‏ 2 Corinthians 11

HOMÉLIE XXIII.

PLUT À DIEU QUE VOUS VOULUSSIEZ UN PEU SUPPORTER MON IMPRUDENCE ! ET SUPPORTEZ-LA, JE VOUS PRIE. (XI, 1, JUSQU’À 12)

Analyse.

  • 1. Dans ce monde on est vierge jusqu’au mariage ; il n’en est plus de môme après ; dans l’Église, c’est tout le contraire : ceux mômes qui n’étaient pas vierges avant leur mariage avec Jésus-Christ, après ce mariage, deviennent des vierges.
  • 2 et 3. Contre les orgueilleux qui, tout en prêchant la môme doctrine que les apôtres, se croient supérieurs à eux, parce qu’ils disent tout autant en plus de mots.
  • 4. Du peu d’instruction de Paul en ce qui concerne les beaux discours ; mais la vérité de Jésus-Christ était en lui.— De son abaissement pour élever les autres.— De son mépris de l’argent et de sa fierté dans sa pauvreté.— Infatuation des orgueilleux qui se glorifient de ne rien recevoir de personne.
  • 5 et 6. Du vrai mépris de, la richesse, fondé sur la vanité des choses humaines ; non sur l’orgueil, mais sur la vertu.— L’avarice, cause de tous les maux.

1. Au moment de se mettre à faire son propre éloge, il prend une foule de précautions. Ce n’est pas une fois ou deux seulement qu’il montre cette réserve ; cependant la nécessité du sujet devait être pour lui une excuse suffisante, outre tant de preuves d’humilité déjà données par lui. Celui qui gardait le souvenir des péchés que Dieu avait oubliés, celui qui, en rappelant sa vie première, se déclarait indigne du titre d’apôtre, celui-là, même aux yeux des hommes les plus dépourvus de sens, ne peut pas paraître un glorieux, débitant, pour se vanter, les paroles qu’il va maintenant faire entendre. En effet, pour dire quelque chose d’étrange, sa gloire même était fort compromise en ce qu’il parlait de ses actions, car se louer, c’est se rendre à charge au grand nombre. Toutefois il ne s’arrête à aucune des considérations de ce genre, il ne voulut voir qu’une chose, le salut de ses auditeurs. Donc, pour ne blesser en rien les insensés par l’éloge qu’il allait faire de lui-même, il s’entoure d’une foule de précautions, il dit : « Plût à Dieu que « vous voulussiez un peu supporter mon imprudence ! et supportez-la, je vous prie ». Quelle prudence dans ces paroles ! Leur dire : « Plût à Dieu que vous voulussiez », c’est leur dire que tout dépend d’eux ; or cette affirmation montre toute la hardiesse que lui inspire leur affection, qu’il les aime, qu’il en est aimé ; disons mieux : ce n’est pas en vue d’une affection mesquine, c’est sous l’influence d’un amour ardent, violent, qu’ils doivent, selon lui, supporter son imprudence. Ce qui fait qu’il ajoute : « Car j’ai pour vous un amour de jalousie, et d’une jalousie de Dieu (2) ».

Il ne dit pas : je vous aime, il se sert d’une expression beaucoup plus vive. La jalousie est le propre des âmes qu’embrase un amour violent, la jalousie n’a d’autre source qu’une ardente et violente affection. Ensuite, pour prévenir cette pensée, que s’il recherche leur amour c’est par un désir d’honneur, ou d’argent, ou de quelque autre chose, il ajoute : « D’une jalousie de Dieu ». Si l’on dit la jalousie de Dieu, ce n’est pas que cette passion puisse être soupçonnée en lui ; Dieu est au-dessus des passions humaines ; l’apôtre veut faire comprendre à tous qu’il n’est jaloux que du bonheur de ceux pour qui il fait toutes choses ; ce n’est pas afin d’y trouver quelque profit pour lui-même, c’est afin de les sauver. Chez les hommes, le jaloux ne cherche que son repos à lui ; il ne songe pas aux outrages faits à l’objet aimé, mais à ceux qui lui sont faits, à lui qui aime, et qui n’est pas considéré, aimé comme il aime, par l’objet de son affection. Or, la jalousie de Paul n’a nullement ce caractère. Je ne m’inquiète pas, dit-il, de ne pas trouver en vous, pour moi, les sentiments que j’ai pour vous ; ce qui m’occupe, c’est, que vous ne vous corrompiez pas. Telle est la jalousie de Dieu, telle est la mienne, à la fois vive et pure. Ajoutez à cela, que la cause de cette affection la rend nécessaire : « Parce que je vous ai fiancés à cet unique époux, pour « vous présenter à lui comme une vierge toute « pure ».

Ce n’est donc pas pour moi que je suis jaloux, mais pour celui à qui je vous ai fiancés. Le temps présent est le temps des fiançailles ; le temps des noces ne viendra qu’après, quand on dira : voici l’époux ! O merveille ! Dans le monde on reste vierge jusqu’au mariage ; après le mariage il n’en est plus de même. Ici, c’est le contraire ; quand on ne serait pas vierge avant le mariage, on le devient après ; c’est ainsi que l’Église tout entière est vierge. Car ce que dit l’apôtre s’adresse à tous les hommes, à toutes les femmes qu’unit le mariage. Mais maintenant voyons ce qu’il apporte en nous fiançant, quelle est la dot : ni or ni argent ; le royaume des cieux. Voilà pourquoi il a dit : « Nous faisons donc, pour le Christ, les fonctions d’ambassadeurs » (2Co 5,20) ; et il a recours aux prières pour prendre sa fiancée. On vit une figure de ceci au temps d’Abraham. Ce patriarche envoya son fidèle serviteur pour fiancer son fils à une jeune fille étrangère ; notre Dieu aussi a envoyé ses serviteurs pour fiancer l’Église à son fils, il a envoyé les prophètes qui faisaient autrefois entendre ces paroles : « Écoutez, ma fille, et voyez et oubliez votre peuple et la maison de votre père, et le roi désirera de voir votre beauté ». (Psa 45,10-11) Voyez-vous le prophète faisant lui-même des fiançailles ? Voyez-vous, l’apôtre de son côté, prononçant avec une entière confiance des paroles du même genre, quand il dit : « Je vous ai fiancés à cet unique époux, pour vous présenter comme une vierge toute pure à Jésus-Christ ? » Voyez-vous encore tout ce qu’il montre de sagesse ? En disant, plût à Dieu que vous voulussiez me supporter, il ne dit pas, car je suis votre docteur, ni, car c’est moi qui vous parle, il leur dit ce qui devait avoir pour eux la plus grande valeur, il se représente, lui, comme l’agent du mariage, il les représente, eux, comme l’épousée.

Et ensuite il ajoute : « Mais j’appréhende qu’ainsi que le serpent séduisit Eve par ses artifices, vos esprits aussi ne se corrompent et ne dégénèrent de la simplicité en Jésus-Christ (3) ». Car quoique la perdition fût pour vous seuls, la douleur m’en serait néanmoins commune avec vous. Et considérez la sagesse de l’apôtre : il ne parle pas ouvertement de leur corruption, bien qu’elle ne fût que trop vraie, comme le prouvent ces paroles : « Lorsque vous aurez satisfait à tout ce que l’obéissance demande de vous, et que je ne sois « obligé d’en pleurer plusieurs qui ont péché » (2Co 10,6 ; 12,21), toutefois, il les force à rougir ; voilà pourquoi il dit : « J’appréhende que » ; il ne condamne pas, il ne garde pas non plus le silence ; ni l’un ni l’autre de ces deux partis n’était sûr, il ne fallait ni parler ouvertement, ni garder le tout caché jusqu’au bout. Voilà pourquoi il prend une expression intermédiaire, « j’appréhende que », qui ne marque ni une condamnation, ni une grande confiance, qui est à égale distance des deux jugements contraires. Voilà comment il les avertit ; l’histoire qu’il leur rappelle était faite pour les frapper de terreur, pour leur montrer qu’ils étaient inexcusables. En effet, quoique le serpent fût rusé, la femme insensée, aucune de ces considérations n’a sauvé la femme.

2. Prenez donc garde, dit-il, de ne pas courir le même sort, et de ne trouver aucun secours dans votre malheur. C’est par ses magnifiques promesses que le démon séduisit la femme, c’est de la même manière, par leur langage superbe, que ces orgueilleux égaraient les fidèles. Et c’est ce qui résulte, non seulement des paroles précédentes, mais de celles que l’apôtre ajoute ensuite : « Car si celui qui vient vous prêcher vous annonçait un autre Christ que celui que nous vous avons annoncé, ou s’il vous faisait recevoir un autre esprit que celui que vous avez reçu, ou s’il vous prêchait un autre Évangile que celui que vous avez embrassé, vous auriez raison de le souffrir ». Et il ne dit pas : J’appréhende que, comme Adam a été trompé, il montre que ce sont des femmes qui se laissent tromper ; car le propre des femmes, c’est d’être des dupes. Et il ne dit pas : J’appréhende que, de la même manière, vous ne soyez trompés ; il continue la comparaison, il dit : « Que vos esprits aussi ne se corrompent et ne dégénèrent de la simplicité en Jésus-Christ » ; je dis simplicité et non pas malice ; ce ne serait ni de la malice, ni du manque de foi que viendrait votre mal, mais de votre simplicité. Toutefois, on n’est pas excusable parce que l’on se laisse tromper même par trop de simplicité ; c’est ce que l’exemple d’Eve sert à montrer. Si la simplicité n’excuse pas en pareil cas, que sera-ce de la vanité ?

« Car si celui qui vient vous prêcher vous annonçait un autre Christ que celui que nous vous avons annoncé ». Ces paroles montrent que si les Corinthiens se corrompent, ce n’est pas d’eux-mêmes, mais qu’il leur vient du dehors des gens qui les trompent ; de là cette expression : « Celui qui vient. Ou s’il vous faisait recevoir un autre esprit que celui que vous avez reçu, ou s’il vous prêchait un autre Évangile que celui que vous avez embrassé, vous auriez raison de le souffrir (4) ». Que dites-vous ? C’est vous-même qui disiez aux Galates : « Si quelqu’un vous annonce un Évangile différent de celui que vous avez reçu ; qu’il soit anathème (Gal 1,9), et c’est vous qui dites maintenant, vous auriez raison « de le souffrir ? » Comment ! Bien loin de le souffrir, il faudrait se reculer avec horreur ; si l’on prêche le même Évangile, voilà la seule prédication qui se doive souffrir. Comment donc prétendez-vous que si l’on ne prêche que le même Évangile, on ne doit pas le souffrir ? Si l’on en prêchait un autre, dites-vous, on devrait le souffrir ? Appliquons ici notre attention ; le danger est grand, nous sommes auprès d’un affreux précipice, n’allons pas devant nous sans attention, ce passage mal interprété ouvrirait la voie à toutes les hérésies. Quel est donc le sens de ces paroles ?

Ces orgueilleux se vantaient de ce que l’enseignement des apôtres étant défectueux, ils étaient eux-mêmes en mesure de le compléter. On peut croire que ces gens gonflés de vanité introduisaient dans les dogmes des extravagances de leur propre fonds. Voilà pourquoi l’apôtre rappelle, et le serpent, et la malheureuse Eve, trompée par un excès de prétention. C’est ce qu’il disait à mots couverts dans la première épître : « Vous êtes déjà riches, vous régnez sans nous » ; et encore : « Nous sommes fous pour l’amour de Jésus-Christ, mais vous autres, vous êtes sages en Jésus-Christ ». (1Co 4,8, 10) Il est probable que si l’apôtre leur adresse ces paroles, c’est qu’enflés de leur sagesse profane, ils débitaient beaucoup de frivolités ; voilà pourquoi il leur dit : Si ces hommes disaient du nouveau, s’ils prêchaient un autre Christ qu’il ne fallait pas prêcher, que nous aurions oublié, nous, vous auriez raison de le souffrir ; c’est ce qui fait qu’il ajoute : « Que celui que nous vous avons annonce ». Mais maintenant, si les articles principaux de la foi sont les mêmes, quel avantage ont-ils sur nous ? Quoi qu’ils puissent dire, ils ne diront rien de plus que ce que nous avons dit. Admirez la précision du langage ; il ne dit pas : si celui qui vient, vous dit quelque chose de plus ; car ces gens-là disaient quelque chose de plus, leurs harangues avaient plus d’abondance et aussi plus de beauté dans les expressions. Voilà pourquoi l’apôtre ne s’exprime pas comme je viens de le supposer, mais que dit-il : « Si celui qui vient, vous annonçait un autre Christ », ce en quoi l’art des paroles est parfaitement inutile ; « ou s’il vous faisait recevoir un autre esprit » ; ici encore, les phrases n’ont rien à faire, c’est-à-dire, s’il vous rendait plus riches, quant à la grâce ; « ou s’il vous prêchait un autre Évangile que celui que vous avez reçu » ; ici encore les phrases ne servent à rien : « vous auriez raison de le souffrir ». Considérez donc, je vous en prie, comment toutes les expressions de l’apôtre montrent distinctement que ces hommes n’ont rien dit de plus, qu’ils n’ont rien ajouté. En s’exprimant ainsi : « Si celui qui vient, vous annonçait un autre Christ », il a soin d’ajouter que « celui que nous vous avons annoncé » ; après, « s’il vous faisait recevoir un autre esprit », il met tout de suite, « que celui que vous avez reçu » ; et après, « ou s’il vous prêchait un autre Évangile », il ajoute aussitôt, « que celui que vous avez embrassé » ; et toutes les paroles de l’apôtre démontrent qu’il ne faut pas accueillir simplement ce qu’ils peuvent dire de plus, mais ce qu’ils disent de plus, quant aux vérités qu’il fallait dire, et que nous aurions oubliées. Si nous n’avons négligé de dire que ce qu’il ne fallait pas dire, pourquoi leur accordez-vous votre admiration ?

3. Mais, dira-t-on, si leur langage est le même, pourquoi les empêcher de parler ? C’est parce que, d’une manière hypocrite, ils introduisent des dogmes étrangers. Toutefois l’apôtre ne le dit pas encore, il ne donnera cette raison que plus tard ; en s’exprimant ainsi, ils se déguisent en apôtres du Christ ; en attendant, il prend les moyens les plus doux pour soustraire les disciples à leur autorité, non qu’il fut jaloux de leur puissance, mais par intérêt pour les fidèles. En effet, pourquoi n’empêche-t-il pas Apollon, personnage éloquent, versé dans la connaissance des Écritures, d’enseigner la doctrine, pourquoi va-t-il jusqu’à promettre de l’envoyer ? C’est qu’Apollon faisait servir sa science à défendre l’intégrité de la doctrine ; les autres faisaient le contraire. Voilà pourquoi l’apôtre leur fait la guerre, et blâme les disciples épris d’admiration pour eux, pourquoi il leur dit : si nous avons oublié quelqu’une des vérités qui devaient être dites, si ces gens-là ont complété ce que nous avions laissé défectueux, nous ne vous empêchons pas de vous appliquer à leur enseignement ; mais si tout l’édifice a été construit par nous, si nous n’avons rien omis, d’où vient que ceux-là se sont emparés de vos esprits ? De là, ce qu’il ajoute : « Mais je ne pense pas avoir été inférieur en rien aux plus grands d’entre les apôtres (5) ».

Ici ce n’est plus avec les faux apôtres qu’il se compare, mais avec Pierre, avec les autres apôtres. Si ces gens-là savent quelque chose de plus que moi, ils savent aussi quelque chose de plus que ces grands apôtres. Et voyez encore ici avec quelle mesure Paul s’exprime. Il ne dit pas : les apôtres n’ont rien dit de plus que moi ; comment s’énonce-t-il : « Je ne pense « pas », c’est mon sentiment que je ne suis en rien dépassé par les plus grands apôtres. Il pouvait paraître au-dessous des autres apôtres, parce que ceux-ci, l’ayant précédé dans la prédication, avaient un plus grand nom, s’étaient acquis plus de gloire ; les adversaires de Paul voulaient s’introduire dans leurs rangs ; de là ce que dit l’apôtre en se comparant aux anciens avec une parfaite convenance. C’est pourquoi il les cite avec les éloges qui leur sont dus, et il ne se contente pas de dire : je ne suis pas inférieur aux apôtres ; mais « aux plus grands d’entre les apôtres », montrant par là Pierre et Jacques et Jean.

« Si je suis peu instruit pour la parole, il n’en est pas de même pour la science (6) ». La supériorité de ceux qui corrompaient les Corinthiens consistait en leur science de la parole, et l’apôtre tient à montrer que, loin de rougir de son peu d’instruction sur ce point, il s’en glorifie au contraire. Il ne dit pas : si je suis peu instruit pour la parole, il en est de même aussi de ces grands apôtres ; on eût pu voir dans cette manière de parler, un outrage aux apôtres, un éloge pour les beaux diseurs ; Paul rabaisse leur mérite, leur sagesse extérieure. Dans sa première lettre, il s’attache fortement à montrer que cette science de parole, non seulement ne sert en rien à la prédication, mais obscurcit la gloire de la croix. « En effet », dit-il, « je suis venu vers vous sans les discours élevés de l’éloquence et de la sagesse humaine, pour ne pas rendre vaine la croix de Jésus-Christ » (1Co 11,1 ; 1, 17) ; et bien d’autres protestations du même genre prouvent la plus grande grossièreté en fait de connaissances humaines ; ce qui est pour les hommes le comble de la grossièreté.

Donc quand il fallait se comparer avec quelqu’un relativement aux grandes choses, il se comparait aux apôtres ; quand il ne fallait que s’expliquer sur une prétendue infériorité, il ne procédait plus de même ; on le voit alors s’attacher à ce qu’on attaque, et prouver que ce que l’on prend pour un désavantage est au contraire un avantage réel. Quand aucune nécessité ne le presse, il se nomme le dernier des apôtres, il se déclare indigne de porter ce titre ; mais aussi, dans d’autres circonstances, il affirme qu’il n’a été inférieur en rien aux plus grands des apôtres. C’est qu’il savait bien que ces paroles seraient de la plus grande utilité pour les disciples. Aussi ajoute-t-il : « Mais nous nous sommes montrés à découvert parmi vous, en toutes choses ». Il faut voir ici une nouvelle accusation contre les faux apôtres qui usaient de dissimulation. Il avait déjà déclaré en parlant de lui-même qu’il ne prenait pas de masque, qu’il n’y avait ni esprit de fraude, ni amour du gain dans sa prédication. Au contraire, les personnages dont il parle, étaient autres en réalité qu’en apparence ; mais l’apôtre ne leur ressemblait pas. Aussi le voit-on partout se féliciter de ne rien faire pour une gloire humaine, de ne rien cacher de ses actions. Il disait aussi auparavant : « C’est par la manifestation de la vérité que nous nous recommandons à toute conscience d’homme » (2Co 4,2) ; et maintenant c’est la même pensée qu’il exprime : « Nous « nous sommes montrés à découvert parmi « vous, en toutes choses ». Or qu’est-ce que cela veut dire ? Nous avons peu d’instruction, dit-il, et nous ne nous en cachons pas ; nous recevons de quelques-uns, et nous ne gardons pas le silence. Donc, nous recevons de vous, et nous n’affectons pas de ne rien recevoir, comme font ceux-ci qui reçoivent ; nous rendons tout manifeste à vos yeux. Langage d’un homme rempli de confiance pour ceux à qui il s’adresse, et qui ne dit rien que de vrai. Ce qui fait qu’il les prend eux-mêmes à témoin, et maintenant en leur disant, « parmi vous », et auparavant quand il leur écrivait : « Je ne vous écris que des choses dont vous reconnaissez la vérité, ou après les avoir lues ». (2Co 1,13)

Ensuite, après s’être justifié, il ajoute sévèrement : « Est-ce que j’ai fait une faute, en m’abaissant moi-même, afin de vous élever (7) ? » Pensée qu’il explique ainsi. « J’ai dépouillé les autres églises, en recevant d’elles l’assistance, pour vous servir (8) ». C’est-à-dire, je me suis trouvé dans la gêne ; car c’est là le sens de « m’abaissant moi-même ». Est-ce donc là ce que vous avez à me reprocher ? et vous vous élevez contre moi, parce que je me suis abaissé moi-même, parce que j’ai mendié, j’ai été pauvre, j’ai souffert de la faim pour vous élever ? Mais comment ceux-ci étaient-ils élevés, pendant que Paul était dans la pauvreté ? Ils n’en étaient que plus édifiés, ils n’y trouvaient aucun sujet de scandale. C’était par où ils méritaient le plus d’être accusés, c’était la marque la plus honteuse de leur faiblesse, que l’impossibilité où se trouvait l’apôtre de les relever, s’il ne commençait pas par se rabaisser lui-même. Est-ce donc là ce que vous me reprochez, que je me suis soumis à l’abaissement ? Mais c’est de cette manière que vous avez été élevés. Il a dit d’abord que ses adversaires lui reprochaient de paraître méprisable vu de près, de n’avoir de fierté qu’à distance ; il se justifie donc, et en même temps il fustige ses détracteurs : c’est pour vous, leur dit-il, que « j’ai dépouillé les autres églises ». Dès ce moment, il prend le ton du reproche, mais ce qui précède rend ce reproche plus facile à supporter. Il a dit en effet : supportez un peu mon imprudence, et, avant toutes ses autres bonnes œuvres, c’est de son désintéressement qu’il se glorifie. C’est en effet ce que le monde aime surtout, et c’est aussi de quoi se vantaient ses adversaires. Aussi l’apôtre ne parle-t-il pas d’abord des périls qu’il a bravés, des signes miraculeux qu’il a fait paraître ; il parle d’abord de son mépris pour l’argent, puisqu’ils s’enorgueillissaient au même titre : en même temps l’apôtre fait entendre qu’ils sont riches.

4. Ce que Paul a d’admirable, ici, c’est qu’au lieu de dire, comme il pouvait le faire, que ses mains le nourrissaient, il ne le dit pas ; il tourne sa phrase de manière à les faire rougir sans chanter ses louanges : j’ai reçu des autres, voilà ce qu’il exprime. Et il ne dit pas j’ai reçu, mais : « J’ai dépouillé », c’est-à-dire, j’ai mis à nu, je les appauvris. Et, ce qui est plus fort, ce n’est pas pour se procurer l’abondance, mais pour s’assurer du nécessaire ; l’assistance dont il parle, marque la nourriture nécessaire. Et, ce qui est plus grave : « Pour vous servir ». C’est à vous que nous prêchons, c’est de vous que je devais recevoir ma nourriture, c’est des autres que je l’ai reçue. Double faute, triple faute plutôt : il était auprès d’eux, c’était pour eux qu’il travaillait, il manquait de la nourriture qui lui était nécessaire, et ce sont les autres qui la lui ont fournie. Assurément ceux qui le nourrissaient étaient de beaucoup supérieurs à ceux qui le laissaient sans aliments. Lâche indolence d’un côté ; zèle de l’autre ; tandis qu’on envoyait de bien loin de quoi suffire aux besoins de l’apôtre, ceux qui l’avaient auprès d’eux ne le nourrissaient pas.

Ensuite, après les avoir vivement réprimandés, il adoucit ce que le reproche a de trop vif, il dit : « Et lorsque je demeurais parmi vous, et que j’étais dans la nécessité, je n’ai été à charge à personne (9) ». Il ne dit pas en effet : Vous ne m’avez rien donné, mais, je n’ai rien reçu. Il les ménage encore ; toutefois, même dans la réserve de son langage, il les frappe à la dérobée. Car ces paroles : « Lorsque je demeurais parmi vous » sont fort expressives, de même que : « et que j’étais dans la nécessité » ; et pour qu’on ne lui réponde pas, eh bien ! après, si vous aviez de quoi vous suffire ? il dit : « Et que j’étais dans la nécessité, je n’ai été à charge à personne ». Maintenant il y a encore ici un petit coup donné à ceux qui se refusaient à une contribution de ce genre, qui la regardaient comme une charge. Vient ensuite ce qui explique comment il n’a pas été à leur charge, et l’explication est un grave reproche et bien fait pour exciter leur amour-propre jaloux. Aussi ne fait-il pas, de cette explication, son objet principal ; c’est un accessoire pour montrer comment et par qui il a été nourri, et il pourra ainsi, sans qu’on s’en doute, provoquer l’ardeur pour l’aumône. « Mes besoins », dit-il, « ont été « satisfaits par nos frères venus de Macédoine ». Voyez-vous cette manière de les piquer au vif, en parlant de ceux qui l’ont assisté ? Il a commencé par leur inspirer le désir de savoir quelles personnes l’avaient secouru, quand il a dit : « J’ai dépouillé les autres églises », et maintenant il dit leurs noms ; ce qui était fait pour exciter à l’aumône ceux qui l’écoutaient. Ils s’étaient laissé vaincre en ne pensant pas à nourrir l’apôtre, et il leur fait sentir qu’on ne doit pas se laisser vaincre quand il s’agit de secourir les pauvres. Il écrit à ces mêmes Macédoniens : « Vous m’avez envoyé deux fois de quoi satisfaire à mes besoins, quand j’ai commencé la prédication de l’Évangile » ; (Phi 4,16 et 15) c’était une gloire insigne pour eux d’avoir ainsi fait, dès les premiers jours, briller leur vertu. Maintenant remarquez bien, partout il n’est question que des nécessités, nulle part de richesses superflues. Donc en disant : « Lorsque, je demeurais parmi vous, et que j’étais dans la nécessité », il montre assez que les Corinthiens auraient dû le nourrir ; en disant : « Mes besoins ont été satisfaits », il montre qu’il n’a rien demandé. Il évite ici de donner la vraie raison. Quelle raison donne-t-il ? à savoir que d’autres l’avaient assisté. « Mes besoins », dit-il, « ont été satisfaits par nos frères venus ». Voilà pourquoi, dit-il, « je n’ai été à charge à personne » parmi vous ; ce n’est pas que je n’eusse point de confiance en vous. Par cette manière de parler, il n’en dit pas moins ce qu’il veut dire ; la suite rend sa pensée manifeste ; il ne l’exprime pas à découvert, il la recouvre d’une ombre, l’abandonnant à la conscience de ceux qui l’écoutent. Il parle encore à mots couverts dans ce qu’il ajoute aussitôt après : « Et j’ai pris garde à ne vous être à charge en quoi que ce soit, comme je ferai encore à l’avenir ». N’allez pas vous imaginer, leur dit-il, que ce que j’en dis, c’est pour recevoir quelque chose. Le « comme je ferai encore à l’avenir » est mordant, s’il entend par là qu’il n’a pas encore de confiance en eux, qu’il a désespéré une fois pour toutes de rien recevoir d’eux. Il leur montre qu’ils le considéraient comme une charge ; voilà pourquoi il leur dit : « J’ai pris garde à ne vous être à charge en quoi que ce soit, comme je ferai encore à l’avenir ». Il exprimait la même pensée dans la première épître : « Je ne vous écris point ceci, afin qu’on en use ainsi envers moi, car j’aimerais mieux mourir que de voir quelqu’un me faire perdre cette gloire ». (1Co 9,15) Et ici de même : « J’ai pris garde à ne vous être à charge en quoi que ce soit, comme je ferai encore à l’avenir ».

Ensuite il ne veut pas que ces paroles puissent être considérées comme un moyen pour lui, de se concilier leur faveur ; il leur dit « J’ai la vérité de Jésus-Christ en moi ». Cardez-vous de croire que ce que je vous dis, c’est pour recevoir quelque chose, pour vous attirer à moi davantage. « J’ai la vérité de Jésus-Christ en moi, et je vous assure qu’on n’arrêtera point le cours de ma gloire dans les terres de l’Achaïe (10) ». Il ne veut pas non plus qu’on s’imagine que c’est pour lui un sujet de chagrin, que c’est la colère qui le fait parler ; et ce qui lui arrive, il le montre comme un titre de gloire. Dans la première épître, même affirmation. Là, pour ne pas les blesser, il dit : « Quel est donc mon salaire ? de prêcher gratuitement l’Évangile de Jésus-Christ ». (1Co 9,18) Ce qu’il appelle salaire dans cette épître, il l’appelle maintenant ici un titre de gloire, afin que ceux qui l’écoutent n’aient pas trop à rougir de ne rien accorder à ses demandes. Car si vous me donniez, que s’ensuivrait-il ? Je ne veux rien recevoir. Quant à l’expression : « On n’arrêtera point le cours de ma gloire », c’est une image prise des cours d’eau ; sa gloire se répandait partout, parce qu’il ne recevait rien. Vous ne mettrez pas par vos dons une digue à ma liberté. Mais il ne dit pas : Vous n’arrêterez pas…, l’expression eût été choquante ; il dit : « On n’arrêtera point « le cours de ma gloire dans tes terres de « l’Achaïe ». Mais c’était encore leur porter un coup bien sensible, que de parler de la sorte ; c’était les remplir de confusion et de chagrin ; ils étaient donc les seuls auxquels il répondît par des refus. Si c’était pour lui un titre de gloire, ce devait être partout un titre de gloire ; si je ne me glorifie de mes refus qu’en ce qui vous concerne vous seuls, c’est probablement à cause de votre faiblesse.

Ces considérations auraient pu les attrister, l’apôtre prévient cette tristesse : voyez comment il adoucit son langage. « Et pourquoi ? Est-ce que je ne vous aime pas ? Dieu le sait (11) ». Il se hâte d’arriver à la solution, dé les délivrer de toute peine. Toutefois, même de cette manière, il ne les met pas hors de cause. Il ne leur dit pas, c’est que vous êtes faibles, ni, c’est que vous êtes forts ; mais, c’est que je vous aime, et c’était là ce qui chargeait le plus l’accusation. Il donnait une grande marque de son amour pour eux, en ne recevant rien d’eux, après les avoir vivement réprimandés.

5. L’amour donc lui faisait tenir deux conduites opposées : il recevait et il ne recevait pas ; or, cette opposition provenait des dispositions contraires de ceux qui donnaient. Et il ne leur dit pas : Ce qui tait que je ne reçois rien de vous, c’est que j’ai une vive affection pour vous ; comme il vient d’accuser leur faiblesse, et de les confondre, il donne de sa conduite une autre explication. Quelle est elle ? « C’est afin de retrancher une occasion à ceux qui veulent une occasion de se glorifier, en faisant comme nous (12) ». Ils cherchaient un prétexte qui devait leur être enlevé. C’était là, en effet, pour eux, le seul motif de se glorifier. Il fallait donc leur enlever cet avantage, les corriger sur ce point, car, pour le reste, leur infériorité était notoire. Rien, comme je l’ai déjà dit, n’édifie tant les mondains que la position d’un homme qui ne reçoit rien. Aussi le démon n’écoutant que sa perversité, leur avait surtout jeté cette amorce, afin de leur nuire par d’autres moyens. Je ne vois là que de l’hypocrisie. Aussi l’apôtre ne dit pas : une occasion de pratiquer la perfection de la vertu, mais que dit-il ? « De se glorifier ». Par ces paroles, l’apôtre se raillait de leur arrogance ; car ils se glorifiaient même des vertus qu’ils n’avaient pas. L’homme bien doué non seulement ne se glorifie pas de ce qu’il ne possède pas, mais il ne se reconnaît même pas celles qu’il possède. Telle était la conduite de notre bienheureux Paul, telle était celle du patriarche Abraham, disant : « Je ne suis que terre et que cendre. ». (Gen 18,27) Ce saint homme ne trouvant en lui aucun péché, brillant de toutes les vertus, avait beau s’examiner, impossible à lui de découvrir un titre pour s’accuser lui-même, et il était obligé de se rabattre sur sa nature ; et trouvant le mot de terre encore trop respectable, il y joignait le mot cendre. D’où vient qu’un autre disait aussi : « Qui donne de l’orgueil à la terre et à la cendre ? » (Sir 9,10)

Ne me vantez plus l’éclat de ce teint vermeil, ni cette tête si fièrement levée, ni la distinction des vêtements, ni les coursiers, ni les cortèges : quelle est la fin où tendent tous ces avantages, au bout de toute chose mettez cette fin. Si vous me parlez des choses visibles, je vous objecterai les peintures qui les surpassent de beaucoup en éclat ; et comme nous n’admirons pas les peintures, parce que nous voyons que toute leur essence n’est que de la boue, de même n’admirons pas les splendeurs de la vie, car il n’y a là encore que de la boue. Avant même la décomposition, la réduction en poussière, montrez-la-moi, cette noble tête, montrez-moi ce fiévreux qui râle ; et alors causons ensemble, et je vous demande ce qu’est devenu toute cette pompe. Où est-elle passée toute cette année de flatteurs, de serviteurs, d’esclaves, et cette abondance, et cette opulence, et tant de possessions ? Quel coup de vent a tout emporté ? Mais, dira-t-on, même sur le lit où il est étendu, ce riche porte les marques de son luxe, de magnifiques étoffes le recouvrent, pauvres et riches escortent ses funérailles, où se mêlent les bénédictions des peuples. Voilà surtout en quoi consiste la dérision ; quoi qu’il en soit, tout cela c’est la fleur qui passe. Une fois que nous aurons de nouveau franchi le seuil des portes de la ville, après avoir livré le corps aux vers, et que nous serons de retour, je veux vous demander encore où s’en est allée cette grande multitude, ce qu’est devenu ce concert de clameurs, ce tumulte ; et ces torches, qu’en a-t-on fait ? Où sont ces chœurs de femmes ? Est-ce que tout cela n’est qu’un songe ? Et ces cris, où sont-ils ? Et que font-elles maintenant toutes ces bouches vociférant avec un grand bruit, et conseillant la confiance, parce que la mort n’est rien ? Certes, ce n’est pas lorsqu’un homme ne les entend plus, qu’il faut lui dire ces choses ; mais quand il se livrait aux rapines, à la passion d’amasser, c’était alors qu’il fallait, en modifiant un peu les paroles, lui dire : pas de confiance, parce que rien n’échappe à la mort ; réprime ta fureur insensée, éteins ta cupidité. Ce mot, confiance, il faut le dire à celui qui souffre l’injustice.

De telles paroles, en ce moment, pour ce mort, c’est un ménagement plein d’ironie ; il n’a plus de sujet maintenant d’éprouver de la confiance, il n’a plus qu’à craindre, qu’à trembler. Mais s’il est désormais inutile de dire ces choses à ce malheureux sorti du stade de la vie, que ceux qui sont malades comme il l’était, que les riches qui l’accompagnent à sa sépulture, entendent la vérité. Si, jusqu’à ce moment, l’enivrement des richesses les a empêchés de concevoir des pensées sérieuses, qu’à cette heure au moins, quand la vue de ce mort confirme nos paroles, ils reviennent à la sagesse, qu’ils s’instruisent, qu’ils considèrent qu’on viendra bientôt les chercher, eux aussi, pour les conduire au tribunal où se rendent les comptes redoutables, où il leur faudra expier leurs rapines, leur cupidité que rien ne rassasiait. Et à quoi bon ces réflexions pour les pauvres ? me répondra-t-on. C’est un très-grand plaisir pour la foule de voir le châtiaient de celui qui commet l’injustice ; mais, pour nous, ce n’est pas un plaisir : notre plaisir à nous, c’est d’être hors des atteintes du mal. Je vous loue vivement, et je vous félicite de ces dispositions, vous faites bien de ne pas vous réjouir des malheurs d’autrui, de ne regarder comme un bonheur que votre propre sécurité. Eh bien ! cette sécurité, je vous la promets. Quand les hommes nous font du mal, nous nous libérons d’une partie considérable de notre dette, en supportant courageusement ce qui nous arrive. Nous n’éprouvons, à coup sûr, aucun dommage : Dieu nous tient compte de la vexation qui nous est faite, c’est autant de payé sur ce que nous lui devons, et ce n’est pas sa justice qui fait le calcul, mais son amour pour nous. Voilà pourquoi il n’est pas descendu au secours de celui à qui l’on fait du mal. Où est votre preuve ? me dit-on. Les Babyloniens ont fait du mal aux Juifs, Dieu ne s’y est point opposé, et l’on a emmené en servitude les enfants et les femmes. Eh bien ! après cette captivité, qui leur a été comptée comme une expiation de leurs fautes, ce peuple a été consolé. De là ces paroles inspirées par Dieu à Isaïe : « Consolez, consolez mon peuple, ô prêtres ; parlez au cœur de Jérusalem, elle a reçu de la main du Seigneur des peines doubles de ses péchés » (Isa 40,1-2) ; et encore : « Donnez-nous la paix, car vous nous avez tout rendu ». (Id 26,12) Et David dit : « Voyez mes ennemis qui se sont multipliés, et remettez-moi tous mes péchés ». (Psa 25,19, 18) Et quand Seméï l’outrageait, David résigné disait : « Laissez-le faire, afin que le Seigneur voie mon humiliation, et me donne la rémunération en échange de ce jour ». (2Sa 16,11, 12) Car lorsque Dieu ne venge pas les injures qu’on nous fait, c’est alors que nous faisons le plus de profits ; il nous compte pour vertu notre résignation qui le bénit.

6. Donc, lorsque vous voyez un riche ravissant le bien d’un pauvre, ne vous occupez pas de celui à qui l’on fait du tort, pleurez sur le ravisseur. Le pauvre se purifie de ses souillures, le riche se souille. C’est ce qui arriva au serviteur d’Élisée avec Naaman. (2Ro. 5) Car si ce serviteur ne ravit point, il consentit à recevoir frauduleusement ; en cela consistait sa faute. Qu’y a-t-il gagné ? une faute de plus, et avec cette faute, la lèpre ; celui à qui on faisait du tort, y trouvait son profit ; et celui qui faisait du tort, éprouvait les plus grands maux. C’est aujourd’hui l’histoire de l’âme ; et cela s’étend si loin que souvent le mal éprouvé suffit seul pour rendre Dieu propice : celui à qui l’on fait du mal a beau être indigne d’assistance, l’excès de son malheur suffit pour lui attirer le pardon de Dieu, pour décider Dieu à se porter son vengeur. De là, ces paroles adressées autrefois par Dieu à des barbares à qui il avait confié sa vengeance : « Je ne les avais envoyés que pour un léger châtiment, et ils ont ajouté beaucoup de maux de leur, chef. ». (Zac 1,15) Et voilà pourquoi ils souffriront des maux sans remèdes. Non, non, il, n’est rien qui excite autant la colère de Dieu que la rapine, la violence, l’insatiable cupidité. Pourquoi ? parce que rien n’est plus facile que de s’abstenir de ce péché. Il n’y a pas là un désir naturel ; ce désordre n’est que le fruit de notre indolence. Pourquoi donc l’apôtre l’appelle-t-il la racine de tous les maux ? Je dis comme lui, mais ne l’imputons qu’à nous-mêmes, cette racine ; et non à la nature. Si vous le voulez, établissons la comparaison : voyons quelle est la plus tyrannique, de la cupidité ou de la concupiscence ; la passion qui sera convaincue d’avoir abattu les grands hommes, c’est la plus funeste. Voyons donc quel grand homme a été la proie de la cupidité ! Il n’en est aucun ; nous ne trouvons que des êtres misérables, abjects, un Giézi, un Achab de Juda, les prêtres des Juifs. Mais la concupiscence, elle a triomphé du grand prophète David. Ces paroles q ne je prononce ne tendent pas a excuse ceux qui se laissent prendre par cette passion, mais bien plutôt à les rendre vigilants. Quand je montre la grandeur de ce mal, je montre combien l’indolence ne mérite aucune excuse. En effet, si vous ignoriez ce que c’est que cette bête féroce, vous pourriez chercher auprès d’elle votre refuge ; mais si, quand vous la connaissez, vous allez tomber sous ses coups, vous ne sauriez rien dire pour vous, justifier : Après David, son fils y succomba plus encore. Certes, pourtant nul ne le surpassa jamais en sagesse ; il fut, orné en outre de toutes les vertus ; cependant il fut tellement la proie de cette passion, qu’elle lui fit de mortelles blessures. Le père se releva de la chute, renouvela ses combats, reconquit sa couronne ; le fils ne nous montre pas le même spectacle. Aussi Paul disait : « Mieux vaut se marier, que de brûler » (1Co 7,9) ; et le Christ : « Qui peut comprendre ceci, le comprenne. » (Mat 19,12) Pour les richesses, il n’en est pas de même ; mais : « Quiconque aura quitté ses biens, recevra le centuple ». (Id 29)

Mais comment donc, objecterez-vous, a-t-il pu dire des riches, qu’ils obtiendront difficilement le royaume des cieux ? (Id 23) Ces paroles sont faites pour laisser soupçonner ce qu’il y a en eux de mollesse ; les richesses n’exercent pas un empire tyrannique, mais les riches s’obstinent à y demeurer asservis. C’est ce que démontre le conseil de Paul. Pour détourner de la cupidité, il dit : « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation ». (1Ti 6,9) A propos de la concupiscence, il ne tient pas le même langage ; après une courte séparation du consentement mutuel du mari et de la femme, il les avertit de se rapprocher. Il redoutait les flots d’une passion débordée, il redoutait un naufrage sinistre : Cette passion a plus de violence que la colère même : la colère est impossible en l’absence de tout objet qui l’excite ; mais la concupiscence s’éveille même en l’absence de la beauté qui provoque les désirs. Voilà pourquoi l’apôtre ne condamne pas d’une manière absolue cette passion ; il ajoute qu’il ne faut pas y céder « sans cause » ; ce n’est pas le désir même qu’il supprime, mais le désir quand il est coupable. « À cause de la concupiscence », dit-il, « que chaque homme possède sa femme à lui ». (1Co 7,2)

Mais, pour ce qui est de thésauriser, l’apôtre n’admet pas la distinction de cause et de sans cause. Les passions utiles ont été misés en nous par la nature ; les désirs des sens répondent à la procréation des enfants ; la colère est un secours pour ceux qui souffrent de l’injustice ; le désir des richesses ne répond à aucune nécessité. Ce n’est donc pas une passion naturelle. C’est pourquoi s’il vous arrive d’être vaincus par ce mal, votre défaite sera d’autant plus honteuse. Voilà pourquoi Paul, qui permet jusqu’à un second mariage, est si rigoureux en ce qui concerne les richesses « Pourquoi », dit-il, « ne souffrez-vous pas plutôt, qu’on vous fasse tort ? pourquoi ne consentez-vous pas plutôt à perdre ? » (1Co 6,7) Sur la virginité il dit : « Je n’ai point, reçu de commandement du Seigneur ; et je vous dis ceci pour votre utilité, non pour vous tendre un piège » (1Co 7,25, 35) ; mais c’est un autre langage, s’i1 vient à parler d’argent : « Ayant de quoi nous couvrir, et de la nourriture, contentons-nous-en ». (1Ti 6,8) Comment donc se fait-il, dira-t-on, que le grand nombre succombe à cette passion ? C’est qu’on n’est pas préparé à la combattre, comme on l’est à repousser l’impudicité, la fornication ; si la cupidité paraissait un mal aussi funeste, on ne s’y laisserait pas prendre si vite. Ces vierges malheureuses de l’Écriture ont été bannies de la chambre de l’époux parce qu’après avoir terrassé leur plus redoutable ennemi, elles s’étaient laissé vaincre par le plus faible, par un ennemi sans force. On peut aussi ajouter à ces réflexions qu’un homme qui triomphe de la concupiscence, et dont triomphe la cupidité, cet homme bien souvent n’a pas même à triompher de la concupiscence ; il doit à la nature de ne pas être troublé de ce côté-là, car nous n’y sommes pas tous également portés.

C’est pourquoi, instruits de ces vérités, ayant toujours devant les yeux l’exemple des vierges, fuyons l’avarice, cette redoutable bête féroce. Si leur virginité ne leur a servi de rien, si, après tant de fatigues, tant de sueurs, elles se sont perdues par leur amour pour l’argent, qui nous sauvera, nous, dans le cas où nous succomberions à cette passion ? Aussi je vous conjure de tout faire afin que vous vous débattiez si vous vous êtes laissé prendre. Sachons rompre ces affreux liens. C’est ainsi que nous pourrons parvenir au ciel, et obtenir les biens infinis : puissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au, Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE SUR CETTE PAROLE DE L’APÔTRE : PLUT A DIEU QUE VOUS VOULUSSIEZ SUPPORTER MON IMPRUDENCE

ANALYSE.

1° Différence entre l’amour charnel et l’amour spirituel. – 2° Si nous ne voyons pas saint Paul des yeux du corps, ne l’en aimons pas moins ; si nous n’avons pas sa présence, nous avons ses œuvres, nous avons ses écrits dont nous devons chercher à pénétrer le sens. – 3° Que veulent dire ces paroles : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence ? Elles s’expliquent d’elles-mêmes si l’on fait attention à la circonstance où elles furent dites. – 4° Précautions multipliées que prend saint Paul avant de faire son propre éloge. – 5° humilité de saint Paul, s’il a été sauvé, dit-il, c’est pour que personne ne désespère de son salut. – 6° Avouer ses fautes et oublier ses mérites. – 7° Les saints savent se taire quand il n’y a point nécessité de parler et rompre le silence quand la nécessité les contraint. Exemple de David. – 8° – 9° Exemple de Samuel. – 10° Conclusion. On ignore le lieu et la date de cette homélie.

1. J’aime tous les saints, mais j’aime entre tous saint Paul, le vase d’élection, la trompette céleste, celui qui fiance les âmes au Christ. Je vous dis ces paroles, je vous fais connaître l’amour que j’ai pour lui, afin de vous le faire partager. Ceux qui aiment d’un amour charnel rougissent de l’avouer, parce qu’ils se couvrent eux-mêmes de honte et nuisent à ceux qui les entendent ; mais ceux qui sont enflammés de l’amour spirituel ne le doivent point taire un moment. Car eux-mêmes et ceux qui les entendent retireront du fruit de ce noble aveu. L’un est une honte, l’autre un honneur ; l’un est une maladie de l’âme, l’autre est sa joie, sa félicité, son plus bel ornement. Le premier porte la guerre dans le cœur où il pénètre, l’autre y apaise les luttes et y établit une paix profonde. L’une ne procure nul avantage ; c’est la perte des richesses, la dépense effrénée, le bouleversement de la vie, la ruine des maisons ; l’autre nous ouvre un trésor de bonnes œuvres, une source féconde de vertus. En outre, ceux qui aiment un beau corps, qui s’éprennent d’un beau visage, s’ils sont eux-mêmes laids et difformes, ne trouvent pas dans leur passion un remède à leur propre difformité ; au contraire, leur laideur semble s’accroître. Dans l’amour spirituel il en est tout autrement. Celui qui aime une âme sainte, belle, glorieuse, parfaite, serait-il laid et difforme, devient par le constant amour des saints, semblable à celui qu’il aime. Car c’est un effet de la bonté de Dieu qu’un corps difforme et mutilé ne puisse point être corrigé, mais qu’une âme dégradée et hideuse puisse devenir belle et glorieuse. Car, de la beauté du corps il ne vous peut revenir aucun avantage, mais la beauté de l’âme vous peut procurer fa jouissance de tous les biens qui sont dus à ceux qui prennent Dieu pour objet de leur amour. C’est de cette beauté que parle David dans sais psaumes : Écoute, ma fille, et vois, et incline l’oreille, et oublie topa peuple et la maison de ton père, et le Roi s’éprendra de ta beauté. (Psa 11, LIV, 11, 12) C’est la beauté de l’âme, qui consiste dans la vertu et la piété.

2. Puisqu’on retire tant d’avantages de la communion des saints, unissez-vous à moi pour aimer ce saint avec la plus extrême ardeur. Si cet amour entre dans nos cœurs et y allume sa brillante flamme, trouverait-il dans les voies de notre pensée des épines et des pierres, la dureté, l’insensibilité, il consumera les épines, amollira les pierres, et fera de notre âme une terre profonde et fertile, prête à recevoir la semence divine. Et qu’on ne dise point : Paul n’est point ici, il n’est pas visible à nos yeux ; or, comment aimer ce qu’on ne voit pas ? – L’absence n’est point un obstacle à cet amour. On peut aimer un absent, un ami qu’on ne voit pas, surtout quand on a chaque jour devant les yeux tant de témoignages de sa vertu, si nombreux et si manifestes, les Églises établies sur toute la terre, l’impiété détruite, les mœurs coupables changées en mœurs pures, l’erreur abattue, les autels des faux dieux renversés, leurs temples fermés, les démons réduits au silence. Tous ces cultes mensongers cédèrent à la puissance de Paul, à sa parole inspirée par la grâce du ciel et qui alluma partout le flambeau de la religion. Après ses œuvres, ses lettres sacrées nous peignent exactement le caractère de celte âme sainte. Comme si nous parlions à Paul, comme s’il était sous nos yeux, au milieu de nous, attachons-nous à ses paroles, développons-en le sens profond et caché, cherchons ce qu’il veut dire aujourd’hui quand il s’écrie : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence ! Car j’ai pour vous un amour de jalousie et d’une jalousie de Dieu. (2Co 11,1-2) Que dites-vous, Paul ? Vous qui ordonnez à vos disciples de marcher dans la sagesse aux regards des profanes, vous qui dites : Que vos paroles soient toujours assaisonnées du sel de la grâce, afin que vous sachiez comment vous devez répondre à chaque personne (Col 4,6) ; vous qui recommandez à tous les hommes de se pénétrer de la sagesse de l’Esprit-Saint, c’est vous qui demandez qu’on supporte un peu votre imprudence ? II ne vous suffisait pas d’avoir prononcé une parole imprudente ; vous la faites encore entendre à vos disciples, vous la faites connaître à tous ceux qui, dans la suite, liront votre lettre ? Ces paroles, si on les lit sans les expliquer, sont dangereuses pour les auditeurs ; si on les développe, elles montrent la profonde sagesse de Paul, son ineffable charité.

3. Quel en est donc le sens ? Il y avait chez les Corinthiens grand nombre de faux apôtres qui corrompaient le peuple, accusaient Paul, minaient sourdement la réputation qu’il s’était acquise auprès de ses disciples, le raillaient, le traitaient d’imposteur. C’est à eux qu’il s’adresse en plusieurs passages de sa lettre. Quand il dit : Nous ne sommes pas comme plusieurs qui altèrent la parole de Dieu. (2Co 2,17) Et ailleurs : J’ai pris garde de ne vous être à charge en quoi que ce soit (Id 11,9) ; et quand il promet de maintenir la loi immuable : La vérité de Jésus-Christ est en moi, et on ne me ravira point cette gloire dans toute l’Achaïe. (Id 11,9) Et quand il fait connaître ses motifs, il désigne ces impies, en disant : Et pourquoi ? Est-ce parce que je ne vous aime pas ? Dieu le sait. Non, je fais cela et le ferais encore afin d’ôter une occasion de se glorifier à ceux qui la cherchent. (Id 11,12) Plus haut, il prie ses disciples de ne le point mettre dans la nécessité de montrer son pouvoir : Je vous prie, qu’étant présent, je ne sois point obligé d’user envers vous avec confiance de celte autorité et de cette hardiesse avec laquelle on m’accuse d’agir envers quelques hommes qui s’imaginent que nous mous conduisons selon la chair. (Id 10,2) Ces hommes dont il parle l’accusaient et le raillaient, disant que les lettres de Paul étaient pleines d’orgueil et d’arrogance, mais qu’il était lui-même sans valeur, sans mérite, un objet de dédain ; que lorsqu’on le verrait, on s’apercevrait qu’il n’en faisait faire aucun cas. C’est ce qu’il nous apprend lui-même quand il dit : Je crains de paraître vouloir vous étonner par des lettres, parce qu’à la vérité, disent-ils, les lettres de Paul sont graves et fortes, mais lorsqu’il est présent, il paraît bas en sa personne et méprisable en ses discours. (2Co 10,9-10) Et plus loin, il accuse les Corinthiens qui se sont laissé persuader : Ai-je fait une faute, dit-il, lorsqu’afin de vous élever, je me suis abaissé moi-même ? (2Co 11,7) Et ensuite, répondant à l’accusation de ses ennemis, il dit : Étant présent, nous nous conduisons de la même manière que nous parlons dans nos lettres étant absent. (2Co 10,11) Il y avait donc chez les Corinthiens beaucoup de faux apôtres qu’il appelle artisans d’erreurs : Ceux-là, dit-il, sont de faux apôtres, artisans d’erreurs, qui se transforment en envoyés de Jésus-Christ. Et on ne s’en doit pas étonner, puisque Satan même se transforme en ange de lumière. Il n’est donc pas étrange que ses ministres aussi se transforment en ministres de justice. (2Co 11,13-15) Comme ils inventaient contre lui mille calomnies, et nuisaient à ses disciples en leur donnant de leur maître une fausse opinion, il est forcé de faire son propre éloge, car son silence en ce point eût été dangereux. Au moment de nous entretenir des luttes qu’il a soutenues, des révélations qu’il a eues, des travaux qu’il a endurés, pour nous montrer qu’il le fait malgré lui, et pressé toutefois par la nécessité, il taxe cependant ses paroles d’imprudence et dit : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence. Je commets une imprudence, dit-il, d’entreprendre de me louer moi-même ; mais la faute n’en est pas à moi, elle est à ceux qui m’ont réduit à cette nécessité ; c’est pourquoi je vous prie de souffrir ce que je fais et de n’en demander compte qu’à mes ennemis.

4. Et voyez ta profonde sagesse de Paul ! après avoir dit : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence. Supportez-la, car j’ai pour vous un amour de jalousie et d’une jalousie de Dieu, il n’entre pas aussitôt dans le récit de ses œuvres méritoires, mais ce n’est qu’après avoir dit d’autres choses qu’il reprend : Je vous le dis encore une fois, que personne ne me juge imprudent ; ou au moins, souffrez-moi comme imprudent. (2Co. XI, 16) Et encore ne commence-t-il pas son récit sans avoir ajouté : Ce que je dis, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais je fais paraître de l’imprudence dans ce que je prends pour matière à me glorifier. (Id 17) Il n’ose point encore commencer, il diffère, il dit : Puisque plusieurs se glorifient selon, la chair, je puis bien me glorifier comme eux. Car étant sages comme vous êtes, vous souffrez sans peine les imprudents (Id 18, 19) Après ces mots, il hésite encore, il dit autre chose et reprend ensuite : Je veux bien faire une imprudence en rue rendant aussi hardi que les autres. (Id 21) Et ce n’est qu’après s’être ainsi excusé d’abord qu’il commence ses propres louanges. De même qu’un cheval sur le point de franchir un précipice, s’élance comme pour bondir, mais voyant la profondeur de l’abîme, il s’arrête, il recule ; ensuite, se sentant pressé par son cavalier, il essaye encore, de nouveau recule, et pour témoigner qu’on lui fait violence, il se tient au bord du gouffre, il hennit, il cherche à se rassurer, à prendre de l’audace. Ainsi saint Paul, comme s’il allait s’élancer dans un abîme en faisant son propre éloge, recule une fois, deux fois, trois fois et plus souvent encore, disant Plût à Dieu que vous voulussiez supporter mon imprudence ; et ensuite : Que personne ne me juge imprudent, ou au moins souffrez-moi comme imprudent; et : Ce que je dis, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais je fais paraître de l’imprudence dans ce que je prends pour matière à me glorifier; et plus loin : Puisque plusieurs se glorifient selon la chair, je puis bien me glorifier comme eux. Car étant sages comme vous êtes, vous souffrez sans peine les imprudents ; et encore : Je veux bien faire une imprudence en me rendant aussi hardi que les autres. Il se donne mille fois les noms d’imprudent et d’insensé, et c’est à peine s’il ose ensuite commencer ses propres louanges. Ils sont Hébreux ? je le suis aussi ; Israélites ? je le suis aussi ; de la race d’Abraham ? j’en suis aussi ; ministres du Christ ? je le suis comme eux. (Id 22,23) Mais, même en disant ces mots, il est sur ses gardes ; il ajoute, en manière de correction : Devrais-je passer pour imprudent, j’ose dire que je le suis plus qu’eux. (Id) Et cela ne lui suffit point ; après avoir énuméré ses mérites, il dit : J’ai été imprudent en me louant de la sorte, mais c’est vous qui m’y avez contraint. (Id 12,11) C’est comme s’il disait : Je n’aurais eu nul souci de ces calomnies si vous eussiez été forts, inébranlables, invincibles. Eusse-je été sans cesse attaqué, la malice de mes ennemis ne me pouvait point nuire. Mais quand j’ai vu mon troupeau atteint, et mes disciples s’enfuir, je n’ai plus hésité à me rendre déplaisant et malséant, à me montrer imprudent par nécessité, en vous faisant mon propre éloge dans votre intérêt et pour votre salut.

5. Car telle est la manière des saints : font-ils quelque chose de mal ? ils le disent tout haut, le déplorent chaque jour, le font savoir à tous, mais les actions grandes et nobles, ils les cachent et les ensevelissent dans l’oubli. C’est ainsi que saint Paul, sans y être forcé, avouait fréquemment et divulguait ses fautes : Jésus-Christ, dit-il, est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, et je suis le plus grand pécheur. (1Ti 1,15) Ailleurs il écrit : Je rends grâces au Christ qui m’a affermi, m’a compté au nombre des fidèles, et m’a établi dans son ministère, moi qui étais auparavant un blasphémateur, un persécuteur outrageux. Mais j’ai obtenu miséricorde, parce que j’agissais dans l’ignorance et l’incrédulité. (Id 12, 13) Et ailleurs : Après tous les autres, le Seigneur s’est fait voir â moi-même, être misérable, car je suis le plus infirme des apôtres et même je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté l’Eglise de Dieu. (1Co 15,8, 9) Ailleurs encore : J’ai reçu cette grâce, moi qui suis le plus petit d’entre les saints. (Eph 3,8) Voyez-vous comme il se déclare le plus petit non seulement des apôtres, mais même des fidèles ! J’ai reçu, dit-il, cette grâce, moi qui suis le plus petit d’entre les saints. Ce salut même qu’il a obtenu, il déclare qu’il n’en est point digne : après avoir dit : le Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs et je suis le plus grand pécheur, il nous dit la cause de son salut : Si j’ai reçu miséricorde, c’est afin que je fusse le premier en qui Jésus fit éclater son extrême miséricorde et que j’en devinsse comme un modèle et un exemple ; afin que ceux qui croiront en lui espèrent la vie éternelle. (Id 16) Voici le sens de ces paroles : ce n’est pas à cause de mon retour au bien que Dieu m’a fait miséricorde, ne le croyez point. C’est afin de préserver du désespoir tous ceux qui ont mal vécu, ceux même qui ont été les ennemis de Jésus-Christ, en leur montrant le dernier des hommes, le plus grand adversaire du Christ, sauvé par sa bonté. Le Christ dit lui-même : C’est un instrument que j’ai choisi pour porter mon nom devant les gentils et les rois. (Act 9,15) Mais Paul ne s’enorgueillit point de ces louanges ; il est en paix devant Dieu, mais il ne cesse point de déplorer le malheur de ses fautes, il s’appelle le dernier des pécheurs, et déclare qu’il n’a été sauvé qu’afin que le plus criminel des hommes ne désespère point de son salut en voyant la grâce que Dieu lui a faite.

6. Ainsi sans y être contraint, il confesse et divulgue ses fautes chaque jour clans ses lettres, les affichant, les dévoilant aux yeux non seulement de ceux qui vivaient alors, mais aux yeux de tous les hommes à venir ; quant à ses mérites, malgré la nécessité manifeste, il hésite, il recule à les exposer. Ce qui le prouve, c’est qu’il se nomme mille fois imprudent ; ce qui le prouve encore, c’est le long espace de temps qu’il tient secrète sa révélation merveilleuse et céleste : car il n’y avait pas deux ou trois ans qu’il l’avait eue, mais bien davantage. Il en marque l’époque dans ces paroles : Je connais un homme qui fut ravi il y a quatorze ans, au troisième ciel. (2Co 12,2) Il veut vous apprendre que, même alors, il n’eût point parlé sans une extrême nécessité. S’il eût voulu faire son propre éloge, il aurait, aussitôt après l’avoir eue, fait connaître sa révélation, ou du moins au bout d’un an, de deux ans, ou trois ans. Mais il garde pendant quatorze ans le silence, sans livrer son secret à personne. Il ne le dévoile enfin qu’aux Corinthiens. Et à quel moment ? Quand il vit les faux apôtres s’élever : encore déclare-t-il qu’il n’aurait point parlé, s’il n’avait vu la contagion gagner ses disciples. Mais nous ne l’imitons point, au contraire : nos fautes en un jour s’effacent de notre mémoire, et si les autres en parlent, nous nous irritons, nous nous indignons, nous crions à l’outrage, nous les accablons d’injures. Mais avons-nous fait le moindre bien, nous en parlons sans cesse ; nous rendons grâce à ceux qui le prônent et les regardons comme nos amis. Cependant le Christ a ordonné le contraire, c’est-à-dire d’oublier le bien qu’on a fait et de ne se souvenir que de ses fautes. Il nous donne manifestement ce précepte quand il dit à ses disciples : Quand vous aurez tout fait, dites-nous sommes des serviteurs inutiles. (Luc 16,10), ainsi que dans la parabole du pharisien, auquel il préfère le publicain. L’un se souvient de ses fautes, et il est justifié : l’autre se souvient de ses bonnes œuvres, et il est condamné. Dieu fait aux Juifs le même commandement quand il dit : Je suis celui qui efface vos péchés et ne dois point m’en souvenir ; mais vous, gardez-en la mémoire. (Isa 3,25)

7. Telle, fut la conduite des apôtres, des prophètes et de tous les justes. David se souvenait toujours de ses fautes, et jamais de ses bonnes œuvres, à moins d’y être contraint. (1Sa 5,17) Lorsque les étrangers portèrent la guerre en Judée, et la remplirent de dangers, il était jeune encore et n’avait point vu les combats ; il quitte ses troupeaux, vient à l’armée, et trouve partout la frayeur, l’épouvante, la terreur. Il ne fut plus homme alors : au milieu de son peuple abattu par la crainte, il n’eut point peur. La foi l’éleva au-dessus des choses terrestres, jusqu’au Roi des cieux, et le remplit d’ardeur. Il s’avance vers les soldats, vers ses frères, et leur annonce qu’il va les délivrer du péril qui les menace. Ses frères se moquèrent de ses paroles, car ils ne voyaient point Dieu qui excitait son courage, ils ne voyaient point cette âme généreuse, céleste, et pleine de la divine sagesse ; il les quitte et s’adresse à d’autres. On le conduit au roi, qu’il trouve mourant de crainte. Il ranime d’abord ses esprits en lui disant : Que le cœur de mon seigneur ne soit point abattu ; car ton serviteur ira et combattra contre cet étranger. (1Sa 17,32) Mais comme le roi désespérait et disait : Tu ne pourras marcher contre lui tu n’es qu’un enfant, tandis qu’il connaît la guerre depuis sa jeunesse (Id 33). David alors, ne sachant comment exécuter son projet, est obligé de faire son propre éloge. Il ne le voulait point faire ; car nous voyons qu’auparavant il ne parle de ses actes de courage ni à ses frères, ni aux soldats, ni au roi lui-même, si ce n’est quand il le voit manquer de confiance, s’opposer à ses desseins et l’empêcher de marcher contre l’ennemi. Que pourrait-il faire ? taire ses louanges ? Mais il n’eût point obtenu la permission de combattre et de délivrer son peuple du péril qui le menaçait. Il garde le silence aussi longtemps qu’il faut ; mais quand la nécessité triomphe, il parle, il dit au roi : Je gardais les troupeaux, moi, ton serviteur, dans les pâturages de mon père, et quand survenait un lion ou un ours qui enlevait une brebis de mon troupeau, je le poursuivais, je le frappais, j’arrachais la proie à ses dents, je le saisissais à la gorge et le tuais. Ton serviteur a frappé le lion et l’ours. Cet étranger incirconcis périra comme eux. (1Ro 17,34-36) Vous voyez comme il montre la cause qui lui fait entreprendre sa propre louange ? Alors seulement le roi prit confiance et lui permit d’aller combattre. Il alla, combattit et vainquit. S’il n’eût point fait son propre éloge, le roi n’aurait pas eu confiance en ce combat ; n’y ayant point confiance, il ne lui eût pas permis de descendre en lice ; lui refusant cette permission, il eût empêché un succès ; le succès empêché, Dieu n’eût point alors été glorifié, ni le peuple délivré du danger qu’il courait. Ainsi ce fut pour empêcher tant d’événements d’arriver contre l’ordre souverain que David fut obligé de faire son propre éloge. Car les saints savent se taire quand il n’y a point nécessité de parler, et rompre le silence quand la nécessité les contraint.

8. Nous voyons non seulement David, mais encore Samuel se conduire de même sorte. Pendant longues années, par la volonté de Dieu, il gouverna le peuple juif, sans jamais parler de ses grandes actions, quoiqu’il en eût beaucoup à proclamer s’il l’avait voulu : l’éducation de son enfance, son séjour dans le temple, le don de prophétie qu’il reçut au berceau, ses guerres, les victoires qu’il remporta moins par la force des armes que par la bonté du Seigneur qui combattit avec lui. Il s’abstint de vanter ces mérites jusqu’au moment où il quitta le pouvoir et le transmit aux mains d’un successeur. Alors il fut obligé de faire son propre éloge, et avec quelle discrétion ! Il appela le peuple, fit venir Saül, et dit : Voici que j’ai entendu votre voix et que je vous ai donné un roi. J’ai vécu devant vous depuis ma jeunesse jusqu’à ce jour, et j’ai vieilli. Déclarez maintenant devant le Seigneur et devant son Christ si j’ai reçu le veau ou l’âne de personne d’entre vous, si j’ai opprimé quelqu’un par la violence, si j’ai accepté de quelqu’un des présents, des chaussures et fermé les yeux sur ceux qui me les donnaient ? Portez témoignage contre moi et je vous rendrai ces présents. (1Sa 12,1-3) Et quelle nécessité de parler ainsi, dites-vous ! Elle est grande et pressante. Sur le point de mettre Saül à la tête du peuple, il veut, par son apologie, lui apprendre comme il faut régner et prendre soin de ses sujets, et c’est pourquoi il appelle ses sujets à témoigner de la sagesse de son gouvernement. Et il ne le fait point tant qu’il conserve le pouvoir, car on pourrait dire que la crainte et la terreur ont fait porter de faux témoignages. C’est du moment que son autorité cesse et passe en d’autres mains, au moment qu’on peut en sécurité porter une accusation contre lut, qu’il se fait juger au tribunal de ceux qui ont été ses sujets. Et s’il eût été autre, il aurait montré du ressentiment contre les Juifs, et n’aurait pas engagé son successeur à être juste et modéré, non seulement pour satisfaire son ressentiment, mais pour gagner plus de louanges à la comparaison.

9. Car c’est une dangereuse maladie des rois ; de souhaiter que leurs successeurs soient méchants et pervers. Ont-ils été grands princes, ils s’imaginent que leurs vertus auront plus d’éclat si leurs successeurs ne leur ressemblent pas. Ont-ils été méchants et corrompus, ils espèrent trouver leur défense dans la perversité de celui qui règne après eux. Tel n’était pas ce saint homme. Il voulait, il souhaitait, il désirait que son peuple lui préférât son successeur, tant il était bon, tant il était pur de tout sentiment de jalousie et de vanité ! Il ne cherchait qu’une chose, le salut des hommes. C’est pourquoi, dans son apologie, il instruisait le roi qu’il avait choisi. S’il eût appelé le roi, et lui eût dit : Sois doux, modéré, incorruptible ; ne commets ni violence, ni injustice, garde-toi de la cupidité, ses conseils auraient blessé celui qui les aurait reçus ; garder le silence eût été trahir son peuple. Sous ombre de faire son apologie, il évite un double inconvénient ; il enseigne au roi ses devoirs et lui fait accepter sans peine ses conseils. Il semble ne parler que pour lui-même, mais il fait voir à son successeur de quelle manière il doit prendre soin de ses sujets. Et voyez comme il prouve incontestablement qu’il n’est point coupable d’avoir reçu des présents, il ne dit point Ai-je reçu vos champs ou votre or ? il cite des objets de la plus mince valeur : Ai-je reçu, dit-il, des chaussures ? il nous fait paraître ensuite une autre grande vertu. Beaucoup de princes dépouillent leurs sujets, et se montrent après, doux et cléments : ce n’est point leur nature qui les y porte, mais leur remords ; la conscience de leurs déprédations leur ôte leur liberté d’action. D’autres, au contraire, repoussent les présents et se montrent durs et tyranniques ; ce n’est point non plus leur nature qui les y porte, c’est une certaine vanité qu’ils font d’être incorruptibles. Mais ces deux qualités se rencontrent rarement réunies chez le même prince. Le saint homme Samuel, pour montrer qu’il savait vaincre à la fois, et l’amour des richesses, et l’esprit de tyrannie, après avoir dit : Ai-je pris le veau de quelqu’un ? ajoute : Ai-je opprimé quelqu’un par la violence ? c’est-à-dire, ai-je tyrannisé quelqu’un ? Voici le sens de ses paroles : Personne ne pourra dire que je n’ai point, à la vérité, reçu de présents, mais que, me sentant incorruptible, j’ai été dur, tyrannique, cruel et sanguinaire. C’est pourquoi il dit : Ai-je opprimé quelqu’un par la violence ? Que répondent ses sujets ? Tu ne nous as ni opprimés, ni tyrannisés, tu n’as point reçu de présents de nos mains. Et pour que cous sachiez que ses paroles étaient pour le roi un enseigne ment, il ajoute : Devant Dieu et devant son Christ. (Id. 5) Et afin de montrer clairement qu’il ne veut point d’un témoignage de complaisance, il prend à témoin Celui qui connaît les secrets de la pensée, ce qui est le signe d’une conscience pure. Car personne, si ce n’est un fou, un insensé, ne prendra Dieu à témoin s’il n’a sur lui-même la plus entière assurance. Quand le peuple a confirmé de son témoignage la vérité de ses paroles, il nous fait connaître encore une de ses vertus. Après avoir rapporté tous les prodiges autrefois accomplis en Égypte par la protection de Dieu, et les guerres qui suivirent, il mentionne le combat livré sous sa conduite, et la victoire remportée contre toute attente ; il rapporte à son peuple que souvent, en punition de ses fautes, il fut livré aux ennemis ; que lui-même invoqua le Seigneur, et délivra les Juifs, et mêlant les faits anciens aux faits nouveaux, il dit : Le Seigneur envoya Jérobaal et Gédéon, et Barac, et Jephté, et Samuel ; il vous délivra des mains de vos ennemis qui vous entouraient et vous établit dans une pleine sécurité. (1Sa 12,11)

10. Voyez-vous que les saints ne racontent leurs œuvres méritoires que dans la dernière nécessité ? Paul se conforme sur eux, s’instruit par leur exemple, et, sachant qu’il pourra déplaire en parlant de lui-même, il a soin de dire : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence ! Ce n’est point beaucoup, c’est un peu seulement. Car, malgré la nécessité, il n’a point dessein de faire au long son propre éloge ; il le fait à la hâte, en quelques mots, et encore n’est-ce que pour le salut de ses disciples. Car de même que faire son propre éloge sans nécessité, est le comble de la démence, de même, quand le besoin devient pressant, c’est commettre une trahison que de garder le silence sur le bien qu’on a fait. Cependant, malgré la contrainte, Paul hésite, appelle la chose une imprudence, afin de nous montrer sa prudence, sa sagesse, son assurance. Après avoir dit : Ce que je dis, je ne le dis pas selon le Seigneur, il ajoute : En ce que j’ai pris pour matière à faire mon éloge. (2Co 11,7) Ne croyez pas, dit-il, que je parle en général. Aussi je loue ce saint, je l’admire, je l’appelle sage par excellence, pour avoir regardé comme une imprudence, l’éloge qu’il fait de lui-même. Mais si-, pressé par la nécessité, il se donnait encore le nom d’imprudent, quelle excuse auront ceux qui, sans besoin, font d’eux-mêmes un pompeux éloge, ou forcent les autres à le faire ? Qu’il ne nous suffise donc point de louer les paroles du saint : imitons-le, rivalisons avec lui ; oublions nos actions méritoires pour ne nous souvenir que de nos péchés, afin que nous vivions dans la modestie, et que, nous efforçant d’atteindre ces récompenses qui nous sont proposées, nous emportions le prix de l’élection céleste, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui partage, avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire, la puissance et l’honneur, aujourd’hui et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduction de AL WIEREYSKI.

HOMÉLIE XXIV.

CAR CE SONT DE FAUX APÔTRES, DES OUVRIERS TROMPEURS, QUI SE TRANSFORMENT EN APÔTRES DE JÉSUS-CHRIST. (XI, 13, JUSQU’À 20)

Analyse.

  • 1. Sur les faux apôtres. — Grandes précautions que prend Paul, lorsqu’il est forcé de parler avantageusement de lui-même ; pourquoi, et dans quelle intention, il se glorifie des avantages qui sont selon la chair.
  • 2. De la tyrannie exercée par les faux apôtres.— Reproches de Paul à ceux qui les supportent.
  • 3. Dans quelles circonstances il est permis de parler de soi avec éloge : exemples de l’Écriture qui prouvent que c’est quand des paroles de ce genre tournent à l’édification du prochain.
  • 4. Combien la jalousie est funeste.— Vices qu’elle engendre.— Contre le luxe, contre l’amour de la gloire, contre la servitude des passions qui semblent les plus fières.— C’est la gloire à venir qu’il faut rechercher.

1. Que dites-vous ? ceux qui prêchent Jésus-Christ, qui ne veulent pas recevoir d’argent, qui n’enseignent pas un Évangile différent, ce sont de faux apôtres ? Oui, dit-il, et surtout parce que tout ce qu’ils font n’est qu’une comédie, afin de tromper. « Des ouvriers trompeurs ». Ils travaillent à la vérité, mais c’est pour arracher ce qui avait été planté. Ils savent ce à quoi ils sont forcés pour se faire accepter, ils prennent le masque de la vérité, et par ce moyen, ils jouent leur comédie au profit de l’erreur. Il est vrai, dit-il, qu’ils n’acceptent pas d’argent ; mais c’est pour recevoir davantage, c’est pour perdre les âmes. Ou plutôt, leur prétention même est un mensonge ; ils savaient fort bien percevoir sans qu’on pût s’en apercevoir ; c’est ce que l’apôtre montre clans ce qui suit. Il a déjà insinué ce fait, en disant : « A ceux qui se glorifient de faire comme nous » ; nous le verrous ailleurs exprimer sa pensée sur le même objet avec plus de clarté en ces, termes : « Qu’on vous mange, qu’on vous prenne, qu’on vous traite avec hauteur, vous souffrez cela (20) ». Quant à présent, il attaque les faux apôtres d’une autre manière, il dit d’eux : « Qui se transforment ». Ils n’ont qu’un masque, ce n’est que la peau de la brebis qui les recouvre. « Et l’on ne doit pas s’en étonner, puisque Satan même se transforme en ange de lumière. Il n’est donc pas étrange que ses ministres aussi se transforment en ministres de la justice (14,15) ». S’il faut s’étonner de quelque chose, c’est du pouvoir de Satan, mais ce que font ceux-ci n’a pas de quoi surprendre. Leur maître ose tout ; il n’y a rien ! d’étonnant à ce que ses disciples suivent son exemple. Maintenant que signifie « ange de lumière ? » C’est un ange qui a la liberté de parler à Dieu, et qui se tient auprès de Dieu. Il faut savoir qu’il y a aussi des anges de ténèbres, des anges du démon, anges de la nuit, anges féroces. Le démon a trompé un grand nombre d’hommes, en se transformant, sans devenir pour cela un ange de lumière. De même ces gens-là se promènent sous un masque d’apôtres, sans en avoir la vertu qui n’est pas en leur puissance.

Rien n’appartient autant à la nature du démon que d’agir par ostentation. Mais que signifie : « Ministres de la justice ? » C’est ce que nous sommes, nous qui vous prêchons l’Évangile où est contenue la justice. Ou c’est là ce que dit l’apôtre, ou il signifie que les ministres de l’Évangile se sont acquis la réputation d’hommes justes. Comment donc les reconnaîtrons-nous ? Par leurs œuvres selon la parole du Christ. Aussi est-il forcé d’établir le parallèle entre ses bonnes œuvres et leur perversité, afin que la comparaison mette en évidence les intrus. Au moment d’entreprendre encore son éloge, il commence parles accuser, afin de montrer qu’il est contraint par son sujet, afin qu’on ne l’accuse pas de parler de lui-même, et il dit : « Je vous le dis encore une fois (16) ». Il a déjà eu recours à une foule de précautions. C’est égal, il ne me suffit pas de ce que je vous ai déjà dit, mais je vous le dis encore une fois, afin que l’on ne me regarde pas comme un insensé. Ces gens-là n’avaient qu’une occupation, c’était de se glorifier sans aucun motif. Considérez comment l’apôtre, chaque fois qu’il entreprend son propre éloge, prélude avec circonspection. C’est une action insensée, dit-il, que de se glorifier ; mais moi je ne le fais pas à la manière des insensés, j’y suis forcé. Si vous ne me croyez pas, si même en reconnaissant la nécessité qui me presse vous me condamnez, eh bien ! je n’en persisterai pas moins. Voyez-vous comme il montre l’impérieuse nécessité qui le contraint de parler ? S’il ne reculait pas devant le soupçon d’être un insensé qui se vante, considérez quelle violente nécessité de parler lui était imposée, quel effort il faisait, quelle contrainte il subissait. Cependant il s’exprime encore avec mesure. Il ne dit pas : Afin que je me glorifie. Au moment de se glorifier un peu, il a encore recours à une précaution préliminaire ; il dit : « Ce que je dis, je ne le dis pas selon Dieu ; mais je fais paraître de l’imprudence, dans ce que je prends pour un sujet de me glorifier (17) ».

Voyez de combien il s’en faut que se glorifier soit conforme à la loi du Seigneur. « Lorsque vous aurez tout accompli », dit le Seigneur, « dites-vous : nous sommes des serviteurs inutiles ». (Luc 17,10) Mais, si l’action en elle-même n’est pas conforme à la loi du Seigneur, elle le devient par l’intention qui la produit. Aussi l’apôtre s’exprime-t-il ainsi : « Ce que je dis… » ce n’est pas l’intention qu’il reprend, mais seulement les paroles. Son but est assez élevé pour rehausser les paroles mêmes. De même que l’homicide est le plus grand des crimes, mais souvent l’intention l’a rendu méritoire ; de même que la circoncision n’est pas conforme à la loi du Seigneur, mais l’intention l’a rendue telle ; de même pour ce qui est de se glorifier. Mais pourquoi l’apôtre ne présente-t-il pas avec toute cette précision les considérations qui l’excusent ? C’est qu’il est pressé, qu’il a un tout autre but, ce n’est qu’en passant qu’il laisse échapper quelques mots accordés comme par grâce à ceux qui veulent le censurer ; il, pense surtout à dire ce qui doit être utile. Les observations déjà faites par lui, étaient suffisantes pour éloigner de lui tout soupçon. « Mais je fais paraître de l’imprudente ». Il a commencé par dire : « Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence » ; et maintenant il dit. « Je fais paraître de l’imprudence ». Plus il avance, plus il donne de netteté à ses expressions. Ensuite comme il ne veut pas qu’on le prenne absolument pour un insensé, il dit « Dans ce que je prends pour un sujet de me glorifier ». En cela seulement, dit-il ; c’est avec une restriction du même genre qu’il dit ailleurs « Afin que nous ne soyons pas confondus » ; il dit de même ici. « Dans ce que je prends pour un sujet de me glorifier ». Ailleurs il dit encore. « Est-ce selon la chair que je fais les desseins que je fais, de telle sorte que l’on trouve également en moi oui, oui ; non, non ? » et après avoir montré qu’il ne peut pas remplir toujours toutes les promesses qu’il faisait d’aller visiter les Églises parce qu’il ne prend pas de résolutions selon la chair, pour empêcher qu’on ne soupçonnât aussi son enseignement d’inconstance et de variabilité, il dit : « Mais Dieu qui est véritable, m’est témoin qu’il n’y a point eu de oui et de non dans la parole que je vous ai annoncée ». (2Co 1,17-18)

2. Voyez après combien de préliminaires il apporte encore d’autres motifs d’excuse ; entendez-le ajoutant, disant : « Puisque plusieurs se glorifient selon la chair, je puis bien aussi me glorifier comme eux (18) ». Qu’est-ce que cela veut dire : « Selon la chair ? » C’est-à-dire, de choses extérieures, de leur noblesse, de leurs ressources, de leur science, de ce qu’ils sont circoncis, de ce qu’ils ont pour ancêtres des Hébreux, de la gloire dont ils jouissent auprès de la multitude. Voyez l’adresse de Paul : il étale d’abord ces biens qui ne sont rien, pour amener le mot de folie qu’il met ensuite. S’il y a de l’imprudence à se glorifier à propos des biens réels, à plus forte raison y en a-t-il à propos de ceux qui ne sont rien. Et c’est ce qu’il dit, « n’être pas conforme à la loi du Seigneur ». En effet, il ne sert à rien d’être Hébreu, ni de jouir d’autres avantages du même genre. N’allez donc pas vous imaginer que je considère ces titres comme des vertus ; mais puisque ces gens-là s’en glorifient, je suis bien forcé d’établir là-dessus ma comparaison avec eux ; c’est ce que fait l’apôtre dans d’autres circonstances encore : « Si quelqu’un croit pouvoir prendre avantage de ce qui n’est que charnel, je le puis encore plus que lui ». (Phi 3,4) L’apôtre parle ainsi à cause de ceux qui prenaient ainsi leurs avantages. Supposez un homme d’une brillante naissance, ayant embrassé la pratique de la sagesse, et qui enverrait d’autres enorgueillis de leur noble origine ; pour rabaisser leur vanité, il serait forcé dé parler de l’illustration de sa race à lui, ce qu’il ferait non par désir de se vanter, mais afin de rappeler les autres à l’humilité. C’est ce que fait Paul. Ensuite, laissant de côté ces vaniteux, il ne s’attaque plus qu’aux Corinthiens.

« Vous souffrez sans peine les imprudents (19) ». C’est donc vous qui êtes cause de ces désordres, encore plus que ces faux apôtres. Si vous ne les supportiez pas, si le mal qu’ils vous font ne venait que d’eux, je n’aurais rien à dire ; mais c’est votre salut qui m’inquiète, et je condescends à votre faiblesse : Voyez comme il mêle à la réprimande un éloge après avoir dit : « Vous souffrez sans peine les imprudents », il ajoute : « étant vous-mêmes sages ». C’est de l’imprudence que de se glorifier pour de pareils sujets. Sans doute il pouvait les réprimander ouvertement, leur dire : Ne supportez pas les imprudents ; mais la réprimande, telle qu’il la formule, a plus d’éloquence. En s’y prenant autrement il eût paru ne les réprimander que parce qu’il était privé des mêmes avantages ; au lieu qu’en se montrant, même au point de vue de ces avantages, supérieur à ses adversaires, et en disant qu’il dédaigne de pareils titres, ses paroles ont plus de force pour corriger. D’ailleurs, avant de commencer son éloge et d’entreprendre la comparaison qui lui donne la supériorité, il reproche aux Corinthiens la bassesse qui les courbe devant ces hommes.

Voyez comme il les raille : « Vous souffrez », dit-il, « qu’on vous mange (20) ». Mais alors, ô Paul, comment avez-vous pu dire : « A. ceux qui se glorifient de faire comme nous ? » Voyez-vous comme il les montre ne se faisant pas faute de recevoir, et non seulement de recevoir, mais au-delà de toute mesure ? car c’est ce que signifie manger. « Qu’on vous asservisse ». Vos fortunes, dit-il, et vos personnes, et votre liberté, vous avez tout livré. Certes voilà qui est plus fort que de recevoir, ce n’est pas seulement de vos fortunes, mais de vos personnes mêmes qu’ils sont les maîtres. C’est ce qu’il fait voir auparavant par ces paroles : « Si d’autres usent de ce pouvoir à votre égard, pourquoi ne pourrions-nous pas, en user plutôt qu’eux ? » (1Co 9,12) Vient ensuite ce qui est plus grave : « Qu’on vous traite avec hauteur ». Votre servitude est extrême, vos maîtres n’ont pas la douceur en partage, ils sont insupportables, odieux. « Qu’on vous frappe au visage ». Voyez-vous ici encore l’excès de la tyrannie ? Ce n’est pas qu’ils fussent frappés au visage, mais ils étaient couverts de mépris et d’outrages ; de là ce que l’apôtre ajoute : « C’est à ma confusion que je le dis (21) ». On ne vous traite pas moins mat que ceux que l’on frappe au visage. Que peut-il y avoir de plus violent, de plus amer que cette domination qui vous prend vos fortunes, votre liberté, votre honneur, sans s’adoucir même en vous traitant de cette manière, qui ne vous laisse même pas la condition d’esclaves, mais abuse de vous en vous outrageant plus que l’on ne fait du misérable acheté à prix d’argent. « Comme si nous avions été faibles ». Il y a de l’obscurité dans l’expression. C’est que la vérité était désagréable à dire ; il en dissimule l’odieux par l’obscurité des termes. Voici ce qu’il veut faire entendre. Ne pouvons-nous pas faire de même ? Mais nous ne le faisons pas. Pourquoi donc les supportez-vous comme s’il nous était impossible d’en faire autant ? Certes il faut vous reprendre de ce que vous, supportez des insensés ; mais qu’en outre vous vous laissiez ainsi mépriser, piller, traiter avec hauteur, frapper de coups, c’est ce qui ne comporte aucune excuse, c’est ce que jamais la raison ne saurait admettre. Car voilà une étrange manière de tromper les hommes. Ordinairement les trompeurs font des largesses, adressent des flatteries ; ceux-là au contraire, ils vous trompent, ils vous prennent ce que vous avez, ils vous outragent. D’où il suit que vous ne pourriez trouver une ombre d’excuse : à ceux qui s’abaissent eux-mêmes à cause de vous, afin que vous soyez élevés, vous répondez par vos mépris ; et ceux qui s’élèvent eux-mêmes afin que vous soyez abaissés, vous les entourez de votre admiration. Ne pouvons-nous pas faire de même ? Nous nous en gardons bien, nous ne nous proposons que votre intérêt. Ces hommes-là vous pillent, parce qu’ils ne se proposent que leur intérêt à eux. Voyez-vous comment la parfaite liberté de son langage conspire en même temps à leur donner des craintes ? Si vous ne les honorez, dit-il, que parce qu’ils vous frappent, que parce qu’ils vous outragent, nous aussi nous pouvons bien faire de même, vous asservir ; vous frapper, vous traiter avec hauteur.

3. Comprenez-vous comment l’apôtre rend les fidèles uniquement responsables et de l’arrogance des faux apôtres et de ce qui paraissait de sa part, de l’imprudence ? Ce n’est pas pour exalter ma gloire, c’est pour vous affranchir de votre arrière servitude que je me vois forcé de me glorifier un peu. Il ne faut pas se borner à examiner seulement les paroles, il faut aussi considérer l’intention. Samuel faisait de lui-même un grand éloge en sacrant Saül, quand il disait : « Quel est celui de vous à qui j’ai pris son âne, ou son veau, ou sa chaussure ? Qui ai-je opprimé ? » (1Sa 12,3) Personne cependant ne l’accusait. Ce n’était pas pour se vanter qu’il parlait ainsi, mais au moment d’instituer un roi, il voulait, en ayant l’air de se justifier, enseigner à ce roi la douceur, la mansuétude. Et considérez la sagesse du prophète, ou plutôt la bonté de Dieu.

…Rem Il voulait d’abord les détourner de prendre un roi. Que fait-il alors ? Il rassemble toutes les charges dont pourra les accabler le roi à venir, comme par exemple, qu’il forcera leurs femmes à tourner la meule, qu’il emploiera les hommes pour conduire ses troupeaux, pour avoir soin de ses mulets (le prophète se plaît à entrer dans le détail de tous les services dont s’entoure le faste de la royauté). Mais quand il voit que ses observations sont inutiles auprès du peuple, que la nation est atteinte d’un mal incurable, alors il compatit à sa faiblesse, et il modère le roi, et il s’efforce de le porter à la douceur. Voilà pourquoi il donne l’exemple de sa propre conduite en témoignage, car personne assurément ne réclamait alors contre lui, ni ne l’accusait ; il n’avait pas besoin de se justifier ; ce n’est que pour porter le roi à bien faire, que Samuel parle de lui-même. Aussi, afin de réprimer l’orgueil de la royauté, il ajoute : « Si vous écoutez le Seigneur, vous et votre roi », tous les biens seront votre partage ; si, au contraire, vous ne l’écoutez pas, tout se tournera contre vous. Amos disait aussi : « Je n’étais ni prophète, ni fils de prophète, je n’étais que bouvier, me nourrissant de mûres. Et Dieu m’a pris ». (Amo 7,14, 15) Ce n’était pas pour se louer qu’il parlait ainsi, mais pour fermer la bouche à ceux qui ne voyaient pas en lui un prophète, pour leur montrer qu’il ne les trompait pas, que ses discours étaient inspirés. Un autre encore disait dans le même esprit : « Pour moi, j’ai été rempli de la force du : Seigneur, dans son esprit et dans sa vertu ». (Mic., 3,8) David aussi, quand il parlait de son ours ou de son lion (1Sa 17,34), ne le faisait pas pour s’exalter, il se préparait à une couvre d’une admirable énergie. Comme on ne voulait pas croire qu’il triompherait du barbare, lui, nu, incapable de porter de lourdes armes, il était bien forcé de fournir des preuves de son courage viril. Et lorsqu’il coupa le bord du manteau de Saül (1Sa 24,5), ce n’était pas pour se glorifier qu’il dit les paroles qu’il fit entendre, mais pour détourner les affreux soupçons répandus contre lui, qu’il voulait tuer le roi. Donc il faut toujours considérer l’intention des paroles. Celui qui ne se propose que l’intérêt de ceux qui l’écoutent, même quand il se loue, ne doit pas être accusé ; au contraire, il mérite une couronne ; ce serait, s’il gardait le silence, qu’il mériterait d’être accusé. Si David eût gardé le silence en face de Goliath, on ne lui aurait pas permis de se mesurer avec lui, et il n’aurait pas remporté ce glorieux trophée. David, on n’en peut douter, ne parle que parce qu’il y est forcé, et ce n’est pas à ses frères, mais au roi ; ses frères ne l’auraient pas voulu croire ; la jalousie leur fermait les oreilles. Voilà pourquoi, sans songer à ses frères, il ne s’adresse qu’au roi, que l’envie ne travaillait pas encore.

4. Affreux mal que l’envie, mal affreux, et qui va jusqu’à nous persuader de mépriser notre propre salut. C’est ainsi que Caïn s’est perdu lui-même, et avant lui, celui qui avait perdu son père, le démon. C’est ainsi que Saül appela sur lui-même le malin esprit pour la perte de son âme, et après l’avoir appelé, il répondit par de l’envie aux soins de celui qui voulait le guérir. (1Sa 18) Telle est, en effet, la nature de l’envie ; Saül voyait bien que David le sauvait, et il aimait mieux périr que de voir la gloire de son sauveur. Quoi de plus affreux que cette passion ? On peut dire ; sans craindre de se tromper, que c’est un enfant du démon, qu’on y trouve le fruit de la vaine gloire, ou plutôt la racine ; car ces deux fléaux s’engendrent l’un l’autre. C’est ainsi que Saül ne se possédait plus, dans son âme envieuse, quand le peuple disait : « David en a tué dix mille ». (1Sa 18,7) Quoi de plus insensé ? Car enfin, répondez-moi, d’où vous vient votre envie ? De ce que quelqu’un reçoit des louanges ? Vous devriez vous réjouir. Mais peut-être ne savez-vous pas si la louange est méritée ? Votre tristesse vient-elle de ce qu’on loue un homme qui n’a rien d’éclatant ? Mais alors vous devriez plutôt avoir compassion de cet homme. En effet, si c’est un homme de bien, personne ne doit ressentir de l’envie, au bruit des louanges qu’on lui donne ; il faut joindre sa voix au concert des bénédictions ; si au contraire ce n’est pas un homme de bien, pourquoi le chagrin qui vous ronge ? pourquoi vous frapper vous-même du glaive ? Parce que cet homme est admiré ? Oui, admiré des hommes d’aujourd’hui, qui demain n’existeront plus. Parce qu’il jouit de la gloire ? De quelle gloire, dites-moi ? de celle dont le Prophète dit que c’est la fleur des champs ? (Isa 40,6) Voilà ce qui excite votre envie, vous voudriez porter ce fardeau, ces fleurs misérables ; vous voudriez en charger vos épaules ? Si cet homme excite tant votre envie, que ne portez-vous envie également aux hommes de peine, que vous voyez tous les jours, sous leur charge de foin, entrer dans la ville ? La charge de cet homme n’a rien de supérieur ; au contraire, elle a moins de prix encore. L’une ne pèse que sur le corps, l’autre, souvent est un poids funeste pour l’âme et elle lui cause plus d’anxiété que de plaisir.

Quelqu’un est éloquent, il en retirera moins d’admiration que d’envie ; et puis la louange se lasse vite, mais l’envie ne pardonne pas. Mais cet homme est auprès des princes, en grand-honneur ? Eh bien ! de là l’envie qu’il excite, et ses dangers. Ce que vous ressentez contre lui, d’autres l’éprouvent également et ils sont en grand nombre. Mais on ne cesse pas de le célébrer ? De là, pour cet homme, une servitude pleine d’amertume. Voilà en effet qu’il n’ose plus agir librement, de peur d’offenser ceux qui le glorifient : c’est une lourde chaîne pour lui, que son illustration. Plus cet homme a de gens qui célèbrent son nom, plus il a de maîtres, plus sa servitude s’étend, il voit ses maîtres et seigneurs apparaître partout à ses yeux. Le serviteur, une fois affranchi de la présence de celui qui lui commande, respire en pleine liberté ; cet homme, au contraire, rencontre partout ceux qui lui commandent, car il est l’esclave de tous ceux que ses yeux rencontrent sur la place publique. Qu’une affaire urgente le force à sortir, il n’ose pas se risquer sur la place, sans une escorte de serviteurs, sans chevaux, sans pompe, sans étalage, de peur que ceux aux ordres de qui il est ne le désapprouvent. S’il lui arrive d’apercevoir quelqu’un de ses amis, de ses plus familiers, il n’a pas assez de confiance pour lui parler sur le ton de l’amitié ; c’est qu’il a peur que ses maîtres ne le fassent un peu déchoir de la hauteur de sa gloire. D’où il suit que, plus il est illustre, plus il est asservi. S’il lui arrive un malheur, l’outrage de la fortune est pour lui d’autant plus amer, que plus de témoins voient l’insulte, et qu’il semble que sa dignité en est atteinte ; et il n’y a pas là seulement un outrage, mais un désastre. Une foule de gens s’en réjouissent ; au contraire, dans le cas d’un bonheur nouveau, une foule de gens n’éprouvent que l’envie qui les irrite contre cet homme heureux, et le désir ardent de le renverser. Est-ce là du bonheur, dites-moi ? Est-ce là de la gloire ? Mille fois non. C’est de la honte, c’est de la servitude, c’est une chaîne, c’est tout ce qui peut s’appeler un fardeau. Si vous trouvez si désirable la gloire que donnent les hommes, s’il suffit pour bouleverser votre âme de voir cet homme que la foule applaudit, eh bien ! au milieu des applaudissements dont vous le verrez jouir, élancez-vous parla pensée vers la vie à venir, vers la gloire réservée à la fin des siècles ; et, comme on prend la fuite pour échapper à une bête féroce, comme on se précipite dans sa maison, dont on ferme les portes ; prenez alors de même la fuite, cherchez votre refuge dans la vie qui nous attend, dans la gloire ineffable que rien n’égale. C’est ainsi que vous foulerez aux pieds la gloire présente, que vous conquerrez sans peine la gloire divine, que vous jouirez de la vraie liberté, des biens éternels : puissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXV.

MAIS, PUISQU’IL Y EN A QUI SONT SI HARDIS À PARLER D’EUX-MÊMES, JE VEUX BIEN FAIRE UNE IMPRUDENCE, EN ÉTANT AUSSI HARDI QU’EUX. (XI, 21, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

Analyse.

  • 1. Encore sur la répugnance que Paul montre toujours à parler de ses œuvres, même quand il y est forcé. — Énumération de ses souffrances, de ses épreuves, de ses dangers.
  • 2. Il ne parle pas de ses miracles, mais seulement de ce qui fait paraître sa faiblesse.— Les souffrances de son âme, plus cruelles que celles de son corps, et provenant de sa charité.— De sa prudence, égale à son courage.
  • 3. C’est l’Église tout entière qui triomphe par ses œuvres, par ses vertus.— C’est un feu inextinguible ; c’est un feu qui convertit en sa substance tout ce à quoi il se communique. — Paul supérieur à David vainqueur de Goliath.— Exemples qu’il nous faut retirer de la vie et du caractère de Paul.

1. Voyez-le, ici encore, montrer sa répugnance, ses hésitations, voyez de quelle précaution il use. Et certes il ne s’est pas fait faute de dire, exprimant toujours la même pensée : « Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence ! » et encore : « Que personne ne me juge imprudent, ou au moins, souffrez-moi comme imprudent » ; et : « Ce que je dis, je ne le dis pas selon Dieu, mais je fais paraître de l’imprudence » ; et : « Puisque plusieurs se glorifient selon la chair, moi aussi, je me glorifierai ». Et, ici encore : « Mais, puisqu’il y en a qui sont si hardis à parler d’eux-mêmes, je veux bien faire une imprudence en étant aussi hardi qu’eux ». C’est de la hardiesse, c’est de l’imprudence, selon lui, que de parler de soi avec fierté, même quand on y est contraint, et il s’attache à nous montrer qu’il faut fuir cette prétention. Si, après avoir tout fait, nous devons nous considérer comme inutiles, quelle pourrait être l’excuse de celui qui, sans raison aucune, s’exalte et se vante ? C’est ce qui a attiré au Pharisien le traitement qu’il a subi ; voilà comment il a fait naufrage dans le port ; voilà l’écueil contre lequel il s’est brisé. C’est ce qui fait que Paul, quelle que soit l’impérieuse nécessité qui 1e presse, répugne tant à se louer, et ne cesse pas de rappeler que c’est de l’imprudence. Enfin il se risque, et après avoir fait valoir la nécessité qui l’excuse, il dit : « Sont-ils Hébreux ? Moi aussi. Sont-ils Israélites ? Moi aussi (22) ». En effet, tous les Hébreux n’étaient pas Israélites, puisque et les Ammonites et les Moabites étaient Hébreux. Aussi ajoute-t-il, pour montrer la pureté de son sang : « Sont-ils de la race d’Abraham ? Moi aussi. Sont-ils ministres de Jésus-Christ ? Quand je devrais passer pour imprudent, je le suis plus qu’eux (23) ». Il ne se contente pas d’avoir déjà employé cette précaution, il répète ici encore ce correctif : « Quand je devrais passer pour imprudent, je le suis plus qu’eux ». Je vaux mieux, je les surpasse.

Les preuves manifestes de sa supériorité ne lui manquaient certes pas ; il n’en qualifie pas moins son langage, d’imprudent. Mais, dira-t-on, si c’étaient de faux apôtres, il n’était pas besoin d’une comparaison pour établir sa supériorité sur eux, il fallait montrer que ces hommes-là n’étaient pas des ministres. Aussi Paula-t-il dit que c’était « de faux apôtres, des ouvriers trompeurs, qui se transfigurent en apôtres de Jésus-Christ ». Mais maintenant, il ne procède plus de même ; il veut examiner à fond la question ; on ne doit pas, lorsqu’une enquête est possible, se borner à une simple affirmation de jugement ; l’apôtre fait d’abord la comparaison de leur vie et de la sienne, et c’est en 's’appuyant sur la réalité qu’il les ruine avec une bien plus grande autorité. C’est d’ailleurs l’opinion que ces gens-là ont d’eux-mêmes, et non son jugement à lui, que l’apôtre exprime, en disant : « Ils sont ministres de Jésus-Christ ». Quand il ajoute : « Je le suis plus qu’eux », c’est une comparaison ; une affirmation pure et simple ne lui suffit pas, il va donner la démonstration par les faits, et par là on verra bien que c’est à lui qu’appartient le caractère propre dé l’apostolat. Laissant de côté tous ses miracles, il parle de ses épreuves tout d’abord, il dit : « J’ai plus souffert de travaux, plus reçu de coups », ta seconde épreuve, être battu, recevoir des coups de fouet, est plus cruelle que la première. « Plus enduré de prison ». Ici encore, gradation. « Je me suis souvent vu tout près de la mort. Il n’y a pas de jour », dit-il, « que je ne meure ». (1Co 15,31) Ici, c’est la réalité même qu’il décrit, souvent il a été exposé à des dangers de mort. « J’ai reçu des Juifs, cinq différentes fois, trente-neuf coups de fouet (24) ». Pourquoi « trente-neuf ! » C’est qu’une ancienne loi portait que celui qui recevait plus de quarante coups était infâme. Donc pour empêcher que l’emportement de celui qui donnait les coups, n’excédât le nombre et ne rendît infâme celui qui les recevait, on avait fixé ce nombre à quarante moins un, à trente-neuf ; de cette manière, quelle que fût la vivacité de celui qui frappait, il n’était pas exposé à dépasser les quarante, il restait en deçà du nombre déterminé, et ne rendait pas infâme le patient.

« Trois fois j’ai été battu de verges ; une fois lapidé ; trois fois j’ai fait naufrage (25) ». Et que fait cela à l’Évangile ? Beaucoup, puisque pour le prêcher, il faisait de longs voyages, et traversait les mers. « Un jour et une nuit, j’ai été dans l’abîme ». Au milieu de la mer, selon les uns ; selon les autres, il nageait ;-ce qui est plus vraisemblable. Ce fait, il rie le donne pas comme un miracle, comme plus considérable que ses naufrages. « Dans les périls sur les fleuves (26) ». En effet, il était forcé de traverser les fleuves : « Dans les périls des voleurs, dans les périls au milieu de la cité, dans les périls de la solitude ». Partout des luttes devant moi, dans les pays, dans les contrées, dans les cités, dans les solitudes. « Dans les périls entre les nations, dans les périls entre les faux frères ». Vous voyez, ici, une autre espèce de guerre. Il ne rencontre pas seulement des ennemis déclarés, il se voit attaqué par ceux qui jouaient l’affection fraternelle, et il avait grand besoin, et de fermeté et de prudence. « J’ai souffert les travaux et les fatigues ». Les dangers succédaient aux labeurs, les labeurs aux dangers, sans relâche, sans trêve, et ne le laissaient pas même respirer un moment. « Souvent dans les voyages, souffrant la faim, la soif, la nudité, outre les maux extérieurs (27, 28) ».

2. II en passe plus qu’il n’en énumère ; ou plutôt, même les épreuves qu’il énumère, il n’en peut exprimer la rigueur ; il ne les montre pas, Il se contente d’en donner un chiffre court, facile à retenir ; par trois fois, dit-il, par trois fois, une fois ; quant à celles dont il ne peut donner le chiffré, parce que ce chiffre serait trop considérable, il n’en parle pas. Et il ne dit pas les heureux fruits qui en sont sortis, tant et tant de conversions ; il ne dit que ce qu’il a souffert en prêchant l’Évangile, et il fait en même temps deux choses : il montre sa modestie, et il montre, qu’alors même que ses travaux n’auraient rien produit, ils n’auraient pas été pour lui sans résultat, car c’est ainsi qu’il a mis le comble à la rémunération qu’il attend. « Mes assauts de tous les jours ». Les troubles, les violentes inquiétudes, les peuples qui l’attaquaient, les villes – qui se jetaient sur lui. C’étaient surtout les Juifs qui lui faisaient la guerre, parce que c’étaient eux surtout que l’apôtre couvrait de confusion, et le plus grand reproche que lui adressait leur fureur, c’était son changement si brusque de parti. La guerre était, contre lui, universelle, acharnée, guerre de la part de ses proches, guerre de la part des étrangers, guerre de la part des hypocrites ; partout autour de lui, des flots, des précipices, dans les contrées habitées, dans les pays sans habitants, sur la terre, sur la, mer, au-dehors, au dedans. Et il n’avait pas la nourriture nécessaire, il n’avait pas un mince vêtement, l’athlète de la terre livrait nu ses batailles, et c’est en ayant faim, qu’il soutenait ses luttes ; tant il était loin de chercher des richesses. Et il ne se plaignait pas, il rendait grâces à Dieu qui présidait à tous ces combats. « Le soin que j’ai de toutes les Églises ». La plus terrible de toutes ces épreuves, c’est qu’il était déchiré dans l’âme, que ses pensées le tourmentaient en sens divers. S’il n’essuyait aucune attaque du dehors, il avait la guerre à l’intérieur, les flots montaient sur les flots, les inquiétudes s’amassaient en tourbillons, toutes ses pensées se heurtaient dans une ardente mêlée. Souvent un homme qui n’a qu’une maison à gouverner, et, sous ses ordres, des serviteurs, des intendants, des économes, n’a pas le temps de respirer dans les soucis qui l’agitent, puisque personne ne lui cause d’embarras ; Paul n’avait pas une maison seulement à gouverner, mais des villes, des peuples, des nations, la terre entière. Et que d’affaires, et que d’ennemis qui le harcelaient ! Et il était seul, endurant tant de souffrances, et il éprouvait des angoisses telles que nul père n’en ressentit jamais pour ses enfants : essayez de concevoir ce qu’il eut à subir.

Ne dites pas que ses inquiétudes n’avaient peut-être rien de bien cuisant, mais écoutez ce qu’ajoute l’apôtre. « Qui est faible, sans que je m’affaiblisse avec lui (29) ? » Il ne dit pas : Je prends ma part de la tristesse, mais, je souffre autant que celui qui souffre, aussi malade que le malade, aussi troublé, aussi agité. « Qui est scandalisé sans que je brûle ? » Voyez ici encore l’extrême douleur qu’exprime cette image d’un feu dévorant. Je suis dans la flamme, le feu me consume, dit-il : supplice affreux. Les autres épreuves dont il parle, étaient cruelles, mais passaient vite ; il s’y mêlait une joie inaltérable ; mais ce qui l’étouffait, ce qui lui broyait le cœur, lui déchirait l’âme, c’était d’avoir tant à souffrir pour la faiblesse de chaque infirme, quel qu’il pût être. Son caractère n’était pas de s’affliger avec les plus considérés, sans prendre souci de ceux qui l’étaient moins ; l’être le plus abject, il le regardait comme un de ses proches. De là, ses paroles : « Qui est faible ? » On eût dit qu’il était, à lui seul, l’Église tout entière, tant il était tourmenté dans chacun de ses membres.

« S’il faut se glorifier de quelque chose, je me glorifierai de ma faiblesse (30) ». Vous voyez qu’il ne parle nullement de miracles ; voyez-vous qu’il ne se glorifie que de ses persécutions et de ses épreuves ? C’est que ce sont là, dit-il, des marques de faiblesse. Et il montre combien les combats étaient de nature différente. Les Juifs lui faisaient la guerre, les païens se soulevaient contre lui, les faux frères le combattaient, et lui s’affligeait à voir la faiblesse de ses frères, et leurs scandales ; de toutes parts lui venaient les troubles, les bouleversements, et du côté de ses proches, et du côté des étrangers. Voilà le caractère du véritable apostolat : voilà comment l’Évangile fait sa trame.

« Dieu, qui est le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sait que je ne mens point. Le gouverneur de la province de Damas, pour le roi Arétas, faisait faire garde dans la ville pour m’arrêter (31, 32) ». Pourquoi, ici, cette protestation qu’il dit vrai, cette manière d’affirmer dont il ne s’est jamais servi jusque-là ? C’est probablement que le fait était vieux et peu connu ; tandis que le reste était parfaitement connu, par exemple sa sollicitude pour les Églises, et tout ce dont il a parlé. Comprenez maintenant la violence de la guerre excitée contre lui, s’il était cause que l’on faisait garder la ville. Quand je parle de la violence de la guerre, je parle du zèle ardent de Paul ; si son ardeur eût été moins vive, il n’aurait pas excité à ce point la rage du gouverneur. Voilà ce que fait une âme vraiment apostolique ; sous tant de coups qui la frappent, elle n’est pas ébranlée, elle supporte tout avec une noble fierté, elle ne se précipite pas d’ailleurs au-devant des périls, elle ne les cherche pas pour s’y jeter par plaisir. Voyez à quel moyen il eut recours pour échapper au gouverneur : « Mais on me descendit par une fenêtre dans une corbeille (33) ».. Sans doute il désirait quitter cette terre, mais il n’en désirait pas moins le salut des hommes. Voilà pourquoi il a souvent recours à de pareils moyens ; il veut se conserver pour la prédication ; il ne refusait pas d’employer des moyens humains, quand les circonstances l’exigeaient ; telle était sa prudence et son activité. Lorsque les malheurs étaient inévitables, il n’avait recours qu’à la grâce ; quand l’épreuve n’excédait pas certaines limites, il trouvait dans son propre fonds un grand nombre de ressources ; et, ici encore, c’est à Dieu qu’il rapportait tout. Supposez une étincelle d’un feu inextinguible, tombant dans la mer, ensevelie sous les flots qui s’amoncellent, et reparaissant brillante au-dessus des ondes ; tel était le bienheureux Paul, tantôt englouti sous les dangers, tantôt affranchi, libre, plus brillant, triomphant par son courage de tous les malheurs.

3. Voilà l’éclatante victoire, voilà le trophée de l’Église, voilà ce qui met en fuite le démon,-nos souffrances. Pendant que nous subissons les souffrances, le démon est captif, c’est lui qui souffre du mal qu’il veut nous faire. C’est ce qui est arrivé à Paul ; plus le démon suscitait de dangers contre lui, plus ce maudit se voyait vaincu. Un seul genre d’épreuves ne lui suffisait pas, il variait, il diversifiait les périls. Tantôt la fatigue, tantôt le découragement, tantôt la crainte, tantôt la douleur, tantôt les angoisses, tantôt la honte, tantôt tous ces moyens ensemble ; il avait beau tenter, en toutes choses l’apôtre remportait la victoire. Supposez un soldat tout seul, tenant tête à la terre soulevée contre lui pour le combattre, soulevée tout entière, et au milieu des bataillons ennemis, ce soldat n’éprouve aucun mal ; c’est l’image de Paul, seul au milieu des barbares, au milieu des Grecs, présent sur toute ruer, présent sur toute terre, et toujours invincible. Supposez une étincelle tombant sur la paille ou le foin, convertissant en sa nature tout ce qu’elle embrase : c’est l’image de Paul dans sa course, ramenant tous les hommes à la vérité ; c’est un torrent qui inonde tout, qui renverse tous les obstacles. Supposez un seul et même athlète à la lutte, à la course, au pugilat ; un soldat assiégeant des murailles, combattant à pied, combattant sur mer. C’est l’image de Paul livrant toute espèce de combats, répandant le feu de son zèle et nul n’ose l’approcher ; à lui seul, il embrassait toute la terre, sa seule langue convertissait toutes les âmes.

Toutes ces trompettes qui tombèrent sur les murailles de Jéricho (Jos 6,20), et les brisèrent, n’égalent pas cette voix retentissante qui jette par terre les citadelles du démon, et tire à soi ses ennemis transformés. Il faisait des prisonniers en foule ; ces captifs, il les armait ensuite, il en faisait ses soldats à lui, son armée à lui, et, par eux, il remportait d’admirables victoires. David renverse Goliath d’un seul coup de pierre (1Sa 17,49) ; pesez les exploits de Paul, et l’œuvre de David n’est qu’une action d’enfant ; vous trouvez entre eux toute la différence du berger et du général. Paul ne renversait pas Goliath d’un coup de pierre ; mais de sa voix il mettait en fuite toute la phalange du démon ; comme un lion rugissant, dont la langue lancerait du feu, il ne trouvait personne pour lui résister, et c’étaient partout des bonds continuels, fondant sur les uns, tombant sur les autres, s’élançant sur d’autres encore, les premiers le revoyaient accourant plus vite que le vent, et comme on gouverne une seule maison, un seul navire, aussi facilement régissait-il la terre et tous ses habitants, retirant des abîmes ceux qui tombaient, soutenant ceux qui avaient le vertige, exhortant les matelots assis à la poupe, surveillant la proue, tendant les cordages, maniant la rame, assurant la voile, les yeux au ciel, remplissant à lui seul, toutes les fonctions, de matelot, de pilote, de nocher, de voile, de navire, souffrant tout, pour épargner aux autres tous les maux.

Voyez : il a souffert le naufrage, pour sauver l’univers du naufrage ; un jour et une nuit, il est resté dans l’abîme pour retirer les hommes de l’abîme de l’erreur ; il s’est fatigué pour apporter du repos à ceux qui sont fatigués ; il a souffert des coups pour guérir ceux que le démon frappe ; il a séjourné dans des prisons, pour ramener à la lumière les hommes assis dans les prisons des ténèbres ; il a souvent bravé mille morts, pour nous affranchir des morts les plus affreuses ; il a reçu, à cinq reprises différentes, trente-neuf coups de fouet, afin de délivrer ceux-mêmes qui les lui donnaient, du fouet du démon ; il a été frappé de verges, afin de soumettre les hommes à la verge et à la houlette du Christ ; il a été lapidé, afin de les mettre à l’abri de ces pierres qui n’atteignent pas les sens ; il a été dans la solitude, afin de les tirer hors de la solitude ; il a été dans les voyages, afin de mettre un terme aux courses vagabondes, et d’ouvrir la voie qui conduit au ciel ; il a couru des dangers dans les cités, afin de nous montrer la cité d’en haut ; il a souffert de la faim et de la soif, pour nous affranchir de la faim la plus cruelle ; il a enduré la nudité, afin de revêtir ceux qui étaient dans la honte de la robe de Jésus-Christ ; il a été assailli par les multitudes, afin de nous soustraire à l’attaque des démons ; il a été brûlé, afin d’éteindre les traits enflammés de l’enfer ; il a été descendu du haut d’une muraille par une fenêtre, pour faire remonter ceux qui étaient renversés sur la terre.

Continuerons-nous encore à discourir, quand nous n’avons pas même une idée des souffrances que Paul a endurées ? Montrerons-nous encore de l’attachement pour l’argent, de l’attachement pour une épouse, pour une ville, pour la liberté, quand nous le voyons prouver mille et mille fois son mépris de la vie ? Le martyr ne meurt qu’une fois ; ce bienheureux, dans son corps, dans son âme, a souffert tant et tant de dangers que c’était plus qu’il n’en fallait pour bouleverser une âme de diamant ; et ce que tous les saints ensemble ont enduré, dans tant de corps différents, l’apôtre l’a supporté dans un seul et même corps ; on eût dit que son stade, c’était la terre entière, qu’il défiait au combat tous les hommes, telle était la fierté de son inébranlable valeur. C’est qu’il savait bien quels étaient ces démons qui luttaient contre lui. Aussi sa gloire a-t-elle brillé dès le début ; dès le premier pas hors de la barrière, jusqu’au dernier terme du stade, il est resté toujours semblable ; ou plutôt il s’élançait avec d’autant plus d’ardeur qu’il approchait plus de l’heure des récompenses. Et ce qui est vraiment admirable, c’est que l’homme qui souffrait et faisait de si grandes choses était la modestie même. Contraint à parler de ses vertus, il parcourait tout cela rapidement et sans s’arrêter ; il aurait pourtant rempli des milliers et des milliers de volumes, à expliquer une à une toutes ses paroles ; à dire de quelles Églises il prenait un si grand soin ; à énumérer ses prisons et les œuvres qu’il y accomplit ; à raconter une à une ses autres tribulations, les assauts qu’il essuya. Mais il ne l’a pas voulu.

Instruits de cette conduite, sachons donc, nous aussi, pratiquer la modestie ; ne nous glorifions plus ni de notre fortune, ni des autres biens de ce monde, ne' nous glorifions que des outrages endurés pour Jésus-Christ, et n’en parlons encore que quand nous y sommes forcés ; s’il n’y a aucune nécessité pressante, n’en faisons pas mention, ne disons rien pour nous exalter, ne rappelons que les péchés que nous avons commis. C’est ainsi qu’il nous sera facile d’en être délivrés, c’est ainsi que nous nous rendrons Dieu propice, et que nous obtiendrons la vie à venir. Fuissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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