Colossians 1
COMMENTAIRE SUR L’ÉPÎTRE AUX COLOSSIENS.
HOMÉLIE PREMIÈRE.
PAUL, APÔTRE DU CHRIST, PAR LA VOLONTÉ DE DIEU, ET TIMOTHÉE SON FRÈRE. – AUX SAINTS ET FIDÈLES FRÈRES EN JÉSUS-CHRIST QUI SONT À COLOSSES. – QUE DIEU VOTRE PÈRE ET JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR VOUS DONNENT LA GRÂCE ET LA PAIX. (CHAP. 1,1 A 3) Analyse.
- 1. Date de l’épître aux Colossiens et de certaines épîtres de saint Paul.
- 2. Explication des versets 4, 5, 6, 7 et 8 du chapitre I.
- 3. Des divers genres d’amitié.
- 4. La table des pauvres préférable à celle des riches.
- 5. Honte et suites fâcheuses qui s’attachent à l’intempérance.
- 6. Avantages de l’aumône.
1. Toutes les épîtres de Paul sont édifiantes ; mais celles qui sont datées de sa prison offrent surtout ce caractère : de ce genre sont les épîtres aux Éphésiens, à Philémon, à Timothée et l’épître actuelle : car cette épître aussi a été écrite, quand Paul était dans les fers, comme l’attestent ces mots : « Ce mystère pour lequel je suis dans les liens, afin que je le découvre aux hommes en la manière que je dois le découvrir ». (Col 4,3-4) Mais cette épître semble postérieure à l’épître aux Romains. L’épître aux Romains a été écrite quand Paul n’avait pas encore vu Rome. Lorsque celle-ci a été écrite, au contraire, Paul avait vu Rome et touchait au terme de sa prédication. Voici la preuve évidente de ce fait dans son épître à Philémon, il dit : « Quoique je sois déjà vieux » (Phm 1,9), en le priant pour Onésime. Dans cette épître-ci, c’est Onésime lui-même qu’il envoie, comme il le dit lui-même : « J’envoie aussi Onésime, mon cher et fidèle frère ». (Col 4,9) Il l’appelle son cher et fidèle frère. Il prend aussi un ton plein de fermeté, en disant dans cette épître : « Demeurez inébranlables, dans l’espérance que vous donne l’Évangile que vous avez entendu et qui a été prêché à toutes les créatures qui sont sous le ciel ». Car la prédication durait déjà depuis un certain temps. C’est ce qui me fait croire aussi que cette épître a précédé l’épître à Timothée, qui a été écrite vers l’époque de sa mort, puisqu’il y est dit : « Quant à moi, je suis comme une victime qui a déjà reçu l’aspersion, pour être sacrifiée ». (2Ti 4,6) Cette épître est plus ancienne que celle qui est adressée aux Philippiens. Elle semble dater des premières années de sa captivité à Rome. Pourquoi donc est-ce que je dis que ces épîtres offrent plus d’intérêt que les autres ? Parce qu’elles datent de sa captivité. Il fait comme ces héros qui prennent la plume, après avoir déposé le glaive, en se reposant sur leurs trophées. Cette captivité, il le savait bien, était sa gloire. « Le fils que j’ai eu quand j’étais dans les liens », écrit-il à Philémon. (Phm 1,10) Par ces paroles, il nous engage à nous réjouir au sein même de l’adversité et de la détresse, loin de nous laisser abattre. Philémon était là parmi eux. Car, en lui écrivant, il dit : « Paul à Archippe, le compagnon de nos combats » (Phm 1,2) ; et dans l’épître aux Colossiens, on trouve ces mots : « Dites à Archippe » (Col 4,17) ; cet Archippe était probablement chargé de quelque fonction ecclésiastique. Quant à Paul, il n’avait jamais vu ni les Colossiens, ni les Romains, ni les Hébreux, quand il leur écrivait. C’est un fait auquel il fait allusion en plusieurs endroits. Ici notamment écoutez-le : « Pour tous ceux qui ne me connaissent point de visage, et ne m’ont jamais vu » ; et plus bas : « Si je suis absent de corps, je suis néanmoins avec vous en esprit ». (Col 2,1.5) Il savait donc que sa présence était partout chose très importante, et même quand il est absent, il veut se faire passer pour présent. Quand il punit le fornicateur, il veut qu’on se figure qu’il assiste à la sentence : « Pour moi », dit-il, « étant absent de corps, mais présent en esprit, j’ai déjà porté, comme présent, ce jugement contre celui qui a fait une telle action » ; et ailleurs : « Je viendrai à vous et je sonderai non pas le langage, mais la vertu de ces hommes qui sont enflés de vanité » (1Co 5,3 et 3,19) ; et ailleurs : « Non-seulement quand je suis présent parmi vous, mais surtout quand je suis absent ». (Gal 3,18) « Paul, apôtre de Jésus-Christ, par la volonté de Dieu ». Il est bon de dire d’abord quel est le sujet de cette épître. Quel est donc ce sujet ? Nous trouvons la réponse dans l’épître elle-même. C’était par l’intermédiaire des anges que les Colossiens voulaient avoir accès auprès de Dieu. Ils avaient encore plusieurs observances ou judaïques ou païennes que saint Paul veut abolir, et c’est pour cela qu’il dit dès le commencement de sa lettre : « Par la volonté de Dieu ». – « Et Timothée, son frère », dit-il. Ce Timothée était donc aussi un apôtre. Il était vraisemblablement connu des Colossiens. « Aux saints qui sont à Colosse », ville de Phrygie, voisine de Laodicée. Et « aux fidèles, frères en Jésus-Christ ». D’où vient, dit-il, je vous le demande, que vous êtes saint ? D’où vous vient ce nom de fidèle ? N’est-ce pas de ce que vous avez été sanctifié par la mort du Christ ? N’est-ce pas de ce que vous croyez au Christ ? Comment êtes-vous devenu notre frère ? Car ce n’est ni par vos œuvres, ni par vos paroles, ni par une conduite pleine de droiture que vous vous êtes montré fidèle. D’où vient, je vous prie, que tant de mystères vous ont été confiés ? N’est-ce pas à cause du Christ ? – « Que Dieu notre Père vous donne la grâce et la paix ! » D’où vous vient la grâce ? D’où vous vient la paix ? « De Dieu notre Père », dit-il. – Il n’a pas dit de Dieu, le Père du Christ. Je dirai à ceux qui poursuivent l’Esprit-Saint de leurs calomnies : D’où vient que Dieu est devenu le Père de ceux qui étaient des esclaves ? Qui a pu opérer ces merveilles ? Qui vous a rendu saint ? Qui vous a rendu fidèle ? Qui a fait de vous un enfant de Dieu ? Celui qui vous a rendu digne de foi, celui-là a été cause que l’on vous a tout confié. 2. Si nous portons le nom de fidèles, ce n’est pas seulement à cause de notre foi, c’est parce que Dieu nous a confié des mystères qui n’ont pas même été connus des anges avant nous. Mais Paul parle ici sans distinguer. « Nous rendons grâces à Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Il a l’air de tout rapporter au Père, pour ne pas les offenser d’abord. « Et nous le prions sans cesse pour vous ». non seulement son action de grâces, mais encore cette oraison perpétuelle montre sa tendresse pour ces hommes qu’il avait toujours devant les yeux sans les avoir vus jamais. « Depuis que nous avons appris quelle est votre foi en Jésus-Christ (4) ». Plus haut il a dit : « Notre-Seigneur » ; ici il dit : « Jésus-Christ ». C’est lui qui est Notre-Seigneur, dit-il ; mais il ne prononce pas le mot « d’esclaves » du Christ ; titre qui est pourtant le symbole de sa bonté pour nous : car c’est lui, dit l’évangéliste, qui délivrera son peuple du péché. (Mat 1,21) « Depuis que nous avons appris quelle est votre foi en Jésus-Christ et votre charité envers tous les saints ». Il se concilie ses auditeurs et cherche à gagner leur bienveillance. C’est Epaphrodite qui lui a appris ce qu’il dit, et il envoie sa lettre par Tychique, en retenant Epaphrodite auprès de lui. « Et votre charité envers tous les saints ». Non pas envers tel ou tel, mais envers nous aussi. – « Dans l’espérance des biens qui vous sont réservés dans le ciel (5) ». Il est question des biens à venir. C’est un rempart qu’il leur donne contre les tentations, afin qu’ils ne cherchent pas ici-bas le repos et la tranquillité. Il ne fallait pas qu’on pût dire : Et que leur sert leur charité envers les saints, au milieu de leurs angoisses et de leurs douleurs ? Voilà pourquoi il s’écrie : Nous nous réjouissons à la vue des grandes et splendides récompenses que vous vous préparez dans le ciel. « Dans l’espérance des biens qui vous sont réservés », dit-il. C’est une récompense assurée qu’il leur fait entrevoir. « Dont vous avez déjà reçu la connaissance par la parole véritable de l’Évangile (3) ». C’est ici une expression de blâme. Cette parole, ils l’ont observée longtemps et ont fini par la négliger. « Dont vous avez déjà reçu la connaissance par la parole véritable de l’Évangile ». Il rend ici témoignage à la vérité évangélique et il a raison ; car l’Évangile, c’est la vérité pure. – « De l’Évangile ». Il ne dit pas : « De la prédication », mais il appelle l’Évangile en témoignage, leur rappelant sans cesse les bienfaits de Dieu ; il a commencé par leur donner des éloges ; puis il leur remet les bienfaits de Dieu en mémoire. « Qui subsiste chez vous comme dans le monde entier (6) » : ce sont encore là des paroles flatteuses. « Qui subsiste » est une expression métaphorique. L’Évangile n’est point parvenu jusqu’à eux pour disparaître ; l’Évangile demeure et subsiste parmi eux. Puis, comme rien n’est plus capable d’affermir la croyance que d’avoir beaucoup de gens qui la partagent, il ajoute : « Comme dans le monde entier ». L’Évangile est partout, dit-il, partout il domine et règne. « Dans le monde entier il fructifie et croît, ainsi qu’il a fait parmi vous ». Il fructifie par ses œuvres ; il croît par les prosélytes qu’il fait, par les profondes raisons qu’il jette de tous côtés. Car les plantes aussi deviennent touffues, quand elles deviennent robustes. « Ainsi qu’il a fait parmi vous ». Il s’empare d’abord par la louange de l’âme de ses auditeurs, pour qu’ils ne s’éloignent de lui qu’à regret. « Du jour où vous avez entendu ». Ce qu’il y a d’admirable, c’est la rapidité avec laquelle vous êtes arrivés à la lumière, avec laquelle vous avez cru, avec laquelle vous avez porté des fruits. « Du jour où vous avez connu et entendu la grâce de Dieu, selon la vérité ». Ce n’est point par des discours, par des effets illusoires, c’est par des actes que vous l’avez connu. Voilà ce que signifie le mot : « L’Évangile fructifie ». Vous avez accueilli les signes et les miracles, et vous avez connu la grâce de Dieu. Puisqu’il vous a montré tout d’abord sa puissance, comment feriez-vous pour ne pas croire en lui ? « Comme vous en avez été instruit par notre très cher Epaphras, notre compagnon dans le service de Dieu (7) ». Il est vraisemblable que cet Epaphras avait prêché à Colosses : vous avez appris de lui l’Évangile, dit saint Paul. Puis, pour montrer que c’est là un maître digne de foi, l’apôtre dit : « Qui est un fidèle ministre de Jésus-Christ, pour le bien de vos âmes ». « Et de qui nous avons appris aussi votre charité toute spirituelle (8) ». Ne doutez pas, dit-il, des biens à venir. Vous voyez que le monde change de face. Qu’est-il besoin de vous dire ce qui se passe chez les nations étrangères ? Sans parler de ces événements, ce qui se passe chez vous est bien digne de foi. « Vous avez connu », dit-il, « la grâce de Dieu par la vérité », c’est-à-dire, par les faits. Il y a donc deux motifs bien propres à raffermir votre espérance des biens à venir : c’est la croyance universelle, c’est votre propre croyance, et les faits sont d’accord avec les paroles d’Epaphras. « Qui est un fidèle » ministre, dit-il, c’est-à-dire, un ministre véridique. « Qui est un fidèle maître, pour le bien de vos âmes », c’est-à-dire, qui est venu à nous et « de qui nous avons appris votre charité toute spirituelle pour nous ». S’il est le ministre du Christ, pourquoi dites-vous que vous êtes amenés et gagnés à Dieu par le ministère des anges ? – « De qui nous avons appris aussi votre charité toute spirituelle pour nous ». Voilà une admirable charité, une charité ferme et stable. Les autres espèces de charité n’en ont que le nom. Il y en a quelques-unes de ce genre. Mais ce n’est pas là de l’amitié. Aussi un semblable attachement est-il loin d’être indissoluble. 3. Qu’ils sont nombreux les liens qui peuvent former l’amitié ! Les liaisons honteuses, nous les passerons sous silence ; car on ne peut pas nier que de semblables liaisons ne soient blâmables. Mais parlons, si vous voulez, de ces liaisons toutes naturelles qui s’offrent dans la vie. En voici quelques-unes : vous avez rendu service à un homme ; cet autre était lié avec votre famille. Cet autre s’est assis à la même table que vous ; c’est votre compagnon de voyage ; c’est votre voisin. Cet autre exerce la même profession que vous : encore cette amitié-là n’est-elle pas bien sincère, puisqu’elle contient un germe de rivalité jalouse. Quant à l’attachement qu’engendre la nature, c’est celui du père pour le fils, du fils pour le père, du frère pour le frère, de l’aïeul pour son petit-fils, de la mère pour ses enfants, de l’épouse pour son mari, si vous voulez. Tous ces genres d’attachement qui dérivent du mariage nous entourent en cette vie terrestre. Ils semblent plus forts que les premiers. Je dis : « Ils semblent », parce qu’ils sont quelquefois moins forts. Que de fois n’a-t-on pas vu des amis plus étroitement et plus franchement unis que des frères, que des fils et des pères entre eux ! Souvent un fils laisse son père sans secours, et le secours vient d’un inconnu. Mais l’amitié spirituelle, c’est la suprême amitié. C’est une reine qui étend son empire sur les siens, une reine brillante. Il n’en est pas de cette amitié comme de l’autre. Ce n’est pas un intérêt terrestre, ce n’est ni l’habitude, ni le bienfait, ni la nature, ni l’or qui l’engendre ; c’est d’en haut ; c’est du ciel qu’elle descend. Quoi d’étonnant, si elle n’a pas besoin du bienfait pour subsister, puisque les mauvais traitements eux-mêmes ne peuvent compromettre son existence ? Voulez-vous savoir combien cette amitié l’emporte sur l’autre ? Écoutez Paul qui vous dit : « Pour mes frères, je voudrais être une victime soumise à l’anathème par le Christ ». (Rom 9,10) Quel père voudrait s’exposer à un tel malheur pour son fils ? Écoutez encore cette parole : « Ce qu’il y aurait sans contredit de plus heureux pour moi, ce serait d’être dégagé des liens du corps, pour me réunir au Christ ; mais il est plus utile pour vous que je demeure encore en cette vie ». (Phi 1,23-24) Quelle mère sacrifierait ainsi ses intérêts ? Écoutez encore l’apôtre : « Nous avons été », dit-il, « pour un peu de temps, séparés de vous de corps, mais non pas de cœur ». (1Th 2,17) Un père outragé ôte à son fils sa tendresse ; mais le chrétien n’agit pas ainsi ; il va trouver ceux qui l’ont lapidé, pour les combler de bienfaits. Car il n’y a rien, non, il n’y a rien d’aussi fort que le lien spirituel. Celui qui vous est attaché par le bienfait, sera votre ennemi, quand vous cesserez de lui faire du bien. Celui que l’habitude enchaînait à vous, ne sera plus votre ami, quand la chaîne de l’habitude viendra à se rompre. La discorde et les querelles entrent-elles dans le ménage ? Voilà la femme qui laisse là son mari et qui ne l’aime plus. Le fils lui-même ne voit pas sans impatience que la vie de son père se prolonge. Mais, dans l’attachement spirituel, rien de semblable. Il n’a pas les mêmes chances de se rompre, parce qu’il ne repose pas sur les mêmes bases. Ni le temps, ni la longévité, ni les mauvais traitements, ni les médisances, ni le ressentiment, ni les outrages, rien en un mot ne peut l’attaquer ni le dissoudre. Voulez-vous en être convaincus ? Voyez Moïse priant pour ceux qui le lapident. (Exo 17) Quel père en aurait fait autant pour le fils qui l’aurait lapidé ? Ne l’aurait-il pas, au contraire, accablé à son tour d’une grêle de pierres ? Appliquons-nous donc à serrer les nœuds de cette amitié spirituelle forte et indissoluble, et non les nœuds de cette amitié qui prend naissance au milieu des festins ; car, pour cet attachement vulgaire, il nous est interdit. Exo 17) Quel père en aurait fait autant pour le fils qui l’aurait lapidé ? Ne l’aurait-il pas, au contraire, accablé à son tour d’une grêle de pierres ? Appliquons-nous donc à serrer les nœuds de cette amitié spirituelle forte et indissoluble, et non les nœuds de cette amitié qui prend naissance au milieu des festins ; car, pour cet attachement vulgaire, il nous est interdit. Écoutez cette parole évangélique du Christ : « Quand vous donnez un festin, n’invitez ni vos voisins ni vos amis ; invitez les pauvres et les estropiés ». (Luc 14,12-13) Elle est bien vraie cette parole : elle nous promet, si nous la suivons, une grande récompense. – Mais vous ne vous sentez ni la force ni le courage de faire asseoir à votre table des boiteux et des aveugles. C’est peut-être pour vous une corvée que vous refusez nettement. Vous devriez pourtant ne pas vous y dérober ; mais enfin elle n’est pas nécessaire. Ne les faites point asseoir à votre table, soit ; mais envoyez-leur des mets de votre table. Quand on invite ses amis, on ne fait rien là de bien méritoire, et l’on reçoit ici-bas sa récompense. Mais quand on invite un pauvre et un estropié, c’est Dieu même que l’on a pour débiteur. Affligeons-nous, non de ne pas recevoir ici-bas notre récompense, mais de la recevoir sur cette terre ; car, si nous sommes payés sur cette terre, nous ne serons pas payés là-haut. Si les hommes nous paient, Dieu ne nous paiera pas ; si les hommes ne nous paient pas, c’est Dieu, qui nous paiera. Ne cherchez donc pas à faire du bien à ceux qui peuvent nous le rendre ; que nos bienfaits ne soient pas intéressés ; car ce serait là un froid calcul. Si vous invitez un ami, il vous en est reconnaissant jusqu’au soir, et cette amitié éphémère se fond avant l’argent du festin. Mais invitez un pauvre et un estropié, vous vous acquérez des droits à une reconnaissance éternelle, car c’est Dieu qui se souvient toujours, c’est Dieu qui n’oublie jamais qui devient votre débiteur. Quelle est, je vous le demande, cette petitesse, quelle est cette faiblesse de ne pouvoir s’asseoir, avec les pauvres, à la table du festin ? C’est, dites-vous, un convive malpropre et dégoûtant. Mettez-le dans un bain avant de le conduire à table. Mais il a des vêtements grossiers. Faites-lui-en changer et habillez-le proprement. 4. Ne voyez-vous pas ce que ce festin peut vous rapporter ? C’est le Christ en personne qui vient s’asseoir à votre table, et, quand il s’agit du Christ, vous usez de parcimonie ? C’est un roi que vous invitez et vous craignez ? Faites dresser deux tables : l’une pour cette foule d’aveugles, d’estropiés, de boiteux, d’hommes aux membres mutilés, qui s’en vont pieds nus et sans chaussures, avec une tunique usée ; l’autre pour les puissants, pour les généraux, pour les gouverneurs, pour les grands et pour les princes qui ont des habits précieux, de fins tissus de lin, avec des ceintures d’or. Sur la table des pauvres, point d’argenterie, peu de vin, juste ce qu’il en faut pour égayer le repas, des coupes et des vases en verre uni. Sur la table des riches au contraire, que toute la vaisselle soit d’or et d’argent ; qu’un homme ne suffise pas pour apporter cette table demi-circulaire ; que deux jeunes serviteurs aient de la peine à la faire mouvoir ; qu’il y ait une fiole d’or du poids d’un demi-talent, assez lourde pour que deux robustes esclaves puissent à peine la remuer ; rangez ces amphores avec symétrie, et que ces amphores soient en argent ou mieux d’un or massif fait pour éblouir les yeux ; que la table demi circulaire soit entourée de toutes parts de coussins et de tapis moelleux. Qu’il y ait là une foule de serviteurs empressés revêtus aussi d’ornements et d’habits splendides avec d’amples hauts-de-chausses. Qu’ils soient beaux ; que la fleur de la jeunesse brille sur leurs visages, qu’ils soient propres et d’un extérieur avenant. Qu’à la table des pauvres au contraire, il n’y ait que deux serviteurs foulant aux pieds tout ce faste. Pour les riches, un service élégant et somptueux ; pour les pauvres, juste ce qu’il faut pour apaiser la faim et entretenir la gaieté. Est-ce bien tout ? Les deux tables sont-elles mises et dressées comme il faut ? manque-t-il quelque chose ? Je ne le crois pas ; j’ai passé en revue les invités, je me suis arrêté sur le luxe et la magnificence de la vaisselle, des tapisseries et des mets. Si nous avons omis quelques détails, nous les trouverons en continuant. Eh bien ! maintenant que les deux tables ont été mises et dressées comme il faut, à laquelle vous assiérez-vous, je vous le demande ? Quant à nous, c’est vers la table des aveugles et des boiteux que je me dirige : plusieurs d’entre vous choisiront peut-être la table des généraux, cette table où règne une gaieté brillante. Voyons quelle est celle de ces deux tables où l’on est mieux. Ne nous plaçons pas encore au point de vue de l’avenir. Sous ce rapport, la table des pauvres, la table de mon choix, est supérieure à l’autre. Pourquoi ? C’est qu’on y trouve le Christ, tandis qu’à l’autre il n’y a que des hommes : l’une est la table du maître, l’autre est celle des esclaves. Mais ce n’est point encore ce dont il s’agit ; voyons quelle est celle où l’on est le mieux, pour le moment. D’abord on est mieux à celle des pauvres, en ce sens qu’il vaut mieux manger à la table du roi qu’à celle des serviteurs. Mais omettons encore ce détail et examinons la chose elle-même. Moi et les autres qui avons choisi cette table, nous allons nous entretenir en toute liberté, tout à loisir et tout à notre aise. Quant à vous, convives de l’autre table, tremblants et craintifs, de peur de déplaire à vos commensaux, vous n’oserez pas même étendre la main, comme si vous étiez à l’école et non dans un festin, comme si vous étiez des enfants en présence d’un maître terrible. À notre table, il n’en est pas ainsi. Mais, me direz-vous, l’honneur est ici pour beaucoup. Eh bien ! je me trouve plus honoré que vous. Vous qui partagez ce festin de princes, vos propos serviles font encore ressortir votre bassesse. Car la condition de l’esclave ne se trahit jamais mieux que lorsqu’il est assis à côté de son maître. C’est alors qu’il n’est point à sa place ; plus rabaissé qu’honoré par cette condescendance que l’on a pour lui, c’est alors surtout qu’il semble petit et abject. L’esclave, le pauvre peut avoir sa dignité ; mais il ne l’a plus quand il marche à côté de son maître. La bassesse, près de la grandeur, est toujours bassesse ; et le contraste, loin de l’élever, le rabaisse encore. Ainsi, vous qui êtes assis à la table des grands, le rang élevé de vos commensaux vous rend encore plus humbles et plus abjects ; mais il n’en est pas ainsi de nous. Nous avons sur vous le double avantage de l’honneur, et de la liberté, double avantage incomparable aux yeux d’un convive qui veut avoir ses aises. Car je préfère le pain de la liberté aux innombrables mets de la servitude, et, comme dit le livre des Proverbes (Pro 15, 17) « mieux vaut manger des légumes à la table de la charité que de manger un veau gras à la table de la haine ». Quoi que disent ces grands auprès desquels vous êtes assis, vous êtes, sous peine de les choquer, obligés de leur accorder vos éloges, en vous conduisant comme des parasites, plus mal encore que des parasites. Les pauvres ont beau être méprisés, ils ont leur franc parler cependant : vous autres, vous ne l’avez même pas. Tel est l’état de bassesse et d’abjection où vous êtes : vous avez peur, vous tremblez, et vos commensaux ne daignent pas faire attention à vous. Le plaisir est donc banni de cette table des grands ; tandis qu’à l’autre ce n’est que contentement et joie. 5. Mais examinons le repas en lui-même. À la table des grands, il faut, bon gré mal gré, boire avec excès ; à la table des pauvres, on peut, si l’on veut, s’abstenir de boire et de manger. À la première de ces tables le plaisir que fait naître la sensualité est donc banni d’abord par la gêne, puis par le malaise qui suit la satiété. La plénitude est aussi funeste et aussi douloureuse que la faim. Que dis-je ? Elle est plus funeste encore. Qu’on me livre un homme, j’en viendrai plutôt à bout par les excès que par la faim. C’est qu’en réalité la faim est plus facile à supporter. Tel est capable de résister à la faim, durant vingt jours, qui ne résistera pas à deux jours d’excès. Ces paysans toujours en butte avec la faim sont bien portants et n’ont pas besoin des secours de la médecine ; mais ceux qui vivent dans l’orgie, n’y résistent qu’à force de remèdes, encore la débauche, devenue tyrannique, rend-elle souvent inutile l’art du médecin. Sous le rapport du plaisir qu’on y trouve, la seconde table a donc l’avantage sur la première. Car si l’honneur vaut mieux que la honte, la liberté que la dépendance, l’assurance que la crainte et l’effroi, la frugalité que l’intempérance qui se noie dans les délices, la seconde table, même au point de vue purement sensuel, vaut mieux que l’autre. Sous le rapport de la dépense, elle a encore l’avantage : elle est peu coûteuse, tandis que l’autre engloutit des sommes immenses. Mais quoi ? n’est-ce qu’aux convives, n’est-ce pas aussi à l’amphitryon que cette table est plus agréable que l’autre ? Celui qui invite les grands s’y prend plusieurs jours à l’avance pour faire ses préparatifs ; il se donne nécessairement beaucoup de mal, beaucoup de peine, beaucoup de tracas ; il ne dort ni jour ni nuit ; il se met l’imagination à la torture ; il entre en pourparler avec les cuisiniers, avec les pourvoyeurs, avec ceux qui dressent la table. Quand le grand jour arrive, regardez-le bien : le voilà plus inquiet qu’un athlète qui va disputer le prix du pugilat. Il craint les accidents, les jaloux, les mauvaises langues. L’amphitryon des pauvres, au contraire, est libre de tout soin et de tout tracas ; il met lui-même la table ; il ne s’inquiète pas plusieurs jours d’avance. Et puis les grands ne savent pas longtemps gré à celui qui les invite, tandis que celui qui traite les pauvres est le créancier de Dieu ; il est plein d’espérance, et chaque jour il savoure la joie de ce festin. Le gré qu’on lui sait ne disparaît pas comme les mets. Il est plus heureux chaque jour que celui qui s’est gorgé de vin. Le meilleur aliment de l’âme en effet, c’est l’espoir, c’est l’attente du bonheur. Mais voyons la suite. Au festin des grands, les cithares, les flûtes, les instruments de toute sorte font entendre leurs accords. Au festin du pauvre point de bruits discordants ; des hymnes et des psaumes s’élèvent dans les airs. Là ce sont des chants en l’honneur du démon ; ici c’est Dieu notre souverain maître que l’on bénit. Ici quelles actions de grâces ! Là quelle ingratitude ! quelle légèreté ! quel abrutissement ! Comment ! c’est Dieu qui vous nourrit, et, au lieu de le remercier de la nourriture qu’il vous donne, c’est le démon que vous invoquez ! Car tous vos concerts ne sont que des hymnes au démon. Quoi ! au lieu de dire : Vous êtes béni, ô mon Dieu, parce que vous m’avez nourri de vos biens, vous perdez le souvenir de ces biens comme un chien sans pudeur, et c’est le démon que vous invoquez ! Mais que dis-je ? Les chiens, qu’on leur donne ou non quelque chose, caressent les gens de la maison ; mais vous, ce n’est pas là ce que vous faites. Le chien caresse son maître, lors même que son maître ne lui donne rien, et vous aboyez, vous, contre la main qui vous nourrit. Le chien, quand une personne qui lui est antipathique, lui fait du bien, ne cesse pas, pour cela, d’être son ennemi et ne s’attache pas à elle. Et vous, à qui le démon a fait tant de mal, vous le faites figurer dans vos festins. Vous valez donc deux fois moins qu’un chien. J’ai bien fait de citer l’exemple du chien à ces hommes dont la reconnaissance est toujours intéressée. Oui, rendez hommage aux chiens qui, même affamés, caressent leurs maîtres ; vous, si vous entendez dire que le démon a rendu quelques services à un homme, vous abandonnez aussitôt votre maître, ô serviteur plus déraisonnable qu’un chien ! Mais les courtisanes, dites-vous, font plaisir à voir. Le beau plaisir ! Dites plutôt qu’elles font honte à voir. Votre maison est devenue un mauvais lieu, un lieu d’orgies et de folies ; ne rougissez-vous pas de trouver du plaisir là-dedans ? Si vous goûtez ce plaisir en son entier, la honte et le dégoût qui en résultent n’en sont que plus grands. Comment n’en serait-il pas ainsi, lorsque vous faites de votre maison un antre de débauches où l’on se vautre dans la fange, à l’exemple des pourceaux ? Si l’on ne va pas jusque-là, on souffre davantage. Car la vue de ces courtisanes ne suffit pas ; elle ne fait qu’enflammer les désirs. Voulez-vous savoir à quoi tout cela aboutit ? Quand ces gens-là sortent de table, ils sont sans pudeur, ils sont irascibles, ils sont même pour les valets un objet de risée. Les serviteurs ont leur sang-froid ; les maîtres sont ivres. Quelle honte ! Mais parmi les pauvres, il ne se passe rien de pareil. Ils rentrent chez eux, après avoir terminé le repas par une action de grâces rendues au Seigneur ; ils sont joyeux quand ils se couchent, joyeux quand ils se lèvent ; ils n’ont pas à rougir ; ils n’ont aucun reproche à se faire. 6. Examinez maintenant ces illustres invités, vous verrez qu’ils sont au dedans ce que les autres sont au-dehors, c’est-à-dire aveugles, estropiés, boiteux. L’hydropisie et la fièvre attaquent le corps chez les autres ; chez eux elle attaque l’âme. Tel est en effet l’orgueil ; après le plaisir, l’âme est mutilée. Voilà ce que c’est que la satiété et l’ivresse ; l’âme ne sort de là qu’estropiée et boiteuse. Les pauvres, au contraire, sont au moral ce que les grands sont au physique. Leur âme est belle et parée. Car, lorsqu’on vit en rendant grâces au Seigneur, quand on ne demande que le nécessaire, quand on possède cette haute raison, voilà le bonheur dans tout son éclat ! Mais voyons comment tout cela se termine. Là règnent l’intempérance, le rire immodéré, l’ivresse, la bouffonnerie, l’obscénité dans les propos ; la présence des courtisanes bannit des entretiens toute pudeur. Ici règnent la douceur et la bienveillance. Celui qui invite les grands est cuirassé d’orgueil ; celui qui invite les pauvres n’écoute que l’humanité et son bon cœur. C’est l’humanité qui dresse cette table ; cette autre a été préparée par la vanité, par la dureté du cœur, fille de l’injustice et de la cupidité. Et cette vaine gloire, je le répète, aboutit à l’arrogance, à l’abrutissement, à la folie, fruits de la vaine gloire, tandis que l’humanité mène à remercier et à glorifier Dieu. Celui qui traite les pauvres reçoit ici-bas plus d’éloges ; tandis que l’autre est un objet d’envie, et est regardé comme le père commun des pauvres même que ses bienfaits n’ont pas atteints. Les victimes de l’injustice trouvent parmi ceux même que l’injustice a épargnés des êtres compatissants qui font cause commune avec eux contre l’homme injuste. De même ceux qui ont rencontré une main bienfaisante trouvent dans ceux-là même qui n’ont pas reçu de bienfaits des gens tout prêts à louer, à admirer avec eux le bienfaiteur. L’amphitryon des grands est exposé à tous les traits de l’envie ; l’amphitryon des pauvres voit tout le monde s’intéresser à lui, entend le concert des vœux que l’on fait pour lui. Voilà ce qui se passe ici-bas ! Et là-haut, quand viendra le Christ, le bienfaiteur du pauvre comparaîtra devant lui avec assurance, et, devant l’univers entier, le Christ lui dira : « J’avais faim, et vous m’avez nourri ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli » (Mat 25,35) ; et autres choses pareilles. À l’autre, au contraire, il dira : « Esclave méchant et paresseux » ; et puis : « Malheur à ceux qui s’étendent avec délices sur leurs couches moelleuses ; qui dorment dans des lits d’ivoire, qui boivent des vins délicats ! » (Amo 6,4) Malheur à ceux qui, s’inondant de parfums exquis, croient à la durée de ces plaisirs éphémères ! J’avais mon but en vous tenant un pareil langage. J’ai voulu changer vos cœurs. J’ai voulu vous engager à chercher en tout votre intérêt véritable. Mais, me direz-vous, si je fais les deux ; si j’invite les grands et les pauvres ! Voilà les mots qui sont dans toutes les bouches ! Mais dites-moi : pourquoi donc, au lieu de diriger toutes vos actions vers un but d’utilité, les diviser ainsi ; pourquoi vous jeter d’un côté dans des dépenses inutiles, quand de l’autre vous dépensez utilement votre avoir ? Si, tout en semant, vous jetiez votre grain en partie sur la pierre, en partie sur un bon terrain, seriez-vous content et me diriez-vous : Qu’est-ce que cela fait si je sème à la fois au hasard et sur une bonne terre ? Pourquoi en effet ne pas jeter tout ce grain sur une bonne terre ; pourquoi diminuer ainsi votre profit ? Quand il s’agira d’amasser des richesses, vous raisonnerez, vous en amasserez de tous côtés. Et ici, pourquoi ne raisonnez-vous pas ? Et, s’il faut placer votre argent à intérêt, vous ne direz pas : Pourquoi ne pas placer « telle somme chez les riches, telle autre chez les pauvres ? » Vous placerez le tout le mieux possible. Ici donc, et quand il s’agit d’intérêts aussi grands, pourquoi êtes-vous moins sage ; pourquoi ne pas faire trêve aux folles dépenses, aux profusions inutiles ? Mais ces dépenses que vous blâmez me profitent aussi. – Comment cela ? Elle me font des amis. Tristes amis que ceux qui le deviennent de cette manière ! Tristes amis que ces parasites qui hantent votre table, pour s’y gorger de vos mets ! Est-il rien de plus fade qu’une amitié qui jaillit d’une semblable source ! Ah ! ne faites pas une telle injure à un sentiment aussi admirable que la charité. Ne la faites pas sortir d’une racine aussi impure. – C’est comme si vous donniez à un arbre chargé de fruits, d’or et de diamants, non pas une racine aussi précieuse que ses fruits, mais une racine putréfiée. Oui, vous faites ici de même ; car si l’amitié s’engendrait ainsi, il n’y aurait rien de plus froid que l’amitié. Mais ces repas, ceux dont je parle, nous gagnent le cœur non pas des hommes, mais de Dieu, et, quand ils sont toujours les mêmes, c’est toujours le même ami qu’ils nous conservent. Semer son argent de côté et d’autre, c’est peut-être dépenser beaucoup, mais ce n’est rien faire qui vaille ; dépenser tout son avoir, comme je l’entends, c’est peut-être dépenser peu, mais, devant Dieu, c’est tout. Que l’on donne peu ou beaucoup, la question n’est pas là ; il s’agit de donner, selon ses moyens. Pensons à ces hommes dont l’un gagna cinq talents et l’autre deux ; pensons à la femme qui donna ses deux oboles ; pensons à la veuve du temps d’Élie. La femme aux deux oboles n’a pas dit : Qu’importe que je garde une obole, puisque j’en ai donné une ; elle a sacrifié tout son avoir. Et vous, avec toutes vos richesses, vous voilà plus parcimonieux que cette femme ! Ah ! songeons bien à notre salut et faisons l’aumône. Nous ne pouvons rien faire de mieux ; nous ne pouvons rien faire qui nous soit plus profitable. C’est ce que nous prouvera l’avenir, et déjà le présent nous le prouve. Vivons donc pour la gloire de Dieu, et faisons ce qui lui plaît, pour nous montrer dignes des biens qu’il nous a promis. Puissions-nous les obtenir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE II.
C’EST POURQUOI, DEPUIS QUE NOUS AVONS SU CES CHOSES, NOUS NE CESSONS DE PRIER POUR VOUS, ET DE DEMANDER À DIEU QU’IL VOUS REMPLISSE DE LA CONNAISSANCE DE SA VOLONTÉ, EN VOUS DONNANT TOUTE LA SAGESSE ET TOUTE L’INTELLIGENCE SPIRITUELLE, AFIN QUE VOUS MARCHIEZ DANS LES VOIES DE DIEU D’UNE MANIÈRE DIGNE DE LUI, TÂCHANT DE LUI PLAIRE EN TOUT, PORTANT LES FRUITS DE TOUTES SORTES DE BONNES ŒUVRES ET CROISSANT EN LA CONNAISSANCE DE DIEU. (I, 9, 10) Analyse.
- 1. Explication du chapitre I, versets 1 et 2. Paul commence presque toujours par louer ses auditeurs.
- 2. Explication des versets 9, 10, 11 et 12. Dieu nous fait participer et nous rend dignes de participer à l’héritage des saints.
- 3. Explication des versets 13,14,15. Dieu nous a arrachés à la tyrannie du démon. – Par une rédemption complète, le Christ nous a frayé le chemin de son royaume. – Titres du Christ.
- 4. Grandeur des bienfaits de Dieu. – La vie de ce monde n’est qu’un mal. – Sources de l’incrédulité, la mollesse et la lâcheté.
- 5. Le chrétien incrédule est pire et fait plus de mal que le païen.
- 6. C’est pour s’étourdir lui-même, c’est pour faire taire sa conscience que d’incrédule repousse le dogme du jugement dernier et le dogme de la résurrection. Le fatalisme est une doctrine injuste, inhumaine et cruelle.
1. « C’est pourquoi », c’est-à-dire parce que nous avons connu votre foi et notre charité. Les espérances que nous avons conçues alors nous ont encouragé à demander encore à Dieu pour vous sa protection dans l’avenir. Dans les luttes on s’applique à exhorter les athlètes qui vont saisir la victoire. Ainsi fait Paul : il s’adresse à ceux qui ont le mieux réussi. « Du jour où nous avons appris ces choses », dit-il, « nous ne cessons de prier pour vous ». Oui, nous prions pour vous et ce n’est pas depuis un jour, ce n’est pas depuis deux ou trois jours. Il leur montre ici sa charité pour eux, et il leur fait entendre aussi qu’ils ne sont pas encore arrivés au but. C’est le sens de ce mot « qu’il vous remplisse ». Voyez ici sa prudence. Il ne dit jamais que tout leur manque ; il dit partout qu’il leur manque quelque chose encore. C’est le sens de l’expression « qu’il vous remplisse ». Puis il dit : « Tâchant de lui plaire en tout », par toutes sortes de bonnes œuvres ; puis encore : « Étant rempli de force en tout », et plus bas : Pour avoir, « en toutes rencontres, une patience et une douceur persévérante ». Ce mot « en toutes rencontres » est d’un homme qui rend justice à leurs progrès, sans proclamer encore leurs perfections. « Qu’il vous remplisse ». Il ne dit pas : Qu’il vous donne ; car cette connaissance leur a déjà été donnée. Il dit : « Qu’il vous remplisse », c’est-à-dire, qu’il perfectionne cette connaissance. Il y a ici une réprimande légère et un éloge qui, n’étant pas complet, ne les engage pas à se négliger. Mais comment seront-ils « remplis de la connaissance de la volonté de Dieu ? » Ils seront conduits à cette connaissance par le Fils de Dieu et non par les anges. Vous le savez, leur dit-il, il faut que vous y soyez conduits : il vous reste maintenant à apprendre pourquoi Dieu vous a envoyé son Fils. Si notre salut devait s’opérer par le moyen des anges, Dieu n’aurait pas envoyé, n’aurait pas livré son Fils. « En vous donnant », dit-il, « toute la sagesse et toute l’intelligence spirituelle ». Comme ils se laissaient abuser par les philosophes, il veut qu’ils acquièrent la sagesse spirituelle et non la sagesse humaine. Or, si pour connaître la volonté de Dieu, il faut avoir la sagesse spirituelle, pour connaître son essence, il faut de constantes prières. Et il leur fait voir ici depuis combien de temps il prie pour eux sans relâche. Tel est le sens de ces mots « du jour où nous avons appris ». Ces mots sont aussi la condamnation de ceux que cette longue prière n’aurait pas rendus meilleurs. « De demander à Dieu » et de demander avec un zèle ardent. Nous avons beaucoup prié, dit-il, et vous avez déjà connu quelque chose ; mais vous avez encore besoin d’en connaître beaucoup d’autres. « Afin que vous marchiez dans les voies de Dieu, d’une manière digne de lui ». Il est ici question de la manière dont il faut vivre et agir, et c’est là un point sur lequel l’apôtre insiste toujours. Il ne sépare jamais la foi de la bonne conduite. « Tâchant de lui plaire en tout ». Cette expression est expliquée par la suivante : « Portant les fruits de toutes sortes de bonnes œuvres, et grandissant dans la connaissance de Dieu ». Si Dieu s’est révélé tout entier à vous, si vous avez reçu de lui cette connaissance sublime, montrez que votre conduite est à la hauteur de votre foi. Car cette foi nouvelle impose à ses adeptes un plan de vie magnanime, plus magnanime encore que l’ancienne loi. Quand on connaît Dieu, quand on a été trouvé digne d’être le serviteur, que dis-je ? le fils de Dieu, quelle vertu ne faut-il pas avoir ? « Que vous soyez en tout remplis de force ». II veut ici parler des épreuves et des persécutions. Nous prions Dieu, dit-il, que vous vous sentiez plein de force, pour que vous ne tombiez pas dans l’abattement et le désespoir. « Par la puissance de sa gloire », c’est-à-dire, pour que vous ayez une ardeur proportionnée à l’éclat de sa gloire. « Pour avoir, en toutes rencontres, une patience et une douceur persévérante ». Ce qu’il dit là revient à ceci : Nous prions Dieu, en un mot, qu’il vous fasse la grâce de mener une vie vertueuse, une vie digne de votre plan de conduite, qu’il vous fasse la grâce de rester fermes, comme des athlètes qui puisent leurs forces dans le ciel. Il ne parle pas encore de leurs croyances ; il ne s’occupe que de leur vie où il ne trouve rien à reprendre, et après leur avoir donné la part d’éloges à laquelle ils ont droit, il en vient à les accuser. C’est la méthode qu’il suit toujours dans ses épîtres. A-t-il à reprendre ou à louer, il commence par l’éloge et finit par l’accusation. Il se concilie et gagne d’abord son auditeur ; il ôte à ses accusations tout caractère passionné, et montre qu’il voudrait toujours donner des éloges, mais que la nécessité lui dicte un autre langage. C’est ce qu’il fait dans sa première épître aux Corinthiens. (1Co. 5) Après les avoir loués beaucoup de leur affection pour lui, il s’en prend à un fornicateur, et il en vient à les accuser. Dans l’épître aux Galates (Gal. 1), il suit une marche toute contraire. Mais que dis-je ? À bien examiner les choses, il fait sortir une accusation d’un éloge. Ne pouvant parler de leur bonne conduite, ayant à intenter contre eux une grave accusation, ayant affaire à des auditeurs corrompus qui pouvaient supporter les reproches, parce qu’ils étaient endurcis, il commence par les accuser en disant : « Je m’étonne » (Id. 6) ; c’est là un mot d’éloge. Plus bas il loue non leur conduite actuelle, mais leur conduite d’autrefois, en ces termes : « Vous étiez prêts, s’il eût été possible, à vous arracher les yeux, pour me les donner ». (Id 4,15) « Portant des fruits ». Il parle ici de leurs œuvres. « Remplis de force » pour résister aux épreuves, « pour avoir, en toutes rencontres, la patience et la longanimité ». Entre eux, ils doivent faire preuve de longanimité ou de douceur ; à l’égard des étrangers ils doivent faire preuve de patience. On fait preuve de longanimité ou de douceur envers ceux dont on pourrait se venger ; on fait preuve de patience à l’égard de ceux dont on ne peut se venger. Aussi ne dit-on jamais : « La patience » de Dieu, tandis qu’il est souvent question de sa longanimité ou de sa douceur, comme dans ce passage de saint Paul lui-même : « Méprisez-vous donc les trésors de sa bonté, de sa tolérance et de sa longanimité ? » (Rom 2,4) – « En toutes rencontres ». Il ne s’agit pas d’avoir de la patience aujourd’hui seulement, et de ne plus en avoir ensuite. « Que Dieu vous donne toute la sagesse et toute l’intelligence spirituelle ». Autrement comment connaître sa volonté ? Cette volonté, ils croyaient la connaître ; mais leur sagesse n’était pas une sagesse spirituelle. « Afin que vous marchiez dans la vie d’une manière digne de Dieu ». Voilà en effet la meilleure ligne de conduite à suivre ! Voilà ce qui s’appelle le droit chemin. Quand on sera bien pénétré de la bonté de Dieu (et on en sera pénétré, en voyant qu’il nous livre son Fils), on aura plus d’ardeur pour le servir. D’ailleurs, nous ne nous bornons pas à demander pour vous la science ; nous demandons que votre conduite témoigne de vos lumières ; car celui qui sait et qui ne pratique pas, mérite toujours d’être puni. « Afin que vous marchiez dans la vie », dit-il. C’est-à-dire, telle est la ligne que vous devez suivre constamment et toujours. Il nous est aussi nécessaire de suivre le droit chemin de la vie que de marcher. Il appelle toujours la vie un chemin, un voyage, et avec raison. Il nous prouve que c’est là le plan de vie que nous devons nous proposer ; il n’a rien de commun avec la vie mondaine. C’est un grand mérite que cette vie selon Dieu. « Afin que vous marchiez dans la vie d’une manière digne de Dieu, et de bonnes œuvres en bonnes œuvres ». Afin que vous marchiez sans vous arrêter. Puis, en se servant d’une expression métaphorique, il ajoute : « Portant les fruits de la vertu, et grandissant dans la connaissance de Dieu ; afin que, grâce à la puissance de Dieu », vous deveniez forts, autant que l’homme peut être fort. « Par la puissance de Dieu ». Voilà une parole bien consolante ! Il n’a pas dit : La vertu, le pouvoir, mais la puissance » ; cette expression a plus de grandeur. « Par la puissance », dit-il, c’est-à-dire par la domination « de sa gloire » ; car sa gloire est partout toute-puissante. Il vous a consolés en vous disant qu’après avoir marché dans le déshonneur et dans l’opprobre, vous avez suivi ensuite une marche digne du Seigneur. Il s’agit ici du Fils de Dieu, souverain maître de la terre et du ciel, du Fils de Dieu dont la gloire règne dans tout l’univers. Il ne s’est pas borné à dire : Soyez forts ; il a dit Soyez forts autant que doivent l’être les serviteurs d’un maître aussi fort. « En la connaissance de Dieu ». Il insiste sur cette connaissance ; car l’erreur consiste à ne pas connaître Dieu, comme il faut. Afin que vous croissiez, dit-il, dans la connaissance de Dieu. Quand on ne connaît pas le Fils, on ne connaît pas le Père non plus. Il faut donc apprendre à connaître Dieu ; car sans cela, de quoi sert la vie ? « Pour avoir, en toutes rencontres, la patience et la longanimité, accompagnées de la joie. Rendant grâces à Dieu ». Puis, pour les exhorter, il ne rappelle pas ces biens encore cachés à leurs yeux, auxquels il a fait cependant allusion d’abord en ces termes : « À cause de vos espérances qui reposent dans le ciel » ; il leur rappelle ce qui s’est déjà passé. Car c’est sur le passé que repose l’avenir. Il suit cette méthode en plusieurs endroits. Car le récit de ce qui a eu lieu fait croire aux paroles de l’orateur, et éveille l’attention de l’auditoire. « Rendant grâces à Dieu avec joie », dit-il. C’est là une conséquence de ce qu’il a déjà dit : Nous ne cessons de prier pour vous, et de rendre grâces à Dieu de ce qu’il a fait pour vous. Vous voyez comme il en vient à parler du Fils de Dieu. Si nous rendons grâces à Dieu, avec tant de joie, c’est que ses bienfaits dont nous parlons sont grands. Il y a bien des motifs pour rendre grâces. On rend grâces, parce que l’on était dans la crainte. On rend grâces, même quand on est affligé. Voyez Job rendant grâces à Dieu au sein même de la douleur. Entendez-le, quand il dit : « Dieu m’a donné, Dieu m’a ôté ». (Job 1,21) N’allez pas dire qu’il était insensible à ses malheurs et qu’il n’était pas dans l’affliction ; vous ôteriez à ce juste ce qui fait son plus grand éloge. Mais, ce n’est point ici par crainte, ce n’est point seulement parce que Dieu est notre maître, c’est tout naturellement que « nous rendons grâces à celui qui nous a rendus dignes d’avoir notre part dans cet héritage de lumière échu aux saints ». Ce sont là de grands bienfaits. Non seulement Dieu nous a donné, mais il nous a rendus dignes de recevoir. Pesez ces paroles : « Celui qui nous a rendus dignes ». Un homme, même de la plus basse extraction, devenant roi, peut donner à qui bon lui semble un rang élevé ; mais rendre son favori capable de bien remplir sa charge, voilà ce qu’il ne peut faire ; car l’élévation du favori le rend quelquefois ridicule. Ah ! si le souverain nous donne en même temps la dignité, la capacité, l’aptitude, voilà des honneurs véritables ! C’est ainsi que Dieu agit, dit l’apôtre. non seulement il nous donne le plus honorable héritage, mais il nous rend dignes de l’accepter. 3. Il y a donc ici un double honneur Dieu nous a donné ; Dieu nous a rendus dignes de recevoir le don. L’apôtre n’a pas dit seulement. « Qui nous a donné » ; il a dit : Qui nous a rendus aptes et propres à « prendre notre part dans l’héritage de lumière, échu aux saints ». Cela veut dire qu’il nous a mis au rang des saints. Mais ce n’est pas tout ; cela veut dire aussi qu’il nous a fait jouir des mêmes biens qu’eux. Car la part de l’héritage, c’est ce que chacun des cohéritiers reçoit. Il peut arriver en effet qu’on fasse partie de la même cité, sans jouir des mêmes avantages. Mais avoir la même part et ne pas jouir des mêmes biens, voilà qui est impossible. Il peut arriver encore qu’on ait à partager un même lot, mais que ce même lot ne soit pas également partagé. Exemple : nous sommes tous copartageants d’un même héritage ; mais la part de chacun de nous n’est pas la même. Mais ce n’est pas là ce que dit l’apôtre. Nous avons, dit-il, la même part au même héritage. Pourquoi ces mots de lot et d’héritage ? C’est pour montrer que nul homme ne doit à ses bonnes actions et à sa justice le royaume des cieux. Cet héritage est, pour ainsi dire, une bonne aubaine qui nous arrive. Nul homme, en effet, n’arrange assez bien sa vie pour être trouvé digne du royaume des cieux ; cet héritage est un pur bienfait de Dieu. C’est pourquoi il est dit : « Quand vous aurez fait tout ce qu’il faut » ; dites : « Nous sommes des serviteurs inutiles ; car nous n’avons fait que ce que nous devions faire ». (Luc 17,10) « Notre part dans l’héritage de lumière échu aux saints » ; c’est-à-dire « dans la connaissance de Dieu ». Il parle là, ce me semble, du présent et de l’avenir. Puis il nous montre le prix du don que l’on a daigné nous faire. Ce qu’il y a d’étonnant, en effet, ce n’est pas seulement qu’on nous ait jugés dignes d’un royaume ; il faut encore penser à ce que nous étions, car cela fait beaucoup. « C’est à peine, en effet, si quelqu’un voudrait mourir pour un juste ; peut-être néanmoins quelqu’un aurait-il le courage de mourir pour un homme de bien ». (Rom 5,7) « Qui nous a arrachés à la puissance des ténèbres », dit l’apôtre. Tous ces bienfaits, c’est à Dieu que nous les devons ; car le bien ne vient jamais de nous. « À la puissance des ténèbres », dit-il, c’est-à-dire à l’erreur, à la tyrannie du démon. Il n’a pas dit seulement : Aux ténèbres ; mais : À leur puissance. C’est que le démon avait sur nous un grand pouvoir, un pouvoir tyrannique. C’est un grand malheur déjà que d’être soumis à l’influence du démon ; mais c’est un malheur plus grand encore que d’être soumis à sa puissance. « Et nous a fait passer », ajoute l’apôtre, dans le royaume de son Fils bien-aimé ». Il ne suffit pas à Dieu de montrer sa tendresse pour nous, en nous délivrant des ténèbres. C’était déjà beaucoup ; mais nous introduire dans son royaume est bien plus encore. Voyez comme il a su multiplier ses dons. Nous étions dans l’abîme ; il nous en a délivrés, et non content de nous en délivrer, il nous a fait passer dans son royaume. « Qui nous a arrachés ». Il ne dit pas : « Qui nous a soustraits » ; mais : « Qui nous a arrachés », pour montrer toute la grandeur de notre affliction et de notre misère, et toute la pesanteur de ces chaînes. Puis, pour faire voir combien tout est facile à la puissance de Dieu, il dit : « Il nous a fait passer » dans le royaume, comme on fait passer des soldats d’un lieu dans un autre. Il n’a pas dit : Il nous a « conduits », il nous a « placés », car alors nous n’y serions pour rien. Il « nous a fait passer », dit-il, ce qui montre que l’homme aussi y a mis du sien. « Dans le royaume de son Fils bien-aimé ». Il n’a pas dit : Dans le royaume des cieux ; il a donné plus d’éclat et de poids à son expression, en disant : « Dans le royaume de son Fils ». Quoi de plus flatteur pour l’homme ? Ailleurs, du reste, il dit aussi : « Si nous persévérons, nous régnerons avec lui ». (2Ti 2,12). Il a daigné nous faire le même honneur, qu’à son Fils. Et l’apôtre ne se contente pas de dire : « De son Fils » ; il dit : « De son Fils bien-aimé ». À cette épithète il joint les titres naturels de ce Fils : « Qui est l’image du Dieu invisible ». Mais il n’aborde pas tout aussitôt ce chapitre. Il parle d’abord du grand bienfait de Dieu. – De peur qu’on ne s’imagine que ce bienfait tout entier vient du Père, et que le Fils n’y est pour rien, il l’attribua dans son entier au Père et dans son entier au Fils. Le Père nous a fait entrer dans le royaume du Fils ; mais le Fils nous a mis en état d’y entrer. Que dit l’apôtre en effet ? « Qui nous a arrachés au pouvoir des ténèbres ». Expression qui se lie intimement à celle-ci : « Par le sang duquel nous avons été rachetés et avons obtenu la rémission de nos péchés ». Voici le mot par lequel, par le sang duquel » qui revient ici. Et il parle d’une rédemption pleine et entière qui doit nous empêcher de faillir et de redevenir mortel. « Qui est l’image du Dieu invisible, et qui est né avant toutes les créatures ». Nous tombons ici sur des mots qui ont donné naissance à une hérésie. Nous différons donc notre explication et demain nous satisferons, sur ce point, votre curiosité. Mais s’il faut dire ici quelque chose de plus, avouons que l’œuvre du Fils est la plus grande. Comment cela ? C’est qu’en restant au milieu des liens du péché, nous ne pouvions entrer dans son royaume ; en nous délivrant, il nous en a facilité l’entrée, et ce sont ses bienfaits qui nous en ont frayé le chemin. Que dis-je ? En nous remettant nos péchés, il nous y a amenés. Voilà dès à présent un dogme bien établi. 4. En terminant, nous avons encore un mot à dire. C’est qu’après avoir reçu un si grand bienfait, nous devons toujours en conserver la mémoire, toujours réfléchir à cette faveur divine, aux maux dont nous avons été délivrés, aux biens que nous avons acquis, et alors nous serons reconnaissants, alors nous sentirons s’augmenter en notre cœur notre amour pour Dieu. Quoi donc ! ô homme, vous êtes appelé à un royaume, au royaume du Fils de Dieu, et vous tardez, vous hésitez, vous restez plongé dans la torpeur ! S’il vous fallait chaque jour vous élancer, à travers mille morts, à une pareille conquête, ne devriez-vous point braver tous les périls ? Pour obtenir une place de magistrat, il n’est rien que vous ne fassiez ; pour participer à la royauté du Fils unique de Dieu, vous n’êtes pas prêt à braver mille glaives menaçants, à vous précipiter au milieu des flammes ! Chose plus grave encore, au moment de quitter ce monde, vous vous lamentez, vous vous plaisez à demeurer en cette vie, tant vous tenez à votre corps ! Quoi donc ? La mort est-elle pour vous si terrible ? Ah ! j’aperçois la cause de vos craintes ; c’est que vous menez une existence molle et oisive. Quand la vie est amère, on voudrait avoir des ailes pour en sortir. Mais nous ressemblons à des poussins frêles et délicats qui voudraient toujours rester dans leur nid. Et cependant, plus nous y resterons, plus nous deviendrons faibles. Qu’est-ce que cette vie en effet ? C’est un nid de paille et de boue. Vous avez beau me montrer vos grands édifices, vos palais tout brillants d’or et de pierres précieuses, je dirai toujours : Nids d’hirondelles que tout cela. À l’approche de l’hiver, tout cela tombe de soi-même ; or, j’appelle l’hiver ce jour qui n’est pourtant pas l’hiver pour tous les hommes. Ce temps-là, Dieu l’appelle le jour et la nuit c’est la nuit pour les pécheurs ; c’est le jour pour les justes. Moi donc, à mon tour, je l’appelle l’hiver. Si, pendant l’été, nous ne sommes pas élevés de manière à pouvoir nous envoler, quand l’hiver arrivera, nos mères ne nous accueilleront pas ; elles nous laisseront mourir de faim ou périr au moment où tombera notre nid. Toute cette demeure terrestre, Dieu va la nettoyer, comme l’hirondelle nettoie son nid et plus facilement encore. Dieu va tout détruire, tout rétablir, tout mettre à sa place. Ces âmes incapables de voler, ces âmes qui ne peuvent traverser les airs, pour aller à Dieu, et qui ont reçu une éducation trop basse et trop servile pour se confier à la légèreté de leurs ailes, ces âmes souffriront ce qu’elles doivent naturellement souffrir. Un nid d’hirondelle tombe-t-il, la couvée périt bientôt ; nous autres, nous ne périssons pas, mais nous sommes condamnés à des souffrances éternelles. Oui, ce temps-là sera l’hiver, ce sera même quelque chose de plus terrible et de plus cruel que l’hiver. Alors point de pluies torrentielles ; mais des fleuves de feu : pas de ténèbres tombant des nuages ; mais des ténèbres indissolubles et profondes : point de ciel à voir, point d’atmosphère transparente ; un cachot plus étroit que le séjour des malheureux qui sont ensevelis dans les entrailles de la terre. Ces vérités, nous les répétons souvent, sans pouvoir convaincre certains esprits. Quoi d’étonnant ! si tel est l’effet de notre parole à nous, chétive créature, puisqu’on n’écoutait pas davantage les prophètes, non seulement quand ils abordaient de pareils sujets, mais quand ils parlaient de la guerre et de la captivité. Et Sédécias, convaincu par Jérémie, ne rougissait pas. Voilà pourquoi les prophètes disaient : « Malheur à ceux qui disent : Qu’elles s’accomplissent bien vite les œuvres de Dieu, afin que nous en soyons témoins, et que le conseil du Saint d’Israël s’exécute, pour que nous le connaissions ». (Isa 54,19) Ne nous étonnons pas de ce langage. Les hommes qui existaient à l’époque de l’arche étaient incrédules aussi ; ils ne commencèrent à croire que lorsqu’il n’était plus temps. Les habitants de Sodome attendaient les événements et n’y crurent que lorsque la chose était inutile. Et pourquoi parler de l’avenir ? Ce qui se passe aujourd’hui en divers lieux, ces tremblements de terre, la destruction de toutes ces villes, qui s’y serait attendu ? Et pourtant ces catastrophes récentes étaient plus croyables que les désastres du temps passé, que le miracle de l’arche. Pourquoi ? C’est que les hommes d’autrefois n’avaient eu sous les yeux aucun précédent et ne connaissaient pas encore les saintes Écritures. Nous autres, au contraire, nous sommes instruits par d’innombrables exemples, par ce qui s’est passé de nos jours, par ce qui s’est passé jadis. Mais quelle a toujours été la source de l’incrédulité ? C’est la lâcheté et la mollesse. On s’occupe de boire et de manger ; on ne s’occupe pas de croire. Ce qui est conforme à nos désirs, nous le croyons, nous l’espérons ; mais les discours qui viennent heurter nos opinions ne sont pour nous que des bagatelles. 5. Mais ne donnons pas dans ce travers. Il n’y aura plus de déluge ; il n’y aura plus de ces châtiments qui font périr tant de monde ; mais c’est un commencement de supplice que la mort de l’homme qui ne croit pas au jugement. Qui est revenu de là-bas, s’écrie l’incrédule, pour nous dire et pour nous raconter ce qui s’y passe ? Homme incrédule, si votre langage n’est qu’une plaisanterie, votre langage est déjà un mal ; il ne faut pas plaisanter sur de pareilles matières. C’est plaisanter sur des sujets qui n’ont rien de plaisant et sur des choses périlleuses. Mais si vous parlez sérieusement, si vous pensez qu’au-delà de cette vie il n’y a plus rien, comment osez-vous vous dire chrétien ? Car je ne m’occupe point ici de ceux qui sont en dehors de notre religion. Pourquoi ce baptême que vous recevez ? Pourquoi entrer dans l’Église ? Est-ce que nous vous promettons de hautes dignités et des magistratures ? Non : tout notre espoir repose sur la vie future. Pourquoi venir à nous, si vous ne croyez ni aux saintes Écritures, ni au Christ ? Non : un tel homme n’est pas chrétien. Dieu me préserve de l’appeler ainsi ! Un tel homme est pire qu’un païen. Pourquoi ? Parce que tout en croyant à un Dieu, vous ne croyez pas en ce Dieu. La croyance du païen n’est pas une impiété ; lorsqu’on ne croit pas à l’existence du Christ, nécessairement on ne doit pas croire en lui. Mais il y a impiété, il y a même inconséquence à confesser que Dieu existe et à ne pas ajouter foi à sa parole. C’est un propos d’ivrogne, un propos inspiré par la sensualité, par la débauche et par l’intempérance que cette parole : « Mangeons et buvons ; nous mourrons demain ». (1Co 15,32) Ce n’est pas demain, c’est au moment où vous parlez ainsi que vous mourez. N’y aura-t-il donc, dites-moi, rien qui nous distingue des pourceaux et des ânes ? Car enfin, s’il n’y a ni jugement, ni récompense, ni rémunération, ni tribunal, pourquoi avons nous reçu la raison en partage ? Pourquoi sommes-nous les rois de la création ? Pourquoi commandons-nous aux créatures ? Pourquoi les créatures nous obéissent-elles ? Voyez-vous comme le démon nous presse de tous côtés, comme il nous pousse à méconnaître le don que Dieu nous a fait ? Il confond tout, les serviteurs et les maîtres. Comme un marchand d’esclaves, comme un esclave ingrat, il s’efforce de faire descendre un être libre à l’état de bassesse et d’abjection où tombe celui qui a offensé le Seigneur. On dirait qu’il veut supprimer le jugement ; il voudrait supprimer Dieu. Oui, le démon est toujours ainsi. C’est par fraude, par ruse, c’est en usant de pièges qu’il agit ; il n’agit pas franchement et de manière à nous mettre sur nos gardes. S’il n’y a pas de jugement, Dieu n’est pas juste ; c’est le langage de l’homme que je parle ici : et si Dieu n’est pas juste, il n’existe pas : enfin, si Dieu n’existe pas, tout est le jouet du hasard, il n’y a ni vice, ni vertu. Mais c’est là un langage que le démon ne tient pas ouvertement. Avez-vous bien vu le fond de la pensée de Satan ? Voyez-vous comme il voudrait faire de nous des brutes ou plutôt des bêtes féroces ou même des démons ? Ne l’écoutons pas. Oui, il y a un jugement, malheureux et infortuné que vous êtes. Et je sais bien pourquoi vous parlez comme vous le faites. C’est que vous avez bien des fautes sur la conscience ; vous avez offensé le Seigneur ; vous ne parlez pas en pleine liberté, en pleine franchise, et vous croyez pouvoir faire mentir la nature. En attendant, dit l’incrédule, je ne veux pas me mettre l’âme à la torture avec cette idée de la géhenne ; si elle existe, je me persuaderai qu’elle n’existe pas et je me plongerai dans les délices. Mais pourquoi donc entasser fautes sur fautes ? Si vous croyez, pécheur que vous êtes, aux tourments de l’enfer, vous en serez quitte pour expier vos péchés. Mais si vous ajoutez à vos péchés le crime d’une incrédulité impie, vous serez puni en outre de cette incrédulité avec la dernière rigueur. Et ce qui aura été pour vous une triste consolation d’un moment, deviendra contre vous un chef d’accusation qui vous vaudra un supplice éternel. Vous avez péché, soit. Mais est-ce une raison pour exhorter les autres à pécher aussi, en leur disant qu’il n’y a pas de géhenne ? Pourquoi tromper les âmes simples ? Pourquoi décourager le peuple de Dieu et lui ôter la force de lever les mains au ciel ? Vous renversez tout, en tant que cela dépend de vous. S’ils vous écoutent, les gens de bien ne deviendront pas meilleurs ; ils tomberont dans la mollesse et dans l’inaction ; les méchants, de leur côté, persisteront dans le vice. Mais si nous corrompons les autres, obtiendrons-nous, pour cela, le pardon de nos péchés ? N’avez-vous pas été témoin des tentatives du démon pour faire tomber et pour terrasser Adam ? Le démon a-t-il obtenu son pardon pour cela ? Son supplice, au contraire, a été certainement aggravé. Ne fait-il pas tout ce qu’il peut pour que nous portions la peine non seulement de nos fautes, mais des fautes d’autrui ? Ne croyons donc pas, en entraînant les autres dans notre perte, adoucir notre sentence ; nous nous attirerons, au contraire, une condamnation plus lourde et plus cruelle. Pourquoi nous pousser dans l’abîme et nous perdre les uns les autres ? Ce sont là des habitudes sataniques. Homme, avez-vous péché ? Vous avez un Dieu bon et clément ; priez-le, suppliez-le, pleurez, gémissez, effrayez les autres et demandez qu’ils ne tombent pas dans les mêmes erreurs que vous. Qu’un esclave, après avoir offensé son maître, dise à son fils Mon fils, j’ai offensé mon maître ; toi, efforce-toi de lui plaire et ne fais pas comme moi ; cet esclave, dites-moi, n’obtiendra-t-il pas, jusqu’à un certain point, son pardon ? Ne parviendra-t-il pas à calmer, à fléchir son maître ? Mais si, tenant un tout autre langage, il fait entendre que son maître ne fera pas justice à chacun, que, pour lui, le bien et le mal se mêlent et se confondent, que dans sa maison, on ne sait pas gré aux esclaves de ce qu’ils font, que pensera le maître d’un esclave pareil ? Ne lui fera-t-il pas subir un châtiment plus rigoureux encore ? Oui, certes, et il aura raison. Le premier esclave trouvera une certaine excuse dans son repentir ; l’autre n’obtiendra point de pardon. À défaut d’autre exemple, suivez du moins l’exemple de ce riche qui, au milieu des tourments de l’enfer, disait : « Père Abraham, envoyez Lazare vers mes frères, de peur qu’ils ne viennent dans ce lieu de souffrances ». (Luc 16,27, 28) Il ne pouvait en sortir, lui ; mais il voulait empêcher les autres d’y tomber. Renonçons donc à notre langage satanique. 6. Quoi, direz-vous, quand les gentils ou les païens nous interrogent, ne voulez-vous pas que nous nous occupions d’eux ? Mais quand, sous prétexte de vous occuper des gentils, vous jetez les chrétiens dans le scepticisme, c’est la doctrine de Satan que vous vous mettez en devoir d’établir. Ce sont des témoins que vous cherchez pour appuyer une doctrine à laquelle vous ne pouvez faire croire avec les seules ressources de votre esprit. Si vous êtes obligé de discuter avec un gentil, donnez donc à la discussion son véritable point de départ, recherchez si le Christ est Dieu et Fils de Dieu, et si ces prétendus dieux du paganisme ne seraient pas des démons. Cela une fois prouvé, tout le reste s’en déduit. Mais tant que vous n’avez pas posé le principe, il est inutile de discuter sur les conséquences. Avant d’avoir appris les axiomes, il est superflu et inutile d’arriver aux derniers corollaires. Ce gentil ne croit pas au jugement. Eh bien ! il est dans le même cas que vous. Les Grecs peuvent citer aussi beaucoup de philosophes qui ont traité cette matière. Ces philosophes séparent l’âme du corps ; mais enfin ils reconnaissent un dernier jugement. Et ce point-là est si clairement établi parmi eux, que personne n’en ignore, que les poètes et tous les écrivains s’accordent sur le tribunal et sur le jugement. Aussi, en général, les gentils en croient là-dessus leurs écrivains ; ni les juifs, ni qui que ce soit, ne doutent de cette vérité. Pourquoi donc nous trompons-nous les uns les autres ? Vos mauvaises raisons, c’est à moi que vous les dites. Mais que direz-vous à Dieu qui a façonné les cœurs, qui connaît tous les replis de notre pensée, qui vit et qui agit en nous, dont la parole est plus perçante qu’un glaive à deux tranchants ? (Heb 4,12) Car, à parler franchement ; quand vous commettez une faute, ne vous condamnez-vous pas vous-même ? Est-il au monde un homme qui ne se blâme lui-même, quand il agit avec tiédeur ? Est-ce une sagesse aveugle que cette sagesse qui fait que nous nous condamnons nous-mêmes, lorsque nous commettons une faute ? Car c’est là, oui c’est là une grande sagesse. En définitive donc, règle générale et universelle : quand on mène une vie vertueuse, qu’on soit gentil, qu’on soit même hérétique, on croit au jugement dernier ; quand on se traîne dans le vice, on n’admet presque jamais le dogme de sa résurrection. Et c’est ce que dit le Psalmiste : « Vos jugements se dérobent à ses yeux ». (Psa 9,27) Pourquoi ? Parce que de tout temps les voies du Seigneur ont été méconnues. « Mangeons et buvons », disent les incrédules ; « car nous mourrons demain ». Voyez quelle bassesse et quelle abjection ! C’est au fond des verres que l’on va puiser cette parole dont on s’arme pour renverser le dogme de la résurrection. Ah ! c’est que l’homme ne veut pas absolument supporter le jugement de sa propre conscience. C’est ainsi que l’homicide se persuade qu’il échappera à la sentence, pour commettre un meurtre de sang froid. S’il avait comparu devant sa conscience, il y aurait regardé à deux fois, avant de devenir un assassin. Il sait bien ce qu’il fait, mais il simule l’ignorance, pour se soustraire aux terreurs et aux tourments de sa conscience ; autrement il se serait trouvé faible devant le meurtre. Ainsi les pécheurs savent bien que le péché est un mal, et ceux qui chaque jour roulent dans ce même cercle de maux, ne veulent pas le savoir, quoique leur conscience les reprenne. Mais n’écoutons pas ces hommes. Il y aura, oui il y aura un jugement et une résurrection, et Dieu ne souffrira pas que tant d’actions aient été faites en vain. C’est pourquoi, je vous en prie, fuyons le vice et cherchons la vertu, pour embrasser la véritable doctrine, en Jésus-Christ Notre-Seigneur. Et pourtant, quel est celui de ces deux dogmes le plus facile à admettre, le dogme de la résurrection, ou celui du fatalisme ? Ce dernier dogme est plein d’injustice, plein de déraison, plein de cruauté, plein d’inhumanité ; l’autre est plein d’équité et de justice distributive, et pourtant ce n’est pas celui qu’on admet. La faute en est à notre paresse ; car il suffit de réfléchir, pour rejeter le fatalisme. Ces philosophes grecs qui font du plaisir le but de la vie, l’ont accepté ; mais tous ceux qui se sont attachés à la vertu, l’ont banni comme une doctrine insensée. Si telle a été le sort de cette doctrine chez les gentils, elle doit à plus forte raison disparaître devant le dogme de la résurrection. Voyez l’habileté du démon à se servir de deux moyens contraires. Oui ! pour nous faire négliger la vertu, pour introduire chez nous le culte de Satan, il y a introduit le fatalisme, et par deux voies différentes il est parvenu à son double but. Quelle raison pourra-t-il alléguer, l’homme qui n’ajoute pas foi à ce dogme admirable de la résurrection, et qui croit à toutes les absurdités des fatalistes ? Ne vous nourrissez donc pas, incrédules, de cette consolation que votre pardon vous sera accordé. Tournons-nous avec ardeur vers la vertu, et vivons réellement pour Dieu, en Jésus-Christ. HOMÉLIE III.
QUI EST L’IMAGE DU DIEU INVISIBLE, ET QUI EST NÉ AVANT TOUTES LES CRÉATURES. CAR TOUT A ÉTÉ CRÉÉ PAR LUI, DANS LE CIEL ET SUR LA TERRE, LES CHOSES VISIBLES ET LES INVISIBLES, SOIT LES TRÔNES, SOIT LES DOMINATIONS, SOIT LES PRINCIPAUTÉS, SOIT LES PUISSANCES ; TOUT A ÉTÉ CRÉÉ PAR LUI ET POUR LUI. IL EST AVANT TOUS, ET TOUTES CHOSES SUBSISTENT EN LUI. IL EST LE CHEF ET LA TÊTE DU CORPS DE L’ÉGLISE. (I, 15-18) Analyse.
- 1. Discussion sur ces mots « qui est l’image du Dieu invisible ».
- 2. Le Christ est le premier dans les cieux, le premier dans l’Église, le premier partout.
- 3. Le Christ pacificateur universel.
- 4. Les anges gardiens. Avantages de la paix. Suites terribles de la discorde.
- 5. Les évêques sont les ambassadeurs de Dieu.
1. C’est aujourd’hui que je dois acquitter la dette dont hier j’ai différé le paiement, pour offrir, à vos âmes avides d’apprendre, le résultat de mes recherches. En parlant de la dignité du Fils, Paul, nous l’avons vu, s’exprime ainsi « Qui est l’image du Dieu invisible ». De quelle image parle-t-il, selon vous ? S’il est l’image de Dieu, à la bonne heure ! car il est Dieu et fils de Dieu. Or ce mot « l’image de Dieu », désigne une parfaite ressemblance ; il est donc, d’après cela, parfaitement semblable à Dieu. Si vous pensez qu’il s’agit ici d’une image humaine, osez le dire, et je vous laisserai là, comme on quitte un insensé. Mais pourquoi donc ne donne-t-on jamais à un ange le nom d’image ni de fils, tandis que ces deux noms sont souvent donnés à l’homme ? C’est que la sublimité de la nature des anges aurait pu jeter, à propos de ce double nom, le lecteur ou l’auditeur dans quelque croyance impie ; quand il s’agit de l’homme, nature humble et faible, cette double démonstration est sans danger et ne peut pas égarer même ceux qui voudraient s’égarer. Aussi l’Écriture emploie-t-elle hardiment ces noms comme des titres d’honneur pour les plus humbles créatures. Mais quand il s’agit d’une nature élevée, elle n’en use plus. « Il est l’image du Dieu invisible », dit l’apôtre. Si Dieu est invisible, l’image de Dieu est donc invisible aussi comme Dieu ; autrement elle ne serait pas l’image de Dieu. Car, même pour nous autres hommes, il faut que l’image, en tant qu’image, soit en tout semblable au modèle, qu’elle en reproduise la forme exacte et tous les caractères. Mais, chez les hommes, cette parfaite ressemblance est impossible, parce que l’art humain est souvent incapable de l’atteindre, et n’y arrive même jamais à examiner les choses avec soin. Mais quand il s’agit de Dieu, l’image n’est jamais inexacte, l’image est toujours parfaite. Mais si le Christ est une créature, comment peut-il être l’image de celui qui l’a créé ? Un cheval n’est pas non plus l’image d’un homme. Et si l’image n’offre pas la ressemblance de l’Être invisible, qui empêche les anges d’en être aussi l’image ? Car eux aussi, ils sont invisibles, mais non pour eux-mêmes. Mais l’âme est invisible, et par cela même qu’elle est invisible, elle est aussi en quelque sorte l’image de Dieu. Oui, mais pas comme le Christ. – « Le premier-né de toutes les créatures ». 2. Mais quoi, me dira-t-on, il a donc été créé ? D’où tirez-vous cette conclusion ? je vous prie. De ce mot « le premier-né ». Mais remarquez donc qu’il n’y a pas : Le premier créé ; mais : Le premier engendré ; parce qu’il est dit le premier engendré, vous dites qu’il a été créé, que direz-vous, quand vous l’entendrez appeler notre frère ? Car, aux termes de l’Écriture, il est notre frère, et il est, en tout point, semblable à nous. Soutiendrons-nous donc pour cela qu’il n’est pas notre créateur et qu’il ne nous est supérieur ni en dignité, ni sous aucun autre rapport ? Où est l’homme sensé qui pourra tenir un semblable langage ? Ce mot de premier-né ne marque ni la dignité ni l’honneur ; il n’exprime que le temps. Si donc il n’a d’autre avantage que d’être né avant toutes les créatures, ce Dieu-Verbe sera de la même substance que les pierres, que le bois, et que toutes les autres créatures matérielles ; car l’apôtre dit « Né avant toutes les créatures ». Mais s’il est né avant toutes les créatures, direz-vous, c’est qu’il a été « créé ». D’accord, s’il n’avait que cette qualité-là, et si l’on ne signalait pas en lui d’autres rapports : « Il est le premier-né d’entre les morts » (Col 1,18), « l’aîné entre une foule de frères ». (Rom 8,29) Dites-moi, je vous prie, que veut dire ceci : Le premier-né d’entre les morts ? Vous ne direz pas qu’on l’appelle ainsi, parce qu’il est ressuscité le premier ; car l’apôtre n’a pas dit simplement : Des morts ; mais : D’entre les morts. Il n’a pas dit qu’il fut mort le premier ; il a dit qu’il avait été le premier-né d’entre les morts. Cela revient donc uniquement à dire qu’il est les prémices de la résurrection. Ce mot sur lequel on s’appuie ne prouve donc rien. Paul aborde ensuite le dogme en lui-même. Pour que ses auditeurs ne puissent s’imaginer que le Christ est postérieur aux anges, parce que sa venue a d’abord été annoncée par les anges, il montre que les anges n’ont jamais eu aucun pouvoir ; autrement ce ne serait pas le Christ qui nous aurait tiré des ténèbres : il fait voir en second lieu que le Christ est antérieur aux anges ; et ce qui le prouve, c’est que les anges ont été créés par lui. « Car tout a été créé en lui », dit-il, dans le ciel et dans la terre… Que disent maintenant les disciples de Paul de Samosate ? Tout a été fait en lui. Car c’est la parole de saint Paul : « Tout a été fait en lui ». Saint Paul met en premier lieu ce qui est en question : « Ce qui est dans le ciel », et ensuite : « Ce qui est dans la terre ». Puis il ajoute : « Les choses visibles et les choses invisibles ». Les choses invisibles, par exemple l’âme ; les choses visibles, c’est-à-dire tous les hommes. Il laisse de côté ce que l’on accorde, pour établir ce qui est en question. Et il dit : « Soit les trônes, soit les dominations, soit les principautés, soit les puissances ». Ce mot « soit » entraîne tout. L’Esprit-Saint n’est pas au nombre des puissances. Mais Paul descend ici par degrés du plus au moins. « Tout », dit-il, « a été fait en lui et par lui ». – « En lui », veut dire ici « par lui » ; car cette dernière expression a été ajoutée pour expliquer la première. « En lui », quelle est la portée de ce mot ? Il veut dire qu’à lui se rattache toute substance ; non seulement il a tiré les créatures du néant, mais il les contient, il les maintient. Si elles étaient arrachées à sa providence, elles périraient. Mais il n’a pas dit simplement : Il les contient ; le sens de l’apôtre est plus fort ; il dit qu’elles dépendent de lui, qu’elles se rattachent à lui. Il suffit, pour qu’elles soient contenues et maintenues, qu’elles reposent, qu’elles s’appuient sur lui. C’est ainsi qu’il a placé comme une base de la création, cette qualité du Christ : Né avant toutes les créatures. Cela ne signifie pas que les créatures sont de la même essence que lui ; cela veut dire que toutes sont en lui et par lui. Ailleurs aussi, quand il dit : « J’ai jeté les fondements » (1Co 3,10), il n’est pas question d’essence, il est question d’un acte. Pour que l’on ne s’imagine pas que le Christ joue simplement le rôle de ministre, saint Paul dit qu’il maintient l’univers, œuvre tout aussi grande que de le créer, œuvre encore plus grande, selon nous ; car la première n’est qu’une œuvre d’art, et la seconde n’a pas ce caractère ; car pour maintenir il faut être immortel. « Et il est avant tous », dit-il. Voilà un mot qui s’applique bien à Dieu. Que devient Paul de Samosate ? « Et toutes choses subsistent a en lui », c’est-à-dire, ont été faites en lui. Il retourne sans cesse les mêmes idées, en enchaînant les expressions, en portant à ses adversaires des coups multipliés qui renversent de fond en comble un dogme pernicieux. S’il a fallu tout cela pour terrasser Paul de Samosate, né si longtemps après saint Paul, combien Paul de Samosate n’aurait-il pas été plus hardi, si saint Paul ne lui avait pas répondu d’avance ? Et toutes choses », dit-il, « subsistent en lui ». Comment toutes choses subsisteraient-elles en lui, s’il ne subsistait pas avant toutes choses ? C’est pourquoi tout ce qui se fait par l’intermédiaire des anges est son œuvre. « Et il est la tête du corps de l’Église ». De la dignité du Christ l’apôtre passe à sa bonté. « Il est », dit-il, « la tête du corps de l’Église ». Il n’a pas dit de la « plénitude », quoique son expression ait le même sens ; mais il a voulu nous montrer combien il avait à cœur de se rapprocher de nous, puisque, malgré cette élévation suprême qui le met au-dessus de tout, il est ainsi attaché à ceux qui sont tellement au-dessous de lui. Car il est le premier partout : le premier dans les cieux ; le premier dans l’Église dont il est la tête ; le premier dans la résurrection. Tel est le sens de ce mot : « Afin qu’il soit le premier ». 3. C’est pourquoi il est aussi le premier en génération. Et c’est ce que Paul s’étudie surtout à démontrer. Car s’il a été prouvé qu’il existe avant tous les anges, il s’ensuit que toutes les œuvres des anges sont ses œuvres, et ont eu lieu par son ordre. Chose étonnante, saint Paul tend à nous montrer le Christ comme le premier partout même dans sa seconde naissance. Ailleurs il nous montre, dans Adam, le premier homme, et il a raison. Mais ici il entend par l’Église toute la réunion des hommes, tout le genre humain ; et le Christ est le chef, le premier de l’Église, et il est le premier de la création, selon la chair. Voilà pourquoi l’apôtre emploie ici le mot de « premier-né ». Que veut dire ici le « premier-né ? » Cela veut dire le « premier créé », ou celui qui est ressuscité le premier de tous, comme ailleurs, qui est avant tous. Ici saint Paul se sert du mot de « prémices », en disant : « Qui est comme les prémices et le premier-né d’entre les morts, afin qu’il soit le premier en tout », montrant par là aussi qu’il s’est fait semblable à nous. Ailleurs il ne s’est pas servi de ces expressions ; il a dit que le Christ est l’image du Dieu invisible, tandis qu’ici c’est « le premier-né d’entre les morts ». « Parce qu’il a plu au Père que toute plénitude résidât en lui, et de réconcilier toutes choses avec soi par lui ; pacifiant, par le sang qu’il a répandu sur la croix, tant ce qui est sur la terre que ce qui est dans le ciel ». Tout ce qui est au Père est aussi au Fils, et plus même en quelque sorte, puisqu’il est mort pour nous et s’est uni à nous. Il se sert du mot « prémices », comme s’il parlait d’un fruit. Il ne parle pas expressément de la résurrection ; il emploie ici le mot « prémices », pour montrer dans le Christ le pontife qui nous a tous sanctifiés et qui a offert pour nous le sacrifice. Le mot de « plénitude » s’applique à sa divinité. C’est ainsi que saint Jean disait : « Nous avons tous reçu de sa plénitude ». (Jn 1,16). Fils ou Verbe de Dieu, il est ainsi par essence et non par une opération quelconque. Saint Paul ne peut attribuer cette manière d’être et ces bienfaits qu’à la volonté du Père. Tel a été le bon plaisir du Père ; « il lui a plu aussi de réconcilier toutes choses avec soi par lui ». Ne pensez pas que le Christ ait joué là le rôle d’un serviteur. « Avec soi », dit-il. Et ailleurs, dans l’épître aux Corinthiens, par exemple, il est dit que le Christ a réconcilié les hommes avec Dieu. Il a raison de dire : « réconciliés par lui ». (2Co 15) Cette réconciliation avait déjà commencé ; mais il fallait qu’elle fût parfaite, pour qu’ils ne fussent plus les ennemis de Dieu. Comment s’opère-t-elle ? C’est ce qu’il dit ensuite. Il parle non seulement de la réconciliation, mais du mode de réconciliation. « Pacifiant par le sang répandu sur la croix ». Nous étions des ennemis pour Dieu ; – il nous a réconciliés. Il y avait guerre ; – il a ramené la paix. « Pacifiant », dit-il, « par le sang qu’il a répandu sur la croix, tant ce qui est sur la terre que ce qui est au ciel ». C’est déjà beaucoup que cette réconciliation ; c’est un bienfait plus grand encore quand elle s’opère par l’intermédiaire de Dieu ; c’est plus encore, quand elle est scellée de son sang. Et par son sang versé sur une croix. Il y a donc là cinq choses admirables : une réconciliation, un Dieu qui l’accepte, un Dieu qui se sacrifie, la mort de ce Dieu, la mort sur une croix. Voyez comme il a rassemblé toutes ces merveilles. Pour que l’on n’aille pas confondre, pour que l’attention ne s’arrête point en particulier sur cette croix qui n’a rien de grand par elle-même, il dit : « Son sang qu’il a répandu « lui-même ». Qu’est-ce qui fait ici la grandeur du sacrifice ? C’est que Dieu opère le miracle, non par sa parole, mais en s’offrant lui-même, par sa réconciliation. Mais que veut dire ce mot : « Ce qui est dans le ciel ? » Car, pour ce qui appartient à la terre, cette pacification se conçoit. Elle était inondée de haines et de divisions, et chacun de nous était en guerre avec lui-même et avec une foule d’ennemis. Mais le ciel qu’avait-il besoin d’être pacifié ? Est-ce que là aussi il y avait guerre et combat ? Et cette prière : « Que votre volonté soit faite sur la terre, comme au ciel », que signifie-t-elle donc ? C’est qu’il y avait scission entre la terre et le ciel ; c’est que les anges faisaient la guerre aux hommes, en voyant Dieu abreuvé d’opprobres et d’outrages. Saint Paul dit que la paix est rétablie par le Christ ; dans le ciel et sur la terre. (Eph 1,19) Et comment ? Voici ce qui se passa dans le ciel. Le Christ y transporta l’homme, il fit monter dans le ciel l’ennemi des anges, celui qu’ils abhorraient. non seulement il rendit la paix à la terre, mais il fit asseoir auprès des anges leur ennemi particulier, leur ennemi déclaré. De là une paix profonde. Les anges reparaissent sur la terre, depuis que l’homme à son tour a fait dans le ciel son apparition. C’est pour cela que Paul a été ravi au ciel, selon moi ; c’est pour rendre témoignage de l’ascension du Fils. Sur la terre la paix existe doublement : la terre est en paix avec le ciel ; la terre est en paix avec elle-même. Dans le ciel, la paix est une et toujours la même. Si le repentir d’un seul pécheur est un si grand sujet de joie pour les anges, que sera pour eux le repentir de tant de pécheurs ? La puissance divine a produit ces miracles. Pourquoi donc, dit-il, avez-vous confiance dans les anges ? Loin de vous mener au ciel par la main, loin de vous en donner accès, ils vous ont fait la guerre, et, sans cette réconciliation dont Dieu a été le médiateur, vous n’auriez jamais obtenu la paix. Pourquoi donc accourir vers les anges ? Voulez-vous savoir quelle était pour nous la haine, l’aversion éternelle des anges ? Ce sont eux qui ont mission de punir les Israélites, de punir David, de punir Sodome, de punir les hommes dans la vallée des larmes. Les temps sont bien changés. Ils ont entonné, sur la terre, un cantique d’allégresse, le Christ les a conduits vers nous ; le Christ nous a élevés jusqu’à eux. 4. Contemplez le miracle. Après avoir fait descendre les anges sur la terre, il a élevé l’homme jusqu’à eux. La terre est devenue le ciel, du moment où le ciel s’est ouvert pour recevoir la terre. De là cette action de grâces « Gloire à Dieu, dans le ciel, et paix, sur la terre, aux hommes de bonne volonté ! » (Luc 2,14) Voici, dit l’Évangéliste, voici venir des hommes en paix avec Dieu. Qu’est-ce que cette paix ? La réconciliation. Le ciel n’est plus une muraille placée entre Dieu et l’homme. Autrefois c’était par le nombre des nations que l’on comptait les anges. (Deu 32,8) Aujourd’hui ce n’est plus par le nombre des nations, c’est par le nombre des fidèles qu’on les compte. Voulez-vous en avoir la preuve ? Écoutez cette parole du Christ : « Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits enfants. Leurs anges voient face à face mon Père qui est dans les cieux ». (Mat 18,10) Tout fidèle en effet a son ange gardien, et dans les premiers temps tout homme vertueux avait aussi le sien, comme dit Job : « L’ange qui me soutient et qui me soulage, depuis ma jeunesse ». (Gen 48,16) Si donc nous avons des anges gardiens, conduisons-nous sagement, comme si nous avions auprès de nous des surveillants ; car nous avons aussi près de nous le démon. Voilà pourquoi nous prions en invoquant l’ange de paix ; car c’est toujours la paix que nous demandons. Rien en effet n’est comparable à ce bien. C’est la paix que nous demandons dans nos églises, dans nos prières, dans nos salutations, et le prêtre nous souhaite ce bien jusqu’à deux ou trois fois, en nous disant : « La paix soit avec vous ! » Pourquoi ? Parce que la paix est la mère de tous les biens, la matière et la source de toutes les joies. Voilà pourquoi le Christ a ordonné aux apôtres de dire, quand ils entrent dans une maison, cette parole, comme symbole de tous les biens : « Quand vous entrez dans une maison, dites : « Que la paix soit avec vous ! » (Mat 10,12) C’est que, sans la paix, tout le reste est superflu. Et le disciple du Christ disait aussi : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ». (Jn 14,27) C’est la paix qui nous fraie un chemin vers la charité. Et le prêtre ne se contente pas de dire : « Que la paix soit avec vous ! » Il dit : « Paix à tout le monde ! » Car si nous sommes en paix avec l’un et en guerre avec l’autre, quel fruit retirerons-nous d’un pareil état de choses ? Dans le corps humain, si certains organes sont tranquilles et d’autres troublés, la santé est impossible ; elle résulte du bon ordre, de la bonne harmonie, du calme qui règne dans l’organisme entier : si tout n’est pas tranquille, si tout n’est point à sa place, il y aura un bouleversement général. Il en est de même de notre âme : si nos pensées sont tumultueuses, elle ne peut pas être en paix. C’est une si bonne chose que la paix ! Ceux qui la font naître, ceux qui la cimentent, portent le nom d’enfants de Dieu et ils le méritent. (Mat 5,45) Le Fils de Dieu lui-même n’est-il pas venu sur la terre pour pacifier la terre et le ciel ? Si les enfants de Dieu sont pacifiques, ceux qui s’étudient à servir les révolutions sont les enfants du démon. Quoi ! déchaîner les dissensions et la discorde ! Et qui donc est assez malheureux pour cela ? Ah ! il n’y a que trop de gens qui aiment le mal, qui déchirent et qui percent le corps du Christ plus cruellement encore que les soldats avec leurs lances, et les juifs avec leurs clous. Car ces derniers enfin lui faisaient moins de mal ; les plaies qu’ils ont faites au Christ se sont cicatrisées. Mais ces membres que la discorde retranche de l’Église, si l’on ne parvient à les réunir bientôt, ils ne se réuniront jamais et resteront à jamais séparés du corps des fidèles. Quand vous voudrez faire la guerre à votre frère, songez que vous allez faire la guerre aux membres du Christ, et calmez votre fureur. Mais c’est un être abject, vil et méprisable… écoutez le Christ… « Ce n’est pas la volonté de mon Père qu’aucun de ces petits périsse ». (Mat 18,14) Et ces paroles : « Leurs anges voient toujours face à face mon Père qui est dans le ciel ». (Id 10) C’est pour lui que Dieu a souffert l’esclavage et la mort, et vous croyez que cet être dont vous parlez n’est rien ? Mais en combattant contre lui, c’est contre Dieu que vous combattez, en jugeant cet homme autrement que Dieu ne l’a jugé. Le prêtre, aussitôt qu’il entre, dit : « Paix entre tous ! » Quand il fait un sermon, quand il harangue les fidèles, il dit : « Paix entre tous ! » – « Paix entre tous ! » dit-il, en terminant le sacrifice. Et au milieu du sacrifice, il dit encore : « Que la grâce et la paix soient avec vous ! » N’est-il pas absurde, quand on nous recommande si souvent la paix, d’être toujours en guerre les uns avec les autres, de rendre guerre pour guerre et de combattre celui-là même qui nous offre sa paix ? Vous dites à cet homme : « Que la paix soit avec votre esprit ! » Et dehors vous le calomniez ! Hélas ! ces saintes et vénérables paroles ne sont plus que des symboles sans consistance. Hélas ! ce qui devait nous servir de drapeau n’est plus qu’un mot vide. Aussi ignorez-vous jusqu’au sens de ces mots : « Paix entre tous ! » Mais écoutez encore le Christ : Dans quelque ville, dans quelque bourg que vous entriez, « Entrant dans la maison, saluez-là : si cette maison en est digne, votre paix viendra sur elle ; si elle n’en est pas digne, votre paix reviendra à vous ». (Mat 10,12, 13) Ce qui cause encore notre ignorance, c’est que nous ne voyons dans tout cela qu’une figure à laquelle nous ne faisons pas attention. Est-ce que c’est moi qui vous donne la paix ? C’est le Christ qui daigne vous parler par ma bouche. Quand nous n’aurions pas habituellement la grâce, nous l’avons pour nous adresser à vous. Si la grâce de Dieu a opéré dans une âme, dans un prophète, pour la dispensation de ses bienfaits, pour l’utilité des Israélites, il est clair qu’elle ne refusera pas d’opérer en nous et de nous soutenir. 5. Qu’on ne dise donc pas que je suis un être imparfait, vil, abject et de nulle valeur, et qu’on ne doit pas faire attention à mes paroles. Je suis tel que vous dites, en effet, mais Dieu, pour être utile à l’humanité, assiste d’ordinaire les créatures imparfaites. Et la preuve c’est qu’il a daigné parler à Caïn à cause d’Abel, au démon à cause de Job. à Pharaon à cause de Joseph, à Nabuchodonosor et à Balthasar à cause de Daniel. Les magiciens eux-mêmes ont obtenu le bienfait de la révélation, et Caïphe, tout meurtrier du Christ qu’il était, tout indigne qu’il était de la faveur divine, a eu le don de prophétie, pour la dignité du sacerdoce. C’est en considération de cette dignité qu’Aaron fut épargné par la lèpre. Pourquoi donc, en effet, je vous le demande, sa sœur a-t-elle été seule punie, quand il avait murmuré comme elle ? Ne vous en étonnez pas. Qu’un homme revêtu des dignités temporelles soit courbé sous le poids d’accusations innombrables, on ne le mettra en jugement que lorsqu’il aura déposé cette dignité, pour que l’opprobre ne rejaillisse pas sur elle. Il doit en être ainsi à plus forte raison pour l’homme revêtu d’un pouvoir spirituel, et qui, quel qu’il soit d’ailleurs, opère par la grâce de Dieu. Il doit en être ainsi ; autrement tout serait perdu. Mais une fois qu’il aura déposé le pouvoir, soit au sortir de la vie, soit durant cette vie même, il sera puni plus sévèrement que les autres. N’allez pas croire que c’est nous qui vous parlons ainsi. C’est la grâce de Dieu qui opère dans son serviteur indigne, non pas à cause de nous, mais à cause de vous. Écoutez donc cette parole du Christ : « Si la maison en est digne, que votre paix descende sur elle ». Or comment peut-elle en être digne ? En vous accueillant, dit le Christ. « Mais s’ils ne vous accueillent pas, s’ils ne vous écoutent pas, en vérité, je vous le dis, la terre de Sodome et de Gomorrhe sera mieux traitée au jour du jugement, que cette cité ». (Mat 10,13-15) Mais à quoi bon nous accueillir, si vous ne nous écoutez pas ? Quel fruit vous revient-il des honneurs que vous nous rendez, si vous ne faites pas attention à ce qu’on vous dit ? Voulez-vous nous rendre un témoignage d’honneur et de respect auquel nous tenions, et qui vous soit utile ainsi qu’à nous ? Écoutez notre parole. Écoutez saint Paul qui vous dit : « Je ne savais pas, mes frères, que ce fût un pontife ». (Act 23,5) Écoutez aussi le Christ : « Observez », dit-il, « et faites tout ce qu’ils vous disent ». (Mat 23,3) Ce n’est pas moi que vous méprisez, c’est le sacerdoce. Quand vous m’en verrez dépouillé, alors méprisez-moi, alors de mon côté je ne vous ordonnerai plus rien. Mais tant que nous occupons ce siège, tant que nous sommes à la tête de cette Église, nous avons l’autorité et le pouvoir, bien que nous en soyons indignes. Si le trône de Moïse était assez respectable pour faire écouter Moïse, il en est de même à plus forte raison du trône du Christ : c’est ce trône que nous avons reçu, c’est du haut de ce trône que nous vous parlons, depuis le jour ou le Christ a fait de nous son ministre de paix. Les ambassadeurs, quels qu’ils soient, doivent à leur titre de grands honneurs. Voyez, ils pénètrent jusqu’au cœur d’un pays barbare ; les voilà seuls au milieu de tant d’ennemis ! Et pourtant, grâce à leur titre, tous ces ennemis les considèrent, tous ces ennemis les laissent partir et veillent à leur sûreté. Et nous aussi nous sommes envoyés en ambassade ; nous sommes les ambassadeurs de Dieu c’est là le titre que nous donne l’épiscopat. Nous venons donc à vous en ambassadeurs, pour vous demander la paix et pour vous en dire les conditions. Ce ne sont ni des cités, ni des mesures de froment, ni des esclaves, ni de l’or, que nous nous engageons à vous livrer. Nous vous promettons le royaume des cieux, la vie éternelle, la vue du Christ, et tant d’autres biens que nous ne pouvons énumérer, et que vous ne pouvez connaître, tant que nous sommes dans les liens du corps et de cette vie mortelle. C’est donc une ambassade dont nous nous acquittons. Et nous voulons être honorés, non pas pour nous, indignes que nous sommes, mais pour vous, pour que vous fassiez attention à nos paroles, pour qu’elles vous soient utiles, pour que nous ne trouvions pas en vous des auditeurs insensibles ou négligents. Ne voyez-vous pas comme on entoure les ambassadeurs, comme on se presse autour d’eux ? Eh bien ! Nous sommes accrédités par Dieu, pour lui servir d’ambassadeurs auprès des hommes. Si les paroles que nous sommes chargés de vous adresser vous blessent, ce n’est pas notre faute ; c’est notre épiscopat qui nous force à vous les adresser. Ce n’est pas tel ou tel homme qui vous parle ; c’est l’évêque : ne m’écoutez point ; mais écoutez l’ambassadeur de Dieu. Faisons donc tous nos efforts pour plaire à Dieu ; efforçons-nous de vivre pour sa gloire et de nous montrer dignes des biens promis à ceux qui l’aiment, par là grâce et la bonté, etc. HOMÉLIE IV.
VOUS ÉTIEZ VOUS-MÊMES AUTREFOIS ÉLOIGNÉS DE DIEU, ET VOTRE ESPRIT, ABANDONNÉ A DES ŒUVRES CRIMINELLES, VOUS RENDAIT SES ENNEMIS. – MAIS MAINTENANT JÉSUS-CHRIST VOUS A RÉCONCILIÉS PAR LA MORT QU’IL A SOUFFERTE DANS SON CORPS MORTEL, POUR VOUS RENDRE SAINTS, PURS ET IRRÉPRÉHENSIBLES DEVANT LUI. (I, 21-22) Analyse.
- 1. Jésus nous a réconciliés par sa mort, pour nous rendre saints, si toutefois nous restons inébranlables dans l’espérance et dans la foi.
- 2. Jésus intercède pour nous dans le ciel et continue à souffrir pour nous sur la terre, dans la personne de ses apôtres.
- 3. Ne pas s’enquérir de l’année où le Christ est arrivé, mais du bien qu’il a fait.
- 4. Les Juifs, sous Moïse, comparés à des enfants. Éloge de Moïse.
1. Il montre ici que le Christ a réconcilié avec Dieu ceux qui n’en étaient pas dignes. Dire qu’ils étaient en la puissance de l’esprit de ténèbres, c’est montrer toute l’étendue de leur malheur ; mais pour que l’on ne voie point dans cette puissance de l’esprit de ténèbres un joug nécessaire, saint Paul a ajouté : « Vous étiez autrefois éloignés de Dieu ». Il a l’air de dire ici la même chose ; mais il n’en est pas ainsi. Car ce n’est pas la même chose de délivrer celui qui était condamné par la nécessité à souffrir, et de délivrer l’homme qui s’était condamné à souffrir lui-même, de son plein gré. Celui-ci est digne de haine, l’autre est digne de pitié. Eh bien ! dit-il, ce n’était point malgré vous, ce n’était point par nécessité, c’était de votre plein gré, c’était bien volontairement que vous vous étiez séparés de lui. Vous étiez indignes de ses bienfaits, et il vous a délivrés. Et, tout en rappelant les choses du ciel, il montre que les inimitiés ne sont pas venues du ciel, mais sont venues de la terre. Car depuis longtemps déjà les anges voulaient la réconciliation ; Dieu la voulait aussi : mais vous ne la vouliez pas, vous. Et il montre que dans la suite des temps, les anges n’auraient rien pu faire pour les hommes, si les hommes étaient restés ennemis de Dieu. Ils n’auraient pu ni les persuader, ni, en les persuadant, les délivrer du démon. À quoi bon les persuader, en effet, si celui qui les tenait sous son joug n’avait pas été enchaîné ? À quoi bon l’enchaîner, si ses esclaves n’avaient pas voulu revenir à la liberté ? Il fallait donc la réunion de deux conditions dont ni l’une ni l’autre ne pouvaient être remplies par les anges, et ces deux conditions ont été réalisées par le Christ. C’était donc un plus grand miracle encore de persuader les hommes que de les affranchir de la mort. Le Christ tout seul pouvait accomplir ce dernier miracle ; l’accomplissement du premier dépendait à la fois de lui et de nous. Or, ce qui ne dépend que de celui qui agit, est toujours plus facile. C’est donc du premier de ces miracles que saint Paul parle en dernier lieu, parce qu’il est le plus grand. Il n’a pas dit simplement : Vous étiez les ennemis de Dieu ; il a dit : « Vous étiez éloignés de Dieu » ; ce qui indique une inimitié violente. Et non seulement ils étaient éloignés de Dieu, mais ils ne pensaient pas à revenir à lui. Il dit qu’ils étaient ses ennemis du fond du cœur, faisant voir par là que cette inimitié n’était pas seulement une affaire de choix et de réflexion. Mais que dit-il encore ? « Votre esprit était abandonné à des œuvres criminelles ». Vous étiez, dit-il, les ennemis de Dieu, et vous agissiez en ennemis à son égard. « Mais maintenant Jésus-Christ vous a réconciliés par la mort qu’il a soufferte dans son corps mortel, pour vous rendre saints, purs et irrépréhensibles devant lui ». Il parle de la manière dont la réconciliation s’est opérée. Après avoir été frappé, flagellé et vendu, le Christ a subi la mort la plus honteuse. Il fait encore ici allusion au supplice de la croix, puis il mentionne un nouveau bienfait. Non seulement le Christ a délivré les hommes, mais, comme il l’a dit plus haut, il les a rendus propres à recevoir ses bienfaits. C’est ce qu’il fait entendre aussi, dans ce passage, par ces mots : « Pour vous rendre saints, purs et irrépréhensibles devant lui ». C’est qu’il a souffert pour les délivrer de leurs maux et pour les élever au plus haut rang, comme un être bienfaisant qui, après avoir délivré un coupable, le ferait monter au faste des honneurs. Non content de les mettre au rang de ceux qui n’ont pas péché, il les met au nombre de ceux qui ont fait les actions les plus grandes et les plus illustres : et, bienfait plus précieux encore, il les a rendus saints devant lui. Remarquez que ce mot irrépréhensible dit encore plus que pur de tout opprobre. Être irrépréhensible, c’est ne pas donner prise à la moindre accusation, au moindre blâme. Mais, après avoir rendu pleine et entière justice à ce Dieu qui a tout fait pour nous, en mourant pour nous, afin de fermer la bouche à ceux qui voudraient dire que nous n’avons plus rien à faire, il a ajouté : « Si toutefois vous demeurez ancrés et affermis dans la foi, et inébranlables dans l’espérance que vous donne l’Évangile (23) ». Il les reprend ici de leur tiédeur. Il ne se borne pas à dire : « Si vous demeurez », car on peut demeurer debout, tout en chancelant et en s’agitant à droite et à gauche ; on peut encore rester debout, en tournant sur soi-même. Mais il faut rester, dit l’apôtre, « ancré, affermi et inébranlable ». Voyez quel luxe de figures ! C’est peu de ne pas chanceler ; il ne faut pas bouger. Il ne leur impose pas là des devoirs bien lourds, ni bien pénibles à remplir ; il recommande seulement la foi et l’espérance. Il veut dire : Soyez fermes dans la croyance que l’espérance des biens futurs repose sur la vérité. Il ne demande là rien d’impossible ; mais dans la vertu, il faut demeurer inébranlable. C’est ainsi que le devoir devient facile. « Dans l’espérance que donne l’Évangile qu’on vous a annoncé, qui a été prêché à toutes les créatures qui sont sous le ciel ». Or, quelle est cette espérance que donne l’Évangile, si ce n’est le Christ lui-même ? C’est lui qui est notre espoir et qui a opéré toutes ces œuvres. Celui qui met son espoir dans un autre, ne reste plus inébranlable ? Et pour lui, tout est perdu ; s’il ne croit pas en Jésus-Christ. « L’Évangile qu’on vous a annoncé », dit-il. Il les prend à témoin ; puis il prend à témoin l’univers entier. Il ne dit pas : « Qui est prêché », mais : « Qui a été prêché, qui a été cru », comme il l’a déjà dit en commençant et en invoquant une foule de témoins, pour affermir leur foi. Et « dont moi, Paul, j’ai été établi ministre ». Par ce moyen, il donne encore plus d’autorité à sa parole. « Moi, Paul », dit-il. Son influence était déjà grande ; son nom était partout célèbre ; il enseignait dans tout l’univers. « Maintenant, je me complais dans les maux que je souffre pour vous, et j’accomplis dans ma chair ce qui reste à souffrir à Jésus-Christ, en souffrant moi-même pour son corps qui est l’Église (24) ». 2. Voyez comme ce verset se rattache bien au précédent. Il semble s’en détacher ; mais il a avec lui une liaison intime. J’ai été établi ministre de l’Évangile, dit-il, c’est-à-dire, je viens à vous non pour vous apporter quelque chose de moi, mais pour vous annoncer ce qui émane d’un autre. Je crois donc que je souffre en son lieu et place, et, tandis que je souffre, je me complais dans mes souffrances, les yeux brillants d’espoir et fixés sur l’avenir ; et ce n’est pas pour moi, c’est pour vous que je souffre. Et « j’accomplis dans ma chair ce « qui reste à souffrir à Jésus-Christ ». Ce langage paraît ambitieux ; et pourtant il n’a rien d’arrogant, à Dieu ne plaise ! Il est plutôt empreint d’un ardent amour pour le Christ. Ses souffrances, dit-il, ne sont pas les siennes ; ce sont les souffrances du Christ. Il cherche, en parlant ainsi, à se concilier ses auditeurs. Ce que je souffre, dit-il, c’est pour lui que je le souffre : c’est donc lui et non pas moi qu’il faut remercier ; car c’est lui qui souffre. C’est comme si un homme envoyé auprès d’un autre, priait un tiers d’y aller à sa place, et comme si ce dernier disait : C’est pour un tel que j’agis. Saint Paul ne rougit donc pas d’appeler ses souffrances les souffrances du Christ. Car le Christ est mort pour nous, et même, après sa mort, il s’est montré prêt à supporter pour nous les afflictions. L’apôtre s’efforce de démontrer que c’est le Christ qui maintenant encore affronte le péril, dans l’intérêt de son Église, et il fait allusion à cette vérité, en disant : Ce n’est pas nous qui vous ramenons ; c’est lui qui vous ramène, bien que ce soit nous qui agissions. Car ce n’est pas à notre œuvre, c’est à la sienne que nous avons mis la main. C’est comme si une armée, commandée par un général bien capable de la défendre et de la protéger, venait à perdre son chef et trouvait pour le remplacer, jusqu’à la fin de la guerre, un lieutenant qui recevrait les blessures et les coups d’épée portés au chef de l’armée. Et ce qui prouve que tout ce que fait l’apôtre, il le fait pour le Christ, ce sont ces paroles : « Pour son corps ». Il veut dire : Ce n’est pas à vous, c’est au Christ que je veux être agréable ; car je souffre pour lui ce qu’il devait souffrir lui-même. Quelle preuve que ces paroles ! Quel amour du Christ elles respirent ! C’est ainsi que, dans sa seconde épître aux Corinthiens, il disait : « Il nous a confié un ministère de réconciliation » ; et encore : « Nous sommes les ambassadeurs du Christ ; c’est Dieu qui vous exhorte, par notre bouche ». (2Co 5,18-20) C’est ainsi qu’il parle, en ce passage : C’est pour lui que je souffre. Il voulait par là attirer encore davantage ses auditeurs. C’est comme s’il disait : Votre débiteur est parti ; mais j’acquitte le reste de sa dette. Voilà le sens de ce mot : « Ce qui reste à souffrir ». Il veut montrer que, selon lui, Jésus-Christ n’a pas encore souffert pour nous tout ce qu’il avait à souffrir. Il dit encore que le Christ souffre, après sa mort, les maux qu’il peut encore avoir à supporter ; ce qui rappelle ce passage de l’épître aux Romains : « Il intercède encore pour nous ». (Rom 8,34) Il montre que, non content de mourir pour eux, le Christ prodigue encore aux hommes des bienfaits sans nombre. Il tient ce langage, non pour s’élever lui-même, mais pour montrer que le Christ veille encore sur eux. Et il le prouve par ces mots qu’il ajoute : « Pour son corps ». Voyons comme le Christ a su nous rattacher à lui. Pourquoi donc recourir à l’intermédiaire des anges ? « Dont j’ai été établi le ministre », dit Paul. À quoi bon d’autres messagers ? C’est moi qui suis son ministre. Puis il montre qu’il n’a rien fait en son nom, puisqu’il n’est que ministre. « Dont j’ai été établi ministre, selon la charge que Dieu m’a donnée pour l’exercer envers vous, afin que je m’acquitte pleinement du ministère de la parole de Dieu (25) ». – « La charge que Dieu m’a donnée ». Peut-être veut-il dire : Le Christ, en vous quittant nous a donné une charge à remplir auprès de vous, pour que vous n’eussiez pas l’air d’être complètement abandonnés ; car c’est lui qui a souffert ; c’est lui qui s’acquitte d’une mission. Peut-être veut-il dire : J’étais le plus zélé persécuteur des croyants, et Dieu a permis que je fusse persécuté à mon tour, pour donner plus d’autorité à ma prédication. Peut-être « cette charge que Dieu lui a donnée » est-elle la mission qu’il a, non de faire de grandes œuvres et des actions illustres, mais de répandre la foi et de conférer le baptême. Autrement, dit-il, vous n’auriez pas accueilli la parole de Dieu. « Afin que je m’acquitte pleinement du ministère de la parole de Dieu », en la prêchant aux nations. Et il montre par là que leur foi est encore chancelante. « Afin que je m’acquitte pleinement ». Si les nations dispersées ont ouvert leurs âmes à des dogmes aussi profonds, ce n’est pas l’œuvre de Paul, mais l’œuvre d’une providence divine. Car moi, dit-il, je n’aurais pu opérer ce miracle. Après avoir exprimé cette grande idée que ses souffrances sont celles du Christ, il ajoute que s’il s’acquitte pleinement du ministère de la parole de Dieu, c’est là l’œuvre de Dieu. Et ici encore il fait entrevoir que s’ils sont capables d’entendre la parole divine, c’est une œuvre de la providence divine. Car Dieu ne fait rien à la légère. Quand il descend jusqu’à l’homme, c’est un haut sentiment d’humanité qui le guide. Et voilà pourquoi le Christ est venu maintenant et non autrefois. C’est ainsi que dans son Évangile il est dit qu’il a envoyé en avant ses serviteurs, afin que le Fils de Dieu ne fût pas à l’instant même immolé. Puisqu’on ne l’a pas épargné, en effet, quand il est venu après eux, on l’aurait épargné bien moins encore, s’il avait pris les devants. S’ils n’ont pas voulu écouter l’humble parole des précurseurs, comment auraient-ils pu écouter la doctrine sublime du Christ ? Que dit-il donc ? Est-ce qu’aujourd’hui encore les juifs et les gentils ne sont pas remplis d’imperfections ? Ah ! c’est là le comble de la faiblesse. Après tant d’années, après tant de preuves, être encore si imparfait, c’est être bien tiède. 3. Quand donc les gentils nous diront : Pourquoi le Christ n’est-il venu qu’à présent ? ne les laissons pas dire ; mais demandons-leur s’il n’a pas bien accompli son œuvre. S’il était venu dès le commencement, et s’il n’avait pas réussi, le temps n’aurait pas suffi pour l’excuser. Mais puisque son œuvre s’est accomplie, pourquoi nous parler du temps ? Quand un médecin soigne un malade et le guérit, on ne lui demande pas compte du traitement qu’il a appliqué. Quand un général a remporté la victoire, on ne lui demande pas compte de l’heure et du terrain qu’il a choisi. S’il n’avait pas réussi, on pourrait l’interroger. Mais, puisqu’il a réussi, il faut l’accueillir avec éloge. Que faut-il croire, dites-moi, vos raisonnements calomnieux ou cette œuvre si parfaite ? A-t-il remporté ou non la victoire ? dites-moi. A-t-il triomphé ou non de tous les obstacles ? Sa parole s’est-elle accomplie ou non ? Voilà ce qu’il faut examiner. Dites-moi : Si vous ne croyez pas au Christ, croyez-vous en Dieu ? Est-il vrai, je vous le demande, que Dieu n’ait pas eu de commencement ? Cela est vrai, me répondrez-vous. Mais, dites-moi ; pourquoi ne s’y est-il pas pris dix mille ans plus tôt, pour créer les hommes ? De cette manière, le monde aurait duré plus longtemps. Car si l’existence est un bien, mieux vaut la commencer plus tôt. Mais les hommes ont-ils donc perdu à ne pas exister plus tôt ? Non sans doute, et celui qui les a faits sait pourquoi. Autre question : Pourquoi n’a-t-il pas créé tous les hommes à la fois et en même temps ? L’aîné du premier homme a tant d’années ; l’aîné de l’homme qui naît plus tard en a moins ? Pourquoi a-t-il fait venir au monde les uns plus tôt, les autres plus tard ? Voilà des points vraiment dignes de faire question, sans mériter cependant de curieuses recherches. Mais pourquoi le Christ est-il venu plus tôt ou plus tard ? Il ne faut même pas le demander, car j’ai déjà dit pourquoi, et je ne pourrais que me répéter. Figurez-vous l’humanité comme ayant une existence à elle : les temps primitifs sont l’adolescence du genre humain ; l’âge suivant est sa jeunesse ; les siècles de décadence sont sa vieillesse. Alors, quand l’âme possède toute sa vigueur, quand le corps a perdu la sienne et ne fait plus la guerre à l’âme, on est porté à la philosophie. Eh bien ! me dira-t-on, dans la pratique il en est tout autrement ; car nous instruisons les jeunes gens. Il est vrai, mais nous ne leur enseignons pas les hautes sciences, mais la rhétorique et l’éloquence : on étudie la philosophie, quand on est dans toute la force de l’âge. Voyez Dieu : c’est ainsi qu’il traite les juifs. Les juifs sont comme des enfants auxquels il adonné Moïse pour maître, et c’est pour eux qu’il trace cette loi qui est pour ainsi dire leur abécédaire, « cette loi qui n’offre que l’ombre des biens à venir, sans offrir l’image même des choses ». (Heb 10,1) Nous achetons des friandises aux enfants, nous leur donnons quelques pièces de monnaie, à une seule condition, c’est qu’ils se rendront à l’école. Et Dieu aussi donne aux Hébreux richesses et plaisirs, et leur prodigue ses biens, en retour desquels il ne demande qu’une chose, c’est qu’ils écoutent Moïse. C’est pour cela qu’il les a mis entre les mains de ce maître. Il ne veut pas qu’ils le méprisent ; il veut qu’ils l’accueillent, comme un père bienveillant. Et voyez comme ce maître à lui seul leur impose. Ils ne disent pas : Où est Dieu ? Ils disent : Où est Moïse ? Il n’avait qu’à paraître pour se faire craindre. Quand ils font mal, voyez comme il sait les punir. Dieu voulait les abandonner, Moïse ne le permit pas. Ou plutôt, en cette circonstance, c’est Dieu qui fait tout. Dieu est le père qui menace ; Moïse est le maître qui demande, qui cherche à fléchir le père et qui dit : Pardonnez-moi ; je prends tout sur moi, à partir de ce moment. Ainsi le désert fut pour les Juifs une école. Semblables aux enfants qui, après être longtemps restés à l’école, demandent à se retirer, eux aussi avaient toujours les yeux tournés du côté de l’Égypte, et, les larmes aux yeux, ils disaient : Nous sommes perdus, c’est fait de nous, nous voilà morts ! Et Moïse brisa la table de la loi, après avoir écrit pour eux quelques mots destinés à leur servir d’exemple, comme ferait un maître qui, pour témoigner sa colère à un mauvais élève, jetterait des tablettes qu’il aurait mal écrites ; il a même le droit de les briser, sans que le père se fâche. Car cette table de la loi, Moïse s’était appliqué à l’écrire. Mais eux, sans s’inquiéter de leur maître, et distraits par d’autres pensées, ne gardaient ni modération, ni réserve, et, comme des enfants qui, dans une école, se frappent mutuellement, il leur permit de se frapper et de s’exterminer les uns les autres. Un maître donne une leçon à apprendre, et lorsqu’en la faisant dire, il voit que l’enfant a perdu son temps, il l’en punit. Par exemple les événements de l’Égypte étaient comme des lettres qui marquaient la puissance de Dieu. Il est vrai que ces lettres étaient des plaies et des fléaux, mais elles n’en montraient que mieux que Dieu punit ses ennemis : elles renfermaient un grand enseignement. En annonçant la punition des ennemis de Dieu, elles annonçaient aussi ses bienfaits à votre égard. Les Juifs ressemblaient à ces écoliers qui prétendent savoir leur alphabet et qui, interrogés sur certaines lettres prises à part, ne peuvent pas répondre et sont battus. Ils prétendaient, eux, connaître la puissance de Dieu, et quand on les interrogeait sur des cas isolés de cette puissance, ils ne savaient rien et ils étaient châtiés. Avez-vous vu cette eau ? Elle doit vous rappeler l’eau de l’Égypte. Celui qui a pu changer l’eau en sang, peut aussi faire jaillir une source. C’est ainsi que nous répétons aux enfants : Quand vous verrez sur un livre la lettre A, souvenez-vous que cette lettre a figuré sur vos tablettes. Avez-vous vu une famine ? Souvenez-vous que c’est Dieu qui étouffe la moisson dans son germe. Avez-vous été témoins de guerres ? Souvenez-vous du déluge. Avez-vous vu ce grand peuple qui habite cette terre ? Il n’est pas plus grand que le peuple d’Égypte : Celui qui vous a tiré du milieu de ce peuple, saura bien vous sauver aujourd’hui que vous êtes loin de la terre d’Égypte. Mais ils ne savaient pas qu’on leur faisait subir un interrogatoire sur les éléments isolés de leur doctrine, et ils étaient châtiés. Ils ont mangé, ils ont bu et se sont révoltés. Ils ne devaient pas chercher la volupté dans la manne, puisqu’ils avaient appris que leurs maux venaient de la volupté. Ils faisaient comme ces enfants de bonne maison que l’on envoie à l’école et qui recherchent la compagnie des esclaves, et qui se font un jeu de les servir. Ils peuvent, à la table paternelle, se nourrir comme il faut et comme il convient à des gens bien nés, et ils préfèrent à la table de leur père, une ignoble table d’esclaves où règnent le tumulte et le désordre. C’est ainsi que les Hébreux cherchaient la terre d’Égypte. Et ils disaient à Moïse : « Oui, Seigneur, nous ferons et nous écouterons tout ce que vous direz ». (Exo 24,7) Et, comme s’il se trouvait devant un père irrité qui voudrait se défaire de ses fils incorrigibles, le maître ne cessait de prier pour eux. Voilà ce qui arrivait souvent alors. 4. Pourquoi ce langage ? C’est parce que nous ressemblons en tout aux enfants. Voulez-vous voir combien les lois que l’on donnait aux Juifs étaient des lois d’enfants ? Lisez le Lévitique : « Œil pour œil, dent pour dent », dit-il. (Lev 24,20) C’était ainsi qu’il fallait leur parler ; car rien n’est plus porté à la vengeance que l’enfant. Qu’est-ce que la colère, en effet ? C’est une éclipse de la raison ; c’est un mouvement tumultueux de l’âme ; or, comme cet âge manque surtout de réflexion et de raison, l’enfant se laisse dominer par la colère. Cela est si vrai, que s’il vient à tomber, il se frappe le genou en se relevant, il renverse son tabouret et parvient ainsi à calmer son ressentiment, à éteindre sa colère. Dieu traitait donc les Hébreux comme des enfants, en leur donnant la faculté d’arracher œil pour œil, dent pour dent, en immolant les Égyptiens et les Amalécites, leurs persécuteurs. Dans ses promesses, on croit entendre un père, à qui son enfant vient de dire : Papa, celui-là m’a frappé. Le père répond à son enfant : C’est un méchant ; n’ayons pour lui que de la haine. Tel est le langage de Dieu : Vos ennemis, dit-il, seront les miens, et je détesterai ceux qui vous détestent. (Exo 23,22) Et, quand Balaam priait, leur abattement était bien celui de l’enfant. Les enfants ont peur d’un rien, d’un morceau de laine et autre objet semblable. Pour calmer leur frayeur, on leur met l’objet sous la main et on charge leur nourrice de leur montrer ce que c’est. Ainsi fit Dieu : Balaam était un prophète terrible, et pourtant la terreur des Hébreux se changea en audace. Dieu traitait les Hébreux comme des enfants qui viennent d’être sevrés et dont on remplit la petite corbeille de mille bonnes choses ; il leur prodiguait les biens et les douceurs. Comme l’enfant qui demande le sein, les Hébreux demandaient l’Égypte et les viandes de l’Égypte. On ne court donc pas risque de se tromper en regardant Moïse comme le maître, le précepteur des Hébreux, et comme un maître plein de sagesse. Ce n’est pas en effet la même chose d’avoir à conduire des philosophes ou des enfants privés de raison. Voulez-vous un autre exemple ? Écoutez cette nourrice qui dit à son enfant : Aie bien soin de rassembler les plis de ta robe quand tu t’assieds. Ainsi faisait Moïse. Les enfants dont l’âme est encore sans frein, ressentent le pouvoir tyrannique de toutes les passions : c’est la vanité, c’est la cupidité, c’est l’irréflexion, c’est la colère, c’est l’envie qui les domine ; les Juifs aussi étaient esclaves de toutes ces passions ; ils conspuaient Moïse, ils le frappaient comme des enfants qui prennent des pierres, et auxquels on crie : Ne lancez donc pas de pierres, ils prenaient, eux aussi, des pierres pour les jeter à Moïse, leur père, et Moïse fuyait. Quand un père a quelque ornement, son enfant, auquel cet ornement fait envie, le lui demande : ainsi faisaient Dathan et Abiron, s’élevant contre le sacerdoce. C’était le peuple le plus envieux, le plus querelleur et le plus arriéré de tous les peuples en toutes choses. Le moment, dites-moi, était-il favorable pour l’arrivée du Christ ? Étaient-ils mûrs pour les leçons de la sagesse, ces hommes égarés par les passions, aussi effrénés dans leurs désirs que des coursiers fougueux, ces hommes esclaves des richesses et de leur ventre ? Mais tous les préceptes de sagesse du Christ auraient été perdus pour ces insensés, et ils n’auraient profité ni des leçons de Moïse, ni des leçons du Christ. Un maître qui veut faire lire ses écoliers, avant de leur faire connaître leurs lettres, ne réussira même pas à leur apprendre leur alphabet. C’est ce qui serait arrivé à cette époque. Mais aujourd’hui, les temps sont bien changés. La grâce de Dieu a civilisé le monde et y a semé en abondance les germes de la vertu. C’est pourquoi rendons grâces à Dieu de toutes choses et ne soyons pas trop curieux. Nous ne connaissons pas le temps ; mais l’Être qui a fait le temps, l’ouvrier des siècles le connaît. Cédons-lui donc en toutes choses ; car c’est glorifier Dieu que de ne pas lui demander compte de ce qu’il fait. C’est ainsi qu’Abraham rendait grâces à Dieu, dans la persuasion où il était, dit-il, que Dieu est assez puissant pour tenir toutes ses promesses. (Rom 4,24) Abraham se gardait d’interroger Dieu, même sur l’avenir ; et nous autres, nous lui demandons compte même du passé. Voyez quelle est notre folie, quelle est notre ingratitude ! Mais corrigeons-nous de ce défaut : loin de nous profiter, cette habitude nous porte un grand préjudice. Soyons reconnaissants envers Notre-Seigneur et glorifions Dieu, afin qu’en le remerciant de tous ses bienfaits nous soyons jugés dignes de sa miséricorde ainsi que de la grâce et de la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ auquel, conjointement avec le Père et le Saint-Esprit, gloire, honneur et pouvoir, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Voir le début du chap. 2.