contentez pas d’agir à la légère et sans examen ; ne faisons rien qu’après nous être rendu soigneusement un compte exact de tout. « Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même, en toute manière, afin que tout ce a qui est en vous, l’esprit, l’âme et le corps, se conservent sans tache, pour l’avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ (23) ». Voyez l’affection que montre le maître ; à l’exhortation il joint la prière, et non seulement l’a prière parlée, mais la prière écrite c’est que le conseil ne suffit pas, il faut encore la prière. Voilà pourquoi, nous aussi, nous vous conseillons, et nous faisons pour vous des prières, ce que savent bien les initiés. Quant à Paul, certes, il avait raison d’agir ainsi, lui qui avait tant de droit de parler à Dieu en toute liberté. Mais nous, nous sommes couverts de honte, et nous n’avons pas auprès de Dieu cette liberté ; mais comme nous avons été établis et ordonnés pour agir de cette sorte, malgré notre indignité, nous nous adressons à Dieu, quoique nous ne méritions pas d’être comptés parmi les derniers des disciples. Mais nous savons que la grâce opère, par le moyen des hommes indignes, non en vue d’eux-mêmes, mais en vue de ceux qui en retireront de l’utilité, et nous apportons ce qui dépend de nous. « Qu’il vous sanctifie », dit l’apôtre, « en toute manière, afin que tout ce qui est en vous, l’esprit, l’âme et le corps, se conservent sans tache, par l’avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Qu’entend-il ici par « Esprit ? » Cela veut dire, la grâce, le don gratuit ; car si nous sortons d’ici emportant dans nos mains des lampes brillantes, nous entrerons dans la chambre de l’époux ; si nos lampes s’éteignent ; non. Voilà pourquoi il dit : « L’Esprit sans tache » ; car lorsque l’esprit demeure sans tache, la grâce aussi demeure. « L’âme », dit-il, « et le corps » ; si, dit-il, ni l’âme ni le corps ne reçoivent aucune souillure. « Celui qui vous a appelés, est fidèle, et c’est lui qui fera cela en vous (24) ». Voyez l’humilité de l’apôtre : il a prié ; ne croyez pas, dit-il, que ce soit un effet de mes prières ; c’est la suite du dessein qui fait que le Seigneur vous a appelés ; car, s’il vous a appelés pour le salut, et si c’est le Dieu de vérité, il vous donnera certainement le salut qu’il veut vous donner. – « Mes frères, priez pour nous (26) ». Ah ! quelle humilité ! mais ce que Paul disait par humilité, nous le disons, nous, non pas par humilité, mais pour notre plus grande utilité, et parce que nous voulons recevoir de vous un grand profit ; priez aussi pour nous, car, si vous ne recevez pas de nous de bien grands, d’admirables services, priez toutefois à cause de l’honneur que procure la prière ; priez, en considération du titre que nous portons. Un homme avait des fils, il ne leur était d’aucune utilité ; mais, attendu qu’il était leur père, il leur disait : Un jour entier s’est passé sans que vous m’ayez appelé votre père. Voilà pourquoi nous vous disons, nous aussi, priez pour nous et ce ne sont pas là de vaines paroles ; vos prières, je les désire vivement. Si c’est mon devoir de prendre soin de vous tous ; si je dois un jour rendre dès comptes, à bien plus forte raison convient-il que j’obtienne vos prières. C’est à cause de vous que je dois un compte plus redoutable ; vous devez donc m’apporter un plus grand secours. « Saluez tous nos frères, en leur donnant le saint baiser (26) ». Ah ! quelle ardeur ! Ah ! quel sentiment, quel cœur ! Étant loin dès frères, il ne pouvait pas les saluer en leur donnant lui-même le baiser, il le leur donne donc par correspondance, c’est ce que nous faisons, quand nous disons : Embrassez pour moi un tel. Faites de même, vous aussi, entretenez le feu de la charité. Il n’y a pas pour la charité de grands espaces, elle franchit les distances, elle se montre partout. « Je vous adjure, par le Seigneur, de faire lire cette lettre devant tous les saints frères (27) », paroles qui témoignent encore plus de l’ardeur de la charité que du zèle de l’enseignement. Je veux, dit-il, m’adresser à eux aussi ; « l’a grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec vous. Amen (28) ». Il ne se contente pas de leur ordonner, il les adjure ardemment, afin que dans le cas où ils seraient portés à négliger son ordre, cette considération, qu’il les adjure, les détermine à l’exécuter. Autrefois on n’écoutait qu’en tremblant ces adjurations, aujourd’hui on n’y prend pas garde. Il arrive souvent qu’un esclave, frappé de verges, adjure son maître au nom de Dieu et du Christ de Dieu ; on l’entend s’écrier : Chrétien, que, tu meures, personne n’y fait attention, personne ne s’en occupe, personne n’en prend souci. Si au contraire on adjure par la vie d’un fils, aussitôt le maître se faisant violence, grinçant encore des dents, apaise sa colère. On voit un homme, traîné en prison, emporté à travers la place publique, en présence des grecs et des juifs, adjurer, de la manière la plus redoutable celui qui l’entraîne : personne n’y fait attention. Que ne diront pas les grecs, à la vue d’un fidèle adjurant un fidèle, un chrétien qui n’en tient aucun compte, qui de plus le dédaigne ? 3. Voulez-vous que je vous raconte une histoire que j’ai entendue moi-même ? Ce n’est pas une fiction que je vous apporte, j’ai entendu le fait de la bouche d’une personne tout à fait digne de foi. Une servante était mariée à un méchant homme, un scélérat, un esclave fugitif ; ce malheureux avait commis de grandes fautes, et devait être vendu par sa maîtresse ; il s’était couvert de trop de crimes pour qu’elle pût lui pardonner ; c’était une veuve elle ne pouvait pas le châtier quand il ruinait sa maison, mais elle avait résolu de le vendre. Elle réfléchit ensuite qu’il n’était pas permis de séparer le mari de sa femme ; et, quoique celle-ci fût honnête, et lui rendît des services, elle aima mieux la vendre avec son mari que de l’en séparer. La jeune servante se voyant donc dans cette situation, pleine d’angoisses, alla trouver une noble dame, amie de sa maîtresse, et c’est de cette dame que je tiens cette histoire ; la servante, lui prenant les genoux et répandant des flots de larmes, et poussant mille cris lamentables, la pria de fléchir sa maîtresse en sa faveur. Après avoir fait entendre beaucoup de paroles, à la fin elle ajouta, comme le moyen le plus énergique de persuasion, une adjuration terrible. Or, voici quelle était cette adjuration : Puissiez-vous voir le Christ au jour du jugement, si vous ne méprisez pas ma prière, et à ces mots elle se retira. Celle à qui cette prière avait été adressée, distraite par quelque affaire, comme il arrive dans la vie, oublia un instant ces paroles ; mais plus tard, tout à coup, dans l’après-midi, à l’heure du crépuscule, elle se souvint de l’adjuration redoutable, et son âme en fut fortement touchée, et elle s’en alla, et elle s’acquitta avec soin de ce dont elle était priée. Cette femme, pendant la nuit, vit tout à coup le ciel ouvert, et Jésus-Christ lui-même ; elle le vit comme le Christ pouvait être vu par une femme. C’est parce qu’elle comprenait l’importance de ces adjurations, c’est parce qu’elle redoutait le Seigneur, qu’elle fut favorisée d’une pareille vision. Ce que j’en dis, c’est pour que nous, comprenions bien ce que les adjurations ont de redoutable, surtout lorsqu’on nous adjure de faire des bonnes œuvres, de faire l’aumône, de pratiquer la charité. Voici, à terre, des pauvres, des mutilés, ô femme, et ils te voient franchir en courant ton chemin ; leurs pieds ne peuvent te suivre ; alors ils se servent comme d’un hameçon pour t’attirer à eux, de l’adjuration ; ils étendent les mains, et t’adjurent de leur donner une obole, deux oboles, rien de plus. Mais toi, tu continues ta course ; toi qu’on adjure au nom du Seigneur ton Dieu ! Et je suppose qu’on t’adjure par les yeux, ou de ton mari en voyage, ou de ton fils, ou de ta fille ; aussitôt tu cèdes, et ton cœur palpite, et ton sang s’échauffe ; si, au contraire on t’adjure au nom du Seigneur, tu poursuis ta course. Je connais beaucoup de femmes, moi, que le nom du Christ ne retient pas dans leur course ; mais, qu’on loue leur beauté en s’approchant d’elles, elles fléchissent, elles s’attendrissent, et elles vous tendent la main ; elles vont jusqu’à provoquer chez les pauvres, chez ces infortunés, le rire à leurs dépens. Comme les paroles passionnées ou sévères ne touchent pas le cœur de ces femmes, les pauvres emploient le moyen qui leur fait plaisir, et voilà le malheureux ; celui que la faim tourmente, forcé par notre bassesse de faire l’éloge de leur beauté. Et, s’il n’y avait pas d’autres désordres, mais il est un autre abus plus révoltant ; voilà les pauvres forcés de faire le métier de prestidigitateurs, de bouffons, de personnages ridicules. Quand vous les voyez avec des coupes, des vases de bois de lierre, des gobelets, dans les doigts des timbales, des flûtes, chantant des chansons honteuses, exprimant les salés amours, vociférant, criant ; autour d’eux s’amasse la foule, et les uns leur donnent un morceau de pain, les autres une obole, d’autres encore n’importe quoi, et on les arrête longtemps, et c’est un plaisir, un plaisir pour les hommes, un plaisir pour les femmes. Qu’y a-t-il de plus triste que cela ? N’y a-t-il pas là une féconde matière de gémissements ? C’est peu de chose, on regarde cela comme peu de chose, et voilà, dans nos mœurs, de grands sujets de péchés. Un chant obscène, une musique qui fait plaisir, amollit l’âme et cette mollesse produit la corruption. Et quand je pense que le pauvre, invoquant Dieu, lui demandant, pour vous, dans ses prières des biens innombrables, n’est auprès de vous en nulle estime, et qu’au contraire celui qui substitue aux prières de niais plaisirs, excite votre admiration ! Maintenant, il me vient à l’esprit quelque chose que je veux vous dire. Qu’est-ce ? Quand vous serez tombés dans la pauvreté, dans la maladie, apprenez au moins des mendiants de nos ruelles à bénir le Seigneur. Ils passent toute leur vie à mendier et ils ne blasphèment pas, ils ne s’irritent pas, ils se résignent ; toute leur existence de mendiants, ils se la racontent à eux-mêmes, en y mêlant des actions de grâces ; ils célèbrent la grandeur et la bonté de Dieu ; et toi, qui vis dans la pleine abondance de toutes choses, tant que tu n’as pas tout attiré à toi, tu taxes de cruauté le Seigneur ! Combien le pauvre nous est supérieur, quelle condamnation un jour ne prononcera-t-il pas sur nous ! Pour nous enseigner à tous ce que c’est que le malheur, en même temps, pour nous consoler, Dieu, sur tous les points de l’univers, a envoyé les pauvres. Vous avez souffert un malheur qui vous afflige ? mais il n’y a rien là de comparable au malheur de cet infortuné. Vous êtes borgne ? mais il est aveugle. Vous avez eu à supporter une maladie longue ? mais il a, lui, une maladie incurable. Vous avez perdu vos fils ? mais, lui, il a perdu jusqu’à la santé de son propre corps. Vous avez éprouvé un grand dommage ? mais vous n’avez pas encore été réduit à avoir besoin des autres. Donc, rendez grâces à Dieu ; voyez ces infortunés dans la fournaise de la pauvreté, adressant leurs demandes à tous, et recevant d’un si petit nombre. Donc, lorsque vous êtes fatigué de prier, que vous ne recevez rien, pensez en vous-même combien de fois vous avez entendu un pauvre vous appeler sans que vous l’ayez écouté ; et ce pauvre ne s’est pas mis en colère, et il ne vous a pas outragé. Pour vous, ce que vous faites, c’est par cruauté ; Dieu, au contraire, c’est par bonté qu’il ne vous écoute pas. Eh quoi ! vous n’écoutez pas, par inhumanité, celui qui est votre compagnon d’esclavage, et vous ne trouvez pas juste que l’on vous réprimande ; et, lorsque par bonté le Seigneur ne vous écoute pas, vous, son esclave, vous le réprimandez ? Voyez-vous l’inégalité du jugement ? Voyez-vous l’injustice criante ? 4. Ne nous lassons pas de faire ces réflexions, de considérer ceux qui sont plus bas que nous, ceux qui souffrent de plus grands malheurs, et alors nous bénirons Dieu. La vie est pleine d’exemples de ce genre, et le sage et l’esprit attentif y peut trouver un grand enseignement. Tenez, sans sortir de nos maisons de prière, voilà pourquoi ; et dans les églises, et dans les chapelles élevées aux, martyrs, des pauvres se tiennent sous les vestibules ; leur aspect peut nous être d’une grande utilité ; considérez que, dans les palais de la terre, aucun spectacle pareil ne frappe les visiteurs qui entrent ; de tous côtés vous ne voyez que personnages considérables, des dignitaires magnifiques, des riches superbes, des hommes dont on vante l’esprit ; dans notre palais, à nous, je veux dire l’Église, à l’entrée de nos temples, de nos chapelles de martyrs, ce sont des démoniaques, des manchots, des mutilés, des pauvres, dès vieillards, des aveugles, et ceux qui ont les membres contournés ; pourquoi ? pour que le spectacle qu’ils présentent vous soit un enseignement. Et d’abord vous pourriez rapporter du dehors quelque faste orgueilleux, jetez les yeux sur ces infortunés, déposez votre insolence, prenez un cœur contrit avant d’entrer, avant d’entendre la parole ; (l’orgueilleux n’est pas écouté dans ses prières). À la vue d’un infortuné vieillard, vous cesserez d’être si fier, de vous applaudir de votre jeunesse ; ces vieillards aussi furent des jeunes gens. La profession des armes, un royal pouvoir enflent votre vanité ; réfléchissez que, parmi ces infortunés, il y en a qui furent glorieux dans les palais des rois. Votre santé vous donne de la confiance ; regardez ces malades et réprimez votre vanité. Celui qui fréquente assidûment l’église, tout sain de corps qu’il est, ne s’enorgueillira pas de sa santé ; et celui qui souffre recevra une consolation puissante. Mais ce n’est pas là l’unique raison qui les fait asseoir sous nos portiques ; il sont là aussi pour vous faire pratiquer l’aumône, pour vous attendrir, pour vous apprendre à admirer la bonté de Dieu. Si Dieu n’a pas honte de ces infortunés, s’il les a introduits sous ces portiques, faites de, même à, bien plus forte raison, vous ; ils sont là pour vous apprendre à ne pas vous glorifier des royautés de la terre. Ne rougissez donc pas quand, un pauvre vous appelle ; s’il s’approche de vous, s’il vous prend les genoux, ne le repoussez pas. Les pauvres sont en quelque sorte d’admirables chiens des palais du Roi, et je ne leur adresse pas un outrage en les appelant des chiens, au contraire, je prétends par là faire d’eux un noble éloge ils gardent, le palais du Roi ; donc nourrissez-les. L’honneur remonte jusqu’au Roi. Dans les palais tout est faste insolent, j’entends les palais de la terre ; dans les palais du vrai Roi. tout est humilité. Les choses humaines ne sont rien ; les vestibules, des églises suffisent pour vous l’apprendre. La richesse n’a aucun charme, pour, Dieu ; ceux que vous voyez assis là, suffisent pour vous l’apprendre. Cette assemblée qui séjourne là, c’est comme un avertissement, à la nature humaine, c’est une voix sonore et retentissante qui dit : Les choses humaines ne sont rien qu’ombre et fumée. Si les richesses étaient de vrais biens, Dieu n’aurait pas établi, des pauvres à ses propres portes ; s’il reçoit même des riches ; ne soyez pas étonnés ; ce n’est pas à cause de leurs richesses, qu’il les reçoit, ce n’est pas pour qu,'ils se conservent riches, mais, pour qu’ils déposent leur vanité. Écoutez ce que, leur dit, le Christ : « Vous ne pouvez, pas servir Dieu et Mamon ▼▼Mammon, dieu des richesses chez les Syriens,
» ; et encore : « Il sera difficile aux riches, d’entrer dans le royaume des cieux, » ; et encore : « Il est plus facile pour un câble d’entrer dans le trou d’une aiguille, que pour un riche dans le royaume des cieux ». (Mat 6,24 ; 19,23-24) S’il reçoit les riches, c’est pour qu’ils entendent ces paroles, pour leur apprendre à désirer les éternelles richesses, à soupirer après les biens du ciel. Étonnez-vous, qu’il ne dédaigne pas de les voir assis sous ces portiques, quand il ne dédaigne pas de les convier à sa table spirituelle, de les admettre ; au divin banquet ; mais le boiteux, le mutilé, le vieillard en haillons, souillé, couvert d’ulcères, côte à côte avec le jeune homme élégant, le superbe décoré de la pourpre, et celui qui porte en tête le diadème, vient à la table prendre sa part, et il est admis au festin spirituel ; et, les uns comme les autres, jouissent des mêmes biens sans différence, sans distinction. 5. Eh quoi ! le Christ ne dédaigne pas, de les appeler à sa table, en même temps que l’empereur ; ils sont, tous conviés en même temps Et toi peut-être, tu t’avises de faire le dédaigneux, tu ne veux pas qu’on te voie donnant aux pauvres, ou même leur adressant la parole. Ah ! quelle arrogance ! quel orgueil ! Prenez garde qu’il ne vous ; arrive la même chose qu’au riche d’autrefois. Il faisait le dédaigneux, ce riche ; il ne voulait pas voir Lazare, il ne daignait même pas lui donner un abri sous son toit ; ce pauvre était dehors, gisant sous le vestibule, et on ne daignait pas lui adresser une parole. Mais voyez, aussi comme au jour où le riche eut besoin de ce pauvre, il n’obtint pas son secours. Si nous rougissons de ceux dont le Christ n’a pas rougi ; le Christ rougit de nous, qui rougissons de ses amis, emplissez votre table de boiteux, de manchots, et de mutilés ; ce sont eux qui font venir le Christ, ce ne sont pas les riches. Peut-être que mon discours vous fait rire, eh bien ! ce n’est pas moi qui parle ; écoutez le Christ lui-même et ne riez pas, mais frémissez : « Lorsque vous donnerez à dîner ou à souper, n’y conviez, ni vos amis, ni vos frères, ni vos parents, ni vos voisins riches, de peur qu’ils ne vous invitent ensuite à leur tour, et qu’ainsi ils ne vous rendent ce qu’ils avaient reçu de vos dons ; mais, lorsque vous faites un festin, conviez-y les mendiants, les pauvres, les aveugles, et vous serrez bienheureux, parce qu’ils n’auront pas de quoi vous rendre, car cela vous sera rendu, dans la résurrection, des justes ». (Luc 12,14) Ajoutez, encore à cela une, gloire plus éclatante, si vous l’aimez cette gloire. Dans les festins du monde règnent l’envie, les jalousies, les accusations, les médisances, et la crainte excessive de manquer aux convenances ; et vous êtes là comme l’esclave du maître, et ; si l’on a invité des convives plus considérables que vous, vous redoutez leurs propos méchants ; dans les banquets du Seigneur rien de pareil, quels que soient les mets que vous offriez aux pauvres, ils les reçoivent volontiers, et de là, pour vous, de grands applaudissements, une gloire plus éclatante, plus d’admiration ; on n’applaudit pas autant aux banquets des riches que n’applaudissent aux festins des pauvres, ceux qui en entendent parler. Si vous refusez de me croire, faites-en l’expérience, ô riches, qui conviez des généraux et des chefs d’armée. Conviez des pauvres, remplissez-en votre table, voyez s’ils ne vous applaudissent pas tous, s’ils ne vous chérissent pas tous, s’ils ne vous regardent pas tous comme un père. Les festins du monde ne procurent aucun profit ; ceux dont je parle assurent la conquête du ciel et de tous les célestes biens. Puissions-nous tous les obtenir, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, l’empire, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.