‏ Ephesians 4

HOMÉLIE VIII.

JE VOUS CONJURE DONC, MOI CHARGÉ DE LIENS POUR LE SEIGNEUR, DE MARCHER D’UNE MANIÈRE DIGNE DE LA VOCATION À LAQUELLE VOUS AVEZ ÉTÉ APPELÉS AVEC TOUTE HUMILITÉ ET TOUTE MANSUÉTUDE. (IV, 1)

Analyse.

  • 1-5. Éloge des chaînes. – Captivité de saint Paul.
  • 6-9. Exemples analogues empruntés à l’histoire de saint Pierre, à celle des trois jeunes gens de Babylone.

1. C’est une vertu chez les docteurs de ne rechercher ni les hommages ni les éloges de leurs subordonnés, mais uniquement le salut de ceux-ci, et de tout faire dans ce but : celui qui agirait autrement ne serait pas un docteur, mais un tyran. Car si Dieu vous a préposé à eux, ce n’est pas pour que vous obteniez plus de respect ; mais pour que, négligeant ce qui vous concerne, vous ne songiez qu’à les édifier. Tel est l’office d’un docteur : et tel se montrait le bienheureux Paul, qui, exempt de tout orgueil, se considérait comme un homme vulgaire, pour ne pas dire comme le dernier des hommes. Voilà pourquoi il s’appelle leur serviteur, et parle ordinairement en suppliant. Ici même, voyez comment son langage, loin d’être impérieux ou despotique, est humble et modeste : « Je vous conjure donc, moi chargé de liens pour le Seigneur, de marcher d’une manière digne de la vocation à laquelle vous avez été appelés ». Pourquoi cette exhortation, dis-moi ? Est-ce que tu désires quelque chose pour toi-même ? Nullement, répond-il, je ne veux que sauver autrui. Cependant, quand on conjure, c’est généralement dans son propre intérêt. – C’est justement que cela m’intéresse, répondra Paul voyez ce qu’il écrit ailleurs : « Maintenant nous vivons, si vous restez fermes dans le Seigneur ». Il ne cessait de souhaiter ardemment le salut de ses disciples. « Moi, chargé de liens pour le Seigneur ». Haute et sublime dignité, qui éclipse la royauté, le consulat et tous les autres honneurs.

De même il écrit à Philémon : Comme moi, le vieux Paul, qui de plus suis maintenant prisonnier de Jésus-Christ (9)… C’est que rien n’est beau comme les chaînes portées pour Jésus-Christ, les chaînes qui ont étreint des mains si saintes. Être enchaîné pour Jésus-Christ, c’est plus glorieux que d’être apôtre, que d’être docteur, que d’être évangéliste. Qui aime Jésus-Christ, me comprend. Oui, il sait le prix des chaînes, celui qui brûle, qui est fou de l’amour du Seigneur, et il aimerait mieux être enchaîné pour Jésus-Christ que d’habiter les cieux. Plus resplendissantes que l’or, plus qu’aucun diadème ; étaient les mains de Paul : ce bandeau couvert de pierreries qui ceint la tête des rois, ne leur donne pas tant de majesté que cette chaîne de fer subie pour Jésus-Christ. La prison de l’apôtre l’emportait en magnificence sur la demeure impériale ; que dis-je ? sur le ciel lui-même : car elle possédait en ce moment le prisonnier de Jésus-Christ. Et, si vous aimez Jésus-Christ, vous comprenez cette dignité, vous comprenez cette vertu, cette grâce accordée à la nature humaine de porter des chaînes pour Jésus-Christ. C’est peut-être plus glorieux que d’être assis à sa droite, plus auguste que d’occuper un des douze trônes qui entourent le sien. Et que dirai-je des choses humaines ? Je rougirais de comparer à l’éclat de ces chaînes les plus riches parures d’or. Quand on n’aurait d’ailleurs aucune rémunération à attendre, n’est-ce pas une récompense suffisante et très grande, de souffrir beaucoup pour celui qu’on aime ? Ils me comprennent sans effort, ceux dont le cœur est plein d’une affection profonde, sinon pour Dieu, au moins pour la créature. Ne leur est-il pas plus doux de s’immoler pour l’objet aimé que d’en recevoir les hommages ? Mais il faut appartenir au chœur des saints apôtres pour avoir l’intelligence de cela. Entendez ce que raconte Saint Luc : « Ils sortaient du sanhédrin, pleins de joie, parce qu’ils avaient été jugés dignes de souffrir un affront pour le nom de Jésus-Christ ». (Act 5,41) Que d’autres nous regardent comme ridicules, quand nous disons que c’est une gloire d’être outragé, une joie d’être couvert d’opprobre ; ceux qui soupirent après Jésus-Christ regardent cela comme très heureux. Si l’on me donnait à opter entre le ciel tout entier et la chaîne de saint Paul, je préférerais cette chaîne. J’aimerais mieux être en prison avec saint Paul, que d’être au ciel avec les anges. Si j’avais à me déterminer entre l’honneur de vivre au milieu des trônes et des puissances célestes, et celui d’être enchaîné avec saint Paul, je demanderais à être enchaîné, et j’aurais raison. Nul bonheur, en effet, ne vaut une telle captivité. Je voudrais être dans ces lieux où l’on garde encore, dit-on, ces fers qui ont pressé les mains de l’apôtre ; je voudrais les voir, et admirer ces hommes enflammés de l’amour du Christ ; je voudrais voir ces chaînes que les démons redoutent, que les anges révèrent. Rien n’est doux comme de souffrir pour Jésus-Christ. Ce que j’envie, ce que j’admire dans saint Paul, c’est moins son ravissement au paradis que son cachot, moins les mystères qui lui furent révélés, que ses chaînes et ses souffrances. Et lui-même ; il pensait ainsi ; car il ne dit pas : Je vous prie, moi, à qui Dieu « A fait entendre des paroles que l’homme ne saurait redire », mais : « Moi qui suis dans les chaînes pour le Seigneur ».

2. Que s’il ne redit pas la même chose dans toutes ses épîtres, c’est qu’il n’était pas toujours prisonnier. Oui, j’aime mieux souffrir pour Jésus-Christ, que d’être glorifié par Jésus-Christ. Souffrir pour Jésus-Christ, c’est un honneur immense, c’est une gloire qui surpasse tout. Si Jésus lui-même, devenu esclave pour moi, et dépouillé volontairement de sa gloire, ne se trouva jamais glorieux comme au jour où il fut crucifié pour moi, que ne dois-je pas souffrir moi-même ? Écoutez plutôt ses propres paroles : « Glorifiez-moi, mon Père ». Que dites-vous ? On vous conduit à la croix avec des brigands et des voleurs sacrilèges ; vous allez subir le supplice des scélérats, être en butte aux crachats, aux soufflets, et vous appelez cela de la gloire ? Oui, répond-il : car je souffre pour ceux que j’aime, et c’est là que je mets ma gloire. Si Jésus, dans son amour pour des malheureux, des misérables, mettait sa gloire en cela, et non à siéger sur le trône paternel, s’il trouvait sa gloire, non dans la gloire même, mais dans les humiliations, et en faisait l’objet de sa préférence, à plus forte raison dois-je, moi, mettre là ma gloire. O heureuses chaînes ! Heureuses mains que ces chaînes ont décorées ! Les mains de saint Paul, quand elles guérissaient, en le touchant, le perclus de Listres, étaient moins digues de vénération que serrées et meurtries de fers. Si j’avais vécu au temps de l’apôtre, j’aurais aimé à les embrasser, à les approcher de mes yeux, à les couvrir de baisers, ces mains jugées dignes d’être enchaînées pour le Seigneur. Vous vous étonnez qu’une vipère attachée à la main de Saint Paul ne lui fit aucun mal ? La bête venimeuse respectait les chaînes qui enveloppaient cette main : la mer aussi révérait en elle la captivité passée de l’apôtre. Le pouvoir de ressusciter les morts me fût-il donné, je l’estimerais moins que celui de porter ces fers. Et maintenant, si j’étais affranchi des sollicitudes du saint ministère, si j’avais une santé plus valide, rien ne m’empêcherait d’entreprendre un long voyage pour voir les chaînes de saint Paul, pour visiter la prison où il fut captif. Bien qu’en plusieurs endroits il y ait des monuments de ses grandes actions, je ne trouve rien de si aimable que les stigmates de ses souffrances ; et, dans les saintes Écritures, il me plaît moins quand il opère des miracles que lorsqu’il est maltraité, battu de verges, emprisonné. Sans doute, ils sont merveilleux, ces suaires, ces tabliers qui font des prodiges après l’avoir revêtu ; mais voici qui est plus merveilleux encore. « Après l’avoir meurtri et l’avoir chargé de coups, ils le jetèrent dans un cachot », et encore : « Enchaînés, ils louaient Dieu », enfin : « Après l’avoir lapidé, ils le traînaient hors de la ville, croyant qu’il était mort ». (Act 16)

3. Je proclame les chaînes heureuses, non parce qu’elles ouvrent le ciel, mais parce qu’elles sont portées pour le Maître élu ciel. Quel plaisir, quel honneur, quelle gloire de se dire qu’on est prisonnier pour Jésus-Christ ! Ce sont là des choses dont je voudrais sans cesse parler. Je voudrais tenir cette chaîne, y être attaché, et, privé en réalité de cet avantage, je veux que du moins ; par la pensée, par le désir, mon âme en soit enlacée. « Le cachot fut ébranlé », est-il écrit, « quand Paul était enchaîné, et les chaînes de tous tombèrent ». (Act 16,26) Voyez-vous ces chaînes qui font tomber d’autres chaînes ? Car, ainsi que la mort du Seigneur tua la mort, ainsi les chaînes de Paul délivrèrent ceux qui étaient enchaînés, ébranlèrent la prison, en ouvrirent les portes : et cependant le propre des chaînes est de produire un effet tout contraire, de tenir-le prisonnier solidement attaché, et non de lui ouvrir un passage dans les murailles. Mais si la nature des chaînés n’est point telle en soi, telle est celle des chaînes portées pour le Christ. Le geôlier tomba aux pieds de Paul et de Silas. Ce n’est pas non plus un effet propre à toutes les chaînes, que de faire tomber aux pieds des prisonniers les auteurs de leur captivité, mais tout au contraire de mettre les premiers à la disposition des seconds. Ici, c’est l’homme en liberté qui tombe aux pieds du captif ; c’est celui qui avait rivé les fers, qui conjure le prisonnier de calmer son épouvante. N’est-ce donc pas toi, dis-moi, qui as formé ces nœuds ? n’est-ce pas toi qui as jeté ces hommes au fond de ce cachot ? qui as serré leurs pieds dans des entraves ? D’où te vient ce tremblement ? ce trouble, ces larmes ? Pourquoi tirer ton glaive ? Jamais je n’ai enchaîné rien de pareil, répond-il : je ne savais pas quel était le pouvoir des prisonniers du Christ. Que dis-tu ? Ils ont reçu la permission d’ouvrir les cieux, et ils ne pourraient ouvrir un cachot ? Ils ont délié ceux qui étaient au pouvoir des démons, et les fers auraient eu raison d’eux-mêmes ? Tu ne les connaissais pas : voilà ton excuse. Ce prisonnier, c’est Paul, que tous les anges ont en vénération ; c’est Paul, dont les suaires et les tabliers ont mis les démons en fuite, chassé les maladies ; et pourtant les chaînes du démon sont bien plus dures et bien plus difficiles à briser que le fer, car elles enchaînent l’âme, tandis que le fer ne lie que le corps. Comment donc celui qui délie les âmes, n’aurait-il pas eu la force de délier son corps ? Comment celui qui brise les liens des démons, n’aurait-il pas brisé des attaches de fer ? Comment celui dont les vêtements, d’eux-mêmes, délivrent les captifs que j’ai dit, et éloigne d’eux les démons, comment ne se serait-il pas mis lui-même en liberté ? S’il a été enchaîné, pour remettre ensuite les captifs en liberté, c’est pour que tu voies combien les serviteurs du Christ, dans les fers, ont plus de force que des hommes en liberté. S’il avait fait la même chose étant en liberté, la merveille serait moins grande : de sorte que ses chaînes témoignent non de sa faiblesse, mais de son pouvoir. En effet, rien n’est plus propre à faire éclater la puissance du saint, que de le voir triompher, dans les fers, de ceux qui n’en portent pas, que de le voir, dans les fers, délivrer en même temps que lui-même ses compagnons de captivité. A quoi bon ces murailles ? à quoi bon l’avoir précipité dans la partie la plus reculée de la prison, puisqu’il a su ouvrir jusqu’à la partie extérieure ? Mais pourquoi ce miracle s’opéra-t-il de nuit, et fut-il accompagné d’un tremblement de terre ? Pardonnez-moi si je m’écarte un peu des paroles des apôtres pour m’arrêter avec complaisance sur leurs actions ; laissez-moi m’enivrer de cette captivité de Paul, et souffrez que j’en parle encore. J’ai saisi la chaîne, personne ne me l’arrachera ; me voilà mieux retenu par l’amour que Paul lui-même par ses entraves. Cette chaîne-ci, personne ne la brise : car elle vient de l’amour du Christ ; ni les anges, ni le royaume des cieux ne sauraient la rompre écoutez plutôt ce que dit Paul lui-même : « Ni les anges ni les principautés, ni les choses présentes ni les choses futures, ni la hauteur ni la profondeur, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Jésus-Christ ». (Rom 8,39)

Pourquoi donc ce miracle advint-il au milieu de la nuit ? et pourquoi ce tremblement de terre ? Écoutez le dessein de Dieu, et reste confondus. Les chaînes de tous furent brisées, et les portes s’ouvrirent. Mais ce prodige arriva uniquement à cause du geôlier, non pour l’éblouir, mais pour le sauver. La preuve que les prisonniers ignoraient leur délivrance, elle résulte des paroles de Paul. En effet, il cria à haute voix : « Ne te fais aucun mal, car nous sommes tous ici ». (Act 16,28) Ils n’auraient pas été tous là, s’ils avaient vu les portes ouvertes, et leurs chaînes à leurs pieds. Des hommes habitués à percer les cloisons, à monter sur les toits et les corniches, et prêts à tout tenter en dépit de leurs chaînes, une fois leurs chaînes tombées et tes portes ouvertes ; n’auraient pu se résigner à rester dans la prison, surtout lorsque le geôlier était lui-même endormi. Mais s’ils n’étaient plus retenus par des chaînes de fer, ils l’étaient par celles du sommeil… Les choses avaient été ainsi disposées afin que le miracle pût avoir lieu sans causer aucun préjudice au gardien qui devait être sauvé ; sans compter que les prisonniers sont attachés la nuit avec un soin particulier. On peut donc les voir de nouveau très solidement enchaînés et dormant. Si cela était arrivé de jour, le désordre eût été grand. Mais pourquoi donc la maison fut-elle ébranlée ? Afin que le geôlier se réveillât pour voir ce qui se passait car il méritait seul d’être sauvé.

4. Veuillez considérer maintenant l’infinie bonté du Christ. Car il ne faut pas que la captivité de Paul nous fasse oublier la grâce du Sauveur ; ou plutôt n’en est-elle pas, elle-même, une preuve. Quelques-uns trouvent mauvais que le geôlier ait été sauvé, et au lieu d’un sujet d’admirer la bonté divine, ne voient là qu’une occasion de critiques : il ne faut pas s’en étonner. Telle est l’humeur des faibles : ils s’en prennent à l’aliment même dont ils se nourrissent, au lieu de le vanter, et proclament que le miel est amer. Les aveugles ne reçoivent que ténèbres du foyer qui devrait les éclairer : ce n’est point la faute de la nature, mais celle de leurs organes incapables d’user des choses comme il faudrait. Que disais-je donc ? Au lieu d’admirer que Dieu ait relevé et rendu meilleur un homme tombé dans un abîme de méchanceté, ils disent : Et comment ne vit-il pas là une supercherie, un sortilège ? Comment, plutôt, ne resserra-t-il pas leur captivité, n’appela-t-il point au secours ? Pour bien des raisons : d’abord il les avait entendus louer Dieu ; et des enchanteurs n’auraient jamais chanté de tels hymnes. Il est écrit : « Il les entendit louer Dieu ». En second lieu, loin de s’enfuir, ils l’empêchèrent de se donner la mort : s’ils avaient agi dans leur intérêt, ils ne seraient pas restés dans le cachot, et auraient commencé par se tirer d’affaire eux-mêmes. Mais ils firent preuve d’une grande bonté : ils l’empêchèrent de se tuer, lui qui les avait chargés de fers : c’est comme s’ils lui avaient dit : Tu nous as mis en lieu sûr, en nous enfermant dans la partie la plus reculée du cachot ; tu nous as durement enchaînés : c’est pour que tu sois affranchi toi-même de la plus rigoureuse des captivités. Chacun, en effet, est étreint dans les chaînes de ses propres péchés : chaînes maudites ; celles-ci, au contraire, sont des chaînes de félicité, qu’il faut souhaiter de tous ses vœux… Que ces dernières brisent les autres, Dieu te l’a fait voir par un exemple sensible. As-tu vu tomber les chaînes de fer qui chargeaient les prisonniers ? Eh bien ! tu te verras toi-même déchargé d’autres chaînes pesantes. Ces chaînes, j’entends celles des prisonniers, non celles de Paul, représentent celles du péché. Ces prisonniers l’étaient doublement. Le geôlier était prisonnier lui-même. Les prisonniers étaient enchaînés dans leurs fers et dans leurs péchés ; le geôlier était captif de ses seuls péchés. Paul délivra les premiers pour éclairer l’autre : car ces chaînes étaient visibles.

Jésus tint une conduite pareille, ou plutôt inverse. Il avait affaire à une double paralysie, celle des péchés et celle du corps. Que fit-il en cette occurrence ? « Aie confiance, dit-il, mon enfant, tes péchés te sont remis ». (Mat 9,2) Il commence par la vraie paralysie, avant d’arriver à l’autre… « Quelques-uns des scribes dirent en eux-mêmes : Celui-ci blasphème. Mais comme Jésus avait vu leurs pensées, il dit : Pourquoi pensez-vous mal en vos cœurs ? Lequel est le plus facile de dire : tes péchés te sont remis, ou de dire : Lève-toi et marche ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : Lève-toi, dit-il alors au paralytique, prends ton lit et retourne en ta maison ». (Mat 9,3-6) Il prouvait ainsi la vérité impalpable par le fait sensible, il partait du corps pour arriver à l’âme. Et pourquoi agit-il ainsi ? Afin d’accomplir la parole : « Mauvais serviteur, c’est par ta propre bouche que je te jugerai ». (Luc 19,22) Que disaient les scribes ? Nul ne peut remettre les péchés, si ce n’est, Dieu seul : ni ange, ni archange, ni aucune autre puissance créée n’a cette faculté. Vous en êtes tombés d’accord. Que fallait-il donc dire ? Si je montre que je remets les péchés, il est évident que je suis Dieu… Il ne dit pas cela : que dit-il donc ? « Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : Lève-toi, dit-il alors au paralytique, prends ton lit, et retourne en ta maison ». C’est comme s’il disait : Quand j’aurai fait le plus difficile, il est clair qu’en ce qui regarde le plus facile il ne vous restera plus de refuge ni de prétexte à m’opposer. S’il commence par ce miracle impalpable, c’est parce que ses adversaires étaient en grand nombre. Après cela, il passa à un prodige sensible. Donc le geôlier pouvait croire sans faiblesse d’esprit : il avait vu les prisonniers : il ne les avait ni vus ni entendus faire ou dire rien de coupable ; il n’avait été témoin d’aucun sortilège : ils louaient Dieu ; il les avait vus déployer en toutes choses une bonté parfaite : car ils ne s’étaient pas vengés de lui, le pouvant. Ils auraient pu s’échapper et délivrer en même temps les prisonniers : ou tout au moins s’évader eux-mêmes. Ils n’en firent rien : de sorte qu’ils le pénétrèrent de respect, non seulement par le miracle, mais encore par leur manière d’agir. Écoutez plutôt Paul crier d’une voix, forte : « Ne te fais aucun mal ; car nous sommes tous ici ». Voyez-vous cette simplicité, cette modestie, cette charité. Il ne dit pas : Cela est arrivé à cause de nous : il dit comme s’il était le premier venu des prisonniers : « Car nous sommes tous ici ». Cependant s’ils n’avaient pas pris les devants et profité du miracle pour s’évader, ils pouvaient au moins se taire, et délivrer tous les prisonniers : car s’ils avaient gardé le silence, au lieu de retenir le geôlier par un grand cri, cet homme se serait percé la gorge de son épée. Si Paul cria, c’est encore parce qu’on l’avait relégué au fond de la prison. C’est comme s’il avait dit : Tu as agi contre toi-même, en jetant au fond du cachot ceux qui devaient te sauver. Mais ils n’imitèrent pas sa conduite à leur égard. S’il était mort, tous se seraient enfuis.

5. Vous le voyez : ils aimèrent mieux rester captifs, que de laisser périr leur gardien. Aussi raisonna-t-il ainsi en lui-même : Si c’étaient des sorciers, ils n’auraient pas manqué de s’évader et de délivrer les autres : car sans doute il avait vu entrer dans le cachot bien des hommes de cette espèce. D’ailleurs il avait bien des fois eu des sorciers sous sa garde, jamais rien de pareil n’était arrivé. Il reste donc étonné. Un sorcier n’aurait pas ébranlé les fondations pour réveiller le geôlier, et rendre sa fuite à lui plus difficile. Mais considérons maintenant la foi de cet homme : « Ayant demandé de la lumière, il entra : et, tout tremblant, il tomba aux pieds de Paul et de Silas ; et, les faisant sortir, il demanda : Seigneurs, que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » Il tenait du feu, une épée : et il dit : « Seigneur, que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » Ils lui répondirent. « Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta maison ». (Act. chap. 16) Ce ne sont pas des enchanteurs, pensa-t-il, qui pourraient m’enseigner cette doctrine : il n’est pas question ici du démon. Voyez-vous combien il méritait d’être sauvé ? – Témoin du prodige, délivré de sa frayeur, il n’oublie pas les choses importantes : dans un tel péril il se préoccupe du salut de son âme, il aborde les docteurs comme il convenait de le faire ; il tombe à leurs pieds : « Et ils lui annoncèrent la parole du Seigneur, à lui et à tous ceux qui étaient dans sa maison. Et lui, les prenant à cette même heure de la nuit, il lava leurs plaies, et il fut baptisé, lui et toute sa maison aussitôt après ». Voyez-vous la ferveur de cet homme ? Il ne diffère point, il ne dit pas : Attendons le jour, nous verrons, nous examinerons : pleins de ferveur, lui, toute sa maison courent au baptême.

Ce n’est pas comme de nos jours, où tant de personnes souffrent que leurs serviteurs, leurs femmes, leurs enfants, restent étrangers à nos mystères. Devenez, je vous en conjure, pareils à ce geôlier, je ne dis point par le rang, mais par la volonté. Et quelle est l’utilité du rang, quand, la volonté est impuissante ? Chose admirable ! Ce cruel, ce barbare, ce pervers, occupé sans cesse à faire le mal, devient tout à coup la bonté, la charité même. « Il lava leurs blessures ». Considérez de nouveau la ferveur de Paul ; c’est dans les chaînes, c’est tout meurtri de coups, qu’il évangélisait. O bienheureuse chaîne ! quel enfantement fut le sien dans cette nuit ! quelle progéniture elle mit au monde ! Voilà ceux dont on peut dire : « Ceux que j’ai engendrés, dans mes fers ». Voyez-vous comment il se vante de son sort, afin qu’il en rejaillisse un peu d’éclat jusque sur ses enfants ? Voyez-vous quelle est cette gloire des chaînes, qui illustre non seulement celui qui les porte, mais encore ceux qu’il engendre durant sa captivité ? Ceux que Paul a engendrés étant captifs ont un avantage sur les autres, je ne dis pas selon la grâce, qui est la même pour tous, ni selon la rémission qui est commune à tous, mais à cause de cet enseignement qui leur est donné tout d’abord afin qu’ils trouvent un sujet de joie et d’allégresse dans les contre-temps de ce genre. « Les prenant à cette même heure de la nuit, il lava leurs plaies, et il fut baptisé ». Voyez-en maintenant le fruit : sur-le-champ il reconnaît ce bienfait par des présents charnels : « Les ayant conduits chez lui, il leur servit aussitôt à manger ; et il se réjouit avec toute sa maison de ce qu’il avait cru en Dieu ». Que ne devait-il pas faire en effet, quand le ciel venait de lui être ouvert, en même temps que s’était ouvert le cachot. Il lave son maître, lui sert à manger, et se livre à l’allégresse. En pénétrant dans le cachot, la chaîne de Paul en avait fait une église, avait transformé tout le monde en un corps, celui du Christ, servi le banquet spirituel, et enfanté les fruits qui font la joie des anges. Avais-je tort de dire que cette maison était plus glorieuse que le ciel ? En effet, si le ciel se réjouit, ce fut grâce à cet événement terrestre. Que si c’est fête au ciel pour un seul pécheur repentant, si deux personnes réunies au nom du Christ ont le Christ même au milieu d’elles, à combien plus forte raison devait-il être ainsi de cette réunion où figuraient Silas, Paul, le geôlier et toute sa maison, avec une foi pareille. Voyez l’ardeur de cette foi. Mais cette prison m’en rappelle une autre. Laquelle donc ? Celle de Pierre. Mais là rien de pareil.

Pierre avait été mis sous la garde de quatre bandes de quatre soldats : il ne chantait, ni ne veillait ; il était endormi. Il n’avait pas été non plus flagellé : mais le péril était plus grand. Tout était accompli pour Paul et Silas ; ils avaient été punis : Pierre n’avait pas encore subi sa peine. De sorte que s’il ne ressentait pas la douleur des coups, il était en proie aux tourments de l’attente. Mais voici un nouveau prodige : « Un ange du Seigneur se présenta et une lumière brilla dans la prison ; alors l’ange, frappant Pierre au côté, le réveilla, disant : Lève-toi promptement. Et les chaînes tombèrent de ses mains ». (Act 12) Afin que Pierre ne croie pas n’avoir devant lui qu’une lueur, il le réveille. Personne ne voyait la lumière, excepté lui, et il croyait à une vision : ceux qui dorment ne s’aperçoivent pas des bienfaits de Dieu. « Alors l’ange lui dit : Ceins-toi, et mets ta chaussure à tes pieds. Et il fit ainsi. Et l’ange dit : Prends ton vêtement autour de toi, et suis-moi. Et sortant, il le suivait, et il ne savait pas que ce qui se faisait par l’ange fût véritable, car il croyait avoir une vision. Or, ayant passé la première et la seconde garde, ils vinrent à la porte de fer qui mène à la ville ; elle s’ouvrit d’elle-même à eux. Et sortant, ils s’avancèrent dans la rue ; et aussitôt l’ange le quitta ».

6. Pourquoi les choses ne se passèrent-elles pas ici comme pour Paul et Silas ? Parce qu’on devait relâcher ceux-ci ; voilà pourquoi Dieu ne voulut pas qu’ils fussent délivrés de leurs chaînes. Saint Pierre, au contraire, devait être conduit au supplice. Mais quoi, dira-t-on, n’aurait-il pas été plus merveilleux qu’il fût traîné au supplice, remis entre les mains du roi, et alors seulement arraché sain et sauf du milieu des périls ? de cette façon les soldats aussi auraient échappé à la mort. C’est soulever une grande question. On dit que Dieu, pour sauver son serviteur, a frappé, exterminé d’autres personnes. Que répondre à cela ? D’abord, que Dieu n’a frappé personne ; et en second lieu, que si ces gens périrent, leur mort n’est imputable qu’à la barbarie de leur juge et non au plan de la Providence. Comment cela ? Dieu avait arrangé les choses de telle sorte qu’Hérode, loin de perdre autrui, fût sauvé lui-même, comme le geôlier de Paul : mais il ne sut pas profiter de ce bienfait. « Quant il fit jour, est-il écrit, il n’y eut pas peu de trouble parmi les soldats, au sujet de ce que Pierre était devenu ». Après ? Hérode fait une enquête, interroge les gardiens, les fait conduire au supplice. On pourrait l’excuser, s’il ne les avait point interrogés. Mais il les avait mandés, questionnés ; il avait appris que Pierre était enchaîné, que la prison était bien fermée, que les gardes veillaient aux portes : il n’y avait ni cloison percée, ni porte ouverte, ni aucun autre indice de fraude.

Hérode, alors, aurait dû admirer la puissance de Dieu qui avait su arracher Pierre, du milieu des périls, et adorer ce Dieu puissant ; loin de là, il fit emmener les soldats au supplice. Comment donc Dieu serait-il responsable en ceci ? S’il avait fait percer une cloison, et qu’il eût sauvé Pierre par cette voie, l’évasion aurait pu être imputée à la négligence des soldats : mais s’il avait tout disposé pour qu’il fût démontré que la ruse humaine n’était pour rien dans l’affaire, et que la puissance divine avait seule opéré le prodige, pourquoi Hérode agit-il de la sorte ? Si Pierre avait voulu fuir, il se serait enfui avec ses chaînes ; s’il avait dû fuir tout alarmé, il n’aurait pas eu la présence d’esprit de prendre ses sandales. Si l’ange lui dit : Chausse tes sandales, c’est afin que l’on vît bien qu’il était parti non en fugitif, mais tout à son aise. Enchaîné entre deux soldats, il n’aurait pas eu le temps de rompre ses chaînes, et cela, quand il était dans l’endroit le plus retiré du cachot. C’est donc à l’iniquité du juge qu’il faut imputer le supplice des gardes. Sinon, pourquoi les Juifs ont-ils agi autrement ? En effet cette captivité m’en rappelle encore une autre : la première avait Rome pour théâtre, la seconde Césarée, celle-ci Jérusalem. Les princes des prêtres et les pharisiens reçoivent de ceux qu’ils avaient envoyé chercher Pierre dans sa prison, la nouvelle suivante : Nous n’avons trouvé personne ; les portes étaient fermées pourtant, et les gardes en sentinelle devant les portes. Pourquoi ne firent-ils pas alors périr les gardes, au lieu de se demander les uns aux autres dans leur incertitude : Qu’est-ce que cela peut être ? Que si malgré la soif de sang qui les dévorait, ils n’imaginèrent rien de pareil, à plus forte raison devais-tu faire comme eux, toi qui ne songeais qu’à leur plaire. Aussi le châtiment d’Hérode ne se fit-il pas longtemps attendre.

Si vous accusez Dieu de ces exécutions, il faut l’accuser aussi des meurtres qui se commettent sur les routes, et de tant d’autres homicides, et de la mort des enfants tués à cause du Christ : car c’est, dites-vous, le Christ qui causa leur mort ; mais c’est bien plutôt la fureur et la tyrannie du père d’Hérode. Direz-vous : Pourquoi Dieu ne les a-t-il pas arrachés des mains d’Hérode ? Il pouvait le faire. Mais cela n’eût servi de rien. Combien de fois le Christ n’est-il pas échappé des mains de ses ennemis ? Et quel profit en revint-il à ces ingrats ? Dans l’histoire qui nous occupe, le profit que les fidèles ont retiré des événements est manifeste : le récit qui en a été fait, le témoignage rendu par les ennemis eux-mêmes, ont rendu les faits avérés. Si dans l’autre histoire, ce qui ferma la bouche aux Juifs, ce fut de venir sur le théâtre des événements, et d’en reconnaître la vérité, il en était de même ici. Pourquoi le geôlier ne fit-il rien de pareil ? Cependant, ce qui était arrivé à Hérode n’était pas moins miraculeux. – Voir les portes ouvertes, n’était pas une chose plus merveilleuse que d’apprendre une évasion consommée, portes closes. Et même dans le premier cas on pouvait croire à une illusion : tandis qu’ici un récit exact ne laissait nulle place à un pareil soupçon. – En conséquence, si cet homme avait été aussi méchant qu’Hérode, il aurait égorgé Paul, comme Hérode, les soldats. Mais il était meilleur. Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu a permis le meurtre des petits enfants, leur répondre, ce serait nous engager dans un discours plus long que celui que nous nous proposions de vous tenir en commençant…

7. Nous venons de rendre grâces aux chaînes de Paul, de montrer combien nous leur sommes redevables : arrêtons ici ce discours, après vous avoir exhortés non seulement à ne pas gémir des épreuves que vous pouvez avoir à endurer pour le Christ, mais encore à vous en réjouir comme les apôtres, et à vous en glorifier, suivant le mot de Paul : « Je me glorifierai avec délices dans mes infirmités ». Voilà pourquoi il lui fut dit : « Ma grâce te suffit ». (2Co 12,9) Paul se glorifie de ses fers, et vous êtes fiers, vous, de vos richesses. Les apôtres se réjouissaient d’avoir été jugés dignes de la flagellation, et vous, vous recherchez le repos, la mollesse ? Comment donc voulez-vous être récompensés comme eux, si vous suivez une voie tout opposée ? « Et maintenant, dit Paul, lié par l’Esprit, je m’en vais à Jérusalem, ignorant ce qui doit m’y arriver ; si ce n’est que, dans toutes les villes, l’Esprit-Saint m’atteste que des chaînes et des tribulations m’attendent à Jérusalem ». (Act 20,22-23) Pourquoi donc y aller, si des chaînes et des tribulations t’attendent ? C’est justement pour cela que j’y vais, répond-il, afin d’être enchaîné pour le Christ, afin de mourir pour lui. Car je suis prêt, non seulement à porter des fers, mais encore à mourir pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Rien de plus fortuné qu’une âme pareille. Où trouve-t-elle sa gloire ? Dans les chaînes, les tribulations, les liens, les stigmates… « Je porte dans ma bouche les stigmates du Seigneur Jésus-Christ », dit-il, comme si c’était un glorieux trophée ; et encore : « A cause d’Israël, je suis enveloppé de cette chaîne » ; et ailleurs : « Dont j’exerce la légation dans les chaînes ». Qu’est-ce à dire ? tu ne rougis point ? Tu n’as pas peur de ce monde que tu traverses en prisonnier ? Tu ne crains pas que quelqu’un n’accuse ton Dieu de faiblesse ? que cela n’empêche quelqu’un de venir à lui ? Telles ne sont pas mes chaînes, répond-il elles brillent jusque dans les palais. « En sorte que mes liens sont devenus célèbres dans tout le prétoire ; et que plusieurs de nos frères dans le Seigneur, encouragés par mes liens, ont beaucoup plus osé annoncer sans crainte la parole de Dieu ». (Phi 1, 13-14) Voyez-vous le pouvoir des liens, supérieur à celui des résurrections : ils m’ont vu enchaîné, et n’en sont que plus confiants. Car où il y a des liens, il se passe nécessairement quelque grande chose ; où il y a tribulation, il y a nécessairement salut, nécessairement repos, nécessairement œuvres de grande vertu. C’est quand le diable regimbe, qu’il est frappé ; c’est quand il enchaîne les serviteurs de Dieu, que la parole fait le plus de progrès. Et voyez comment partout la même chose arrive. Il est emprisonné, et dans sa prison, voilà ce qui l’occupe : « Dans mes fers », écrit-il. Il est emprisonné à Rome, et convertit beaucoup de personnes : car il n’était pas le seul qui eût confiance : beaucoup d’autres étaient en sécurité grâce à lui. Il est emprisonné à Jérusalem ; chargé de chaînes, il harangue le roi, l’épouvante, effraye son juge qui, dans sa terreur, dit-il, le mit en liberté, et ne rougit pas d’être instruit au sujet de l’avenir par celui qu’il avait enchaîné… Enchaîné sur un vaisseau, il empêche un naufrage et réprime une tempête. Chargé de chaînes, il est assailli par une bête dangereuse qui ne réussit pas à lui faire aucun mal. Il est lié à Rome, et, tout lié qu’il est, il harangue le peuple, il convertit des milliers de personnes ; pour toute arme, n’ayant qu’une simple chaîne.

Mais on ne peut plus aujourd’hui se faire enchaîner. On le peut d’une autre manière, pour peu qu’on le veuille. Comment cela ? Il suffit de commander à ses mains de ne point s’abandonner à la convoitise. C’est de cette chaîne qu’il faut nous lier nous-mêmes : que la crainte de Dieu nous tienne lieu de fers. Délions ceux qui sont enchaînés par la pauvreté, par la tribulation. Ouvrir les portes d’une prison, c’est moins méritoire que de mettre en liberté une âme captive ; ôter à des prisonniers leurs liens, c’est moins que de délivrer ceux qui souffrent. Dans le premier cas, il n’y a point de récompense promise ; dans le second, il y en a d’innombrables. Longue est la chaîne de Paul, car elle a pu nous envelopper tous ; oui, longue, et plus magnifique que la première venue des chaînes d’or. Elle attire au ciel, comme au moyen d’une machine, ceux qui en sont enlacés ; comme une chaîne d’or suspendue, elle nous élève jusque dans les cieux ; et ce qu’il y a de merveilleux, c’est qu’elle attire en haut ceux qu’elle enlace ici-bas. Cela répugne à la nature. Mais ne cherchez pas à retrouver l’ordre de la nature dans les événements que Dieu conduit : tout y surpasse l’ordre naturel. Apprenons à ne pas nous décourager, à ne pas nous irriter dans les tribulations. Voyez ce bienheureux : il avait été flagellé, et flagellé cruellement : « Leur ayant donné nombre de coups », est-il écrit. Il avait été enchaîné, et enchaîné avec rigueur : car on l’avait jeté dans la partie la plus reculée du cachot, et mis sous bonne garde. Eh bien ! au milieu de toutes ces épreuves, au fort de la nuit, quand les plus éveillés succombent au sommeil, comme au poids d’une chaîne plus lourde encore, ces hommes chantaient, louaient le Seigneur. Quel bronze ne paraîtrait faible auprès d’âmes pareilles ! Ils songeaient aux trois enfants qui, eux aussi, chantaient dans le feu de la fournaise : peut-être se disaient-ils Jamais nous n’avons été soumis à une aussi rude épreuve. Mais sachons gré au discours de nous avoir amenés devant ces autres chaînes et cet autre cachot.

8. Que faire ? Je voudrais me taire, et cela m’est impossible. Me voici en présence d’une autre captivité encore bien plus merveilleuse et plus étonnante. Veuillez m’écouter, comme si je commençais à parler, et me prêter une attention toute fraîche. Je voudrais couper court et le sujet m’en empêche. Quoi qu’on vienne dire à un buveur, on ne lui persuadera pas de déposer la coupe qu’il porte à ses lèvres : et moi, à présent que j’ai saisi cette coupe miraculeuse des captivités souffertes pour le Christ, je ne puis m’arrêter, je ne puis me taire. Si Paul lui-même ne se tut point quand il était en prison, quand il faisait nuit, et pas même quand on le flagellait, irai-je me taire, moi, quand il est jour, que je suis tranquillement assis, que je parle tout à mon aise, au rebours de ces prisonniers, de ces flagellés, que la nuit même ne pouvait réduire au silence ?

Les enfants ne se taisaient point dans le feu de la fournaise : et nous ne rougirions pas de nous taire ? Considérons donc encore cette nouvelle captivité. Paul aussi était lié ; mais dès le principe il avait été signifié qu’il n’était pas destiné au feu, mais à la prison. Car à quoi bon lier des hommes qui doivent être brûlés ? Les trois enfants avaient les pieds et les mains liés, ainsi que Paul ; leur bourreau n’avait pas moins de fureur. En effet, si l’autre fit jeter Paul au fond de la prison, celui-ci fit chauffer fortement la fournaise. Mais voyons ce qui suivit. Nos chrétiens louaient Dieu : leur prison fut ébranlée, et les portes s’ouvrirent. Les enfants louaient Dieu : les chaînes tombèrent de leurs pieds et de leurs mains ; leur prison s’ouvrit, les portes de la fournaise cédèrent car la rosée de l’Esprit y pénétrait. Mais je me sens déborder. Je ne sais par où commencer, par quoi continuer. Je vous prie donc de n’exiger de moi aucun ordre : tout ici se tient. Ceux qui étaient avec Paul et Silas furent déliés, bien qu’endormis. Ici, ce fut autre chose qui arriva : ceux qui avaient jeté les enfants dans la fournaise furent brûlés. Mais voici ce que je voulais dire. Le roi vit les enfants délivrés, et il tomba à leurs pieds ; il les entendit chanter, il vit quatre personnes marcher, et il les appela. Ainsi que Paul n’avait pas voulu sortir, bien qu’il le pût, jusqu’à ce qu’il eût été mandé et mis en liberté par celui qui l’avait jeté en prison, les trois enfants ne sortirent pas non plus, avant qu’ils en eussent reçu l’ordre de celui qui les avait condamnés. Quel enseignement lirons-nous de la ? De ne pas nous hâter dans les supplices, de ne pas nous presser dans les tribulations, et de n’y pas rester non plus, quand on nous en délivre. Le roi donc tomba à genoux ; il pouvait entrer dans l’endroit où étaient les saints ; mais il se tint à la porte : car il n’osait pénétrer dans l’intérieur du cachot brûlant qu’il leur avait préparé. Veuillez considérer maintenant ces paroles : « Seigneurs, dit le geôlier, que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » Le roi parle avec moins d’humilité, mais non pas moins de douceur : « Sedrach, Misac, Abdénago, serviteurs du Dieu très-haut, sortez et venez ici ». (Dan 3,93) Quel honneur ! « Serviteurs du Dieu très-haut, sortez et venez ici ». Et comment pourraient-ils sortir, ô roi ? Tu les as enchaînés et jetés dans la fournaise, où ils sont depuis longtemps. Quand ils seraient de bronze, de métal, n’auraient-ils pas péri depuis qu’ils ont commencé à chanter leur hymne ?

Mais c’est ce chant même qui les a sauvés. Le feu respecta leur ferveur, leur chant, leurs hymnes admirables. Quel nom leur donnes-tu ? Je l’ai déjà dit : « Serviteurs du Dieu très-haut ». Tout est possible aux serviteurs de Dieu. S’il y a des serviteurs de maîtres mortels qui partagent leur autorité et la gestion de leurs biens, à plus forte raison en est-il ainsi des serviteurs de Dieu. Le roi donne aux enfants le nom le plus doux : il savait les flatter par là. En effet, s’ils étaient entrés dans les flammes pour rester serviteurs de Dieu, aucune autre appellation ne pouvait leur être plus agréable ; en les appelant des rois maîtres du monde, il ne les aurait pas tant réjouis qu’en leur disant : « Serviteurs du Dieu très-haut ». Faut-il vous en étonner ? Écrivant à cette grande cité qui était la maîtresse du monde, à cette grande cité si fière de sa gloire, Paul se désigne par le titre suivant, comme s’il eût équivalu à ceux de consul, de roi, de maître du monde, ou plutôt, parce qu’il les surpasse incomparablement : « Paul, serviteur de Jésus-Christ… » – « Serviteurs du Dieu très-haut ». S’ils déploient tant de zèle pour être serviteurs, pensait-il, nous ne manquerons point de les gagner par là…

Observez, en conséquence, la piété des enfants. Ils ne s’irritent point, ne s’indignent point, ne répondent point : ils sortent. S’ils avaient considéré comme un supplice d’être précipités dans la fournaise, ils auraient pu avoir du ressentiment contre celui qui les y avait enfermés : mais rien de pareil ; on eût dit, à les voir, qu’ils sortaient du ciel. Et l’on aurait pu leur appliquer ce que le Prophète dit du soleil. « Comme un fiancé sortant de la chambre nuptiale » ; car leur sérénité était plus grande encore. Le soleil paraît pour répandre sur le monde la lumière sensible eux, ils y répandaient une autre lumière, la lumière immatérielle. Car aussitôt le roi envoya en leur faveur un ordre ainsi conçu : Je me suis complu dans les signes et dans les prodiges que Dieu a faits de manière à nous en révéler la grandeur et la puissance. Ils sortirent donc ; et la lumière qu’ils répandaient, éclatante en ces lieux-mêmes, devint capable, grâce au message royal, de se propager au loin, et de dissiper partout les ténèbres. « Sortez et venez ici ». Il ne fit pas éteindre la fournaise : mais c’était encore un hommage qu’il leur rendait que de les croire capables, non seulement de marcher à l’intérieur, mais encore de sortir malgré le feu.

9. Considérons maintenant, s’il vous plaît, les paroles du geôlier : « Seigneurs, que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » (Act 16,30) Quoi de plus agréable qu’une telle parole ? Elle fait tressaillir de joie les anges eux-mêmes ; afin de l’entendre, le Fils unique de Dieu alla jusqu’à se faire serviteur. C’est ce que disaient à Pierre ceux qui crurent au commencement : « Que ferons-nous pour être sauvés ? » Et que répond-il ? « Croyez, et faites-vous baptiser ». (Id 2,37-38) Paul aussi se serait volontiers jeté dans l’enfer pour entendre ce langage sortir de la bouche des Juifs, tant il désirait les voir sauvés et dociles. Voyez pourtant : il se remet à eux de toutes choses, il ne les importune point. Mais passons à la suite. Le roi ne dit pas : Pour que je sois sauvé ; mais l’enseignement qu’il avait reçu était plus convaincant que ne pouvait l’être aucun langage car aussitôt il proclame la vérité. Il n’a pas besoin d’être catéchisé comme le geôlier ; il rend hommage à Dieu et confesse sa puissance : Je sais en vérité que votre Dieu est le Dieu des Dieux et le Seigneur des Seigneurs ; qu’il a dépêché son ange et vous a tirés de la fournaise. Et la suite ? Ce n’est pas un seul homme, un geôlier, c’est un grand nombre de personnes qui sont catéchisées par le message royal et par la vue des événements. Il était clair pour tous que le roi n’avait pas menti ; il n’aurait pas voulu rendre un pareil témoignage à des captifs, ni s’abaisser lui-même ; il n’aurait pas voulu donner une telle preuve de démence. Ainsi donc, si la vérité n’avait pas été très manifeste, il n’aurait rien écrit de pareil, surtout devant tant de témoins.

Voyez-vous quel est le pouvoir des chaînes ? quelle est la puissance des louanges chantées dans la tribulation ? Les trois enfants ne se découragèrent pas, ne s’abandonnèrent pas au désespoir : jamais ils n’avaient déployé tant de zèle et de ferveur ils avaient bien raison. Un point reste à éclaircir. Pourquoi dans la prison les prisonniers furent-ils déliés, et dans la fournaise la flamme dévora-t-elle ceux qui l’avaient allumée ? C’était le roi qui devait souffrir ce supplice : car ni ceux qui avaient enchaîné les enfants, ni ceux qui les avaient précipités dans la fournaise, n’étaient aussi coupables que celui qui avait donné l’ordre. Pourquoi donc périrent-ils ? Ici il n’y a pas besoin d’un long examen. Ces hommes étaient des impies : Dieu voulut manifester le pouvoir de la flamme et rendre le prodige plus merveilleux ; car si le feu dévora ceux qui étaient dehors, comment put-il épargner ceux qui étaient à l’intérieur ? Ce fut afin de révéler la puissance de Dieu. Et qu’on ne s’étonne pas de me voir mettre le roi sur la même ligne que le geôlier ; leur conduite fut la même l’un n’est pas au-dessus de l’autre, et tous deux ont été également favorisés. Mais ce que je disais, c’est que les justes ne sont jamais plus fervents que dans les tribulations, que dans les chaînes. Souffrir pour le Christ, voilà qui surpasse toutes les consolations.

Voulez-vous que je vous entretienne encore d’une autre captivité ? Il faut quitter ces chaînes pour d’autres. Lesquelles choisissez-vous ? celles de Jérémie ? celles de Joseph, celles de Jean ? Grâces soient rendues aux chaînes de Paul ! que de prisons elles ouvrent à notre discours ! Voulez-vous celles de Jean ? Il fut enchaîné, lui aussi, pour le Christ et pour la loi de Dieu. Eh bien ! est-ce qu’il restait oisif dans son cachot ? Est ce que du fond de sa prison il n’envoyait pas dire à ses disciples : Allez dire au Christ : « Es-tu celui qui vient, ou en attendons-nous un autre ? » (Mat 11,3) Jusque dans les fers, il s’occupait d’enseigner. Et Jérémie, n’a-t-il pas prophétisé au sujet du Babylonien, là même fidèle à sa mission ? Et Joseph ? Ne demeura-t-il pas enchaîné treize ans ? Néanmoins il n’oublia pas la vertu. Citons encore un dernier, captif pour finir. Notre-Seigneur aussi fut enchaîné, lui qui a délié la terre de ses fautes ; des nœuds serrèrent ces mains fécondes en bienfaits… « L’ayant attaché », est-il écrit, « ils le menèrent devant Caïphe ». Il fut enchaîné, cet auteur de tant de miracles. Pleins de ces pensées, ne perdons jamais courage, et réjouissons-nous jusque dans les fers : que dis-je ? même en liberté, pensons comme si nous étions captifs. Voyez-vous quel bien c’est que la captivité ? En conséquence, rendons grâces de tout à Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur.

HOMÉLIE IX
L’édition d’Oxford nous a été utile pour la solution de plusieurs difficultés dans la traduction de cette homélie et des suivantes.
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JE VOUS CONJURE DONC, MOI, CHARGÉ DE LIENS POUR LE SEIGNEUR, DE MARCHER D’UNE MANIÈRE DIGNE DE LA VOCATION A LAQUELLE VOUS AVEZ ÉTÉ APPELÉS, AVEC TOUTE HUMILITÉ ET TOLITE MANSUÉTUDE, AVEC TOUTE PATIENCE, VOUS SUPPORTANT MUTUELLEMENT EN CHARITÉ ; APPLIQUÉS A CONSERVER L’UNITÉ D’ESPRIT PAR LE LIEN DE LA PAIX. (IV, 1-3)

Analyse

  • 1-3. Éloge des tribulations. – De l’humilité.
  • 4. De la charité.

1. On a vu le pouvoir de la chaîne de Paul pouvoir immense, supérieur en éclat aux miracles. Ce n’est donc pas sans raison qu’il en parle en cet endroit : il ne voit pas de meilleur moyen pour faire rentrer en eux-mêmes ceux à qui il s’adresse. Que dit-il donc ? « Je vous conjure, moi, chargé de liens pour le Seigneur, de marcher d’une manière digne de la vocation à laquelle vous avez été appelés ». Comment cela ? « Avec toute humilité et toute mansuétude, vous supportant mutuellement en charité ». Ce qui est beau, ce n’est pas d’être chargé de liens, c’est d’être chargé de liens pour le Christ. Voilà pourquoi il dit : « Chargé de liens pour le Seigneur, c’est-à-dire pour le Christ ». Rien n’égale un tel sort. Mais voilà que cette chaîne nous écarte de plus en plus de notre sujet, nous entraîne, sans que nous ayons la force de résister ; mais nous nous laissons entraîner librement, volontairement ; et plût à Dieu que toujours il nous fût permis de parler de la chaîne de Paul ! Mais n’allez pas vous endormir : une nouvelle question surgit. Paul, faisant son apologie, dit à Agrippa : « Plaise à Dieu qu’il ne s’en faille ni peu ni beaucoup ; que non seulement vous, mais encore tous ceux qui m’écoutent, deveniez aujourd’hui tels que je suis moi-même, à l’exception de ces liens ! » (Act 26,29) S’il parle ainsi, ce n’est pas qu’il regarde ses liens comme un juste objet d’effroi : à Dieu ne plaise ! En effet, s’il en jugeait ainsi, il ne se glorifierait point de ses chaînes, de ses captivités, de ses autres tribulations ; il n’écrirait point : « Je me glorifierai avec délices dans mes infirmités ». (2Co 12,9) Mais encore ? Ceci même est une preuve du cas qu’il faisait des chaînes. Ainsi que dans son épître aux Corinthiens, il disait : « Je vous ai donné du lait à boire, et non des aliments, car vous n’étiez pas encore en état » (1Co 3,2) ; de même ici il s’adresse à des gens incapables de comprendre la beauté, la magnificence, l’utilité des chaînes. Voilà pourquoi il dit : « A l’exception de ces liens ». Ce n’est pas ainsi qu’il parle aux Hébreux : loin de là, il les exhorte à se faire enchaîner avec ceux qui sont dans les fers. – Aussi lui-même se complaisait-il dans ses liens ; aussi se faisait-il enchaîner et conduire en prison avec les autres captifs. Grand est le pouvoir de la chaîne de Paul : c’est un spectacle qui vaut tous les autres, que de voir Paul enchaîné et tiré de sa prison. Le voir enchaîné et assis dans son cachot, n’est-ce pas une incomparable joie, un avantage inappréciable ?

Vous voyez, n’est-ce pas ? les monarques, les consuls, traînés sur des chars, tout couverts d’or, et comme eux, leurs satellites, avec des lances d’or, des boucliers d’or, des rênes dorées, des chevaux enharnachés d’or. Combien le spectacle qui est sous nos yeux n’est-il pas plus attrayant ! J’aimerais mieux avoir vu une fois Paul sortir du cachot, avec les prisonniers, que de voir mille fois ces grands personnages au milieu de leur cortège. Combien d’anges devaient le précéder dans cette glorieuse sortie ? La preuve que je ne vous en impose pas, je l’emprunterai à une antique histoire. Élisée, le prophète (sans doute il ne vous est pas inconnu), à l’époque où le roi de Syrie était en guerre avec le roi d’Israël, révélait, sans sortir de chez lui, tout ce que le premier de ces princes méditait de concert avec ses confidents, et déjouait ainsi ses desseins, en divulguant ses secrets, et en empêchant les Juifs de tomber dans ses filets. Cela tourmentait le roi ; il était chagrin, et dans un grand embarras, ne pouvant deviner celui qui le trahissait et paralysait tous ses efforts. Comme il ne savait que penser, et cherchait l’origine de ces indiscrétions, un de ses gardes lui dit qu’il y avait, à Samarie, un prophète du nom d’Élisée, lequel, sans laisser au roi le temps de mûrir un projet, se hâtait de tout divulguer. L’autre pensa tenir son affaire mais voyez quelle était sa scélératesse ! Au lieu d’honorer cet homme, d’admirer ce pouvoir étrange qui le rendait capable de pénétrer de si loin, par la seule force de son esprit, tout ce qui se passait dans le conseil du roi ; saisi de colère, et tout entier à sa fureur, il forme un corps de cavaliers et de fantassins, qu’il charge de lui amener le prophète. Élisée avait un disciple qui n’était point encore admis à prophétiser, parce qu’il ne paraissait point digne encore de prêter sa bouche à de telles révélations. Les soldats du roi parurent tout à coup devant lui, dans l’intention de le charger de liens, lui, ou plutôt le prophète. Voilà que nous retombons sur le sujet des chaînes. Que faire ? C’est comme le tissu même de tout ce discours. Le disciple, en apercevant tant de soldats, accourt tout ému, tout tremblant, auprès de son maître, lui annonce le péril inévitable qu’il court, et ce qu’il regarde, lui, comme un grand malheur. Le prophète se mit à rire, en le voyant s’effrayer de si peu, et l’exhorta à la confiance. Mais l’autre, encore novice, ne se laissa pas convaincre ; toujours troublé de ce qu’il avait vu, il persistait à donner l’alarme. Que dit alors le prophète ? « Seigneur, dit-il, ouvrez les yeux de ce petit enfant, et qu’il voie » (2Ro 6,17) que nous avons plus d’alliés que ces hommes. Et aussitôt le disciple voit toute la montagne où le prophète habitait alors se couvrir de chars et de chevaux de feu. Ce n’était autre chose qu’une armée d’anges.

2. Que si Élisée, pour cela seul, fut secondé par une si nombreuse escorte d’anges, que dut-ce être pour Paul ? De là encore ce mot du prophète David : « L’ange du Seigneur environnera ceux qui le craignent » ; et encore : « Ils te soulèveront dans leurs mains, de peur que ton pied ne vienne à heurter contre les pierres ». (Psa 34,8; 90, 12) Que dis-je, les anges ? Le Seigneur lui-même lui faisait cortège à sa sortie. Car s’il se montrait à Abraham, comment n’aurait-il pas été avec Paul ? Écoutez plutôt sa promesse : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle ». (Mat 28,20) Puis, après lui avoir apparu, il lui dit : « Ne crains pas, mais parle, parce que je suis avec toi, et que personne ne t’attaquera pour te maltraiter ». (Act 18,9) En songe, encore, il lui apparaît, et lui dit : « Aie confiance ; car de même que tu as témoigné sur moi, à Jérusalem, il faut aussi que tu témoignes pareillement à Rome ». (Act 23,11) Toujours les saints sont dignes d’admiration et riches de grâces, mais jamais autant que lorsqu’ils sont en péril pour le Christ, lorsqu’ils sont prisonniers. De même qu’un brave soldat est toujours un spectacle agréable pour ceux qui le considèrent, mais principalement quand il est à son poste et combat à côté de son roi : de même, représentez-vous quelle était la grandeur de Paul, enseignant tout chargé de fers. Dirai-je la pensée qui me vient chemin faisant ? Le bienheureux martyr Babylas fut chargé de liens, et cela pour le même motif que Jean pour avoir repris un roi pécheur. En mourant, il recommanda qu’on l’ensevelît avec ses liens et que son cadavre demeurât enchaîné dans le tombeau : encore aujourd’hui, ses entraves reposent avec sa cendre. Tel était son amour pour les chaînes du Christ. « Son âme traversa le fer », dit le prophète, en parlant de Joseph. (Psa 105,18) Que dis-je ? des femmes mêmes ont porté ces chaînes ; mais nous, l’on ne nous enchaîne pas. Je ne vous y pousse donc point, puisque le temps ne le comporte pas : mais si vous ne liez point vos mains, liez votre cœur. Il y a des chaînes d’un autre genre ; ceux qui ne portent point celles des martyrs peuvent en porter d’autres. Écoutez ce que dit le Christ : « Liez ses mains et ses pieds ». (Mat 22,13) Renonçons donc à faire l’expérience des premières chaînes, et souhaitons seulement d’être tout chargé de celles-ci. De là ces mots : « Moi, chargé de liens pour le Seigneur, je vous conjure de marcher d’une manière digne de la vocation à laquelle vous avez été appelés ». Et encore : « Nous avons pour chef le Christ » Car le Christ nous a ressuscités et fait asseoir avec lui dans les cieux, bien que nous fassions ses ennemis et lui ayons fait mille maux. – Grande et précieuse est cette vocation, non seulement à cause de notre bassesse antérieure, mais encore à cause du rang où elle nous élève, et de la manière dont elle a eu lieu.

Mais comment marcherons-nous d’une manière digne ? Si nous marchons « en toute humilité ». Celui qui marche ainsi, marche dignement : voilà le principe de toute vertu. Si tu es humble, et que tu songes à la manière dont a été, opéré ton salut, ce souvenir est pour toi une excitation à la vertu : tu ne songes plus à tirer vanité des chaînes, ni des choses mêmes que j’ai dites ; mais, instruit que tout vient de la grâce, tu sais rentrer en toi-même. Celui qui est humble, est capable de devenir un serviteur plein de reconnaissance et de gratitude… « Qu’as-tu, dit Paul, que tu n’aies reçu ? » Et écoutez-le dire encore : « Plus qu’eux tous, j’ai travaillé, non pas moi, toutefois, mais la grâce de Dieu qui est avec moi ». (1Co 4,7 ; 15, 10) « Avec toute humilité », non pas seulement en paroles, ni en actions seulement, mais tout à la fois dans les démarches et dans : les discours ; et pas davantage, humble vis-à-vis de l’un, confiant avec l’autre : sois humble avec tous, amis ou ennemis, petits ou grands : voilà l’humilité. Jusque dans les bonnes œuvres, sois humble ; n’est-ce pas le Christ qui nous dit : « Bienheureux les pauvres d’esprit » (Mat 5,3), et met cela en première ligne ? Voilà pourquoi Paul écrit : « Avec toute humilité, toute mansuétude, toute patience ». En effet, on peut être humble, et tout ensemble, prompt ou emporté ; alors c’est en vain car souvent la colère nous fait tout perdre. « Nous supportant, les uns les autres en charité ». Et comment supporter autrui, si l’on est emporté et prompt à l’injure ? De quelle façon maintenant ? « En charité », ajoute Paul. Si vous ne supportez pas le prochain, comment Dieu vous supportera-t-il ? Si vous ne savez pas supporter votre compagnon de servitude, comment le Maître pourra-t-il vous supporter ? Où il y a charité, tout devient tolérable. « Appliqués à conserver l’unité d’esprit par le lien de la paix ». Liez-vous donc les mains par la douceur. Encore ce beau nom, les liens ; nous lui avons dit adieu, et voici qu’il revient de lui-même. Ils sont beaux, les liens dont nous parlions : ceux-ci le sont de même, et les uns proviennent des autres. Unissez-vous à votre frère : une telle union fait tout supporter sans peine, grâce à la charité. Unissez-vous à lui, et lui à vous ; ces deux choses sont entre vos mains : je fais mon ami de celui que je désire avoir pour ami. « Vous appliquant ». Il montre que ce n’est pas une chose toute simple, ni le fait du premier venu. « Vous appliquant à conserver l’unité d’esprit ».

3. Qu’est-ce que l’unité d’esprit ? De même que dans le corps il y a un souffle qui maintient l’union du tout, et fait un corps avec des membres disparates, c’est la même chose ici. Si l’esprit nous a été donné, c’est afin d’unir ceux que séparait la différence d’origine ou d’habitudes : Vieillard et jeune homme, pauvre et riche, enfant et adolescent, homme et femme, tous enfin, deviennent un seul tout, quelque chose ; de plus qu’un corps unique. Car cette harmonie spirituelle est plus parfaite que l’autre, cette union est plus étroite encore. La fusion des âmes est d’autant plus complète, qu’elle n’admet ni division ni distinction de parties. Et comment se maintient-elle ? « Par le lien de la paix ». Elle ne saurait subsister dans l’inimitié, dans la discorde. « Là où il y a des querelles parmi vous », est-il écrit, « des jalousies et des dissensions, n’êtes-vous pas charnels, et ne marchez-vous pas selon l’homme ? » (1Co 3,3) Ainsi que le feu, s’il a affaire à du bois sec, fait de tout un immense bûcher, tandis que l’humidité s’oppose à ses progrès et à cette réunion ; rien de froid ne peut contribuer à l’unité dont je parle ; c’est en général le propre de ce qui est ardent. Voilà d’où naît le feu de la charité : c’est par le lien de la paix que Paul veut nous unir tous. Si vous vouliez vous attacher à une autre personne, vous ne pourriez vous y prendre autrement, qu’en la rapprochant de vous ; si vous vouliez qu’un même lien vous unit, il faudrait commencer par vous l’attacher : c’est ainsi qu’il veut que nous soyons unis les uns aux autres ; il ne nous demande pas seulement de vivre en paix, de nous aimer, mais de n’avoir pour tous qu’une seule âme. Noble lien ! servons-nous en pour nous unir et à Dieu et au prochain. Il n’y a point de gêne, de tourment pour les bras qui en sont chargés ; tout au contraire, on se sent alors en repos, au large, et plus content que ceux qui sont en liberté. Le fort, uni au faible, le soutient et empêche sa perte ; uni avec le nonchalant, il le ranime. « Le frère, secouru par son frère, est comme une ville forte ». (Pro 18,19) Cette chaîne-là, l’éloignement n’y est pas un obstacle, ni le ciel, ni la terre, ni la mort, ni quoi que ce soit ; elle est plus forte que tout, elle triomphe de tous. Enfantée par une âme, elle est capable d’en embrasser mille. Écoutez ce que dit Paul : « Vous n’êtes pas à l’étroit dans notre cœur ». (2Co 6,12) Élargissez-vous de même.

Maintenant, qu’est-ce qui peut rompre ce lien ? L’amour des richesses, du pouvoir, de la gloire et autres choses pareilles : voilà ce qui le détend et le rompt. Comment donc faire, afin qu’il ne se brise point ? Il faut éloigner ces passions, et écarter tout ce qui peut mettre obstacle à la charité ou l’altérer. N’est-ce pas le Christ qui dit : « Quand l’iniquité se sera multipliée, la charité du grand nombre se refroidira ». (Mat 24,12) Rien n’est si contraire à la charité que le péché : je ne dis pas seulement à la charité envers Dieu, mais même à celle qui a pour objet le prochain. Comment donc la paix peut-elle régner entre des voleurs, dira-t-on ? Quand ? dites-moi. C’est lorsqu’ils ne font pas leur métier de voleurs. En effet, si dans les partages qu’ils font entre eux, ils cessent d’observer les lois de la justice, et de rendre à chacun ce qui lui appartient, vous retrouvez aussitôt parmi eux la discorde et la guerre. – Il n’y a donc pas de paix possible entre les méchants : au contraire, on la trouve partout où règnent la justice et la vertu : Voyons encore : La paix peut-elle régner entre amants qui sont rivaux ? Nullement. Quel exemple voulez-vous encore ? Entre usurpateurs point de paix possible : s’ils n’étaient pas justes et modérés les uns à l’égard des autres, s’ils se faisaient torts mutuellement, leur race serait anéantie. Voyez deux bêtes féroces que la faim tourmente : s’il n’y a pas d’autre aliment offert à leur avidité, elles se dévorent mutuellement : il en serait de même pour les avares et les méchant… Ainsi donc, pour que la paix règne, il faut que la vertu règne d’abord. Composons une cité, si vous le voulez, exclusivement d’hommes injustes, tous égaux en dignité : qu’il n’y ait point de juge pour punir l’iniquité, et que tous la commettent également : est-ce qu’une ville semblable pourrait subsister ? Aucunement. Et entre adultères, la paix est-elle possible ? Vous n’en trouverez pas deux qui soient unis. La désunion n’a donc pas d’autre cause que le refroidissement de la charité : et la cause du refroidissement de la charité, c’est la multiplication des fautes. Car le péché engendre l’amour-propre ; il divise, il déchire le corps ; il relâche, il brise le lien… La vertu, au contraire, là où elle se trouve, a des effets tout opposés : car l’homme vertueux est invincible, par exemple, à la cupidité. De sorte que mille pauvres peuvent vivre en paix, et que cela est impossible à deux hommes cupides.

4. En conséquence, si nous sommes vertueux, la charité ne périra point : car la charité engendre la vertu ; et la vertu, la charité. Comment cela, je vais le dire. L’homme vertueux ne fait point passer l’argent avant l’amitié ; il n’est point enclin au ressentiment, il ne fait pas tort au prochain : il n’est point insolent, il est courageux dans l’adversité. Tout cela engendre la charité ; et, d’autre part, celui qui aime prend toutes ces qualités. Ainsi ces deux choses se produisent mutuellement. Nous trouvons la preuve que la vertu donne naissance à la charité dans ce que dit l’Écriture : « Quand l’iniquité se sera multipliée, la charité se refroidira ». Et en cet autre passage : « Celui qui aime le prochain a accompli la loi » (Rom 13,8), nous avons la preuve que la vertu vient de la charité. De sorte qu’il suffit d’être une de ces deux choses : ou très aimant et aimé, ou très vertueux. En effet, celui en qui se trouve une de ces choses possède l’autre nécessairement : et, au contraire, celui qui ne sait pas aimer ne fera que le mal : celui qui fait le mal, est incapable d’aimer. Recherchons donc la charité : c’est un rempart qui nous préserve de tout mal ; unissons-nous, qu’il n’y ait nulle ruse, nulle dissimulation entre nous. On ne trouve rien de pareil, là où règne l’amitié. Un autre sage l’a dit : « Quand vous aurez tiré l’épée contre un ami, ne désespérez pas ; car il y a encore du retour. Quand vous aurez ouvert la bouche contre votre ami, ne vous découragez pas : car il y a encore une réconciliation possible, pourvu qu’il n’y ait ni injures, ni révélation de secret, ni coup porté en trahison ». (Sir 22,20) Voilà ce qui met en fuite l’amitié : la révélation d’un secret, dit le texte. Mais si nous sommes tous amis, il n’y a pas même besoin de secrets ; si l’on n’a pas de secrets avec soi-même, s’il est impossible de se rien cacher, il doit en être ainsi avec les amis. Or, s’il n’y a pas de secrets, voilà un motif de rupture supprimé. Si nous avons des secrets, c’est faute de nous fier à tout le monde : c’est donc le refroidissement de la charité qui a fait les secrets. Pourquoi un secret ? Veux-tu faire tort au prochain, ou l’empêcher de faire quelque profit, et te caches-tu de lui pour cette raison ? Mais il n’y a rien de pareil : et tu rougis ? C’est donc un signe que tu manques de confiance.

S’il y a charité, il n’y aura donc pas de révélation de secret : il n’y aura pas davantage d’injures. Dites-moi, en effet, qui pourrait injurier son âme ? On ne pourrait agir ainsi que pour lui être utile : c’est ainsi que nous faisons des reproches aux enfants, afin de les humilier. Et si le Christ autrefois éleva la voix contre certaines villes, en disant : « Malheur à toi, Chorazin, malheur à toi, Bethasaïda ! » (Luc 10,13), c’était afin de les tirer de l’opprobre. En effet, rien n’est plus capable de toucher un cœur, de le réveiller, de le ranimer. Abstenons-nous donc de reproches inutiles. Quoi donc ! irez-vous vous plaindre pour une somme d’argent ? Nullement, si vous n’avez, à vous tous, qu’une fortune. Ou encore pour des fautes ? pas même pour ce motif vous, corrigerez plutôt… Le texte ajoute : « Ni coup porté en trahison ». Quoi donc ! on se tuera soi-même ? Qui frappera ? Personne. Recherchons donc la charité. L’Écriture ne dit pas simplement : Pratiquons, mais : Recherchons. Il faut beaucoup de zèle : la charité avait disparu, elle est prompte à la retraite. Il y a tant de choses en ce monde qui lui font la guerre. Si nous courons à sa poursuite, elle ne pourra nous échapper, nous l’attraperons sur-le-champ. La charité de Dieu a uni le ciel et la terre ; la charité de Dieu a fait asseoir l’homme sur le trône royal ; la charité de Dieu a montré Dieu sur la terre ; la charité de Dieu a converti le maître en serviteur ; la charité de Dieu a fait que le Bien-Aimé a été livré pour les ennemis, le Fils pour les rebelles, le Maître pour les serviteurs, Dieu pour les hommes, celui qui est libre pour les esclaves : et elle ne s’est pas arrêtée là ; elle nous a encore conviés plus haut. non seulement elle nous a délivrés de nos maux, mais elle nous a fait des promesses encore bien plus magnifiques. Remercions Dieu de tous ces bienfaits, et mettons-nous à la poursuite de toutes les vertus : avant tout soyons exactement fidèles au précepte de la charité, afin d’être jugés dignes des biens qui nous sont promis, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE X.

SOYEZ UN SEUL CORPS ET UN SEUL ESPRIT COMME VOUS AVEZ ÉTÉ APPELÉS À UNE SEULE ESPÉRANCE DANS VOTRE VOCATION. (IV, 4)

Analyse.

  • 1. Sur l’unité de l’Église.
  • 2 et 3. Tableau pathétique de ses maux actuels : exhortation à la pénitence.

1. Lorsque le bienheureux Paul arrive à une exhortation d’importance majeure, cet homme si sage, si favorisé des dons de l’Esprit, prend son point de départ dans les cieux, fidèle en cela aux leçons données par le Seigneur. C’est ainsi qu’il dit dans un autre endroit : « Marchez dans l’amour comme le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous » (Eph 5,2) ; et ailleurs encore : « Ayez en vous les sentiments qu’avait en lui le Christ Jésus, qui, étant dans la forme de Dieu, n’a pas cru que ce fût une usurpation de se faire égal à Dieu ». (Phi 2,5-6) Il fait la même chose ici. Devant les grands exemples exposés à sa vue, son zèle, son ardeur redoublent. Que dit-il, pour nous exhorter à l’unité ? « Soyez un seul corps et un seul esprit, comme vous avez été appelés à une seule espérance dans votre vocation. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ». Qu’est-ce que ce corps unique ? Les fidèles du monde entier, ceux qui le sont devenus, ceux qui le deviendront. De même pour ceux qui ont été agréés, même avait la venue du Christ. Comment cela ? parce qu’ils connaissaient, eux aussi, le Christ. En voici la preuve : « Abraham, votre père, a tressailli pour voir mon jour ; il a vu et il s’est réjoui ». (Jn 8,56) Et encore : « Si vous croyiez à Moïse, vous croiriez sans doute à moi aussi, parce que c’est de moi qu’il a écrit » (Id 5,39) ; et les prophètes pareillement. Ils n’auraient pas écrit de lui, sans savoir ce qu’ils disaient : ils le connaissaient, partout ils l’adoraient. Ceux-ci donc aussi forment un seul corps. Le corps n’est point séparé de l’esprit, sans quoi ce ne serait pas un corps. Pareillement, nous avons coutume de dire en parlant des choses qui forment une unité, un enchaînement parfait : C’est un seul corps. C’est ainsi que dans l’union nous ne formons qu’un corps pour une tête. S’il n’y a qu’un corps, qu’une tête, le corps est composé de membres nobles et d’autres qui ne le sont pas. Ce n’est pas à dire que le meilleur essaie d’opprimer le moindre, ni que le moindre porte envie au meilleur. D’ailleurs tout ne contribue point pour une part égale, mais seulement à proportion de la nécessité. Et parce que tout est nécessaire et sert à divers usages, tout est égal en dignité. Néanmoins l’importance varie : ainsi la tête domine tout le corps, attendu qu’en elle est le siège de toutes les sensations et du gouvernement de l’âme : sans tête on ne peut vivre : au contraire bien des hommes ont vécu longtemps après qu’on leur avait coupé les pieds. Ce n’est donc pas seulement par sa position que la tête est supérieure, c’est encore par ses fonctions et son rôle.

Où veux-je en venir ? Il y a dans l’Église bon nombre d’hommes qui s’élèvent en haut comme la tête, et contemplent les choses célestes comme les yeux de la tête, qu’un vaste intervalle sépare de la terre, qui n’ont rien de commun avec elle : d’autres jouent le rôle des pieds, de pieds saints toutefois, et foulent le sol. Ce qui est honteux pour les pieds, ce n’est pas de fouler la terre, mais bien de courir au vice : « Ses pieds courent vers le vice » (Isa 59,7), est-il écrit. C’est-à-dire : que les yeux ne dédaignent point les pieds, que les pieds ne soient pas jaloux des yeux. Autrement chacun compromettrait la beauté qui lui est propre, et mettrait obstacle à l’accomplissement de sa fonction particulière ; et ce serait à bon droit : car vouloir nuire au prochain, c’est vouloir se nuire à soi-même. Si donc les pieds ne voulaient point porter la tête à l’endroit où elle doit se rendre, ils se nuiraient à eux-mêmes par leur paresse et leur fainéantise ; et si la tête refusait de s’occuper des pieds, elle serait la première atteinte.

Mais ces organes, dira-t-on, ne se font pas mutuellement la guerre pour une bonne raison : la nature le veut ainsi. Maintenant, comment est-il possible qu’un homme ne fasse pas la guerre à un homme ? Cela ne se voit pas d’hommes à anges, ni d’anges à archanges : les brutes, d’autre part, sont incapables de me traiter avec dédain. Mais la où la nature met des prérogatives égales, où le privilège est unique, et la répartition parfaite, comment n’y aurait-il pas de discorde ? C’est justement pour cela que vous ne devez pas faire la guerre au prochain. Si tout est commun, si l’égalité est parfaite, d’où viendrait l’orgueil ? Nous participons de la même nature, corps et âme tout à la fois, nous respirons le même air, nous mangeons les mêmes aliments. Pourquoi nous ferions-nous la guerre ? Peut-être la pensée que nous pouvons, par la vertu, triompher des puissances incorporelles, est-elle propre à nous inspirer de l’orgueil ? Non, ce n’est pas là de l’orgueil. Quant à moi, je brave, comme de juste, le démon, je le brave et le méprise. Considérez à quel point Paul méprisait le démon. Quand le démon parlait de lui en termes magnifiques, il lui ferma la bouche, incapable de tolérer même ses flatteries. La jeune fille qui avait un esprit de python, disait : « Ces hommes sont des serviteurs du Dieu Très-Haut, qui vous annoncent la voie du salut ». Paul, par une réprimande sévère, ferme cette bouche impudente. (Act 16,17) Ailleurs encore il écrit : « Dieu écrasera Satan sous vos pieds promptement ». La différence de nature y lit-elle quelque chose ?

2. Voyez-vous bien que la différence de nature est sans effet, que la volonté seule est efficace ? Or, par la volonté, les démons sont inférieurs à tout. Mais un ange ? dira-t-on, je ne saurais lui tenir tête : trop grande est la distance qui nous sépare. Eh bien ! vous ne devez pas plus tenir tête à un homme qu’à un ange. Ce qui distingue l’ange de vous, c’est sa nature, laquelle ne saurait créer ni un mérite, ni un sujet de reproche : entre homme et homme au contraire, il n’y a pas de différence de nature ; toute différence vient de la volonté. Par conséquent, si vous ne vous révoltez pas contre les anges, à plus forte raison ne devez-vous pas vous révolter contre les hommes qui sont devenus anges en dépit de leur nature. Supposez, en effet, qu’il y ait un homme aussi vertueux que sont les anges, il sera à une plus grande distance au-dessus de vous que l’ange lui-même. Pour quelle raison ? Parce que ce qui chez l’un est un simple don de la nature est chez l’autre une conquête du libre arbitre. De plus, l’ange est séparé de vous par les cieux, il habite le ciel ; tandis que l’autre vit avec vous et vous donne un sujet d’émulation. Mais que dis-je ? un tel homme est placé plus loin de vous que les anges eux-mêmes. Il est écrit en effet : « Notre séjour est dans les cieux ». (Phi 3,20) Maintenant, pour vous convaincre que la distance est plus grande, écoutez où le chef est assis : Sur le trône royal, dit l’Évangile. Donc un tel homme est séparé de nous par toute la distance qui nous sépare du trône royal. Mais la dignité à laquelle je le vois élevé n’est propre, direz-vous, qu’à exciter ma jalousie. Voilà ce qui a tout bouleversé, ce qui a enfanté mille troubles, non seulement dans le monde, mais encore dans l’Église. Et comme des vents furieux déchaînés contre un port tranquille, y causent plus de désastres que tous les écueils et tous les passages difficiles : ainsi l’amour de la gloire n’a qu’à pénétrer quelque part pour tout confondre et tout bouleverser.

Vous avez vu plus d’une fois l’incendie dévorer de grands édifices : vous avez vu la fumée monter au ciel, et le feu tout embraser, tandis que chacun ne songe qu’à soi, au lieu de courir éteindre les flammes : souvent le désastre a pour spectatrice la ville tout entière, une foule de curieux qui ne s’inquiètent point de prêter main-forte, et n’ont d’autre occupation que de montrer du doigt à tous ceux qui surviennent le théâtre du fléau, les flammes qui s’échappent par les fenêtres, les poutres qui tombent, l’enceinte tout entière arrachée de ses fondations et s’écroulant sur le sol. Un bon nombre, plus hardis, plus téméraires que les autres, ne craignent pas de s’approcher des bâtiments qui brûlent, non pour tendre la main aux habitants ou pour éteindre le feu, mais pour jouir du spectacle mieux à leur aise, pour être à portée de ne rien perdre des incidents qui échappent souvent aux curieux du dehors. Si par hasard il s’agit d’une maison grande et magnifique, on voit là un spectacle attendrissant, et qui arrache des larmes. Et c’est en effet un spectacle attendrissant que ces chapiteaux réduits en cendres, que ces colonnes brisées, les unes par l’action du feu, les autres par les mains de ceux qui les ont élevées, pour que l’incendie n’étende pas plus loin ses ravages. On voit alors ces statues qui naguère se dressaient avec tant de majesté, découvertes par la chute des lambris qui les protégeaient, et tristement exposées aux injures de l’air. Que dire des trésors renfermés dans la maison, des étoffes brochées d’or, des vases d’argent ? Les appartements où le maître pénétrait seul avec sa femme, le dépôt où était mis en réserve étoffes et, parfums, les écrins de pierres précieuses ; tant de serviteurs chargés d’offices différents ; tout ce que cette demeure contenait de richesses et d’habitants n’est plus qu’eau, feu, boue, poussière et poutres à demi brûlées.

Pourquoi me suis-je étendu sur ce tableau ? Ce n’est pas que j’aie voulu perdre mon temps à vous décrire un incendie : à quoi bon ? Mais j’ai tâché de vous mettre sous les yeux, autant qu’il est en moi, les malheurs de l’Église. Pareils à un incendie véritable, ou à un carreau de foudre, ils atteignent le faîte même de l’Église, sans réveiller personne. La maison de nos pères est en feu : et nous dormons d’un sommeil profond, et nous ne nous apercevons de rien. Qui, en effet, n’a pas été atteint par ce feu ? Quelle image est restée debout dans l’Église ? Car l’Église n’est pas autre chose qu’un palais bâti avec nos âmes. Mais ce palais n’est point également précieux dans toutes ses parties : parmi les pierres qui le constituent, il en est de belles et de brillantes, il en est de moins éclatantes et de moins précieuses, bien que supérieures encore à toute autre. Les uns, en bon nombre, jouent le rôle de l’or qui décore les lambris ; d’autres figurent les statues qui embellissent l’enceinte ; d’autres sont comparables à des colonnes. On peut, en effet, appeler de ce nom ces hommes dont le mérite ne gît pas seulement dans la constance, mais encore dans l’éclat que projette, pour ainsi dire, l’or de leurs chapiteaux. La foule enfin, est ce qui constitue toute cette vaste enceinte : elle est comme les pierres dont les murs sont formés.

3. Mais il vaut mieux passer à une image plus belle. Notre Église n’est pas faite de pierres ordinaires, mais d’or, d’argent, de pierres précieuses : et l’or y est disséminé partout. Mais (ô larmes amères !) la tyrannie de la vanité a consumé tout cela, comme une flamme dévorante, et rien n’a pu résister au fléau : nous restons là à regarder l’incendie, et nous ne sommes plus capables de l’éteindre. Et quand bien même nous l’éteignons pour un instant, au bout de deux ou trois jours, une étincelle sortie de la cendre ruine tout, sans excepter ce qui avait été épargné jusque-là. La même chose se retrouve dans l’exemple que nous avons choisi : car ces accidents sont fréquents dans les incendies. L’origine du mal c’est que les colonnes mêmes de l’Église ont manqué par leurs fondements : ainsi ceux qui soutenaient le toit, et avaient assuré jusque-là la solidité de tout l’édifice, sont devenus la proie des flammes. Dès lors le feu a pu étendre rapidement ses ravages sur le reste des parois.l Dans les incendies de maisons, la flamme une fois maîtresse des poutres, est plus forte contre les pierres ; et une fois les piliers abattus, jetés par terre, ce n’est plus une affaire que d’avoir raison de tout l’édifice… Quand les appuis, les soutiens des parties supérieures succombent, le reste les suit aussitôt et spontanément. Il en est de même aujourd’hui pour l’Église : le feu est partout. Nous recherchons les distinctions humaines, nous brûlons pour la gloire, et nous n’entendons pas Job qui nous dit : « Si, quand j’ai péché même involontairement, j’ai craint la multitude ». (Job 31,34) Voyez-vous cette âme vertueuse ? Je n’ai pas rougi, nous dit Job, de déclarer devant la multitude mes péchés involontaires. Que s’il n’en rougissait pas, à plus forte raison devrions-nous faire comme lui. Car il est écrit : « Dis le premier tes iniquités, afin que tu sois justifié ». (Isa 43,26)

Terrible est désormais la violence du fléau, tout est bouleversé, anéanti. Nous avons abandonné le service de Dieu pour celui de la gloire ; nous ne pouvons plus réprimander nos subordonnés, atteints que nous sommes de la même maladie : nous-mêmes, nous avons besoin de remèdes, nous que Dieu a chargés de guérir les autres. Quel espoir de salut reste-t-il encore, quand les médecins eux-mêmes ont besoin des soins d’autrui ? Ce ne sont pas ici de vaines plaintes, ni des paroles en l’air : mon but est que nous tous, hommes, femmes, enfants, nous répandions de la cendre sur nos têtes, revêtions le cilice, jeûnions sans relâche, et que nous priions Dieu de nous tendre la main et d’éteindre l’incendie. Car nous en avons bien besoin de cette main puissante, de cette main miraculeuse. De notre côté, il faut que notre pénitence surpasse celle des Ninivites… « Encore trois jours et Ninive sera détruite ». (Jon 3,4) Terrible annonce, formidable menace ! Quelle attente que de se voir ensevelis au bout de trois jours sous les ruines de sa patrie, et enveloppés tous dans le même châtiment. Si la mort de deux enfants arrivant à la fois dans une maison paraît un malheur intolérable, si de tous les maux de Job aucun ne lui parut plus insupportable que cette chute d’un toit qui lui ravit d’un même coup tous ses enfants : que devait-ce être de se représenter, non pas une famille ni deux enfants, mais un peuple de cent vingt mille âmes écrasé sous les ruines de sa ville ? Vous comprenez l’horreur d’un tel désastre : il n’y a pas si longtemps que nous avons entendu, non les menaces d’un prophète (nous ne sommes pas dignes d’entendre une voix si sainte), mais d’autres menaces qui nous venaient du ciel avec un bruit plus retentissant que le son de la trompette. « Encore trois jours et Ninive sera détruite ». Épouvantable menace ! Mais rien de pareil aujourd’hui. Il n’est plus question de trois jours, ni de la prochaine destruction de Ninive voilà bien des jours que l’Église universelle est abattue et gît sur le sol : tous sont également en proie au mal, et les chefs mêmes n’en sont pas exempts ; et cette infirmité des membres les plus indispensables est ce qui redouble l’intensité du mal.

Ne vous étonnez donc point, si je vous demande de faire plus que n’ont fait les Ninivites : ou plutôt, ce n’est pas seulement le jeûne que je vous prescris, je vous indique encore le remède qui a relevé cette ville au moment où elle succombait. Quel est ce remède ? « Le Seigneur vit que chacun s’était détourné de ses voies d’iniquité, et il se repentit au sujet du mal qu’il avait menacé de leur faire ». Suivons cet exemple les uns et les autres ; détournons-nous de l’avarice, de l’ambition, en priant Dieu de nous tendre la main et de redresser les membres qui ont défailli. Le sujet de crainte n’est plus le même aujourd’hui. Alors c’étaient des pierres, des poutres qui allaient tomber, des corps qui allaient périr : il ne s’agit plus de cela, mais des âmes menacées du feu vengeur de l’enfer. Prions, confessons-nous, remercions Dieu pour les choses passées, prions-le pour l’avenir, afin que, délivrés du monstre terrible déchaîné parmi nous, il nous soit donné d’offrir nos actions de grâces au Dieu de bonté, au Dieu Père, avec qui gloire, puissance, honneur au Fils et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XI.

SOYEZ UN SEUL CORPS ET UN SEUL ESPRIT, COMME VOUS AVEZ ÉTÉ APPELÉS A UNE SEULE ESPÉRANCE DANS VOTRE VOCATION. IL Y A UN SEUL SEIGNEUR, UNE SEULE FOI, UN SEUL BAPTÊME, UN SEUL DIEU ET PÈRE DE TOUS, QUI EST AU-DESSUS DE TOUS, ET AU MILIEU DE TOUTES CHOSES, ET EN NOUS TOUS. OR, A CHACUN DE NOUS A ÉTÉ DONNÉE LA GRACE, SELON LA MESURE DU DON DE JÉSUS-CHRIST. (IV, 4-7, JUSQU’À 16)

Analyse.

  • 1-3. Grâces communes à tous et grâces spéciales.
  • 4-6. De l’humilité et de l’unité. – Tableau d’un schisme. – Que le schisme est aussi abominable que l’hérésie. – Renseignements précieux pour l’histoire de l’Église et la biographie de saint Jean Chrysostome.

1. La charité que Paul exige de nous n’est point une charité vulgaire, mais une charité capable de nous unir, de nous attacher indissolublement les uns aux autres, et de mettre entre nous une harmonie comparable à celle qui existe entre les membres d’un même corps. Voilà quelle est cette charité féconde en grandes choses. De là cette expression : Un seul corps, pour marquer la sympathie, l’absence de toute jalousie mutuelle, la part prise par chacun au bonheur d’autrui. Après avoir indiqué par là toutes ces choses à la fois, il ajoute fort à propos : « Et un seul esprit », marquant que de ce corps unique résultera un seul esprit, ou bien que le corps peut être un sans que l’esprit le soit : ce qui arrive par exemple, pour les amis des hérétiques. Ou encore il part de là pour ramener par la honte les fidèles à la concorde ; c’est à peu près comme s’il disait : Vous qui avez reçu un seul esprit, qui avez été abreuvés à la même source, vous ne devez point être en dissension. Ou bien enfin par esprit, il entend ici le zèle. Il ajoute : « Comme vous avez été appelés à une seule espérance dans votre vocation ». En d’autres termes Dieu vous a appelés tous aux mêmes conditions ; il n’a donné à l’un aucun avantage sur l’autre ; à tous il a octroyé l’immortalité, à tous la vie éternelle, à tous une gloire impérissable, à tous la fraternité, à tous l’héritage. Il est devenu notre chef commun, il nous a tous ressuscités et fait asseoir avec lui. Vous donc qui participez si également aux biens spirituels, d’où vous vient votre orgueil ? A l’un, de sa fortune, à l’autre de sa puissance ? Quelle dérision ! Dites-moi, si l’empereur faisant choix de dix personnes, les revêtait toutes de la pourpre, les faisait asseoir sur son trône, et leur décernait à toutes les mêmes honneurs, qui d’entre elles oserait reprocher à telle autre l’infériorité de sa fortune ou de son nom ? Aucune assurément. Et je n’ai pas tout dit : car la distance n’est pas si grande. Ainsi donc, égaux dans les cieux, nous serons distingués ici-bas ?

« Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ». Voilà l’espérance de la vocation. « Un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et au milieu de toutes choses et en nous tous ». Est-ce que vous invoquez un plus grand Dieu, tel autre un Dieu plus petit ? Est-ce que vous êtes sauvé par la foi, et cet autre par les œuvres ? Est-ce que le baptême vous a purifié, et lui a laissé sa souillure ? Qu’osé-je dire ! « Il y a un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et au milieu de toutes choses, et en vous tous ». – « Au-dessus de toutes closes », c’est-à-dire, supérieur à tout. « Au milieu de toutes choses » pour les diriger, les gouverner. « En vous tous » : Il habite chez tous. On a dit pourtant que ceci était propre au Fils ; si c’était l’effet d’un abaissement, Paul ne dirait point la même chose du Père. – « Or, à chacun de nous a été donnée la grâce ». Comment se fait-il donc, dira-t-on, que les grâces soient diverses ? Cette pensée ne cessait d’inspirer aux Éphésiens, comme aux Corinthiens et à beaucoup d’autres, soit l’orgueil, soit le découragement et l’envie. Voilà pourquoi il recourt partout à cet exemple du corps et ici même, sur le point de faire mention de la diversité des grâces. Il insiste en plus grand détail sur cette question dans son épître aux Corinthiens, parce que la maladie faisait chez eux plus de ravages que partout ailleurs. Ici il se borne à une allusion, et considérez comment il s’exprime. Il ne dit pas : Selon la foi de chacun : ç’eût été jeter dans le désespoir ceux à qui les grandes prérogatives avaient été refusées. Il dit : « Selon la mesure du don de Jésus-Christ ». Les choses les plus importantes, veut-il dire, sont communes à tous : le baptême, le salut par la foi, le titre de fils par rapport à Dieu, la participation à l’Esprit. Si tel ou tel est mieux partagé que toi en quelque chose, ne te plains pas : car sa tâche aussi est plus grande. Celui qui avait reçu cinq talents, eut à rendre compte de cinq ; celui qui en avait reçu deux, en rapporta deux seulement ; et ne fut pas moins bien rétribué que l’autre. Aussi en cet endroit emploie-t-il justement cette raison pour consoler son auditeur. « Pour la perfection des saints, pour l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ ». De là encore cette parole du même : « Malheur à moi, si je n’évangélise pas ! » (1Co 9,16) Par exemple, quelqu’un a reçu le don d’apostolat. C’est donc à lui qu’il faut crier : Malheur à lui qui a reçu cette grâce : pour vous, vous êtes hors de danger. « Selon la mesure ». Qu’est-ce à dire : « Selon la mesure ? » Entendez, non pas en proportion de notre mérite : autrement personne n’aurait obtenu ce qui lui a été donné. Nous ne possédons rien que par un don.

2. Mais pourquoi l’un a-t-il plus, l’autre moins ? Cela n’y fait rien, répond Paul ; la chose est indifférente – car chacun contribue à l’édification. — Paul fait voir par là que ce n’est point en vertu de son mérite que l’un a eu plus, l’autre moins ; mais en considération des autres, et selon la répartition faite par Dieu même ; car le même Paul dit dans un autre passage : « Dieu a placé dans le corps chacun des membres comme il l’a voulu ». (1Co 12,18) Il ne donne point d’autre raison pour ne pas abattre la confiance de ses auditeurs. C’est pourquoi l’Écriture dit : « Montant au ciel, il a conduit une captivité captive ; il a donné des dons aux hommes (8)… » C’est comme s’il disait : Pourquoi t’enorgueillir ? Tout te vient de Dieu. Le Prophète dit dans un psaume : « Tu as reçu des dons parmi les hommes ».(Psa 68,19) Paul dit : « Il a donné des dons aux hommes ». C’est la même chose. Interprétez pareillement ceci : « Mais qu’est-ce : Il est monté, sinon qu’il est descendu auparavant dans les parties inférieures de la terre ? Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin qu’il remplît toutes choses (9, 10) »

En entendant cela, ne vous figurez point un déplacement. Il établit ici le même point que dans son épître aux Philippiens. Dans cette épître, il cite le Christ à l’appui d’une exhortation concernant l’humilité : il procède ici de la même manière, en disant : « Il est descendu dans les parties inférieures de la terre ». Autrement, c’est en vain qu’il dirait : « Ayant été obéissant jusqu’à la mort ». (Phi 2,7-8) L’ascension suppose la descente. Par les parties inférieures de la terre, il faut entendre la mort : C’est une expression appropriée à l’opinion commune, et qui rappelle celle de Jacob : « Vous ferez descendre ma vieillesse avec douleur aux enfers ». (Gen 44,29) De même on lit dans un psaume : « Je serai rendu semblable à ceux qui descendent dans la fosse » (Psa 143, 7), c’est-à-dire aux morts. Pourquoi Paul traite-t-il ici ce sujet ? et quelle captivité a-t-il en vue ? Celle du diable. Jésus-Christ a fait prisonnier le tyran, je veux dire le diable, et avec lui la mort, la malédiction, le péché. Voyez-vous ce butin, ces dépouilles ? « Mais qu’est-ce : il est monté, sinon qu’il est descendu auparavant ? » Ceci est pour les sectateurs de Paul de Samosate. « Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin qu’il remplît toutes choses ». Il est descendu dans les parties inférieures de la terre, dans celles au-dessous desquelles il n’y a rien ; et il est monté au-dessus de tout, à un degré après lequel il n’y a rien. Ceci regarde sa puissance et sa domination : car depuis longtemps tout était accompli. « Et c’est lui qui a fait les uns apôtres, les autres prophètes, d’autres évangélistes, d’autres pasteurs et docteurs pour la perfection des saints, pour l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ (11, 12) ». Il dit ailleurs : « C’est pourquoi Dieu l’a exalté ». C’est la même chose ici : « Celui qui est descendu est le même qui est monté ». Être descendu dans les parties inférieures de la terre, cela ne l’a pas empêché de monter au-dessus des cieux. Ainsi, plus on a été abaissé, plus on est élevé. Plus on fait descendre l’eau, plus elle s’élève ; plus on est éloigné pour lancer un trait, plus on est sûr de son coup : il en est de même pour l’humilité. Mais quand nous parlons d’ascension divine, nous songeons nécessairement à une descente : quand il s’agit d’un homme, cela n’est plus nécessaire… Paul fait voir ensuite la providence et la sagesse de Dieu en disant : « Celui qui a opéré de telles choses, qui a manifesté un si grand pouvoir, celui qui n’a pas refusé de descendre à cause de nous jusque dans les parties inférieures de la terre, celui-là ne peut avoir distribué les grâces à la légère ». Ailleurs il attribue cet acte à l’Esprit : « Sur lequel l’Esprit-Saint vous a établis évêques pour gouverner l’Église du Seigneur ». Ici il nomme le Fils, ailleurs Dieu. Il dit encore : « C’est lui qui a donné à l’Église les uns pour apôtres, les autres pour prophètes ». Dans l’épître aux Corinthiens il dit : « J’ai planté, Apollo a arrosé : mais Dieu a donné la croissance (3, 6) ». Et encore : « Celui qui plante et celui qui arrose sont une seule chose : mais chacun recevra son propre salaire selon son propre travail ». De même ici… Qu’importe que vous donniez moins, si vous avez moins reçu ?

D’abord, « Les apôtres ». Rien ne leur manquait, à eux. Secondement, « Les prophètes » quelques-uns étaient en effet prophètes, sans être apôtres, comme Agabus. Troisièmement, « Les évangélistes ». Ceux qui évangélisaient sans voyager partout, comme Priscille et Aquila. Enfin, « Les pasteurs et les docteurs », ceux à qui tout le peuple est confié. Qu’est-ce à dire : Les pasteurs et les docteurs sont au-dessous des autres ? Oui, ceux qui voyagent et qui évangélisent, sont supérieurs à ceux qui sont sédentaires et occupés dans un seul endroit, comme Timothée et Tite… D’ailleurs, les éléments de cette hiérarchie ne se trouvent pas ici, mais dans une autre épître. « C’est lui qui les a donnés ». Ainsi, point d’objections. Ou bien encore Paul entend par évangélistes, ceux qui ont écrit l’Évangile. « Pour la perfection des saints, pour l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ ».

3. Voyez-vous notre dignité ? Chacun édifie, chacun perfectionne, chacun sert. « Jusqu’à ce que nous parvenions tous à l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’un homme parfait, à la mesure de l’âge de la plénitude du Christ (13) ». Par âge il entend ici la connaissance parfaite. Il en est des fidèles comme de l’homme fait, dont l’esprit a de la consistance, tandis que celui des enfants voltige au hasard. « Dans l’unité de la foi ». En d’autres termes, jusqu’à ce que nous paraissions tous animés d’une seule foi. En cela consiste en effet l’unité de foi, que nous ne formions qu’un corps à nous tous, que nous nous reconnaissions tous comme unis ensemble. Jusque-là il faut travailler, si vous avez reçu le don d’édifier les autres. Prenez garde de vous jeter à bas vous-mêmes, en portant envie à autrui. Dieu vous a honoré du privilège, il vous a confié la charge de perfectionner autrui. Tel était aussi l’objet de l’apôtre, celui du prophète lorsqu’il prédisait l’avenir et prêchait, celui de l’évangéliste lorsqu’il évangélisait, celui du pasteur, celui du docteur : tous étaient investis de la même tâche. Ne venez pas m’alléguer la diversité des dons : tous n’avaient qu’une fonction. Car l’unité règne quand nous croyons tous la même chose : Il est clair que tel est le sens, de ces mots : « L’état d’un homme parfait ». Ailleurs il nous appelle petits enfants et parle d u temps où nous serons hommes faits : mais le sens est différent. En nous appelant petits enfants, il songe à la connaissance future en effet, après avoir dit : « Nous connaissons partiellement », il ajoute : « Par énigmes » et le reste (1Co 13,9, 12) Ici il songe à autre chose, à la facilité des chutes : de même qu’il dit ailleurs : « La nourriture solide des hommes faits ». (Heb 5,14) Voyez-vous en quel sens, dans ce passage encore, il nous traite d’hommes faits. Voyez maintenant quelle signification il attache à ce terme dans notre passage, au moyen de ce qui suit : « Afin que nous ne soyons plus petits enfants (14) ». Voilà cette petite mesure que nous avons reçue : conservons-la avec grand soin, avec une persévérance inébranlable. « Plus » : ce mot marque que nous sommes depuis longtemps dans cet état. « Il se met lui-même au nombre de ceux qui ont besoin de la correction, il s’y soumet ». Il dit donc : S’il y a tant d’ouvriers, c’est pour que l’édifice ne soit pas ébranlé, ne vacille pas, pour que les pierres demeurent bien jointes : car c’est à elles que conviennent ces expressions qui marquent un ébranlement. « Afin que nous ne soyons plus comme de petits enfants qui chancellent et vacillent à tout vent de doctrine, par la méchanceté des hommes, par l’astuce qui entraîne dans le piège de l’erreur ». – « Qui vacillent à tout vent de doctrine », est une métaphore continuée qui montre bien à quel danger sont exposées les âmes désunies et séparées. Il désigne la méchanceté par une expression qui signifie action de jouer aux dés. Ainsi se comportent en effet les pervers à l’égard des simples : ils brouillent et bouleversent tout. Maintenant il passe à la conduite : « Mais afin que, pratiquant la vérité dans la charité, nous croissions en toutes choses dans celui qui est le chef, le Christ, en vertu duquel tout le corps uni et lié par toutes les jointures qui se prêtent un mutuel secours, d’après une opération proportionnée à chaque membre, reçoit son accroissement, pour être édifié dans la charité (15, 46) ».

Son langage est très obscur, parce qu’il a voulu tout dire à la fois. En voici le sens. Le Christ ressemble à l’esprit qui, descendant du cerveau, ne communique pas à tous les nerfs une pareille aptitude à sentir, mais seulement une aptitude appropriée à la fonction de chaque membre, plus grande chez celui qui comporte un plus haut degré de sensibilité, moins grande chez celui qui en comporte un moindre : mais le principe, c’est toujours l’esprit. Les âmes sont comme les membres qui dépendent du Christ : sa providence dispense les grâces, et mesure l’accroissement de chaque membre proportionnellement à son rôle. Qu’est-ce à dire : « Par toutes les jointures qui se prêtent un mutuel secours. » C’est de la sensibilité qu’il s’agit ici. Cet esprit qui se répand de la tête dans tous les membres, opère ainsi dans chaque membre qu’il parcourt. C’est comme si l’on disait : Le corps qui reçoit ce secours croît à proportion de ses membres ; ou encore : Les membres participent à ce secours proportionnellement, et croissent dans cette mesure ; ou encore : L’esprit libéralement répandu d’en haut, et communiqué à tous les membres à proportion de leur capacité, croît dans cette même proportion. Mais pourquoi avoir ajouté « en charité ? » C’est que autrement l’esprit dont il est question ne saurait descendre. Supposons une main détachée du corps : l’esprit qui vient du cerveau trouvant la route interceptée ne quitte point pour cela le corps afin de rejoindre la main : s’il ne la trouve pas à portée, il ne se communique point à elle… La même chose arrive pour nous, quand la charité ne nous unit point.

4. Dans tout ce qui précède, Paul a eu en vue l’humilité. Qu’importe-t-il que tel ou tel ait reçu davantage ? Il a reçu le même esprit qui vient de la tête, esprit qui agit également, se communique également. « Uni et lié » : en d’autres termes, objet d’une vive sollicitude. Pour que le corps subsiste, il faut que la liaison entre les membres soit très étroite : car la moindre déviation l’empêche de subsister. Il ne suffit donc pas d’être uni au corps, il faut encore demeurer à sa place : sans quoi l’union n’existe pas, et l’esprit n’arrive plus. Dans les luxations que causent certains accidents, le dérangement d’un seul os qui empiète sur le domaine d’un autre suffit pour endolorir tout le corps et quelquefois pour le tuer : d’autres fois, on juge cet os indigne d’être conservé ; on l’enlève, on laisse vide la place qu’il occupait. Car l’usurpation est partout un mal. De même pour les éléments qu’ils viennent à rompre leur harmonie pour empiéter les uns sur les autres, tout l’univers en souffre. Voilà ce que signifie « Uni et lié ». Songez donc combien il importe que chacun reste dans son domaine et s’abstienne d’entreprendre sur le terrain d’autrui. Vous arrangez les membres : un autre de là-haut leur fournit ce dont ils ont besoin. Il en est de l’esprit comme du corps : il a également des organes susceptibles de recevoir ce qui lui vient de là-haut. Le cœur, par exemple, est le réceptacle de l’air ; le foie, du sang ; la rate, de la bile, et ainsi de suite : néanmoins toutes ces choses ont leur principe dans le cerveau.

Dieu a fait de même, voulant honorer l’homme et veiller sur lui sans cesse : il a rattaché le principe à lui-même, mais il s’est donné des collaborateurs, entre lesquels il a réparti les fonctions. Par exemple, dans ce corps le vaisseau par excellence est l’apôtre qui reçoit tout de ses mains. De cette façon, comme par des artères et des veines (c’est la parole que j’ai en vue) il fait circuler en tous la vie éternelle. Le prophète prédit l’avenir, et Dieu le prépare. Le prophète assemble les os : Dieu y infuse la vie, « pour la perfection des saints, pour l’œuvre du ministère ». La charité édifie, et fait que toutes les parties s’assemblent, se joignent, s’unissent. Ainsi donc, si nous voulons jouir de l’esprit qui vient de la tête, attachons-nous les uns aux autres. Il y a deux manières de se séparer du corps de l’Église : l’une consiste dans le refroidissement de la charité ; l’autre dans une conduite qui nous rend indignes de faire partie de ce corps : des deux façons nous rompons avec l’assemblée des fidèles. S’il nous est prescrit même d’édifier les autres, qu’adviendra-t-il de ceux qui, au lieu d’édifier, donnent l’exemple de la désunion. Rien ne divise l’Église comme l’amour de la domination ; rien n’irrite Dieu comme la division de l’Église. Aurions-nous pratiqué les œuvres les plus parfaites, si nous déchirons l’unité, nous serons punis comme si nous avions déchiré le corps du Seigneur. Ce dernier meurtre a été commis au profit de l’univers, bien que cette intention fût étrangère à ses auteurs : l’autre ne saurait produire que des désastres.

Je parle, non seulement à ceux qui sont constitués en dignité, mais encore à ceux qui sont placés sous leur direction. Un saint homme a dit un mot qui semble très hardi, savoir : Que le martyre même n’efface pas un tel péché : quoi qu’il en soit, il l’a dit. Dis moi, en effet : Pourquoi souffres-tu le martyre ? N’est-ce pas pour la gloire de Jésus-Christ ? tu livres ta vie pour Jésus-Christ, et tu ravages l’Église, pour laquelle Jésus-Christ est mort. Écoutez plutôt ces mots de Paul : « Je ne suis pas digne d’être nommé apôtre, parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu » (1Co 15,9), parce que je la ravageais. Les attaques de nos ennemis nous font bien moins de mal que ces déchirements intestins : les unes ajoutent à la gloire de l’Église ; les autres l’exposent aux moqueries de ses ennemis mêmes, heureux de la voir attaquée par ses propres enfants. Car à leurs yeux, c’est un signe manifeste de la fausseté de nos doctrines que les enfants, les nourrissons de l’Église, ceux qu’elle a pleinement initiés à ses mystères, changent tout à coup au point de prendre à son égard les sentiments de ses ennemis.

5. Voilà pour ceux qui se livrent sans discernement aux fauteurs de nos divisions. Si leurs doctrines sont opposées aux nôtres, c’est une raison de ne pas les fréquenter ; s’ils pensent comme nous, raison de plus. Pourquoi ? Parce que l’ambition est alors la cause du fléau. Ignorez-vous le supplice infligé à Coré, Dathon et Abiron, et non seulement à eux, mais encore à leurs complices ? Que dites-vous ? leur foi est la nôtre, ils sont orthodoxes. Eh bien ! pourquoi alors ne sont-ils pas avec nous ? « Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ». Si le bon droit est avec eux, nous sommes en tort ; si nous avons raison, ils sont en faute. « De petits enfants qui chancellent et vacillent à tout vent ». Pensez-vous qu’il suffise de dire : « Ils sont orthodoxes ? » Et l’élection, pour quoi la comptez-vous ? Quel est le fruit de tout le reste, si l’on n’est pas fidèle sur ce point ? On doit défendre l’élection aussi bien que la foi. En effet, s’il est permis à chacun de remplir ses mains, comme disaient les anciens, et de se faire prêtres, que tous accourent : c’est en vain qu’a été érigé cet autel, en vain qu’a été formée l’Église, en vain que le nombre des prêtres a été fixé : détruisons, abolissons tout. A Dieu ne plaise ! dira-t-on. Cette conduite est la vôtre, et vous venez dire : A Dieu ne plaise ! La chose est faite, il n’est plus temps. Je vous le dis et vous le répète, non dans mon intérêt, mais dans celui de votre salut : s’il y a des indifférents, que leur conscience les juge ; s’il y a quelqu’un que cela n’intéresse pas, nous y sommes intéressés, nous : « J’ai planté, Apollo a arrosé, mais c’est Dieu qui a donné l’accroissement ». (1Co 3,6),

De quel front endurerons-nous les sarcasmes des païens ? S’ils nous cherchent querelle au sujet des hérésies, que ne diront-ils pas de ces autres divisions ? S’ils ont les mêmes dogmes, s’ils croient les mêmes mystères, pourquoi un pasteur envahit-il l’Église de l’autre ? Tout est donc vaine gloire dans le christianisme ; on y trouve partout l’ambition, la fraude, l’astuce. Ôtez aux chrétiens leur nombre qui est la cause de la corruption, et ils ne sont plus rien. Voulez-vous savoir ce que les païens disent de notre cité ? comment ils diffament notre complaisance ? Le premier venu, disent-ils, n’a qu’à vouloir pour se faire écouter, et les partisans ne lui manquent jamais. O dérision ! ô ignominie ! Mais voici un autre sujet de risée et d’opprobre. Quelqu’un, par une faute grave, a-t-il mérité d’être puni, aussitôt grande rumeur, grandes alarmes : Prenez garde, il va vous quitter et passer à vos rivaux. Eh ! qu’il y passe, qu’il se donne à eux. Fût-il sans reproche, dès qu’il médite la défection, qu’il l’exécute ; sans doute, je le regrette je le déplore, j’en souffre, comme si l’on m’arrachait un de mes membres ; mais cette douleur ne va pas jusqu’à m’inspirer, pour la fuir, des choses indignes.

Nous ne dominons pas sur votre foi, mes bien-aimés ; nous ne commandons pas en maîtres. Chargés de la mission de vous instruire, nous ne pesons pas sur vous avec l’autorité des magistrats. Nous donnons des conseils, nous ne contraignons personne, et chacun reste libre de faire ou de ne pas faire ce qu’on lui dit. Nous ne serions coupables qu’en taisant ce qu’il nous est ordonné d’enseigner. Or, je ne veux pas qu’au jour du jugement vous puissiez dire : Personne ne nous a rien dit, rien expliqué ; nous étions dans l’ignorance, nous ne croyions pas commettre un péché. Je dis donc et je répète que faire schisme dans l’Église, c’est un aussi grand péché que d’embrasser l’hérésie. Dites-moi, si le sujet d’un roi s’abstenait à la vérité, de se donner à un autre roi, mais prenait la pourpre de son maître entre ses mains, la fendait jusqu’en bas à partir de l’agrafe, et la déchirait en mille lambeaux, serait-il puni moins sévèrement que s’il était transfuge ? Et s’il osait en outre égorger le roi lui-même, et mettre tout son corps en pièces, quel châtiment serait à la hauteur d’un pareil attentat ? Le roi, dont le meurtre lui aurait valu le plus terrible supplice, ne serait pourtant que son compagnon d’esclavage. Quel enfer ne serait donc pas trop doux pour celui qui égorge le Christ et dépèce son corps ? Celui dont nous sommes menacés suffira-t-il ? Non, sans doute, à beaucoup près. Apprenez cela, vous toutes qui êtes ici présentes, et rapportez-le à celles qui ne sont pas ici : car le mal vient en grande partie des femmes. Si quelqu’un de ces déserteurs croit se venger en agissant ainsi, il se trompe beaucoup. Si tu veux assouvir ta vengeance, voici un moyen que je t’offre : moyen je ne dis pas sans dommage pour toi (il n’en est pas de tel), mais moins pernicieux : donne-moi des soufflets, crache-moi au visage devant tout le monde, accable-moi de coups.

6. Quoi ! tu frémis à ces mots, et tu déchires le Seigneur sans frémir ! Tu mets en pièces le corps de ton maître, et tu n’es pas saisi d’horreur ! L’Église est notre maison paternelle ; nous n’y sommes qu’un corps et qu’une âme. Si c’est à moi que tu en veux, que ta colère s’arrête à moi. Pourquoi t’en prendre à Jésus-Christ ? Ou plutôt, pourquoi te meurtrir à regimber contre l’aiguillon ? Il n’est jamais bon de se venger. Mais punir en quelqu’un les fautes d’autrui, c’est un bien autre crime. Est-ce nous qui t’avons offensé ? Pourquoi sévir contre un innocent ? C’est le comble de la frénésie. Je ne parle ni à la légère ni par ironie ; j’exprime ce que je sens. Je voudrais que tous ceux qui ont contre moi de la rancune, et qui, par ressentiment, se font tort à eux-mêmes et passent dans l’autre camp, je voudrais qu’ils vinssent me frapper au visage, et, après m’avoir mis à nu, me déchirer à coups de fouet : que leurs reproches soient justes ou iniques, j’aimerais mieux les voir ainsi décharger sur moi leur colère, que persister dans leurs attentats. Qu’importe qu’un homme de rien subisse quelques outrages ? Sous le poids de l’humiliation, je prierais Dieu pour vous, et il vous ferait grâce. Non que j’aie confiance en moi, mais parce que je suis persuadé que Dieu accueille favorablement celui qui, étant offensé, prie pour ceux qui l’ont offensé. « Si quelqu’un a péché contre un homme, est-il écrit, on priera pour lui ». (1Sa 2,25) Si mes prières étaient trop faibles, je m’adresserais à d’autres saints, et ils fléchiraient le Seigneur. Mais quand c’est à Dieu lui-même que remonte votre affront, à qui aurons-nous recours ?

Voyez quel choquant contraste ! Parmi les membres de cette Église, il en est qui n’approchent jamais des autels, ou une fois seulement par an, et encore est-ce étourdiment et sans préparation : d’autres sont, à la vérité, plus assidus, mais leur légèreté est lu même, ils ne font que causer et s’occuper de bagatelles : et ceux qui se montrent sérieux sont justement les auteurs du fléau. Si c’est de ce côté que votre zèle se porte, il vaut mieux que vous preniez place parmi les indifférents ; ou plutôt il vaut mieux, et que ceux-ci se corrigent, et que vous vous corrigiez vous-mêmes je ne parle point pour ceux qui sont ici, mais pour les transfuges. C’est un véritable adultère. Si vous ne souffrez pas que je parle ainsi de ces hommes, ne souffrez pas non plus qu’on parle ainsi de moi. L’illégalité est d’un côté ou de l’autre. Si vous pensez qu’elle est du nôtre, nous sommes prêts à céder le pouvoir à qui vous voudrez, pourvu que l’unité de l’Église soit assurée. Si nous avons été légitimement institués, persuadez de quitter leurs sièges à ceux qui les ont occupés contrairement à la loi. Je parle ainsi, non pour imposer un commandement, mais pour vous prémunir par de bons avis. Chacun de vous a l’âge de raison, et sera jugé sur ses œuvres. Ne pensez pas qu’il vous suffise de rejeter sur nous le fardeau pour être déchargés vous-mêmes de toute responsabilité : ce serait vous tromper cruellement. Sans doute nous avons à rendre compte pour vos âmes, mais tout autant que nous aurons négligé d’avertir, de supplier, de protester. Ce devoir accompli, souffrez que je le dise ; moi aussi : « Je suis pur du sang de tous, Dieu sauvera mon âme ». (Act 20,26 et 2Ti 4,18) Dites ce que vous voudrez, dites le vrai motif pour lequel vous rompez avec nous, et je vous répondrai. Mais vous ne le direz pas. Vous donc qui êtes fidèles, je vous en conjure, faites tous vos efforts désormais et pour vous affermir vous-mêmes, et pour ramener les transfuges, afin que, réunis et unanimes, nous rendions grâces à Dieu, à qui gloire dans les siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XII.

JE VOUS DIS DONC ET JE VOUS CONJURE PAR LE SEIGNEUR, DE NE PLUS MARCHER COMME LES GENTILS QUI MARCHENT DANS LA VANITÉ DE LEURS PENSÉES, QUI ONT L’INTELLIGENCE OBSCURCIE DE TÉNÈBRES. (IV, 17)

Analyse.

  • 1 et 2. Vanité des vanités : ce qu’il faut entendre par là.
  • 3. Vanité du paganisme et de la philosophie païenne. – Superstitions ridicules des païens.

1. Le maître, pour instruire pleinement ses disciples et les mettre dans la bonne voie, ne doit pas se borner à des conseils et à des leçons : il faut encore qu’il effraie ses auditeurs, qu’il les cite devant Dieu. Quand les paroles humaines sont insuffisantes, comme venant de simples compagnons d’esclavage, à toucher les âmes, il faut alors faire intervenir le Seigneur. Ainsi fait Paul. Il a parlé précédemment de l’humilité, de l’unité, du devoir d’éviter les discordes mutuelles. Écoutez comment il parle maintenant : « Je vous dis donc et vous conjure par le Seigneur, de ne plus marcher comme les gentils ». Il ne dit pas : De ne plus marcher comme vous marchez : le reproche serait trop dur ; il dit la même chose, en se servant d’un exemple étranger. C’est ce qu’il fait encore dans ce passage de son épître aux Thessaloniciens, où il dit : « Et non dans la passion de la convoitise, comme les autres nations ». (1Th 4,5) Votre religion vous distingue des gentils : mais cela ne vient que de Dieu : moi, je vous demande ce qui dépend de vous, une conduite, une vie selon Dieu : cela, c’est votre affaire. Je prends Dieu à témoin de mes paroles : je ne vous ai rien caché, je vous ai dit comment vous devez vous conduire. « Dans la vanité de leur esprit ». En quoi consiste la vanité de l’esprit ? Dans la vanité des occupations. Mais quelles sont les choses vaines, sinon toutes celles du monde, dont l’Ecclésiaste dit : « Vanité des vanités, tout est vanité ». (Ecc 1,2) Mais on dira : si tout est vanité, d’où vient qu’il existe quelque chose ? Si tout est l’ouvrage de Dieu, comment tout peut-il être vanité ? On ne tarit point là-dessus. Mais écoute, mon cher auditeur : En disant vanité, le Sage n’entend pas parler des ouvrages de Dieu, à Dieu ne plaise ! le ciel n’est point vanité, la terre non plus, loin de nous cette pensée : pas plus que le soleil, la lune et les astres, pas plus que notre corps : toutes ces choses sont excellentes. Où est donc la vanité ? Écoutons les propres paroles de l’Ecclésiaste : « Je me suis planté des vignes, je me suis fait des chanteurs et des chanteuses, je me suis fait des piscines d’eau, j’ai eu des bergeries et des étables, j’ai amassé de l’or et de l’argent ; et j’ai vu que tout est vanité ». (Ecc 2,5 et suivants) Et encore : « Vanité des vanités, tout est vanité ». Écoutez encore le Prophète : « Il thésaurise et ne sait pas pour qui il amassera ces choses ». (Psa 39,7) Ainsi, vanité des vanités que les palais magnifiques, que l’abondance des richesses, que les troupeaux d’esclaves marchant fièrement sur la place publique, que l’orgueil et la jactance, que l’outrecuidance et la présomption. Toutes ces choses sont vaines ; car elles ne sont pas l’ouvrage de Dieu, mais le notre. Mais pourquoi sont-elles vaines ? Parce qu’elles n’ont pas une bonne fin.

Les richesses sont vaines, quand on les dépense en luxe ; elles ne sont pas vaines, quand on les prodigue aux pauvres. Quand on les dépense en luxe, voyons quelle en est la fin : de la graisse, des vents, des excréments, des migraines, le ramollissement, l’échauffement, la langueur du corps. Le voluptueux ressemble à un homme qui s’évertuerait à remplir un tonneau percé. On appelle encore vaine une chose qu’on a crue honorable et qui ne l’est point c’est le sens où l’on prend quelquefois le mot « vide » et le mot « frivole », par exemple en parlant des espérances. Et en général on dit d’une chose qu’elle est vaine quand elle n’est bonne à rien. Voyons donc si les choses humaines n’ont pas ce caractère. « Mangeons et buvons : car nous mourrons demain ». (1Co 15,32) Quelle est donc la fin, dites-moi ? Le trépas. Habillons-nous, parons-nous, quelle sera la fin ? Le néant. Quelques-uns des païens ont touché à cela dans leur philosophie, mais sans succès : ils ont enseigné une vie de privations, mais sans viser par là à rien d’utile, et dans le seul intérêt de leur gloire et de leur vanité. Or qu’est-ce que la gloire humaine ? Rien. Si ceux qui la donnent périssent, à plus forte raison en est-il ainsi de la gloire elle-même. Celui qui procure à autrui de la gloire, devrait commencer par s’en procurer à lui-même : sinon, comment pourrait-il en donner à autrui ? Et pourtant nous recherchons les suffrages d’hommes vils, méprisables, déshonorés. Que peut être une gloire pareille ?

2. Voyez-vous que tout est vanité des vanités ? De là cette parole : « Dans la vanité de « leur esprit ». N’est-ce pas ainsi qu’il faut caractériser leur religion ? Les objets de leur culte ne sont-ils pas des pierres et du bois ? Dieu a fait le soleil comme un flambeau pour nous éclairer : qui est-ce qui se prosterne devant son flambeau ? Le soleil nous fournit sa lumière : mais, en son absence, une lampe fait le même office : pourquoi donc n’adorez-vous pas votre lampe ? Je le fais, diront-ils, j’adore le feu. O dérision ! et vous ne rougissez point d’un pareil sacrilège ! Considérez encore ceci : Pourquoi éteindre ce que vous adorez ? Pourquoi l’anéantir ? Pourquoi tuer votre Dieu ? Pourquoi lui défendre d’envahir toute votre maison ? Si le feu est Dieu, qu’il dévore votre corps, et ne posez pas sur votre Dieu le fond d’une marmite : introduisez-le plutôt dans la chambre où sont vos trésors, vos étoffes précieuses. Mais loin de là : qu’il vienne à se glisser chez vous par l’imprudence de quelqu’un, vous le chassez de toutes ses retraites, vous appelez tout le monde à votre secours ; vous gémissez, vous pleurez comme s’il s’agissait d’une bête féroce, et vous traitez de calamité la venue de votre Dieu dans votre maison. Moi, j’ai un Dieu, et je fais tout mon possible pour le garder dans mon cœur, et je mets ma béatitude non à recevoir sa visite dans ma maison, mais à l’attirer dans mon cœur. Attirez donc, vous aussi, le feu dans votre cœur. Dérision, vanité que tout cela. Le feu est bon pour qu’on s’en serve et non pour qu’on l’adore ; c’est un esclave, un serviteur, un ministre, et non pas un maître : il est fait pour moi, et non pas moi pour lui. Si vous adorez le feu, pourquoi rester étendu sur votre lit de parade, tandis que votre cuisinier a ordre de rester auprès de votre Dieu ? Chargez-vous en personne de ces soins ; faites-vous boulanger, ou forgeron, si vous aimez mieux. Ces arts sont les plus nobles de tous, puisque votre Dieu les visite. Pourquoi mépriser des industries qui vous rapprocheraient de votre Dieu et les confier dédaigneusement à des esclaves. Le feu est une excellente chose, car il est l’ouvrage d’un artiste excellent : mais il n’est pas Dieu : il est seulement l’œuvre de Dieu. Ne voyez-vous pas combien il est indiscipliné ? Une fois qu’il a pris à une maison, il ne s’arrête plus. Il détruit sans relâche tout ce qu’il trouve à sa portée ; et, à défaut d’ouvriers ou de toute autre main pour réprimer ses fureurs, il ne connaît ni amis, ni ennemis : tout lui est bon. Voilà votre Dieu, et vous ne rougissez pas ! Ah ! elle est bien vraie, cette parole : « Dans la vanité de leur esprit ».

Mais le soleil, du moins, est un Dieu, dira-t-on. Pourquoi cela, et comment, dites-moi ? Est-ce à cause de la vive lumière qu’il projette ? Mais ne voyez-vous pas que les nuages en triomphent, que les lois de la nature l’asservissent, qu’il s’éclipse, que la lune et les nues amortissent son éclat ? D’ailleurs les nuages lui sont inférieurs en puissance : néanmoins ils prévalent souvent sur lui, et c’est une marque de la sagesse divine. Dieu doit se suffire à lui-même : or le soleil a besoin de mille choses, ce qui n’est pas d’un Dieu. Pour luire il lui faut de l’air, un air subtil : car un air épais ne laisserait point passer les rayons : il lui faut de l’eau, et un obstacle qui l’empêche de tout consumer. Si les sources, les lacs, les fleuves et les mers ne formaient une certaine humidité par l’exhalaison de leurs vapeurs, rien ne saurait préserver l’univers d’une conflagration. Vous voyez donc, dira-t-on, que c’est un Dieu. O délire ! ô dérision ! C’est un Dieu, attendu qu’il est capable de nuire ! C’est un Dieu parce qu’il n’a besoin d’aucun secours pour faire le mal, et de beaucoup de secours pour opérer le bien ! La nature divine n’admet point le mal dans son essence : les bienfaits, voilà ce qui la caractérise. Si donc ces choses répugnent entre elles, comment le soleil serait-il Dieu ? ne voyez-vous pas que les plantes vénéneuses sont nuisibles d’elles-mêmes, et ont besoin de beaucoup de choses pour devenir des remèdes ? C’est à cause de vous que le soleil est ce qu’il est, à savoir beau et infirme : beau, afin que vous reconnaissiez le Seigneur par son moyen ; infirme, afin que vous ne le confondiez pas avec le Seigneur.

Mais, dira-t-on, il nourrit les plantes et les graines. A ce compte, le fumier aussi devrait être Dieu, car il nourrit également. Et pourquoi ne pas réputer telles aussi, et la faux, et les mains du laboureur. Montrez-moi que le soleil nourrisse de lui-même et sans le secours de la terre, de l’eau ; du labourage ; qu’il suffise de répandre la semence pour que ses rayons fassent naître les épis. Que si ce n’est pas uniquement son œuvre, mais encore celle des pluies, pourquoi ne pas faire pareillement de l’eau une divinité ? Mais laissons ce point pour le présent. Pourquoi ne pas diviniser la terre ? et le fumier ? et le hoyau ? Nous allons donc tout adorer ! Quelle sottise ! Et pourtant l’épi naîtrait plus aisément sans soleil, que sans terre et sans eau : de même pour les plantes et pour tout le reste. Si la terre n’existait point, rien de tout cela ne verrait le jour. Mettez de la terre dans un pot, comme font quelquefois les femmes et les enfants, et répandez là-dessus une épaisse couche de fumier ; vous pourrez garder ce pot sous votre toit, des plantes, faibles à la vérité, pourront encore y pousser. La terre et le fumier jouent donc un plus grand rôle dans la végétation, et, par conséquent, seraient plus dignes d’adoration que le soleil. Celui-ci a besoin du ciel, besoin de l’air, besoin des eaux, comme d’un frein pour réprimer les ravages que sa force pourrait causer, et l’empêcher de déchaîner partout ses rayons comme des coursiers fougueux. Et dites-moi, ou est-il durant la nuit ? Où émigre ce Dieu ? La nature divine ne comporte point ces limites : elles sont le propre des corps. Mais on dira : il y a une force en lui, il se meut. Et cette force est un Dieu, dites-moi ? Mais alors d’où vient qu’elle a besoin de quelque chose et ne peut contenir le feu des rayons ? Je ne puis que répéter ce que j’ai dit. Qu’est-ce maintenant que cette force ? Le pouvoir d’éclairer réside-t-il en elle, ou éclaire-t-elle par le moyen du soleil, sans participer en rien de la lumière ? Alors elle est inférieure au soleil. Jusques à quand nous perdrons-nous dans ce labyrinthe ?

3. Mais l’eau ? n’est-elle pas aussi une divinité ? disent-ils. Quelle ridicule obstination ! Comment ne verrions-nous pas un Dieu dans ce qui nous sert à tant d’usages ? Voilà ce qu’on dit, et l’on répète la même chose pour la terre. Quelle vérité dans ces paroles : « Dans la vanité de leur esprit, ayant l’intelligence obscurcie de ténèbres ». Mais voici qui s’applique à la conduite. Les païens sont fornicateurs et adultères. Rien de plus naturel. Se forgeant des dieux pareils, ils ont une vie conforme à leurs croyances, et s’ils peuvent échapper aux yeux des hommes, personne n’est désormais capable de les retenir. – L’idée de la résurrection est impuissante ; ils la traitent de fable. De même pour l’enfer. Et contemplez cette aberration satanique. Quand on leur parle de dieux fornicateurs, ils ne voient pas là de fable, ils croient tout ; et quand on leur parle du châtiment, ils répondent : Inventions de poètes, afin de renverser toutes les bases de la vie bienheureuse.

Mais les philosophes, dira-t-on, ont inventé de belles doctrines, supérieures à celles-là de tout point. Comment ? Sont-ce ceux qui font jouer un rôle à la fatalité, excluent la Providence du monde, et attribuent tout, non à quelque dessein concerté, mais à une pure combinaison d’atomes ? Sont-ce ceux qui nous proposent un Dieu corporel ? Lesquels donc, dites-moi ? Ceux qui supposent que les hommes ressemblent par l’âme aux chiens, et veulent nous faire croire que l’on a été précédemment chien, lion, poisson
Les pythagoriciens.
? – Quand aurez-vous fini de déraisonner, de penser dans les ténèbres ? Tout prouve en effet qu’ils sont dans les ténèbres, leurs paroles, leurs actions, leurs doctrines, leurs démarches. Celui qui est dans les ténèbres ne voit rien de ce qui est sous ses yeux ; et souvent il prend une corde pour un serpent. S’il vient à s’accrocher à une palissade, il s’imagine qu’un homme ou un démon le retient : de là mille frayeurs, mille alarmes… Tels sont les objets de leur crainte : « Ils craindront où il n’y aura pas sujet de crainte ». Au contraire, ce qui devrait les effrayer ne les effraie point. Il en est des païens comme de ces enfants qui approchent leurs mains du feu sans précaution, s’élancent témérairement des bras de leurs nourrices vers la lumière des lampes, et qui tremblent à la vue d’un homme revêtu d’un sac. De même ces païens, à qui un des leurs
Platon.
a dit justement : Grecs, vous êtes toujours enfants ; les païens, dis-je, craignent certaines choses qui ne sont point des péchés, comme la malpropreté, le deuil, le lit, l’attente, que sais-je encore ? Mais, quant aux péchés véritables, comme la sodomie, l’adultère, la fornication, ils n’en tiennent aucun compte. Ils se lavent quand ils ont touché un mort, mais non pas quand ils ont fait des œuvres de mort. Ils se donnent beaucoup de peine pour l’argent, et suspendent toute affaire, s’ils viennent à entendre le chant d’un coq, tant ils ont l’esprit aveuglé. Mille terreurs assiègent leur âme ; par exemple : Un tel est le premier qui m’ait rencontré, au moment où je sortais de chez moi ; nécessairement il va m’arriver malheur sur malheur. Mon coquin d’esclave, en me donnant mes chaussures, m’a présenté d’abord celle de droite : accidents fâcheux, injures. Moi-même, en sortant, j’ai avancé d’abord le pied gauche : présage de malheur. Voilà pour les mauvais présages de la maison ; dehors, un mouvement de mon œil droit m’annonce des larmes
Le texte parait altéré ici.
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Les femmes tirent de même des pronostics des bruits que la navette et le peigne font rendre aux baguettes du métier ; si le peigne, promené avec trop de force sur la trame cause un cliquetis de baguettes, c’est pour elles encore un signe ; et on en citerait mille autres aussi ridicules. Qu’un âne vienne à braire, un coq à chanter, quelqu’un à éternuer, qu’il arrive quelque chose d’imprévu, aussitôt, comme je le disais, ces captifs, ces aveugles entrent en défiance, et montrent plus de craintes serviles qu’un millier d’esclaves. Ne les imitons pas ; sachons rire de tout cela, comme des hommes pour qui luit la lumière, comme des citoyens du ciel, qui n’ont rien de commun avec la terre, et ne craignons qu’une chose : pécher, offenser Dieu… Excepté cela, bravons tout avec le diable, auteur de ces chimères. En conséquence, rendons grâces à Dieu ; efforçons-nous et d’éviter nous-mêmes un pareil esclavage, et d’en arracher ceux de nos amis qui peuvent y être tombés, tirons-les de cette affreuse, de cette ridicule captivité, rendons-les plus dispos pour monter au ciel, ranimons leurs ailes engourdies, enseignons-leur la morale et la doctrine de la sagesse. Rendons grâces à Dieu en toute occurrence. Prions-le de ne pas nous déclarer indignes du présent qui nous a été fait ; et en outre, faisons de notre côté, notre devoir, afin de ne pas enseigner seulement par nos discours, mais encore par notre exemple. Par là, nous pourrons obtenir la félicité sans mesure ; à laquelle puissions-nous tous parvenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIII.

JE VOUS DIS DONC, ET JE VOUS CONJURE PAR LE SEIGNEUR, DE NE PLUS MARCHER COMME LES GENTILS QUI MARCHENT DANS LA VANITÉ DE LEURS PENSÉES, QUI ONT L’INTELLIGENCE OBSCURCIE DE TÉNÈBRES, ENTIÈREMENT ÉLOIGNÉS DE LA VIE DE DIEU, PAR L’IGNORANCE QUI EST EN EUX, A CAUSE DE L’AVEUGLEMENT DE LEUR CŒUR, QUI, AYANT PERDU TOUT ESPOIR, SE SONT LIVRÉS A L’IMPUDICITÉ, A TOUTES SORTES DE DISSOLUTIONS, A L’AVARICE. (IV, 17-19, JUSQU’À 24)

Analyse.

  • 1 et 2. De l’aveuglement volontaire. – Le vieil homme et l’homme nouveau.
  • 3 et 4. Les moines et les religieuses au temps de saint Jean Chrysostome. – Règles moins rigoureuses à l’usage des faibles. – Vertus des femmes, proposées en exemple aux hommes.

1. Cela ne s’adresse point seulement aux Éphésiens ; c’est encore à vous que ce langage est tenu, non par nous, mais par Paul lui-même, ou plutôt, ni par nous, ni par Paul, mais par la grâce de l’Esprit. Soyez donc dans les dispositions qui conviennent pour écouter une pareille voix. Et d’abord, écoutez ce qu’elle vous dit : « Je vous dis donc, et je vous conjure par le Seigneur, de ne plus marcher comme les gentils, qui marchent dans la vanité de leurs pensées, qui ont l’intelligence obscurcie de ténèbres, entièrement éloignés de la vie de Dieu, par l’ignorance qui est en eux, à cause de l’aveuglement de leur cœur ». Mais si c’est ignorance, aveuglement, que leur reprochez-vous ? Quiconque ignore ne doit point être puni, ni réprimandé, mais instruit des choses qu’il ignore. Mais considérez comment aussitôt il leur enlève cette excuse : « Qui, ayant perdu tout espoir, se sont livrés à l’impudicité, à toutes sortes de dissolutions, à l’avarice. Pour vous, ce n’est pas ainsi que vous avez été instruits touchant le Christ ». Il montre ici que leur aveuglement provient de leur conduite ; et que leur conduite est un fruit de leur propre négligence et de leur apathie. « Qui, ayant perdu tout espoir, se sont livrés ». Ainsi donc, quand vous entendrez dire que Dieu les a livrés au sens réprouvé (Rom 1,23), souvenez-vous de cette parole, qu’ils se sont livrés eux-mêmes. S’ils se sont livrés eux-mêmes, comment Dieu les a-t-il livrés ? Ou si c’est Dieu, comment eux-mêmes se sont-ils livrés ? Vous voyez cette apparente contradiction ? Mais « Dieu les a livrés », signifie ici : Dieu les a laissés aller. Voyez-vous qu’en l’absence d’une vie pure, de pareilles doctrines prennent facilement naissance ? « Quiconque fait le mal », est-il écrit, « hait la lumière, et ne vient pas à la lumière ». (Jn 3,20)

Comment concevoir qu’un pervers, un homme prostitué à toutes les femmes, à l’image de ces pourceaux qui se vautrent dans les bourbiers, qu’un avare, qu’un homme sans souci de la tempérance, puisse adopter un genre de vie comme le nôtre ? Voilà les occupations dont ils font métier, dit l’apôtre. De là leur aveuglement, de là le crépuscule répandu sur leur esprit. La plus brillante lumière pâlit, quand on a les yeux faibles ; or, les yeux s’affaiblissent, soit par suite d’un afflux d’humeurs malignes, soit par l’abondance trop grande du liquide qu’ils recèlent. C’est la même chose ici : quand le flux des choses mondaines vient à submerger notre intelligence, elle se trouve dans l’obscurité ; et comme si nous étions au fond de l’eau, nous devenons hors d’état de voir le soleil, à cause de la barrière que l’eau dont nous sommes couverts oppose à nos regards. C’est ainsi que s’aveuglent également les yeux de notre raison, quand nulle crainte n’ébranle notre âme. « La crainte de Dieu n’est pas devant ses yeux », est-il écrit ; et encore : « L’insensé a dit dans son cœur : il n’y a pas de Dieu ». (Psa 14,3,1) Cet aveuglement provient d’une seule cause, l’apathie : voilà ce qui obstrue nos organes. Quand une humeur vient à se concentrer et à se condenser dans un endroit, le membre devient insensible et comme mort ; brûlez-le, coupez-le, faites ce que vous voudrez, il ne sent plus rien. De même, une fois que les hommes dont je parle se sont abandonnés à la débauche, employez le discours pour les guérir, à la façon du fer ou du feu, rien ne les touche, rien ne pénètre jusqu’à eux ; le membre est paralysé ; si vous ne guérissez pas cette insensibilité, si vous n’attendez pas que le membre soit sain, vous perdez votre peine. « A l’avarice ». C’est ici particulièrement qu’il leur ôte toute excuse. Il ne tiendrait qu’à eux, s’ils le voulaient, d’éviter l’avarice, l’incontinence, la gourmandise, les voluptés ; ils pourraient ne toucher à l’argent, au plaisir, au luxe, qu’avec modération ; mais une fois qu’ils ont abusé, tout est perdu. « A toutes sortes de dissolutions ». Voyez-vous comment par là il leur ôte tout recours ? Il montre qu’ils n’ont point péché par accident, mais par coutume, et, pour ainsi dire, par métier : « A toutes sortes de dissolutions ».

Par dissolutions, entendez l’adultère, la fornication, la sodomie, l’envie, tous les genres d’intempérance et de débauche. « Pour vous, ce n’est pas ainsi que vous avez été instruits touchant le Christ, si toutefois vous l’avez écouté, et si vous avez appris de lui, selon la vérité de sa doctrine (20, 21) ». Ces mots : « Si toutefois vous l’avez écouté », ne marquent point ici un doute, mais une affirmation expresse ; c’est ainsi qu’on lit ailleurs « Si pourtant il est juste devant Dieu, qu’il rende l’affliction à ceux qui vous affligent ». (2Th 1,6) En d’autres termes : Ce n’est pas ainsi que vous avez été instruits touchant le Christ. « Si toutefois vous l’avez écouté, et si vous avez appris de lui, selon la vérité de sa doctrine, à dépouiller, par rapport à votre première vie, le vieil homme (22) ». Ainsi, c’est encore être instruit touchant le Christ, que de bien vivre. Celui qui vit mal, méconnaît Dieu, et il est méconnu de lui. Écoutez plutôt ce que dit ailleurs le même Paul : « Ils confessent qu’ils connaissent Dieu, et ils le nient par leurs œuvres ». (Tit 1,16) « Selon la vérité de sa doctrine, à dépouiller, par rapport à votre première vie, le vieil homme ». En d’autres termes : Ce ne sont pas là vos conventions. Parmi nous, ce n’est pas la vanité qui règne, mais la vérité ; si les dogmes sont vrais, la vie ne l’est pas moins. C’est le péché et le mensonge qui sont vanité ; quant à la bonne conduite, c’est vérité ; car la fin en est sublime : la débauche, au contraire, aboutit au néant. « Qui se corrompt par les désirs de son erreur ». Si ses désirs sont corrompus, il l’est également lui-même.

2. Comment donc ses désirs sont-ils corrompus ? Tout se dissout par la mort : écoutez le prophète qui nous dit : « En ce jour périront toutes ses pensées ». (Psa 116,4) Et ce n’est pas seulement par la mort, c’est de mille autres manières : par exemple, la beauté s’enfuit devant la maladie et la vieillesse, elle meurt, elle se flétrit. La force du corps succombe aux mêmes atteintes : la mollesse elle-même ne goûte plus les mêmes plaisirs, la vieillesse venue. C’est ce que nous fait voir l’histoire de Berzellaï, qui vous est certainement connue (2Sa 19) Ou enfin, c’est la passion elle-même qui détruit celui qu’elle dévore. Le vieil homme est comparable à la laine qui vient des bêtes et périt par les bêtes. On peut être victime, et beaucoup l’ont été de l’avarice, des plaisirs, et dupe de la passion. Car à vrai dire, ce n’est point volupté, mais amertume et illusion, leurre et comédie : l’extérieur a bonne apparence, mais au fond, on ne trouve que misère, détresse, dégoûts, pénurie complète : ôtez le masque, mettez le visage à nu : la déception vous apparaîtra. Car il y a déception, quand une chose semble différente de ce qu’elle est réellement. Ainsi naît l’erreur. 2Sa 19) Ou enfin, c’est la passion elle-même qui détruit celui qu’elle dévore. Le vieil homme est comparable à la laine qui vient des bêtes et périt par les bêtes. On peut être victime, et beaucoup l’ont été de l’avarice, des plaisirs, et dupe de la passion. Car à vrai dire, ce n’est point volupté, mais amertume et illusion, leurre et comédie : l’extérieur a bonne apparence, mais au fond, on ne trouve que misère, détresse, dégoûts, pénurie complète : ôtez le masque, mettez le visage à nu : la déception vous apparaîtra. Car il y a déception, quand une chose semble différente de ce qu’elle est réellement. Ainsi naît l’erreur.

Paul nous décrit quatre hommes : je vais vous les montrer si vous le voulez. D’abord, en voici deux, dans ces paroles : « Ayant dépouillé le vieil homme, renouvelez-vous dans l’esprit de votre âme, et revêtez-vous de l’homme nouveau ». Il fait mention de deux autres dans l’épître aux Romains : « Mais je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit, et me captive sous la loi du péché, laquelle est dans mes membres ». (Rom 7,23) Ceux-ci ont du rapport avec les autres, l’homme intérieur avec l’homme nouveau, l’homme extérieur avec le vieil homme : Néanmoins il y en a trois qui ont succombé. Mais que dis-je ? Ils sont trois encore aujourd’hui, le nouveau, l’ancien, et l’homme essentiel ou naturel. – « Renouvelez-vous dans l’esprit de votre âme (23) ». Pour qu’on n’aille pas croire qu’après avoir nommé l’ancien homme et le nouveau, il en introduit ici un troisième, considérez comment il parle : « Renouvelez-vous ». Il y a renouvellement, quand ce qui était vieux rajeunit, en vertu d’une transformation. De sorte que le sujet reste le même, et que le changement n’intéresse que les accidents. Car il en est de ceci comme du corps qui reste le même, en dépit des changements qui peuvent survenir dans ses phénomènes. Mais comment doit s’opérer ce renouvellement ? « Dans l’esprit de votre âme ». Quiconque gardera en soi quelque chose d’ancien n’arrivera à rien : car l’esprit répugne à tout ce qui est ancien, « L’esprit de votre âme », c’est-à-dire : l’esprit qui est dans votre âme. « Et revêtez-vous de l’homme nouveau (24) ». Voyez-vous que le personnage reste le même, et qu’il se dépouille seulement d’un habit pour en revêtir un autre ? « De l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité ». Pourquoi appelle-t-il homme la vertu, et homme encore le vice ? Parce que sans opération l’homme ne serait pas manifesté. En sorte que cela contribue non moins que la nature à manifester l’homme, soit bon, soit mauvais. Mais s’il est facile de se dépouiller d’un vêtement, il en est de même pour le vice et la vertu. L’homme jeune est fort : de même soyons forts, nous aussi, pour la pratique du bien. L’homme jeune n’a point de rides : n’en ayons pas davantage. L’homme jeune marche droit, et résiste aux atteintes de la maladie : résistons-y pareillement. « Qui a été créé ». Voyez comment il appelle ici création la réalisation de la vertu, son passage du néant à l’être. Mais quoi ! cette autre création n’est-elle pas selon Dieu ? Nullement, mais selon le diable : c’est le diable qui est l’auteur du péché. Comment cela ? Parce que l’homme n’a pas été créé seulement avec de la terre et de l’eau, mais encore dans la justice et la sainteté de la vérité. Qu’est-ce à dire ? c’est-à-dire que Dieu l’a créé fils du premier coup : car ce titre remonte au baptême : voilà notre essence… Remarquez ces mots : « Dans la justice et la sainteté de la vérité ». Il y avait autrefois de la justice et de la sainteté chez les Juifs ; mais ce n’était pas une sainteté, une justice de vérité ; c’étaient de simples images. La pureté du corps, en effet, n’était qu’une figure de la pureté, et n’en était point la réalité ; de même la justice existait, non en réalité, mais en figure. « Dans la sainteté et la justice de la vérité ». Peut-être aussi a-t-il ici en vue le mensonge de ces infidèles, qui se font passer faussement pour justes.

Par justice, entendez la vertu en général. Le Christ a dit : « Si votre justice n’abonde pas plus que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux ». (Mat 5,20) Il est encore écrit : « Celui qui est sans reproche est appelé juste ». (1Jn 3,9) De même, dans les jugements, nous appelons juste celui qui a été offensé et n’a point rendu la pareille. Si donc au terrible jugement nous pouvons paraître justes les uns à l’égard des autres, nous pourrons obtenir quelque miséricorde. Car à l’égard de Dieu, la chose est impossible, quelle qu’ait pu être notre conduite : l’avantage de la justice est, en effet, toujours de son côté, comme dit le prophète : « Et tu triompheras dans les jugements ». (Psa 51,6) Mais si nous n’avons pas enfreint la justice à l’égard de notre prochain, si nous pouvons montrer que nous avons subi l’iniquité, alors nous serons justifiés. Mais puisque nous sommes déjà vêtus, pourquoi nous dire encore : « Revêtez-vous ? » C’est qu’il parle maintenant de la conduite et des actions. Notre premier vêtement nous est venu du baptême : celui-ci, nous le devrons à nos œuvres, non plus selon les désirs de l’erreur, mais selon Dieu. – Mais la sainteté en quoi consiste-t-elle ? Dans la pureté, dans l’acquittement de notre dette. Nous employons une expression tirée de là pour désigner les derniers devoirs rendus aux morts : c’est comme si nous disions : Je ne leur dois plus rien, ils n’ont plus rien à réclamer de moi. Nous nous servons encore de termes de ce genre pour dire : « J’ai payé mon tribut, je suis quitte
Ce passage ne peut être rendu qu’approximativement en français, vu l’impossibilité de trouver parmi les dérivés de notre mot saint, des équivalents propres à exprimer toutes ces idées.
 »

3. C’est donc à nous qu’il appartient de ne pas quitter ce vêtement de justice que le prophète appelle encore vêtement de salut, afin de nous rendre semblables à Dieu, qui, lui aussi, est vêtu de justice. Tel doit être notre vêtement. Quant à cette expression revêtir, elle revient à celle-ci : Ne jamais quitter. Écoutez plutôt le langage du prophète : « Il a revêtu la malédiction comme un vêtement, et elle viendra à lui » ; et encore : « Celui qui se revêt de lumière comme d’un manteau ». (Psa 109,18 et 103, 2) Nous employons de même cette expression en parlant des hommes ; nous disons : « Un tel s’est revêtu d’un tel ». Ainsi donc ce n’est pas un jour, ni deux, ni trois, c’est toujours que nous devons rester dans la vertu, sans jamais nous dépouiller de ce vêtement. En effet, il y a moins d’indécence pour l’homme à avoir le corps nu, qu’à se montrer dépouillé de vertu. Dans le premier cas, son indécence n’a pour témoins que les compagnons de son esclavage ; dans le second les témoins sont le Maître et les anges. Ne seriez-vous pas choqué, dites-moi, si vous voyiez un homme paraître tout nu sur la place publique ? Que dirons-nous donc de vous, qui courez sans le vêtement dont je parle ? Ne voyez-vous pas en quel état circulent ces mendiants que nous appelons « Lotages », et quelle pitié ils nous inspirent ? Néanmoins ils sont sans excuse : nous ne pardonnons point à des gens qui ont perdu leurs habits en jouant aux dés. Comment donc Dieu pourrait-il nous pardonner, si nous perdons le vêtement de la vertu ? Dès que le diable voit un homme dépouillé de vertu, aussitôt il lui noircit le visage, le souille, le meurtrit, et le soumet à toutes sortes de violences. Dépouillons-nous des richesses pour n’être point dépouillés de la justice : les richesses ne font que gâter ce vêtement : elles sont comme un manteau d’épines ; plus nous porterons sur nous de ces épines, plus notre nudité augmentera. L’incontinence nous dépouille aussi de notre vêtement : car c’est un feu, un feu qui le consume. L’argent est une teigne : comme la teigne, il ronge tout et n’épargne pas même les étoffes précieuses. Jetons donc bas toutes ces choses, afin que nous devenions justes, afin que nous revêtions l’homme nouveau. Ne conservons rien d’ancien, rien d’apparent, rien de corruptible. La vertu n’est pas si difficile à acquérir ni à pratiquer.

Considérez ceux qui vivent sur les montagnes : ils quittent maison, femmes, enfants, affaires : isolés du monde, revêtus d’un cilice, couverts de cendres, le cou emprisonné, ils s’enferment dans un humble réduit, et, non contents de cela, ils s’épuisent de jeûnes prolongés. Si je vous prescrivais d’en faire autant, ne vous enfuiriez-vous pas tous au loin ? Ne déclareriez-vous pas mes exigences intolérables ? Je ne réclame rien de pareil : je me borne à souhaiter, sans imposer rien. Prenez des bains, soignez votre corps, allez sur la place publique, gardez votre maison, vos serviteurs, buvez et mangez ; mais bannissez impitoyablement la cupidité. Voilà l’origine du péché : tout excès devient péché : ainsi la cupidité n’est pas autre chose. Voyez plutôt quand la colère outrepasse ses justes bornes, alors elle déborde en injures, elle s’emporte à toutes les iniquités de même pour l’amour sensuel, pour l’amour des richesses, de la gloire, que sais-je encore ? Et ne venez pas me dire que les hommes dont je parle ont pu ce qui vous est impossible : beaucoup étaient plus malades que vous, plus riches, plus voluptueux, qui ont embrassé cette sévère et rigoureuse règle de vie.

Que dis-je, des hommes ? des vierges parvenues à peine à la vingtième année, qui n’étaient jamais sorties de l’ombre de la maison où elles vivaient, au milieu des parfums et des suaves odeurs, couchées sur des lits moelleux, des filles délicates, gâtées encore par mille recherches, sans autre occupation que la toilette, le luxe, et les raffinement, du bien-être, incapables de se servir elles-mêmes, et entourées pour cet usage d’une foule de suivantes, des filles revêtues d’habits trop moelleux même pour leur mollesse, de souples et fines étoffes de lin, des filles qui ne cessaient de respirer l’odeur des roses et mille autres aussi délicieuses : les voilà qui tout à coup, embrasées de l’amour du Christ, se dépouillent de tout ce faste, de toute cette indolence, oublient le luxe et les plaisirs de leur âge, et pareilles à des athlètes généreux, renoncent à toutes ces douceurs pour se jeter au milieu des combats. Peut-être accuserez-vous mes paroles d’invraisemblance : mais je ne dis que la vérité. Je sais, oui, je sais que des filles délicates en sont venues à ce point d’austérité, de revêtir leur nudité des plus durs cilices, de laisser sans chaussures leurs pieds délicats, de dormir sur un lit de feuillage : que dis-je ? elles passent à veiller la plus grande partie des nuits. Loin de penser aux parfums ou à mille autres de leurs frivolités passées, elles vont jusqu’à négliger cette tête, jadis objet de tant de soins, et se bornent à rattacher leurs cheveux au hasard, afin d’éviter l’indécence. Elles ne font qu’un repas le soir ; et à ce repas elles ne mangent ni légumes ni pain, mais seulement de la farine, des fèves, des pois chiches, des olives et des figues ; elles ne cessent de filer, et s’imposent des tâches bien plus rudes que ne sont celles des servantes. Elles se sont prescrit de soigner les femmes malades ; elles portent leurs lits ; elles leur lavent les pieds ; beaucoup vont jusqu’à faire la cuisine : tant est puissante la flamme du Christ ; tant le zèle peut prévaloir sur la nature. D’ailleurs je n’exige de vous rien de pareil, puisque vous voulez vous laisser dépasser par des femmes.

4. Faites du moins ce qui n’a rien de pénible : maîtrisez vos mains et le dérèglement de vos regards. Que voyez-vous là de difficile ou de malaisé ? Pratiquez la justice, ne faites tort à personne, que vous soyez riche ou pauvre, marchand ou mercenaire : car l’injustice peut pénétrer jusque chez les pauvres. Ne voyez-vous pas combien de batailles ils livrent, combien de bouleversements ils provoquent ? Mariez-vous, ayez des enfants : Paul écrivait aussi pour les gens mariés, et leur adressait aussi ses instructions. La lutte dont je vous ai parlé est une lutte sublime ; le rocher est trop haut, la cime trop voisine du ciel ; vous ne pouvez monter jusque-là : visez donc plus bas. Vous ne pouvez renoncer aux richesses au moins, ne dépouillez pas autrui, ne commettez pas l’injustice. Vous ne pouvez pas jeûner : au moins, ne vous plongez pas dans la mollesse. Vous ne pouvez pas dormir sur un lit de feuillage ? Que l’argent, du moins, n’enrichisse pas votre couche ; ayez un lit, des couvertures qui ne soient point faites pour la montre, mais pour le repos : point de lits d’ivoire, point d’ostentation. Pourquoi charger votre radeau de tant de marchandises ? Si vous savez vous modérer, vous ne, craindrez rien, ni l’envie, ni les voleurs, ni les rapines. Vous êtes moins riches d’argent que de soucis ; moins bien pourvus de trésors que d’angoisses et de dangers : « Ceux qui veulent être riches, introduisent chez eux les tentations et les convoitises funestes ». (1Ti 6,9) Voilà à quoi s’exposent ceux qui veulent posséder beaucoup de biens. Je ne vous dis pas : Donnez vos soins aux malades : du moins chargez de cela votre serviteur.

Voyez-vous que mes recommandations n’ont rien de bien rigoureux ? Songez plutôt à ces filles délicates qui nous devancent de si loin. Ah ! rougissons de voir que dans les choses du monde, comme la guerre et la lutte, nous sommes si loin de céder l’avantage à leur sexe ; et qu’au contraire elle nous surpassent dans les combats spirituels, nous préviennent quand il s’agit de ravir la palme, et s’élèvent, dans leur vol sublime, aussi haut que l’aigle, tandis que nous, pareils à des corbeaux, nous ne pouvons nous élever au-dessus de la fumée d’ici-bas : oui, à des corbeaux, ou à des chiens gloutons, nous qui ne rêvons que de table et de cuisine. Rappelez-vous les femmes de l’ancien temps : car il y en eut de grandes, d’admirables, comme Sara, Rébecca, Rachel, Débora, Anne ; le temps du Christ aussi en a vu de pareilles ; néanmoins elles ne surpassaient pas les hommes et n’occupaient que le second rang. Aujourd’hui c’est tout le contraire : des femmes nous surpassent, nous éclipsent. Quelle dérision ! quelle ignominie ! Nous occupons la place de la tête, et nous nous laissons surpasser par le corps ? Si nous avons été investis de l’autorité sur les femmes, ce n’est pas seulement pour les gouverner, c’est encore pour les gouverner selon la vertu. Car c’est par la supériorité de vertu que celui qui domine doit principalement dominer : s’il reste inférieur par ce côté, il cesse d’être le maître.

Voyez-vous quels miraculeux effets a produits la venue du Christ ? comment elle a levé la malédiction ? Les vierges sont plus nombreuses parmi les femmes, la chasteté est moins rare chez elles ainsi que la fidélité au veuvage ; les femmes sont moins promptes à proférer des paroles grossières. Pourquoi donc en proférez-vous, dites-moi ? Car ne venez pas me parler des femmes perdues. Ce sexe aime la parure, c’est son défaut. Mais en ce point encore les hommes les dépassent, eux qui se parent de leurs femmes comme d’objets de luxe. Je ne pense pas qu’une femme soit aussi fière des ajustements qu’elle porte que son mari l’est lui-même ; la femme n’est pas si fière de sa ceinture dorée, que son mari n’est fier de la voir portée par sa femme. Les vrais coupables, c’est donc nous-mêmes, qui soufflons sur cette étincelle, qui attisons cette flamme. D’ailleurs, la faute ne saurait être imputée aussi sévèrement à la femme qu’à l’homme. Vous avez été chargé de la conduire ; en tout, vous réclamez le premier rang ; montrez donc par votre exemple que vous ne tenez nullement à ce faste. La parure sied mieux à la femme qu’à l’homme. Si donc vous ne l’évitez pas, comment l’évitera-t-elle ? Les femmes ont de la vanité, mais ce défaut leur est commun avec les hommes ; elles sont sujettes à la colère, et nous pareillement. Mais leurs qualités leur appartiennent, au contraire, en propre : je veux dire la chasteté, la ferveur, la religion, l’amour du Christ. Pourquoi donc, dira-t-on, ont-elles été exclues de la chaire de prédication ? C’est encore une preuve de la grande distance qui existe entre elles et nous, et de la grandeur des femmes de ce temps. Quand Paul, Pierre, et maint autre saint prêchait, fallait-il, dites-moi, qu’une femme envahît cette fonction ? Mais aujourd’hui nous sommes arrivés à un point de corruption tel, qu’il y a lieu de s’enquérir pourquoi les femmes n’enseignent pas, quand nous sommes devenus aussi faibles qu’elles. Si je parle ainsi, ce n’est point pour leur inspirer de l’orgueil, mais pour nous instruire, nous avertir nous-mêmes, et nous engager à ressaisir l’autorité qui nous appartient, non à titre de domination, mais à titre de gouvernement, de direction et de supériorité morale. Le corps ne sera dans l’état où il doit être, que lorsque l’autorité appartiendra au meilleur. Puissions-nous tous, hommes et femmes, vivre selon la volonté de Dieu, afin d’obtenir tous, au jour redoutable du jugement, la miséricorde du Seigneur, et d’entrer en possession des biens qui nous sont promis en Jésus-Christ Notre-Seigneur.

HOMÉLIE XIV.

C’EST POURQUOI, QUITTANT LE MENSONGE, QUE CHACUN DISE LA VÉRITÉ AVEC SON PROCHAIN, PARCE QUE NOUS SOMMES MEMBRES LES UNS DES AUTRES. IRRITEZ-VOUS ET NE PÉCHEZ POINT ; QUE LE SOLEIL NE SE COUCHE POINT SUR VOTRE COLÈRE. NE DONNEZ POINT LIEU AU DIABLE. (IV, 25-27, JUSQU’À 30)

Analyse.

  • 1. Contre le mensonge.
  • 2. Nécessité de l’union.
  • 3 et 4. Contre les mauvaises paroles.

1. Après avoir parlé du vieil homme en général, voici qu’il le décrit en détail. L’enseignement le plus facile à comprendre est celui qui procède ainsi. Que dit-il donc ? « C’est pourquoi, quittant le mensonge ». Quel mensonge ? les idoles ? Nullement : elles sont bien, elles-mêmes, un mensonge : mais il ne s’agit pas d’elles ici ; car les Éphésiens n’avaient rien de commun avec elles : il s’agit du mensonge dans leurs relations mutuelles, de l’astuce, de la fourberie. « Que chacun dise la vérité avec son prochain ». Puis vient ceci, qui est plus persuasif : « Parce que nous sommes membres les uns des autres : en conséquence, que personne ne trompe son prochain » : c’est ainsi qu’on lit çà et là chez le psalmiste : « Des lèvres perfides sont dans son cœur, et dans son cœur il a dit le mal ». (Psa 12,43) Il n’est rien, non rien, d’aussi propre à engendrer la haine que la tromperie et l’astuce. Voyez comme partout l’Écriture se sert, pour nous faire rentrer en nous-mêmes, d’exemples empruntés au corps. Que l’œil ne trompe pas le pied ; ni le pied, l’œil. Supposez une fosse profonde, recouverte par en haut de chaume que recouvre lui-même une couche de terre : les yeux à qui ce piège offrira l’apparence d’un terrain solide ne recourront-ils pas au pied pour s’assurer s’il n’y a par-dessous que du vide, ou bien un sol ferme et résistant ; le pied, alors, mentira-t-il, déclarera-t-il autre chose que la vérité ? Ou bien encore, si l’œil vient à apercevoir un serpent ou une bêle féroce, trompera-t-il le pied ? ne se hâtera-t-il pas de l’avertir, de telle sorte que le pied, instruit du péril, suspende sa marche ? Ou encore, quand le discernement n’est plus l’affaire de l’œil ni du pied, mais uniquement de l’odorat, quand il s’agit, par exemple, de reconnaître si un breuvage est, ou non, un poison, l’odorat en impose-t-il à la bouche ? Nullement. Pourquoi ? parce qu’il se perdrait lui-même : voilà pourquoi il communique son impression. Et la langue ? Est-ce qu’elle trompe l’estomac ? ne rejette-t-elle point ce qui est amer ? ne laisse-t-elle point passer ce qui est doux ? Considérez cet échange de services et de bons offices ; considérez cette sollicitude, cet empressement de sincérité. C’est ainsi que nous devons éviter le mensonge, si nous sommes membres les uns des autres. C’est un gage d’amitié, c’est tout le contraire de la haine. Et si l’on veut me tromper ? direz-vous. Écoutez la vérité : si l’on voulait vous tromper, on ne serait plus un de vos membres. II est dit : Ne mentez pas à vos membres.

« Irritez-vous, et ne péchez point ». Considérez sa sagesse. Il nous enseigne à éviter le péché, et, d’autre part, il n’abandonne point les indociles : il ne renonce point à ses entrailles spirituelles. C’est ainsi qu’un médecin indique au malade tout ce qu’il doit faire, et ne le néglige point, lors même qu’il résiste, recommence, au contraire, à mettre en œuvre auprès de lui la persuasion afin de le guérir… Celui qui s’éloignerait dans ce cas, montrerait qu’il ne recherche que la gloire, et qu’un pareil mépris l’humilie : mais l’autre s’inquiétant seulement de la santé du malade, ne vise qu’à une chose, à son rétablissement. Ainsi fait Paul. Il dit : Ne mentez point : que si à la suite d’un mensonge, il s’est produit de la colère, il s’empresse d’apporter remède à ce nouveau mal. Que dit-il, en effet ? Irritez-vous, et ne péchez point. C’est une bonne chose que de ne point s’irriter : si cependant on se laisse emporter à cette passion, que ce ne soit pas, du moins, jusqu’à cet excès : « Que le soleil », dit-il, « ne se couche point sur votre colère ». Vous voulez vous rassasier de colère : une heure, deux, trois, vous suffisent : que le soleil en disparaissant ne vous laisse point en état d’inimitié. Il s’est levé par un effet de bonté : qu’il ne s’éloigne pas après avoir lui sur des indignes. Si c’est le Seigneur qui l’a envoyé dans sa bonté infinie, s’il vous a pardonné vos fautes et que vous ne les remettiez pas à votre prochain, voyez quel crime sera le vôtre. Autre chose : Saint Paul a eu peur de la nuit : il a craint que, trouvant dans la solitude l’offensé, encore dévoré de colère, elle n’attise l’incendie. Tant que le jour est là pour vous distraire par mille objets, vous pouvez vous rassasier de courroux : mais quand le soir va venir, réconciliez-vous, éteignez le naissant incendie. Car si vous vous laissez surprendre par la nuit, le jour suivant ne suffira pas lui-même à éteindre les colères amoncelées pendant la nuit : quand bien même vous vous seriez déchargé d’une partie de votre fardeau, si vous en conservez quelque chose, ce qui reste suffit pour rendre la flamme plus ardente à la faveur de la nuit. Quand le soleil n’a pas réussi à éclaircir, à dissiper par son ardeur, pendant le jour, les nuages et les brouillards amassés durant la nuit, ce qu’il en reste, bientôt augmenté d’autres, devient l’origine d’une tempête nocturne. « Ne donnez point lieu au diable ». Ainsi se faire mutuellement la guerre, c’est donner lieu au diable. Car alors, au lieu de nous unir et de nous serrer pour lui tenir tête, nous renonçons à lui faire la guerre pour nous exciter les uns contre les autres. Car le diable n’est nulle part à sa place comme au milieu des discordes.

2. De là naissent d’innombrables maux. Tant que les pierres demeurent unies et ne laissent point de vide entre elles, le mur est inébranlable : mais il suffit d’un trou de l’épaisseur d’une aiguille, d’une fente où puisse passer un cheveu, pour tout détruire et tout ruiner. Il en est de même pour le diable. Tant que nous restons bien unis, bien serrés, aucune de ses armes ne trouve passage : mais pour peu qu’une mince ouverture se montre, il se précipite par là comme un torrent. En toute chose, il n’a besoin que d’un commencement ; et la difficulté pour lui est de le trouver ; mais ce point une fois obtenu, il s’est bientôt mis au large. Dès lors les oreilles sont ouvertes à la calomnie ; les menteurs trouvent crédit car c’est la haine qui juge, et elle se soucie peu de la vérité. Et si, entre amis, les accusations fondées sont elles-mêmes réputées fausses, là où règne l’inimitié, le mensonge même est censé vérité : c’est un esprit tout autre, un tout autre jugement ; à l’impartialité succède la prévention. De même qu’il suffit d’un morceau de plomb jeté dans une balance pour l’entraîner, de même ici il suffit de la haine, poids bien plus lourd que le plomb. Je vous en conjure donc : faisons tous nos efforts pour étouffer nos ressentiments avant le coucher du soleil. Si vous n’avez pas su les vaincre le premier jour ou le jour suivant, souvent ils durent une année entière l’inimitié croît alors d’elle-même et sans nul secours étranger. Elle nous fait interpréter faussement les paroles, les gestes, les plus simples démarches ; par là, elle nous aigrit, nous rend farouches et pires que des insensés ; un nom même lui coûte à dire ou à entendre, elle ne sait plus que vociférer des injures. Comment donc faire pour dompter notre colère, pour éteindre notre rancune ? Il faut songer à nos propres péchés, au compte que nous devons à Dieu ; songer que la vengeance dirigée contre notre ennemi retombe sur nous-mêmes ; songez que nous faisons plaisir au diable, à notre véritable ennemi, en persécutant pour lui un de nos membres. Vous voulez être rancunier et vindicatif : soyez-le donc, mais contre le diable, et non contre un de vos membres. Si Dieu nous a armés de colère, ce n’est pas pour que nous nous frappions nous-mêmes de cette épée, c’est pour que nous la plongions dans la poitrine du diable. Là vous pouvez, si vous le voulez, l’enfoncer jusqu’à la garde, et plus haut que la garde, et ne jamais la retirer, que dis-je ? redoubler avec un autre glaive. C’est ce qui arrivera, si nous nous faisons grâce à nous-mêmes, si nous vivons en paix les uns avec les autres. Fi des richesses, fi de la gloire et de la renommée ! mes membres sont à mes yeux plus précieux que tout le reste. – Disons-nous cela à nous-mêmes : N’allons pas nous attaquer à notre propre substance, pour acquérir des richesses, pour obtenir de la gloire.

« Que celui qui dérobait ne dérobe plus (23) ». Voyez-vous les membres du vieil homme ? Mensonge, rancune, rapine. Pourquoi ne dit-il pas : « Que le voleur soit puni, mis à la question, à la torture », mais : « Qu’il ne dérobe plus, mais plutôt qu’il s’occupe en travaillant de ses mains à ce qui est bon, pour avoir de quoi donner à qui souffre du besoin ? » Où sont ceux qui s’appellent Cathares
Ou les Purs : autre nom des Novatiens.
, ces hommes souillés qui osent se parer d’un tel nom ? On peut, oui, l’on peut se décharger de ses iniquités, à condition qu’on ne se borne pas à ne plus pécher, mais qu’on s’applique encore à quelque bonne œuvre. Voyez-vous comment il faut se purifier de ses fautes ? Ces hommes ont volé : c’est pécher ; ils n’ont pas volé : ce n’est pas là se décharger de ses péchés. Que faut-il pour cela ? Travailler, et donner aux autres : c’est par là qu’ils peuvent s’acquitter. Il ne nous est pas prescrit seulement de travailler, mais de travailler de manière à nous fatiguer, et à faire du bien aux autres : le voleur aussi fait un métier, mais un mauvais métier.

« Qu’aucun discours mauvais ne sorte de votre bouche (29) ». Qu’est-ce qu’un discours mauvais ? Ce qui est nommé ailleurs : Discours inutile, à savoir dénigrement, propos obscènes, bouffonneries, sottises. Voyez comment Paul extirpe les racines de la colère : le mensonge, le vol, les conversations déplacées ! Quant à cette expression : « Qu’il ne dérobe plus », elle est mise là moins par indulgence pour les coupables, que pour adoucir les victimes, et les engager à se contenter de n’avoir pas à craindre une récidive. Il a raison de parler aussi des paroles. Car nous ne répondons pas seulement de nos actions, mais encore de nos propos. « Mais seulement ceux qui peuvent être bons pour édifier la foi, et donner la grâce à ceux qui les écoutent ». En d’autres termes : dites seulement ce qui peut édifier le prochain, et rien de superflu.

3. En effet, si Dieu vous a donné une bouche et une langue, c’est pour lui rendre grâces, c’est pour édifier le prochain : si donc vous ne pouvez que ruiner l’édifice, il vaut mieux vous taire et ne jamais parler. Si les mains d’un maçon n’étaient propres qu’à détruire et non à bâtir, elles mériteraient d’être coupées. Le Psalmiste le dit : « Le Seigneur exterminera toutes les lèvres perfides ». (Psa 12,4) Voilà l’origine de tous les maux, la bouche : ou plutôt ce n’est pas la bouche, mais l’abus qu’on en fait quelquefois. De là les injures, les invectives, les blasphèmes, les excitations à la volupté, les meurtres, les adultères, les vols, enfin tous les crimes. Les meurtres ? direz-vous ; et comment cela ? L’injure produit la colère ; la colère, les coups ; les coups, l’homicide. Et les adultères ? Une telle vous aime, elle a dit du bien de vous ; votre sévérité se relâche ; et, à votre tour, la convoitise s’allume chez vous. De là ces mots de Paul : « Mais seulement ceux qui peuvent être bons ». Il y a tant d’espèces de paroles, qu’il est bien forcé de désigner vaguement celles qu’il nous recommande de proférer, et le genre d’entretien qu’il nous prescrit. Comment le désigne-t-il ? En disant : « Pour édifier ». Ou bien il parle ainsi, afin que celui qui vous écoute vous sache gré. Par exemple, votre frère a commis un adultère : ne divulguez pas sa faute. Ne lui parlez pas non plus avec hauteur : loin de lui être utile, ce serait lui nuire, en provoquant son ressentiment. Mais vous lui rendrez un grand service, si vous lui indiquez la conduite à tenir ; si vous lui enseignez à veiller sur sa langue, à ne médire de personne, vous l’aurez instruit et obligé grandement : si vous l’entretenez de la componction, de la piété, de l’aumône, tout cela est bon pour adoucir son âme, et il vous en saura gré. Au contraire, si vous lui tenez des propos bouffons ou obscènes, vous ne faites qu’envenimer son mal ; si vous lui faites l’éloge du vice, vous le perdez, vous le tuez. Voilà ce qu’on peut dire : ou bien Paul a parlé ainsi pour nous rendre aimables : car les bonnes paroles sont comme un parfum : elles charment tous ceux qui y ont part. De là cette parole : « Votre nom est un parfum répandu ». (Can 1,2) Paul veut que nous exhalions cette bonne odeur. Voyez-vous comment il revient ici encore sur un précepte qui lui est familier, en prescrivant à chacun d’édifier son prochain selon son pouvoir ? Si vous donnez ce conseil aux autres, avant tout, donnez-le à vous-même.

« Et ne contristez point l’Esprit-Saint ». Nouveau et plus grand sujet de crainte et d’effroi. Paul en parle aussi dans son épître aux Thessaloniciens, lorsqu’il dit (1Th 4,8) « Celui qui dédaigne, ne dédaigne pas un « homme, mais Dieu ». C’est la même chose ici. Si vous proférez une parole outrageante, si vous frappez votre frère, ce n’est pas lui que vous frappez ; c’est l’Esprit que vous contristez. Suit la mention d’un bienfait qui rend le reproche plus sévère : « Et ne contristez point l’Esprit-Saint, dont vous avez reçu le sceau pour le jour de la rédemption ». Voilà celui qui a fait de nous un troupeau royal, celui qui nous a séparés de tout le passé, qui nous a tirés du milieu de ceux qui sont sous le coup de la colère divine : et vous le contristez ? Voyez quelle menace dans ces paroles : « Celui qui dédaigne, ne dédaigne pas un homme, mais Dieu » ; et quelle persuasion dans celles-ci : « Ne contristez pas l’Esprit-Saint, dont vous avez reçu le sceau ». Ce sceau doit rester sur votre bouche ; ne brisez pas le cachet. Une bouche spirituelle ne profère point de semblables paroles. Ne dites pas : Ce n’est rien que d’avoir dit une obscénité, que d’avoir injurié quelqu’un, C’est justement parce que ce n’est rien à vos yeux, que c’est un grand mal. On est prompt à négliger ce qu’on regarde comme rien : or, ce qu’on néglige s’accroît, et en s’accroissant devient incurable. – Vous avez une bouche spirituelle ? Songez à la première parole que vous avez prononcée, et voyez quelle est la dignité de votre bouche. Vous nommez Dieu votre Père, et voici que vous injuriez votre frère ? Demandez-vous à quel titre vous donnez à Dieu ce nom de : Père. Qui vous en donne le droit ? La nature ? Vous ne sauriez le prétendre. La vertu ? Pas davantage. Quoi donc ? Une bonté, une charité, une miséricorde infinie. Au moment donc où vous appelez Dieu votre Père, ne vous dites pas seulement qu’un langage injurieux ne sied pas à la noblesse d’une telle origine, mais encore que cette noblesse, vous la devez à la bonté. Ne la déshonorez donc point, en usant de dureté avec vos frères, vous que la bonté a favorisés. Vous appelez Dieu votre Père, et vous lancez l’outrage ? Cela n’est point d’un fils de Dieu… Le propre d’un fils de Dieu, c’est de pardonner à ses ennemis, de prier pour qui le crucifie, de verser son sang pour qui le hait. Ce qui sied à un fils de Dieu, c’est de prendre pour frères et pour héritiers ceux qui le haïssent, ceux qui le payent d’ingratitude, ceux qui le volent, l’outragent ou conspirent contre lui, et non d’injurier comme des esclaves ceux qui sont devenus ses frères.

4. Rappelez-vous les paroles que votre bouche a proférées ; de quels aliments se nourrit-elle, quel est le festin qui l’attire, le mets qui calme sa faim ? Vous croyez ne faire aucun mal en accusant votre frère ? Comment donc le nommez-vous votre frère ? Et s’il ne l’est pas, comment dites-vous : « Notre Père » ; car ce mot « Notre » atteste qu’il s’agit de plusieurs personnes. Songez auprès de qui vous vous trouvez au temps des mystères : avec les chérubins, avec les séraphins. Les séraphins ne disent point d’injures : leur bouche ne remplit qu’une seule fonction : glorifier, louer Dieu. Comment donc pouvez-vous dire avec eux : « Saint, saint, saint », après avoir abusé de votre bouche pour l’injure ? Dites-moi, supposez un vase royal, toujours plein d’aliments royaux, et mis en réserve pour cet usage ; qu’ensuite un des serviteurs s’en serve pour y déposer des immondices : osera-t-il ensuite replacer avec les autres vases mis en réserve celui qu’il aura profané de la sorte ? Nullement. Eh bien ! voilà la médisance, voilà l’insulte.

« Notre Père ». Eh bien ! est-ce tout ? Écoutez la suite : « Qui êtes aux cieux ». À peine avez-vous dit : « Notre Père qui êtes aux cieux » : cette parole vous a relevés, vous a donné des ailes, vous a fait voir que vous avez un Père dans les cieux. Que vos actions, vos discours, ne soient plus de la terre. Vous voilà établis là-haut, agrégés au chœur céleste, pourquoi redescendre volontairement ? Vous êtes debout auprès du trône royal, et vous injuriez, et vous ne craignez pas que le roi ne s’en trouve offensé. Si pourtant un de nos serviteurs, en notre présence, s’avise de frapper ou d’injurier, même justement, son compagnon, nous le réprimandons aussi, nous trouvant nous-mêmes offensés : et vous qui êtes debout avec les chérubins auprès du trône royal, vous insultez votre frère ? Vous voyez ces vases sacrés ? n’ont-ils pas toujours le même usage ? Qui oserait les faire servir à autre chose ? Vous, vous êtes plus sacrés, bien plus sacrés que ces vases : pourquoi donc vous souiller, vous avilir ? Vous êtes dans les cieux, et vous injuriez ? Vous vivez avec les anges, et vous injuriez ? Vous avez été jugés dignes du baiser du Seigneur, et vous injuriez ? Dieu a donné à votre bouche une magnifique parure : des hymnes angéliques, une nourriture plus qu’angélique, le baiser de ses propres lèvres, ses propres embrassements, et vous injuriez ? Ne faites pas cela, je vous en conjure. C’est la source de grands maux, c’est un objet d’aversion pour une âme chrétienne.

Nos paroles ne vous persuadent pas, ne vous font pas rentrer en vous-mêmes ? Il faut donc vous effrayer : écoutez ce que dit le Christ : « Celui qui aura dit à son frère, fou, sera soumis à la géhenne du feu ». Si une simple étourderie a pour conséquence la géhenne, quel tourment n’encourra pas l’insolence ? Habituons notre bouche à la retenue : la retenue nous attire de grands bénéfices, l’emportement de grands dommages : et il n’est pas ici besoin de dépense. Fermons la porte, tirons le verrou ; soyons pénétrés de componction, si jamais une parole violente s’est échappée de nos lèvres ; prions Dieu, prions l’offensé ; ne croyons pas en cela nous abaisser : c’est nous que nous avons frappés, et non pas autrui. Comme remède, usons de la prière et de la réconciliation avec l’offensé. Si nous veillons ainsi sur nos paroles, à plus forte raison devrons-nous régler pareillement nos actions. Entendons-nous nos amis ou quelque autre personne médire du prochain, ou l’insulter, demandons-leur compte et raison de leurs paroles. En résumé convainquons-nous que c’est pécher : car il nous sera alors aisé de nous corriger. Puisse le Dieu veiller sur votre esprit, sur votre langue, et les protéger par l’inexpugnable rempart de sa crainte, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui gloire au Père et au Saint-Esprit.

HOMÉLIE XV.

QUE TOUTE AMERTUME, TOUTE COLÈRE, TOUT EMPORTEMENT, TOUTE CLAMEUR ET TOUTE DIFFAMATION SOIENT BANNIS DU MILIEU DE VOUS AVEC TOUTE MALICE. (IV, 31)

Analyse.

  • 1 et 2. Contre l’amertume. – Faiblesse des méchants. – Qu’il faut éviter les clameurs comme attisant la colère et pouvant l’allumer.
  • 3 et 4. Réprimandes sévères aux femmes qui maltraitaient leurs servantes : détails intéressants sur ce sujet. – Exhortation à la douceur.

1. Jamais les abeilles ne se résigneraient à entrer dans une ruche malpropre : aussi les éleveurs habiles ont-ils recours à des fumigations, à des odeurs, à des parfums, à des vins embaumés, pour purifier, pour nettoyer l’abri où doivent venir se fixer les essaims à leur sortie : autrement la mauvaise odeur les en chasserait : il en est de même pour l’Esprit-Saint. Notre âme est un vase, une ruche, susceptible de recevoir les essaims des grâces spirituelles : mais si elle renferme du fiel, de l’amertume, du ressentiment, les essaims s’envolent. Voilà pourquoi notre saint et sage cultivateur a bien soin de nettoyer notre ruche, sans avoir besoin de serpe, ni de tout autre instrument de fer : il nous invite à recevoir l’essaim spirituel, et pour le rassembler en nous, il nous purifie par la prière, le travail, et autres moyens. Voyez comment il nettoie notre cœur : il en a banni le mensonge, il en a banni la colère. Après cela, il nous indique un moyen de déraciner plus efficacement le mal : c’est d’avoir l’âme sans amertume. Quand notre bile est peu abondante, la rupture même de son réservoir n’occasionne que peu de désordres. Mais devient-elle plus abondante et plus âcre, alors le réceptacle qui la contenait devient insuffisant ; comme si un feu rongeur le consumait, il ne peut plus conserver son dépôt, le maintenir dans les bornes prescrites ; cédant enfin à l’insupportable âcreté qui le mine, il s’ouvre et laisse échapper son contenu dans tout le corps qui en est bientôt infecté. De même une bête farouche et cruelle peut parcourir une ville sans danger pour les habitants, quels que puissent être et sa rage et ses cris, tant qu’elle reste emprisonnée dans sa cage : mais si, dans un accès de fureur, elle réussit à briser les barreaux qui la retiennent et à s’échapper, elle remplit toute la cité de tumulte et de confusion, et fait fuir tout le monde. Il en est ainsi du fiel : tant qu’il reste dans les limites qui lui sont assignées, il ne nous fait pas grand mal ; mais vient-il à rompre la membrane qui l’enferme, et à se délivrer du seul obstacle qui l’empêchait de se répandre dans tout notre être, alors, quelque faible qu’en soit la quantité, la force propre à ce venin communique à tous nos organes sa malignité. Bientôt, rencontrant le sang, son voisin et presque son semblable, il en aigrit l’ardeur, et transforme ainsi, grâce à l’analogie qui lui permet de s’y confondre, en nouveaux fiels tous les liquides environnants : ensuite, muni de ce renfort, il marche à l’attaque des autres parties du corps ; et après avoir ainsi tout corrompu à son image, il ôte au malade la parole et le souffle avec la vie. Mais où veux-je en venir avec cette longue description ?

Je veux que cette peinture des effets de l’amertume matérielle nous fasse comprendre ce qu’a de pernicieux l’amertume morale, comment sa première influence consiste à infecter complètement l’âme où elle prend naissance, à la bouleverser de fond en comble ; et que nous apprenions par là à craindre d’en faire l’expérience. Si l’une irrite le corps entier, l’autre enflamme toutes nos pensées, et finit par précipiter dans l’enfer celui qui en est atteint. Si donc nous voulons éviter ce fléau, bien instruits désormais, si nous voulons brider cette bête féroce, ou plutôt l’exterminer, croyons-en Paul qui nous dit : « Toute amertume », non pas : soit nettoyée, mais « soit bannie du milieu de vous ». Qu’ai-je besoin de peines et de précautions ? Pourquoi garder cette bête quand je peux la chasser de mon âme, l’exiler, la déporter au-delà de mes frontières ? Croyons-en donc Paul qui nous dit : « Que toute amertume soit bannie d’au milieu de vous ». Mais, hélas ! quelle perversité est la nôtre ! quand nous ne devrions rien négliger pour cela, il y a des gens assez fous pour triompher de cet état, pour s’y complaire, s’en faire honneur ; et les autres lui portent envie… Un tel a du fiel, dit-on ; c’est un scorpion, un serpent, une vipère ; on le juge redoutable… Pourquoi craindre ce fiel, mon ami ? Il peut me nuire, dit-on, me faire du mal ; je ne sais point de quoi est capable la méchanceté de cet homme : je crains que trouvant en moi un homme simple, mal prémuni contre ses artifices, il ne me fasse tomber dans ses pièges, et ne me prenne dans les filets qu’il a tendus pour m’envelopper. Il y a de quoi rire. Comment donc ? Oui, c’est ainsi que parlent les enfants, prompts à s’alarmer de ce qui n’a rien de terrible. Il n’est rien qui mérite le dédain et la risée comme un homme qui a du fiel, comme un méchant. Car il n’y a rien d’impuissant comme l’amertume : elle ne fait que des sots et des insensés.

2. Ne voyez-vous pas que la méchanceté est chose aveugle ? n’avez-vous pas entendu parler de l’homme qui tombe dans la fosse creusée par lui pour le prochain ? Mais comment ne pas craindre une âme agitée de telles passions ? Si vous entendez que les hommes qui ont du fiel doivent inspirer la même crainte que les fous, les démoniaques, les insensés, qui tous agissent également au hasard, j’en tombe d’accord avec vous : mais si vous voyez en eux d’habiles gens, c’est ce que je ne puis admettre. En effet, rien n’est aussi indispensable pour la conduite des affaires, que l’intelligence : et l’intelligence ne connaît pas d’obstacle aussi grand que la méchanceté, le vice et la fourberie. Considérez le corps des bilieux : voyez comme il est laid, comme toute fraîcheur y est flétrie ; comme il est faible, grêle, inhabile à toutes choses. Il en est de même des âmes bilieuses. La jaunisse de l’âme, c’est proprement la méchanceté. Non, non, la méchanceté n’a pas de force. Voulez-vous que je vous rende la chose sensible par de nouveaux exemples, celui d’un fourbe et celui d’un homme simple et sans artifice ?

Absalon était un fourbe ; il gagnait tout le monde à son parti. Voyez jusqu’où était portée son astuce. Il allait disant : Est-ce que vous avez un juge ? afin de se concilier chacun… David, au contraire, était sans artifice. Eh bien ! voyez comment ils finirent tous deux ; considérez le prodigieux délire d’Absalon. Uniquement préoccupé de faire du mal à son père, dans tout le reste il était aveugle. Mais il n’en était pas ainsi de David. Car « Celui qui marche avec simplicité marche avec confiance ». (Pro 10,9) Entendez : celui qui ne prend point de peine superflue, qui ne machine aucune entreprise criminelle. Croyons-en donc saint Paul, ayons pitié des hommes qui ont du fiel, pleurons sur leur sort, et faisons tous nos efforts pour extirper la méchanceté de leur âme. Quand nous avons de la bile (cette humeur est d’ailleurs utile en soi, et indispensable à la vie de l’homme ; j’entends la bile naturelle), quand nous avons, dis-je, un excès de bile, nous faisons tous nos efforts pour l’évacuer, malgré les services que nous rend cette humeur : dès lors n’est-il pas absurde de ne prendre aucune peine pour évacuer la bile qui est dans notre âme, bile qui n’est pas seulement inutile, mais pernicieuse ? « Que celui qui veut être sage parmi vous, devienne fou, afin de devenir sage ». (1Co 3,18) Écoutez maintenant les paroles de saint Luc : « Ils prenaient leur nourriture en allégresse et simplicité de cœur, louant Dieu, et ils trouvaient grâce aux yeux de tout le peuple ». (Act 2, 43.47) Encore aujourd’hui, ne voyons-nous pas les hommes simples et droits universellement honorés ? Personne ne leur porte envie, quand ils prospèrent, personne n’insulte à leurs infortunes : tous s’associent à leurs joies, à leurs peines. Au contraire, qu’un méchant vienne à prospérer, on dirait qu’il vient d’arriver un malheur, tout le monde gémit qu’il éprouve un contre-temps, c’est fête pour tout le monde.

Plaignons donc ces hommes : ils trouvent tous et partout les mêmes ennemis autour d’eux. Jacob était sans malice : néanmoins il triompha de l’astucieux Esaü. « La sagesse n’entrera pas dans une âme artificieuse ». (Sag 1, 4) – « Que toute amertume soit bannie du milieu de vous » : qu’il n’en subsiste aucun vestige. Car il suffirait de remuer ce reste, cette étincelle, pour mettre en feu toute votre âme. Sachons donc nous représenter ce qu’est au juste l’amertume : figurons-nous un homme hypocrite, astucieux, toujours prêt au mal, soupçonneux. En voilà assez pour causer des colères et des ressentiments sans fin. Car il est impossible qu’une pareille âme demeure en repos : l’amertume est un principe de courroux et de fureur. Un tel homme est emporté, toujours renfermé en lui-même, sombre, et ne connaît pas le repos. Comme je le disais, ces gens sont les premiers à récolter le fruit de leur malignité. « Toute clameur ». Qu’est-ce à dire ? Est-ce qu’il nous est défendu même de crier ? Oui, la douceur doit se l’interdire. La clameur porte la colère, comme un cheval son écuyer : arrêtez le cheval, et vous avez raison du cavalier… Je dis cela surtout pour les femmes, toujours prêtes à pousser des cris et des clameurs. Le cri n’est utile que pour proclamer, pour enseigner : partout ailleurs il est déplacé, même dans la prière. Voulez-vous une preuve d’expérience ? Ne criez jamais, et jamais vous ne vous emporterez : voilà un moyen pour vous corriger de la colère. S’il est impossible qu’on s’irrite, quand on ne crie pas, il est impossible aussi de ne pas s’irriter, quand on crie. Ne venez donc point me parler de tempéraments indomptables, rancuniers, tout fiel et tout bile : nous vous enseignons maintenant à en finir d’un coup avec cette passion.

3. Il n’est donc pas médiocrement important pour l’éducation de l’âme de s’abstenir de tout cri, de toute clameur. En vous interdisant les cris, vous coupez les ailes à la colère, vous réprimez l’enflure de votre cœur. Car autant il est impossible de lutter sans élever les mains, autant il est impossible d’être pris dans le filet, quand on ne crie pas. Liez les mains d’un athlète, et ordonnez-lui de disputer le prix du ceste : il ne pourra le faire. Il en est de même pour le courroux. Le cri a jusqu’au pouvoir de le faire naître ; et c’est par là surtout que les femmes tombent dans ces emportements. Viennent-elles à gronder leurs servantes, toute la maison retentit de leurs clameurs : souvent leur habitation est construite sur la rue, et alors tous les passants entendent et leurs vociférations et les lamentations de ta servante. Quoi de plus indécent ? Aussitôt toutes les curieuses s’empressent, et se demandent : que se passe-t-il donc là-bas ? On répond : C’est une telle qui frappe son esclave. N’est-ce pas le comble de l’effronterie ? Quoi donc ! est-il défendu de frapper ? Je ne dis pas cela il le faut, mais seulement de temps à autre et avec modération : et non pour des griefs personnels, comme je ne cesse de le répéter, ni pour quelque manquement, dans le service, mais seulement quand la servante nuit à sa propre âme : frappez-la pour ce motif, tout le monde vous approuvera, nul n’y trouvera à redire : mais s’il ne s’agit que de vous, alors tout le monde vous accusera de cruauté, de barbarie. Mais ce qui dépasse toutes les infamies, c’est qu’il y ait des femmes assez dures, assez féroces, pour fouetter avec une telle force que la journée ne suffise pas pour guérir les meurtrissures. Elles déshabillent ces jeunes filles, et souvent, en présence de leurs maris conviés à ce spectacle, les attachent sur un lit. Quoi donc ! la pensée de l’enfer ne te vient pas à l’esprit pendant ce temps-là ? Tu mets à nu cette jeune enfant, tu la livres dans cet état aux regards de ton mari, et tu ne crains pas qu’il te condamne ? Au contraire, tu te plais à l’exciter en menaçant d’enchaîner la pauvre malheureuse, en l’accablant de mille injures, en l’appelant sorcière, fugitive, prostituée, car la colère ne te permet pas de respecter ta propre bouche et tu ne songes qu’à te venger, même en te déshonorant.

Puis, comme un tyran, tu présides au supplice entouré de tous tes esclaves, et ton stupide mari, debout à tes côtés, remplit les fonctions de licteur. De telles scènes devraient-elles se passer chez des chrétiens ? Mais, dis-tu, c’est une mauvaise race, insolente, effrontée, incorrigible. Je le sais : néanmoins on peut la réformer et la corriger par des moyens plus efficaces et moins honteux. En disant de sales mots, toi, femme libre, tu flétris moins ta servante que toi-même. Ensuite, s’il faut aller au bain, les meurtrissures qui sont sur son dos, témoignent à tous les yeux de ta barbarie. Mais, répliques-tu, ces gens-là sont intolérables dès qu’on est indulgent. Je le sais aussi : emploie donc, pour les changer, non la crainte et les coups, mais la douceur et les bienfaits. Cette jeune fille est ta sœur, si elle est chrétienne. Songe que tu es la maîtresse et qu’elle te sert. Si elle est adonnée au vin, écarte d’elle les occasions d’ivresse, appelle ton mari, use d’exhortations. Ne vois-tu pas qu’il est honteux de battre une femme ? Les législateurs les plus sévères à l’égard des hommes, ceux qui ont institué la torture et le supplice du feu, sont rarement allés jusqu’au gibet pour ce qui regarde les femmes, et même ils ne souffrent pas qu’on les soufflette dans la colère. On a tant d’égards pour ce sexe, que la nécessité même ne les fait point condamner au gibet, surtout lorsqu’elles sont enceintes. C’est qu’il est honteux à un homme de frapper une femme à plus forte raison une personne du même sexe ne le pourrait-elle sans honte. Ce sont ces excès qui rendent les femmes odieuses à leurs maris.

Mais elle se conduit mal. Marie-la, ôte-lui les occasions de pécher, corrige l’exubérance de sa nature. Mais elle vole. Garde-la, surveille-la. O exagération ! je serai la gardienne de mon esclave ! O folie ! Pourquoi ne le serais-tu pas ? N’a-t-elle pas la même âme que toi ? N’a-t-elle pas reçu de Dieu les mêmes grâces ? N’est-elle pas admise à la même table ? N’a-t-elle pas la même noblesse d’origine ? Mais elle est médisante, querelleuse, bavarde, ivrogne. Que de femmes libres le sont aussi ! Dieu ordonne à leurs maris de les supporter avec leurs vices et leurs fautes ; pourvu que la femme ne soit pas adultère, a-t-il dit, résigne-toi. Fût-elle ivrogne, médisante, bavarde, jalouse, orgueilleuse, prodigue, c’est la compagne de ta vie. Tu es forcé de la diriger : c’est pour cela que tu es son chef. Corrige-la donc, fais ton devoir. – Quand bien même elle ne voudrait pas s’amender, quand bien même elle volerait, sois fidèle à ta mission : ne la punis point si sévèrement : si elle est bavarde, ferme-lui la bouche. Voilà la vraie, la parfaite sagesse. Et maintenant, des femmes en viennent à ce degré de cruauté et de folie, qu’elles découvrent la tête de leurs servantes et les traînent par les cheveux.

4. Pourquoi rougissez-vous toutes ? Ceci ne s’adresse pas à toutes, mais seulement à celles qui se portent à de pareilles horreurs… Que la femme ne soit jamais découverte, dit Paul : et vous dépouillez complètement cette fille de son voile ? Voyez-vous quel outrage vous vous faites à vous-même ? Si elle paraissait à vos yeux avec cette tête nue, vous ; vous tiendriez pour offensée. C’est vous maintenant qui la découvrez ainsi, et vous ne voyez là aucun mal ? Mais on dira : Et si elle ne se corrige pas ? Châtiez-la au moyen de la verge et des coups. Combien n’avez-vous pas vous-même de défauts dont vous ne vous corrigez pas ? Ce n’est pas dans l’intérêt des servantes que je parle ainsi, mais dans celui des femmes libres comme vous, afin qu’elles renoncent à ces pratiques indécentes et honteuses, et qu’elles cessent de se nuire à elles-mêmes. Si vous faites votre apprentissage chez vous sur la personne de votre servante, si vous êtes bonne et douce pour elle, à plus forte raison serez-vous telle à l’égard de votre mari. Car si vous vous abstenez de toute violence, quand vous pourriez vous y laisser aller, à plus forte raison vous en abstiendrez-vous, lorsque quelqu’un vous contiendra. Ainsi, rien n’est plus propre à vous concilier l’affection de vos maris qu’une conduite patiente vis-à-vis de vos esclaves. « Avec la mesure qui vous sert pour mesurer, il vous sera mesuré à vous-mêmes ». (Mat 7,2) Mettez un frein à votre langue. Si vous vous êtes exercée à supporter patiemment la mauvaise humeur d’une servante, vous entendrez sans colère jusqu’aux injures de votre égale : or, si vous êtes sans colère, vous avez atteint la cime de la sagesse.

On voit aussi des femmes qui vont jusqu’à jurer : rien de plus honteux qu’un pareil emportement. Mais quoi, dira-t-on, si elle se farde ? Empêchez-la de le faire, je vous approuve : mais empêchez-la d’abord en vous abstenant vous-même, et moins par la crainte que par l’exemple : en tout, soyez son modèle. « Que toute diffamation soit bannie du milieu de vous ». Voyez-vous les progrès du mal ? L’amertume a engendré le ressentiment ; le ressentiment, la colère ; la colère, les clameurs ; les clameurs, la diffamation, autrement dit, les invectives ; maintenant la diffamation engendre les coups ; les coups, les blessures ; les blessures, la mort. Mais Paul n’a voulu faire mention d’aucune de ces choses : il s’est borné à dire : « Soit bannie du milieu de vous, avec toute malice ». Qu’est-ce à dire, « Avec toute malice ? » C’est que toute malice aboutit là. Il y a des gens qui, pareils à des chiens sournois, n’aboient pas, ne témoignent pas de colère contre ceux qui les approchent : ils les flattent au contraire, se montrent caressants, puis, quand ils les voient sans défiance, les mordent : ceux-là sont plus dangereux que ceux qui manifestent ouvertement leur inimitié. C’est parce qu’il est des hommes qui sont chiens en ce point, qui sans crier, sans montrer de colère, de dépit, sans proférer de menaces, trament sourdement la trahison, machinent mille noirs complots, et se vengent, que Paul a fait aussi allusion à eux. « Soit bannie du milieu de vous, avec toute malice ». Ne soyez pas clément en paroles, vindicatif en actions. Si j’ai maltraité la langue, si je lui ai interdit les clameurs, c’est pour qu’elle n’attise pas l’incendie. Que si vous n’avez pas besoin de crier pour agir de la sorte, si vous nourrissez dans votre âme la flamme et le brasier, que gagnerez-vous à vous taire ? Ne savez-vous pas que les incendies les plus dangereux sont ceux qui, alimentés à l’intérieur, échappent aux regards des personnes du dehors ? Les blessures les plus graves, celles qui se dérobent à la vue ; les fièvres les plus malignes, celles qui dévorent les parties intérieures ? De même la colère la plus funeste est celle qui ronge l’âme sourdement. Mais Paul nous dit : Qu’elle soit bannie avec toute malice grande ou petite.

Croyons en sa parole, chassons du milieu de nous toute amertume, toute malice, afin de ne pas contrister l’Esprit-Saint. Extirpons l’amertume, déracinons-la : rien de bon, rien de pur ne peut sortir d’une âme où elle règne : ce ne sont que malheur, larmes, gémissements, lamentations. Ne voyez-vous pas comme nous fuyons les bêtes qui poussent des cris, par exemple, le lion, l’ours, mais non pas la brebis : car sa douce voix ne saurait être comparée à un cri. Parmi les instruments de musique, les plus bruyants comme les tambours, les trompettes, sont les moins agréables : tout au contraire, ceux qui rendent un son faible, comme la flûte et la cithare, plaisent à notre oreille. Arrangeons donc notre âme de manière à ne point crier : ainsi nous pourrons triompher de la colère ; et la colère ôtée, nous serons les premiers à jouir du calme, et nous voguerons vers le port paisible : auquel puissions-nous tous arriver par Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XVI.

QUI TOUTE AMERTUME, TOUTE COLÈRE, TOUT EMPORTEMENT, TOUTE CLAMEUR, ET TOUTE DIFFAMATION SOIENT BANNIS DU MILIEU DE VOUS AVEC TOUTE MALICE. MAIS SOYEZ BONS LES UNS ENVERS LES AUTRES, MISÉRICORDIEUX, VOUS FAISANT GRACE MUTUELLEMENT, COMME DIEU LUI-MÊME VOUS A FAIT GRÂCE. (IV, 31, 32)

Analyse.

  • 1 et 2. Qu’il ne suffit pas d’éviter le mal pour être sauvé.
  • 3. Du pardon des injures.

1. Il ne suffit pas d’être exempt de vices, pour arriver au royaume des cieux, il faut encore s’appliquer avec ardeur à la pratique de la vertu. On échappe à la géhenne en s’abstenant du vice : mais on n’obtient pas le royaume si l’on n’a été vertueux. Ne savez-vous pas qu’il en est de même dans les jugements du monde, lorsqu’on examine les actions en présence de toute la ville assemblée ? C’était autrefois un usage de décerner une couronne d’or, non pas à celui qui n’avait fait aucun mal à ses concitoyens (car cela n’est qu’un titre à n’être point puni), mais à celui qui leur avait rendu de grands services. Telle était la route qui menait à cet honneur. Mais je ne sais comment j’ai presque omis ce qu’il importait surtout de vous dire. Je reviens sur le premier des points que j’ai distingués, en ajoutant une légère correction. Quand je vous disais qu’il suffit pour échapper à l’enfer d’avoir évité le péché, je me suis rappelé, tout en parlant, une menace terrible dirigée non pas contre ceux qui auront commis telle ou telle faute, mais contre ceux qui auront négligé les bonnes œuvres. Quelle est cette menace ? Au jour terrible marqué pour le jugement, le Juge assis à son tribunal, place les brebis à droite, les boucs à gauche, et dit aux brebis : « Venez, les bénis de mon Père, héritez du royaume qui vous est préparé depuis la fondation du monde : car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ». (Mat 25,34-35) Cela se conçoit : car tant de charité devait avoir sa récompense ; mais comment expliquer que ceux qui n’ont pas fait part de leurs biens aux indigents, ne soient pas punis simplement par la privation de récompense, mais encore envoyés au feu, de l’enfer ? D’abord cela s’explique aussi facilement que le reste. Par là nous sommes instruits que si ceux qui auront fait le bien doivent jouir des biens célestes, ceux à qui l’on ne pourra reprocher aucun mal, et qui auront seulement négligé les bonnes œuvres, seront précipités dans le feu de la géhenne avec les coupables.

Ensuite, on pourrait dire aussi que l’absence de bonnes œuvres constitue un vice : car c’est le fait de la nonchalance, et la paresse est une espèce de vice : que dis-je ? c’en est le principe et la racine maudite : car la paresse enseigne tous les vices. Abstenons-nous donc des sottes questions comme celle-ci, par exemple : Celui qui n’aura fait ni bien ni mal, quel séjour occupera-t-il ? Ne pas avoir fait de bien, c’est avoir fait du mal. Dites-moi : si vous aviez un serviteur qui ne fût ni voleur, ni insolent, ni enclin à répondre, d’ailleurs exempt d’ivrognerie et de tout vice du même genre, mais qui restât tout le jour sans rien faire, et n’accomplit aucun des devoirs de son service, est-ce que vous ne le fouetteriez pas ? est-ce que vous ne le mettriez pas à la torture ? Je le ferais, me répondra-t-on. Et pourtant quel mal vous aurait-il fait ? Le mal, le voilà justement. Mais si vous le voulez, prenons un autre exemple. Supposez un cultivateur qui ne fasse point de mal à nos propriétés, qui s’abstienne de toute rapine, de toute entreprise injuste, qui seulement se lie les mains et reste tranquille à la maison, sans s’occuper ni de semer, ni de creuser des sillons, ni d’atteler des bœufs, ni ne soigner les vignes, ni de travailler d’aucune façon à la terre. Est-ce que nous ne le châtierons pas ? Cependant il n’a pas fait de mal, nous n’avons rien à lui reprocher : mais n’avoir rien fait, c’est là son tort : et l’opinion commune le déclare coupable, pour n’avoir pas accompli sa tâche.

Dites-moi, en effet : si chaque manœuvre, chaque artisan, se contentait de ne faire aucun tort, ni aux gens d’une autre profession, ni à ses confrères, et vivait d’ailleurs dans l’oisiveté, ne serait – ce pas notre perte, notre ruine à tous ? Voulez-vous maintenant que nous considérions le corps ? La main aura beau ne pas frapper la tête, ne pas couper la langue, ne pas crever l’œil, s’abstenir, en un mot, de tous sévices de ce genre : si elle demeure oisive, et qu’elle ne rende pas au corps les services qu’elle lui doit, ne faudra-t-il pas la couper plutôt que de promener avec soi un membre dont l’inaction sera funeste au corps tout entier ? Et la bouche ? c’est en vain qu’elle ne mangera pas la main, ne mordra pas la poitrine : si elle manque à sa tâche, ne vaut-il pas mieux qu’elle soit fermée ? En conséquence, s’il est vrai également des serviteurs, des artisans et du corps, qu’on peut se mettre en faute non seulement en faisant le mal, mais encore en négligeant de faire le bien, à plus forte raison est-ce vrai pour le corps du Christ.

2. Aussi le bienheureux Paul nous prêche-t-il la vertu tout en nous détournant du vice. Qu’importe, en effet, dites-moi, que toutes les épines soient extirpées, si l’on ne sème pas le bon grain ? Notre labeur aboutira au même résultat fâcheux, si nous nous arrêtons à moitié chemin. Voilà pourquoi Paul, dans sa vive sollicitude pour nous, ne se borne pas à nous recommander l’extirpation des vices, mais nous invite aussitôt à nous occuper de planter le bien. En effet, après avoir dit : « Que toute amertume, toute colère, tout emportement, toute clameur et toute diffamation soient bannis du milieu de vous, avec toute malice », il ajoute : « Mais soyez bons les uns envers les autres, miséricordieux, vous faisant grâce ». Voilà les dispositions, les sentiments requis. Et il ne suffit pas d’être sorti du premier état pour arriver au second : il faut un nouveau mouvement, un élan non moins grand que pour fuir le mal, si l’on veut entrer en possession de ces mérites. De même un corps noir peut perdre cette qualité, sans devenir blanc du premier coup. Mais plutôt laissons là les exemples physiques, et prenons-en de moraux. Celui qui n’est pas ennemi n’est pas ami pour cela : il est dans un état intermédiaire qui n’est ni la haine ni l’amitié c’est celui où sont la plupart des hommes relativement à nous. Parce qu’on ne pleure pas, ce n’est pas à dire que l’on rie : on est dans un état mixte. De même ici : n’être pas méchant, ce n’est pas forcément être bon : on peut n’être pas courroucé, sans être nécessairement miséricordieux : il faut un nouvel effort pour conquérir ce nouveau titre.

Et considérez comment, fidèle aux règles d’une bonne agriculture, saint Paul nettoie et travaille la terre que lui a confiée le Cultivateur. Il a arraché les mauvaises herbes ; il nous exhorte maintenant à veiller sur les bons plants. « Soyez bons », dit-il. Car si, après l’extirpation des ronces, on laisse la terre sans culture, une végétation inutile s’y élèvera de nouveau. Il faut donc prévenir cette inaction, cette oisiveté de la terre en y faisant des plantations et des semailles. Paul extirpe la colère, il plante la bonté ; il arrache l’amertume, il sème la miséricorde ; il retranche la méchanceté et la diffamation, il plante le pardon : car c’est ce que signifie : « Vous faisant grâce mutuellement ». Soyez prompts à pardonner, nous dit-il. C’est là un bienfait qui vaut mieux qu’un cadeau d’argent. Celui qui remet une dette à son débiteur, fait sans doute une action rare et admirable : mais c’est un bienfait qui intéresse le corps seul, quoiqu’il soit rémunéré par des avantages spirituels et selon l’âme. Mais celui qui pardonne des offenses, rend service à la fois à son âme, et à celle de l’homme à qui il pardonne : car ce n’est pas seulement lui-même, c’est encore le coupable qu’il améliore de cette façon. C’est moins en cherchant à nous venger de nos persécuteurs qu’en leur pardonnant, que nous chagrinons leur âme tant nous leur causons alors de remords et de honte. Autrement nous ne rendons service ni à eux ni à nous-mêmes : tout au contraire, c’est à notre dommage comme au leur, que nous recherchons le talion à la façon des princes des Juifs, et que nous attisons ainsi le courroux de nos ennemis. Mais si nous répondons par la douceur à l’injustice, nous apaisons toute leur colère, et nous établissons dans leur âme un tribunal qui juge en notre faveur et les condamne plus sévèrement que nous ne ferions nous-mêmes. Alors ils prononcent contre eux-mêmes un arrêt rigoureux ; et ils cherchent tous les moyens de payer notre patience avec usure, sachant que s’ils se bornent à rendre exactement la pareille, l’initiative prise par nous et l’exemple que nous leur aurons donné nous assurera l’avantage. Ils voudront, en conséquence, outrepasser la juste mesure, afin de compenser par la supériorité du bienfait l’infériorité qui vient de ce que nous les avons devancés, et de racheter par un surcroît de bonté, l’inégalité que le temps met entre eux et celui qu’ils ont offensé les premiers.

En effet, quand on est reconnaissant, on éprouve moins de peine à être maltraité, qu’à se voir obligé par ceux envers qui l’on a eu des torts. Car c’est une faute, et même une honte, un ridicule, que de ne pas répondre à un bienfait. Pour ce qui est, au contraire, de ne pas se venger d’une offense, on n’a pas assez d’éloges, d’applaudissements, de bénédictions pour une telle conduite. De là le vif chagrin dont je parle. Si donc vous voulez user de représailles, ayez recours à ce moyen : rendez le bien pour le mal, afin de changer votre ennemi en débiteur, et de remporter une éclatante victoire. On vous a fait du mal ? Faites du bien : c’est ainsi qu’il faut vous venger. Si vous vous y preniez autrement, tout le monde vous blâmerait aussi bien que votre ennemi au contraire, si vous montrez de la patience, on vous applaudira, on vous admirera, et on condamnera l’offenseur.

3. Quel spectacle pour un ennemi, que de voir son ennemi devenu l’objet d’une admiration, d’un enthousiasme unanimes ? Quoi de plus cruel que de se voir lui-même injurié sous les yeux de son ennemi ? Si vous vous vengez, on vous condamnera sans doute ; et vous serez votre seul vengeur ; si vous pardonnez, tout le monde se chargera de votre vengeance : et voir tant de personnes prendre en main la vengeance de son ennemi, c’est un supplice pire que tous les châtiments. Si vous ouvrez la bouche, les autres se tairont ; si vous vous taisez, ce n’est pas une bouche, mais mille que vous déchaînez contre l’offenseur, et votre vengeance n’en est que plus terrible. Si vous l’attaquez en paroles, plus d’un vous en fera un crime, et attribuera vos paroles à la passion ; mais la vengeance s’exécute sans donner lieu à aucun soupçon, quand l’accusateur n’est pas un offensé.

Quand des gens qui n’ont à se plaindre de rien sont touchés de votre mansuétude, au point de s’intéresser à votre injure et d’y compatir, comme si elle les atteignait, aucun soupçon ne peut tomber sur une vengeance de cette espèce. Et si personne ne prend votre défense ? dira-t-on. Les hommes ne sont pas de pierre ; il est impossible que la vue d’une telle sagesse n’excite pas leur admiration ; et quand bien même ils ne se chargeraient pas de votre vengeance sur-le-champ, une fois ou l’autre, quand l’occasion se présentera, ils n’y manqueront point, ils poursuivront le coupable de leurs reproches et de leurs sarcasmes. Que si vous n’avez pas d’autres admirateurs, vous en aurez un du moins, en votre ennemi, qu’il l’avoue ou non. Le sentiment du bien reste incorruptible et inflexible en nous, fussions-nous plongés dans un abîme de perversité. Pourquoi, selon vous, Notre-Seigneur Jésus-Christ dit-il : « Si quelqu’un vous donne un soufflet sur la joue droite, présentez-lui l’autre joue ». (Mat 5,39) N’est-ce point parce que, plus on montre de patience, plus on rend service et à soi-même et à l’agresseur ? Voilà pourquoi il nous est prescrit de tendre l’autre joue, afin d’assouvir la rage des furieux. – Quelle bête féroce ne rentrerait aussitôt en elle-même ? Les chiens, dit-on, éprouvent ce sentiment : si la personne contre qui ils aboient, sur laquelle ils s’élancent, se jette à la renverse sans essayer de se défendre, leur colère s’apaise aussitôt. Or, si ces animaux respectent ceux qui s’abandonnent à leur discrétion, à plus forte raison doit-il en être ainsi de l’espèce humaine, qui est douée de la raison.

Mais il ne faut pas négliger un petit fait qui s’est offert précédemment à notre mémoire, et que nous avons produit en témoignage. De quoi s’agit-il ? Nous disions que les Juifs et leurs princes étaient accusés de rechercher le talion ; cependant la loi les y autorisait : « Œil pour œil, dent pour dent ». (Lev 24,10) Mais cette loi n’avait pas pour but de les exciter à se crever mutuellement les yeux, mais bien de les contenir par la crainte, de les empêcher de faire du mal à autrui, ou d’être eux-mêmes maltraités. Si l’Écriture dit : « Œil pour œil », c’est pour lier les mains à votre ennemi, ce n’est pas pour armer les vôtres ; ce n’est pas seulement pour protéger vos yeux, c’est encore avec l’intention de préserver ceux de cet homme. Mais ce que je cherchais, c’est pourquoi cette vengeance permise exposait aux reproches ceux qui en faisaient usage. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est du ressentiment qu’il s’agit ici. La loi autorise l’offensé à rendre sur-le-champ la pareille, afin d’empêcher, comme je l’ai dit, les provocations. Quant au ressentiment, il est interdit ; car ce n’est plus le propre de la colère ni d’un courroux bouillant, mais d’une froide méchanceté ; tandis que Dieu pardonne à ceux que la provocation a pu jeter hors d’eux-mêmes et pousser aux représailles… De là : « Œil pour œil », et dans un autre endroit : « Les voies des rancuniers mènent à la mort ». (Pro 12,29) Mais si à une époque où il était permis d’arracher œil pour œil, le ressentiment était puni si sévèrement, que sera-ce aujourd’hui, qu’il nous est ordonné de nous offrir spontanément aux injures. Fuyons donc la rancune, triomphons de la colère, afin de mériter la miséricorde divine. « Avec la mesure dont vous vous servez pour mesurer, il vous sera mesuré à vous-mêmes ; et d’après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés ». Montrons-nous donc charitables et miséricordieux envers nos compagnons de servitude, afin d’échapper aux pièges qui nous sont tendus en ce monde, et d’obtenir, au jour du jugement, le pardon de Dieu, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui, gloire soit rendue au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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