Genesis 11
TRENTIÈME HOMÉLIE.
« Toute la terre avait une même, langue et une même parole. » (Gen 11,1) ANALYSE.
- 1. L’orateur exhorte ses auditeurs à la vigilance, il parle des heures qui étaient en ce temps-là plus ou moins longues selon la durée des jours, de la confession des péchés, de la semaine que l’on nomme grande. – 2. La nature humaine ne sait pas se contenter ; elle est toujours inquiète. Les descendants de Noé vont habiter la terre de Sennaar ; à peine y sont-ils qu’ils veulent construire une tour qui aille toucher le ciel : vanité. – 3. Contre ceux qui veulent éterniser leur mémoire sur la terre par des bâtiments et des édifices. Le Seigneur descendit, explication de cette parole. – 4. Après avoir dit : le Seigneur descendit, la sainte Écriture ajoute ces paroles qu’elle met dans la bouche du Seigneur et que le Seigneur adresse à des égaux : Venez, et descendons.
1. Nous voici enfin au terme de la sainte Quarantaine, nous avons achevé la navigation du jeûne, et, par la grâce de Dieu, nous touchons au port. Mais que cela ne nous rende pas négligents, que ce soit pour nous, au contraire, une raison de redoubler de zèle, d’activité et de vigilance. Quand les matelots ont traversé plusieurs mers à voiles déployées et qu’ils vont entrer dans le port, après avoir déchargé leurs marchandises, c’est alors qu’ils ont le plus de soin et d’attention de ne pas choquer une pierre ou un écueil, et perdre ainsi le fruit de leurs peines passées. C’est aussi ce que font les coureurs ; quand ils arrivent au bout de l’arène, ils pressent leur course pour toucher le but et mériter le prix. Les athlètes encore, après bien des combats et des victoires, lorsqu’il faut disputer la couronne, cherchent à l’obtenir en redoublant leurs efforts. Ainsi, de même que les matelots, les coureurs, les athlètes, en approchant du terme, sont de plus en plus actifs et vigilants ; de même devons-nous faire, puisque nous sommes arrivés, grâce à Dieu, dans cette sainte semaine où nous devons jeûner avec plus de rigueur, prier avec plus de ferveur, faire des confessions plus sincères et plus complètes de nos péchés, et redoubler de bonnes œuvres, larges aumônes, justice, douceur et toutes les autres vertus, afin qu’avec de pareils soutiens, quand nous serons arrivés au dimanche de Pâques, nous jouissions de la libéralité du Seigneur. Nous disons que c’est là une grande semaine, non pas que les heures y soient plus longues, car il y en a où les heures de jour sont bien plus grandes ; ce n’est pas qu’elle ait plus de jours que les autres, car elles en ont toutes le même nombre. Pourquoi donc l’appelons-nous grande ? Parce que c’est celle où nous sont arrivés des biens grands et inexprimables. C’est dans cette semaine qu’on a vu cesser la guerre qui avait duré si longtemps, mourir la mort, lever la malédiction, briser la tyrannie du démon et enlever ses armes, réconcilier Dieu avec les hommes, ouvrir les portes du ciel, réunir les hommes aux anges ; rapprocher ce qui était séparé, supprimer la haie, écarter la barrière et s’étendre la paix de Dieu sur toutes les choses du ciel et de la terre. Voilà pourquoi nous l’appelons la grande semaine, puisque c’est celle où le Seigneur nous a accordé tant et de si grands bienfaits. Voilà pourquoi tant de fidèles redoublent alors les jeûnes, les veilles, les méditations nocturnes et les aumônes, afin de montrer le respect qu’ils doivent à cette semaine. Car, puisque c’est celle où le Seigneur nous a fait des dons si précieux, ne devons-nous pas, autant qu’il est en notre pouvoir, lui témoigner notre hommage et notre respect ? Aussi les empereurs eux-mêmes montrent par leurs ordonnances quelle vénération doit s’attacher à ces jours, puisqu’ils décident qu’il y a congé et vacances pour tous les offices civils, que les portes des tribunaux sont fermées et que l’on écarte toute apparence de procès et de discussions pour que l’on puisse s’occuper tranquillement et en repos de ses affaires spirituelles. Outre cela, ils donnent encore une preuve de générosité en délivrant les prisonniers de leurs chaînes, et en imitant ainsi Dieu autant que la puissance humaine le comporte. De même, en effet, que Dieu nous délivre de la cruelle prison de nos péchés et nous comble de biens innombrables ; de même nous devons nous efforcer, autant qu’il est en nous, d’imiter la miséricorde de Dieu Notre-Seigneur. Vous voyez donc que chacun de nous, suivant sa position, rend l’honneur et le respect qu’il doit à ces jours où nous avons reçu tant de bienfaits. Aussi je vous prie plus que jamais de repousser toutes les idées temporelles et de ne venir ici qu’après en avoir avec soin débarrassé votre esprit. Que personne n’apporte dans l’église ses préoccupations temporelles, afin de pouvoir remporter au logis la digne récompense de ses peines. Je vous ai donc préparé notre banquet accoutumé ; le festin que j’offre à votre charité est emprunté à la lecture que vous avez entendue d’un passage du bienheureux Moïse : je vais vous l’expliquer en vous signalant toute la précision de l’Écriture sainte. Après avoir terminé l’histoire du bienheureux Noé, elle expose de même la généalogie de Sem, et dit : Et des fils naquirent à Sem, le père de tous les enfants d’Héber et le frère de Japhet, l’aîné des fils. Après en avoir donné la liste, elle dit : Deux fils naquirent à Héber ; le nom de l’un d’eux fut Phalec, car de soie temps la terre fut divisée. Voyez comme elle fait pressentir par le nom de cet enfant le miracle qui doit bientôt survenir, afin qu’on ne s’étonne point de le voir s’accomplir ensuite, puisqu’il était prédit par le nom de l’enfant. Car après avoir ainsi fait la liste de ceux qui sont nés ensuite, elle dit : Toute la terre avait une même langue et une même parole. Ce n’est point de la terre qu’elle parle, mais du genre humain, pour nous apprendre que la race humaine ne parlait d’abord qu’un seul langage. Et toute la terre n’avait qu’une même langue et une même parole. Ici langue signifie idiome, et le mot parole veut dire la même chose : voilà ce qu’elle entend par l’usage d’une même langue et d’une même parole. Pour voir que le mot langue signifie langage, écoutez cet autre passage de l’Écriture : Le venin des serpents est sous leurs langues (Psa 140,4) : ainsi, par le mot langue, l’Écriture entend langage. Et il arriva, comme ils partirent d’Orient, qu’ils trouvèrent une campagne dans la terre de Sennaar, et ils y habitèrent. 2. Voyez comme la nature humaine ne peut rester dans ses limites propres, mais comme toujours ambitieuse, elle cherche de nouveaux avantages. Ce qui la perd c’est de ne pas connaître les bornes qui lui sont imposées, de chercher toujours mieux qu’elle n’a et plus qu’elle n’est appelée à avoir. Aussi ceux qui soupirent après les biens du monde, s’ils sont entourés de richesses et de puissance, arrivent à oublier leur nature et veulent s’élever au faîte des grandeurs, jusqu’à ce qu’ils en soient précipités jusqu’au fond de l’abîme. C’est ce que nous voyons arriver à quelques-uns tous les jours sans que cela rende les autres plus sages : l’exemple retient un instant, mais bientôt on oublie tout, on suit la même route et l’on tombe dans le même précipice. Nous en voyons ici un exemple. Et il arriva, comme ils partirent d’Orient, qu’ils trouvèrent une campagne dans la terre de Sennaar, et ils y habitèrent. Voyez comme nous reconnaissons peu à peu l’instabilité de leur pensée. Quand ils virent cette campagne, ils émigrèrent, abandonnèrent leur premier établissement et habitèrent là. L’Écriture dit ensuite : Chacun dit à son voisin : Venez, faisons des briques et cuisons-les au feu. Ainsi ils rendirent les briques comme de la pierre et le bitume leur servait de ciment. Et ils dirent Venez, bâtissons-nous une ville et une tour dont la tête monte jusqu’au ciel, afin de nous faire un nom avant d’être dispersés sur toute la terre. Vous voyez comment ils abusent de leur idiome commun, et comment cette orgueilleuse proposition engendre tous leurs maux. Venez, faisons des briques et cuisons les au feu : Ainsi, ils rendirent les briques comme de la pierre, et le bitume leur servait de ciment. Voyez avec quelle sécurité ils songent à édifier sans penser à cette vérité : Si le Seigneur n’aide pas à élever la maison, ceux qui la construisent travaillent en vain. (Psa 127,1) Bâtissons-nous, disent-ils, une ville : non pour Dieu, mais pour nous. Voyez jusqu’où va eur perversité ! malgré le souvenir si présent encore de la destruction universelle, ils n’en tombent pas moins dans une pareille folie. Et bâtissons-nous, disent-ils, une ville et une tour dont la tête monte jusqu’au ciel. Par ce mot de ciel, l’Écriture sainte a voulu nous montrer l’excès de leur audace. Et faisons-nous un nom. Remarquez ici le germe du mal. C’est afin, disent-ils, de laisser un souvenir éternel, afin que notre mémoire vive toujours. Cette œuvre, cet édifice sera tel que l’oubli ne pourra l’effacer. Faisons cela avant d’être dispersés sur la surface de toute la terre. Pendant que nous sommes encore ensemble, disent-ils, accomplissons ce projet, afin de laisser un souvenir ineffaçable aux générations futures. Il y a encore maintenant bien des gens qui les imitent et qui veulent éterniser leur nom par des travaux semblables, en construisant des palais, des bains, des portiques ou des promenades. Si vous demandez à un de ces hommes pourquoi il travaille et se fatigue ainsi, pourquoi il dépense tant d’argent et aussi inutilement, il vous répondra aussi que c’est pour sauver sa mémoire de l’oubli et pour que l’on dise que c’est sa maison ou son champ. Mais ce n’est pas là glorifier sa mémoire, c’est plutôt l’accuser. Car ce nom sera suivi aussitôt de mille qualifications injurieuses ; on dira qu’un tel est avare, avide, spoliateur de la veuve et de l’orphelin. Ce n’est donc pas là se faire un nom, mais se mettre en butte à d’éternelles accusations qui poursuivent même après la mort et aiguiser les langues pour maudire et condamner la possession de tous ces biens. Si vous tenez absolument à laisser un souvenir ineffaçable, je vous montrerai le chemin pour y parvenir tout en vous ménageant des éloges et des bénédictions même – dans l’avenir. Comment pourrez-vous donc faire parler de vous chaque jour et mériter des louanges même après avoir quitté cette vie ? C’est en distribuant ces richesses aux pauvres, sans vous occuper de pierres, de palais, de campagnes et de bains. Voilà un souvenir immortel, voilà un souvenir qui vous procure mille trésors, qui vous aide à porter le poids de vos péchés et vous réconcilie avec Dieu. Songez, je vous prie, aux noms que chacun vous donnera, en vous appelant compatissant, humain, doux, généreux, inépuisable dans ses charités. Il a donné, partagé son bien aux, pauvres. Sa justice demeure éternellement. (Psa 3,9) Voilà ce qui arrive des richesses ainsi répandues, elles subsistent, mais accumulées et renfermées, elles perdent leur maître avec elles. Il a donné, partagé son bien aux pauvres. Mais remarquez la suite Sa justice demeure éternellement. Il a distribué ses richesses en un jour, mais sa justice demeure dans l’éternité et rend sa gloire immortelle. 3. Vous avez vu quel est ce souvenir qui s’étend jusqu’à l’éternité, ce souvenir qui procure des biens immenses et inépuisables. Cherchons donc à nous éterniser par des travaux de cette nature ; car les travaux de pierres entassées non seulement ne peuvent nous profiter, mais élèveront la voix contre nous comme un monument d’infamie. Nous partons en emportant tous les péchés dont tous ces édifices ont été l’occasion pour nous ; mais quant aux édifices eux-mêmes, nous les laissons, et nous n’avons même pas la frivole et inutile consolation d’y laisser notre nom, nous n’en retirons que des accusations, et bientôt on les appellera du nom d’un autre. En effet, c’est ce qui arrive : une propriété passe d’un premier maître à un second, puis d’un second à tin troisième. Aujourd’hui la maison porte un nom, demain elle en porte un autre, le jour suivant un autre encore. Nous nous trompons volontairement croyant avoir une propriété tandis que ce n’est qu’un usufruit et que, bon gré, mal gré, il faudra le laisser à d’autres. Ce ne sera pas toujours à ceux que nous aurions choisis, mais je n’insiste pas là-dessus. Mais si vous avez une telle passion de célébrité, si vous attachez tant de prix au souvenir, voyez celui que les veuves avaient gardé de Tabitha, comment elles entouraient Pierre en pleurant et en montrant les tuniques et les robes que cette Dorcas leur avait faites quand elle vivait parmi elles. Après qu’elles eurent entouré Pierre en pleurant à chaudes larmes, en se rappelant la nourriture et les secours qu’elles recevaient, Pierre les fit sortir toutes, se mit à genoux et pria ; après l’avoir ressuscitée il rappela les saints et les veuves et la leur présenta vivante. (Act 9,39, 41) Si donc vous voulez que votre souvenir demeure ; si vous aimez la véritable gloire, imitez cette femme. Laissez des monuments semblables, non pas construits avec des matériaux achetés à grands frais, mais en déployant toute votre charité envers vos semblables. C’est là une mémoire digne d’éloges et véritablement profitable ! Mais revenons à notre sujet et voyons toute (audace des hommes de ce temps. Si nous voulons y bien regarder, leurs passions seront un enseignement pour vous. Bâtissons-nous, disent-ils, une ville et une tour dont la tête monte jusqu’au ciel, afin de nous faire un nom avant d’être dispersés sur la terre. Voyez-vous comme ils montrent toute la corruption de leur âme. Bâtissons-nous une ville et faisons-nous un nom. Mais voyez qu’après une extermination aussi épouvantable les hommes n’en ont pas moins de vices. Qu’arrivera-t-il ? Comment seront-ils punis de leur extravagance ? Dieu a promis que, fidèle à sa bonté, il ne ferait plus de déluge ; mais les hommes ne se sont point corrigés par les châtiments, ni rendus meilleurs par les bienfaits. Écoutez la suite pour connaître l’ineffable miséricorde de Dieu. Le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Voyez comme l’Écriture s’exprime au point de vue humain. Le Seigneur Dieu descendit. Ne comprenons point cela d’une manière purement humaine, mais comme une leçon, pour nous montrer qu’il ne faut jamais condamner légèrement ses frères et qu’il ne faut point juger seulement sur des propos vagues, mais s’assurer par des preuves certaines. Telle est toujours l’intention de Dieu, et c’est pour instruire le genre humain qu’il s’abaisse jusque notre langage. Et le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour. Vous voyez qu’il ne réprime pas leur folie dès l’abord, il fait preuve d’une grande patience et attend que toute leur perversité se soit montrée dans leur œuvre avant de s’opposer à leurs efforts. Afin qu’on ne puisse pas dire que tout était resté en projet dans leur esprit, mais qu’ils n’avaient rien entrepris, Dieu attend qu’ils aient en effet commencé leur ouvrage, pour montrer combien leur tentative était insensée. Et le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Voyez l’excès de sa miséricorde ! s’il les a laissés travailler et se fatiguer, c’était afin que l’expérience fût pour eux une instruction suffisante. Mais quand il vit que leur malice augmentait et que le mal gagnait toujours, il montra encore sa bonté en les empêchant de continuer, de même qu’un bon médecin, quand il voit le mal s’accroître et la plaie devenir incurable a recours à l’amputation pour enlever la cause de la maladie. Et le Seigneur Dieu dit : Celle race n’a qu’une langue, la même pour tous. (c’est-à-dire le même langage, le même idiome) Ils ont commencé cette œuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise. 4. Remarquez la bonté de Dieu voulant arrêter leurs efforts, il commence par expliquer sa conduite ; il montre du doigt, pour ainsi dire, la grandeur de leur faute et l’excès de leur folie, il fait voir qu’ils ont abusé de cette communauté de langage. Cette race, dit-il, n’a qu’une langue. Ils ont commencé cette œuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise. C’est, en effet, l’usage de Dieu, quand il s’apprête à punir, de faire ressortir d’abord la grandeur des péchés, afin d’expliquer sa conduite, avant de corriger les coupables. À l’époque du déluge, alors qu’il faisait cette terrible menace, l’Écriture dit : Le Seigneur Dieu voyant que les vices des hommes se sont multipliés et que chacun, depuis sa jeunesse ; ne nourrit dans son cœur que des idées perverses. (Gen 6,5) Voyez-vous comme il commence par montrer l’excès de leurs vices ? et il dit ensuite : Je détruirai l’homme ; et maintenant : Cette race n’a qu’une langue, la même pour tous, et ils ont commencé cette œuvre. Puisque cet accord, qui provient de l’unité de leur langage, les a conduits à une pareille folie, ne les conduirait-il pas plus tard à des, actions encore plus coupables ? Ils ne cesseront pas de travailler à leur entreprise ; rien ne pourra arrêter leur élan et leur ardeur, mais ils s’empresseront de faire tout ce qu’ils ont résolu, si le châtiment ne les arrête à l’instant. On peut voir que Dieu a agi de même avec le premier homme ; car au moment de le chasser du paradis, il dit : Qui t’a fait savoir que tu étais nu ? (Gen 3,2) ; et plus loin il ajoute : Adam est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal. Et maintenant, il ne faut pas qu’il étende la main, qu’il prenne le fruit de l’arbre de vie et qu’il le mange pour vivre perpétuellement. Et le Seigneur Dieu le renvoya du paradis. (Gen 3, 22-23) Maintenant il dit : Cette race n’a qu’une langue, là même pour tous : ils ont commencé cette œuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise. Venez donc, descendons, et confondons leur langage, pour que personne ne comprenne son voisin. Voyez encore dans ces paroles la condescendance de Dieu pour notre nature. Venez et descendons. Que veulent dire ces mots ? Dieu a-t-il besoin d’un aide pour corriger ou d’un secours pour punir ? Non certes ! Mais, de même que l’Écriture a déjà dit : Le Seigneur est descendu, nous indiquant par là qu’il avait examiné à fond l’excès de leur perversité, elle nous dit maintenant : Venez et descendons, paroles tout à fait dites comme à des égaux : Venez, dit-il, et descendons pour confondre leur langage, afin que personne ne comprenne son voisin. Je leur inflige, dit-il, une punition, qui, monument éternel de leur folie, durera perpétuellement, pour qu’aucun siècle ne puisse l’oublier. Car, puisqu’ils ont abusé de l’unité de langage, ils seront punis parla diversité des langages. C’est ainsi qu’agit constamment le Seigneur. Il l’a fait dès l’origine à l’égard de la femme, elle abusait des dons qu’elle avait reçus ; il la soumit à son mari. Il en fut de même pour Adam ; comme il n’avait pas profité de son bonheur parfait et du séjour du paradis, mais qu’il avait mérité d’être puni pour sa désobéissance, Dieu le chassa du paradis, et lui infligea une punition perpétuelle, en lui disant : La terre te produira des épines et des chardons. (Gen 3,18) De même ces hommes qui jouissaient de l’unité de langage ayant fait un mauvais usage de ce don qu’ils avaient reçu, Dieu punit leur méchanceté par la diversité des idiomes. Confondons, dit-il, leur langage, afin que personne ne comprenne son voisin, afin que ces hommes, réunis tait que leur langage était le même, soient séparés quand il sera différent. Car ceux qui n’ont pas le même idiome et le même dialecte, comment pourraient-ils vivre ensemble ? Le Seigneur-Dieu les dispersa de cet endroit sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville et la tour. Vous voyez que Dieu, dans sa bonté, se borna, à les rendre incapables de persévérer ; ils res semblaient alors à des insensés. L’un demandait une chose à son voisin, qui lui en donnait une autre, et tous leurs efforts n’aboutissaient à rien. Aussi, ils cessèrent de bâtir la ville et la tour ; c’est pourquoi on l’appela confusion, parce que c’était là que Dieu avait confondu les langues de la terre. De là le Seigneur Dieu les dispersa sur, toute la terre. Voyez comme tout a été fait pour que le souvenir en soit éternel. D’abord, la division des langues avait été pronostiquée à l’avance par un nom, celui de Phalec, qu’Héber avait donné à son fils, et qui signifie séparation. Ensuite l’emplacement même fut appelé confusion, ce qui correspond à Babylone. Enfin Héber lui-même conserva l’ancien langage pour que ce fût encore une preuve évidente de la division. Vous voyez de combien de manières Dieu a pourvu à ce que le souvenir s’en conservât et que jamais un pareil événement ne pût s’oublier. Du reste, le père était ensuite obligé de dire à son fils la cause de cette diversité, et le fils demandait au père d’où venait le nom de cet endroit. Car on l’avait appelé Babylone, c’est-à-dire confusion, parce que c’était là que le Seigneur Dieu avait confondu les langues de toute la terre, et c’était à partir de là qu’il avait dispersé les habitants ; en effet, le nom de cet emplacement me paraît s’appliquer aux deux choses, à la confusion des langues et à la dispersion des hommes. 5. Vous avez appris, mes bien-aimés, ce qui a causé la dispersion des hommes, ainsi que la confusion des langues. Évitons, je vous en conjure, d’imiter ces hommes et n’abusons jamais des bienfaits de Dieu ; méditons sur la faiblesse de la nature humaine, pour modérer nos désirs comme il convient à des mortels ; songeons à la fragilité de l’existence présente, à la brièveté de notre vie, et mettons notre confiance dans nos bonnes œuvres. Pendant ces jours, ne montrons pas seulement la rigueur de notre jeûne, mais l’abondance de nos aumônes, et l’assiduité de nos prières. En effet, les prières doivent toujours accompagner le jeûne. Pour vous en assurer, écoutez le Christ : Ce genre de démons n’est chassé que par la prière et le jeûne. (Mat 17,20). Et il est encore dit à propos des Apôtres : Après avoir prié et jeûné, ils les recommandèrent au Dieu auquel ils avaient cru. (Act 14,22) Et l’Apôtre dit encore : Ne vous privez point l’un de l’autre, excepté pendant la prière et le jeûne. (1Co 7,5) Vous voyez comme le jeûne et les prières se soutiennent. C’est alors que l’on peut prier avec plus d’attention, que notre esprit est plus dégagé, n’est point appesanti par le funeste fardeau de la sensualité. La prière est une arme puissante, un appui solide, un trésor inépuisable, un port sans orages, un asile inviolable, pourvu que nous nous présentions devant le Seigneur avec attention et vigilance, l’âme entièrement recueillie pour ne pas laisser la moindre place où puisse pénétrer l’ennemi de notre salut. Il sait, en effet, que pendant ce temps nous pouvons avoir des conversations édifiantes, confesser nos péchés, montrer nos plaies au médecin et en obtenir l’entière guérison ; aussi c’est alors surtout qu’il nous assiège, qu’il déploie toutes ses forces et son adresse pour nous terrasser ou nous séduire. Veillons donc, je vous en conjure, et connaissant les embûches qu’il nous dresse, efforçons-nous, surtout à cette époque, de le combattre comme si nous pouvions le voir présent devant nos yeux et de repousser toutes les pensées dont il voudrait nous troubler. Faisons tout notre possible pour parler à Dieu comme nous le devons, non pas seulement de manière à faire résonner notre voix, mais de sorte que notre pensée suive notre discours. Car si la langue profère les paroles, mais que l’esprit voyage au-dehors regardant ce qui se passe à la maison, songeant aux affaires publiques, cela ne nous sert à rien, ou même concourt à notre condamnation. En nous présentant devant un homme, nous y attachons souvent tant d’importance, que nous ne voyons pas les assistants, mais nous recueillons notre esprit, pour ne songer qu’à celui que nous abordons : à plus forte raison devons-nous en faire autant avec Dieu, et penser constamment aux prières que nous disons. Aussi Paul écrivait : Priez dans tous les temps, priez en esprit (Eph 6,18) ; non pas seulement – par la langue et sans interruption, mais par l’âme, en esprit. Que vos prières soient véritablement spirituelles, que votre raison soit attentive et votre pensée toujours dirigée sur ce que vous dites. Ne demandez rien qu’on ne puisse demander à Dieu, afin que vous puissiez l’obtenir. Ne vous laissez point aller au sommeil ni à l’engourdissement, maintenant votre esprit dans l’attention et la vigilance, sans bâiller, sans vous gratter, sans promener vos idées d’un sujet à un autre, mais en travaillant à votre salut avec crainte et tremblement. Bienheureux celui qui craint tout à cause de sa piété. (Pro 28,14) La prière est un grand bien : car si l’on en retire beaucoup de profit quand on s’adresse à un homme vertueux, quel avantage n’en retire-t-on pas quand on jouit du bonheur de s’entretenir avec Dieu?, car la prière est un entretien avec Dieu. Pour le savoir, écoutez le prophète. Que mon langage plaise à Dieu (Psa 104,34), c’est-à-dire que ma parole paraisse agréable à Dieu. Peut-il accorder avant qu’on ne lui demande ? Mais il attend l’occasion qui nous rend avec justice dignes de sa providence. Que nos demandes soient exaucées ou non, persévérons dans nos prières et rendons grâces à Dieu, non seulement quand elles sont satisfaites, mais quand elles ne le sont pas ; si Dieu refuse, cela vaut autant pour nous que s’il accordait tout, car nous ne savons pas comme lui ce qui nous convient. Et comment s’étonner de ce que nous ne sachions pas ce qu’il nous faudrait ? Paul, cet homme si grand et si supérieur, à qui les mystères avaient été révélés, ne savait pas ce qu’il devait demander. Car se voyant soumis à tant de peines et de tentations renaissantes, il demanda d’en être délivré, non pas une fois ou deux, mais plusieurs fois Trois fois, dit-il, j’ai imploré le Seigneur. (2Co 12,8) Ce mot, trois fois, montre qu’il a prié souvent sans être exaucé. Voyons comment il l’a supporté. En est-il devenu plus chagrin, moins zélé, moins actif ? Nullement. Mais que dit-il ? Il m’a répondu ma grâce te suffit ; car la force s’accomplit dans la faiblesse. Ainsi Dieu ne l’a point délivré de ses maux présents, et les a laissés s’attacher à lui soit ; mais comment voyons-nous qu’il ne s’en est pas affligé ? Écoutez Paul quand il connut la volonté du Seigneur : Je me glorifierai donc volontiers dans mes faiblesses. non seulement, dit-il, je ne demanderai pas à en être délivré, mais je m’en glorifierai avec plus de plaisir. Voyez quelle reconnaissance, quelle piété ! Écoutez ce qu’il dit ailleurs : Nous ne savons ce que nous devons demander dans nos prières. (Rom 8,26) Il est impossible, dit-il ; que nous autres hommes sachions tout. Il faut laisser cela au souverain Créateur de toutes choses, accepter avec joie et plaisir les épreuves qu’il nous envoie et ne pas juger les événements d’après l’apparence, mais considérer que c’est la volonté du Seigneur. Car c’est lui qui sait mieux que nous-mêmes ce qui nous convient, lui qui sait nous conduire à notre salut. 6. Ne songeons donc qu’à une chose, à prier constamment, sans nous fâcher si nos prières tardent à être exaucées, mais en montrant une grande patience. Si Dieu recule l’effet de nos prières, ce n’est pas pour nous refuser, mais c’est un moyen ingénieux qu’il emploie pour accroître notre assiduité et nous attirer sans cesse à lui : car un tendre père commence par refuser à son enfant ce qu’il veut pourtant bien lui donner, mais c’est pour le garder plus longtemps près de lui. Puisque nous le savons, ne désespérons jamais, ne cessons point d’avoir recours à lui et de lui adresser nos prières. Puisque la persistance de cette femme dont parle l’Évangile a fini par vaincre ce juge cruel et inhumain qui ne craignait même pas Dieu (Luc 18,2, etc), et l’amener à lui rendre justice, à plus forte raison, si nous voulons imiter cette femme, nous engagerons notre doux et miséricordieux Seigneur a nous secourir, lui qui est si compatissant et qui veille si constamment à notre salut ! Prenons donc l’habitude invincible de nous livrer sans cesse aux prières le jour et la nuit ; mais surtout la nuit, quand rien ne nous trouble, quand nos pensées sont plus calmes, quand la maison est tranquille, quand personne ne peut nous distraire ou nous déranger, quand l’esprit s’élève et s’examine avec soin devant le médecin des âmes. Si le bienheureux David, en même temps roi et prophète, accablé de tant d’affaires, couvert de la pourpre et du diadème, disait : Je me levais au milieu de la nuit pour me confesser à toi sur les jugements de ta justice. (Psa 119,62), que pourrions-nous dire, nous simples particuliers oisifs, qui n’en faisons pas autant que lui ? Comme il était pendant tout le jour entouré de soins, d’affaires et d’embarras, et ne : trouvait pas le moment de se livrer à Dieu, ce roi si occupé prenait, pour se présenter au Seigneur, le temps de tranquillité que d’autres consacrent au sommeil sur une couche moelleuse où ils se retournent à droite et à gauche : alors il restait seul à seul avec Dieu, livré à une prière sincère et assidue ; aussi obtenait-il tout ce qu’il demandait : ses supplications combattaient pour lui, élevaient ses trophées et gagnaient, victoire sur victoire. Il eut des armes invincibles, je veux dire le secours d’en haut, qui suffit, non seulement pour réussir dans les guerres humaines, mais aussi pour mettre en fuite les cohortes des démons. Écoutez encore ce qu’il dit ailleurs : Mes larmes étaient mon pain le jour et la nuit. (Psa 42,4) Voyez quelle componction continuelle ! Et aussi : Mes souffrances m’ont fait gémir ; chaque nuit je baignerai mon lit de mes larmes. (Psa 6,7) Que pourrons-nous dire pour notre excuse, nous qui ne cherchons pas à montrer la même componction que ce roi entouré de tant d’occupations ? Est-il rien de plus beau que ces yeux d’où les pleurs s’échappent sans cesse comme des perles ? Voyez ce roi plongé jour et nuit dans les larmes et les prières ; voyez aussi ce docteur du monde emprisonné et enchaîné avec Silas, priant toute la nuit, sans que sa douleur ni ses fers puissent l’en empêcher, et montrant au contraire un amour plus ardent pour le Seigneur. Paul et Silas priaient et louaient le Dieu ait milieu de la nuit. (Act 16,25) David sur le trône et sous son diadème passait sa vie dans les larmes et les prières ; l’Apôtre, ravi trois fois au ciel, à qui les mystères avaient été révélés, offrait au milieu de la nuit et dans les chaînes ses prières et ses louanges au Seigneur : le roi se réveillait à minuit pour confesser ses fautes, et les apôtres, à minuit, ne tarissaient pas de louanges et de prières. Rien ne peut nous faire obstacle, si nous sommes attentifs. Quel besoin avons-nous de temps et de lieu ? Tous les temps, tous les lieux sont bons pour aller à Dieu. Écoutez encore le précepteur du monde qui vous dit : Levez en tous lieux des mains pures sans colère et sans contestations. (1Ti 2, 8) Si vous avez l’esprit délivré d’affections illicites, que vous soyez sur la place publique, à la maison, dans la rue ou en prison, sur la mer, dans une auberge, dans une boutique, partout enfin vous pouvez invoquer Dieu et être exaucé. Puisque nous savons tout cela, unissons, je vous en conjure, les prières au jeûne, pour nous préparer le secours d’en haut : fortifiés par cette assistance céleste, passons notre vie présente de manière à la rendre agréable à Dieu, et de mériter sa pitié pour l’avenir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. TRENTE-UNIÈME HOMÉLIE.
« Et Thara prit Abram, et Nachor, ses fils, et Loth fils d’Aran, et Gara, sa bru, femme d’Abram, son fils, et il les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens ; et il vint jusqu’à Charran et s’y établit. » (Gen 11,31) ANALYSE.
- 1. Il faut prendre garde au démon qui guette les chrétiens à la fin du carême, de même que les pirates guettent les marchands sur le point de rentrer au port avec une riche cargaison. Faire ses bonnes œuvres pour Dieu seul et sans songer aux hommes ou à leur estime. – 2. Si nous ne veillons, il y a deux écueils où viendront échouer nos bonnes œuvres : La louange que nous recevons des autres et celle que nous nous accordons secrètement à nous-même, la vaine gloire et l’amour-propre. – 3. Explication du texte ci-dessus. Docilité d’Abraham aux ordres de Dieu. – 4. Grand mérite de l’obéissance d’Abraham récompensé par une bénédiction admirable. – 5. L’obéissance d’Abraham triomphe de tous les obstacles. – 6. Il prit Sara son épouse et Lot son neveu et tout ce qu’ils possédaient à Charran. – 7. Exhortation.
1. Je vous rends grâces, pour le plaisir avec lequel vous avez hier accueilli mon discours sur la prière, et pour le zèle qui vous fait accourir à ces instructions. Cela nous donne à nous-même plus de courage, et nous prépare à vous offrir avec plus d’abondance la nourriture spirituelle. Comme un laboureur, s’il voit que son champ promet de multiplier les semences qu’il a reçues, s’il voit tes épis s’élever, ne cesse d’y travailler de tout son pouvoir, et veille nuit et jour pour qu’il n’arrive aucun dommage au fruit de ses peines : de même, moi aussi, voyant ce champ spirituel si florissant, et cette semence spirituelle si bien enracinée dans vos âmes, je me réjouis et me félicite ; mais je me prépare à un grand combat, connaissant la méchanceté de l’ennemi qui en veut à votre salut. Ainsi que les pirates sur mer, lorsqu’ils voient un navire rempli de marchandises, et portant d’immenses richesses, lui dressent principalement des embûches pour ravir la cargaison et dépouiller l’équipage ; de même aussi le diable, quand il voit un grand amas de richesses spirituelles, un zèle fervent, un esprit vigilant, quand il voit que cette richesse s’augmente de jour en jour, il cherche à mordre, et grince des dents ; comme le pirate, il rôde autour de vous, imaginant une foule d’artifices, afin de pénétrer par un joint, si petit qu’il soit, de vous renvoyer nus et dépouillés, et de vous ravir toute votre richesse spirituelle. Ainsi, soyons prudents, je vous en prie, et plus notre richesse spirituelle augmentera, plus notre vigilance doit être active afin d’éventer les pièges tendus de toutes parts, d’attirer sur nous, par la pureté de notre vie, la bienveillance de Dieu, et d’arriver à nous mettre au-dessus des traits du diable. Songez que c’est une bête féroce et pleine de ruses ; quand il ne peut nous conduire tout droit au mal, il nous séduit alors par ses illusions. En effet, il ne contraint et ne force personne, non sans doute ! il trompe seulement, et ceux qu’il voit faiblir, il les terrasse. Ainsi, quand il ne peut faire usage du mal lui-même pour nuire ouvertement à notre salut, souvent il profite des bonnes œuvres auxquelles nous participons, pour jeter l’hameçon en secret et pour détruire toutes nos richesses. Que signifient ces dernières paroles ? Il faut nous expliquer plus clairement, afin d’éviter les embûches du démon et d’échapper à ses coups. Quand il voit que la perversité toute nue nous répugne, et que nous fuyons l’incontinence pour embrasser la chasteté', quand nous repoussons l’avarice, que nous détestons l’injustice, que nous méprisons la mollesse, que nous nous livrons aux jeûnes et aux prières et que nous pratiquons l’aumône ; alors il organise une autre machination, capable d’anéantir tous nos biens, et de rendre inutiles toutes nos bonnes actions. Ceux qui ont triomphé de ses ruses à force d’énergie, il les prépare à s’enorgueillir de leurs bonnes œuvres et à se préoccuper de la gloire humaine afin de leur faire perdre la véritable gloire. Car celui qui, dans une œuvre spirituelle, considère la gloire humaine, reçoit ici-bas sa récompense, et cesse d’avoir Dieu pour débiteur. En effet, les hommes dont il voulait être loué lui ont accordé leurs éloges, et il se prive de ceux que le Seigneur lui avait promis, lorsqu’il préfère la faveur passagère de ses semblables à celle du Créateur de toutes choses. C’est ce que nous apprend le Christ à propos des prières, des aumônes et des jeûnes, en disant : Quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ta figure, afin que tu ne sembles pas jeûner pour les hommes, mais pour ton Père invisible, et ton Père invisible qui te voit te le rendra. (Mat 6,17-18) Et aussi : Quand tu fais l’aumône, ne le publie pas à son de trompe, dit-il, comme font les charlatans dans les réunions et sur les places, afin d’être vantés par les hommes. En vérité, je te le dis, ils ont reçu leur récompense. Vous voyez que celui qui recherche la gloire humaine perd la gloire divine, et que celui qui fait le bien en se cachant des hommes, recevra publiquement, dans ce jour terrible, sa récompense des mains du Seigneur. Car ton Père invisible, qui a les yeux sur toi, te le rendra publiquement. Ne t’inquiète pas, dit-il, de ce qu’aucun homme ne te louera, de ce que tu feras le bien en secret ; songe plutôt que bientôt la libéralité du Seigneur sera d’autant plus grande, qu’elle ne s’exercera point en secret ni à l’ombre, mais que devant tout le genre humain, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, il proclamera et couronnera ta vertu, et te récompensera des efforts qu’elle t’a coûtés. Quelle excuse peuvent donc avoir les hommes qui, faisant aussi les mêmes efforts, sacrifient cependant, pour la gloire passagère, vile et inutile que donnent leurs semblables, la gloire qui les attend au ciel ? 2. Soyons donc sur nos gardes, je vous en, prie, quand nous entreprenons une couvre soi rituelle, pour l’enfouir avec soin dans le trésor de notre âme, afin d’être bien vus de cet œil qui ne dort jamais, et qu’à propos des louanges humaines, souvent intéressées, nous ne nous rendions pas indignes de celles du Seigneur. Voici, en effet, deux écueils funestes à notre salut : l’attention que nous prêtons à la gloire humaine dans nos œuvres spirituelles, et l’orgueil que nous donnent nos bonnes œuvres. Aussi nous devons être prudents et vigilants et avoir sans cesse recours aux remèdes de l’Écriture sainte pour ne pas succomber à nos blessures cruelles. Car celui qui aura fait mille bonnes actions, qui aura accompli toutes les vertus, devient, s’il s’enorgueillit, le plus déplorable et le plus misérable des hommes. Et cela nous est démontré par l’histoire de ce pharisien qui s’enorgueillissait en se comparant au publicain ; il tomba tout à coup au-dessous du publicain et perdit tous ses trésors de vertu par l’imprudence de sa langue, il resta (Luc 18) nu et dépouillé par une étrange et nouvelle espèce de naufrage, car, en arrivant au port, il a submergé lui-même toute sa cargaison ; en effet, se perdre par une prière imprudente, c’est la même chose que de faire naufrage au port. Voilà pourquoi le Christ donnait à ses disciples le précepte suivant : Quand vous aurez tout fait, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles (Luc 17,10), voulant ainsi les préserver et les éloigner le plus possible de ce redoutable écueil. Vous voyez donc, mes bien-aimés, que celui qui recherche la gloire humaine, et n’a pas d’autre but en pratiquant la vertu, n’en retire aucun profit, et que celui qui, après avoir accompli toutes les œuvres de la vertu, vient à s’en enorgueillir, reste nu et dépouillé de tout. Fuyons donc, je vous prie, ces deux grands écueils ; ne considérons que l’œil toujours éveillé, et n’ayons aucune communication avec nos semblables du moins pour rechercher leurs louanges, mais contentons-nous de celles du Seigneur. La louange ne vient pas des hommes, mais de Dieu. (Rom 2,29) Et plus notre vertu s’accroît, plus nous devons rechercher la modestie et l’humilité ! Car, en nous supposant arrivés au comble de la vertu, si nous comparons avec équité ce que nous avons fait de bien avec les bienfaits dont Dieu nous a comblés, nous verrons que nous n’en avons pas égalé la moindre partie. Telle a été la pensée de tous les saints. Pour le savoir, écoutez le plus grand docteur de la terre, voyez comment cet esprit qui touche au ciel, après tant de grandes œuvres, après un pareil témoignage d’en haut : Celui-là est pour moi un vase d’élection (Act 9,15), ne dissimule aucune de ses fautes, comme il les étale à pleines mains ; il n’oublie pas même celles dont il se savait délivré par le baptême, mais il s’écrie : Je suis le moindre des apôtres et je ne suis pas digne du nom d’Apôtre. (1Co 15,9) Puis, ce qui nous fait voir l’excès de son humilité, il ajoute : Parce que j’ai persécuté l’église de Dieu. Que fais-tu, ô Paul ? Dieu, dans sa miséricorde, a remis et effacé tous tes péchés, et tu les rappelles encore ! Oui, je sais, dit-il, je n’ignore pas que Dieu m’a tout remis : mais quand je considère d’un côté ce que j’ai fait, et de l’autre l’océan de la divine miséricorde, je sais bien alors que c’est à sa grâce et à sa pitié que je dois d’être ce que je suis. Car, après avoir dit : Je ne suis pas digne du nom d’Apôtre, parce que j’ai persécuté l’église de Dieu, il ajoute : mais, par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis. Je me suis livré, dit-il, à des transports de fureur, mais par sa grâce et sa bonté ineffables, il m’en a accordé le pardon. Ainsi vous avez vu cette âme contrite et traînant sans cesse le souvenir de ses péchés, même de ceux qui avaient précédé le baptême. Nous aussi, imitons-le, rappelons-nous chaque your même nos péchés antérieurs au baptême ; songeons-y constamment et ne les laissons jamais tomber dans l’oubli. Cela sera un frein suffisant pour nous maintenir dans la modestie et l’humilité. Mais, sans nous arrêter plus longtemps sur un homme tel que Paul, voulez-vous examiner aussi, même dans l’ancienne loi, les hommes les plus méritants qui sont restés modestes malgré leurs innombrables bonnes œuvres, et leur ineffable confiance en Dieu ? Écoutez ce que dit le Patriarche, après avoir fait alliance avec Dieu, et en avoir reçu la promesse. Je ne suis, dit-il, que poussière et cendre. (Gen 18,27) 3. Mais puisque nous avons rappelé le patriarche, nous allons, si vous le voulez, offrir à votre charité la lecture d’hier, pour vous expliquer l’excellence de la vertu de ce juste. Tharra prit Abram et Nachor, ses fils, et Loth, ils de son fils, et Sara, sa bru, femme d’Abram, son fils, et il les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens : il vint jusqu’à Charran, et s’y établit. Et les jours de Tharra à Charran furent deux cent cinq ans, et il mourut à Charran. Étudions attentivement, je vous prie, cette lecture ; pour comprendre le sens de ces paroles. D’abord, il semble se présenter une question. Tandis que le bienheureux prophète (j’entends Moïse), nous dit : Tharra prit Abram et Nachor et les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens : il vint jusqu’à Charran et s’y établit ; saint Étienne, faisant l’éloge des Juifs, dit de son côté : Le Dieu de gloire s’est montré à notre père Abraham, en Mésopotamie, avant qu’il n’habitât Charran, d’où il le fît partir après la mort de son père. (Act 7,2, 4) Quoi donc ! les saintes Écritures sont-elles en contradiction avec elles-mêmes ? Non, certes. Mais nous devons en conclure que le fils étant croyant, Dieu lui apparut pour ordonner ce départ, et que, en étant instruit ; son père Tharra, quoique infidèle, voulut faire ce voyage avec son fils chéri ; il vint à Charmai, s’y fixa, et c’est là qu’il quitta cette vie. Alors le patriarche vint par ordre de Dieu au pays de Chanaan. Du reste, Dieu ne le fit pas venir avant la mort de son père. Mais, après cette mort, le Seigneur dit à Abraham : quitte cette terre, ta famille et la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai. Je ferai naître de toi une grande nation, je te bénirai, et je glorifierai ton nom et tu seras béni ; je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. (Gen 12,1-3) Étudions avec soin chaque parole pour voir quelle était la piété du patriarche. Ne négligeons rien de ce qui précède, mais songeons à la gravité de cette injonction : Sors, dit-il, de ton pays, quitte ta famille et la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai. C’est comme s’il disait : Abandonne une existence connue et assurée pour en prendre une inconnue et incertaine. Voyez comme le juste est éprouvé dès le commencement, comme il doit abandonner le certain pour l’incertain et le présent pour l’avenir. En effet, ce n’est pas là un ordre qu’on soit habitué à recevoir ; il fallait quitter le pays qu’il avait habité si longtemps, toute sa famille, toute la maison de son père, et aller sans savoir où, dans un pays inconnu. Car Dieu ne lui dit pas dans quelle contrée il veut le transporter, mais il éprouve la piété du patriarche par ce qu’il y a de vague dans son commandement. Viens, dit-il, dans la terre que je te montrerai. Songez, mes bien-aimés, quelle force d’esprit cela exigeait, et combien il fallait être dégagé de toute affection et de toute habitude. Maintenant encore, après les progrès de la religion, bien des gens sont esclaves de l’habitude au point de supporter volontiers mille souffrances, plutôt que d’abandonner les lieux, qu’ils habitent, à moins que la nécessité ne les y force ; et cela ne se voit pas seulement chez les premiers venus ; mais chez ceux qui fuient le tumulte du monde et qui ont choisi l’existence des solitaires : combien donc était-il probable qu’un pareil ordre répugnerait à ce juste et lui serait pénible à accomplir ? Pars, laisse tes parents, la maison paternelle, et viens sur la terre que je te montrerai. Qui ne serait troublé de pareilles paroles ? Dieu ne lui désigne d’une manière précise, ni l’endroit ni le pays, mais il sonde l’esprit du juste par l’incertitude de son commandement. Si tout autre, si le premier venu avait reçu cet ordre, il aurait dit : Soit ; tu veux que je quitte le pays que j’habite, ma famille, la maison de mon père. Pourquoi ne me dis-tu pas aussi quel est l’endroit où tu m’envoies afin que je sache si j’ai beaucoup de chemin à faire ? Comment – saurai-je si mon nouveau séjour l’emporte sur celui que j’abandonne, par l’abondance et la fertilité ? Or, le juste ne dit rien, ne pensa rien de semblable, mais songeant à l’importance d’un pareil ordre, il préféra l’incertain au certain. Cependant s’il n’avait pas eu de hautes pensées et l’esprit plein de sagesse, s’il n’avait pas su qu’on doit en tout obéir à Dieu, il aurait encore eu un grave motif pour le retenir ; j’entends la mort de son père. Vous savez, en effet, que bien des personnes préfèrent mourir aux lieux où sont les tombeaux de leur famille, là où leurs ancêtres sont morts eux-mêmes. 4. Sans doute ce sage, s’il avait eu moins de piété, aurait pu se dire.: Mon père a quitté sa maison par amour pour moi, il a rompu ses anciennes habitudes et a tout négligé pour venir jusqu’ici ; c’est presque pour moi qu’il est mort sur une terre étrangère, et moi je ne chercherai pas à lui rendre la pareille après sa mort, je laisserai ma famille et le tombeau de mon-père, et je partirai ! Rien de tout cela ne put ralentir son zèle, mais son amour pour Dieu lui rendit tout simple et facile. Peut-être encore s’il avait voulu prêter l’oreille aux raisonnements humains, se serait-il tenu ce langage ? Dans cet âge où j’arrive, au terme de la vieillesse, où irai-je ? Je n’emmène point de frères, je n’ai pas de parents avec moi ; séparé de toute ma famille, seul et étranger, comment me dirigerai-je vers ce pays inconnu sans savoir quand je cesserai d’errer sur la terre ? Si je meurs au milieu de mon voyage, à quoi m’auront servi tant de souffrances ? qui s’inquiétera d’un vieillard, d’un étranger sans patrie, sans maison ? Peut-être ma femme implorera-t-elle les voisins pour obtenir leur pitié et ramasser quelques aumônes, afin de m’ensevelir. Combien il vaudrait mieux achever ici le peu de temps qui me reste à vivre que d’errer dans ma vieillesse et d’essuyer les railleries de tout le monde ! On se moquera d’un homme qui ne peut, pas vivre tranquille à mon âge et qui passe sans cesse d’un endroit à un autre, sans s’arrêter nulle part. Eh bien ! ce juste ne pensa à rien de tout cela et ne songea qu’à se bâter d’obéir. Mais l’on dira peut-être : il suffisait, pour l’exciter, de cette promesse : Viens dans la terre que je te montrerai, et je ferai naître de toi une grande nation et je te bénirai. Or, cela même, s’il n’avait pas eu tant de piété, aurait pu lui rendre l’obéissance plus pénible et plus difficile. A sa place, le premier venu aurait pu dire : Pourquoi m’exiles-tu et m’envoies-tu dans une terre étrangère ? pourquoi, si tu veux m’élever, ne m’élèves-tu pas ici même ? pourquoi ne me trouves-tu pas digne de ta bénédiction dans la maison de mon père ? Avant d’atteindre ce séjour où tu m’envoies, si je succombe aux fatigues du voyage et si je meurs, qu’aurai-je retiré de tes promesses ? Aucune de ces idées ne pénétra dans son esprit ; mais, comme un serviteur fidèle, il n’écouta que le commandement, sans montrer de curiosité et sans chercher de prétextes : il obéit, sachant que Dieu ne promet jamais en vain. Je ferai naître de toi une grande nation et je te bénirai ; je glorifierai ton nom et tu seras béni. Voilà une promesse magnifique. Je ferai naître de toi une grande nation et je, te bénirai, et je glorifierai ton nom. non seulement tu seras l’origine d’un grand peuple et je rendrai ton nom glorieux, mais je te bénirai, tu seras béni ! Ne croyez pas, mes bien-aimés, qu’il y ait une répétition inutile dans mots : Je te bénirai et tu seras béni. Je t’accorderai, dit-il, une telle bénédiction qu’elle s’étendra dans l’éternité. Tu seras béni, au point que l’on regardera comme le plus grand honneur d’être allié avec toi. Voyez comme longtemps à l’avance et dès le commencement il lui prédit l’illustration qu’il lui préparait. Aussi les Juifs, fiers de leur patriarche, se vantaient de se rattacher à sa famille et disaient : Nous sommes les fils d’Abraham. Mais, pour leur montrer que leur perversité les rendait indignes de cette descendance, le Christ leur dit : Si vous étiez les fils d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham. (Jn 8,39) De même, Jean, le fils de Zacharie, quand il voyait lus Juifs accourir à lui et s’empresser pour se faire baptiser, leur disait : Race de vipères, d’où avez-vous appris à fuir la colère qui vous menace ? Faites de dignes fruits de pénitence et ne pensez pas à dire : Nous avons pour père Abraham ? Je vous le dis, Dieu peut faire sortir, même de ces pierres, des enfants à Abraham. (Mat 3,7, 9) Voyez-vous combien ce nom était grand aux yeux de tous ? Mais longtemps avant l’accomplissement, la piété du juste se manifeste par sa confiance aux paroles de Dieu et la facilité avec laquelle il se charge d’un fardeau qui semblait si lourd. Je bénirai ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront ; et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. Voyez comme Dieu s’abaisse jusqu’à lui, et quelle preuve il lui donne de son affection ! J’aurai, dit-il, pour amis, ceux qui vivront en paix avec toi, et pour ennemis, ceux qui voudront te nuire ; tandis que c’est à peine si les fils partagent les amitiés et les inimitiés de leurs pères. Voyez, mes bien-aimés, jusqu’où va la bienveillance de Dieu pour le patriarche Je bénirai, dit-il, ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. Voyez quel surcroît de libéralité ! Toutes les tribus de la terre, dit-il, s’efforceront d’être bénies en ton nom et se feront un honneur de t’invoquer. 5. Vous avez vu, mes bien-aimés, ce que commanda le Seigneur au vieillard de Chaldée, qui ne savait point la loi, qui ne connaissait pas les prophètes et qui n’avait reçu aucun enseignement. Vous avez vu combien de préceptes lui ont été donnés, et combien il devait avoir d’élévation et de vigueur dans l’esprit pour les accomplir. Voyez aussi la sagesse de ce patriarche, ainsi que l’Écriture nous la fait sentir ! Abram partit comme le Seigneur Dieu le lui avait dit, et Loth alla avec lui. Le texte ne dit pas simplement : Abram partit ; mais il ajoute : Comme le Seigneur Dieu le lui avait dit. Il fit tout ce qui lui était ordonné. Dieu lui dit de tout abandonner, sa famille et sa maison : il les abandonna. Dieu lui dit d’aller sur une terre inconnue : il obéit. Dieu lui promit de le rendre père d’un grand peuple et de le bénir : il crut que cela arriverait. Il partit comme le lui avait dit le Seigneur Dieu, c’est-à-dire, il crut à toutes les paroles de Dieu sans hésiter, sans douter, mais il partit l’âme pleine de constance et de fermeté. Aussi fut-il très-agréable au Seigneur. Cependant l’Écriture dit : Et Loth partit avec lui. Pourquoi, lorsque Dieu lui avait dit Quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père, Abram a-t-il emmené Loth ? Ce n’est pas qu’il ait désobéi au Seigneur, mais c’est peut-être qu’il servait de père à Loth qui était encore jeune, et que celui-ci, d’un caractère doux et aimant, avait peine à quitter le juste, qui, par cette raison, n’eut pas le courage de s’en séparer. Du reste, il le traita comme son fils, n’ayant pu avoir, jusqu’à cet âge avancé, aucun enfant à cause de la stérilité de Sara. D’ailleurs les mœurs du jeune homme se rapprochaient des vertus du juste. En effet, ayant à choisir entre deux frères, il s’était attaché au juste : combien ne lui fallait-il pas de prudence pour juger et apprécier celui de ses oncles auquel il devait se fier ? Le parti qu’il prit de voyager fut donc une preuve de ses bonnes qualités. Si plus tard il ne sembla pas toujours irréprochable, du moins lorsqu’il eut à choisir, il s’efforça de suivre les traces du juste. Aussi quand le juste le choisit pour compagnon de voyage, il accepta avec ardeur, préférant, au séjour de la maison, les courses lointaines. Ensuite, pour nous faire savoir que le patriarche n’était plus jeune quand Dieu lui commanda ces voyages, mais qu’il était dans un âge avancé où les hommes craignent d’ordinaire ces fatigues, il est dit : Abram avait soixante-quinze ans quand il sortit de Charran. Vous voyez que l’âge ne lui a pas fait obstacle, non plus qu’aucune des raisons qui auraient pu le retenir chez lui, mais son amour pour Dieu a triomphé de tout. L’âme vigilante et prévoyante brise toutes les entraves, se donne tout entière au Dieu qu’elle aime et ne se laisse retarder par aucun des obstacles qu’elle rencontre : elle franchit tout et ne s’arrête que lorsqu’elle est arrivée au but de ses désirs. Voilà pourquoi ce juste, que la vieillesse et d’autres raisons auraient pu empêcher de partir, rompant tous ses liens, comme s’il avait été jeune et vigoureux, comme s’il n’avait pas rencontré d’obstacles, s’empressait et se hâtait d’accomplir l’ordre du Seigneur. D’ailleurs il est toujours impossible de réussir dans une entreprise qui demande du courage et de l’énergie, sans se préparer et s’armer contre tout ce qui peut s’y opposer. Connaissant cette vérité, ce juste surmonta tout, et, sans songer à ses habitudes, à sa famille, à la maison ni au tombeau de son père, non plus qu’à sa propre vieillesse, il attacha uniquement sou esprit à l’accomplissement des œuvres de Dieu. Et l’on put voir une chose vraiment merveilleuse un homme d’une vieillesse extrême avec sa femme, elle-même fort avancée en âge, et toute leur suite, voyageant sans connaître le terme de leur course vagabonde. Il faut réfléchir aussi combien les routes étaient alors difficiles ; on ne pouvait pas alors, comme aujourd’hui ; se joindre sans crainte à d’autres personnes pour circuler librement ; chaque pays se gouvernait à part, et les voyageurs forcés de passer d’un prince à un autre se trouvaient presque chaque jour dans un nouveau royaume. Tout cela aurait suffi pour arrêter le juste, si son amour et son désir de l’obéissance n’avaient été plus forts. Mais lui, ayant brisé ces obstacles comme des toiles d’araignée et raffermi son âme par sa foi, se mit en chemin. Abram prit Sara, son épouse, et Loth, fils de soja frère, avec tout ce qu’ils possédaient à Charran, et partit pour se rendre dans la terre de Chanaan. 6. Voyez combien l’Écriture est précise, comme elle nous dit tout ce qui peut faire ressortir la piété du juste. Il prit Sara son épouse et Loth, fils de son frère, ainsi que tout ce qu’ils possédaient à Charran. Ce n’est pas sans intention que l’Écriture dit : tout ce qu’ils possédaient à Charran ; elle veut nous apprendre que le patriarche n’a rien pris des biens de Chaldée, qu’il a laissé à son frère tous les biens paternels situés en ce pays, et qu’il n’a emporté avec lui que ce qu’il possédait à Charran. Et même, si cet homme admirable les emportait, ce n’était point par intérêt ni par avarice ; mais pour que sa richesse pût faire voir partout combien Dieu le protégeait. Car celui qui l’avait tiré de la terre des Chaldéens, et lui ordonnait un nouveau voyage, augmentait ses biens chaque jour et le préservait de toute peine ; aussi, était-ce encore une preuve de sa piété de le voir faire une si longue route avec un si grand équipage. Tous ceux qui le voyaient se demandaient avec raison pourquoi ce juste voyageait. Puis en apprenant que l’ordre de Dieu lui faisait changer de pays et quitter ses propriétés, on jugeait par sa conduite même combien l’obéissance de ce juste prouvait de piété et combien Dieu le protégeait : Il partit pour se rendre dans la terre de Chanaan. Comment savait-il que la terre de Chanaan devait être le terme de son voyage, quoique l’ordre eût d’abord été ainsi conçu : Va dans la terre que je te montrerai. Peut-être Dieu le lui annonça-t-il, en montrant à son esprit la terre où il voulait l’établir. Aussi, en lui faisant le commandement, il disait d’une manière indéterminée : Va dans la terre que je te montrerai, afin de nous dévoiler la vertu du juste. Ensuite quand celui-ci eut complètement rassemblé tout ce qui dépendait de lui, Dieu ne tarda pas à lui indiquer la terre qu’il devait habiter. Comme il prévoyait les grandes vertus de ce juste, il lui fit changer de séjour, sans lui dire d’emmener son frère ; c’est qu’il voulait s’en servir pour faire pénétrer sa loi, non seulement en Palestine, mais bientôt après en Égypte. Vous voyez que ce n’est point de la naissance, mais de la volonté de notre esprit que dépendent notre vertu et notre perversité. Le patriarche et Nachor étaient frères par la naissance, mais non par la volonté. – Celui-ci, quoique son frère fût parvenu à une si haute vertu, était encore soumis à l’erreur ; celui-là montrait chaque jour, par ses œuvres, les progrès qu’il faisait aux yeux de Dieu dans la vertu. Abram vint dans la terre de Chanaan et la traversa dans toute sa longueur jusqu’à un endroit appelé Sichem, prés d’un grand chêne. L’Écriture nous indique les parties du pays où le juste place maintenant sa tente. Puis elle ajoute, pour que nous sachions comment il y vivait : Les Chananéens habitaient cette terre. Ce n’est pas sans raison que le bienheureux Moïse ajoute cette observation, mais pour que nous puissions apprécier la résignation du patriarche toute la contrée étant occupée d’avance par les Chananéens, il était forcé, comme un étranger et un vagabond, comme l’homme le plus vil et le plus abject, de s’arrêter n’importe où, sans peut-être trouver d’asile. Cependant il ne s’en impatientait pas ; il ne disait pas : qu’est-ce donc ? Moi qui vivais avec tant de considération à Charran, moi qui avais tant de serviteurs, je suis forcé maintenant, comme un exilé, un étranger, un passager, à me trouver trop heureux qu’on me laisse voyager, pour chercher un modeste refuge. Et je ne le trouve même pas ; je suis contraint de vivre dans des tentes et des cabanes et de porter avec moi ces fardeaux que la nécessité m’impose. Est-ce là ce qui m’a été dit : Viens, et je ferai naître de toi une grande nation ? C’était là un beau prélude : quel avantage en retirerai-je ? Le juste ne disait rien de semblable, il n’hésitait pas : La fermeté de son esprit et la perfection de sa foi rendirent inébranlable sa confiance dans les promesses de Dieu, ainsi que sa sagesse, et il mérita d’en recevoir promptement la récompense d’en haut. 7. Mais pour ne pas trop étendre ce discours, nous nous arrêterons ici, en suppliant que votre charité se pénètre de l’esprit de ce juste. Ce serait le comble de l’absurdité de voir que ce juste, appelé d’une terre sur une autre terre, a montré tant d’obéissance et que, ni la vieillesse, ni les autres obstacles que nous avons comptés, ni la difficulté des temps, ni tant d’autres embarras capables de l’arrêter, n’ont pu ralentir cette obéissance, mais que, rompant tous les liens, il s’est précipité, il s’est hâté comme si sa vieillesse avait été tout à coup rajeunie, emmenant sa femme, son neveu et ses serviteurs,-pour accomplir l’œuvre imposée par Dieu ; tandis que nous, qui ne sommes point appelés d’une terre sur une autre terre, mais de la terre au ciel, nous ne montrerions pas autant d’ardeur que ce juste dans notre obéissance, mais que souvent nous prétexterions des raisons insignifiantes et insensées, et que, ni la grandeur des promesses, ni la petitesse de tout ce que nous voyons, si fragile et si passager, ni la majesté de Celui qui nous appelle ne suffirait pour nous attirer, mais que nous serions assez négligents pour préférer ce qui est passager à ce qui est éternel, la terre au ciel, et les biens qui s’évanouissent quand on les touche à ceux qui ne finiront jamais. Jusques à quand, dites-moi, aurons-nous la folie d’amasser des richesses ? Quelle est cette rage qui nous tourmente chaque jour de désirs si pénibles, qui ne nous accorde aucun repos, et qui nous met dans un état encore pire que celui des hommes ivres ? Ceux-ci, en effet, plus ils boivent, plus ils ont soif, et plus le feu de leur passion est ardent ; de même, ceux qui se sont laissé tyranniser par le désir des richesses ne cessent jamais de désirer ; plus ils regorgent de trésors, plus leur ardeur s’augmente, plus leur feu s’allume. Ne voyez-vous pas que tous nos devanciers, eussent-ils' possédé la terre entière, étaient nus et seuls en quittant ce monde, sans autre profit que d’avoir à rendre compte là-bas de leurs immenses richesses ? Quant aux biens qu’ils avaient amassés, différents héritiers se les sont partagés, mais tous les péchés commis pour l’acquisition de ces biens, c’est celui qui s’en va qui les emporte pour en subir l’épouvantable châtiment, sans pouvoir jamais tirer de nulle part la moindre consolation. Pourquoi donc, dites-moi, restons-nous si indolents pour notre salut, sans songer à notre âme plus que si elle nous était étrangère ? N’entendez-vous pas le Christ qui nous dit : Que donnera l’homme en échange de son âme (Mat 16,26) ? et encore : Que sert à l’homme de gagner le monde, s’il perd son âme ? Avez-vous rien qui s’y puisse comparer ? Quand vous diriez : toute la terre, ce ne serait rien. À quoi nous servirait-il, dit le Christ, de gagner le monde et de perdre notre âme, qui nous touche plus que tout ? Et cependant, cette âme si précieuse, qui exige tant d’attentions et de soins, nous la laisserons chaque jour tirailler en tous sens ; tantôt assiégée par l’avarice, tantôt déchirée par la luxure, tantôt flétrie par la colère, enfin agitée de mille manières par toutes les passions, et nous ne finirons pas par y songer ! Qui pourra désormais nous juger dignes de pardon et nous sauver du supplice qui nous attend ? Aussi, je vous en supplie, pendant que nous en avons encore le temps, purifions-la de ses souillures par d’abondantes aumônes qui éteindront le bûcher de nos péchés ! En effet, l’eau éteindra le feu et les aumônes enlèveront les péchés. (Ecc 3,33) Rien donc, rien n’est plus puissant pour nous préserver du feu éternel que l’abondance des aumônes. Si nous les faisons suivant les lois établies par le Seigneur lui-même, c’est-à-dire sans rien donner à l’ostentation, mais tout à l’amour de Dieu, nous pourrons effacer la souillure de nos péchés et obtenir la miséricorde de Dieu, par la grâce et la pitié de son Fils unique, auquel, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.