‏ Genesis 18

QUARANTE-UNIÈME HOMÉLIE.

« Dieu apparut à Abraham, près du chêne de Mambré, lorsqu’il était assis à la porte de sa tente à midi. » (Gen 18,1).

ANALYSE.

  • 1-2. Saint Chrysostome se plaint amèrement à ses auditeurs de ce qu’ils fréquentent les théâtres et l’hippodrome. S’il en était de la culture des âmes comme de celle des terres, il devrait cesser de cultiver un fonds qui reste stérile malgré ses efforts. Mais la récompense ne manque jamais à celui qui sème dans les âmes, soit que la semence donne des fruits, soit qu’elle n’en donne pas. C’est la raison qui le détermine à continuer ses instructions. Si le docteur qui néglige d’annoncer la parole mérite une punition, l’auditeur qui néglige d’en profiter en mérite une également. – 3-6. Hospitalité exemplaire d’Abraham. Le patriarche exerce l’hospitalité avec empressement, il l’exerce par lui-même, il l’exerce pour plaire à Dieu. – 7. Exhortation morale.

4. C’est avec l’hésitation et le découragement dans l’âme, que je me présente aujourd’hui pour faire l’instruction. Quand je songe que, malgré nos discours et nos exhortations quotidiennes, malgré ce festin spirituel que nous vous présentons, beaucoup des personnes qui assistent à ces instructions et qui s’approchent de la table mystérieuse et terrible, perdent leurs journées à l’hippodrome, sans s’inquiéter de nos conseils ; mais comme s’ils obéissaient à une habitude invincible, au premier signe du démon, ils courent d’eux-mêmes à ce spectacle impie et se laissent prendre volontairement dans les filets du malin esprit ; ils ne songent plus à nos avertissements, au danger qu’ils courent et à l’inutilité de l’instruction qu’ils viennent recevoir ici ; quand je songe à cela, puis-je, de bon cœur, continuer d’offrir l’aliment de la doctrine à ceux qui n’en veulent pas profiter ? Ne vous étonnez pas de mon découragement. Un laboureur dont le champ reste stérile, malgré toutes ses peines et tous ses soins, n’ose plus l’ensemencer et répugne à le cultiver. Lorsqu’un malade, rebelle aux ordonnances, semble vouloir chaque jour aggraver sa maladie, son médecin l’abandonne quelquefois à ses souffrances pour que l’expérience lui serve de leçon. De même les précepteurs, voyant les enfants négliger leurs premières études et oublier ce qu’ils ont appris, ne trouvent pas de meilleur moyen pour corriger leur paresse et les ramener au travail que de les abandonner quelque temps.

Du reste, le laboureur a souvent raison de se décourager quand il voit ses pertes s’accroître avec ses fatigues et sa dépense, quand il travaille beaucoup et qu’il ne récolte rien, Le médecin a souvent raison d’abandonner son malade : car c’est le corps qu’il soigne, et il peut espérer qu’en le laissant à lui-même le sentiment de la douleur lui fera comprendre sa maladie et l’empêchera de repousser la médecine. Le précepteur rencontre trop souvent, dans les défauts du jeune âge, une juste occasion de châtier les enfants. Aujourd’hui nous chercherons à – les surpasser tous en montrant une affection paternelle à ceux qui sont en faute et en leur prouvant que s’ils y restaient, ce serait pour eux un nouveau sujet de condamnation. En effet, ce qui détourne le laboureur d’ensemencer, c’est qu’il craint que ses frais ne soient encore inutiles : mais nous n’avons pas la même inquiétude. Après avoir jeté cette semence spirituelle, si votre négligence nous empêche de rien recueillir, nous n’en perdrons rien, car nous ne dépensons que l’argent qui nous est confié ; et nous agis sons au nom du Seigneur. C’est aux auditeurs à rendre leurs comptes à celui qui leur redemandera ce dépôt avec usure. Mais nous ne songeons pas seulement à éviter tout reproche en faisant ce qui dépend de nous ; notre désir est aussi de vous voir profiter de ce dépôt pour vous éviter la punition du serviteur qui avait caché son talent, et qui, loin de multiplier l’argent de son maître, l’avait enfoui en terre. Tels sont ceux qui écoutent ces instructions (car c’est1à ce que signifie le talent d’argent), et qui ne songent pas à le faire fructifier et multiplier. On me dira peut-être que cette parabole des talents regarde les prédicateurs : j’en conviens. Mais si nous l’examinons avec attention, nous observerons que les prédicateurs sont seulement responsables du paiement ; quant aux auditeurs, ils doivent non seulement conserver l’argent, mais le faire valoir. Pour vous en convaincre, il faut vous rappeler cette parabole : Le maître de maison, en partant, appela ses serviteurs et leur donna à l’un cinq talents, à l’autre deux, à un troisième un seul. Longtemps après, il revint, et ses serviteurs parurent devant lui : celui qui avait reçu cinq talents, s’approcha en disant Seigneur, tu m’avais confié cinq talents ; en voici cinq autres que j’ai gagnés. (Mat 25,14-15, 19-20) Voilà un serviteur honnête ; aussi le Seigneur le récompense-t-il abondamment. Que dit-il ? Allons, bon et loyal serviteur : comme tu as été fidèle pour une petite somme, je t’en confierai de plus grandes entre dans la joie de ton maître. (Mat 25,21) Puisque tu as montré ta probité à propos d’un premier dépôt, tu mérites qu’on t’en remette un plus considérable. Celui qui avait reçu deux talents s’approcha aussi, disant : ne m’as-tu pas confié deux talents ? En voici deux autres que je t’ai gagnés ! (Id 22) Celui-ci avait aussi bien administré l’argent de son maître, car il reçoit la même récompense que le premier. Et pourquoi celui qui rapporte deux talents a-t-il le même mérite que celui qui en a fait gagner cinq ? C’est avec justice ; car si l’un donne plus et l’autre moins, cela ne tient pas à l’inégalité du zèle déployé de part et d’autre, mais à la différence des sommes confiées. Quant au soin, tous deux ont été égaux ; aussi reçoivent-ils la même récompense.

2. Le troisième avait agi tout indifféremment. Qu’avait-il fait ? Il s’approcha en disant : Je sais que tu es un homme dur, moissonnant où tu n’as pas semé et recueillant où tu n’as rien mis : aussi, comme je te craignais, je suis allé cacher ton argent dans la terre. Voilà ce qui est à toi. (Id 5,24, 25) O méchant serviteur ! ô comble d’ingratitude ! au lieu d’avoir fait fructifier le talent, il n’apporte qu’une accusation. C’est l’effet de la perversité : elle obscurcit le jugement et entraîne dans le précipice celui qui s’est une fois écarté de la bonne route. Tout cela regarde les prédicateurs qui ne doivent pas enfouir leur dépôt, ruais au contraire mettre tout leur zèle à l’offrir à leurs auditeurs : ruais la suite va vous apprendre, mes bien-aimés, que les auditeurs aussi ont, des comptes à rendre et qu’on leur demande non seulement le capital, ruais encore les intérêts ; c’est ce que fait voir l’indignation même du maître contre le serviteur. Que lui dit-il ? Méchant serviteur ! (Id 5,26) Voilà une colère terrible et des menaces bien capables d’épouvanter. Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, et que je recueille où je n’ai rien mis : tu devais donc placer raton argent entre les mains des banquiers, et, en venant, je l’aurais retrouvé avec usure. Cet argent signifie les discours édifiants, et les banquiers représentent les auditeurs qui les écoutent. Tu n’avais, dit le maître au serviteur, qu’à leur remettre l’argent ; ensuite, c’était à moi à leur redemander, non seulement cet argent remis, mais aussi l’intérêt qu’il aurait rapporté. Voyez, mes bien-aimés, combien ces paroles sont terribles. Que pourront dire ceux qui auront perdu le capital, lorsqu’on leur redemandera même des intérêts ?

Voyez la bonté du Seigneur. Dans les affaires matérielles il a défendu que l’argent rapportât de l’intérêt. Pourquoi, par quelle raison ? Parce que c’est une convention fâcheuse aux deux parties. Le débiteur est ruiné, et le gain du créancier ne fait qu’accroître le fardeau de ses péchés. Voilà pourquoi, dès l’origine, Dieu a donné aux Juifs grossiers ce précepte : Tu ne prendras pas d’intérêt à ton père et à ton frère. (Deu 23,19). Quelle excuse peuvent donc avoir ceux qui sont plus inhumains que les Juifs, et qui, après avoir reçu du Seigneur tant de grâces et de bienfaits, ne s’élèvent pas si haut que ceux qui vivaient sous l’ancienne loi, ou, pour mieux dire, descendent plus bas ? Mais pour les choses spirituelles Dieu autorise l’usure. Pourquoi cela ? Parce que les biens spirituels diffèrent complètement des biens temporels. Les uns, quand on les réclame avec rigueur, réduisent à une misère complète celui qui en est privé ; les autres, quand le débiteur les paye de bon cœur, attirent d’autant mieux sur lui la récompense céleste, que l’usure est plus considérable. Aussi, mes bien-aimés, quand nous vous offrons ce qui nous a été confié, vous contractez l’obligation d’une double peine à prendre, d’une double vigilance à déployer : d’abord il faut garder vous-mêmes ce dépôt et le conserver fidèlement ; ensuite il faut vous empresser de le communiquer aux autres pour en amener le plus possible dans la route de la vertu ; ainsi, votre profit sera double par votre propre salut et par l’avantage d’autrui.

En faisant cela, vous nous rendrez bienheureux, car bienheureux est celui qui touche les oreilles de ses auditeurs (Sir 25,9), et vous ferez régner plus, d’abondance sur cette table spirituelle. Ainsi, ne négligez point vos frères et ne vous inquiétez pas seulement de ce qui vous regarde. Que chacun s’occupe d’arracher son prochain au gouffre de l’enfer, le détourne de ces spectacles impies et le ramène à l’Église, en lui montrant avec beaucoup de douceur et de bonté l’excès du mal qu’entraînent les uns, et tout le bien qu’on retire de l’autre ; ne faites pas cela seulement une fois ou deux, mais toujours. Car s’il ne vous écoute pas aujourd’hui, il peut le faire plus tard ; s’il n’écoute pas votre second avertissement, du moins, en voyant que vous le pressez de nouveau, peut-être rougira-t-il, et, redoutant votre zèle, s’abstiendra-t-il enfin de cette habitude pernicieuse. Ne vous dites pas : je l’ai averti une, deux, trois, plusieurs fois, et je n’ai rien obtenu. Ne cessez pas de l’avertir ; plus vous montrerez de persévérance, plus vous aurez de mérite. Ne voyez-vous pas avec quelle patience Dieu nous supporte, quoique tous les jours nous négligions ses préceptes, et qu’il ne cesse pas de veiller sur nous, puisqu’il nous comble des biens de la nature, qu’il fait lever le soleil, tomber la pluie, et mille autres bienfaits ? De même montrons à nos frères toute notre bonne volonté, et luttons contre le malin esprit pour déjouer ses artifices. Si chacune des personnes présentes pouvait obtenir seulement une conversion, songez combien notre Église aurait de joie à montrer le nombre de ses enfants, et quelle honte aurait le démon en voyant qu’il a tendu ses pièges en vain. Si vous y parvenez, Dieu vous dira aussi dans ce grand jour : Courage, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle pour une petite chose ; je t’en donnerai de plus grandes.

3. Du reste, vous le ferez, j’en suis bien persuadé. Je lis sur vos visages, je crois que vous avez reçu avec plaisir mon exhortation, et j’espère que vous ferez tout ce qui dépendra de vous. Aussi nous terminerons ici cet avertissement et nous vous offrirons un festin simple et frugal, afin que vous retourniez chez vous après avoir reçu l’instruction ordinaire. Il faut vous parler aujourd’hui du patriarche Abraham, et vous apprendre comment Dieu le récompensa de son hospitalité. Dieu lui apparut près du chêne de Mambré, comme il était assis à la porte de sa tente, à midi. Examinons avec soin chaque parole, et après avoir ouvert le trésor, étudions les richesses qu’il renferme. Pourquoi ce commencement ? Dieu lui apparut. Admirez la bonté de Dieu, et considérez la reconnaissance de son serviteur. Quand Dieu lui était déjà apparu et lui avait, entre autres choses, donné le précepte de la circoncision, cet homme admirable s’était toujours empressé d’accomplir les ordres de Dieu. Sans mettre aucun retard, il exécuta le commandement en pratiquant la circoncision sur lui-même, sur Ismaël et tous ses serviteurs ; quand il eut ainsi montré sa profonde obéissance, Dieu lui apparut encore. Le bienheureux Moïse commence ainsi : Dieu lui apparut auprès du chêne de Mambré, pendant qu’il était assis devant sa tente à midi. Observez ici la vertu du juste. Il était assis devant sa tente. Il pratiquait tellement l’hospitalité qu’il ne laissait à aucun de ses inférieurs le soin de recevoir les étrangers. Ce vieillard qui avait trois cent dix-huit domestiques, qui était accablé par l’âge, puisqu’il était parvenu à cent ans, était assis devant sa porte pour attendre des hôtes. Il y mettait toute son attention, sans trouver d’obstacle dans sa vieillesse ni dans le soin de son repos ; il ne se tenait point couché à l’intérieur, mais assis à la porte. Bien d’autres, loin d’avoir un pareil soin, cherchent au contraire à fuir la vue et l’approche des étrangers, de peur d’être forcés de les recevoir malgré eux. Tel n’était pas le juste qui restait assis à sa porte à midi. Car son hospitalité et sa vertu sont d’autant plus admirables qu’il se tenait ainsi à midi. C’était avec raison ; il savait, en effet, que ceux qui sont forcés de voyager ont, surtout à cette heure, besoin de secours ; aussi, choisissait-il cet instant de la journée et guettait-il les passants, mettant son repos à soulager la fatigue des voyageurs. Il cherchait à abriter sous sa tente ceux que brûlait la chaleur, sans examiner les passants et sans leur demander s’ils étaient connus ou inconnus. Car l’hospitalité n’admet point une pareille perquisition, elle exige avec tous une libéralité bienveillante, et, comme il avait déployé le filet de l’hospitalité, il mérita de recevoir le Tout-Puissant avec ses anges. Aussi saint Paul disait : Ne négligeons point l’hospitalité ; c’est en la pratiquant que quelques-uns ont reçu pour hôtes des anges, sans le savoir (Heb 13,2) ; il est clair que c’est une allusion au patriarche. Aussi le Christ disait : Celui qui recevra un des plus petits en mon nom, me reçoit moi-même. (Mat 18,5)

Méditons cela, mes bien-aimés, et quand il s’agit de recevoir un hôte, ne demandons jamais qui il est et d’où il vient. Si le patriarche avait fait ces questions, peut-être aurait-il eu tort. Mais, direz-vous, il savait quels étaient ces visiteurs. Où voyez-vous cela ? En quoi son action aurait-elle été admirable ? Son hospitalité aurait été bien moins méritoire, si elle avait commencé par des questions ; maintenant, ignorant ceux qui viennent, il leur montre autant de zèle et de respect qu’un serviteur à son maître ; il les enchaîne, pour ainsi dire, à force de prières, en les suppliant de ne pas refuser et de ne pas lui causer une pareille affliction. Il savait ce que vaut l’hospitalité, de là son empressement à en recueillir les fruits abondants. Mais écoutons les paroles de l’Écriture elle-même et remarquons, dans un âge si avancé, l’ardeur renaissante de ce vieillard rajeuni, qui semblait trouver un trésor dans l’arrivée de ces hôtes. Levant les yeux, il regarda, et voici : trois hommes se tenaient devant lui ; en les voyant, il se leva de la porte de sa tente, pour courir à leur rencontre. Ce vieillard court et vole ; il a trouvé sa proie, il ne songe plus à sa faiblesse et court à la chasse sans appeler ses serviteurs, sans donner d’ordres à son fils, il court lui-même sans retard, comme s’il disait : voilà un grand trésor, une grande affaire, je veux m’en charger par moi-même, pour n’en pas perdre le mérite. Voilà ce que faisait le juste, croyant recevoir des hommes et des voyageurs inconnus.

4. Méditons à ce sujet, et imitons les vertus du juste ; c’est le moyen de parvenir nous-mêmes à faire une aussi bonne chasse, car on peut toujours ce que l’on veut. Voilà pourquoi le Seigneur bienveillant, pour nous encourager à faire bon accueil aux étrangers et à ne pas les examiner de trop près, nous dit : Celui qui recevra un des plus petits en mon nom me reçoit moi-même. (Mat 18,5) Ne considérez pas le peu d’importance réelle ou apparente de celui qui passe, mais songez qu’en l’accueillant vous accueillez votre Seigneur. Car si vous le secourez en son nom, vous serez récompensé comme si vous l’aviez reçu lui-même. Si cet homme ne mérite point votre bienveillance et néglige d’en profiter, ne vous en inquiétez point ; vous serez pleinement récompensé si vous agissez pour la gloire du Seigneur, et si vous imitez les vertus de notre patriarche. En les voyant, il se leva de la porte de sa tente et courut à leur rencontre. Ce mot courut, montre bien qu’ils passaient comme des inconnus et qu’ils ne sont pas entrés d’eux-mêmes dans la tente.

Aussi, pour ne pas perdre ce bénéfice spirituel, ce vieillard aux cheveux blancs, ce centenaire accourt, et par son empressement fait preuve de son zèle. Et les ayant vus, il se prosterna contre terre, et dit : Mon seigneur, si j’ai trouvé grâce devant toi, ne passe pas devant ton serviteur. Qu’on prenne de l’eau et qu’on lave vos pieds, et rafraîchissez-vous sous cet arbre : j’apporterai du pain et vous mangerez, et après cela vous continuerez le chemin qui vous a fait passer devant votre serviteur. Les paroles du juste sont bien frappantes. Ce qui doit étonner, ce n’est pas qu’il ait désiré recevoir ces hôtes, mais c’est qu’il l’ait fait avec tant de zèle et qu’il n’ait pas tenu compte de leur âge ni du sien, car ils lui semblaient peut-être jeunes ; c’est qu’il n’ait pas cru pouvoir se borner à leur parler. Il se prosterna contre terre, presque en suppliant, et les exhorta de toutes ses forces pour que sa demande n’eut pas l’air d’une simple politesse. Aussi l’Écriture sainte, voulant nous montrer toute l’étendue de la vertu du juste, dit : Il se prosterna contre terre, et par ses gestes, ainsi que par la chaleur de ses paroles, il montrait beaucoup d’humilité, son zèle hospitalier et son extrême sollicitude. S’étant prosterné contre terre, il dit : Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant toi, ne passe point devant ton serviteur. Comment pourrait-on louer dignement ce juste ? et comment des milliers de bouches suffiraient-elles pour faire son éloge ? Le mot de Seigneur n’a rien d’extraordinaire ; mais dire : Si j’ai trouvé grâce devant toi, voilà qui est étrange. Il leur dit : C’est moi qui suis l’obligé et non le bienfaiteur. Telle est la véritable hospitalité : elle a tant d’ardeur, qu’elle croit recevoir plutôt que donner. Que personne ne songe à diminuer la vertu du juste, et ne suppose qu’en parlant ainsi il savait qui étaient ces voyageurs : en effet, s’il l’avait su, ces paroles, comme on l’a dit souvent, n’auraient eu rien d’extraordinaire ; mais, ce qui les rend extraordinaires et admirables, c’est qu’il croyait les adresser à des hommes.

Ne vous étonnez pas qu’en voyant trois voyageurs, le juste parle comme à un seul et dise : Seigneur. C’est sans doute que l’un d’eux paraissait supérieur aux autres, et c’est à lui qu’il s’adresse. Ensuite il continue en parlant d’une manière plus générale, et dit : Qu’on prenne de l’eau et qu’on lave vos pieds ; et aussi : Rafraîchissez-vous sous cet arbre, vous mangerez du pain et vous continuerez le chemin qui vous a fait passer devant votre serviteur. Vous voyez que sans savoir qui ils sont, il leur parle comme à des voyageurs ordinaires, les engage tous ensemble et s’appelle deux fois leur serviteur. Voyez aussi comme il les prévient de la simplicité de sa table, ou plutôt de son abondance. Qu’on prenne de l’eau et qu’on lave vos pieds, et rafraîchissez-vous sous cet arbre. Comme vous êtes fatigués et que vous avez supporté une grande chaleur, daignez entrer chez votre serviteur. Voilà ce que je puis faire pour vous. Je peux seulement vous procurer de l’eau pour laver vos pieds pendant que vous vous reposerez sous cet arbre. Ensuite il leur donne une idée de sa table. Ne croyez pas, dit-il, qu’elle soit splendide, qu’il y ait une foule de mets et d’assaisonnements : vous mangerez du pain, et vous continuerez le chemin qui vous a fait passer devant votre serviteur.

5. Voyez de combien de manières il cherche à retenir ces voyageurs par ses actions, ses paroles, et tous ses efforts. D’abord il se prosterne devant eux, ensuite il les appelle seigneurs et lui-même serviteur : puis il leur dit ce qu’il va faire pour eux, mais sans se vanter et en montrant que c’est peu de chose. J’ai, dit-il, de l’eau pour laver vos pieds, du pain et un abri sous cet arbre. Ne dédaignez pas ma tente, ne méprisez pas ma vieillesse, ne repoussez pas ma demande. Je sais quelle fatigue vous avez subie, je devine quelle chaleur vous avez éprouvée ; aussi je veux vous soulager un peu. Le père le plus tendre montre-t-il à son fils autant de bonté que le patriarche en montrait à : des étrangers inconnus et qu’il n’avait jamais vus. Comme il fit preuve de beaucoup de zèle et d’activité, il réussit dans sa poursuite et parvint à prendre sa proie dans ses filets. Et ils dirent : Nous ferons comme tu as dit. Le vieillard se trouva rajeuni. J’ai, dit-il, un trésor sous la main ; j’ai gagné une fortune, je ne songe plus à ma vieillesse. Voyez comme il se réjouit d’une pareille circonstance ; il saute presque de joie et il est aussi heureux que s’il tenait dans ses mains toutes les richesses du monde. Abraham s’en alla en hâte dans la tente. Quand il allait les guetter, l’Écriture sainte nous montre sa joie et son empressement, en nous disant : Il courut à leur rencontre. Maintenant qu’il a vu ces voyageurs et' qu’il a obtenu ce qu’il désirait, son ardeur ne s’affaiblit pas ; elle devient, au contraire, plus ardente quand il est certain d’avoir réussi. Il nous arrive souvent d’être tout de feu en commençant ; mais, quand l’affaire est en train, nous nous relâchons. Tel n’était pas le juste. Que fait-il ? Il se hâte et s’empresse de nouveau ; tout vieux qu’il est, il court dans la tente chercher Sarra, et lui dit : Dépêche-toi et prends trois mesures de fleur de farine. Voyez comment il prend Sarra pour complice de sa chasse, et comment il lui apprend à imiter sa vertu. Il l’excite à faire promptement son devoir, et lui dit : Dépêche-toi. Une heureuse aventure nous est survenue ; ne perdons pas cette bonne occasion : Dépêche-toi et prends trois mesures de fleur de farine. Comme il savait l’importance d’une œuvre de cette nature, il voulait faire partager la récompense à la compagne de sa vie. Pourquoi, dites-moi, ne donna-t-il cet ordre à aucune de ses servantes ; mais à sa femme, si avancée en âge, car elle avait quatre-vingt-dix ans ? Du reste, Sarra ne résiste pas à cet ordre et montr6la même joie. Maris et femmes, retenez bien cela. Que les maris habituent leurs femmes, s’il se présente quelque gain spirituel, à ne pas agir par leurs domestiques, mais à tout faire par elles-mêmes ; que les femmes s’empressent à aider leurs maris dans leurs bonnes œuvres, et ne rougissent pas d’exercer l’hospitalité et d’en accomplir tous les devoirs ; qu’elles imitent la vieillesse de Sarra, qui se chargeait, à son âge, d’un pareil travail avec plaisir et remplissait l’office des servantes.

Mais je sais que presque personne ne m’écoutera. Maintenant, tout le monde fait le contraire, la mollesse des femmes est extrême et elles mettent tous leurs soins dans les beaux habits, dans les parures d’or, les colliers, le luxe extérieur, sans songer le moins du monde à leur âme. Elles n’entendent pas la voix de saint Paul qui leur crie : Qu’elles n’aient point de cheveux frisés, d’or, de perles, ni d’habits somptueux. (1Ti 2,9) Vous voyez que cette âme, qui touchait le ciel, n’a pas dédaigné de vous parler de frisure : il avait raison, car il s’inquiétait de tout ce qui pouvait servir à l’âme. Il savait que la parure est ce qui nuit le plus à l’âme ; aussi ne craint-il pas de donner les meilleurs conseils aux personnes qui ont cette faiblesse ; il leur dit : si vous voulez vous parer, prenez la véritable parure, celle qui convient aux femmes pieuses, celle des bonnes œuvres. C’est elle qui fait l’ornement de l’âme, qu’aucune ordonnance ne peut réprimer, qu’aucun voleur ne peut ravir et qui reste toujours inaltérable. La parure extérieure engendre mille maux : je ne parle pas seulement de ceux de l’âme, l’arrogance qui en résulte, le mépris du prochain, l’orgueil de l’esprit, la corruption du cœur, une foule de plaisirs défendus ; mais ces toilettes splendides peuvent être dérobées par les domestiques ou pillées par les voleurs ; elles vous exposent à des accusations calomnieuses, enfin on n’y trouve que des peines infinies et des amertumes perpétuelles. Telle n’était pas Sarra qui possédait la véritable parure-; aussi fut-elle digne du patriarche : il s’empressa et courut dans la tente ; elle s’empressa d’accomplir son ordre et prit trois mesures de fleur de farine. Comme il y avait trois hôtes, le juste avait dit de prendre trois mesures pour faire promptement les pains. Après cet ordre, il courut aussitôt vers les bœufs. Quelle jeunesse dans cette vieillesse ! quelle énergie dans cette âme ! Il court aux bœufs et n’y laisse aller aucun de ses serviteurs : dans sa conduite tout fait voir à ses hôtes de quel plaisir il était pénétré, combien il appréciait leur présence et quel trésor c’était pour lui qu’un tel honneur. Il prit un veau tendre et délicat. Ainsi, il fait son choix lui-même, il confie l’animal à un serviteur qu’il engage à se presser, pour servir le plus tôt possible.

6. Voyez avec quelle rapidité, quel zèle ardent, quelle joie, quel bonheur, quel plaisir il fait tout cela. Le vieillard ne se repose pas et fait de nouveau l’office de serviteur. Il prit du beurre, du lait et le veau qu’il avait tué et leur servit tout cela. Ainsi il fait tout et sert tout lui-même. Et il ne s’est pas trouvé digne de s’asseoir avec eux, mais pendant que ceux-ci mangeaient il restait debout près de l’arbre. O culte de l’hospitalité ! ô excès d’humilité ! ô piété parfaite ! ce centenaire restait debout pendant leur repas. Il me semble que son ardeur et son zèle ont suppléé à sa faiblesse et 1ui ont donné de la force. Souvent, en effet, l’excitation d’une âme énergique triomphe de la faiblesse du corps. Ainsi le patriarche restait debout comme un serviteur, regardant comme un grand honneur de servir ses hôtes et de soulager les fatigues de leur voyage. Voyez jusqu’où allait l’hospitalité du juste ! Ne vous dites pas seulement qu’il leur avait offert des pains et un veau ; remarquez encore avec quelle humilité et quel respect il pratique l’hospitalité. Il ne faisait pas comme ceux qui, s’ils accueillent des hôtes, en tirent vanité et méprisent même ceux qu’ils ont reçus, parce qu’ils ont pourvu à leurs besoins. Cela ressemble à ce que ferait un homme qui recueillerait et amasserait des richesses, et qui, tout à coup, jetterait à pleines mains tout ce qu’il aurait gagné. Celui qui rend un service avec orgueil et qui croit donner plus qu’il ne reçoit, celui-là ne sait ce qu’il fait : il perd tout ce qu’il en pouvait attendre. Mais le juste sachant ce qu’il faisait montrait en tout sa bonne volonté.

Après avoir répandu avec joie et abondance cette semence d’hospitalité, il en recueillit aussitôt une copieuse moisson. Quand il eut fait tout ce qui dépendait de lui, sans manquer à rien et qu’il eut accompli tous les devoirs de l’hospitalité, et montré jusqu’où allait sa vertu ; alors, pour que le juste connût ceux qu’il avait reçus et tous les avantages qu’entraîne l’hospitalité, son visiteur se dévoile et lui montre peu à peu toute l’étendue de sa puissance. Car le voyant debout près du chêne, en signe d’honneur et de respect pour ses hôtes, il lui dit : Où est Sarra ton épouse ? Cette question montre aussitôt que ce n’est pas le premier venu, puisqu’il sait le nom de cette femme. Abraham répond : la voici dans la tente. Comme l’hôte va lui promettre, étant Dieu lui-même, des événements surnaturels, cette promesse, jointe à la connaissance qu’il avait du nom de Sarra fut une preuve que cet hôte reçu sous la tente était supérieur à l’humanité. Je reviendrai ici dans un an à la même époque, et Sarra ta femme aura un fils. Voyez les fruits de l’hospitalité, la récompense de la bonne volonté, la compensation des peines de Sarra. Celle-ci écoutait près de la porte de la tente derrière laquelle elle se tenait. Et ayant entendu cela, elle rit en elle-même, disant : cela ne m’est pas arrivé jusqu’à présent et mon seigneur est vieux. Pour excuser Sarra, l’Écriture sainte nous a d’abord avertis que Abraham et Sarra étaient avancés dans leurs jours ; et de plus elle ajoute : Sarra n’avait plus ce qu’ont les femmes. La fontaine était desséchée, l’œil avait perdu la lumière, l’organe était désormais impuissant. Sarra considérant tout cela, songeait à son âge et à la vieillesse du patriarche. Mais pendant qu’elle réfléchissait ainsi dans la tente, Celui qui connaît les secrets du cœur, voulant montrer toute sa puissance et faire voir qu’il n’y avait rien de caché pour lui, dit à Abraham : Pourquoi Sarra a-t-elle ri en elle-même, disant est-il vrai que j’enfanterai, moi qui suis si vieille ? En effet, voilà ce qu’elle pensait Est-il rien, dit-il, d’impossible à Dieu ? Ici le visiteur se dévoile ouvertement. Vous ne savez pas, dit-il, que je suis le Maître tout-puissant de la nature, que je puis, si je le veux, ranimer des entrailles desséchées et les rendre fécondes. Rien n’est impossible à Dieu. N’est-ce pas moi qui fais et transforme tout ? ne puis-je pas donner la vie et la mort ? Est-il rien d’impossible à Dieu ? ne l’ai-je pas déjà promis ? mes paroles manquent-elles jamais de s’accomplir ? Écoute maintenant : dans un an je reviendrai à pareille époque et Sarra aura un fils. Lorsque je reviendrai à pareille époque, Sarra aura appris par l’événement même que sa vieillesse et sa stérilité n’étaient pas des obstacles : ma parole ne pouvait être vaine, et cette naissance lui prouvera mon pouvoir. Du reste, quand elle vit que ses pensées même ne pouvaient rester cachées, elle nia, en disant : je n’ai pas ri ; car la frayeur lui avait troublé l’esprit. Aussi l’Écriture attribue tout à s faiblesse, et dit : elle fut effrayée. Mais 1e patriarche lui répond : non, mais tu as ri. Ne crois pas, lui dit-il, quoique tout se soit passé dans ton esprit, et que tu n’aies ri qu’en toi-même, ne crois pas échapper au pouvoir de notre hôte. Aussi ne va pas nier ce que tu as fait, n’aggrave pas ta faute. L’hospitalité que nous avons exercée aujourd’hui nous sera bien avantageuse.

7. Imitons-le tous, et mettons un grand zèle à pratiquer l’hospitalité, non pas dans le seul but d’en recevoir une rémunération passagère et corruptible, mais pour être récompensés par des biens éternels. Si nous le faisons, nous recevrons ici-bas le Christ, et lui-même nous recevra dans les demeures qu’il a préparées à ses élus, où il nous dira : Venez, vous qui êtes bénis par mon Père, et recevez le royaume que je vous ai préparé depuis l’origine du monde. (Mat 25,34-36) Pourquoi et par quelle raison ? J’avais faim et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli ; j’étais prisonnier et vous m’avez visité. Quelle difficulté y a-t-il à tout cela ? Nous a-t-il dit de faire des enquêtes et de rechercher ceux que nous devions soulager ? Fais ce qui dépend de toi ; dit-il, si vil et si abject que te paraisse l’indigent ; je prends pour moi ce qui est fait pour eux. Aussi a-t-il ajouté : Ce que vous avez fait pour le moindre de vos frères, vous l’avez fait pour moi. (Id 5,40)

Puisque l’hospitalité offre de tels avantages, ne la dédaignons pas, mais cherchons à en trouver chaque jour l’heureuse occasion ; sachant que Notre-Seigneur considère la bonne volonté plutôt que la quantité des mets ; le bon accueil, plutôt que la magnificence de la table ; un mot de charité d’un cœur sincère, plutôt que des protestations verbeuses. Voilà pourquoi le Sage dit : la parole vaut mieux que le présent. (Ecc 18,16) Souvent un mot de bonté touche plus l’indigent que le bienfait lui-même. Puisque nous le savons, ne soyons pas désagréables à ceux qui : nous approchent ; si nous pouvons adoucir leur misère, faisons-le de bonne grâce et de, bon cœur pour qu’ils reçoivent encore plus que nous ne donnons : si cela nous est impossible, ne les affligeons pas ; soulageons-les, du moins en paroles, et rée pondons-leur doucement. Pourquoi repousser le pauvre avec rudesse ? Est-ce qu’il use de contrainte et de violence ? Il prie, il implore, il conjuré ; avec tout cela, on ne mérite pas d’outrages. Que dis-je, il prie ? il implore et demande mille faveurs pour nous, et tout cela pour une obole due nous ne lui donnons même pas. Quel pardon méritons-nous ? Quelle excuse donnerons-nous ? Chaque jour nous sommes à une table abondante où souvent nous dépassons le besoin, et nous ne voulons pas leur en abandonner la moindre chose quand nous obtiendrions ainsi des biens immenses. O déplorable négligence ! quelle perte nous faisons ainsi, quels gains nous laissons échapper ! Nous voyons fuir l’occasion que Dieu nous présentait pour notre salut, et nous n’y songeons pas ! Nous ne réfléchissons point au peu qu’il faudrait donner et à l’immensité des récompenses. Nous aimons à renfermer l’or dans des armoires pour que la rouille le consume ou que des voleurs le dérobent ; nous aimons mieux laisser nos habits de toutes couleurs se manger aux vers, et nous ne voulons même pas faire un bon usage de ceux qui ne peuvent plus nous servir en les donnant à ceux qui les garderaient pour nous, afin de nous mériter des biens ineffables. Puissions-nous les obtenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

QUARANTE-DEUXIÈME HOMÉLIE.

Ces hommes s’étant donc levés de ce lieu, tournèrent les yeux vers Sodome et Gomorrhe. (Gen 18,18)

ANALYSE.

  • 1. La vertu dépend de la volonté. Le secours de Dieu ne fait pas défaut à celui qui fait tout ce qui dépend de lui. – 2. On remédie plus facilement aux maux de l’âme qu’à ceux du corps. Dieu admet Abraham dans la confidence de ses desseins, tant il honore le juste. – 3-4. Le bruit des impuretés de Sodome est monté jusqu’à Dieu, qui vient les voir d’abord, pour les punir ensuite. Ne condamner personne sans l’entendre ; épargner la réputation du prochain. – 5. Les pécheurs qui n’auront subi aucune punition ici-bas, seront plus sévèrement punis dans l’autre monde. Dieu supporte les méchants à cause des justes. – 6-7. Exhortation morale.

1. La lecture d’hier nous a appris, mes bien-aimés, l’admirable manière dont ce juste exerçait l’hospitalité. Voyons aujourd’hui la suite des événements ; apprenons ce qu’il y avait dans ce patriarche, de bonté et d’affection compatissante ; car ce juste a possédé en perfection toutes les vertus. Il n’avait pas seulement pour lui la bonté, le respect des devoirs de l’hospitalité, l’affection qui compatit aux douleurs, mais de plus, il a montré toutes les autres vertus. S’il fallait prouver sa patience, vous verriez qu’il s’est élevé sur la plus haute cime du courage ; s’il fallait prouver son humilité, vous verriez encore que pour l’humilité il ne le cède à personne, qu’il surpasse tous les hommes ; s’il fallait prouver sa foi, c’est par là surtout, qu’il mérite plus que tous les hommes, un nom glorieux. Son âme est comme une image vivante où brille la diversité des couleurs de la vertu. Quand nous voyons un seul homme les réunir toutes en lui, quelle pourra être notre excuse à nous, qui en sommes si dépourvus que nous n’en pratiquons pas une seule ? ce n’est pas faute de pouvoir, mais faute de vouloir, que nous sommes ainsi dépourvus de tous les biens de l’âme ; et ce qui le démontre d’une manière manifeste, c’est qu’on trouve un grand nombre d’hommes de la même nature que nous, brillants de l’éclat de la vertu. Considérez ceci encore, que ce patriarche a vécu avant la grâce, avant la loi ; c’est de lui-même, par les seules ressources de sa propre nature, par la science qui était en lui, qu’il est parvenu à ce faîte de la vertu ; et c’est là ce qui nous enlève toute excuse. Mais, peut-être, dira-t-on, il a joui auprès de Dieu des plus grandes faveurs ; Dieu a pris de ce patriarche, de toutes ses affaires un soin tout particulier. Vérité que je reconnais ; mais, s’il n’avait pas été le premier à faire ce qui dépendait de lui, il n’aurait pas obtenu du Seigneur de si grands dons. C’est pourquoi ne remarquez pas seulement les dons qu’il a reçus, mais remarquez, observez bien chaque instant de sa vie, et vous verrez qu’il a été le premier à prouver sa vertu, et que c’est par là qu’il a mérité le secours divin. Nous avons souvent mis cette vérité sous vos yeux ; quand ce patriarche sortait de son pays, il n’avait pas reçu comme un héritage de ses ancêtres, la semence de la foi ; c’est de lui-même qu’il montra une âme remplie de l’amour de Dieu. Cet homme qui vient d’être transporté hors de la Chaldée, et qui reçoit tout à coup l’ordre de se diriger dans un autre pays, de préférer à sa patrie, une contrée étrangère, il n’hésite pas, il ne diffère pas ; aussitôt que l’ordre est donné, il l’accomplit, et cela sans savoir où s’arrêtera sa course errante ; et il fait diligence ; et il se presse, et il regarde des choses qui sont tout à fait incertaines comme certaines, parce que l’ordre de Dieu lui paraît toujours ce qui mérite avant tout d’être respecté.

Voyez-vous comme dès le commencement, dès les premiers préludes de sa vie, il contribue de ce qu’il a en lui, et mérite parce qu’il met du sien, d’obtenir chaque jour l’abondance des fruits du Seigneur. Faisons de même nous aussi, mes bien-aimés, si nous voulons jouir de la grâce d’en haut ; imitons le patriarche, n’hésitons pas à marcher où se montre la vertu ; pratiquons-la toujours, de manière à charmer cet œil qui ne connaît pas le sommeil, et à nous concilier la bienveillance qui décerne les larges salaires. Celui qui connaît nos secrètes pensées, en voyant que nous avons l’âme saine, que nous nous dépouillons avec ardeur pour les luttes de là vertu, nous fournit aussitôt la force qui vient de lui, qui rend nos fatigues légères, qui soutient notre infirmité, la réconforte et nous assure les glorieuses couronnes. Dans les joutes que l’on va voir à Olympie, certes on ne rencontre rien de pareil : le gymnasiarque est là, simple spectateur de ceux qui luttent, sans pouvoir les aider d’aucune manière ; il ne fait qu’attendre que la victoire se déclare. Notre-Seigneur, au contraire, n’agit pas de même ; il partage avec nous la lutte ; il nous tend la main à côté de nous, il combat aussi, et on dirait qu’il s’efforce par tous les moyens, de nous livrer notre adversaire ; qu’il fait tout pour nous assurer la supériorité dans le combat, la victoire, qui mettra sur notre tête la couronne qui ne se flétrit, pas. En effet, dit le texte : Tu mettras sur ta tête une couronne de grâces. Voyez encore : dans ces combats à Olympie, qu’est-ce que la couronne après la victoire ? quelques feuilles de laurier, quelques applaudissements, quelques cris du vulgaire, toutes choses qui, le soir, venant, se flétrissent et meurent. Mais la couronne ; comme récompense de la vertu et des sueurs généreuses, n’a rien de commun avec les choses des sens, avec les choses du siècle ; elle ne connaît pas la destruction comme nos corps ; couronne impérissable, immortelle, dont la durée s’étend à travers les siècles des siècles. Fatigue d’un instant bien court, récompense infinie, sur laquelle le temps ne peut rien, et qui ne se flétrit jamais. Et ce qui le prouve, voyez que d’années se sont passées, que de générations depuis qu’on a vu ce patriarche parmi les vivants ; et on croirait qu’il vivait hier, qu’il vit encore. Tel est l’éclat des couronnes que sa vertu lui a méritées ; et jusqu’à la consommation des temps, il est, pour tous les sages, le sujet d’un éternel enseignement.

2. Eh bien donc ! puisque telle est la vertu de cet homme, imitons-le, réveillons-nous ; il est bien tard, mais enfin reconnaissons la noblesse que nous portons en nous ; imitons le patriarche, pensons à notre salut ; appliquons tous nos soins, non seulement à la santé de notre corps, mais à guérir les diverses maladies de notre âme. Si nous voulons pratiquer la sagesse, si nous voulons nous réveiller, il nous sera plus facile de guérir les maladies de notre âme que celles de notre corps. Toutes les fois qu’une affection nous trouble, représentons-nous dans un saint recueillement, le jour du jugement redoutable ; ne nous contentons pas de regarder la volupté présente ; considérons les tortures dont elle sera suivie ; et aussitôt notre âme chassera, expulsera la volupté. Donc, plus de négligence ; comprenons bien que la vie est une lutte, un combat ; qu’il faut, comme dans une mêlée, que nous affrontions l’ennemi ; faisons-nous chaque jour une âme nouvelle ; rendons à notre âme sa jeunesse, retrempons sa vigueur ; méritons le secours d’en haut, qui nous donnera la force de briser aussitôt la tête du monstre, je veux dire de l’ennemi de notre salut. C’est le Seigneur lui-même qui nous a fait cette promesse : Vous voyez que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds les serpents et les scorpions, et toute la puissance de l’ennemi. (Luc 10,19) Soyons donc vigilants, je vous en conjure, suivons les traces de ce patriarche qui nous mène à la vertu, afin de mériter les mêmes couronnes, de nous réunir dans son sein, de fuir la gêne éternelle, d’obtenir les biens ineffables. Mais maintenant, pour rendre votre émulation plus active, pour vous provoquer davantage à imiter ce juste, voyons, mes bien-aimés, nous allons vous entretenir encore de son histoire ; attaquons la suite des événements. Donc, après cette large et généreuse hospitalité qu’il pratiqua, non pas en servant à ses hôtes des mets somptueux se succédant sans relâche, mais en leur montrant le généreux empressement de son cœur, il reçut aussitôt le salaire de l’hospitalité ; il apprit quel était ce personnage qu’il voyait en sa présence, et combien grand était son pouvoir. Les hôtes se retirent, se préparant à renverser Sodome ; le patriarche les suit, les accompagne pour leur faire honneur, dit le texte ; voyez la clémence du Seigneur, combien est grande son indulgence et sa bonté. Il honore le juste, et en même temps, il met à découvert la vertu cachée de son âme. Ces hommes s’étant donc levés, dit le texte, de ce lieu, ils tournèrent les yeux vers Sodome et Gomorrhe.

C’est des anges qu’il est question. Dans le lieu dont il s’agit, dans la tente d’Abraham, parurent, en même temps, et des anges et leur Seigneur, Dieu. Ensuite, ces anges furent envoyés comme des ministres pour renverser ces villes ; mais le Seigneur demeura, et, comme un ami qui converse avec un ami, il confia à Abraham ce qu’il était sur le point de faire. De là vient qu’après le départ des anges Alors, dit le texte, le Seigneur dit : Je ne cacherai pas à Abraham, mon serviteur, ce que je vais faire. (Id 17) Grande condescendance de la part de Dieu ; honneur pour le juste, honneur insigne au-dessus de tout discours. Voyez en effet, comme il lui adresse la parole. On dirait un homme parlant à un homme. Dieu nous montre par là de quel honneur il juge digne les hommes vertueux ; et ne croyez pas que cet honneur insigne, accordé à l’homme juste, ne soit qu’un effet de la Divine Bonté ; remarquez : la sainte Écriture nous enseigne que le juste lui-même est la première cause de l’honneur qui lui est fait, parce qu’il a accompli, avec un grand zèle, les commandements divins. En effet, une fois que Dieu a dit : Je ne cacherai pas à Abraham, mon serviteur, ce que je ferai, il ne dit pas tout de suite ce qui arrivera. Or, il était conséquent de ménager une transition pour ne pas dire brusquement qu’il allait incendier Sodome. Attention ! ne passons pas ici légèrement, il n’y a pas une syllabe, pas une lettre dans la divine Écriture qu’il faille passer légèrement. Quel honneur, dites-moi, pour Abraham, dans ces paroles que Dieu prononce : Abraham, mon serviteur ! Quelle affection, quelle tendresse ! Voilà ce qui rehausse le plus l’honneur fait au juste, ce qui donne le plus de prix à cet honneur. Ensuite, comme je viens de le dire, après que le Seigneur a dit : Je ne cacherai pas, il ne dit pas tout de suite ce qui allait arriver, mais que dit-il ? Pour nous apprendre que ce n’est pas sans raison, à la légère, qu’il lui montre tant d’affection, Dieu dit : Abraham doit être le chef d’un peuple très-grand et très-nombreux, et toutes les nations de la terre seront bénies en lui. Car je sais qu’il ordonnera à ses enfants, et à toute sa maison, après lui, de garder les voies du Seigneur et d’agir selon l’équité et la justice, afin que le Seigneur accomplisse en faveur d’Abraham tout ce qu’il lui a promis. (Id 18, 19) Ah ! quelle grandeur de la bonté du Seigneur ! comme il était sur le point de détruire Sodome, il commence par rassurer le patriarche ; il lui inspire la confiance, il lui promet une très-grande bénédiction ; il lui annonce que lui-même sera le père d’un grand peuple ; il lui apprend que ce sera là la récompense de sa piété. Considérez, en effet, combien est grande la vertu du patriarche, puisque Dieu dit de lui : Je sais qu’il ordonnera à ses enfants de garder les voies du Seigneur. C’est là un grand accroissement ajouté à la vertu. En effet, il n’est pas récompensé seulement pour la vertu qu’il a pratiquée lui-même ; mais, comme il l’a recommandée à ses enfants, il est récompensé encore à ce titre, et largement, et c’est avec raison, puisqu’il est devenu, pour tous les descendants, le maître, le docteur de la vertu. En effet, celui qui donne les commencements, qui fournit les prémices, est aussi la cause de ce qui se produit plus tard.

3. Et voyez la bonté du Seigneur : il ne le récompense pas seulement pour sa vertu passée, mais encore pour sa vertu à venir. Car je sais, dit le texte, qu’il ordonnera à ses fils. Je connais par avance, dit-il, l’âme de cet homme juste ; voilà pourquoi je le récompense aussi par avance. Dieu connaît, en effet, les secrètes pensées de nos cœurs ; et quand il voit que nous n’avons que des pensées sages, que notre âme est saine, il nous tend la main ; avant le travail, il nous récompense, afin de nous encourager. Vous verrez que c’est la conduite qu’il tient à l’égard de tous les justes. Il connaît la faiblesse de la nature humaine ; il ne veut pas que l’homme se décourage dans les difficultés, et, au milieu des fatigues, il lui apporte son secours, et il lui donne les récompenses qu’il lui réserve, afin de soulager sa fatigue, et de raviver son zèle. Car je sais, dit le texte, qu’il ordonnera à ses fils, et ils garderont les voies du Seigneur. Il ne prédit pas seulement la vertu du père, il ordonnera, mais aussi la vertu des enfants, et ils garderont les voies du Seigneur ; montrant, par là, Isaac et Jacob ; les voies du Seigneur, c’est-à-dire les préceptes et les commandements. De telle sorte qu’ils vivront selon l’équité et la justice  : préférant la justice à tout, s’abstenant de toute injustice. La justice, en effet, c’est la plus grande de toutes les vertus ; voilà pourquoi se réaliseront toutes les choses prédites par le Seigneur.

Ce n’est pas tout, je crois que le texte veut insinuer encore une autre pensée, quand il dit : Abraham doit être le chef d’un peuple très-grand et très-nombreux. C’est comme s’il disait : Toi, qui embrasses la vertu, qui te soumets à mes ordres, qui montres ton obéissance, tu seras le chef d’un peuple très-grand et très nombreux ; mais ces impies qui habitent le pays de Sodome, périront tous. Car, de même que la vertu opère le salut de ceux qui la pratiquent ; de même la malignité leur attire la mort. Maintenant, après ces bénédictions, après ces éloges pour inspirer de la confiance à l’homme juste, il commence ce qu’il voulait dire, et il dit : Le cri de Sodome et de Gomorrhe s’augmente de plus en plus, et leur péché est monté jusqu’à son comble. Je descendrai et je verrai si leurs œuvres répondent à ce cri qui est venu jusqu’à moi, pour savoir si cela est ainsi, ou si cela n’est pas. (Id 20, 21) Paroles terribles : Le cri, dit-il, de Sodome et de Gomorrhe. D’autres villes aussi ont péri en même temps, mais c’étaient là les plus célèbres ; pour cette raison il les nomme seules. S’augmente de plus en plus, et leur péché est monté jusqu’à son comble. Voyez que de maux amoncelés. Il ne s’agit pas ici seulement de beaucoup de clameurs et de cris, mais de l’excès de l’iniquité ; car ces paroles : Le cri de Sodome et de Gomorrhe s’augmente de plus en plus, signifient, je crois que les habitants, outre cette perversité inexprimable, impossible à excuser qui a flétri leur nom, commettaient encore mille autres actions coupables ; que les plus forts s’entendaient pour écraser les plus faibles ; les riches pour écraser les pauvres. Ce n’était pas seulement un grand cri de douleur, mais leurs péchés n’étaient pas des péchés ordinaires, ils étaient grands, ils étaient énormes ; car ces hommes avaient imaginé une étrange manière de transgresser toutes les lois, des nouveautés incroyables dans des commerces criminels. Et tel était l’entraînement de la corruption, que tous étaient remplis de toute espèce de vices, qu’il n’y avait plus d’espoir de les corriger ; il ne restait plus qu’à les faire disparaître, qu’à les supprimer. Leur maladie était incurable ; les médecins n’y pouvaient rien. Le Seigneur ensuite veut montrer aux hommes, que, si grands, si manifestes que soient les péchés, la sentence toute fois ne doit pas être prononcée avant que la preuve ait été faite en toute évidence. De là ces paroles : Je descendrai donc, et je verrai si leurs œuvres répondent à ce cri, qui est venu jusqu’à moi ; je descendrai pour voir si cela est ainsi, ou si cela n’est pas.

Que signifient ces paroles ? Pourquoi cette réserve : Je descendrai, dit-il, et je verrai ? Le Dieu de l’univers se transporte-t-il donc d’un lieu dans un autre ? Loin de nous cette pensée ! Ce n’est pas là ce qu’il veut faire entendre ; mais, comme je l’ai dit, il veut, dans un langage approprié à la grossièreté de notre esprit, nous apprendre qu’il faut beaucoup de soin en ces sortes de choses ; que les pécheurs ne doivent pas être condamnés seulement par ouï dire ; que la sentence ne doit être portée qu’après que la preuve a été faite. Écoutons cette leçon, tous tant que nous sommes. Elle ne regarde pas seulement les juges qui siègent sur leur tribunal ; ils ne sont pas seuls soumis à cette loi, mais personne parmi nous, ne doit, sur une accusation sans preuve, condamner le prochain. Voilà pourquoi le bienheureux Moïse, inspiré de l’Esprit-Saint, nous donne cet avertissement : Vous ne recevrez point une parole vaine. (Exo 23,1) Et le bienheureux Paul écrivait : Pourquoi juges-tu ton frère ? (Rom 14, 10) ; et le Christ, en donnant ses préceptes à ses disciples, et faisant la leçon à la multitude des Juifs, à leurs scribes et à leurs pharisiens Ne jugez point, leur disait-il, afin que vous ne soyez point jugés. (Mat 7, 1) Pourquoi donc, dit-il, avant le temps, te saisis-tu de la prérogative du juge ? Pourquoi fais-tu venir d’avance le jour de la suprême épouvante ? Tu veux exercer les fonctions de juge ? Sois donc ton juge à toi-même, le juge de tes fautes. Personne ne t’en empêche ; par là tu corrigeras tes péchés, et il n’y aura pour toi aucun inconvénient. Que si, négligeant tes propres affaires, tu trônes et juges les autres, c’est que tu ne sens pas que tu rends plus lourd, pour toi, le fardeau de tes péchés. C’est pourquoi, je vous en prie, rejetons bien loin de nous l’habitude de condamner les autres. Sans doute vous n’êtes pas officiellement un juge ; mais vous vous êtes fait juge par la pensée ; et vous êtes tombé sous le coup du péché, lorsque, sans aucune preuve, et souvent sur un simple soupçon et sur une accusation sans valeur, vous portez une condamnation. Aussi, le bienheureux David s’écriait : Je persécutais celui qui médisait en secret de son prochain. (Psa 101,5)

4. Voyez-vous la perfection de la vertu ? non seulement il n’accueillait pas les paroles, mais il chassait loin de lui celui qui voulait médire de son frère. Eh bien ! donc, nous aussi, si nous voulons diminuer le nombre de nos péchés, observons ; avant toutes choses, cette règle ; ne condamnons pas nos frères, n’accueillons pas leurs détracteurs, ou plutôt, imitant le Prophète, chassons-les, montrons-leur toute notre aversion. C’est là, je crois, ce qu’insinuait le prophète Moïse, en disant : Vous ne recevrez point une parole vaine. Voilà aussi pourquoi le Seigneur, en cette occasion, a employé un langage approprié à la grossièreté de notre esprit, et cela pour le plus grand profit de nos âmes. Il dit en effet : Je descendrai et je verrai. Pourquoi donc ? il avait besoin de connaître ? Il ne savait pas la grandeur des péchés ? ii ignorait que la corruption était impossible à corriger ? Loin de nous cette pensée. Mais, c’est comme une justification qu’il apporte à ceux qui auraient plus tard l’audace de l’accuser. II montre l’obstination dans le vice, le manque absolu de vertu, la grandeur de sa patience. Peut-être y a-t-il encore un autre dessein : il veut fournir, au juste, l’occasion de faire paraître sa miséricorde, sa bonté, son affection pour les autres hommes. Les anges en effet, je vous l’ai dit, étaient partis pour Sodome ; le patriarche était resté en la présence du Seigneur : Et s’approchant, dit le texte, Abraham lui dit : Perdrez-vous le juste avec l’impie ? (Id 23) O confiance de l’homme juste ! Disons mieux, ô grandeur de sa miséricorde ! c’est comme un homme que le vin de la miséricorde enivre, et qui ne sait ce qu’il dit. Et la divine Écriture, nous montrant l’excès de sa crainte, le tremblement avec lequel il verse ses prières, dit : Et s’approchant, Abraham lui dit : Perdrez-vous le juste avec l’impie ? Que faites-vous, ô bienheureux patriarche ? est-ce que le Seigneur a besoin d’être prié par vous, pour ne pas commettre une injustice ? En vérité, gardons-nous de telles pensées. Quant à lui, il ne parle pas comme si le Seigneur était capable d’une telle action, mais c’est qu’il n’osait pas plaider ouvertement pour le fils de son frère. Il fait donc entendre, dans l’intérêt de tous, une prière commune, parce qu’il veut sauver celui-ci, avec les autres ; avec celui-ci, sauver aussi les autres ; et il commence son plaidoyer, et il dit : S’il y a cinquante justes dans cette ville, est-ce que vous les perdrez ? Ne pardonnerez-vous pas à la ville entière, à cause de cinquante justes, si on les y trouve ? Non, sans doute, vous êtes bien éloigné d’agir de la sorte ; de perdre le juste avec l’impie ; de confondre les bons et les méchants. Non, sans doute : vous, qui jugez toute la terre, vous ne feriez pas un jugement ? (Gen 18,24, 25) Voyez comme cette prière révèle la piété, l’amour de Dieu ; il reconnaît celui qui est le juge de la terre entière, et il le prie, pour que le juste ne périsse pas avec l’injuste. Alors le Seigneur, plein de douceur et de bonté, accepte sa demande et lui dit : Je fais ce que tu as dit, et je consens à ta demande : Si je trouve cinquante justes dans la ville, je pardonnerai, à cause d’eux, à toute la contrée ; j’accorderai cette grâce, dit-il, à cinquante justes, si on les trouve ; j’accorderai, aux autres, leur grâce ; j’accomplirai ce que tu demandes.

Mais voyons cet homme juste il s’enhardit, et, reconnaissant la clémence de Dieu, lui présente, de nouveau, une autre prière en ces mots : Maintenant que j’ai commencé à parler à mon Seigneur, moi, qui ne suis que terre et que cendre. (Id 27) Ne croyez 'pas, dit-il, Seigneur, que j’ignore qui je suis ; que je veuille dépasser la mesure ; abuser d’une si grande confiance ; je sais bien que je suis terre et cendre ; mais, de même que je sais cela, je sais, ce qui est pour moi manifeste aussi, je n’ignore pas l’abondance, la grandeur de votre clémence, la richesse de votre bonté ; je sais que vous voulez que tous les hommes soient sauvés. Car, après les avoir tirés du néant, après les avoir faits, comment voudriez-vous les perdre, n’était le grand nombre de leurs péchés ? C’est pourquoi je vous prie, et vous supplie encore : S’ils ne se trouvaient pas ait nombre de cinquante, s’ils n’étaient que quarante-cinq justes dans la ville ; est-ce que vous ne sauveriez pas la ville ? Et le Seigneur dit :Si on en trouve quarante-cinq, je ne la perdrai pas. Qui saurait dignement louer le Seigneur, le Maître de l’univers ; célébrer, comme il convient, tant de patience, tant d’indulgence ? Qui pourrait louer dignement ce bienheureux juste, qu’une telle confiance anime ? Et, dit le texte, Abraham lui dit encore : Si on y trouve quarante justes ? Et Dieu dit : Je ne perdrai point la ville si j’y trouve quarante justes. (Id 28, 29) Ensuite Abrabam ayant peur, pour ainsi dire, de lasser l’ineffable patience de Dieu, et craignant aussi, peut-être, que sa prière ne parût par hasard dépasser les justes bornes : Oserai-je, dit-il, Seigneur, parler encore ? Si on y trouve trente justes ? Il voit Dieu disposé à la miséricorde ; il cesse alors de diminuer graduellement ; il ne se contente pas de retirer cinq justes, il en supprime dix, et il continue ainsi son plaidoyer : Si on en trouve trente ? et le Seigneur dit : Je ne perdrai point la ville, si j’y trouve trente justes. Remarquez la constance d’Abraham ; on croirait qu’il est lui-même sous le coup de la sentence, à voir avec quelle chaleur il cherche à soustraire au châtiment le peuple de Sodome ; et il dit : Puisqu’il m’est permis de parler à mon Seigneur, si on y trouve vingt justes ?et Dieu dit : Je ne perdrai pas la ville, si j’y trouve vingt justes. (Id 30, 31) Au-dessus de tout discours, au-dessus de toute pensée, est la bonté du Seigneur. Qui de nous, au milieu des vices sans nombre qui le travaillent, voudrait, quand il condamne le prochain, qui lui ressemble, user d’une telle indulgence, d’une si affectueuse douceur ?

5. Cependant ce juste, qui voit que le Seigneur est riche en bonté, ne s’arrête pas là ; il recommence à parler : Seigneur, si je vous parlais encore une fois ? (Id 32) C’est qu’il voyait une patience ineffable, et il avait peur de provoquer contre lui l’indignation de Celui qu’il implorait ; donc il dit : Seigneur, si je… je suis téméraire ? Je montre, peut-être, trop peu de respect ? Je mérite, peut-être, une condamnation si je parle encore une fois ? Vous qui m’avez montré tant de bonté, encore une seule prière ; accueillez-la : Si, dans cette ville, on en trouve dix ? – et Dieu dit : je ne perdrai pas la ville si j’en trouve dix. Et, comme il avait commencé par dire : Si je vous parlais encore une fois : Le Seigneur, dit le texte, s’en alla après avoir cessé de parler à Abraham, et Abraham retourna, chez lui. (Id 33) Voyez-vous la complaisance du Seigneur, à s’abaisser à notre infirmité ? Voyez-vous la charité de l’homme juste ? Comprenez-vous la force de ceux qui marchent dans la voie de la vertu ? Si on trouve, dit-il, dix justes, par égard pour eux j’accorde, à tous, la rémission de leurs péchés. Avais-je tort de vous dire que tout cela se faisait, pour enlever à l’impudence des contradicteurs tout prétexte dans l’avenir ? Il ne manque pas en effet d’insensés, à la langue sans frein, pour critiquer le Seigneur, et qui osent dire : Pourquoi cet incendie de Sodome ? Si on les avait attendus, peut-être se seraient-ils convertis. Voilà pourquoi l’Écriture nous montre le débordement de la corruption, et, dans une si grande multitude, une, telle pénurie de vertu qu’il fallait un autre déluge, aussi énergique que le premier qui avait saisi la terre. Mais la promesse de Dieu est formelle ; un supplice de ce genre ne sera plus infligé. Voilà pourquoi Dieu invente un autre mode de châtiment, qui lui sert, à la fois, de punition pour ces infâmes, et d’éternel enseignement pour tous les âges à venir. Comme ils avaient bouleversé les lois de la nature, inventé des commerces étranges, contraires à toute loi, Dieu leur inflige un supplice, étrange comme leur iniquité ; il frappe de stérilité les entrailles de leur terre ; il laisse aux générations à venir un monument éternel, qui leur crie de ne pas recommencer les mêmes attentats, pour ne pas encourir la même expiation. Permis à qui voudra, d’aller voir ces lieux sinistres, d’entendre, pour ainsi dire, la terre même jetant un grand cri, de la voir, après tant d’années, montrant les traces de son supplice, qui, semble d’hier ou d’aujourd’hui, tant se manifeste encore aux yeux l’indignation du Seigneur. Aussi, je vous en conjure, que le supplice d’autrui nous serve à nous rendre la sagesse et la vertu.

Mais peut-être dira-t-on, eh bien ! pourquoi ont-ils été punis ? N’y a-t-il pas, de nos jours encore, un grand nombre de pareils criminels que l’on ne punit pas ? Oui, mais, l’antique supplice aggravera le châtiment de ceux qui renouvellent ces infamies. Si le sort des pécheurs d’autrefois ne parle pas assez haut pour nous corriger, si nous ne mettons pas à profit la patience de Dieu, considérez quelle rigueur nous ajoutons, pour nous-mêmes, à la flamme inextinguible ; quel ver cruellement rongeur nous nous apprêtons. Cependant, comme la grâce de Dieu permet qu’il y ait de nos jours encore un grand nombre d’hommes vertueux pour apaiser le Seigneur, ainsi que l’a fait alors ce patriarche ;. quelle que soit, quand nous nous replions sur nous-mêmes, quand nous voyons notre engourdissement, l’idée que nous concevons de l’étrange rareté de la vertu, il n’en est pas moins vrai que c’est ït la vertu de ces hommes que nous devons la patience manifestée par Dieu envers les autres. Vous faut-il une preuve, que nous devons à la faveur dont ces hommes jouissent auprès de Dieu, la patience qui nous supporte ? écoutez, dans notre histoire d’aujourd’hui, les paroles que le Seigneur adresse au patriarche : Si je trouve dix justes, je ne perdrai pas la ville. Et que parlé-je de dix justes ? On ne trouva pas, dans ce lieu, un seul homme, pur de la corruption, excepté Loth, le seul juste, et ses deux filles. Pour sa femme, par égard pour lui, peut-être, elle échappa au châtiment de la ville, mais ce fut pour subir bientôt la juste punition de son indolence. Il n’en est pas de même de nos jours, grâce à la miséricorde de Dieu ; aujourd’hui que la piété a grandi, un nombre considérable de personnes, même au milieu des villes, de personnes qu’on ignore, peuvent apaiser le Seigneur. Il en est d’autres, sur les montagnes, et dans les cavernes, et ces vertus de quelques saints peuvent couvrir la malignité des peuples. La bonté du Seigneur est grande, et souvent il accorde, même en faveur d’un petit nombre, le salut à des multitudes. Et que dis-je, à cause d’un petit nombre de justes ? Souvent, lorsqu’il ne se trouve pas dans la vie présente un juste, il regarde la vertu des morts, et il s’émeut pour les vivants, et sa voix leur crie : Je protégerai cette ville, à cause de moi, et de David, mon serviteur. (2Ro 19,34) Paroles qui reviennent à dire : quoiqu’ils soient indignes du salut, qu’ils n’aient aucun droit d’y prétendre, toutefois parce que j’aime la miséricorde, parce que je suis prompt à la piété, prompt à écarter le malheur, à cause de moi-même, et à cause de David mon serviteur, je les protégerai ; et celui qui est mort depuis tant d’années, est, pour eux, l’auteur du salut qu’ils avaient perdu par leur propre mollesse. Comprenez-vous la clémence du Seigneur ; l’estime qu’il fait des hommes vertueux ? il les honore, il les distingue, un seul à ses yeux, balance toute une multitude. Voilà pourquoi Paul, à son tour, disait : Ils étaient vagabonds, couverts de peaux de brebis, et de peaux de chèvres, abandonnés, affligés, persécutés, eux dont le monde n’était pas digne. (Heb 11,37-38) Le monde entier, dit-il, l’univers entier, ne mérite pas d’être comparé à ces vagabonds, qui vont de côté et d’autre, en proie aux afflictions, aux persécutions, montrant leur nudité, vivant dans des cavernes, tout cela pour Dieu.

6. Donc, mon bien-aimé, quand vous voyez un homme, des haillons sur le corps, mais dont l’âme s’est fait de la vertu, un manteau, ne méprisez pas ce qui se montre aux yeux ; reconnaissez le luxe de l’âme, la gloire du dedans ; attachez vos regards à la vertu resplendissante en lui. Tel était le bienheureux Élie, qui n’avait pour vêtement qu’une peau de mouton ; et la pourpre d’Achab avait besoin de cette peau de mouton. Voyez l’indigence d’Achab, et la richesse d’Élie ? Voyez, entre leur pouvoir, la différence. Cette peau de mouton a fermé le ciel, a défendu à la pluie de descendre ; la langue du prophète a été pour le ciel un frein ; et, pendant trois ans et six mois, il n’y a pas eu de pluie. Ce roi, au contraire, avec son manteau de pourpre, le diadème au front, allait partout, cherchant le prophète, et à ce roi son royal pouvoir ne servait Ae rien. Et maintenant, considérez la bonté du Seigneur. Comme il vit le zèle ardent de son prophète, et le rigoureux châtiment qui frappait toute la terre, pour le soustraire à ces douleurs, pour qu’il ne partageât pas la punition due à la malignité, il lui dit : Allez à Sarepta, chez les Sidoniens, là je commanderai à une femme veuve de vous nourrir. Élie aussitôt s’en alla à Sarepta. (1Ro 17,9, 10) Voyez, mon bien-aimé, la grâce de l’Esprit : hier, tout notre entretien a été consacré à l’hospitalité ; aujourd’hui cette veuve hospitalière sera le complément de notre discours. Et il alla, dit le texte, auprès de cette veuve, et il l’aperçut ramassant du bois, et il dit : donnez-moi un peu d’eau et je boirai ; cette femme obéit. Et il lui dit encore: Faites-moi des pains sous la cendre, et je mangerai. (Id 11) Cette femme lui découvre son extrême indigence, disons mieux, son ineffable opulence. Car la grandeur de sa pauvreté révèle la grandeur de ses richesses. Et elle lui dit : Votre servante n’a plus qu’une poignée de farine et un peu d’huile, dans un vase ; et nous mangerons, mes enfants et moi ; et nous mourrons. (Id 12) Paroles d’une tristesse touchante, qui attendriraient une pierre. Nous n’avons plus, dit-elle, aucun espoir de salut ; à nos portes, la mort ; nous n’avons plus, pour nous soutenir, que ce qui suffira, à peine, à mes enfants et à moi ; j’ai fait ce que je pouvais ; je vous ai donné de l’eau. Mais maintenant, voulez-vous comprendre tout ce qu’il y a, dans cette femme, de vertu hospitalière, et tout ce qu’il y a de sainte confiance, dans l’homme juste, voyez ce qui arrive. Quand le prophète eut bien tout reconnu (or rien ne se faisait, qu’afin de nous révéler la vertu de cette femme, car Dieu qui avait dit : Je commanderai à une femme de vous nourrir, c’était lui, qui, en ce moment opérait par l’entremise de son prophète), l’homme de Dieu dit : Faites pour moi d’abord, et je mangerai ; et ensuite, pour vos fils.

Écoutez toutes, ô femmes, vous chez qui les richesses abondent, et qui dépensez votre opulence à tant de choses inutiles, et qui, après avoir bien joui de vos frivolités, ne pouvez pas vous décider à donner deux oboles à l’indigent, ou à l’homme vertueux et pauvre, qui sous implore au nom de Dieu. Cette veuve ne possède rien de votre luxe ; elle n’a qu’une poignée de farine, et déjà elle croit assister à la mort de ses enfants. À ces mots du prophète : Faites pour moi d’abord, et ensuite pour vous et pour vos enfants, elle ne s’indigne pas, elle n’hésite pas, elle fait ce qui lui est commandé ; elle nous montre à tous, que nous devons préférer, à notre bien-être, le soin des serviteurs de Dieu ; que nous devons nous appliquer à mériter le salaire considérable dont nous serons récompensés quand nous aurons accompli ce devoir. Contemplez cette veuve ; pour une poignée de farine, pour un peu d’huile, quel grenier inépuisable elle s’est construit ! (1Ro 17,14) Après qu’elle eut nourri le prophète, elle vit que rien ne manquait, ni à sa poignée de farine, ni à l’huile qu’elle avait dans son vase ; et cependant la famine dévorait toute la terre. Or, voilà qui est un sujet d’admiration, d’étonnement, c’est que, dès cet instant elle n’avait plus que faire de se fatiguer ; elle trouvait toujours sous sa main, et la farine et l’huile ; elle n’avait pas besoin de cultiver les champs, d’associer les bœufs à ses travaux : pas besoin d’aucun autre labeur ; il lui était donné de jouir de cette merveilleuse abondance qui démentait la nature. Et il y avait un roi, couronne en tête, qui s’inquiétait, qui soutirait de la faim, tandis que cette veuve, privée de toutes ressources, mérita, pour avoir accueilli le prophète, et obtint un inépuisable trésor. Voilà pourquoi le Christ disait : Celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète, recevra la récompense du prophète. (Mat 10,41) Vous avez vu hier ce qu’a valu au patriarche l’hospitalité généreusement pratiquée par lui, et l’empressement et l’ardeur de son zèle ; voyez maintenant cette femme de Sidon, possédant tout à coup de grandes richesses ; c’est que la langue du prophète, qui commandait au ciel, fit en sorte que cette poignée de farine et ce vase d’huile devinssent des sources d’une intarissable richesse.

7. Hommes et femmes, imitons donc cette veuve ; je voudrais, oui, je voudrais vous conduire, vous élever jusqu’à ce prophète, vous enflammer de son zèle, vous inspirer le désir d’égaler sa vertu. Mais cette vertu vous paraît lourde à portes ; ce n’était pourtant qu’un homme, revêtu de chair comme nous, de la même nature que nous ; mais il contribua largement des ressources de son âme ; il sut ce que c’est que d’embrasser la vertu ; par là il obtint la grâce d’en haut. Tournons ailleurs nos regards en attendant ; imitons si vous voulez, cette femme, et par ce moyen, peu à peu nous parviendrons jusqu’à l’imitation du prophète. Imitons donc son hospitalité généreuse ; à l’avenir plus de prétextes tirés de notre indigence. Si indigent 'qu’on soit, on ne le sera jamais plus que cette femme, qui n’avait d’aliments que pour un jour, et qui, même dans cette extrémité, accorda au prophète, sans hésiter, ce qu’il lui demandait, s’empressa d’obéir, et tout de suite, reçut sa récompense. Car voilà la conduite de Dieu ; il donne beaucoup, après avoir peu reçu. Car enfin, parlez, je vous en prie, a-t-elle donné autant qu’elle a reçu ? Mais Notre-Seigneur ne regarde pas à – la quantité dans le don ; il ne voit que la munificence de la volonté. Voilà ce qui fait que de petites choses deviennent de grandes choses ; que souvent aussi, de grandes choses perdent tout leur prix, lorsque la vive ardeur de l’âme ne répond pas à la conduite. Voilà pourquoi cette veuve de l’Évangile, au milieu de tant de gens qui faisaient des offrandes, qui en apportaient tant dans le trésor, avec ses deux petites pièces de monnaie, a vaincu tous les riches. (Luc 21,3, 4) Elle ne donna pas plus que les autres, mais elle montra plus que les autres la libéralité de la volonté ; les autres, en effet, dit le Seigneur, faisaient l’aumône de leur superflu, cette veuve apporta tout ce qu’elle possédait, toute sa subsistance ; tout ce qui la faisait vivre, dit le texte, elle le jeta dans le trésor.

Eh bien ! sommes-nous vraiment des hommes ? imitons au moins ces femmes ; qu’il ne soit pas dit que nous ne les valons pas ; ne réduisons pas notre empressement à dépenser, pour nos jouissances particulières, tous ce que nous possédons ; sachons aussi montrer que nous prenons grand soin des indigents ; soignons-les avec ardeur, avec le zèle joyeux d’une affection sincère. Quand l’agriculteur jette les semences sur la terre, il ne le fait pas avec tristesse, mais gaiement et joyeusement, comme s’il voyait déjà les gerbes qu’il se promet, et il prend plaisir à jeter la semence dans le sein de la terre. Faites de même, mes bien-aimés, ne considérez pas seulement, ni le pauvre qui reçoit, ni la dépense que vous faites ; pensez donc que celui qui reçoit de vos mains, est un être visible, mais qu’il y en a un autre, qui regarde comme fait à lui-même ce que l’on fait au premier. Et cet autre n’est pas un personnage vulgaire, c’est le Maître du monde entier, le Seigneur de toutes les créatures, Celui qui a fait et le ciel et la terre. Et cette dépense produit de gros intérêts ; et, non seulement elle ne diminue pas votre avoir, mais elle l’augmente si vous avez la foi et l’allégresse de la charité ; je veux dire, ce qui est de tous les biens le principal ; ajoutez à ces revenus, à ces bénéfices que vous vaut votre dépense, ajoutez-y encore, que vos péchés vous sont pardonnés. Quel bien pourrait égaler celui-là ? Donc, si nous voulons devenir vraiment riches, ajouter à nos richesses la rémission de nos péchés, versons, dans les mains des indigents, tous nos trésors ; envoyons-les avant nous dans le ciel, où il n’y a ni voleur, ni larron, ni bandit perçant les murailles, ni serviteur infidèle, ni quoi que ce puisse être qui nous enlève notre richesse. Car de cet heureux séjour, n’approche aucun de tous ces dangers ; il suffit pour nous, de ne pas poursuivre la vaine gloire, mais de marcher, en suivant les lois du Christ, non pas pour obtenir les louanges des hommes, mais pour être loués par le commun Seigneur de tous les êtres ; pour qu’il ne soit pas dit que nous ne faisons que des dépenses sans aucun profit. Voulons-nous mettre nos richesses à l’abri de toutes les convoitises ? transportons-les au ciel, par les mains des pauvres. Ce n’est qu’un frivole désir de gloire qui les consume ; et comme la teigne et les vers rongent les tissus, ainsi fait la vaine gloire des richesses ; les richesses s’acquièrent par la miséricorde. C’est pourquoi, je vous en conjure, ne nous bornons pas à faire des aumônes, mais sachons prendre toutes nos précautions, pour nous assurer de grands biens, en échange de peu de chose, à la place du fragile, l’incorruptible, en retour de ce qui est temporaire, l’éternel ; et de plus, avec tous ces biens, la rémission de nos péchés, et le bonheur qu’aucune expression ne peut rendre ; et puisse-t-il devenir pour nous tous, notre partage, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père et à l’Esprit saint et vivifiant, la gloire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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