Galatians 2
CHAPITRE II. ENSUITE, AU BOUT DE QUATORZE ANS, J’ALLAI A JÉRUSALEM AVEC BARNABÉ, ET JE PRIS AUSSI TITE AVEC MOI. OR, J’Y ALLAI SUIVANT UNE RÉVÉLATION. (1, 2)
Analyse.
- 1. Lorsque, quatorze ans plus tard, Paul se rendit de nouveau à Jérusalem pour exposer sa doctrine aux premiers apôtres, ils furent d’accord avec lui que Tite ne devait pas être circoncis.
- 2. En quoi les faux apôtres différent des véritables. – Pourquoi Paul circoncit Timothée.
- 3. Paul reconnu pour l’apôtre des gentils. – Prudence admirable de cet apôtre.
- 4-6. Il reprend publiquement saint Pierre de ses ménagements intempestifs envers les Juifs. – Contre les chrétiens judaïsants.
- 7 et 8. Conséquences absurdes auxquelles arrivent ceux qui veulent faire exister la loi ancienne avec la Loi de grâce.
▼Jacques lui-même était resté à Jérusalem.
fussent arrivés, il mangeait avec les gentils ; mais après leur arrivée il se retira et se sépara d’avec les gentils, ayant peur de blesser les circoncis (12) ». Il ne redoutait pas le danger, car lui, qui n’en avait pas eu peur au commencement, devait le redouter beaucoup moins encore à cette époque, mais il craignait de voir ses disciples renoncer au christianisme. C’est aussi ce que Paul lui-même dit aux Galates : « Je crains pour vous que je n’aie pris une peine inutile » (Gal 4,11} ; et ailleurs : « Mais j’appréhende qu’ainsi que le serpent séduisit Eve par ses artifices, vos esprits aussi « ne se corrompent ». (2Co 11,3) La crainte de la mort n’était rien pour eux, mais ce qui troublait surtout leur âme, c’était la crainte de perdre leurs disciples. « De sorte que Barnabé même se laissa aller, lui aussi, à user de cette dissimulation (13) ». Ne vous étonnez pas s’il appelle cela de la dissimulation ; il ne veut pas, comme je l’ai déjà dit, dévoiler le fond de sa pensée, afin de redresser les Juifs convertis. Comme ils étaient encore singulièrement attachés à la loi, il traite de dissimulation la conduite de Pierre, et lui en fait de vifs reproches, afin de briser complètement les liens qui les maintenaient sous le joug de la loi. Pierre entend cela et feint de se trouver en faute, pour que les reproches qu’il s’attire servent à redresser les autres. Si Paul avait adressé ses réprimandes aux Juifs convertis, ils en auraient été indignés et en auraient fait fi ; car ils ne le tenaient pas en très-grande estime. Tandis qu’en voyant leur maître garder le silence devant les reproches de Paul, ils n’étaient plus en droit de résister aux injonctions de cet apôtre et de les dédaigner. « Mais quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit, suivant la vérité de l’Évangile (14) »… Que cette expression ne vous trouble pas non plus : il ne dit pas cela pour condamner Pierre, mais s’il se servait d’une expression aussi énergique, c’est que cela était utile, et que, ceux qui l’écoutaient devaient faire leur profit des reproches adressés à Pierre, et en prendre occasion pour devenir meilleurs… « Je dis à Pierre devant tous ». Voyez-vous quelle leçon pour les autres ? II prononce ces mots : « Devant tous. », afin d’effrayer ceux qui l’entendent. Qu’as-tu à répondre, dis-moi ? « Si toi, qui es Juif, tu vis à la façon des gentils, et non à la façon des Juifs, de quel droit obliges-tu les gentils à judaïser ? » Et cependant ce n’étaient pas les gentils qui s’étaient réunis avec lui, mais les Juifs. Pourquoi donc, ô Paul, reprocher ce qui n’est pas arrivé ? pourquoi ne pas parler des Juifs qui usaient de dissimulation, mais des gentils ? pourquoi vous en prendre au seul Pierre, quoique les autres eussent imité sa dissimulation ? Voyons ce qu’il lui reproche : « Si toi, qui es Juif, tu vis à la façon des gentils, et non à la façon des Juifs, de quel droit forces-tu les gentils à judaïser ? » Et cependant Pierre se retirait, tout seul et sans entraîner avec lui les gentils convertis. Où Paul veut-il donc en venir ? À empêcher qu’on ne soupçonne le but de ses reproches. S’il avait dit : Tu as tort d’observer la loi, les Juifs convertis l’auraient blâmé et auraient trouvé qu’il parlait avec arrogance à leur maître. Mais s’il se plaint de Pierre, c’est pour défendre et justifier ses propres disciples, je parle des gentils, et c’est par ce moyen qu’il fait accepter ses paroles. Et ce n’est pas seulement par ce moyen, mais encore, c’est en écartant le reproche de tous les disciples, Juifs ou gentils, pour le reporter tout entier sur Pierre. « Toi », dit-il, « qui es Juif, tu vis à la manière des gentils, et non à la manière des Juifs ». N’est-ce pas à peu près comme s’il disait franchement : Imitez votre maître, puisqu’il vit à la manière des gentils, tout Juif qu’il est ? Il se garde bien toutefois de parler ainsi : car les disciples Juifs auraient rejeté ses paroles ; mais, en feignant de reprocher à Pierre sa conduite à l’égard des gentils, il dévoile la vraie pensée de cet apôtre. D’un autre côté s’il avait dit : Pourquoi contrains-tu les Juifs à judaïser ? son insistance aurait déplu. Tandis qu’en paraissant se préoccuper seulement des gentils et non des Juifs, il amène ceux-ci à de meilleurs sentiments. Car le meilleur moyen de faire accepter la critique, c’est d’en écarter ce qui peut indisposer celui à qui elle s’adresse. Les gentils ne pouvaient faire un crime à Paul de son intervention en faveur des disciples Juifs. Pierre fit réussir entièrement cette combinaison par son silence et par sa résignation à accepter le reproche de dissimulation, ce qui lui permettait de cacher aux Juifs la vraie dissimulation dont il était convenu avec Paul. D’abord Paul ne s’adresse qu’à la personne de Pierre : « Si toi qui es Juif… » – plus loin il donne plus de latitude à sa parole, se met lui-même en cause et s’exprime ainsi : « Nous qui sommes Juifs par notre naissance, et non du nombre des gentils qui sont des pécheurs (15) ». Ces paroles sont une exhortation à laquelle l’apôtre a ajouté un mot de blâme par ménagement pour les Juifs. 6. Il s’agit de cette manière dans une autre circonstance où il a l’air de parler d’une manière tandis qu’il prépare autre chose ; comme lorsqu’il dit dans son épître aux Romains : « Maintenant je vais à Jérusalem pour me mettre au service des saints ». (Rom 15,25) Son intention n’était pas de leur dire ni de leur apprendre simplement pourquoi il se rendait à Jérusalem ; mais il voulait les exciter à se montrer eux aussi charitables. Car s’il n’avait voulu que leur faire connaître le motif de son voyage, il lui suffisait de dire : « Je vais me mettre au service des saints ». Voyez maintenant quels détails il y ajoute : « Car les Églises de Macédoine et d’Achaïe ont résolu avec beaucoup d’affection, de faire quelque part de leurs biens à ceux d’entre les saints de Jérusalem qui sont pauvres. Ils s’y sont portés d’eux-mêmes, et en effet ils leur sont redevables ». (Rom 15,26,27) Et il ajoute : « Car si les gentils ont participé aux richesses spirituelles des Juifs, ils doivent aussi leur faire part de leurs biens temporels ». (Id) Voyez donc comme il s’y prend pour rabaisser l’orgueil des Juifs usant d’une voie détournée pour arriver à son but, et comme il parle avec autorité : « Nous qui sommes Juifs par notre naissance, et non du nombre des gentils qui sont des pécheurs ». Que signifient ces mots : « Juifs de naissance ? » – Nous ne sommes pas des prosélytes, veut-il dire, mais dès l’enfance nous avons été nourris de la loi, et nous avons renoncé à ses principes sucés avec le lait pour nous réfugier dans la foi du Christ. « Sachant que l’homme n’est point justifié par les œuvres de la loi, mais par la foi en Jésus-Christ, nous avons cru nous aussi en Jésus-Christ (16) ». Voyez comme il dit tout et sans rien compromettre. Si nous avons laissé la loi, dit-il, ce n’est pas qu’elle fût mauvaise, mais c’est qu’elle était insuffisante. Si donc la loi ne donne pas les moyens de se justifier, la pratique de la circoncision est superflue. Il s’en tient là d’abord, puis à mesure qu’il avance il montre quelle est non seulement superflue, mais encore dangereuse. Il faut bien observer comment il fait entendre cela dès le début quand il dit : « L’homme n’est point justifié par les œuvres de la loi ». Plus loin encore il parle avec plus de force : « Que si, cherchant à être justifiés par Jésus-Christ, il se trouvait que nous fussions nous-mêmes des pécheurs, Jésus-Christ serait donc ministre du péché (17) ». Si la foi en Jésus-Christ, dit-il, ne peut pas nous justifier, il faut nécessairement en revenir à la loi. Car si, après l’avoir abandonnée pour Jésus-Christ, nous trouvons dans ce fait notre condamnation au lieu de notre justification, il se rencontrera que c’est Jésus qui est l’auteur de notre condamnation, Jésus pour lequel nous nous sommes faits les transfuges de la loi. Voyez-vous avec quelle puissance de logique il nous force de reconnaître l’extrême absurdité de cette supposition ? S’il ne fallait pas abandonner la loi et que nous l’ayons abandonnée à cause de Jésus, comment serons-nous jugés ? – Pourquoi donc, ô Paul, adresses-tu ces paroles et ces remontrances à Pierre, lui qui savait à quoi s’en tenir là-dessus mieux que tous les autres ? Dieu ne lui avait-il pas montré qu’on ne doit tenir aucun compte de la circoncision quand il s’agit d’hommes étrangers à cette pratique ? N’est-ce pas en se tenant à ce point de vue qu’il a résisté victorieusement à l’argumentation des Juifs ? n’a-t-il pas, à ce sujet, promulgué de Jérusalem les prescriptions les plus claires ? Non, non, ce n’est pas pour redresser Pierre qu’il lui parle ainsi ; c’est bien à lui qu’il s’adresse, il le fallait, mais c’étaient ses disciples qu’il cherchait à réfuter. Son argumentation ne frappe pas seulement les Galates, mais encore ceux qui souffrent du même mal. Et aujourd’hui ceux qui ne se font pas circoncire, mais jeûnent cependant et observent le sabbat en même temps que les Juifs, ceux-là font comme eux, et s’excluent eux-mêmes de la grâce. Car si Jésus ne sert de rien à ceux qui pratiquent seulement la circoncision, voyez quel danger, et comme ce danger s’aggrave avec le temps, si à cette pratique on ajoute l’observance du jeûne et du sabbat, si l’on s’astreint à suivre deux prescriptions au lieu d’une. Ce danger s’aggrave avec le temps en effet, ces hommes agissaient ainsi au commencement, quand leur cité était encore debout, ainsi que leur temple, et tout le reste. Mais aujourd’hui, ceux qui les imitent et qui voient de leurs yeux le châtiment infligé aux Juifs, qui voient la destruction de leur ville, et qui cependant observent la plupart de leurs pratiques, quelle excuse auront-ils, eux qui se conforment aux prescriptions de la loi, quand ceux-là mêmes qui sont Juifs, ne peuvent s’y conformer malgré toute leur bonne volonté ? Tu t’es revêtu du Christ, tu es devenu un des membres du Maître, tu es inscrit parmi les habitants de la cité divine, et tu rampes encore autour de la loi ? Et comment pourras-tu obtenir ta part du royaume céleste ? Écoute Paul disant, qu’observer la loi c’est renverser l’Évangile. Et, si tu le veux, apprends comment cela doit avoir lieu, tremble et fuis l’abîme ouvert sous tes pas. Pourquoi observes-tu le sabbat, et jeûnes-tu en même temps que les Juifs ? Sans doute parce que tu crains la loi, et que tu crains aussi de renoncer à ses formules écrites. Tu n’hésiterais pas à laisser la loi de côté, si tu ne regardais la foi comme sans force, et impuissante à nous sauver toute seule. Si tu trembles à l’idée de ne pas observer le sabbat, c’est que tu crains la loi comme si elle avait encore aujourd’hui la même autorité. Eh bien, si la loi est encore nécessaire, ce n’est pas une partie, ce n’est pas une seule, ce sont toutes ses prescriptions qu’il faut observer, et si on les observe toutes, on n’est plus justifié par la foi. Si tu observes le sabbat, pourquoi ne te fais-tu pas circoncire ? Et si tu te soumets à la circoncision, pourquoi ne pas faire de sacrifices sanglants ? à observer la loi, il faut l’observer tout entière ; et s’il n’est pas indispensable de l’observer tout entière, il n’est pas nécessaire non plus de l’observer en partie. Si tu crains d’avoir à rendre compte de ta conduite, parce que tu n’auras pas observé une partie de la loi, combien plus dois-tu craindre si tu ne l’observes pas dans tous ses détails ! Si l’on n’est pas puni pour la transgresser entièrement, on le sera bien moins pour ne la transgresser qu’en partie, et si l’on est puni pour la violer en partie, on le sera bien davantage pour la violer tout entière. D’un autre côté, s’il est nécessaire d’observer, il est nécessaire aussi ; ou que nous cessions d’écouter le Christ, ou, si nous écoutons le Christ, que nous transgressions la loi. Si l’on doit rester fidèle à la loi, ceux qui ne lui sont pas fidèles la transgressent, et il se trouvera que l’auteur de cette désobéissance est Jésus-Christ, car il a détruit lui-même la loi en ce qui concerne ces pratiques, et a de plus donné ordre aux autres d’en faire autant. 7. Voyez-vous où en arrivent ceux qui se soumettent aux pratiques des Juifs ? Jésus-Christ, qui devrait être l’auteur de leur justification, devient ainsi l’auteur de leur péché, comme nous le fait entendre Paul quand il dit : « Jésus-Christ serait donc ministre du péché ». Ensuite, après avoir poussé ce raisonnement jusqu’à l’absurde, et n’ayant pas besoin d’une nouvelle argumentation pour rétablir la vérité, il se contente de dire : « Ce qu’à Dieu ne plaise ! » Car, coutre les choses par trop absurdes et révoltantes, il n’est pas besoin de faire effort de logique, une simple exclamation de dégoût suffit. « Car, si je rétablissais de nouveau ce que j’ai détruit, je me ferais voir moi-même prévaricateur (18) ». Voyez l’habileté de Paul. Ses adversaires voulaient prouver que celui qui n’observe pas la loi, la transgresse, et lui, retournant leurs arguments contre eux, prouve que celui qui observe la loi renonce non seulement à la foi, mais encore à la loi elle-même. En disant : « Si je rétablissais de nouveau ce que j’ai détruit », il fait allusion à la loi. Le sens de ses paroles, le voici : La loi a cessé d’exister, et nous l’avons reconnu nous-mêmes par l’abandon que nous avons fait de quelques-unes de ses pratiques, et en recourant à la foi pour nous sauver. Si donc nous nous efforçons de la rétablir, nous sommes infidèles par cela seul que nous voulons observer des pratiques abolies par Dieu lui-même. Ensuite il montre comment s’est opérée – leur abolition. « Car pour moi je suis mort à la loi de par la « loi (19) » Il y a deux choses à considérer dans cette expression : ou bien Paul parle de la loi de grâce, terme qui lui est habituel, comme dans ce passage : « La loi de l’Esprit de vie m’a rendu la liberté » (Rom 8,2), ou bien ici il pense à l’ancienne loi, et démontre que c’est par un effet de cette loi même qu’il est, mort à la loi. C’est-à-dire : c’est la loi elle-même qui m’a induit à ne plus lui rester attaché. Si donc j’allais lui redevenir fidèle, je lui serais infidèle par cela même. Comment et de quelle manière ? – Voici la réponse de Moïse : « Le Seigneur votre Dieu suscitera un prophète d u milieu de vos frères, et vous l’écouterez comme moi-même » (Deu 18,15) il parlait de Jésus-Christ. Ainsi donc ceux qui ne lui obéissent pas, transgressent la loi. Il nous faut encore examiner sous un autre point de vue cette expression : « Je suis mort à la loi de par la loi ». La loi ordonne de faire tout ce qui est écrit dans le livre où elle est contenue, et elle frappe d’un châtiment celui qui y manque. Nous sommes donc tous morts pour elle, nous qui ne l’avons pas exactement pratiquée. Et voyez avec quelle réserve il se met ici en lutte avec elle : il n’a pas dit : « La loi est morte pour-moi », mais : « Je suis mort pour elle ». Voici ce qu’il veut dire : si celui qui est mort ne peut se conformer aux prescriptions de la loi, il en est de même de moi qui suis mort par suite de la malédiction de la loi : malédiction qui entraîne la mort pour celui qui en est l’objet. Qu’elle ne s’impose donc plus à un mort dont elle-même a prononcé la condamnation, le frappant ainsi non seulement dans son corps niais aussi dans son âme, dont la mort amène aussi celle du corps. Tel est le sens de ses paroles, et la suite le prouve avec évidence ; « Afin dune plus vivre que pour Dieu, j’ai été crucifié avec Jésus-Christ ». Il avait d’abord dit : « Je suis mort », et, afin qu’on ne lui ré pondît pas : « Comment se fait-il que tu vives ? » il fait intervenir celui qui est la cause de la vie, et il montre que la loi l’avait fait mourir, lui plein de vie, mais que Jésus l’avait pris et, quoique mort, et à cause même de sa mort, l’avait rendu à la vie : nous faisant ainsi assister à un double miracle, à la résurrection d’un mort, résurrection produite par la mort de celui qui ressuscite. Ici il appelle vie la mort ; car tel est le sens de ces paroles : « Et afin de ne plus vivre que pour Dieu, j’ai été crucifié avec Jésus-Christ ». Comment, dira quelqu’un, peut-il avoir été crucifié et vivre et respirer ensuite ? Que Jésus ait été crucifié, cela ne fait pas de doute ; mais toi, comment se peut-il que tu aies été crucifié et que tu vives encore ? Examinez donc l’explication qu’il donne : « Et je vis, ou plutôt ce n’est plus moi qui vis, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi (23) ». Par ces mots : « J’ai été crucifié avec le Christ », il fait allusion au baptême, et par ceux-ci : « Ce n’est plus moi qui vis », il fait allusion à cette nouvelle doctrine, dont la conséquence est la mortification de la chair. Et ces mots : « Mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi », que signifient-ils ? – Je ne fais rien, dit-il, qui soit contraire à la volonté du Christ. De même qu’en parlant de la mort, il ne pense pas à la mort ordinaire, mais à la mort qui résulte du péché, de même quand il parle de la vie, il pense à la vie de l’âme délivrée du : péché. Vivre pour Dieu, ce n’est as autre chose que d’être mort pour le péché. À l’exemple du Christ qui s’est soumis à la mort physique, je suis mort pour le péché : « Faites donc mourir les membres de l’homme terrestre qui est en vous, la fornication, l’impureté, l’adultère » (Col 3,5) ; et ailleurs : « Notre vieil homme a été crucifié » (Rom 6,6), ce qui a lieu au moment du baptême. Après cela, si tu restes mort pour le péché, ta vis pour Dieu, mais si tu retournes au péché, tu corromps cette vie dont tu jouissais. Paul se gardait bien d’agir ainsi, et il ne cessait de rester mort pour la loi. Si donc je vis pour Dieu, dit-il, et que cette vie soit autre que celle de la loi, je suis mort pour la loi, et ne puis plus rester fidèle à la loi. 8. Voyez quelle perfection de vie, et admirez par-dessus toute chose cette âme bienheureuse : il n’a pas dit : « Je vis », mais : « C’est Jésus-Christ qui vit en moi ». Qui peut-être assez hardi pour parler de la sorte ? Car après s’être montré fidèle et docile au Christ ; après s’être débarrassé de toutes les attaches du monde, et avoir toujours agi conformément à ses divines volontés, il ne dit pas : « Je vis pour le Christ », mais ce qui est bien plus fort : « C’est Jésus-Christ qui vit en moi ». De même que le péché, quand il est le maître, vit seul en nous, et fait de notre âme ce qu’il veut, de même s’il vient à mourir en nous et que nous fassions la volonté du Christ, c’est celui-ci qui vit en nous, c’est-à-dire, qui agit, qui domine en nous. Comme après avoir dit : « J’ai été crucifié », et : « Je ne vis plus, mais je suis mort », il semblait à beaucoup dire des choses incroyables, il ajouta : « Et si je vis maintenant dans ce corps mortel, j’y vis en la foi du Fils de Dieu ». Mes paroles, dit-il, ont trait à la vie de l’intelligence, mais si on examinait aussi cette vie des sens, on verrait qu’elle aussi je la dois à ma foi en Jésus-Christ. Car, autant, que cela dépendait de l’ancienne doctrine et de la loi, j’étais digne du dernier supplice, et depuis longtemps tout à fait perdu : « Parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu ». (Rom 3,23) Nous étions donc tous sous le coup d’une condamnation, quand Jésus est venu nous mettre en liberté : nous étions tous morts, sinon en, fait, du moins, suivant l’arrêt porté par la loi, et c’est au moment où nous nous attendions à être frappés qu’il nous a délivrés. La loi nous accusait, Dieu prononçait la sentence fatale, quand Jésus vint, qui se livra à la mort et nous arracha tous à son empire. Aussi a-t-il raison de dire : « Si je vis maintenant dans ce corps mortel, je vis dans la foi ». Sans l’intervention de Jésus, rien ne pouvait prévenir la ruine universelle : on aurait vu se renouveler les scènes du déluge. Mais la présence du Christ retint la colère de Dieu, et il nous a rendu la vie en nous faisant croire en lui, Pour vous convaincre que tel était bien le sens de ses paroles, écoutez ce qu’il dit immédiatement après ; car après ces mots : « Si je vis maintenant dans ce corps mortel, je vis dans la foi », il ajoute : « Dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même à la mort pour moi ». Que fais-tu, ô Paul, tu t’appropries ce qui est notre héritage commun, tu ramènes à toi seul ce qui a eu lieu en faveur de la terre entière ? Car il n’a pas dit : « De Jésus qui nous aime », mais : « De Jésus qui m’a aimé ». L’évangéliste a dit : « Tellement Dieu a aimé le monde » (Jn 3,16), et toi-même quand tu dis : « Lui qui a livré son propre Fils, et ne l’a pas épargné » (Rom 8,32), tu sais bien que ce n’est point pour toi seul, mais pour tous, puisque tu fais remarquer ailleurs : « Qu’il agissait ainsi pour se faire un peuple particulièrement consacré à son service ». (Tit 2,14) Pourquoi donc s’exprime-t-il ainsi dans ce passage ? C’est qu’il s’était représenté la déplorable condition de la nature humaine, l’ineffable bienveillance du Christ, et de quel abîme de maux il nous avait retirés, et de quels bienfaits il nous avait comblés, et que la vivacité de son émotion avait dû se reproduire dans son langage. Les prophètes aussi se sont en quelque sorte approprié plusieurs fois ce Dieu qui se donne également à tous, eux qui ont dit : « O Dieu, mon Dieu, dès le matin je m’éveille en songeant à toi ». (Psa 63,1) Sans parler de cela, il nous prouve que chacun de nous doit être aussi reconnaissant envers le Christ, que s’il était venu pour lui seul. Même s’il se fût agi d’un seul homme, il n’aurait pas fait difficulté de se montrer aussi généreux, car il a pour chacun des hommes autant d’amour que pour la terre entière. Son sacrifice s’est accompli au profit de toute la nature, et il était assez efficace pour nous sauver tous, mais ceux-là seuls en ont le bénéfice qui croient en lui. Cependant il ne se laissa pas détourner de sa résolution par l’idée que tous ne viendraient pas à lui. De même que dans le festin de la parabole, qui avait été préparé pour tous, le Père de famille ne retira pas les mets qu’il avait fait servir parce que les invités n’avaient pas voulu venir, mais en invita d’autres, ainsi a fait Jésus-Christ. La brebis séparée des quatre-vingt-dix-neuf, était seule, et cependant il ne négligea pas de se mettre à sa recherche. C’est précisément à cela que Paul, dissertant sur le judaïsme, fait allusion : « Car enfin, si quelques-uns d’entre eux n’ont pas cru, leur infidélité anéantira-t-elle la fidélité de Dieu ? Non certes. Dieu est véritable, et tout homme est menteur ». (Rom 3,3) Ainsi Jésus t’a tellement aimé, ô homme, qu’il s’est livré lui-même, et qu’il t’a conduit, quand tu n’avais aucun espoir de salut, au sein d’une vie si glorieuse et si belle, et toi, après de tels bienfaits, tu retournes à tes anciennes erreurs ? Après avoir scrupuleusement employé tous les ressorts du raisonnement, il proclame désormais sa décision avec véhémence et dit « Je ne veux point rendre la grâce de Dieu inutile (21) ». Qu’ils écoutent donc ceux qui maintenant judaïsent et restent attachés à la loi. C’est à eux que cela s’adresse : « Car si la justification s’acquiert parla loi, Jésus-Christ sera donc mort en vain ». Quel péché plus grave pouvons-nous commettre ? Quoi de plus fort et de plus persuasif que ces paroles ? Si Jésus-Christ est mort, évidemment c’est parce que la loi était impuissante à nous justifier, et si la loi justifie, la mort de Jésus a été inutile. Et comment serait-il permis de supposer et de dire, qu’un événement si grand et si terrible, si fort au-dessus de l’intelligence humaine, qu’un mystère aussi ineffable, que les patriarches ont désiré avec tant d’impatience, que les prophètes ont annoncé, dont la vue faisait trembler les anges, que ce sacrifice regardé par le monde entier comme le comble de la miséricorde divine, se soit accompli inutilement et en pure perte ? C’est donc en réfléchissant à cette monstrueuse et absurde conséquence qu’un tel, qu’un si grand événement a pu avoir lieu en vain (car cela résultait de la conduite même que tenaient les Galates), c’est alors qu’il emploie à leur égard de dures paroles et qu’il dit : « O GALATES INSENSÉS, QUI VOUS A ENSORCELÉS, VOUS A QUI ON A MIS DEVANT LES YEUX JÉSUS-CHRIST CRUCIFIÉ. » Tome IV. HOMÉLIE SUR CE TEXTE : JE LUI AI RÉSISTÉ EN FACE.
AVERTISSEMENT ET ANALYSE.
Comme on venait de lire ce passage de l’épître aux Galates : Lorsque Pierre vint à Antioche, je lui ai résisté en face, saint Chrysostome craignant qu’une dissension, si petite qu’elle fût, entre ceux qu’il nomme les colonnes de l’Église, ne troublât l’esprit des fidèles, entreprend d’expliquer cet endroit dans un long discours. – 1. Il revient au milieu de son auditoire comme un petit enfant revient dans les bras de sa mère. Le sujet qu’il va traiter étant d’une importance particulière, réclame aussi une attention particulière. – 2-3. L’orateur exagère à dessein la gravité des conséquences qu’entraînerait pour les deux apôtres cette dispute si elle était véritable. – 4-6. La réprimande de Paul supposerait de la faiblesse chez Pierre. Cependant Pierre a donné d’éclatantes preuves de courage et de zèle après comme avant la passion. – 7. Pierre est justifié ; mais il reste à justifier Paul. – 8. Paul respectait Pierre et l’aimait ; comment donc expliquer le passage de l’épître aux Galates ? – 9. L’orateur reprend la question de plus haut. Pierre était l’apôtre des Juifs, Paul celui des Gentils. – 10. Pourquoi Pierre est-il envoyé aux Juifs et Paul aux Gentils ? – 11. Les Juifs avaient trop de haine contre Paul pour qu’il pût être leur apôtre. – 12. Pierre prêchant aux Juifs usait de condescendance et les détachait doucement de la loi de Moïse, Paul prêchant aux Gentils étrangers à la loi de Moïse n’avait pas tous ces ménagements à garder : voilà à quoi se réduit la différence de leur prédication, voilà à quoi se réduit cette divergence entre Pierre et Paul, si énormément exagérée par les rationalistes allemands, sous les noms barbares de Pétrinisme et de Paulinisme, une différence de conduite. – 13. Paul judaïsait aussi par politique, et quand la condescendance aux rites judaïques devenait dangereuse, Pierre savait s’en affranchir entièrement. Comment donc expliquer les reproches qu’il dit avoir adressés à Pierre ? – 14. Exposé des faits qui donnèrent lieu à la réprimande. – 15. Quelques-uns prétendent que ce n’est pas de l’apôtre Pierre, mais d’un inconnu que veut parler saint Paul ; cette opinion est inadmissible. —16. D’après saint Chrysostome, les reproches que Paul adresse à Pierre auraient été concertés d’avance entre eux. Cette opinion, dont Origène passe pour avoir été l’auteur, fut quelque temps soutenue par saint Jérôme, qui l’abandonna ensuite, pressé par les arguments de saint Augustin. – 17-20. L’orateur développe son opinion et la soutient. 1. Je ne vous ai quittés qu’un jour et je suis aussi triste et affligé que si j’avais été séparé de vous un an tout entier. Pour en juger, interrogez vos propres impressions. Un enfant à la mamelle, s’il vient à être arraché du sein maternel, partout où on l’emmène, regarde sans cesse à droite et à gauche, en cherchant des yeux sa mère ; moi de même, emmené loin des bras maternels, je me retournais sans cesse, comme pour revoir votre sainte assemblée. Mais j’étais bien consolé en songeant que je vous quittais pour obéir au père qui nous chérit, et l’adoucissement de mon chagrin était la récompense de ma soumission. Je regarde, en effet, comme plus éclatant qu’un diadème, plus brillant qu’une couronne, l’honneur de voyager partout avec mon père spirituel ; c’est ma parure et ma sécurité. C’est ma parure, car c’est ainsi que j’ai pu lui plaire et l’engager à m’aimer, au point qu’il ne se fasse jamais voir sans son enfant ; c’est ma sécurité, car étant témoin et spectateur de mes luttes, il combat avec moi par l’efficacité de ses prières. Et de même que les efforts des matelots, le gouvernail et le souffle du zéphyr conduisent avec sécurité un navire dans le port, de même sa bienveillance, son affection et le secours de ses prières, plus puissantes que le zéphyr, que les matelots et que le gouvernail, font parvenir mon discours au port. J’avais encore une autre consolation, c’était de vous laisser devant une table somptueuse, tenue par un hôte libéral et magnifique. Je le savais, non seulement par la renommée, mais par expérience ; plusieurs auditeurs redisaient ce qu’ils avaient entendu, et j’ai pu juger du festin par ce qui en restait. J’ai donc fait l’éloge de celui qui l’avait offert, j’ai admiré sa magnificence et sa richesse, mais je vous ai aussi félicités de votre zèle et de l’exactitude avec laquelle vous reteniez ses paroles, au point de pouvoir les rapporter à d’autres. C’est pourquoi nous avons plaisir nous-mêmes à parler devant un auditoire aussi zélé ; car celui qui sème parmi vous ne jette point sa semence sur la route, ne la répand pas dans les épines, ne la laisse point tomber sur la pierre ; votre champ est tellement riche et fertile que toutes les semences qu’il reçoit multiplient dans son sein. Mais si jamais vous avez montré du désir et de l’ardeur pour nous entendre, comme en effet vous en avez toujours montré, je vous prie de m’accorder aujourd’hui cette grâce. Il ne s’agit pas du premier sujet venu, mais de choses importantes. Aussi j’ai besoin que vous ayez le regard perçant, l’esprit ouvert, la réflexion pénétrante, le raisonnement suivi, l’âme éveillée et attentive. Vous avez entendu la lecture de l’Apôtre, et celui qui l’a écoutée avec attention voit que nous nous sommes proposé pour aujourd’hui un sujet plein de difficultés et de fatigues. Lorsque Pierre, dit-il, vint à Antioche, je lui ai résisté en face. (Gal 2,11) 2. Chacun de vous n’est-il pas troublé quand il entend dire que Paul a résisté à Pierre, que les colonnes de l’Église se sont heurtées et précipitées rune sur l’autre ? En effet, ce sont les colonnes qui soutiennent et maintiennent le toit, ce sont des colonnes et des remparts. Ce sont encore les yeux du corps de l’Église, les sources de tous ses biens, ses trésors, les ports où elle s’abrite, et toutes les comparaisons que l’on pourra faire seront toujours au-dessous d’eux. Mais plus grands sont leurs mérites, plus difficile est notre tâche. Soyez donc attentifs ; nous parlons de vos pères, afin de réfuter ce que disent contre eux les étrangers qui vivent en dehors de la foi. Quand Pierre vint à Antioche, je lui ai résisté en face, parce qu’il était répréhensible. Ensuite il ajoute la raison de ce blâme : Avant que quelques disciples ne fussent venus de chez Jacques il mangeait avec les Gentils ; mais quand ceux-ci furent venus, il se retirait et se tenait à part, craignant ceux qui étaient circoncis. Les autres juifs partagèrent cette dissimulation, au point que Barnabé y fut entraîné lui-même. Mais quand j’ai vu qu’ils s’écartaient du droit chemin de l’Évangile, je l’ai dit à Pierre devant tout le monde. Plus haut, il dit : en face, et ici : devant tout le monde. Notez bien ici cette expression : devant tout le monde. Si toi, qui es juif, lit vis comme les Gentils, et non comme les Juifs, pourquoi forces-tu les Gentils eux-mêmes à vivre comme des juifs. (Gal 2,11,14) Peut-être avez-vous applaudi à la franchise de Paul que personne n’a pu intimider et qui n’a pas rougi de soutenir la vérité évangélique devant tous les assistants. Mais cet éloge fait à Paul est une confusion pour nous. En effet, si Paul a eu raison, Pierre a eu tort, puisqu’il a quitté la bonne route. Quel avantage y a-t-il, si l’un des chevaux de l’attelage est boiteux ? Ici je ne parle point d’après Paul, mais d’après les profanes ; c’est pour cela que j’appelle votre attention. En effet, j’aggrave l’accusation, je l’exagère, afin de vous en préoccuper davantage. Car celui qui s’intéresse aux combattants veille au combat, et celui qui craint pour son père est attentif ; celui qui connaît l’accusation désire aussi entendre la défense. Si donc je commence par insister sur l’accusation, vous ne devez rien en préjuger sur mon opinion. Je veux, dans ce discours, labourer votre esprit, sillonner votre âme, afin que mes pensées y restent profondément semées, et qu’elles y soient retenues pour toujours. Du reste, ce que nous disons est à la gloire de votre ville. C’est elle qui a été témoin de cette lutte, de ce combat ; ou, du moins, de cette apparence de combat, plus utile que la paix elle-même. Car les parties de notre corps ne sont pas plus unies par les nerfs entrelacés que ne l’étaient les apôtres par les liens d’une affection mutuelle. 3. Vous avez applaudi Paul ? Écoutez maintenant comment les paroles de Paul constituent une accusation contre lui, à moins que nous ne trouvions un sens caché à ce qu’il a dit. Que dis-tu, ô Paul ? Tu as réprimandé Pierre parce qu’il ne marchait pas suivant les vérités de l’Évangile. C’est bien. Alors, pourquoi ces mots : en face, ou bien : devant tout le monde ? Ne valait-il il pas mieux faire ces reproches sans témoin ? Pourquoi choisir le public pour juge et prendre tant de témoins de ton accusation ? Ne pouvait-on pas dire que tu agissais ainsi par haine, par envie ou par jalousie ? N’es-tu pas celui qui a dit : je suis devenu faible pour les faibles? (1Co 9,22) Que signifie : faible pour les faibles ? Cela montre la condescendance, le soin de cacher leurs blessures, de peur qu’ils ne soient tentés de les étaler impudemment. Ainsi, toi qui as été si attentif et si bon avec tes disciples, tu serais devenu si inhumain avec ton confrère dans l’apostolat ? N’as-tu pas entendu ces paroles du Christ : Si ton frère est en faute, va et fais-lui des reproches entre toi et lui seulement. (Mat 18,15) Toi tu fais des reproches publics, puis tu t’en glorifies ! Quand Pierre est venu à Antioche, je lui ai résisté en face. Ce n’est pas seulement en public que tu le reprends, mais encore tu écris en toutes lettres l’histoire de cette lutte, comme sur une colonne monumentale, afin que le souvenir en soit immortel ! afin que, non seulement les assistants, mais tous les habitants futurs de la terre, l’apprennent par ton épître ! Est-ce ainsi qu’en ont agi avec toi les apôtres à Jérusalem, lorsque, après quatorze ans, tu es allé pour conférer avec eux de l’Évangile ? Ne dis-tu pas : Quatorze ans après je suis venu et j’ai conféré de l’Évangile avec eux, en particulier avec ceux qui paraissaient les plus considérables ? (Gal 2,1, 2) Quoi donc ? les apôtres t’ont-ils empêché d’expliquer à part ton enseignement, t’ont-ils amené en public et forcé de paraître devant tout le monde ? Non, sans doute. Ainsi tu exposes ta doctrine en particulier, et personne ne s’y oppose, et tu attaques un apôtre en public ? N’avais-tu pas encore d’autres preuves de leur bonté ? Quand il y avait tant de milliers de juifs réunis, n’ont-ils pas eu à ton égard la même sagesse ? ne t’ont-ils pas pris en particulier pour te dire : Tu vois, mon frère, combien de milliers de juifs se sont réunis ; tous sont zélés pour leur loi et ils ont entendu dire que tu enseignes à se séparer de cette loi. Quel parti prendre ? fais ce que nous allons te dire. Il y a parmi nous des hommes qui ont fait un vœu. Prends-les avec toi, fais-toi raser avec eux, et purifie-toi avec eux, afin qu’ils fassent savoir que tout ce qu’on a dit sur toi était faux. (Act 21,20, 24) Vois-tu comme ils veillent sur ta réputation, comme ils te couvrent sous le voile de cet artifice, comme ils te protègent par ce sacrifice et ces purifications ? Pourquoi toi-même ne montres-tu pas la même sollicitude ? 4. S’il s’agissait véritablement d’un combat, d’une dispute, toutes mes accusations seraient fondées ; mais ce n’est point un combat, ce n’en est que l’apparence, et nous reconnaîtrons la grande sagesse de Paul et de Pierre, ainsi que leur bienveillance mutuelle. Commençons par voir en quoi consiste cette accusation apparente. Quand Pierre vint à Antioche, je lui résistai en face. Pourquoi ? Parce qu’il était répréhensible. Quel blâme méritait-il ? Avant l’arrivée de ceux qui étaient envoyés par Jacques il mangeait avec les Gentils ; quand ils furent venus il se relirait et se tenait à part, craignant ceux qui étaient circoncis. Que dis-tu ? Pierre était donc timide et lâche ? N’a-t-il pas reçu ce nom de Pierre parce que sa foi était inébranlable ? Que fais-tu donc ? respecte ce nom que le Seigneur a donné à son disciple. Pierre faible et lâche ? Qui pourra supporter ces paroles même de ta part ? Ce n’est pas là ce que pourra dire de lui Jérusalem, et le premier théâtre de son apostolat, cette Église, où il s’est élancé le premier et où il a prononcé le premier cette parole bienheureuse : C’est Dieu qui a ressuscité Jésus, et l’a délivré des étreintes de la mort. (Act 2,24) Il ajoute : David n’est point monté au ciel, mais il dit : Le Seigneur dit à mon Seigneur, assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que je mette tes ennemis sous toi comme un marchepied. (Id 34, 35) Était-il donc, dis-moi, timide et lâche, celui qui, au milieu d’une si grande terreur, de dangers si imminents, est allé avec tant d’audace au-devant de ces chiens altérés de sang, bouillants de colère et respirant le meurtre, pour leur dire que celui qu’ils avaient crucifié était ressuscité, qu’il était au ciel, assis à la droite du Père, et qu’il écraserait ses ennemis de maux innombrables ? Ne jugeras-tu pas plutôt qu’il mérite d’être admiré, couronné même, rien que pour avoir eu la force d’ouvrir la bouche, de desserrer las lèvres, de se tenir ou de paraître seulement devant ceux qui avaient crucifié son Maître ? Quel discours, quelle intelligence pourra exprimer quelle fut dans ce jour son audace et la liberté de sa parole ? Personne n’en serait capable. Si, même avant la passion, les Juifs avaient décidé que celui qui s’avouerait disciple du Christ serait expulsé de la synagogue (Jn 9,22), comment, après la passion, voyant un homme qui, non seulement se disait disciple du Christ, mais qui proclamait toutes ses lois avec toute l’ardeur possible, comment ne l’ont-ils pas déchiré et coupé en morceaux, lui qui osait le premier résister à leur fureur ? 5. Voilà donc une chose importante : il a non seulement confessé le Christ, mais il l’a confessé avec audace devant les Juifs encore furieux et ivres de carnage. De même que, dans la guerre, quand une troupe ennemie est en bon ordre, nous admirons surtout celui qui s’élance le premier et qui parvient à briser le front de cette phalange (ce n’est pas seulement dans cette circonstance, c’est aussi dans toutes les autres que l’on estime par-dessus tous celui qui a ouvert la route des belles actions en commençant à les exécuter) ; de même faut-il raisonner à l’égard de Pierre, parce qu’il s’est avancé le premier au combat, qu’il a rompu le front de la phalange juive, qu’il l’a vaincue par un long et admirable discours, frayant ainsi le passage aux autres apôtres. Et si Jean, Jacques Paul ou tout autre, nous semble par la suite avoir fait quelque chose de grand, celui-là l’emporte sur tous qui leur a frayé le chemin par son courage, et leur a ouvert la route ; il leur a permis d’avancer avec confiance, et comme un fleuve au cours impétueux, il entraîne ceux qui lui résistent et arrose doucement des ondes de sa doctrine les âmes dociles. Ne fut-il pas ainsi après la passion ? Avant la passion n’était-il pas le plus ardent de tous ? Les apôtres n’empruntaient-ils pas sa voix ? ne parlait-il pas quand les autres se taisaient ? Que dit-on de moi ? que je suis le fils de l’homme ? dit le Christ. (Mat 16,13) Les uns répondaient Élie, les autres Jérémie, d’autres un des prophètes. Et vous, dit-il, que dites-vous que je suis ? Pierre lui répondit : Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant. Le Maître avait dit : vous, et de même que la langue parle pour tout le corps, de même Pierre a répondu au nom de tous. Est-ce alors seulement qu’il a paru ainsi, et son zèle s’est-il ralenti ailleurs ? Nullement ; toujours et partout il montra la même ardeur. Quand le Christ lui dit : On livrera le fils de l’homme, on le flagellera, on le mettra en croix (Mrc 10,33, 34), il dit lui-même : Pitié pour vous, Seigneur ! que cela ne vous arrive pas ! (Mat 16,21) Car il ne faut pas examiner si cette réponse était inconsidérée, mais voir qu’elle provenait d’un amour parfait et fervent. Lorsque le Christ se fut transfiguré sur la montagne, et apparut conversant avec Moïse et Élie ; alors Pierre lui dit encore : Si vous voulez, nous ferons ici trois tentes. (Mat 17,4) 6. Voyez combien il aimait son maître, observez combien il avait de soin et de prudence. Après qu’une réponse inconsidérée lui eut fait imposer silence, il remet tout à la volonté de son Maître en lui disant : Voulez-vous ? Il peut arriver encore, dit-il, que l’amour me fasse parler d’une manière indiscrète. Aussi c’est pour éviter une nouvelle réprimande qu’il dit boulez-vous ? La sainte cène fut encore pour lui un sujet de crainte ; quand Jésus dit : un de vous me trahira (Mat 26,21), il n’osa pas interroger son Maître à cause de la réprimande qu’il avait déjà encourue ; cependant son amour ne lui permettait pas de se taire. Il voulait à la fois s’informer et éviter de paraître téméraire et inconsidéré. Comment donc parvint-il à satisfaire son désir et à éviter le reproche ? Son désir de s’informer montrait la violence de son amour ; d’un autre côté, en ne parlant pas lui-même, et mettant un autre à sa place, il montrait son obéissance et sa docilité. Voici des écueils de toutes parts, disait-il. Il s’agit de trahir le Seigneur ; le danger est grand, mais il y a un précipice de chaque côté. Si je nie tais, mon âme sera dévorée d’inquiétude ; si je parle, je crains de me faire encore réprimander. Il prit donc une route intermédiaire, et lui, qui d’ordinaire se mettait en avant, eut besoin d’emprunter la voix de Jean pour savoir ce dont il s’agissait. En effet, il ne respirait que pour son Maître et n’avait pas d’autre pensée. Aussi, par la suite, il affrontait les prisons et mille genres de mort, et méprisait toute la vie présente. Lorsqu’il eut été flagellé pour son Maître, et que son dos était sillonné de meurtrissures, il disait à ceux qui le fouettaient : Il nous est impossible de ne pas dire ce que nous avons vu et entendu. (Act 4,20) Voyez quel courage indomptable, voyez quelle confiance invincible, voyez cette âme toute pleine de désir et d’amour céleste ! Comment donc oserait-on dire qu’il craignait les circoncis, qu’il se retirait et se tenait à part pour les éviter ? Je pourrais vous dire encore, au sujet de Pierre, bien des choses pour vous prouver son ardeur, son courage et l’amour qu’il eut pour le Christ, mais pour ne pas étendre inutilement ce discours, je me contenterai de ce que j’ai dit. Car ce que je me propose aujourd’hui n’est pas de faire son éloge, mais de résoudre la question qui se présente à nous et de la mener à bonne fin. 7. Voyez, d’un autre côté, combien cette accusation est peu probable. Quand il disait en commençant : Ce Jésus, que vous avez crucifié, Dieu l’a ressuscité, et l’a délivré des étreintes de la mort (Act 2,24) ; il était au milieu de ses ennemis, encore respirant le meurtre, encore bouillants de colère, encore avides de déchirer les disciples, car leurs passions étaient encore excitées, et leur fureur allumée. Mais quand Paul écrivait ainsi, il y avait dix-sept ans que la prédication de l’Évangile était commencée. Après avoir dit : Trois ans après je suis allé à Jérusalem (Gal 1,18), il dit encore : quatorze ans après, je suis allé à Jérusalem. (Gal 2,1) Celui donc qui n’a rien craint au début de sa prédication aurait été effrayé si longtemps après ? celui qui ne tremblait pas à Jérusalem aurait tremblé à Antioche ! Celui qui était resté impassible au milieu des ennemis qui l’entouraient, aurait eu peur au milieu d’un cercle, non plus d’ennemis, mais de fidèles et de disciples, et aurait quitté le droit chemin ! Qui pourrait s’imaginer qu’un homme capable d’affronter un bûcher élevé et embrasé, tremblât de crainte en le voyant éteint et réduit en cendres ? Si Pierre avait été timide et faible, c’est au commencement de sa prédication, dans la capitale des Juifs, qui lui étaient tous hostiles, c’est alors qu’il aurait été effrayé, mais non pas si longtemps après dans une ville entièrement chrétienne, et au milieu de ses vrais amis. Ainsi, ni le temps, ni le lieu, ni l’entourage, ne nous permettent de croire aux paroles que nous avons rapportées, et d’accuser Pierre d’aucune crainte. Ainsi vous ôtes de mon avis. Cependant, vous commenciez par admirer Paul, et par vous être charmés de sa franchise ; notre discours a changé l’accusateur en accusé. Mais, comme je disais en commençant, que nous n’en étions pas plus avancé, si nous prétendions que Paul avait raison, parce qu’alors il serait clair que Pierre aurait eu tort, et que la honte de cette faute retomberait toujours sur nous, quel que fût le coupable ; de même, je vous le dis encore, nous ne gagnerons rien à écarter de Pierre toute accusation, puisque alors Paul semblerait avoir accusé son confrère dans l’apostolat avec une audace imprudente. Eh bien ! délivrons aussi l’autre apôtre de tout blâme. Quoi donc ? nous avons vu ce qu’était Pierre ; Paul n’était-il pas tel que lui ! quoi de plus ardent que Paul, qui mourait tous les jours pour le Christ ? Cependant, ne parlons pas de courage, car ce n’est pas ce dont il s’agit, mais il faut voir s’il avait de la haine contre l’Apôtre, ou si cette dispute est le résultat de la vanité et de la jalousie. En vérité, j’ai honte de parler ainsi ; laissons cela. En effet. Paul était le serviteur, non seulement de Pierre, le chef de tous ces saints, mais il l’était aussi de tous les apôtres ; et quoiqu’il les surpassât tous par ses travaux, il se regardait comme le dernier d’entre eux. Je suis, dit-il, le moindre des apôtres ; je ne mérite même pas le nom d’apôtre (1Co 15,9) ; il ne dit pas cela, seulement pour les apôtres, mais pour tous les saints en général. Cette grâce m’a été accordée à moi, dit-il, qui suis le moindre de tous les saints. (Eph 3,8) 8. Voyez-vous cette humilité ? voyez-vous comme il se met au-dessous de tous les saints, et, à plus forte raison des apôtres ? Celui qui avait de pareilles dispositions envers tout le monde savait toutes les prérogatives de respect qui étaient dues à Pierre, il le respectait au-dessus des autres hommes ; en un mot, il avait pour lui les sentiments qu’il méritait. Et voici ce qui le prouve : Tous les yeux du monde étaient tournés vers Paul, de lui dépendaient les Églises de toute la terre, chaque jour il était accablé d’une foule de soins, de toutes parts il était assiégé par des procurations, des patronages, des réprimandes, des conseils, des exhortations, des enseignements ; enfin, par mille affaires dont il devait s’occuper. Eh bien ! laissant tout cela, il se rendit à Jérusalem, sans avoir d’autre motif pour ce voyage, que de voir Pierre, comme il le dit lui-même : Je vins à Jérusalem pour voir Pierre. (Gal 1,18) C’est ainsi qu’il l’honorait et le mettait au-dessus de tous. Eh bien ! après l’avoir vu, le quitta-t-il aussitôt ? nullement, car il resta quinze jours avec lui. Or, si vous voyez un officier brave et distingué, la guerre étant déclarée, l’armée disposée, le combat commencé, quand une foule de soins le réclament de tous côtés, si vous le voyez abandonner son poste et s’éloigner pour voir un ami, auriez-vous besoin, dites-moi, d’une autre preuve de son affection pour cet homme ? Pour moi, je ne le crois pas. Pensez donc la même chose sur Pierre et sur Paul. Ici une rude guerre était engagée, l’armée disposée, le combat commencé, non seulement contre les hommes, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les chefs de ce monde de ténèbres (Eph 6,12), et c’était le combat du salut des hommes. Néanmoins, il avait tant de respect pour Pierre, qu’au milieu d’obligations si imminentes et si pressantes, il courut le trouver à Jérusalem, et resta quinze jours avec lui avant de songer au retour. Vous avez vu le courage de Pierre, le dévouement de Paul pour tous les apôtres, et pour Pierre en particulier ; il faut maintenant arriver à la solution de la question elle-même. Car, puisqu’il aimait Pierre, et que celui-ci n’était ni timide ni faible, puisqu’il n’y avait entre eux ni haine ni opposition, que signifie ce que je vous ai lu, et comment l’expliquer ? 9. Ici, soyez attentifs, élevez et soutenez vos esprits pour me comprendre et bien voir le jour favorable que je vous présenterai. En effet, pendant que je fouille la terre avec tant de peine et que vous êtes sur le point devoir paraître l’or sans vous fatiguer, il serait absurde que vous perdissiez un pareil trésor par votre négligence. Il faut que je reprenne mon discours d’un peu plus haut, afin de vous éclaircir cette instruction. Quand Jésus fut monté au ciel, après avoir accompli sa mission pour le salut des hommes, il laissa à ses disciples la parole divine de sa loi ; ainsi Paul dit : Il mit en nous la parole de la réconciliation; et aussi : Nous faisons la fonction d’ambassadeurs pour Jésus-Christ, comme si Dieu exhortait par notre bouche (2Co 5,19, 20), c’est-à-dire comme si c’était le Christ. Alors, quand ils prêchaient ainsi sur toute la terre, il n’y avait pas d’hérésies ; la nature humaine n’avait que deux dogmes, l’un pur et l’autre corrompu. En effet, tous les hommes étaient gentils ou juifs. Il n’était pas encore question de Manès, de Marcion, de Valentin, ni d’aucun autre ; car, que sert de compter toutes les hérésies ? Mais, quand l’ivraie eut été semée avec le froment, la corruption de l’hérésie vint à se répandre. Le Christ envoya Pierre aux Juifs et Paul aux Gentils. Et je ne parle pas ainsi de moi-même, mais vous pouvez entendre les paroles de Paul : Il confia à Pierre l’apostolat chez les circoncis et à moi chez les Gentils. (Gal 2,8) Ici, la circoncision désigne la nation. Et comment le voit-on ? par ce qui suit. Car après avoir dit : il confia à Pierre l’apostolat chez les circoncis, il ajoute : il me l’a donné chez les Gentils, ce qui montre bien que le mot de circoncision indique ici la différence des nations. C’est donc de cette différence de nations qu’il s’agit, et non de la circoncision en elle-même, et ce sont les Juifs qu’il désigne en parlant de circoncision ; c’est comme s’il disait : Il confia à Pierre l’apostolat chez les Juifs, et à moi chez les Gentils. De même, en effet, qu’un roi sage, qui sait discerner les différentes capacités, fait commander la cavalerie à un officier et l’infanterie à un autre ; de même aussi, le Christ, divisant son armée en deux parties, mit Pierre à la tête des Juifs et Paul à celle des Gentils. Cela faisait deux corps d’armée et un seul roi. De même que la différence de deux armées consiste dans l’équipement et non dans la nature des hommes, de même cette autre différence n’était représentée que par un petit morceau de chair, et non par une diversité de nature. 10. Ainsi, comme je le disais, ils avaient la conduite de ces deux armées. Si ce discours n’est pas trop long, si vous n’êtes pas fatigués, je vous dirai pourquoi les Juifs avaient été confiés à l’un et les Gentils à l’autre. En effet, il est intéressant de rechercher pourquoi Paul, qui avait étudié si exactement la loi de ses pères, qui avait vécu longtemps aux pieds de Gamaliel, qui était irrépréhensible selon la justice de la loi mosaïque, n’a pas été mis à la tête des Juifs, mais des Gentils : comment, au contraire, le pêcheur Pierre, illettré et sans instruction, a été choisi pour conduire les Juifs. Cette observation, si nous pouvons la bien expliquer, nous sera utile pour résoudre la question qui nous occupe. Il ne faut pas dire que le Christ voyant Paul hésiter, refuser et craindre de commander à ses frères, n’avait pas voulu le forcer et le contraindre. Le contraire est évident. Car non seulement Paul n’a pas évité de diriger les Juifs, mais quand le Christ lui ordonne d’aller vers les Gentils, il désire se charger de la conduite des Juifs : après avoir souffert mille maux de leur part, après que l’enseignement des Gentils lui a été confié, il ne cesse de prier pour les Juifs, disant tantôt : Je désirais être anathème pour mes frères, pour mes parents suivant la chair (Rom 9,3) ; tantôt aussi : Mes frères, le souhait de mon cœur et ma prière à Dieu est pour le salut d’Israël. (Rom 10,1) Pourquoi donc, malgré sa bonne volonté, son désir de les instruire, ne lui a-t-il pas permis de les instruire, mais l’a-t-il plutôt envoyé enseigner sa loi aux Gentils ? Écoutons les paroles du Christ lui-même, et Paul qui nous lés rapporte. Pendant ma prière, dit-il, je fus ravi en extase, et j’ai vu le Christ qui me disait : Hâte-toi, et pars promptement, car ils ne recevront point le témoignage que tu (173) rendras de moi. (Act 22,17,18) Ainsi il explique la cause de son départ. Ils te haïront, dit le Seigneur, et te repousseront ; aussi ne recevront-ils pas tes enseignements. Et cependant, il suffisait, pour rendre sa prédication digne de foi et persuasive, que sa conversion fût évidemment surnaturelle comme elle l’était. En effet, quand un homme s’était montré, ainsi qu’il l’avait fait, bouillant de colère, respirant – le meurtre, ne croyant pas aux miracles du Christ ni à ceux des apôtres qui ressuscitaient les morts, aucun pouvoir humain n’aurait pu le convertir au milieu de sa fureur, ni le déterminer à déployer ensuite autant et même plus de zèle pour la prédication de la foi du Christ, qu’il n’avait d’abord montré d’emportement à la persécuter. Il n’y avait véritablement qu’une force divine qui pût opérer cette conversion et cette transformation. 11. C’était ce même motif que Paul mettait en avant quand il demandait à Jésus de lui confier l’apostolat des Juifs : Seigneur, ils savent que j’emprisonnais et que je persécutais ceux qui croyaient en votre nom, et quand on versait le sang d’Étienne, votre martyr, j’étais complice de sa mort. (Act 22,19-20) Et cette fureur cruelle prouve que ce changement subit n’est point une œuvre humaine, mais divine, et a été inspirée par le ciel. Que dit le Christ ? Va, car je t’enverrai au loin chez les Gentils. (Act 22,21) Tout cela ne suffit-il point, dit l’Apôtre, pour convaincre les plus endurcis que cette prédication n’est pas une œuvre humaine, mais qu’elle dépasse les forces de l’humanité, et que Dieu est vraiment l’auteur de ce changement et de cette conversion ? Tout cela devrait suffire, ô bienheureux Paul, à ne considérer que les faits en eux-mêmes, mais les Juifs sont les plus aveugles des hommes ; ils n’examinent point les faits, ni ce qui semble le plus raisonnable et le plus nécessaire à croire, ils ne songent qu’à satisfaire leur haine. Toi, tu considères l’enchaînement des événements, mais Dieu connaît le secret des cœurs. C’est pourquoi il te dit : Va, car je t’enverrai au loin chez les Gentils, pour que la haine soit affaiblie par la distance. Aussi, tandis que, lorsqu’il écrit à tous les autres peuples, il met toujours son nom en tête de ses épîtres, quand il écrit aux Hébreux, il ne fait rien de semblable : tout simplement, sans dire qui il est, ni à qui il écrit, ainsi qu’il en a l’habitude, il commence ainsi : Dieu a parlé autrefois à vos pères bien souvent et de bien des manières. (Heb 1,1) Et c’est là un trait de sagesse de la part de Paul. De peur que la haine qu’on a contre lui ne rejaillisse sur sa lettre, il se cache comme sous un masque en supprimant son nom et leur présente en secret le remède de ses exhortations. Car, non seulement les Juifs incrédules, mais même les croyants de cette nation avaient contre lui de l’aversion et de la haine. Aussi, quand il va à Jérusalem, écoutez ce qui lui est dit par Jacques et par tous les autres : Tu vois, mon frère, combien de milliers de juifs se sont réunis ; tous sont zélés pour leur loi, et ils ont entendu dire que tu enseignes à se séparer de cette loi. (Act 21,20, 21). Voilà pourquoi ils avaient contre lui de l’aversion et de la haine. 12. Voilà donc pourquoi ce ne sont pas les Juifs, mais les Gentils qui lui ont été confiés. Lorsque plus tard les Juifs lui furent aussi confiés comme à Pierre, mais d’une autre façon, il les conduisait à la foi par une autre route. Quand je parle d’une autre route, ne pensez pas qu’il y eût de différence pour la prédication, car elle était la même pour les Juifs et pour les Gentils. Elle consistait, essentiellement, à dire que le Christ était Dieu, qu’il avait été crucifié, enseveli et qu’il était ressuscité ; qu’il était assis à la droite du Père, et qu’il devait juger les vivants et les morts : ces dogmes et d’autres semblables étaient également prêchés par Paul et par Pierre. Où donc était la différence ? Dans les prescriptions légales sur les aliments, dans la circoncision, dans les autres rites des Juifs. Car Pierre n’osait pas dire clairement et ouvertement à ses disciples qu’il fallait les abolir entièrement. II craignait, en effet, que s’il cherchait prématurément à supprimer ces habitudes, il ne détruisît en même temps chez eux la foi du Christ ; l’esprit des Juifs, depuis longtemps imbu des préjugés de leur loi, n’était point préparé à entendre de tels conseils. Aussi saint Pierre les laissait suivre les traditions judaïques. Quand un bon jardinier greffe une jeune pousse à une vieille tige, il n’ose point arracher l’ancienne plante de peur de déraciner aussi la nouvelle, mais il attend que le jeune arbre soit bien implanté, et ait poussé ses racines dans le sein de la terre ; alors il enlève sans crainte l’ancienne souche, ne redoutant plus rien pour la nouvelle : c’est ce que faisait saint Pierre. Il laissait la nouvelle foi se bien implanter dans l’esprit de ses auditeurs, attendant qu’elle y eût poussé de profondes racines pour enlever aux Juifs tous leurs préjugés. Mais il n’en était pas de même pour Paul, qui n’était astreint à aucune de ces entraves, en prêchant chez les Gentils qui ne connaissaient aucunement la loi mosaïque et qui n’entendaient rien aux prescriptions des Juifs. Nous devons donc croire que les deux apôtres ont agi comme ils ont fait, non pas qu’ils fussent opposés l’un à l’autre, mais par condescendance à la faiblesse de leurs disciples ; cela se comprend, quand nous voyons Paul permettre ces pratiques aussi bien que Pierre, et non seulement les permettre, mais y coopérer ; quand nous voyons, d’un autre côté, Pierre sanctionner cette même liberté que Paul propageait chez les Gentils. Mais, dira-t-on, où peut-on voir tout cela ? A Jérusalem même. C’est là que le docteur des Gentils a rasé sa tête, a sacrifié et s’est soumis à la purification. En effet la circonstance l’exigeait, ainsi que la présence d’une foule de juifs. Tu vois, mon frère, lui disait-on, combien de milliers de juifs se sont réunis ; tous sont zélés pour leur loi, et ils ont entendu dire que tu enseignais a se séparer de cette loi. 13. Ainsi Paul était forcé de faire cette concession aux rites judaïques ; il ne la faisait point par opinion, mais par politique. De même, Pierre, le maître des Juifs, admettait toujours la circoncision et les autres pratiques judaïques, pour se prêter à la faiblesse de ses disciples ; mais quand il trouvait l’occasion de se soustraire à cette nécessité, quand ce n’était plus le moment de se livrer à cette indulgence, mais celui de proclamer les dogmes et les lois, écoutez ce qu’il disait. Lorsque Paul, Barnabas et quelques disciples furent venus d’Antioche à Jérusalem pour consulter les apôtres, il y eut une grande discussion ; Pierre se leva et dit : Mes frères, vous savez que depuis longtemps Dieu m’a choisi parmi nous pour que ma bouche fasse entendre et croire aux Gentils la parole de l’Évangile. (Act 15,7) Il ajoute quelques mots, et dit encore : Pourquoi tentez-vous Dieu en imposant aux Gentils un joug que nos pères et nous n’avons pas eu la force de porter ? C’est seulement par la foi en Jésus-Christ que nous croyons être sauvés, ainsi qu’eux-mêmes. Vous voyez donc que, si les circonstances exigeaient des concessions, Paul lui-même se prêtait aux habitudes judaïques ; et, d’un autre côté, quand il ne fallait plus agir avec condescendance, mais établir des dogmes et des lois, Pierre savait s’affranchir de cette condescendance et proclamer les dogmes dans leur franchise et leur pureté. Observez que Paul était présent à cette conférence, qu’il a tout entendu, qu’il communiquait de tous côtés la lettre qu’il avait reçue et qu’il est impossible de prétendre qu’il ignorât l’opinion de Pierre. Pourquoi donc fait-il maintenant de pareils reproches à Pierre, prétendant qu’il redoute ceux qui sont circoncis ? 14. Pour que vous compreniez mieux tout ce qui s’est dit, je vais remonter un peu au-delà ; mais soyez attentifs, je vous en supplie ; car nous sommes arrivés au fond même de la question. Jacques le frère du Seigneur, était d’abord évêque de l’Église de Jérusalem, c’est-à-dire à la tête de tous les juifs croyants. Mais il y avait à Antioche d’autres juifs qui croyaient aussi au Christ, mais qui, étant loin de Jérusalem et voyant que les fidèles, parmi les Gentils, vivaient sans se préoccuper d’observer les pratiques judaïques, insensiblement et peu à peu s’étaient laissés entraîner eux-mêmes à négliger ces habitudes judaïques et à suivre la doctrine de la foi, pure et sans mélange. Là-dessus, Pierre arrivant, et voyant que rien ne lui imposait ses condescendances habituelles, vivait dès lors à la manière des Gentils. Or, ce que Paul appelle vivre à la manière des Gentils, consiste à supprimer les pratiques judaïques, à ne pas observer les injonctions de cette loi ; par exemple, la circoncision, le sabbat et autres prescriptions. Pendant que Pierre vivait ainsi, arrivèrent quelques juifs envoyés par Jacques c’est-à-dire venant de Jérusalem, lesquels étant toujours restés dans cette ville, et n’ayant jamais connu d’autres mœurs, conservaient les préjugés judaïques et gardaient beaucoup de ces pratiques. Pierre voyant donc ces disciples qui venaient de quitter Jacques et Jérusalem, et qui n’étaient pas encore affermis, craignit que s’ils éprouvaient un scandale ils ne rejetassent la foi ; il changea donc encore de conduite, et cessant de vivre à la manière des Gentils, il revint à sa première condescendance et observa les prescriptions relatives à la nourriture. Les juifs qui vivaient à Antioche le voyant agir ainsi et ne comprenant pas le motif qu’il avait, furent entraînés eux-mêmes et se crurent obligés de vivre à la manière des Juifs ainsi que le maître. C’est là ce que Paul relève ; et, pour éclaircir mes paroles, je vous répéterai encore celles de l’Apôtre : Quand Pierre vint à Antioche, je lui ai résisté en face, car il était répréhensible. Avant que quelques disciples ne fussent venus de chez Jacques c’est-à-dire de Jérusalem, il mangeait avec les Gentils, c’est-à-dire avec ceux d’Antioche. Mais quand ces disciples furent venus de Jérusalem (c’étaient ceux qui restaient attachés à l’ancienne loi), il se retirait et se tenait à l’écart, craignant ceux qui étaient circoncis. Qui cela ? Ceux qui venaient de chez Jacques. Les autres juifs partagèrent cette dissimulation. Quels juifs ? Ceux qui, avant l’arrivée des disciples de Jérusalem, habitaient Antioche et n’avaient conservé aucune pratique judaïque. De sorte que Barnabé lui-même fut entraîné à dissimuler. Voilà comment l’accusation paraît formulée. 15. Si vous le voulez, je vais d’abord vous exposer les différentes justifications que d’autres auteurs ont imaginées, puis j’essaierai de vous expliquer mon avis, afin que vous puissiez choisir entre ces opinions. Comment différents écrivains ont-ils cherché à résoudre cette question ? Ce Pierre dont il s’agit ici, disent-ils, n’est pas le prince des apôtres, celui à qui les brebis du Christ furent confiées, mais un homme ordinaire et inconnu ; en un mot, le premier venu. Comment voient-ils cela ? Les autres juifs ayant été entraînés, Paul ajoute, disent-ils : De sorte que Barnabé lui-même fut entraîné à cette dissimulation. Ces mots : Barnabé lui-même montrent alors qu’il était bien plus étonnant de voir entraîner Barnabé que le Pierre en question ; il semble donc regarder Barnabé comme le plus grand des deux, puisqu’il dit : non seulement Pierre, mais Barnabé. Or Barnabé n’était pas supérieur à l’apôtre Pierre. Mais il n’en est pas ainsi ; non certes, il n’en est pas ainsi ! Ce n’est point à cause de la supériorité de Barnabé qu’il s’étonne, mais pourquoi ? Parce que Pierre avait été envoyé chez les circoncis, tandis que Barnabé prêchait avec Paul chez les Gentils, et était toujours d’accord avec Paul. Aussi dit-il ailleurs : Ou n’y a-t-il que moi seul et Barnabé qui n’ayons pas le droit de ne pas travailler (1Co 9,6) ; et encore : Je suis allé à Jérusalem avec Barnabé ; du reste, vous le voyez partout enseigner avec Paul. Ce n’est point parce que Barnabé était supérieur à Pierre que Paul s’étonne, mais c’est de voir que Barnabé qui prêchait toujours avec lui, qui n’avait pas affaire aux Juifs, mais enseignait les Gentils ait été lui-même entraîné. Du reste, ce qui précède et ce qui suit fait voir que c’est du véritable Pierre qu’il s’agit. Car pour dire qu’il lui a résisté en face, et pour regarder cela comme grave, il faut évidemment qu’il ait tenu tête à un personnage considérable ; pour tout autre, il n’aurait pas dit : Je lui ai résisté en face, et n’aurait point regardé cela comme grave. De plus, si t’eût été un autre Pierre, son changement n’aurait pas eu assez d’influence pour entraîner tous les autres juifs. En effet, il ne les a ni exhortés, ni consultés, seulement il s’est séparé et s’est retiré ; et cette séparation et cette retraite ont eu l’influence d’entraîner les disciples à cause du respect attaché à sa personne. 16. En voilà assez pour prouver que c’était Pierre lui-même. Voulez-vous connaître l’autre solution ? Quelle est-elle ? Paul avait raison de reprendre Pierre dont la condescendance était poussée trop loin. Car, de même que l’un, quand il venait à Jérusalem, se soumettait aux habitudes des Juifs, de même l’autre, venant à Antioche, devait laisser les mœurs juives pour prendre celles des Gentils. Ainsi, au milieu d’un peuple entièrement juif, Paul lui-même était forcé de vivre comme les Juifs ; de même, quand les Gentils étaient en majorité et que la ville ne réclamait nullement l’ancienne condescendance, il ne fallait pas scandaliser tant de Gentils par égard pour quelques Juifs. Mais ce n’est pas là résoudre, c’est grossir la question. Comme je l’ai dit en commençant ce discours, nous ne chercherons point à montrer que l’accusation de Paul était juste, car alors la question resterait tout entière, puisque Pierre aurait mérité ces reproches : ce que nous cherchons, c’est de faire voir que ni l’un ni l’autre n’étaient blâmable. Comment y parviendrons-nous ? En apprenant dans quel esprit l’un a fait le reproche et l’autre l’a reçu, et en expliquant leur pensée. Quelle était cette pensée ? Pierre lui-même désirait ardemment que les juifs envoyés de Jérusalem par Jacques abandonnassent les pratiques des Juifs. Mais si lui-même leur en avait donné l’idée et s’il avait dit : Cessez de vivre à la manière judaïque, il aurait eu l’air de blâmer lui-même tout ce qu’il avait fait jusque-là, et il aurait scandalisé ses disciples. De plus, si Paul leur avait tenu ce langage, ils ne s’y seraient pas soumis et ne l’auraient pas écouté. Car eux qui déjà avaient conçu contre lui de l’éloignement et de l’aversion à propos d’un bruit de cette nature l’auraient encore plus haï s’ils en avaient reçu ces conseils. Qu’arriva-t-il ? Personne ne réprimanda les juifs (lui venaient de chez Jacques mais Pierre reçut les reproches que Paul lui adressait, afin qu’après avoir été réprimandé par son confrère dans l’apostolat, il pût aussi réprimander ses disciples : ainsi Pierre reçoit les reproches, et les disciples se corrigent. Cela se fait aussi dans les contrats séculiers. Par exemple, si les citoyens doivent encore un reste de leurs contributions, et si ceux qui sont chargés de les réclamer ne l’osent pas parce qu’ils rougissent de les trop pressurer, ils cherchent un moyen et une occasion de faire, des instances plus pressantes, et pour cela ils se font, en leur présence même, dépouiller par leurs compagnons d’armes, injurier et accabler de mille maux, afin qu’ils ne semblent pas exiger l’argent par leur propre volonté, mais forcés par une contrainte étrangère : ainsi les injures qu’ils reçoivent leur servent d’excuse. 17. C’est là ce qui arriva entre Paul et Pierre. Les Juifs avaient encore quelques obligations à remplir. Quelles obligations ? De s’éloigner complètement du judaïsme. Pierre désirait ardemment faire accomplir ces dernières obligations et exiger d’eux la foi dans toute sa pureté. Aussi voulant trouver une occasion favorable pour satisfaire cette exigence, il concerta avec Paul une réprimande énergique que celui-ci devait lui faire, afin que ces reprochés simulés lui offrissent une occasion facile de parler librement à ses disciples. Voilà pourquoi Paul dit en commençant : Je lui ai résisté en face, et aussi : J’ai parlé à Pierre devant tout le monde. S’il avait voulu corriger Pierre, il lui aurait parlé en particulier ; mais comme telle n’était pas son intention (en effet, il savait pourquoi Pierre agissait ainsi), comme il voulait raffermir ceux qui avaient longtemps cloché, il lui adresse ses reproches devant tout le monde. Pierre les accepte, se tait et ne discute pas : il savait dans quelle intention Paul l’attaquait et Pierre achevait tout en ne répondant rien. Son silence était la meilleure leçon pour montrer aux Juifs que leurs rites ne devaient plus être observés. Car si le maître s’est tu, disaient-ils, c’est qu’il savait que ces reproches de Paul étaient justes. Mais écoutons encore ces reproches : J’ai dit à Pierre devant tout le monde : Toi qui es juif, tu vis comme les Gentils. Observez sa prudence ; il ne dit pas : Tu fais mai de revenir à la vie juive, mais il relève son premier changement, de manière à faire voir que cette exhortation et ce conseil n’étaient point imaginés par Paul, mais semblaient dépendre d’une opinion que Pierre s’était déjà formée. Car s’il eût dit : Tu as tort d’observer la loi, les disciples de Pierre l’eussent condamné ; mais du moment qu’ils comprennent que Paul ne songeait pas à faire d’exhortation ni de réprimande, mais que Pierre était déjà habitué à vivre comme les Gentils, et que c’était là son opinion, ils devaient s’apaiser bon gré mal gré. Voilà pourquoi Pierre n’émet pas lui-même cette opinion, mais se laisse accuser par un autre, du moins par Paul, et il se tait pour que sa doctrine soit plus facilement acceptée. 18. Ce n’est point seulement par ce qui précède, que l’on peut remarquer la sagesse de Paul, mais aussi par ce qui suit. Il ne dit pas : Toi qui es juif tu vivais comme les Gentils et non comme les Juifs ; mais tu vis, c’est-à-dire : tu es toujours du même avis. Après avoir dit : Tu vis comme les Gentils, quoique tu sois juif, il n’a pas ajouté : Pourquoi forces-tu les Juifs de judaïser ? mais au contraire : Pourquoi forces-tu les Gentils de judaïser? et tout en faisant semblant de ne vouloir que protéger ses disciples et montrer sa sollicitude pour les Gentils, il enseigne adroitement aux Juifs que leur devoir est d’abjurer leurs anciennes coutumes. Que la réprimande fût feinte, c’est ce qui ressort clairement de ses paroles elles-mêmes. En effet d’après ce qu’il nous rapporte lui-même, c’étaient les Juifs qui s’étaient laissé entraîner à la suite de Pierre et il dit ici : Pourquoi forces-tu les Gentils de judaïser? Cependant il aurait fallu dire : Pourquoi forces-tu les Juifs de judaïser ? Car ceux qui avaient été entraînés ainsi n’étaient pas gentils, mais juifs. Cependant, s’il avait parlé ainsi, son discours aurait paru trop violent et inconvenant de la part du docteur des Gentils. Mais en paraissant s’inquiéter de ses propres disciples, il donne à sa réprimande plus d’indépendance et d’autorité. Mais pour que vous compreniez que ce discours n’était pas une réprimande adressée à Pierre, mais que cette apparence de réprimande donnée à Pierre, n’était qu’un avertissement et un enseignement pour les Juifs, écoutez ce qui suit : Nous sommes Juifs de naissance et non pécheurs d’entre les Gentils. (Gal 2,15) Ici c’est le docteur qui s’adresse à tous pour les instruire, ce n’est plus Paul qui reprend Pierre ; S’il avait commencé à parler en maître dès le commencement, les Juifs ne l’auraient pas toléré. Mais ayant débuté par une réprimande que Pierre semblait avoir justement méritée en attirant les Gentils à l’observation de la loi judaïque, il arrive enfin avec confiance aux avertissements et aux conseils, comme s’il y avait été conduit par la suite du discours. De peur que quelqu’un ayant entendu ces mots : Tu forces les Gentils à judaïser, crût que cela leur était défendu, mais était permis aux Juifs, il s’adresse aux maîtres eux-mêmes. Pourquoi parler, dit-il, des Gentils et des autres Juifs ? Pourquoi ne pas nous nommer, nous qui sommes docteurs et apôtres, je dis plus, nous qui sommes Juifs de race et qui n’en avons pas moins complètement abandonné la loi de nos ancêtres ? Pourra-t-on nous pardonner quand nous engageons les autres à la suivre ? Voyez comme il s’empare doucement des Juifs et comme il établit la parfaite doctrine. Après leur avoir dit : Nous sommes Juifs de naissance et non pécheurs d’entre les Gentils, il donne une cause raisonnable pour expliquer comment lui et bien d’autres avaient quitté le judaïsme. Nous savions que l’homme ne se justifie pas par les œuvres de la loi mais par la foi de Jésus-Christ. Nous aussi, nous avons cru en Jésus-Christ, pour être justifiés par la foi du Christ, et non par les œuvres de la loi, car l’homme ne se justifie pas par les œuvres de la loi, mais par la foi en Jésus-Christ. (Gal 11, 16) 19. Voyez comme il parle souvent de l’infirmité de la loi et de la justification que l’on trouve dans la foi. Il répète fréquemment ces mots, et ce n’est pas là le langage du blâme, mais celui de l’enseignement et du conseil. Mais, comme je le disais, s’il se fût adressé aux Juifs dans ces termes, tous ses efforts auraient été perdus et inutiles, puisqu’ils ne voulaient pas de lui pour maître ; mais comme il s’adressait à Pierre, ceux-ci profitaient tacitement de cette réprimande infligée à Pierre qui la recevait en silence, car, l’opinion de Pierre était découverte, non par lui, mais par son confrère dans l’apostolat, et son premier changement devenait public. Ensuite afin qu’ils ne puissent se dire entre eux : Pierre et Paul ont peut-être tort, Paul donne des raisons justes et incontestables pour ne pas observer les rites judaïques, en disant que ce n’est pas la loi, mais la foi seule qui peut justifier. Il commence son discours avec modération, il le continue avec énergie et véhémence : Si en cherchant à être justifiés par le Christ, nous nous trouvions pécheurs nous-mêmes, le Christ serait donc le ministre du péché ? (Gal 2,17) Voici ce qu’il veut dire : La foi justifie et ordonne de quitter les rits judaïques, qui ont cessé d’exister ; mais si, au contraire, cette loi nous gouverne et nous domine encore, si celui qui l’abandonne est jugé coupable, alors le Christ, qui nous a ordonné de l’abandonner, sera l’auteur de notre faute et non seulement il ne nous aura pas délivrés du péché, mais il nous aura même entraînés au péché. C’est à cause de la foi que nous avons abandonné la loi ; si donc l’abandon de la loi est un péché, il s’ensuit que la foi est la cause de notre péché. Après avoir ainsi réduit ses adversaires à l’absurde, il ne s’arrête plus à discuter, il se contente d’ajouter : A Dieu ne plaise ! car l’absurdité est évidente. En effet, dit-il, si je reconstruis ce que j’ai abattit, je me rends moi-même prévaricateur (Gal 2,18), il attaque à son tour et fait voir que le tort ne consiste pas à transgresser la loi, mais à ne pas l’abandonner ; et quoiqu’il parle à la première personne, c’est encore Pierre qu’il a en vue. Pierre n’avait-il pas rompu les prescriptions sur la nourriture, en préférant vivre comme les Gentils ? Donc en revenant ensuite aux habitudes des Juifs et vivant comme eux, il réédifiait ce qu’il avait abattu. 20. Vous voyez que partout il insiste sur, la conduite de Pierre ; et comme il fait remarquer sa première conversion, il ne semble point que ce soit par le discours de Paul, mais par l’opinion de Pierre, ainsi démontrée par ses actions' que les Juifs se trouvent avertis. C’est pour cela qu’il dit : Craignant ceux qui étaient circoncis ; et : parce qu’il était répréhensible ; et : parce qu’il ne marchait pas droit, suivant la vérité de l’Évangile. Il n’en était pas ainsi, à Dieu ne plaise ! nous l’avons assez fait voir. Mais, de même qu’alors Paul faisait des réprimandes que Pierre écoutait en silence, pour ne pas contrarier les desseins de Paul, acceptant ces reproches comme s’il avait eu tort, afin de s’en prévaloir auprès de ses disciples ; de même, et avec la même intention, qui lui faisait accuser Pierre, nous voyons Paul écrire tout cela, dans son épître aux Galates. Car, s’il avait été utile aux Juifs, que Pierre fût accusé et gardât le silence, il était encore plus utile de tout raconter à ceux des Galates qui étaient corrompus. De même que ceux des Juifs qui vivaient à Antioche, voyant Pierre se taire, après une sévère réprimande, se corrigeaient par les reproches faits à leur maître, et par son silence ; de même alors, les Galates infectés également d’habitudes judaïques, apprenant par Paul qu’il avait réprimandé Pierre, qui était répréhensible, et ne marchait pas droit, suivant la vérité de l’Évangile, et que Pierre n’avait répondu à ces reproches que par son silence ; les Galates recevaient la meilleure leçon qui pût les faire renoncer aux rites judaïques. Voilà pourquoi Paul a fait alors ces reproches, et en a perpétué le souvenir ; mais il n’en fait pas moins admirer Pierre qui les a acceptés : celui qui a accepté la correction, l’accusation même, et a su se taire, celui-là a tout redressé et réparé : c’est le fruit de la sagesse. Ainsi, ni l’un ni l’autre des apôtres n’est blâmable, tous deux méritent des louanges infinies, car leur zèle pour le salut des hommes leur a permis de tout dire et de tout entendre. Prions donc le Dieu de Pierre et de Paul, qui les a attachés par les liens de la concorde, de nous attacher aussi les uns aux autres, par une, charité plus étroite, afin que conservant tous ensemble notre union en Dieu, nous soyons dignes de voir ces grands saints, et de vivre dans leurs tentes éternelles, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur et adoration, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Traduction de M. HOUSEL.
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