‏ Genesis 3

DIX-SEPTIÈME HOMÉLIE.

« Et ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour. » (Gen 3,8)

ANALYSE.

  • 1. L’orateur, après avoir expliqué qu’il ne faut point entendre ce passage dans un sens grossier et matériel, dit que le sentiment et le remords de leur péché, forcèrent Adam et Eve à se cacher, et il décrit éloquemment la force et la puissance de la conscience il montre ensuite la bonté du Seigneur qui, le premier, vient au-devant de l’homme coupable, et ne l’interroge que pour lui donner occasion de s’humilier, et d’obtenir son pardon. – 2.- 4. Il développe alors admirablement cette parole de Dieu : « Adam, où es-tu ? » et montre toute la faiblesse de l’excuse qu’il apporte, en rejetant la faute sur la femme. – 5. La question que le Seigneur adresse ensuite à celle-ci, et sa réponse qui accuse le serpent, fournit à l’orateur cette judicieuse réflexion qu’Eve était libre dans le consentement qu’elle a donné aux insinuations du serpent. – 6. Mais Dieu qui avait parlé avec bonté à Adam et à Eve, maudit le serpent, sans lui adresser la parole, pour lui témoigner toute son indignation, et mêle à cette malédiction la première révélation dit mystère de la rédemption. – 7.- 8. Il prononce ensuite à la femme l’arrêt qui la condamne aux douleurs de l’enfantement, et à la soumission envers l’homme ; et l’orateur met ici dans la bouche de Dieu un langage à la fois doux et sévère, rigoureux et paternel. – 9. Enfin, Adam lui-même entend sa sentence : la terre sera maudite en son œuvre ; il ne la rendra féconde qu’à la sueur de son front ; et cela durant tous les jours de sa vie, jusqu’à ce qu’il retourne en la poussière d’où il a été tiré. – 10. Après quelques réflexions sur cette sentence, et ses effets, l’orateur exhorte ses auditeurs à conserver le souvenir de ces grandes vérités, et à se rendre dignes, par leur conduite chrétienne, d’obtenir les biens éternels que le Fils de Dieu nous a mérités par le mystère de l’incarnation.

1. Je pense que hier je vous expliquai suffisamment et selon mes forces ce qui concerne l’arbre de la science du bien et du mal, en sorte que maintenant vous comprenez, mes très-chers frères, pourquoi l’Écriture lui donne ce nom. Je vais donc aborder la suite du récit de la Genèse, afin de vous faire mieux connaître encore l’ineffable bonté du Seigneur, et cette admirable providence avec laquelle il prend soin de tout ce qui nous concerne. Il avait, dans le principe, créé et disposé toutes choses pour que l’homme, cet être raisonnable sorti de ses mains, fût comblé d’honneurs ; et, voulant l’égaler aux anges, il lui avait formé un corps doué de gloire et d’immortalité. Toutefois il ne retira pas entièrement dé dessus lui sa miséricorde, lorsqu’il le vit transgresser ses ordres et braver les menaces qui devaient le retenir. Mais alors même, toujours semblable à lui-même, il se souvint que l’homme était sa créature. Quand le fils d’un patricien, oubliant son rang, se dégrade par ses vices, et du faîte des honneurs, tombe dans un profond avilissement, son père sent ses entrailles s’émouvoir ; mais toujours bon envers cet indigne enfant, il ne l’abandonne point et ne cesse de l’assister de ses secours et de ses conseils pour le retirer de l’abîme et lui rendre sa dignité première. Et de même, le Dieu bon et miséricordieux s’attendrit sur l’homme qui, avec son épouse, s’était laissé séduire par le démon et avait cru aux pernicieux conseils du serpent. Aussi le voyons-nous accourir vers lui comme un charitable médecin s’empresse auprès d’un malade dont les maux et la détresse réclament ses soins et son art.

Mais si nous voulons comprendre mieux encore toute l’étendue de cette bonté, il ne sera pas inutile de reprendre le passage qui vient d’être lu. Et ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour ; et Adam et son épouse se cachèrent parmi les arbres du jardin pour éviter la présence de Dieu. Ici, mes chers frères, il ne faut ni passer légèrement sur ces paroles, ni s’arrêter comme à l’écorce des mots ; mais nous devons considérer avec quelle condescendance l’Écriture se proportionne à notre faiblesse, et donner à ces paroles un sens digne de Dieu et de notre salut. Et, en effet, ces paroles prises à la lettre seraient indignes de Dieu, et n’offriraient-elles pas, je vous le demande, un sens absurde ? Car que lisons-nous dans ce passage de la Genèse ? Ils entendirent la voix du Seigneur, qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour, et ils se cachèrent. Que dites-vous, ô Moïse ? est-ce que Dieu marche ? croirons-nous qu’il ait des pieds, et n’aurons-nous de lui aucune idée plus sublime ? mais comment marcherait Celui qui remplit l’univers de sa présence ? et comment Celui dont le ciel est le trône et la terre le marchepied serait-il renfermé dans l’espace d’un jardin ? Il faudrait être insensé pour le dire. Que signifient donc ces paroles : Ils entendirent la voix du Seigneur, qui s’avançait dans le jardin, vers le milieu du jour ? Elles nous apprennent que le Seigneur voulut leur faire sentir leur faute en les amenant à une extrême angoisse d’esprit et de cœur. C’est ce qui arriva ; car ils furent tellement saisis de honte, qu’à l’approche de Dieu ils se cachèrent. Ils avaient donc, à la suite de leur péché et de leur désobéissance, connu le remords et la confusion.

Et, en effet, ce juge incorruptible, que nous nommons la conscience, se soulève contre l’homme et l’accuse à haute voix ; il lui met ses péchés devant les yeux et lui en représente toute la grièveté. Voilà pourquoi Dieu, en créant l’homme, établit au dedans de lui-même ce censeur qui ne se tait jamais et qu’on ne saurait tromper. Sans doute, on peut dérober ses fautes et ses crimes à la connaissance des hommes, mais il est impossible de les cacher à la conscience ; et, en quelque lieu que se transporte le coupable, il porte en lui-même cette conscience qui l’accuse, le trouble, le déchiré et ne se repose jamais. Elle s’attaque à lui dans l’intimité du foyer domestique, sur le forum et dans les réunions publiques, et le poursuit durant les festins, pendant son sommeil et à son réveil. Elle ne cesse ainsi de lui demander compte de ses fautes, et de lui en remettre sous les yeux la grièveté et le châtiment. Tel, un charitable médecin se rend assidu auprès d’un malade, et, malgré ses rebuts, persiste à lui offrir ses remèdes et ses bons offices.

2. Au reste, le principal devoir de la conscience est de nous rappeler nos fautes et de protester contre leur coupable oubli ; elle nous en présente donc le tableau, ne serait-ce que pour nous retenir et nous empêcher d’y retomber. Et cependant, malgré l’appui et le secours de la conscience, et malgré ses reproches violents et les remords qui déchirent notre tueur, et qui sont pour notre âme autant de cruels bourreaux, la plupart des hommes ne peuvent vaincre leurs passions ; aussi dans quel abîme ne tomberions-nous pas, si elle n’existait point ? Ce furent donc les reproches de la conscience qui révélèrent à nos premiers parents l’approche du Seigneur ; et soudain ils se cachèrent. Pourquoi le firent-ils ? je vous le demande. Parce que la conscience, comme un accusateur sévère, leur reprochait leur crime. Et en effet, ils n’avaient d’autre censeur, ni d’autre témoin de leur péché que celui qu’ils portaient en eux-mêmes ; toutefois aux reproches de la conscience se joignait encore la privation de la gloire qui les revêtait. Ainsi, le sentiment de leur nudité les avertissait de là grièveté de leur faute, et, parce qu’ils furent saisis de honte à la suite de leur grave désobéissance, ils tentèrent de se cacher. Ils entendirent, dit l’Écriture, la voix du Seigneur Dieu, qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour ; et Adam et son épouse se cachèrent parmi les arbres du paradis, pour éviter la présence de Dieu.

Rien n’est donc plus funeste que le péché, mes très-chers frères, car, dès que l’homme le commet, il le remplit de confusion, et il rend insensés ceux qui brillaient auparavant par la solidité du jugement. Eh ! voyez Adam ! c’est la conduite d’un insensé ; et cependant il était doué du don de prophétie et de cette haute sagesse qui avait éclaté dans ses œuvres. Mais il entend la voix du Seigneur qui s’avançait dans le jardin, et il se cache, ainsi que son épouse, parmi les arbres du paradis, pour éviter la présence de Dieu. N’est-ce pas là un trait véritable de folie ? Quoi ! Dieu est présent partout, il a tiré du néant toutes les créatures, et nulle n’est cachée à ses yeux ; il a formé le cœur de l’homme, et il en connaît toutes les secrètes affections ; il scrute les reins et les cœurs, et il pénètre jusqu’aux plus intimes pensées de l’âme. Et voilà celui aux regards duquel Adam et Eve tentent de se cacher. Mais ne vous en étonnez point, mon cher frère telle est la méthode du pécheur. Il sait bien qu’il ne peut éviter la présence de Dieu, et cependant il essaye de s’y soustraire.

La conduite de nos premiers parents eut aussi pour principe la honte qui les saisit, lorsque le péché les eut dépouillés de leur glorieuse immortalité. C’est ce que prouve le choix même de leur retraite, puisqu’ils se cachèrent parmi les arbres du paradis terrestre. Les serviteurs fripons ou paresseux cherchent, sous l’impression de la crainte et du châtiment, à se cacher dans tous les coins de la maison, quoiqu’ils sachent bien qu’ils n’éviteront point l’œil d’un maître irrité. Et de même Adam et Eve, ne sachant où se réfugier, couraient çà et là dans le paradis terrestre. Ce n’est pas non plus sans raison que l’Écriture désigne l’heure : Ils entendirent, dit-elle, la voix du Seigneur Dieu qui s’avançait dans le jardin, après le milieu du jour. Elle veut ainsi nous faire connaître l’extrême bonté du Seigneur. Il ne différa donc pas un seul moment à secourir l’homme pécheur, et, dès qu’il le vit tombé, il se hâta d’accourir ; du premier coup d’œil il sonda toute la profondeur de sa blessure, et pour en prévenir les suites et les progrès, il s’empressa d’y porter un bienfaisant appareil. C’est ainsi que sa bonté ne lui permit pas de laisser, même un seul instant, l’homme privé de tout secours.

L’ennemi de notre salut avait donné un libre cours à sa rage ; et parce qu’il enviait à l’homme les biens qu’il possédait, il lui avait tendu des pièges pour le faire déchoir de cet heureux état. Mais le Seigneur, dont la providence et la sagesse règlent nos destinées, a vu et la malignité du démon et la faiblesse de l’homme c’est cette faiblesse qui fit céder celui-ci aux insinuations de son épouse et tomber dans le honteux abîme du péché. Aussi le Seigneur paraît-il soudain, et, comme un juge bon et indulgent, il s’assoit sur son tribunal, qu’environnent la crainte et l’horreur, et il instruit l’affaire avec la plus grande attention. Il nous apprend ainsi à ne point condamner nos frères sans avoir bien examiné leur conduite.

3. Écoutons donc, s’il vous plaît, ce solennel interrogatoire les demandes du Juge et les réponses des coupables, la sentence qui les frappe, et la condamnation du tentateur qui leur a tendu ces perfides embûches. Mais apportez ici toute votre attention, et frémissez en assistant à ce jugement. Lorsqu’un juge mortel se place sur son tribunal, cite devant lui les coupables et les soumet à la torture, un frisson dé terreur saisit les spectateurs. Tous veulent entendre les demandes du juge et les réponses des accusés. Quelles seront donc nos pensées, lorsqu’en notre présence, le Dieu, créateur de l’univers, va entrer en jugement avec ses créatures ! Et toutefois vous observerez combien, même ici, la clémence divine l’emporte sur la sévérité des juges de la terre.

Le Seigneur Dieu appela donc Adam, et lui dit : Adam, où es-tu? Dans cette interrogation elle-même, nous trouvons une marque étonnante de la suprême bonté de Dieu ; non seulement il appelle Adam, mais il l’appelle lui-même, en personne : or c’est ce que dédaignent de faire les juges de la terre pour les coupables qui sont hommes comme eux et de la même nature qu’eux. Vous savez en effet que lorsqu’assis sur leur tribunal, nos juges font rendre compte aux malfaiteurs de leur conduite, ils ne leur adressent pas directement la parole, mais qu’ils se servent d’un intermédiaire qui communique à l’accusé les questions du jugé et au juge les réponses de l’accusé ; on en use ainsi à peu près partout pour faire sentir aux malfaiteurs jusqu’à quel point ils se sont dégradés en commettant le, crime. Dieu n’agit pas de même, il interroge directement : Le Seigneur Dieu appela donc Adam et lui dit Adam, où es-tu ? Ces quelques mots renferment une grande énergie de pensées. Car d’abord c’était en Dieu une immense et ineffable bonté quo d’appeler lui-même ce grand coupable qui rougissait de honte, et qui n’osait ni ouvrir la bouche, ni : articuler une seule parole. Oui, l’interroger, et lui donner ainsi l’occasion d’implorer son pardon, atteste une infinie miséricorde. Adam, où es-tu ? Oh ! que cette seule question est à la fois pleine de force et de douceur ! C’est comme si Dieu lui eût dit : Qu’est-il donc arrivé ? Je t’avais laissé dans un état, et je te retrouve dans un autre. Je t’avais laissé revêtu de gloire, et je te retrouve dans une honteuse nudité. Adam, où es-tu ? quelle est donc la cause de ton malheur ? et qui t’a plongé dans cet abîme de maux ? quel est le scélérat ou le voleur qui t’a enlevé tous tes biens, et qui t’a réduit à cette extrême indigence ? qui t’a fait connaître la nudité, et qui t’a dépouillé de ce splendide vêtement dont je t’avais revêtu ? quel changement subit ! et quelle tempête a soudain englouti toutes tes richesses ? qu’as-tu donc fait, que tu veuilles éviter celui qui t’a comblé des plus grands bienfaits et qui t’a élevé à tant d’honneur ? et que crains-tu, pour chercher ainsi à te cacher ? est-ce qu’un accusateur te poursuit, et que des témoins te confondent ? enfin, d’où vient cette crainte et cette terreur ?

Mais Adam répondit : J’ai entendu votre voix dans le jardina, et, comme j’étais nu, j’ai été saisi de crainte, et je me suis caché. (Gen 3,10) Alors Dieu lui dit : Eh ! qui t’a appris que tu étais nu ? quel est ce langage nouveau et inouï ? et qui t’eût fait connaître ton état, si toi-même n’étais l’auteur de cette ignominie ? tu as donc mangé du fruit du seul arbre dont je t’avais défendu de manger. – Voyez-vous quelle est la bonté et la patience du Seigneur ? Il pouvait, sans adresser une seule parole à ce grand coupable, le punir sur-le-champ comme il l’en avait menacé ; mais il agit patiemment, il l’interroge, et il écoute sa réponse. Bien plus, il l’interroge une seconde fois, comme pour lui faciliter une défense qui lui permettrait d’user envers lui de clémence et de miséricorde. Grande leçon ! qui apprend aux juges que dans l’exercice de leurs fonctions, ils ne doivent ni parler inhumainement aux coupables, ni les traiter avec une cruauté qui ne convient qu’à des bêtes féroces. Il faut alors leur témoigner quelque indulgence et quelque bonté, et en prononçant sur leur sort, ne pas oublier qu’ils sont nos frères. Cette pensée que notre origine est commune attendrira nos cœurs et adoucira les rigueurs de la justice. Ce n’est donc point sans motif que la sainte, Écriture se proportionne ici à notre faiblesse, et emploie ce langage simple et familier. Elle nous invite à imiter, selon nos forces, l’ineffable bonté du Seigneur.

4. Et le Seigneur dit d Adam : qui t’a appris que tu, étais nu, si ce n’est que tu as mangé du fruit du seul arbre dont je t’avais défendu de manger ? Oui, comment aurais-tu connu ta nudité, et serais-tu saisi de honte, si par intempérance, tu n’avais transgressé mon commandement ? Appréciez, mon cher frère, toute l’excellence de la bonté divine. Le Seigneur parle à Adam comme à un ami, et il traite ce grand coupable avec une douce familiarité Qui t’a appris que tu étais nu, si ce n’est que tu as mangé du fruit du seul arbre dont je t’avais défendu de manger  ? Observons aussi l’emphase, et l’ironie secrète de cette expression : le fruit du seul arbre, c’est comme s’il lui eût dit : est-ce que je t’avais étroitement restreint l’usage des fruits de ce jardin ? ne t’avais-je pas au contraire placé au sein d’une riche abondance ? et ne t’avais-je pas abandonné tous les fruits du paradis terrestre, à l’exception d’un seul ? Cette défense n’avait pour but que de te rappeler que tu avais un Maître, et que tu devais lui obéir. Elle est donc insatiable cette intempérance, qui, peu satisfaite de tant de biens, ne s’est point abstenue de ce seul fruit ? Et comment as-tu pu courir à une désobéissance qui devait te précipiter dans un tel abîme de maux ? que te revient-il maintenant de ton péché ? Ne vous ai-je pas avertis l’un et l’autre, et n’ai-je pas voulu vous retenir par la crainte du châtiment ? Je vous ai prédit toutes les suites de votre péché, et je vous avais fait cette défense pour vous prémunir contre l’esprit séducteur. Et aujourd’hui, une si noire ingratitude ne rend-elle pas votre faute irrémissible ? Comme un bon père instruit un fils chéri, je vous ai clairement précisé mes ordres ; et en vous permettant l’usage de tous les autres fruits, j’ai formellement excepté celui-là, afin que vous puissiez conserver tous les biens dont je vous avais comblés. Mais vous avez cru le conseil d’un autre meilleur et plus respectable que mon commandement. C’est pourquoi vous l’avez méprisé, et vous avez mangé du fruit défendu. Eh bien ! que vous est-il arrivé ? Aujourd’hui une dure expérience vous révèle toute la malice de ce pernicieux conseil.

Voyez-vous la clémence du juge, sa douceur et sa patience inaltérable ? Entendez-vous ce langage si plein de condescendance, et si élevé au-dessus de nos idées et de nos pensées ? Enfin comprenez-vous comment le Seigneur ouvre à l’homme pécheur la porte du repentir, en lui disant : Qui t’a appris que tu étais nu, si ce n’est que tu as mangé du fruit du seul arbre dont je t’avais défendu de manger ? N’était-ce pas lui déclarer que, malgré sa grave désobéissance, il était encore prêt à lui pardonner. Mais écoutons la réponse du coupable. Et Adam dit : la femme que vous m’avez donnée pour compagne, m’a présenté du fruit de cet arbre, et j’en ai mangé. Cette réponse est en elle-même En cri de détresse et de douleur ; et il semble au premier abord qu’elle est un appel à cette miséricorde divine qui toujours surpasse en bonté et en indulgence la malice de nos péchés. Et en effet, le Seigneur venait, par son ineffable patience, de toucher le cœur d’Adam et de lui faire sentir la grièveté de sa faute ; et voilà que celui-ci cherche à s’excuser en disant : la femme que vous m’avez donnée pour compagne m’a présenté du fruit de cet arbre et j’en ai mangé. C’est comme s’il eût dit : J’ai péché, je le sais, mais la femme que vous m’avez donnée pour compagne, et dont vous avez dit vous-même : faisons à l’homme une aide qui lui soit semblable, a été la cause de ma chute. Pouvais-je soupçonner que cette femme que vous m’aviez donnée pour compagne me serait un sujet de honte et d’ignominie ? je savais seulement que vous l’aviez formée pour être ma consolation. Vous me l’avez donnée, vous me l’avez amenée, et j’ignore quel motif l’a portée à me présenter le fruit que j’ai mangé.

Cette réponse semble donc au premier abord justifier Adam ; mais en réalité sa faute était inexcusable. Car comment excuseras-tu, pouvait lui repartir le Seigneur, l’oubli de mon commandement, et l’assentiment accordé à la femme plutôt qu’à mes paroles ? Celle-ci t’a offert le fruit ; soit, mais le souvenir de ma défense, et la crainte du châtiment devaient suffire pour te détourner d’en manger. Ignorais-tu mes ordres, et ne connaissais-tu pas mes menaces ? Dans ma prévoyante tendresse je vous avais avertis l’un et l’autre afin que vous évitassiez ces malheurs. Aussi quoique la femme soit à ton égard l’instigatrice du péché, tu ne saurais être innocent. Eh ! ne devais-tu pas te montrer fidèle à mon commandement, repousser le présent fatal et même représenter à la femme l’énormité de sa faute. Tu es le chef de la femme ; et elle n’a été formée que pour toi. Mais tu as interverti l’ordre, et, au lieu de la retenir, tu t’es laissé entraîner par elle. Les membres devaient obéir à la tête, et, par une coupable interversion, ce sont les membres qui ont commandé, en sorte que les rangs et l’ordre ont été renversés. Et voilà comment tu es tombé dans cette profonde humiliation, toi qui étais revêtu de gloire et de splendeur.

Qui pourrait donc assez déplorer ton infortune et la perte de biens si précieux ? Toutefois seul tu as fait ton malheur, et tu ne saurais en attribuer la cause qu’à ta propre faiblesse. Car si tu n’y avais consenti, jamais la femme ne fût entraîné dans cet immense désastre. A-t-elle employé à ton égard les prières, le raisonnement ou la séduction ? Il lui a suffi de te présenter le fruit, et soudain avec une complaisance extrême tu en as mangé, sans te souvenir de ma défense. Tu as donc cru que je t’avais trompé, et que je ne t’avais interdit l’usage de ce fruit que pour te priver, par jalousie, d’un état plus glorieux encore. Mais comment aurais-je pu te tromper, moi qui t’avais comblé de tant de biens ! et n’était-ce point déjà une grande bonté que de t’avoir à l’avance prévenu des suites qu’entraînerait ta désobéissance. Je voulais donc que tu évitasses le malheur où tu es tombé. Mais tu as tout méprisé, et aujourd’hui, qu’une dure expérience te fait sentir l’énormité de ta faute, il ne te reste plus qu’à t’en reconnaître coupable, sans en accuser ton épouse.

5. C’est ainsi que le Seigneur reprochait à Adam la grièveté de son péché ; et celui-ci, tout en l’avouant, cherchait à se justifier en le rejetant sur la femme. Mais voyons maintenant avec quelle bonté ce même Dieu s’adresse alors à celle-ci. Et Dieu, ajoute l’Écriture, dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela  ? tu as entendu ton époux qui t’accuse de toute cette désobéissance, et qui en fait peser la responsabilité sur toi qui lui avais été donnée pour lui venir en aide, et qui n’avais été tirée de sa propre substance que pour être sa consolation. Pourquoi donc, ô femme, as-tu commis ce péché, et pourquoi as-tu attiré sur lui et sur toi cette profonde humiliation ? Quels avantages te procure aujourd’hui cette criminelle intempérance, et quels fruits retires-tu de ce coupable égarement ? Tu as été séduite par ta faute, et tu as rendu ton époux complice de ton péché.

Mais, que répond la femme ? Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé du fruit. Voyez-vous comment, elle aussi, cherche dans son effroi à excuser sa désobéissance ? Adam avait rejeté sa faute sur la femme, en disant : elle a cueilli le fruit et me l’a présenté, et j’en ai mangé. Et de même celle-ci avoue son péché, et ne trouve nulle autre excusa que de dire : le serpent m’à trompée, et j’ai mangé du fruit. Ce maudit animal a été la cause de ma chute, et ce sont ses pernicieux conseils qui m’ont entraînée dans cette profonde humiliation. Il m’a trompée, et j’ai mangé du fruit.

Ne passons point légèrement sur ces paroles, mes très-chers frères ; car un examen attentif nous y fera découvrir d’utiles instructions. Les jugements du Seigneur sont terribles et effrayants ; mais si nous les méditons avec soin, ils seront salutaires à notre âme. Écoutons donc Adam qui dit à Dieu : La femme que vous m’avez donnée pour compagne m’a présenté le fruit, et j’en ai mangé. Ainsi il reconnaît qu’il n’y a eu, à son égard, ni contrainte, ni violence, et qu’il a agi volontairement, et avec une entière liberté. Eve lui a seulement présenté le fruit, et elle n’a exercé sur lui aucune pression, ni aucune violence. Et de même celle-ci ne dit point, pour s’excuser, que le serpent l’a portée à manger malgré elle du fruit défendu. Elle se borne à dire : le serpent m’a trompée. Or il dépendait d’elle de repousser la séduction comme d’y succomber : le serpent m’a trompée, dit-elle. Il est donc vrai que l’ennemi de notre salut, parlant par l’organe de ce maudit animal, donna un conseil funeste, et trompa la femme. Mais il ne la violenta point et ne la contraignit point : il usa seulement de fraude pour accomplir ses pernicieux desseins, et s’il s’adressa de préférence à la femme, c’est qu’il la crut plus susceptible de se laisser séduire et de commettre une faute irrémissible.

Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé du fruit. Voyez combien le Seigneur est bon. Il se contente de ce seul aveu, et il ne presse ni Adam ni Eve de nouvelles questions. Et certes, quand il les interrogeait, ce n’était point qu’il ignorât leur crime : il le connaissait et en savait toutes les circonstances ; aussi ne s’abaissait-il jusqu’à entrer en discussion avec eux, qu’afin de faire mieux éclater sa miséricorde, et les engager à un humble et sincère aveu ; c’est pourquoi il ne leur adresse point de nouvelles questions. Sans doute il convenait que Dieu nous fît connaître le genre de séduction qui avait été présenté à nos premiers parents ; mais pour montrer qu’il ne les interrogeait point par ignorance du fait, il se contente d’une première réponse. Et, en effet, en disant que le serpent l’avait trompée, et qu’elle avait mangé du fruit défendu, la femme laissait facilement deviner la fatale espérance dont le démon l’avait flattée par l’organe du serpent, en lui promettant qu’ils deviendraient des dieux.

Avez-vous bien observé avec quel soin le Seigneur interroge Adam, et avec quelle indulgence il traite la femme ? Avez-vous également remarqué la manière dont ils se justifient ? Appréciez donc maintenant l’ineffable miséricorde de ce Juge suprême. La femme a dit : Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé du fruit défendu ; et cependant le Seigneur ne daigna point interroger cet animal, ni lui donner lieu de se défendre. Il ne lui adressa aucune question, ainsi qu’il l’avait fait à l’homme et à la femme ; mais dès que ceux-ci eurent présenté leur justification, il déchargea toute sa colère sur le serpent, comme sur l’auteur du péché. Car le Seigneur, aux yeux duquel rien n’est caché, n’ignorait point que le serpent avait été l’instrument du piège où la noire jalousie du démon avait fait tomber nos premiers parents. Voyez donc comme il use envers ceux-ci de miséricorde et de bonté. Il savait tout, et cependant il dit à Adam : Où es-tu ? et qui t’a appris que tu étais nu ? Il dit également à Eve : Pourquoi as-tu fait cela ? Mais il tient au serpent un langage bien différent : Et le Seigneur Dieu dit au serpent : Parce que tu as fait cela. Voyez-vous la différence ? Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? Et, au serpent : Parce que tu as fait cela. Oui, parce que tu t’es prêté à ce crime, et que tu as insinué ce perfide conseil ; parce que tu as favorisé la jalousie du démon, et que tu as secondé sa malice contre ma créature, tu es maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre ; tu ramperas sur le ventre, et tu mangeras la poussière durant tous les jours de ta vie. Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et la sienne. Elle t’écrasera la tête, et tu la blesseras insidieusement au talon. (Gen 3,14-15)

6. Remarquez, je vous prie, l’ordre et l’arrangement de ce passage, et vous y trouverez à l’égard de l’homme un précieux témoignage de la bonté divine. Le Seigneur interrogea d’abord Adam, et puis Eve ; et quand celle-ci eut désigné son séducteur, il dédaigna d’en écouter la défense, et fulmina contre lui un châtiment qui durera autant que sa vie. Désormais donc la vue seule du serpent rappellera aux hommes qu’ils doivent repousser ses perfides conseils et éviter ses trompeuses embûches. Mais peut-être demanderez-vous pourquoi le serpent est puni, tandis qu’il n’a été que l’instrument du démon qui seul a causé tout ce désastre ? Ici encore éclate l’ineffable bonté du Seigneur. Car, de même qu’un, bon père, non content de poursuivre le meurtrier de son fils, brise et met en pièces le glaive ou le poignard qui a servi au crime, le Seigneur punit le serpent qui a été l’instrument de la malice du démon, et veut que la vue de ce châtiment proclame la sévérité avec laquelle il a traité le de mon lui-même. Car si l’instrumenta été châtié si rigoureusement, quel supplice n’a pas été infligé à celui qui l’a mis en œuvre !

Au reste, Jésus-Christ nous en révèle quelque chose dans son Évangile, lorsqu’il nous apprend qu’au jour du jugement il dira à ceux qui seront placés à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez au feu éternel qui été préparé au diable et à ses anges. (Mat 25,41) C’est donc pour le démon qu’a été préparé ce feu qui ne s’éteindra jamais ; et quelle destinée plus affreuse que celle de ces malheureux qui négligent leur salut, et s’exposent ainsi à partager les supplices réservés au diable et à ses anges ! Si nous voulons au contraire embrasser la vertu et observer les lois de Jésus-Christ, nous nous assurerons ce royaume, dont il dit : Venez, les bien-aimés de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. (Mat 25,34) Ainsi d’un côté sont les feux éternels de l’enfer, et de l’autre, si nous sommes pieux et fervents, le royaume du ciel. Puissent ces pensées nous encourager à travailler au salut de notre âme, à fuir le péché, et à éviter les embûches du démon !

Mais, si vous n’êtes pas trop fatigués, je parlerai encore du châtiment infligé au serpent, afin de vous montrer de plus en plus comment la miséricorde divine s’y exerce envers nous. Au reste, chaque jour, un concours nombreux entoure le tribunal d’un juge qui instruit la cause de quelques criminels ; on y passe des journées entières, et l’on ne se retire pas avant que la séance ne soit levée. À plus forte raison est-il convenable que nous attendions avec un saint empressement l’énoncé du jugement que le Seigneur va prononcer contre le serpent. Il lui infligera un terrible châtiment, parce qu’il a été l’instrument du crime ; et la vue de cette peine nous fera comprendre quels supplices éternels le même Dieu réserve au démon. Nous y verrons également avec quelle miséricorde il châtie Adam et Eve, auxquels il adresse plutôt une sévère remontrance qu’il n’inflige une grave punition ; et nous en conclurons que nous ne saurions assez admirer la bonté divine ni louer son indulgente providence à notre égard. Écoutons donc l’écrivain sacré : Et le Seigneur Dieu dit au serpent Parce que tu as rait cela, tu es maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre ; tu ramperas sur le ventre, et tu mangeras la poussière durant tous les jours de ta vie. Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et la sienne : elle te brisera la tête, et tu la blesseras insidieusement au talon.

7. La colère et l’indignation éclatent dans ces paroles : mais aussi il est grand et énorme le péché dans lequel le démon, par l’organe du serpent, entraîna nos premiers parents. Or, le Seigneur Dieu dit au serpent : parce que tu as fait cela ; parce que tu as été le ministre du démon dans ses projets homicides, et que tu as secondé sa malice en servant d’organe à ses mauvais conseils et ses flatteries empoisonnées ; parce que tu as fait cela, et que tu as contribué à déshériter mes créatures de mes grâces et de ma bienveillance, en te prêtant aux perfides desseins de l’ange rebelle qui, en punition de son orgueil et de sa noire jalousie, a été précipité du ciel sur la terre ; parce que, dans toutes ces horribles machinations, tu t’es montré son docile instrument, je t’inflige un châtiment qui durera toujours. Il suffira donc au démon de te voir, pour qu’il sache quels supplices lui sont réservés, et aux hommes, pour qu’ils apprennent à éviter ses pièges et à se garantir de ses embûches, s’ils ne veulent un jour partager ses tourments. Ainsi tu es maudit entre tous les animaux, parce que tu as fait un perfide usage de la finesse qui te distinguait entre eux tous, et que tu n’as usé de ce don que pour causer les plus grands maux.

N’oublions pas en effet cette parole de l’Écriture : Le serpent était le plus rusé de tous les animaux qui étaient sur la terre. C’est pourquoi le Seigneur lui dit : Tu seras maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre. Mais comme cette malédiction eût échappé à nos sens et à nos yeux, Dieu voulut lui infliger un châtiment visible qui nous rappelât sans cesse son crime et son supplice. Aussi ajoute-t-il : Tu ramperas sur le ventre, et tu mangeras la poussière durant tous les jours de ta vie. Tu as abusé de tes qualités naturelles, et tu as bien osé entrer en conversation avec l’homme raisonnable que j’avais créé : tu as donc imité le démon, auquel tu as servi de complaisant ministre, et qui a été chassé du ciel, parce qu’il affecta des pensées au-dessus de sa condition. Et de même je t’inflige un châtiment qui va changer ta nature. Tu ramperas sur la terre, et tu te nourriras de la poussière. Ainsi, tu ne pourras jamais t’élever vers le ciel, ruais tu demeureras toujours dans cet état d’humiliation, et seul de tous les animaux, tu te nourriras de la poussière. Bien plus : Je mettrai inimitié entre toi et la femme ; entre ta postérité et la sienne. Car peu content de te voir ramper sur la terre, je ferai de la femme ton ennemie irréconciliable, en sorte que la guerre subsistera toujours entre ta postérité et la sienne. Enfin elle t’écrasera la tête, et tu la blesseras insidieusement au talon. Oui, je lui donnerai la force de te marcher sur la tête, et tu t’agiteras vainement sous ses pieds.

Cette punition du serpent nous manifeste, mon cher frère, la grande bonté du Seigneur à l’égard de l’homme. Mais ce que l’Écriture dit ici du serpent matériel, peut surtout, et dans un sens véritable, s’entendre du serpent spirituel, et s’appliquer au démon. Et en effet, pour humilier cet esprit superbe, Dieu le contraint à ramper sous nos pieds, et il nous donne le pouvoir de lui marcher sur la tête. N’est-ce pas là ce que signifient ces paroles de Jésus-Christ : Foulez aux pieds les serpents et les scorpions ? Et de peur que nous ne les entendions d’un serpent matériel, il ajoute : Et toute puissance de l’ennemi. (Luc 10,19)

C’est ainsi que l’ineffable bonté du Seigneur éclate dans le châtiment qu’il inflige au serpent, complice et organe du démon. Mais revenons à la femme, s’il vous plaît. Le serpent a été puni lé premier, parce qu’il a été l’instigateur du péché : et maintenant la femme qui s’est laissée séduire, et qui a entraîné l’homme, entendra avant lui sa sentence, et ce terrible avertissement : Et le Seigneur dit à la femme : Je multiplierai tes calamités et tes gémissements : tu enfanteras dans la douleur ; tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. (Gen 9,16) Admirez ici encore la bonté du Seigneur, et voyez avec quelle indulgence il traite la femme, même après un si grand crime. Je multiplierai, lui dit-il, tes calamités. Je te destinais dans le principe une existence qui eût été exempte de douleur et d’affliction, et qui, affranchie de tout chagrin et de toute tristesse, n’aurait connu que la joie et le plaisir. Revêtue d’un corps mortel, tu n’aurais ressenti aucune de ses tristes nécessités ; mais parce que tu n’as pas su user de ces précieuses faveurs, et que l’excès même du bonheur t’a rendue ingrate, je t’imposerai un frein qui te retiendra dans le devoir, et je te condamne désormais aux pleurs et aux gémissements.

Je multiplierai donc tes calamités et tes gémissements, et tu enfanteras dans la douleur. La joie que tu éprouveras de devenir mère commencera donc par la douleur ; et cette douleur, qui se renouvellera à chaque enfantement, te rappellera incessamment la grièveté de ta faute et de ta désobéissance. Mais de peur que la suite des années n’en affaiblisse le souvenir, et afin que tu n’oublies point que c’est là le châtiment de ton péché, je multiplierai tes calamités et tes gémissements, et tu enfanteras dans la douleur.

8. Cette sentence fut comme une prophétie des souffrances et des maux auxquels la femme est assujettie : une grossesse de neuf mois, pénible et laborieuse, et des douleurs intolérables qu’il faut avoir ressenties pour les comprendre. Cependant le Seigneur, toujours bon et miséricordieux, a voulu adoucir pour la femme ces peines si cruelles par les joies de la maternité. Ainsi elle oublie, à la naissance d’un fils, toutes les douleurs qui ont précédé et accompagné, cette naissance. Aussi voyons-nous que la femme, au milieu même des souffrances inouïes qui mettent sa vie en péril, n’est pas plutôt devenue mère, qu’elle s’épanouit à la joie, et qu’oubliant toutes ses angoisses, elle ne songe qu’à allaiter son enfant. Reconnaissons en cela une bienfaisante disposition du Seigneur, qui pourvoit à la conservation du genre humain. Car toujours l’espoir d’un bien à venir rend plus légers les maux présents. C’est ainsi que les marchands traversent l’immensité des mers, affrontent les tempêtes et lés pirates ; et lorsqu’échappés à mille dangers, ils voient s’évanouir toutes leurs espérances, ils ne laissent pas néanmoins d’entreprendre une nouvelle navigation. Ainsi encore, le laboureur défonce profondément son champ, le cultive avec soin, et lui confie une abondante semence ; et trop souvent la sécheresse, ou la pluie, et même la rouille et la nielle font périr ses moissons au moment où il va les recueillir ; toutefois il ne se rebute point, et il recommence ses travaux dès que la saison le lui permet.

Cette observation s’applique à tous les divers genres d’industrie, et se vérifie également dans la femme. Elle a donc supporté pendant neuf mois d’intolérables douleurs, des nuits sans sommeil et des tortures affreuses ; quelquefois par suite d’un accident, elle est accouchée avant terme, et a donné le jour à un fœtus informe, ou bien elle a mis au monde un enfant estropié, idiot ou mort-né ; et à peine est-elle échappée à ces graves dangers, qu’elle oublie tous ses maux, et s’expose de nouveau aux périls de la maternité. Que dis-je ! elle en affronte même de plus grands encore, car il n’est pas rare de voir des mères mourir de suites de couches ; et néanmoins ces exemples n’épouvantent point les autres femmes, et ne les détournent point du mariage, tant le Seigneur a mélangé leurs douleurs de joie et de contentement ! Voilà pourquoi il dit à Eve : Je multiplierai tes calamités et tes gémissements ; et tu enfanteras dans la douleur. C’est à cette parole que faisait allusion Jésus-Christ, lorsqu’il comparait l’excès des tribulations de la mère avec la plénitude de ses joies. Quand une femme, dit-il, enfante, elle est dans la tristesse, parce que l’heure est venue. Voilà bien la douleur ; et puis il ajoute, pour nous montrer que cette douleur passe, et que la joie et l’allégresse lui succèdent : Mais après qu’elle a enfanté un fils, elle ne se souvient plus de son affliction, à cause de sa joie, parce qu’un homme est né au monde. (Jn 16,21)

Voyez-vous donc comme se manifestent à notre égard la bonté du Seigneur et sa providence, et comme cette parole : Tu enfanteras dans la douleur, est pour la femme une punition et un sévère avertissement. Dieu ajoute Tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. Ne semble-t-il pas qu’ici Dieu cherche à s’excuser ? et c’est comme s’il disait à la femme : dans le principe je t’avais assigné le même rang d’honneur et de gloire qu’à l’homme ; je t’avais communiqué tous les privilèges, et je t’avais donné comme à lui l’empire de l’univers ; mais puisque tu as abusé de ta dignité, je te soumets à l’homme. Tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. Tu as abandonné celui dont tu partageais la gloire et la nature, et pour qui tu avais été formée, afin de lier des relations avec le serpent, et de recevoir par lui les perfides conseils du démon : eh bien ! je te soumets à l’homme, et je l’établis ton maître ; tu reconnaîtras son autorité, et parce que tu n’as pas su commander, tu apprendras à obéir. Ainsi tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. Car il vaut mieux pour toi de lui être soumise et de reconnaître son autorité, que de vivre libre de tout joug, et exposée à te précipiter dans le mal. C’est ainsi qu’il est plus utile au cheval d’obéir au frein, et de marcher d’un pas sûr et réglé, que de s’élancer çà et là d’une course aventureuse et désordonnée. Je te soumets donc à l’homme pour ton propre avantage, et je veux que tu lui obéisses sans contrainte, comme dans le corps les membres obéissent à la tête.

9. Mais je m’aperçois que la longueur de ce discours vous fatigue ; et néanmoins je vous demande encore quelques instants d’attention. Car il serait indécent de nous retirer quand le juge est encore assis sur son tribunal, et de ne pas entendre l’énoncé entier du jugement. Au reste nous touchons à la fin. Écoutons donc la sentence que Dieu, après avoir parlé à la femme, prononça à l’homme, et le châtiment qu’il lui infligea. Et Dieu dit à Adam : Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé du seul fruit dont je t’avais ordonné de ne pas manger, la terre est maudite dans ton œuvre ; et tu ne mangeras de ses fruits, durant tous les jours de ta vie, qu’avec un grand travail. Elle ne produira pour toi que des épines et des chardons, et tu te nourriras de l’herbe de la terre. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré ; car tu es poussière et tu retourneras en poussière. (Gen 7,17-19)

Ces paroles renferment de nombreux traits de bonté et de providence à notre égard : mais pour bien les apprécier, il faut approfondir chaque mot. Or Dieu dit à Adam : tu as écouté la voix de ta femme, et tu as mangé du seul fruit dont je t’avais ordonné de ne pas manger ; tu as donc, en écoutant sa voix, et en mangeant de ce fruit, préféré ses insinuations â mon commandement, et tu n’as pas voulu t’abstenir du seul fruit dont je (avais ordonné de ne point manger, car ma défense se bornait à cette exception : cependant tu né l’as pas respectée, et tu as enfreint mes ordres pour obéir à ton épouse : aussi tu vas connaître toute l’énormité de ta faute.

Écoutez, ô hommes ! écoutez, ô femmes ! que ceux-ci ne souffrent point de semblables insinuations, et que celles-là ne se les permettent pas ! Car si Adam ne put se justifier en rejetant son péché sur la femme, il servirait peu à un mari de dire : j’ai commis cette faute par complaisance pour mon épouse. La femme a été placée sous la puissance de l’homme, et il en a été établi le maître, afin de s’en faire obéir. Les pieds ne doivent point commander à la tête. Et néanmoins nous voyons trop souvent que celui qui par son rang devrait être la tête, s’abaisse à devenir les pieds, et que celle qui devrait être les pieds, s’attribue les fonctions de la tête. C’est cette confusion que prévoyait le grand Apôtre, le Docteur des nations, quand il s’écriait : Femme, savez-vous si vous sauverez votre mari ? et vous, mari, savez-vous si vous sauverez votre femme ? (1Co 7,15) Cependant il appartient à l’homme de repousser vivement tout mauvais conseil que la femme se permettrait de lui donner ; et celle-ci ne doit jamais oublier le châtiment dont Eve fut punie pour avoir suggéré à Adam cette funeste désobéissance. Elle doit encore, loin d’imiter Eve, et de reproduire ses criminelles insinuations, s’instruire à son malheur, et ne jamais donner à son mari un conseil qui ne serait pas salutaire et utile à l’un et à l’autre. Mais revenons à notre sujet.

Or Dieu dit à Adam : Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé du seul fruit dont je t’avais ordonné de ne point manger ; parce que tu as négligé d’observer mon commandement, et que ni la crainte, ni les menaces des châtiments qui suivraient ton péché, n’ont pu te retenir, et parce que tu as commis la faute énorme de toucher au seul fruit que j’avais excepté, en t’abandonnant l’usage de tous les autres, la terre est maudite dans ton œuvre. Reconnaissons ici la bonté divine dans la manière différente dont il punit le serpent, animal irraisonnable, et l’homme, être doué de raison. Il dit au premier : tu es maudit sur la terre ; et au second : la terre est maudite dans ton œuvre. Et c’est à juste titre : car elle avait été créée pour l’homme, afin qu’il jouît de ses productions. Mais parce que l’homme a péché, elle est maudite ; et l’effet de cette malédiction sera de troubler le repos et la tranquillité de l’homme.

Voilà donc, dit le Seigneur, que la terre est maudite dans ton œuvre ; et pour nous apprendre les effets de cette malédiction, il ajoute : et tu ne mangeras de ses fruits, durant tous les jours de ta vie, qu’avec un grand travail. Ne voyez-vous pas ce châtiment traverser tous les siècles, et après avoir été utile au premier homme, apprendre encore à ses descendants quelle est l’origine de leurs malheurs. Mais écoutons les paroles suivantes qui spécifient mieux encore le genre de cette malédiction, et la cause de ce pénible travail. Et Dieu dit : la terre ne te produira que des épines et des chardons. Ce seront là comme les monuments de ma malédiction ; et tu ne rendras la terre féconde qu’à force de soins et de labeurs. Ainsi toute ta vie s’écoulera dans la tristesse et le travail, afin qu’ils soient un frein qui réprime l’arrogance de ton orgueil, et te ramène forcément à la pensée de ton néant ; tu ne seras donc plus tenté de te bercer de coupables illusions, car tu te nourriras de l’herbe de la terre, et tu mangeras ton pain d la sueur de ton front.

Mais avant d’expliquer ces paroles, observons comment le péché de l’homme a changé pour lui toutes les conditions premières de la vie. Car c’est comme si Dieu lui disait : je t’avais préparé, en te créant, une existence exempte de douleurs, de travail, de fatigues et d’inquiétudes. Tu eusses joui d’un bonheur parfait, et sans connaître aucun des tristes assujettissements du corps, tu aurais pleinement goûté toutes les délices de la vie. Mais tu n’as pas su apprécier cet heureux état, et voici que je maudis la terre. Désormais, si tu ne l’ensemences et si tu ne la cultives, elle ne te donnera plus, comme auparavant, ses diverses productions ; je joindrai même à ces travaux, et à ces pénibles labeurs, les maladies et de continuelles fatigues, en sorte que tu ne réussiras en quelque chose qu’au prix de tes sueurs, et ainsi cette dure existence te sera une continuelle leçon d’humilité, et un souvenir de ton néant.

En outre, cette malédiction ne se bornera pas à quelques années, mais elle s’étendra à tout le cours de ta vie ; et tu mangeras ton pain à la sueur de ton front jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré, car tu es poussière, et tu retourneras en poussière. Oui, telle sera ta destinée, jusqu’à la fin de tes jours, et jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré. Car c’est du limon de la terre qu’a été formé le corps que je t’ai donné dans ma bonté, et c’est en ce même limon qu’il se résoudra. Tu es poussière, et tu retourneras en poussière. En vain pour te faire éviter tous ces maux, j’avais dit : Ne mangez pas de ce fruit, et le jour où vous en mangerez, vous mourrez certainement ; je ne voulais donc point ta mort, et de mon côté, je n’ai rien négligé de tout ce que je pouvais faire ; mais tu t’es précipité toi-même dans cet abîme de maux, et tu ne dois en accuser que ta propre négligence.

Ici se présente une question que je vais résoudre en peu de mots, et qui mettra fin à cet entretien. Dieu dit à nos premiers parents : Le jour où vous mangerez du fruit défendu, vous mourrez certainement. Or il est indubitable qu’après leur péché et leur désobéissance, ils ont vécu un grand nombre d’années. Cette difficulté n’en est une que pour ceux qui lisent superficiellement l’Écriture sainte ; car un lecteur attentif l’explique aisément, et découvre sans peine le sens de ce passage. Sans doute Adam et Eve vécurent encore bien des années, et néanmoins le jour où ils entendirent cette parole : Vous êtes terre, et vous, retournerez en terre, une sentence de mort leur fut prononcée, en sorte qu’on peut dire que dès ce moment ils subirent la mort. Ainsi le sens de ce passage : Le jour où vous mangerez du fruit, défendu, vous mourrez certainement, est que dès ce moment ils surent qu’ils étaient soumis à la mort. Eh ! ne voyons-nous pas que dans les tribunaux, le criminel condamné à mort est reconduit en prison, et que même il y reste assez longtemps. Cependant on le regarde déjà comme mort, parce qu’une sentence capitale a été rendue contre lui. Et de même depuis le jour où le Seigneur prononça contre nos premiers parents un arrêt de mort, ils furent sous le coup de cet arrêt, quoique l’exécution en ait été différée pendant bien des années.

Cet entretien s’est prolongé au delà des bornes ordinaires ; mais puisque j’ai pu, par la grâce de Dieu, et selon mes forces, terminer l’explication du passage de la Genèse qui avait été lu, je conclus immédiatement. Sans doute il serait facile de développer encore ce sujet, et de montrer que la miséricorde divine surnage même au-dessus de ces flots de mort qui submergent tous les hommes. Cependant je n’en dirai rien pour ne pas trop fatiguer votre mémoire, et je vous prie seulement de ne point, au sortir de cette assemblée, vous rendre à d’insipides réunions, ni vous amuser à de frivoles conversations. Le sujet d’un intéressant entretien serait de résumer en soi-même, ou de vous réciter les uns aux autres les principaux points de cette instruction : les questions du luge suprême, et les réponses des coupables ; la justification d’Adam, qui rejette sa faute sur la femme, et l’excuse de celle-ci qui accuse le serpent ; la punition de cet animal, et son châtiment éternel, châtiment qui atteste la colère du Seigneur contre lui, et sa miséricordieuse bonté envers ceux qu’il a séduits. Et en effet, puisque Dieu punit si sévèrement le séducteur, c’est une preuve qu’Adam et Eve, victimes de ses fourberies, lui étaient agréables, et qu’il s’intéressait encore à leur bonheur. Rappelez-vous ensuite la sentence prononcée à la femme, la punition, et le sévère avertissement qu’elle reçut, et enfin n’oubliez point cet arrêt prononcé à Adam : Tu es terre, et tu retourneras en terre.

Ces diverses réflexions vous feront admirer de plus en plus l’ineffable miséricorde du Seigneur. Car quoique nous ne soyons que poussière, et que nous devions retourner en poussière, nous pouvons, par la pratique de la vertu et la fuite du vice, obtenir ces biens ineffables qu’il a préparés à ceux qui l’aiment, et dont il est écrit : l’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et le cœur de l’homme n’a point compris. (1Co 2,9) Il est donc juste que nous offrions au Seigneur d’éternelles actions de grâce pour tant de bienfaits, et que }fous n’en perdions jamais le souvenir. Nous devons également nous appliquer, par l’exercice des bonnes œuvres, et par la fuite constante du péché, à calmer sa colère, et à nous le rendre propice. Eh ! ne serait-ce pas une monstrueuse ingratitude si nous venions à oublier que Dieu, immortel et impassible de sa nature, n’a pas dédaigné, pour nous délivrer de la mort, de prendre notre chair mortelle et terrestre, de l’élever au plus haut des cieux, de la faire asseoir à la droite de son Père, et de lui assurer les adorations des anges ? Mais nous, hélas ! nous tenons une conduite tout opposée ; nous ensevelissons dans la chair et la boue notre âme qui est immortelle, nous l’assujettissons à la terre et à la mort, et nous la rendons incapable, de rien faire pour le ciel et la vie éternelle. Ah ! je vous en conjure, ne nous montrons pas ingrats jusqu’à ce point envers un tel bienfaiteur ; et soyons au contraire obéissants à ses préceptes, et empressés à faire tout ce qui peut lui plaire, afin qu’il nous rende lui-même dignes des félicités célestes. Fuissions-nous tous les obtenir, par la grâce et la bonté de J.-C. N.-S, à qui soient, avec le Père et l’Esprit-Saint, la gloire, l’honneur et l’empire maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

QUATRIÈME DISCOURS.

Que le péché a introduit trois espèces de servitude ; contre les auditeurs inattentifs, et ceux qui n’honorent pas leurs parents.

ANALYSE.

  • 1-2. Dieu honore l’homme même avant qu’il soit. Le péché a introduit la servitude. Devoir de la femme ; pourquoi elle a été assujettie à l’homme. – 3. Du devoir des enfants envers leurs parents : des récompenses qui attendent ceux qui honorent leurs pères et mères. Du châtiment des parricides. Pourquoi Dieu a voulu qu’ils fussent lapidés.

1. Hier, vous avez appris, comment d’une part, Dieu a institué l’homme roi, commandant aux animaux, de quelle manière, d’autre part, il lui a aussitôt repris cette royauté. Disons mieux, ce n’est pas Dieu, mais la désobéissance de l’homme, qui l’a détrôné. Que l’homme ait obtenu cette royauté, voilà ce qui n’appartient qu’à la Divine Bonté. Et ce n’est pas pour récompenser l’homme de ses vertus, c’est avant la naissance de l’homme, que Dieu l’a glorifié de cet honneur. N’allez pas dire, que l’homme, ayant reçu la naissance, fit un grand nombre de nobles actions, qui lui concilièrent la faveur de Dieu, au point de lui faire obtenir l’empire sur les animaux ; c’est au moment où Dieu allait créer l’homme, qu’il proclame son empire par ces paroles : Faisons l’homme à notre image et ressemblance, et qu’il commande aux animaux de la terre. L’honneur est donné avant la vie ; la couronne, avant que la création soit achevée ; l’homme n’est pas encore fait, et Dieu l’élève au trône royal. Que font les princes de la terre ? C’est quand leurs sujets sont arrivés à l’extrême vieillesse, ce n’est qu’après beaucoup de travaux, après leur avoir vu affronter des périls sans nombre, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, qu’ils pensent enfin à leur conférer des honneurs. Dieu, au contraire, n’agit pas ainsi ; mais tout de suite, dès la naissance, il a élevé l’homme à son rang glorieux ; ce qui prouve qu’il n’y a pas là une récompense décernée à ses vertus, mais une faveur de la Divine Bonté, qui ne paye pas tine dette. Ainsi, que l’homme ait reçu le commandement, c’est l’effet, uniquement l’effet de la bonté de Dieu ; et maintenant, qu’il soit déchu de ce commandement, c’est l’effet de sa propre lâcheté. Les rois enlèvent le pouvoir à ceux qui violent leurs ordres ; c’est la conduite que Dieu a tenue envers l’homme, quand il lui a retiré son pouvoir. Or, il est utile aujourd’hui, de vous dire quel honneur insigne le péché lui a encore enlevé ; que d’espèces de servitudes il a introduites' dans le monde ; comme un tyran prodiguant l’esclavage sous des formes diverses, sous quelle diversité de dominations, il a enchaîné notre nature. La première de ces dominations, c’est la servitude qui met les femmes sous la puissance des hommes ; cette domination s’établit après le péché, car, avant la désobéissance, la femme était l’égale de l’homme. Dieu, en la créant, prononça les mêmes paroles qu’en créant l’homme ; de même donc qu’il dit, à son sujet : Faisons l’homme à notre image et ressemblance, et qu’il ne dit pas. Que l’homme soit fait ; de même, pour la femme, il n’a pas dit Que la femme soit faite, mais ici encore : Faisons-lui une aide, et il ne dit pas simplement ; une aide, mais semblable à lui. (Gen 2,18), pour montrer encore l’égalité dans l’honneur. Les animaux sans raison nous sont, eux aussi, des aides fort utiles pour les nécessités de notre vie ; n’allez pas croire, par hagard, que la femme dût être mise au nombre des esclaves : voyez quel soin, dans le texte, pour l’en séparer très-distinctement. Il amena les animaux, dit le texte, devant Adam, et il ne se trouvait point d’aide pour Adam qui lui fût semblable. (Gen 2,19-20) Quoi donc ! N’est-ce pas un aide, que le cheval, qui lui prête son secours dans les combats ? N’est-ce pas un aide que le bœuf, qui traîne la charrue, et, à l’époque des semences, travaille avec nous ? Ne sont-ce pas des aides, que l’âne et le mulet, qui nous aident à transporter nos fardeaux ? C’est pour prévenir cette observation, que l’Écriture prend soin de distinguer ici ; elle ne se contente pas de dire : Il ne se trouvait point d’aide pour lui, mais : Il ne se trouvait point d’aide qui lui fût semblable. Et de même, Dieu ne dit pas seulement : Faisons-lui une aide, mais : Faisons – lui une aide semblable à lui. Telles étaient les paroles avant le péché ; mais, après le péché, Vous vous tournerez vers votre mari, et il vous dominera. (Gen 3,16) Je vous ai faite, dit-il, égale par l’honneur ; vous avez abusé de votre commandement ; descendez au rang de sujette ; vous n’avez pas supporté la liberté, acceptez la servitude ; vous n’avez pas su commander, vous l’avez montré par votre conduite, soyez au rang des créatures soumises, et reconnaissez l’homme pour votre maître : Vous vous tournerez vers votre mari, et il vous dominera. Mais voyez, ici, la bonté de Dieu. En entendant ces mots : il vous dominera, elle aurait pu imaginer une domination pesante ; Dieu a exprimé d’abord la sollicitude en disant : Vous vous tournerez vers votre mari, c’est-à-dire : il sera votre refuge, votre port, votre sécurité ; je vous le donne pour que, dans tous les maux qui vous affligeront, vous vous tourniez vers lui, vous cherchiez en lui votre refuge. Et, ce n’est pas tout ; il les a enchaînés l’un à l’autre par des lois naturelles, par une réciprocité de désirs qui forment, autour d’eux, d’indissolubles liens. Voyez-vous comme la sujétion est venue par le péché ; mais aussi, comme l’ingénieuse sagesse de Dieu a tout converti à notre utilité ? Écoutez ce que dit Paul, de cette sujétion, et vous comprendrez, une fois de plus, la concorde de l’Ancien et du Nouveau Testament : Que les femmes se tiennent en silence et dans une entière soumission lorsqu’on les instruit. (1Ti 2,11-12)

Voyez-vous que c’est Dieu lui-même qui a mis la femme sous la puissance de l’homme ? Mais attendez : vous allez en savoir la cause. Pourquoi : dans une entière soumission ? Je ne permets pas, dit-il, à la femme d’enseigner. Pourquoi ? c’est qu’elle s’est prise une fois à enseigner, et qu’elle a mal enseigné Adam. Ni de prendre autorité sur son mari. Pourquoi ? c’est qu’elle a pris une fois cette autorité, et ce fut un mal. Mais, je lui ordonne d’être dans le silence. J’attends la raison : Adam, dit-il, n’a point été séduit, mais la femme ayant été séduite est tombée dans la désobéissance. Voilà donc pourquoi il la fait descendre de la chaire où l’on enseigne. En effet, que celui qui ne sait pas enseigner, dit-il, s’instruise lui-même ; s’il ne veut pas s’instruire, s’il a la prétention d’enseigner, il se perdra lui-même, et ses disciples après lui : n’est ce qui est arrivé à la première femme. Voilà donc la vérité : elle a été assujettie à son mari, et c’est le péché qui l’a assujettie. Cette vérité est devenue évidente, mais c’est ce qui suit que je voudrais comprendre. Vous vous tournerez vers votre mari, et il vous dominera.

2. Je tiens à savoir ce que dit Paul de la sollicitude qui se montre ici, et comment il concilie la domination et la bienveillance. Dans quel passage ? Il écrit aux Corinthiens : Maris, aimez vos femmes. (Eph 5,25) C’est le : Vous vous tournerez vers votre mari ; Que les femmes craignent leurs maris (Id 33) : c’est le, et il vous dominera. Voyez-vous la douceur de cette domination ? C’est l’amant passionné qui commande à la femme devenue son esclave ; c’est la tendresse qui respire dans ce maître terrible. Voilà comment disparaît tout l’ennui de la servitude. Donc, la désobéissance a introduit une domination. Oubliez, en effet, que Dieu a tempéré comme il le fallait la servitude ; considérez uniquement ceci : que cette servitude a été établie par le péché. Eh bien ! il est encore une seconde espèce de servitude bien plus pesante que la première, et cette seconde servitude provient aussi du péché. Après le déluge de Noé, après ce commun naufrage, cette destruction de l’univers, Cham s’est rendu coupable envers son père ; il l’avait vu dans un état de nudité ; en l’accusant auprès de ses frères, il le mit encore plus à nu ; et, conséquence de sa faute, il est devenu l’esclave de ses frères. Sa volonté pervertie dégrada la noblesse de sa nature, et sa punition fut juste. L’Écriture, en effet, présente mille excuses en faveur du juste Noé. Noé, s’appliquant à l’agriculture, commença, dit le texte. (Gen 9,20) Ce commença est pour l’ivresse une excuse considérable ; il ne savait pas encore la quantité de vin qu’on pouvait boire, ni de quelle manière on devait le boire ; pur ou mélangé d’eau ; ni quand on devait le boire, tout de suite, au sortir du pressoir, ou s’il fallait attendre quelque temps. C’est ainsi que l’Écriture excuse l’action de Noé ; mais maintenant, celui qui était un fils de Noé, qui lui devait sa conservation (en effet, c’est à cause du privilège accordé à son père, qu’il n’avait pas été exterminé avec les autres par la tempête universelle), sans aucun respect naturel, sans aucun souvenir du salut qui lui avait été accordé, surmontant la crainte qui aurait dû le ramener à de meilleurs sentiments ; et cela, quand il restait encore tant de preuves de la colère divine ; quand il voyait encore partout les traces d’une immense calamité ; quand l’horreur du sinistre récent était encore vivante, il n’a pas craint d’outrager son père. Un sage prévient ces fautes par l’avertissement qu’il donne ainsi : Ne vous glorifiez pas de l’outrage fait ci votre père, car ce n’est pas une gloire pour vous, que votre père soit outragé. (Eccl) Mais Cham ne connaissait pas cette parole, et il commit un péché qui ne mérite ni pardon ni excuse. En punition de son péché, il encourut la servitude ; il devint l’esclave de ses frères ; la prérogative d’honneur que la nature lui avait conférée, il la perdit par la perversité de son âme. Voilà la seconde espèce de servitude.

Voulez-vous en connaître maintenant une troisième, plus douloureuse, celle-ci, que les deux premières, et beaucoup plus redoutable ; car, ces deux servitudes n’ayant pas suffi à nous corriger, Dieu a rendu nos chaînes plus pesantes. Quelle est donc cette troisième servitude ? Celle qui nous assujettit à des princes, à des puissances ; elle ne ressemble pas à celle de la femme, à celle des esclaves ; elle est de beaucoup plus redoutable. Les yeux voient de toutes parts les glaives aiguisés, les bourreaux, les supplices, les tortures, les châtiments, un pouvoir de vie et de mort. Maintenant, pour vous faire comprendre que cette espèce de domination est aussi un résultat du péché, voici Paul qui vient lui-même ; écoutez ses réflexions sur ce sujet : Voulez-vous ne point craindre les puissances, faites le bien et elles vous en loueront ? Si vous faites le mal, craignez, car ce n’est pas en vain que le prince porte l’épée. (Rom 13,3-4) Comprenez-vous que c’est contre les méchants qu’il y a des princes et des épées ? Écoutez cette parole, plus claire encore, car le prince punit, dit-il, celui qui fait le mal. L’Apôtre ne dit pas : Car ce n’est pas en vain qu’il est prince, mais, que dit-il ? Car ce n’est pas vain que le prince porte l’épée. C’est un juge armé que Dieu a mis au-dessus de toi. Un père qui aime ses enfants, quand il les voit négliger leurs devoirs, quand il voit que sa bonté paternelle lui attire leur mépris, les confie alors, n’écoutant encore que sa bonté, à des précepteurs qui inspirent plus de crainte ; c’est ainsi que Dieu, se voyant méprisé par nous, à cause de sa bonté, nous a livrés à ces pédagogues qu’on appelle les princes, pour corriger notre négligence. Si vous voulez, ouvrons l’Ancien Testament, nous y verrons que c’est notre perversité quia rendu nécessaire cette domination. Un prophète, enflammé de colère contre des hommes injustes, fait entendre ces paroles : Pourquoi demeurez-vous dans le silence pendant que l’impie dévore le juste ? Pourquoi traitez-vous les hommes comme des poissons de la mer, et comme des reptiles qui n’ont point de roi. (Hab 1,13-14) Donc, si le roi existe, c’est pour que nous ne soyons pas comme des reptiles ; s’il y a un prince, c’est pour que nous ne nous dévorions pas mutuellement comme des poissons. Car, de même qu’on a inventé les médicaments à cause des maladies, de même, les supplices ont été institués en vue des fautes. L’homme vertueux n’a pas besoin d’un tel pouvoir au-dessus de lui ; voilà pourquoi vous avez entendu Paul vous dire : Voulez-vous ne point craindre les puissances, faites le bien, et elles vous en loueront. Votre juge, dit-il, vous regarde ; si vous faites le bien, non seulement il vous regarde, mais il vous décerne des éloges. Mais à quoi bon vous parler de la nécessité des princes, quand les sages sont au-dessus d’autres puissances de beaucoup plus hautes ? les princes eux-mêmes ont, pour princes, les lois. Eh bien ! il n’a pas besoin des lois, celui qui pratique la modération, la justice. Entendez Paul proclamant encore cette vérité. La loi n’est pas pour le juste. (1Ti 1,9) S’il n’y a pas de loi pour lui, à bien plus forte raison, n’y a-t-il pas de prince ; voilà donc la troisième espèce de domination qui est encore une conséquence du péché et de la perversité.

3. Comment donc Paul a-t-il pu dire que toute puissance vient de Dieu ? (Rom 13,2) C’est que Dieu a établi les puissances de manière à nous être utiles ; d’une part, le péché a rendu les puissances nécessaires, d’autre part Dieu les a converties à notre utilité. Et, de même que, si les blessures rendent les remèdes nécessaires, c’est la sagesse des médecins qui les applique ; de même, c’est le péché qui a fait de la servitude une nécessité, mais cette nécessité a subi la direction imprimée par la sagesse du Dieu qui l’a dompté. Voyons, soyez donc attentifs, et corrigez-vous donc de votre laisser aller. Je sais bien ce que je dis. Nous vous expliquons les Écritures, et vous voilà détournant, loirs de nous, vos regards sur les lampes et sur l’allumeur ! Vraiment, quelle légèreté, nous laisser là pour vous occuper de cet homme ! Et moi aussi, j’allume, je tire ma flamme des Écritures, notre langue que ce feu brûle, est le flambeau dé la doctrine. Cette clarté-là brille plus, et vaut mieux que la sienne. Nous ne l’allumons pas, comme lui, avec de l’huile sur une mèche, nous trempons les âmes dans la piété, et nous les allumons ensuite, parce qu’elles s’embrasent du désir d’apprendre. Un jour, Paul conversait, dans une pièce, au haut d’une maison. (Act 20,7-9) Je ne voudrais pas pourtant qu’on s’imaginât que j’aie la prétention de me comparer à Paul ; je ne suis pas assez insensé ; ce que je veux, c’est vous faire comprendre l’ardeur avec laquelle vous devez entendre la parole. Eh bien donc, Paul discourait dans une pièce au haut d’une maison et la nuit vint, comme en ce moment, et il y avait des lampes dans la chambre ; alors, Eutychus tomba d’une fenêtre, sans que cette chute dispersât la réunion ; il mourut, et l’assemblée ne se sépara pas. C’est que les auditeurs étaient si fortement attachés à la divine parole, qu’ils ne s’aperçurent en aucune façon de cette chute. Quant à vous, la chose la plus ordinaire, la moins étonnante, se passe sous vos yeux, c’est un homme qui vient faire son office de tous les jours, et tous vos regards se sont tournés sur lui. Cette légèreté est-elle pardonnable ? Il ne faut pas, mes bien-aimés, trouver la réprimande importune et sévère ; nous n’avons pas de haine, c’est notre sollicitude pour vous qui nous l’inspire. Les blessures que fait, celui qui aime valent mieux que les baisers qu’offrent d’eux-mêmes les ennemis. (Pro 27,6)

Faites donc attention, je vous en prie, et laissant là ce feu, appliquez vos âmes à la lumière des saintes Écritures. J’ai, en effet, résolu dé vous parler d’une autre autorité, qui ne tire pas son origine du péché, mais de la nature même. Quelle est cette autorité ? Celle des parents sur leurs enfants. Le respect de cette autorité, c’est un juste retour en échange des douleurs de l’enfantement ; aussi un sage a dit : Sois soumis comme à des maîtres, à ceux qui t’ont engendré. (Ecc 3,8 ; 7, 30) Il ajoute ensuite la cause en disant : Car, que rendrez-vous qui égale ce qu’ils ont fait pour vous? Cependant, qu’est-ce que le fils ne peut pas rendre à son père ? Le texte n’a donc rien voulu dire que ceci : Ils t’ont engendré, impossible à toi de les engendrer de même ; donc, puisqu’à cet égard nous restons au-dessous d’eux, cherchons d’autres moyens, surpassons-les par les honneurs que nous leur rendons ; ne suivons pas, en cela, seulement la loi de la nature, écoutons, avant la nature, la crainte de Dieu. C’est la volonté de Dieu, sa volonté expresse, que les parents soient honorés par les enfants. Qui remplit ce devoir, se prépare de grandes récompenses ; ceux, au contraire, qui enfreindraient la loi, seraient frappés par lui, de châtiments terribles. Que celui qui aura prononcé, dit la loi, une parole d’imprécation contre son père où contre sa mère, soit puni de mort. (Exo 21,17) Quant à ceux qui honorent leurs parents, voici comme la loi les encourage : Honorez votre père et votre mère, afin que vous soyez heureux et pleins de jours sur la terre. (Exo 20,12) Ce qui paraît le plus grand des biens, une belle et noble vieillesse, la longueur des jours, voilà le prix qu’on propose à ceux qui honorent leurs parents. Mais, ce qui semble le plus affreux malheur, la mort prématurée, voilà la menace, suspendue sur ceux qui les outragent. On arrache l’affection des uns par la gloire qu’on leur annonce ; les autres, on les détourne violemment des outrages qu’ils voudraient commettre, en leur faisant redouter le châtiment. Car, il n’est pas dit simplement, ni qu’on frappera de mort le parricide, ni que les bourreaux le traîneront hors du tribunal, à travers la place publique ; ni qu’on lui tranchera la tête en dehors de la cité ; c’est au milieu même de la cité, que le père outragé conduit son fils coupable, et sans rien qui ressemble à un plaidoyer, le père est sûr d’être cru ; et c’est avec raison, car celui qui prodiguerait volontiers tout ce qu’il possède, tout ce qu’il a de santé et de force, tout ce qui est à lui, pour son enfant, ne s’en ferait jamais l’accusateur, s’il n’avait reçu de lui un sanglant outrage. Donc le père le conduit au milieu de la cité ; il appelle tout le peuple ; il prononce l’accusation, et parmi tous ceux qui l’écoutent, chacun prend une pierre, et tous écrasent le parricide. Ce ne sont pas de simples spectateurs du châtiment, mais des ministres que la loi réclame, afin que, pour chacun d’eux, la simple inspection de cette main qui a jeté la pierre contre la tête du parricide, soit un avertissement suffisant, pour les tenir dans le devoir. Ce n’est pas tout : le législateur nous insinue encore une autre pensée : qui outrage ses parents, n’est pas coupable envers eux seuls, mais se rend coupable envers tous les hommes, et voilà pourquoi tous les hommes sont appelés à exécuter en commun le châtiment ; c’est qu’ils sont tous outragés ; le législateur convoque, à la fois, tout le peuple, la cité tout entière, enseignant par là que ceux qui n’ont, avec les parents outragés, rien de commun, ressentent cependant, tous ensembles, la même indignation contre ceux qui leur ont fait outrage, comme si l’outrage frappait la nature entière, et parce qu’un homme, ainsi dégradé, c’est une peste, un fléau public, qu’il ne suffit pas de bannir de la cité, qu’il faut encore faire disparaître de la lumière. Un tel homme, en effet, est un ennemi public, un ennemi particulier, un ennemi commun de tous les hommes, de Dieu, de la nature, des lois, de la société des vivants. Voilà pourquoi nous devons tous participer à l’extermination, afin de purifier la cité. Ah ! maintenant, que l’abondance des biens soit sur vous, parce que vous avez écouté avec tant de plaisir ce que nous venons de dire sur le parricide, et, qu’au lieu de prendre des pierres, c’est par vos cris que vous l’avez exterminé. Marque certaine de la grande affection que chacun de vous a pour son père ; car les lois que nous admirons le plus, ce sont les lois qui châtient les péchés que notre conscience ne nous reproche pas. Pour tous ces biens, rendons grâces au Dieu plein de bonté, qui veille sur nous, qui prend soin de nos parents, qui s’inquiète pour nos enfants, qui dispose tout pour notre salut. A lui la gloire, l’honneur et l’adoration, ainsi qu’au Père, qui n’a pas eu de commencement, ainsi qu’à l’Esprit-Saint, et maintenant, et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

CINQUIÈME DISCOURS.

Que nous ne devons pas à Adam d’être punis, mais que nous lui devons des biens plus grands que les maux si nous voulons faire attention à notre salut : contre ceux qui négligent les pauvres.

ANALYSE.

  • 1-2. Pourquoi le péché d’un seul attire-t-il le châtiment sur les autres ? Avec la vertu, la servitude n’est qu’un nom. L’exemple de Nabuchodonosor et des trois enfants prouve que celui qui pratique la vertu est libre et supérieur aux rois mêmes. – 3 – 4. Exhortation à l’aumône. Vie misérable des pauvres, et dureté des riches.

1. Vous croyez peut-être que nous n’avons plus rien à dire sur la domination, mais, moi, je vois encore un fruit précieux à recueillir. Ne vous fatiguez pas, je vous en prie, laissez-moi le temps d’achever ma vendange. Les agriculteurs laborieux qui voient une vigne chargée d’un épais feuillage, courbée sous l’abondance de ses fruits, ne se contentent pas de couper les grappes du dehors ; ils s’enfoncent dans l’intérieur du cep, ils brisent les branches ; ils écartent les sarments, de manière à récolter jusqu’au moindre grain caché sous les feuilles. Ne vous montrez donc pas plus négligents que les vendangeurs ; ne vous en allez pas, avant d’avoir tout cueilli ; considérez surtout que la peine est pour moi, le fruit pour vous.

Hier, nous avons accusé les femmes, c’est-à-dire non, nous n’avons pas accusé les femmes ; mais Eve, d’avoir, par le péché, introduit la servitude. Les femmes pourront me dire pourquoi ? c’est elle qui a commis la faute, et l’on nous condamne ? la chute d’une seule est devenue l’accusation du sexe tout entier ? Les esclaves, à leur tour, pourront me dire : eh quoi ! parce que Cham a outragé son père, toute une race d’hommes a été punie ? Et ceux qui tremblent devant les puissances, pourront m’objecter : pourquoi, quand ce sont les autres qui vivent dans le crime, subissons-nous, nous aussi, le joug de cette servitude ? Que répondrons-nous donc à toutes ces réclamations ? Une seule et même explication les fera tomber toutes. Les premiers pécheurs ont introduit la servitude par leur prévarication personnelle, mais les pécheurs qui sont venus après, ont confirmé cette servitude par les péchés qu’eux-mêmes ont commis. En effet, si ces derniers pouvaient toujours se montrer purs, peut-être paraîtraient-ils avoir raison de contredire ; mais, s’ils se sont exposés, eux aussi, à de nombreux châtiments, leur excuse n’est pas fondée. Moi, je ne vous ai pas dit que le péché d’aujourd’hui n’introduit pas la servitude, mais qu’à tout péché se joint nécessairement la servitude ; j’ai attribué la cause de la servitude à la nature du péché, et non seulement à la différence du péché ; de même que toutes les maladies incurables sont mortelles, sans être toutes cependant de la même nature, de même tous les péchés engendrent la servitude, sans être tous cependant de la même nature. Eve a péché en goûtant le fruit, et, pour cela, elle a été condamnée ; pour cette raison, vous, gardez-vous de commettre un autre péché, plus grave peut-être que cette première faute. Nous appliquerons la même observation, et aux esclaves, et à ceux qui subissent la domination des puissances ; les premières, c’est le péché qui les a introduites ; mais les hommes qui sont venus après, ont assuré la domination de ces puissances, par les fautes qu’ils ont commises. Je puis d’ailleurs me servir d’une autre justification, c’est qu’un grand nombre d’hommes, en retournant à la vertu, se sont affranchis de la domination. Et d’abord, s’il vous paraît à propos, parlons des femmes, afin de vous montrer, comment le bienheureux Paul, après leur avoir mis des liens, prend soin lui-même de rendre ces liens plus lâches : Si une femme, dit-il, a un mari du nombre des infidèles, et qu’il consente à demeurer avec elle, qu’elle ne se sépare point d’avec lui. (1Co 7,13) Pourquoi ? Car que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez point votre mari  ? (Id 16) Et comment, me dira-t-on, la femme pourra-t-elle sauver son mari ? par ses enseignements, ses instructions, ses discours sur la religion. Mais vous disiez hier, bienheureux Paul : Je ne permets pas à la femme d’enseigner. (1Ti 2,12) Comment donc se fait-il que vous l’employiez pour faire la leçon à son mari ? Je ne suis pas ici en contradiction avec moi-même, je suis, au contraire, en parfait accord. Écoutez, je vous en prie, comprenez pourquoi il la fait descendre de la chaire, et pourquoi il l’y fait remonter ; vous apprendrez ainsi quelle est la sagesse de Paul : C’est à l’homme à enseigner, dit-il. Pourquoi ? parce qu’il n’a pas été séduit. (1Ti 2,14) En effet, dit-il, Adam n’a point été séduit. Que la femme écoute pour s’instruire, dit-il. Pourquoi ? parce qu’elle a été séduite. En effet ; la femme ayant été séduite est tombée dans la prévarication ; mais ici, nous voyons le contraire ; le mari, d’une part ; étant infidèle, d’autre part, la femme fidèle, que la femme enseigne, dit-il. Pourquoi ? c’est qu’elle n’a pas été séduite, puisqu’elle est fidèle. Donc, il faut que l’homme s’instruise ; parce qu’il a été séduit, puisqu’il est infidèle. Ce ne sont plus les mêmes qui enseignent ; par conséquent que ce ne soient plus les mêmes qui commandent. Voyez-vous, comme il fait voir, partout, que la servitude n’est pas une conséquence de la nature, mais de l’erreur et du péché ? Au commencement, l’erreur appartint à la femme, la sujétion a suivi l’erreur ; ensuite l’erreur a saisi l’homme et la sujétion s’est eu même temps que l’erreur, attachée à lui ; et, de même qu’au commencement, l’Écriture a confié le salut de la femme à l’homme, parce qu’il n’a pas été séduit, vous vous tournerez vers votre mari, et il vous dominera (Gen 3,16) ; de même, ici, attendu que c’est une femme fidèle qui a un mari infidèle, le salut de l’homme est confié à la femme, par ces paroles : Car que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez point votre mari ? Est-il possible de démontrer plus clairement, que la servitude n’est pas une suite de la nature, mais du péché ? Nous pouvons appliquer aux esclaves les mêmes réflexions : Avez-vous été appelé esclave ? peu doit vous importer. (1Co 7,21) Voyez-vous comme il montre ici que la servitude n’est qu’un mot, quand la vertu l’accompagne ? Mais si vous pouvez devenir libre, faites plutôt un bon usage de la servitude, c’est-à-dire, demeurez plutôt dans la servitude. Pourquoi ? Car celui qui étant esclave, est appelé au service du Seigneur, devient affranchi du Seigneur. (Id 22) Comprenez-vous que la servitude n’est qu’un mot, tandis que la liberté est réelle ? Maintenant pourquoi permet-il de rester esclave ? Pour vous faire comprendre l’excellence de la liberté ; car, de même qu’au lieu d’éteindre la fournaise où l’on avait jeté les trois jeunes hommes, il était beaucoup plus admirable de les y conserver intacts et sans atteinte, ainsi, au lieu de détruire la servitude, la conserver, montrer la liberté subsistant avec elle, voilà ce qui est plein de grandeur et digne de toute admiration. De là, ces paroles : Quand même vous pourriez devenir libre, faites plutôt usage de la servitude, c’est-à-dire, demeurez esclave, car vous possédez la plus vraie liberté.

2. Voulez-vous voir ces réflexions se confirmer, en ce qui concerne les puissances ? Il y eut un roi, Nabuchodonosor, qui embrasa une fournaise des feux les plus ardents, et fit amener trois jeunes hommes, bien jeunes, privés de tout secours, des captifs, des exilés. Or, que leur dit-il ? Est-il vrai, Sidrach, Misach, et Abdénago, que vous n’honorez point mes dieux et que vous n’adorez point la statue d’or que j’ai dressée ? (Dan 3,14) Eh bien ! que répondirent-ils ? Voyez comme la vertu a rendu ces captifs plus rois que le roi lui-même, et a grandi, exalté leur fierté. En effet, ils n’avaient pas l’air de parler au roi, mais, comme s’ils eussent adressé la parole à quelque inférieur, ils tirent une réponse pleine de liberté : Il n’est pas besoin, dirent-ils, ô roi, que nous répondions à cette parole. (Dan 3,16) Ce ne sont pas des paroles, mais les actions mêmes, qui feront notre démonstration. Il y a un Dieu dans le ciel, qui peut nous arracher de la fournaise. (Id 17) Ils rappellent au roi le bienfait de Daniel dans les mêmes termes dont s’est servi le Prophète ; car que disait-il alors ? Les sages, les mages, les devins, et les augures ne peuvent découvrir au roi le mystère dont il est en peine, mais il y a un Dieu au ciel qui révèle les mystères. (Id 2,27, 28) Ils lui rappellent donc cette parole, pour le rendre plus modeste ; ensuite, l’Écriture ajoute:Et s’il ne veut pas le faire, nous vous déclarons néanmoins, ô rois, que nous n’honorons point vos dieux, et que nous n’adorons point la statue d’or que vous avez fait élever. (Id 3,18) Voyez la sagesse de ces jeunes hommes. Ils ne veulent pas que le peuple qui les regarde, méconnaisse la puissance de Dieu, s’ils venaient à mourir après avoir été jetés dans la fournaise ; ils commencent donc par proclamer cette puissance, par ces paroles : Il y a un Dieu dans le ciel, qui peut nous arracher de la fournaise. Et maintenant, dans le cas où ils échapperaient aux flammes, pour qu’ils ne fussent pas soupçonnés d’avoir servi Dieu dans l’espérance d’un salaire et d’une récompense, ils ajoutent : Et s’il ne veut pas le faire, nous vous déclarons néanmoins, ô rois, que nous n’honorons point vos dieux et que nous n’adorons point la statue d’or que vous avez fait élever. Par ces paroles, ils publient la puissance de Dieu, et, en même temps, ils montrent la noble confiance de leur âme, de manière qu’il soit impossible de renouveler contre eux, la calomnie intentée contre Job. par le démon. Que disait le démon ? Ce n’est pas sans intérêt que Job vous honore, car vous l’avez fortifié de toutes parts au dedans et au-dehors. (Job 1,9-10) Donc, pour prévenir cette calomnie, ces jeunes hommes prennent leurs précautions d’avance et lui ferment sa bouche impudente.

Vous vous rappelez ce que je vous ai dit ; quoique prisonnier, quoique esclave, quoique étranger, quoique exilé, quiconque porte avec soi la vertu, est plus roi que tous les rois. Comprenez-vous que nous avons supprimé la servitude des femmes, la servitude des esclaves, la servitude qui assujettit aux puissances ? Eh bien ! maintenant, je veux vous montrer que c’en est fait aussi de la crainte inspirée par les bêtes féroces. Dans la même ville de Babylone, autrefois, Daniel fut jeté dans une fosse, mais les lions n’osaient le toucher, car ils voyaient briller en lui, l’ancienne image du roi de la nature ; ils reconnaissaient les nobles traits qu’ils avaient vus sur le visage d’Adam, avant le péché ; ils s’approchèrent de Daniel avec la même soumission qu’auprès d’Adam, lorsque le premier homme leur imposait leurs noms ; et, ce qui arriva à Daniel, arriva aussi au bienheureux Paul. Jeté dans une île barbare, assis auprès d’un grand feu, il se chauffait. (Act 28) Voici que, s’élançant du bois sec, une vipère lui sauta à la main. Qu’arriva-t-il ? la bête aussitôt tomba morte ; car, comme elle ne trouva pas en lui de péché, il lui fut impossible même de le mordre. Mais, de même que, lorsque nous voulons gravir une hauteur dont la pente ne présente pas d’aspérités si nous ne trouvons rien que notre main puisse saisir, tout à coup nous tombons, soit dans la mer qui s’étend sous nos pieds, soit dans un précipice ; de même cette bête qui se trouvait au-dessus du foyer, n’ayant pu trouver le péché pour s’y attacher, pour y enfoncer ses dents, tomba dans le foyer et mourut. Voulez-vous encore une autre preuve à l’appui de nos réflexions ? La première, vous le savez, c’est qu’aux premiers pécheurs, il faut joindre ceux qui ont vu le jour après eux ; mais maintenant, une seconde preuve, c’est que les hommes vertueux, et cela même dans la vie présente, ont rendu leur servitude plus légère, disons mieux, se sont entièrement affranchis, comme nous l’avons montré, à propos des femmes, à propos de ceux qui subissent les puissances, à propos des bêtes féroces. Mais, à ces preuves, il en faut ajouter une troisième ; c’est que le Christ en venant au milieu de nous, nous a promis des biens plus grands que ceux dont nous a dépouillés la faute des premiers pécheurs. Eh bien ! je vous le demande, qu’avez-vous à pleurer ? est-ce parce que le péché d’Adam vous a chassés du paradis ? faites de bonnes œuvres, animez-vous d’un vertueux zèle, et ce n’est plus le paradis seulement, mais le ciel, que j’ouvre devant vous ; et je ne veux pas que, de la prévarication de votre premier père, il vous arrive aucun mal. Pourquoi vos pleurs ? Est-ce parce que vous êtes déchus de votre empire sur les bêtes féroces ? Voici que je vous soumets les démons eux-mêmes, si vous voulez vous appliquer au soin de votre âme. Foulez aux pieds, dit l’Évangéliste, les serpents et les scorpions et toute la puissance de l’ennemi (Luc 10,19) ; et il ne dit pas : Dominez, comme quand il s’agissait des animaux, mais : Foulez aux pieds, marquant par là la souveraine domination.

3. Paul aussi, pour cette raison, ne se borne pas à dire : Dieu étendra Satan sous vos pieds ; mais, Dieu brisera Satan sous vos pieds. (Rom 16,20) Il ne dit plus, comme auparavant : Il observera votre tête, et vous observerez son talon: mais la victoire est entière, le triomphe est parfait, l’ennemi est broyé, il n’en reste rien. Eve t’a soumise à ton mari, eh bien ! moi, je ne t’égale pas seulement à ton mari, mais aux anges eux-mêmes ; tu n’as qu’à vouloir ; elle t’a privée de la vie présente, eh bien ! moi, je t’accorde en don la vie future, qui ne connaît ni la vieillesse, ni la mort ; l’abondance inépuisable de tous les biens. Que personne donc ne se regarde comme atteint, dépouillé par la faute des premiers pécheurs. Si nous voulons obtenir tous-les biens que Dieu nous tient en réserve, nous verrons que les dons qui nous sont faits, dépassent de beaucoup les biens que nous avons perdus. Ce que nous avons déjà dit, suffira pour démontrer ce qui nous reste à dire. Adam a introduit dans la vie les labeurs et les fatigues ; le Christ nous a promis la vie, exempte de douleurs, de tristesse et de gémissements, et nous promet le royaume des cieux. Venez, dit-il, ô vous, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez logé avec vous ; j’étais nu et vous m’avez revêtit, j’étais en prison et vous êtes venus vers moi. (Mat 25,31, 36)

Nous sera-t-il donné, à nous aussi, d’entendre cette invitation bienheureuse ? Je n’oserais pas l’affirmer trop fortement, car il est grand chez nous, le dédain des pauvres. C’est le temps du jeûne ; tant d’exhortations vous sont faites, tant de salutaires enseignements, des prières continuelles, des assemblées tous les jours, tant de soins que l’on prend de vous, à quoi cela sert-il ? A rien. Nous sortons d’ici, et nous voyons cette chaîne de pauvres alignés, à notre droite, à notre gauche ; et, comme si nos yeux, ne voyaient que des colonnes, et non des corps humains, sans compassion, sans pitié, vite, nous passons. Comme si nos regards ne tombaient que sur des statues sans âme, et non sur des hommes qui respirent, vite, nous rentrons dans nos maisons. Mais, c’est que j’ai faim, me répond-on ; eh bien ! si vous avez faim, restez. Sans doute, le proverbe a raison, ventre plein ne connaît pas la faim. Mais ceux qui ont faim connaissent, par leur propre douleur, même la douleur des : autres, ou plutôt, même dans cette circonstance, il n’est pas possible de bien connaître toutes ces douleurs. Votre table est toute préparée ; à vous, et vous y courez, et vous ne pouvez pas même attendre un moment ; le pauvre est là, jusqu’au soir, et il s’agite, et il se travaille, pour s’assurer le pain de chaque jour ; et, quand il voit que le jour est passé tout entier, mais qu’il n’a pas tout entière la somme qu’il lui faut tout juste pour acheter la nourriture du jour, il souffre alors, et il s’irrite, et il excède ses forces en insistant avec plus d’audace. Aussi, quand le soir arrive, les pauvres nous assaillent avec plus d’instance, jurant, conjurant, gémissant, pleurant, tendant les mains, n’ayant plus de pudeur, se livrant à mille tentatives, parce qu’ils y sont forcés ; c’est qu’ils ont peur, quand chacun se sera retiré dans sa maison, de se trouver au milieu de la ville, errant partout comme dans un désert. Et, comme les naufragés saisissent une planche, et s’empressent d’arriver au port, avant le soir, de peur qu’enveloppés par la nuit, loin du port, ils n’éprouvent un plus sinistre naufrage ; ainsi les pauvres, qui redoutent la faim comme un naufrage, se hâtent, avant que le soir arrive, de recueillir l’argent nécessaire pour leur nourriture, craignant qu’à l’heure où chacun se sera retiré chez soi, ils ne restent hors du port. Le port, pour les infortunés, c’est la main qui leur donne.

4. Mais nous, nous traversons la place publique, sans être touchés de leurs souffrances, et nous n’y pensons pas, quand nous sommes chez nous. Notre table est servie, souvent chargée de biens sans nombre (s’il faut appeler biens les mets que nous mangeons et qui accusent notre dureté) ; enfin souvent notre table est servie, et nous les entendons, au-dessous de nous, dans les ruelles, dans les carrefours, poussant des cris ; leur douleur éclate au sein des ténèbres, dans la solitude, où tous les abandonnent, et même alors nous restons insensibles. Une fois bien rassasiés, nous nous disposons à nous coucher, à dormir, et alors nous entendons de nouveaux cris, de longs cris de douleur, et, comme si ce n’était qu’un chien que la rage tourmente, comme si nous n’entendions pas une voix humaine, vite, nous allons dormir. Et ces douleurs, à cette heure, ne nous émeuvent pas ! ni cette circonstance, que pendant cette nuit si triste, tous dorment, excepté ce malheureux, qui seul se lamente ; ni ce fait qu’il demande bien peu de chose, qu’il ne réclame, de nous, qu’un peu de pain, ou un peu d’argent ; ni ce qu’il y a d’affreux dans son malheur, à savoir, qu’il lutte continuellement avec la faim ; ni la réserve de sa prière, ce malheureux que presse une nécessité si grande, qui n’ose pas approcher de notre porte, s’avancer trop près de nous, mais au-dessous de nous, laisse un long espace entre nous et sa voix suppliante, rien ne nous fait. Si on lui donne, il nous rend, en échange, des prières sans nombre ; si on ne lui donne pas, il ne laisse pas échapper, pour cela, une parole amère, il n’adresse ni reproche, ni outragé, à ceux qui pourraient lui donner, et ne lui donnent rien. Comme un malheureux que le bourreau conduit à un cruel supplice, conjure, implore vainement tous ceux qui passent, n’obtient aucun secours et se voit livré à d’horribles tortures, ainsi cet infortuné, que la faim, comme un bourreau, traîne aux douleurs de la nuit et des veilles insupportables, nous tend les mains, pousse vers nous des cris qui montent jusque dans nos demeures, il nous implore, il n’obtient de notre charité aucun secours, et, souffrant de notre cruauté, sans avoir pu fléchir notre pitié, il s’en va loin de nous. Rien cependant ne nous émeut. Et nous, qui sommes sans cœur, nous osons ensuite tendre les mains au ciel, discourir auprès de Dieu sur la miséricorde, et lui demander le pardon de nos fautes, et nous ne craignons pas que la foudre du ciel, terminant 461 une telle prière, ne punisse, en tombant sur nous, cette cruauté monstrueuse ! Comment se peut-il, je vous le demande, quand nous allons nous reposer, quand nous allons dormir, que nous ne craignions pas de voir en songe ce même pauvre avec ses vêtements misérables, couvert de ses haillons, d’une voix gémissante, lamentable, nous reprocher notre dureté ? J’ai entendu beaucoup de personnes me dire, que, quand elles avaient néglige, pendant le jour, de secourir les pauvres, il leur avait semblé, pendant la nuit, se voir garrottées, traînées par les indigents, tourmentées, accablées de maux sans nombre ; songe et vision que tout cela ; châtiment qui passe, qui n’a qu’un temps. Mais, n’avons-nous pas à craindre, je vous le demande, qu’un jour ce pauvre qui se lamente, qui crie et qui pleure, ne nous apparaisse dans le sein d’Abraham, comme Lazare autrefois parut aux yeux de ce riche que vous connaissez ? Pour les conséquences, je laisse à votre conscience le soin de les méditer, conséquences pleines d’amertume et d’insupportables douleurs : Comment il demanda de l’eau ; comment il n’en obtint pas une seule goutte ; comment sa langue fut tourmentée ; comment, après grand nombre de prières inutiles, il n’obtint aucun pardon ; comment il fut livré aux supplices éternels. Loin de nous le malheur de connaître cette vérité par notre expérience personnelle ! Qu’il nous suffise de l’apprendre, par ce récit. Évitons, par nos œuvres, les divines menaces ; rendons-nous dignes d’être reçus, avec amour et dilection, par notre père Abraham, et puissions-nous parvenir, auprès de lui, dans le sein de Dieu, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père et au Saint-Esprit, la gloire, l’honneur, l’empire, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

DIX-HUITIÈME HOMÉLIE.

« Et Adam donna à sa femme le nom d’Eve, parce qu’elle est la mère de tous les vivants. Et le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau, et il les en revêtit ; et il dit : Voici Adam devenu comme l’un de nous. » (Gen 3,20-22)

ANALYSE.

1. Saint Chrysostome rappelle d’abord que la punition de nos premiers parents doit nous rendre attentifs et vigilants à éviter le péché, puis il explique pourquoi Adam donna à son épouse le nom d’Eve. – 2.-3. Les habits de peaux dont le Seigneur les revêtit, attestent sa bonté, et nous avertissent d’éviter le luxe et la somptuosité des vêtements. – L’orateur prend l’occasion d’une sévère leçon aux riches, puis il explique, comme un ironique accomplissement des promesses du démon, cette parole : « Voilà qu’Adam est comme l’un de nous. » Ce fut aussi par un effet de miséricorde que Dieu chassa Adam du paradis terrestre, avant qu’il eût mangé du fruit de l’arbre de vie ; parce que l’immortalité l’eût conduit toujours à pécher. – Il l’obligea aussi à demeurer vis-à-vis du paradis terrestre, afin que la vue de ce lieu lui rappelât sa faute, et il l’assujettit à un dur travail pour qu’il ne s’attachât pas trop à la vie. – 4. Au sujet de ces mots : « Adam connut son épouse », saint Chrysostome fait observer
ft Correction par rapport au fac similé, de observe.
que la virginité fut le premier état d’Adam et d’Eve, et il en relève l’excellence. – 5. Il dit ensuite que si Dieu agréa les présents d’Abel, et rejeta ceux de Caïn, ce fut par suite de leurs dispositions intérieures, et il s’étend longuement sur la bonté avec laquelle le Seigneur parla à Caïn et chercha à lui inspirer de meilleurs sentiments. – 6. Il termine enfin par quelques mots sur le soin que nous devons avoir de fuir le péché dans lequel tomba Caïn.

1. Hier, vous avez pu apprécier l’indulgence du juge supérieur, et la bienveillance de ses paroles. Vous avez vu également la diversité des châtiments infligés aux coupables. Ainsi le tentateur a été puni tout autrement que ceux qu’il avait séduits ; et la miséricorde divine a éclaté éminemment même dans la sentence rendue contre nos premiers parents. Il nous a donc été utile d’assister à ce solennel jugement, et d’en suivre tous les détails. Car nous avons connu de quels biens Adam et Eve se sont eux-mêmes privés par leur désobéissance ; et nous avons appris comment le péché les a dépouillés d’une gloire toute céleste et d’une existence tout angélique. Enfin, nous avons admiré la patience du Seigneur, et nous avons compris quel grand mal est la faiblesse puisqu’elle a entraîné pour l’homme la perte de si précieux avantages, et l’a plongé dans une humiliante dégradation. C’est pourquoi je vous en supplie, veillons sur nous-mêmes, afin que cette chute nous soit un salutaire avertissement, et que ce châtiment nous retienne dans une sage défiance. Nous serons en effet punis très-sévèrement, si ce terrible exemple ne nous détourne pas d’offenser Dieu. Car tout péché de rechute mérite d’être châtié plus rigoureusement. C’est ce que nous apprend l’illustre docteur des nations, le bienheureux Paul, quand il nous dit que tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi, et que tous ceux qui ont péché sous la loi, seront jugés par la loi. (Rom 2,12) Le sens de ce passage est que ceux qui ont péché avant la loi évangélique seront traités avec plus d’indulgence que nous qui vivons sous cette loi, et qui mériterons un plus rigoureux châtiment parce que nous péchons après l’avoir reçue. Car tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi ; et ce leur sera un avantage par rapport au châtiment de n’avoir reçu ni la connaissance, ni les secours de la loi… Mais tous ceux qui ont péché sous la loi, seront jugés parla loi ; parce qu’elle leur enseignait, dit l’Apôtre, ce qu’ils devaient faire, et qu’ils n’ont point voulu suivre ses prescriptions. Aussi seront-ils, pour les mêmes péchés, punis plus sévèrement que les infidèles.

Mais expliquons le passage qui vient d’être lu. Et Adam donna à sa femme le nom d’Eve, qui signifie vie, parce qu’elle est la mère de tous les vivants. Observez ici le soin que prend, l’écrivain sacré de nous transmettre ces détails. Nous apprenons ainsi qu’Adam donna un nom à son épouse, et qu’il l’appela Eve, c’est-à-dire vie, parce qu’elle est la mère de tous les vivants. Elle est en effet la tige du genre humain et comme la racine et le principe de toutes les générations. Mais après nous avoir instruit de quelle manière Adam donna un nom à son épouse, Moïse nous fait connaître de nouveau la bonté de Dieu qui n’abandonna pas ses créatures dans la honteuse nudité où elles s’étaient plongées. Et le Seigneur Dieu, dit-il, fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau, et il les en revêtit. Le Seigneur agit alors comme un bon père se conduit envers un enfant prodigue. Ce fils de famille était doué d’un bon naturel et avait été élevé avec soin. Il jouissait dans la maison paternelle d’une riche abondance, portait des vêtements de soie, et avait à sa disposition un opulent patrimoine. Mais voilà que l’excès même de la prospérité le précipite dans le mal ; et alors son père lui retranche tous ces divers avantages, le retient de plus près sous sa dépendance, et remplace ses somptueux vêtements par un habit simple et commun qui cache seulement sa nudité. C’est ainsi qu’Adam et Eve s’étant rendus indignes de cette gloire brillante qui les couvrait et qui les affranchissait de tous les besoins du corps, Dieu leur retira cet éclat ainsi que la possession de tous les biens dont ils jouissaient avant cette épouvantable chute. Cependant, il eut compassion d’une si grande infortune, et les voyant honteux d’une nudité qu’ils ne pouvaient ni couvrir, ni cacher, il fit des tuniques de peau et les en revêtit.

Voilà donc où aboutissent les artifices du démon. Dès que nous prêtons l’oreille à ses suggestions, il nous séduit par l’amour de quelque plaisir passager, et nous entraîne dans l’abîme du péché. Puis il nous abandonne, tout couverts de honte et de confusion, à la pitié et aux regards de tous. Mais le Seigneur, qui s’intéresse toujours au salut de nos âmes, ne détourna point ses yeux du triste état où nos premiers parents étaient réduits, et il leur donna un vêtement dont la simplicité seule était un souvenir de leur chute. Et le Seigneur Dieu fit donc à Adam et à son épouse des tuniques de peau, et il les en revêtit. Observez ici, je vous le demande, avec quelle condescendance l’Écriture se proportionne à notre faiblesse. Mais, je l’ai dit, et je le répète, il faut toujours lui donner un sens digne de Dieu. Ainsi ce mot : Dieu fit des tuniques, doit être pris dans ce sens qu’il commanda que ces tuniques existassent ; et il voulut que nos premiers parents s’en couvrissent, afin que ce vêtement leur rappelât sans cesse leur désobéissance.

2. Écoutez, ô riches ! ô vous qui vous enorgueillissez du travail des vers à soie, et qui vous parez des plus superbes étoffes ! écoutez cette leçon de modestie que le Seigneur nous a donnée dès les premiers jours de la création. L’homme avait mérité la mort par son péché, et il avait besoin d’un vêtement pour cacher sa nudité ; et voilà que Dieu se borne à le revêtir d’une tunique de peau. Il voulut ainsi nous apprendre à fuir une vie molle et voluptueuse, et à embrasser de préférence une vie dure et austère. Mais peut-être les riches, rebutés de cette morale sévère, me diront-ils : Eh quoi ! voulez-vous que nous nous habillions de peaux de bêtes ? Je ne dis point cela ; et nos premiers parents eux-mêmes n’ont pas toujours porté cette sorte de vêtements, car la bonté divine ne cesse jamais de se montrer généreuse et bienfaisante. C’est ainsi que du jour où Adam et Eve furent soumis aux besoins de la nature, et qu’ils perdirent cette douce et angélique existence dans laquelle ils avaient été créés, le Seigneur leur permit de tisser la laine pour s’en faire des vêtements. Il convenait en effet que l’homme, être raisonnable, fût vêtu, et qu’il ne vécût point, comme un animal, dans la honte et la nudité. Nos habits nous rappellent donc les biens que nous avons perdus, et le châtiment que, par leur désobéissance, Adam et Eve, ont attiré sur tout le genre humain.

Mais comment excuser ce luxe effréné qui rejette l’usage de la laine, pour ne porter que de la soie, et qui même pousse l’extravagance jusqu’à la rehausser de broderies d’or. Ce sont principalement les femmes qui s’adonnent à ces vanités ; et moi, je leur dis : pourquoi parer ainsi votre corps ? et pourquoi vous enorgueillir de ce pompeux attirail ? Vous oubliez donc que les habits sont une suite du châtiment infligé à nos premiers parents. Aussi l’Apôtre nous dit-il : Ayant de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents. (1Ti 6, 8) Ainsi il faut borner notre sollicitude au strict nécessaire ; et il suffit que notre corps soit couvert, sans nous inquiéter de la beauté, ni de la variété des habits. Mais poursuivons le récit de la Genèse.

Et le Seigneur Dieu dit : Voici Adam devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal ; maintenant donc craignons qu’il n’avance la main et ne prenne aussi de l’arbre de vie, et qu’il n’en mange et ne vive éternellement. Et le seigneur Dieu le mit hors du jardin de délices, pour qu’il cultivât la terre d’où il avait été tiré. (Gen 3,22, 23) Ici encore le Seigneur use d’expressions proportionnées à notre faiblesse : Et le Seigneur Dieu dit : voici Adam devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. Quelle simplicité de langage ! mais comprenons-le dans un sens digne de Dieu. Il nous rappelle donc de quelle manière le démon, par l’organe du serpent, trompa nos premiers parents. Il leur avait dit : Si vous mangez de ce fruit, vous serez comme des dieux ; et ils en mangèrent dans le fol espoir de s’égaler à la divinité. C’est pourquoi Dieu, voulant de nouveau leur faire sentir la grièveté de leur faute, et l’illusion de leurs espérances, dit ironiquement : Voici Adam devenu comme l’un de nous.

Cet amer reproche était tout personnel et ne pouvait que jeter Adam dans une extrême confusion. C’est comme si le Seigneur lui eût dit : tu as transgressé mon commandement pour t’égaler à moi. Eh bien ! ce que tu as désiré est arrivé, ou plutôt ce que tu ne désirais pas, mais ce que tu méritais justement. Car tu es devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. Le démon avait encore dit à Eve, par l’organe du serpent : Vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Aussi le Seigneur ajouta-t-il : Et maintenant craignons qu’il n’avance la main, et ne prenne de l’arbre de vie, et qu’il n’en mange et ne vive éternellement. Ici encore se manifeste la miséricorde divine ; mais il nous faut approfondir chacune de ces paroles pour n’en rien perdre, et en découvrir toutes les richesses cachées. Lorsque Dieu fit un commandement à Adam, il lui permit l’usage de tous les fruits, à l’exception d’un seul, le menaçant de mort, s’il osait y toucher. Mais en lui faisant ce commandement et cette menace, il ne lui dit rien de l’arbre de vie. Adam, créé immortel, pouvait donc, selon moi, et autant que je comprends ce passage, manger du fruit de cet arbre, comme de tous les autres ; et ainsi il eût pu s’assurer l’immortalité, puisqu’il n’avait reçu aucune défense touchant cet arbre.

3. Si l’on me demandait curieusement pourquoi cet arbre est appelé l’arbre de vie, je répondrais que la raison humaine est incapable par elle-même de comprendre toutes les œuvres de Dieu. Nous savons seulement qu’il a plu au Seigneur que, dans le paradis terrestre, l’homme eût comme une matière à la vertu d’obéissance et au péché de désobéissance. C’est pourquoi il planta ces deux arbres, l’un de vie et l’autre de mort, pour ainsi parler. Car c’est pour avoir mangé du fruit de ce dernier contre l’ordre de Dieu, que l’homme a été assujetti à la mort. Mais dès l’instant ou il toucha au fruit défendu, le péché entra dans le monde et l’homme devint sujet à la mort, et à toutes les infirmités de la nature. Cependant cette mort était dans les conseils divins une grâce plus encore qu’un châtiment ; aussi le Seigneur ne voulut-il plus qu’Adam habitât le paradis terrestre. Il l’en chassa donc, lui prouvant, par cette rigueur même, qu’il n’agissait que par bonté et dans son intérêt. Mais cette doctrine exige un examen plus approfondi de ce passage.

Et maintenant, dit le Seigneur, craignons qu’Adam n’avance la main, et ne prenne aussi du fruit de l’arbre de vie, et qu’il n’en mange et ne vive éternellement. C’est comme s’il eût dit : Un excès d’intempérance a porté l’homme à transgresser mon commandement, et son péché l’a soumis à la mort. Aujourd’hui donc, s’il osait toucher au fruit de l’arbre de vie, il acquerrait l’immortalité et ne cesserait de pécher. C’est pourquoi il lui est avantageux que je le chasse du paradis terrestre ; et je lui donnerai en cela plutôt une marque de bonté que de colère et de vengeance. Ainsi parla le Seigneur ; et il est vrai de dire que ses châtiments comme ses bienfaits font éclater sa miséricorde. Ainsi ce dur exil devint pour Adam une salutaire leçon. Car si Dieu n’eût prévu que l’impunité rendrait les hommes plus coupables, il n’eût point chassé Adam du paradis terrestre. Mais ce fut pour empêcher en eux les progrès du vice et fermer la voie à une malice qui n’aurait point su s’arrêter, qu’il châtia Adam dans une pensée toute de miséricorde ; et c’est ce qu’il fait encore chaque jour à l’égard des pécheurs.

Il ordonna donc, par bienfaisance et par bonté, que l’homme fût chassé du paradis terrestre. Et le Seigneur Dieu, dit l’Écriture, mit Adam hors du jardin de délices, pour qu’il labourât la terre d’où il avait été tiré. Remarquez ici l’exactitude de l’écrivain sacré. Il nous apprend que le Seigneur Dieu mit Adam hors du jardin de délices, pour qu’il labourât la terre d’où il avait été tiré. L’arrêt divin reçoit dès lors son exécution, et l’homme, chassé du jardin de délices, fut contraint de travailler la terre. Ce n’est pas non plus sans raison que l’Écriture ajoute : d’où il avait été tiré. Car ce travail devait être pour lui une leçon continuelle d’humilité, en lui rappelant que son corps avait été formé du limon de la terre. Aussi est-il dit expressément : Pour qu’il travaillât la terre d’où il avait été tiré. C’est encore comme la conséquence de cette autre parole du Seigneur : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, qu’Adam reçut alors l’ordre de travailler la terre d’où il avait été tiré.

L’Écriture nous apprend ensuite à quelle distance du paradis terrestre Dieu l’établit, puisqu’elle ajoute que le Seigneur Dieu chassa Adam, et le fit habiter en face du jardin de délices. Mais ici observons comme dans toutes ses couvres Dieu se montre plein de miséricorde, même quand il nous châtie. Ainsi c’est par bonté et par miséricorde qu’il châsse Adam du paradis terrestre ; et s’il l’établit ensuite en face de ce même séjour, c’est afin que chaque jour il conçoive un nouveau regret de son ancien état, et une douleur nouvelle de ses malheurs présents. Sans doute cette vue lui était bien triste et bien amère, et toutefois il y trouvait une utile leçon ; car elle le rendait plus sage et plus vigilant, et l’empêchait de pécher. Il n’est en effet que trop ordinaire à l’homme d’abuser des biens dont il jouit, et de ne se corriger que quand il les a perdus. Car l’expérience lui révèle sa faute, et son infortune lui fait apprécier le bonheur dont il est déchu et ressentir les maux qui l’environnent. Ce fut donc de la part de Dieu un trait de providence et de bonté que d’établir Adam en face du paradis terrestre, puisque la vue de ce lieu devait entretenir en lui de salutaires remords. Enfin pour l’empêcher que par un trop grand attachement à la vie, il n’essayât de rentrer dans le jardin de délices et de manger du fruit de l’arbre de vie, le Seigneur, selon le récit de l’Écriture, récit proportionné à notre faiblesse, le Seigneur plaça un chérubin avec un glaive flamboyant qui s’agitait toujours, pour garder la voie de l’arbre de vie.

La négligence de nos premiers parents à observer le commandement divin, fut cause que le Seigneur fit garder avec tant de précaution l’entrée du paradis. Et il est juste d’observer que si sa bonté et sa miséricorde avaient déjà paru lorsqu’il bannit Adam, elles n’éclatèrent pas moins quand il plaça un chérubin avec un glaive flamboyant qui s’agitait sans cesse pour garder l’entrée du jardin de délices. Ce n’est pas sans raison aussi qu’il est dit de ce glaive qu’il s’agitait sans cesse. Car nous comprenons par là que tous les chemins qui pouvaient conduire à ce jardin étaient fermés, et que ce glaive flamboyant en défendait toutes les approches. Mais quels souvenirs il rappelait, et quelle terreur il inspirait à Adam !

4. Or, Adam connut Eve, son épouse. (Gen 4,1) Remarquez la date précise de ce fait. Ce ne fut qu’après leur désobéissance et leur exil qu’Adam et Eve eurent commerce ensemble. Auparavant ils vivaient comme des anges, et ils ignoraient les plaisirs de la chair. Ah ! comment les eussent-ils connus, puisqu’ils n’étaient point assujettis aux besoins du corps ! Ainsi, dans l’ordre des temps, la virginité possède la palme de la priorité ; mais lorsque la faiblesse de l’homme eut introduit la désobéissance et le péché, elle se retira, parce que la terre n’était plus digne de la posséder ; et alors s’établit la loi de la concupiscence. Comprenez donc, mon cher frère, quelle est la dignité de la, virginité. Elle est une vertu bien élevée et bien sublime, et sa possession est trop au-dessus des forces humaines pour que nous puissions l’acquérir sans un secours tout spécial de la puissance divine. Et, en effet, Jésus-Christ lui-même nous déclare que les vierges sont dans un corps mortel les émules des anges. Les Sadducéens l’interrogèrent un jour surfa résurrection et lui dirent : Maître, il y avait parmi nous sept frères ; et le premier ayant épousé une femme, est mort, et, n’ayant point eu d’enfants, il laissa sa femme à son frère. Il en fut de même du second, du troisième, et de tous jusqu’au septième. Au jour de la résurrection, duquel des sept sera-t-elle femme ? car tous l’ont eue pour épouse. Mais Jésus-Christ leur répondit : Vous êtes dans l’erreur, ne sachant ni les Écritures, ni la puissance de Dieu. Car au jour de la résurrection les hommes n’auront point de femmes, ni les femmes de maris ; mais ils seront comme les anges. (Mat 22,25-30) Comprenez-vous maintenant que ceux qui, par amour pour Jésus-Christ, embrassent la sainte virginité, mènent sur la terre et dans un corps mortel la vie des anges ? Mais plus cet état est grand et élevé, et plus brillantes sont les couronnes, plus magnifiques les récompenses et plus abondants les biens qui sont promis à tous ceux qui joignent à la chasteté la pratique des autres vertus.

Or, Adam connut son épouse qui conçut et enfanta Caïn. Le péché était entré dans le monde par la désobéissance de nos premiers parents, et l’arrêt divin les avait soumis à la mort. C’est pourquoi le Seigneur, qui veillait à la conservation du genre humain, permit qu’il se propageât par l’union de l’homme et de la femme. Et Eve dit : J’ai possédé un homme par la grâce de Dieu. Voyez-vous comme le châtiment infligé à la femme l’a rendue meilleure et plus réservée ? Car elle n’attribue point aux seules lois de la nature la naissance de cet enfant ; mais elle la rapporte à Dieu et lui en fait hommage. Ainsi le châtiment a été pour elfe une utile leçon. Car J’ai possédé un homme, dit-elle, par la grâce de Dieu, et je le tiens plutôt de sa bonté que de la nature.

Et de nouveau elle enfanta Abel, son frère. La naissance de ce second fils fut la récompense de sa vive reconnaissance pour celle du premier. Car c’est ainsi que le Seigneur nous traite ; et quand nous le remercions d’un premier bienfait, il paie nos hommages par de nouvelles faveurs. Eve devint donc mère une seconde fois, parce que dans la première elle avait reconnu la main du Seigneur. Or, cette fécondité, depuis que le péché l’avait soumise à la mort, lui était une bien grande consolation. Aussi Dieu voulut-il dès le principe diminuer pour nos premiers parents la sévérité du châtiment, et comme effacer l’image de la mort sous le tableau de générations nouvelles. Et, en effet, ces générations qui se succèdent les unes aux autres, sont un emblème de l’immortalité. Et Abel, dit l’Écriture, fut pasteur de brebis, et Caïn laboureur. Nous apprenons ainsi que chacun des deux frères exerça un art différent ; l’un embrassa la vie pastorale, et l’autre s’adonna à l’agriculture.

Mais il arriva, longtemps après, que Caïn offrit au Seigneur un sacrifice des fruits de la terre. (Gen 4,3) Observez ici quelles lumières le Créateur avait répandues dans la conscience de l’homme. Car qui avait révélé à Caïn la notion du sacrifice ? La voix de sa conscience ; il offrit donc au Seigneur un sacrifice des productions de la terre, parce qu’il ne pouvait méconnaître qu’il devait lui faire hommage des fruits de son travail. Ce n’est pas que Dieu eût besoin de ses sacrifices ; mais il convenait que, recevant ses bienfaits, il lui témoignât sa reconnaissance. Et en effet, Dieu, qui se suffit à lui-même et qui ne réclame rien de nous, veut bien, dans son extrême bonté, s’abaisser jusqu’à notre pauvreté, et permettre par intérêt pour notre salut, que la connaissance de ses attributs nous soit une école de vertus.

Et Abel offrit aussi les premiers-nés de son troupeau. Ce n’est pas sans raison que dans notre précédent entretien je vous disais que Dieu, qui ne fait acception de personne, sonde les volontés et récompense l’intention du cœur. Cette remarque trouve ici sa juste application. C’est pourquoi ce passage de la Genèse mérite un profond examen, et il convient de s’y arrêter sérieusement pour bien comprendre ce qui est dit de Caïn et d’Abel. Car il n’y a rien d’inutile dans l’Écriture, et une syllabe, une lettre même recèle un riche trésor, puisqu’on peut toujours en tirer un sens moral. Or que nous dit-elle ? Et il arriva, longtemps après, que Caïn offrit au Seigneur un sacrifice des fruits de la terre, et Abel offrit aussi les premiers-nés de son troupeau et les plus gras.

5. Un esprit pénétrant comprend à la simple lecture le sens de ce passage. Mais je me dois à tous, et la doctrine évangélique s’adresse également à tous ; je vais donc entrer dans quelques explications, afin que vous en soyez mieux instruits. Caïn, dit l’Écriture, offrit au Seigneur un sacrifice des fruits de la terre. Quant à Abel il choisit pour matière du sien les productions de l’art pastoral. Et il offrit les premiers-nés de son troupeau et les plus gras. Déjà ces seuls mots nous montrent toute la piété d’Abel, car il n’offre pas seulement quelques brebis prises au hasard dans son troupeau, mais les premiers-nés, c’est-à-dire les plus beaux et les plus précieux ; et même parmi ceux-ci les plus gras, c’est-à-dire tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus excellent. Mais à l’égard de Caïn, l’Écriture n’entre dans aucun détail ; elle se contente de nous dire qu’il offrit un sacrifice des fruits de la terre et nous laisse ainsi supposer qu’il prit les premiers qui lui tombèrent sous la main, et qu’il dédaigna de choisir les plus beaux.

Je l’ai déjà dit, et je ne cesserai de le redire. Si Dieu reçoit nos sacrifices, ce n’est pas qu’il en ait besoin. Il veut seulement nous faciliter les moyens de lui témoigner notre reconnaissance. C’est pourquoi l’homme qui offre en sacrifice les biens mêmes qu’il tient de Dieu, doit, pour remplir ce devoir religieux, choisir tout ce qu’il a de meilleur. Autrement, il ne comprendrait pas combien Dieu lui est supérieur et combien il est lui-même honoré de remplir ces fonctions sacerdotales. Observez aussi, mon cher frère, et concluez de cet exemple quels rigoureux châtiments mérite le chrétien qui, par lâcheté, néglige son salut. J’ajoute que nul docteur n’instruisit Caïn et Abel et que nul conseiller ne leur suggéra l’idée d’offrir un sacrifice : leur conscience seule les en avertit, et les lumières que le Seigneur avait répandues dans l’esprit de l’homme. Ce fut aussi la pureté de l’intention qui fit agréer le sacrifice de l’un et la malice de la volonté qui fit rejeter celui de l’autre.

Et Dieu, dit l’Écriture, regarda Abel et ses dons. Voyez-vous comme s’accomplit ici cette parole de l’Évangile : les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers ? (Mat 19,30) Car celui qui avait le privilège du droit d’aînesse, et qui le premier offrit son sacrifice, fut mis au-dessous de son frère, parce que son intention n’était pas droite. Tous deux offrirent un sacrifice ; mais c’est seulement d’Abel que l’Écriture dit : le Seigneur regarda Abel et ses dons. Que signifie ce mot, regarda ? il marque que Dieu approuva l’action d’Abel, loua son intention, couronna sa bonne volonté et, en un mot, fut satisfait de sa conduite. Car si nous osons dire quelque chose de Dieu et ouvrir la bouche pour parler de cet Être éternel, nous ne pouvons le faire, parce que nous sommes hommes, que dans un langage humain. Mais, ô prodige ! Dieu regarda Abel et ses dons, c’est-à-dire l’offrande qu’il lui fit de ses brebis les plus grasses et les meilleures. Ainsi Dieu regarda Abel, parce que son sacrifice partait d’un cœur pur et sincère. Il regarda aussi ses dons, parce que les brebis étaient sans tache et précieuses, soit par rapport à l’intention de celui qui les offrait, soit en elles-mêmes, puisqu’elles avaient été prises parmi les premiers-nés du troupeau, et qu’elles en étaient les plus grasses, c’est dire qu’elles étaient un choix fait dans tout ce qu’il y avait de meilleur.

Et Dieu regarda Abel et ses dons ; mais il ne regarda ni Caïn ni ses sacrifices. (Gen 7,5) Le sacrifice qu’Abel offrit, avec un cœur pur et une volonté droite, fut donc agréable au Seigneur, qui l’agréa et qui daigna même le louer. Ainsi il appela dons l’offrande d’Abel pour mieux honorer la sincérité de son intention. Mais il ne regarda ni Caïn ni ses sacrifices. Observez ici avec quelle exactitude s’exprime l’écrivain sacré. En disant que Dieu ne regarda point Caïn, il nous apprend qu’il rejeta ses présents, et en appelant ceux-ci du nom de sacrifices, il nous donne une utile leçon. L’action et la parole divine nous apprennent donc que le Seigneur exige nos sacrifices comme un témoignage extérieur des sentiments de notre âme et comme une protestation publique que nous le reconnaissons pour notre Maître et pour le Créateur qui nous a tirés du néant. Et en effet, l’Écriture, qui nomme dons l’offrande de quelques brebis, et sacrifices celle de quelques fruits de la terre, nous enseigne que le Seigneur recherche la pureté de l’intention bien plus qu’il ne se soucie qu’on lui offre des animaux ou des fruits. C’est donc cette pureté qui rendit le sacrifice d’Abel agréable à Dieu ; et c’est une disposition toute contraire qui fit rejeter celui de Caïn.

Il faut également entendre dans un sens digne de Dieu ces paroles : Le Seigneur regarda Abel et ses dons ; mais il ne garda ni Caïn, ni ses sacrifices. Elles signifient que le Seigneur fit comprendre à l’un qu’il approuvait sa bonne volonté, et à l’autre qu’il repoussait son ingratitude. Telle fut la conduite de Dieu ; et maintenant expliquons le verset suivant. Et Caïn fut violemment attristé, et son visage fut abattu. D’où provenait cette violente tristesse ? d’un double principe : Le Seigneur avait rejeté son sacrifice, et il avait agréé celui d’Abel. Voilà donc pourquoi Caïn fut violemment attristé, et pourquoi son visage fut abattu. Ces deux causes se réunissaient pour aggraver sa tristesse ; le Seigneur avait repoussé son offrande, et il avait reçu celle d’Abel. Or, puisqu’il avait péché, il devait faire pénitence et se corriger, car notre Dieu est toujours plein de miséricorde, et il hait en nous moins le péché que (endurcissement dans le péché. Mais Caïn n’en tint aucun compte.

6. Au reste, la conduite du Seigneur montra bien alors toute la grandeur de sa miséricorde, non moins que l’excellence de sa bonté, et même l’excès de sa patience. Et en effet, quand il vit Caïn violemment attristé, et comme submergé par les flots de la douleur, il ne détourna point ses regards de dessus lui, mais il se souvint qu’il avait agi envers Adam avec une tendre compassion, qu’il lui avait facilité après son crime l’occasion d’en obtenir le pardon, et qu’il lui avait comme ouvert la porte d’un humble aveu par cette interrogation : Adam, où es-tu ? Aussi le voyons-nous témoigner à cet ingrat la même bonté, et lui tendre, sur le bord de l’abîme, une main secourable. C’est ainsi que pour lui aplanir les voies de la pénitence et du repentir, il lui adressa ces paroles : Pourquoi es-tu triste, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Ton offrande était bonne en elle-même, mais n’as-tu pas péché dans le choix des fruits ? apaise donc ton irritation ; son recours sera en toi et tu le domineras. Considérez ici, mon cher frère, l’indulgente et ineffable bonté du Seigneur. Il vit que Caïn était en proie à un mal violent, et qu’une noire jalousie l’assaillait fortement ; et voilà qu’il se hâte, dans sa miséricordieuse tendresse, de lui présenter un salutaire remède. Bien plus, il lui tend une main secourable pour l’arracher aux flots qui menacent de le submerger.

Pourquoi es-tu triste, lui dit-il ; et pourquoi ton visage est-il abattu ? D’où vient cette tristesse si grande qu’on lit sur ton front les signes d’un profond chagrin ? Pourquoi ton visage est-il tout abattu ? et quelle est la cause de cette mélancolie ? Pourquoi n’as-tu pas réfléchi à ce que tu faisais ? et croyais-tu offrir tes sacrifices à un homme qu’on peut tromper ? Enfin ignores-tu que je n’ai nul besoin des présents de l’homme, et que je ne considère dans le sacrifice que l’intention de celui qui l’offre ? Pourquoi donc es-tu triste ? et pourquoi ton visage est-il abattu ? ton offrande était bonne en elle-même ; mais n’as-tu pas péché dans le choix des fruits? Oui, la pensée de m’offrir un sacrifice était louable ; et le choix mauvais des fruits offerts m’a seul fait rejeter ce sacrifice. L’oblation d’un sacrifice exige de grandes précautions, et la distance infinie qui sépare le Dieu qui le reçoit de l’homme qui le lui présente, commande à celui-ci une sévère attention dans le choix de la matière. Mais tu n’as fait aucune de ces réflexions, et tu m’as offert les premiers fruits que tu as trouvés sous ta main. Aussi n’ai-je pu agréer ton sacrifice.

Les dispositions mauvaises avec lesquelles tu as offert ton sacrifice, me l’ont fait rejeter ; et au contraire la pureté du cœur et le choix exquis des victimes m’ont fait accepter celui de ton frère. Toutefois je ne me hâte pas de punir ton péché, et je ne veux en ce moment que te le remettre sous les yeux, et te donner un bon conseil. Si tu le suis, tu obtiendras ton pardon, et tu éviteras d’affreux malheurs. Quel est donc ce conseil ? tu as péché, et grièvement ; mais je punis moins le crime que l’endurcissement dans le crime, car je suis bon, et je ne veux point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. (Eze 18,27) Aussi parce que tu as péché, apaise ton ressentiment, rends le calme à tes pensées, bannis de ton esprit le trouble et l’inquiétude, et arrache ton âme aux flots tumultueux qui menacent de l’engloutir, mais surtout garde-toi de tomber dans un péché plus grave encore, et de te précipiter dans un désespoir irrémédiable. Tu as péché, apaise donc ta colère.

Le Seigneur savait bien que Caïn s’élèverait contre son frère, et c’est pourquoi il s’efforçait de prévenir en lui cette coupable résolution. Car tous les secrets de nos cœurs lui sont connus, et il découvrait les mouvements qui agitaient celui de Caïn. Aussi cherche-t-il à le guérir par de paternels avis, et par un langage plein de condescendance pour ses coupables dispositions. Il n’omet donc nulle tentative qui eût pu ramener Caïn à de meilleurs sentiments ; mais le malheureux repoussa le remède, et se précipita dans l’abîme du fratricide. Tu as péché, lui disait le Seigneur, apaise donc ta colère. Sans doute j’ai rejeté ton sacrifice à cause de tes mauvaises dispositions, et j’ai agréé celui de ton frère par suite de son intention pure et droite ; mais ne pense pas que je veuille pour cela te priver de l’honneur et des privilèges du droit d’aînesse. Apaise ta colère, car quoique j’aie honoré Abel, et reçu ses dons ; tu n’en seras pas moins son aîné, et il te sera soumis. Ainsi, même après ton péché, je maintiens à ton égard les privilèges du droit d’aînesse, et je veux que ton jeune frère reconnaisse ta supériorité et ton autorité.

Admirez donc avec quelle bonté le Seigneur cherche à modérer la fureur et l’irritation de Caïn, et par quelles douces paroles il s’efforce de calmer l’emportement de sa colère ! Il voit le trouble et l’agitation de son cœur, et il n’ignore pas ses projets cruels et homicides ; c’est pourquoi il essaie d’éclairer sa raison ; et pour ramener dans son âme le calme et la sérénité, il l’assure que son frère lui sera soumis, et qu’il ne perdra rien de son autorité. Mais tant de bontés et de prévenances furent inutiles ; Caïn n’en profita point, et il s’opiniâtra dans sa malice et son obstination.

7. Je m’arrête, car je craindrais qu’un plus long discours ne fatiguât vos oreilles, et que mes paroles ne devinssent un fardeau et peut-être un ennui pour votre bienveillante attention. Je termine donc en vous exhortant à ne point imiter ce malheureux. Notre devoir est de renoncer au péché, et d’observer fidèlement les préceptes divins, surtout après ces grands et fameux exemples. Car désormais qui pourrait s’excuser sur son ignorance ! Caïn n’avait sous les yeux aucun exemple précédent qui pût le retenir, et néanmoins il fut condamné à ce terrible et affreux châtiment que nous connaissons tous. Quel sera donc celui des chrétiens qui, comblés de grâces, commettent les mêmes péchés, et de plus énormes encore ! Ne méritent-ils pas le feu éternel, le ver qui ne meurt point, le grincement des dents, les ténèbres extérieures, les flammes de l’enfer, et tous les supplices qui nous sont inévitablement réservés ? Eh ! de quelles excuses pourrions-nous pallier notre négligence et notre lâcheté ! Ne savons-nous pas ce que nous devons faire, et ce que nous devons omettre ? D’ailleurs, ignorons-nous que ceux qui pratiquent la vertu, obtiendront des couronnes immortelles, et que ceux qui commettent le mal, sont destinés a des supplices éternels ? Je vous en conjure donc, ne rendez pas nos assemblées inutiles, mais traduisez en actions les paroles que vous y entendez. C’est ainsi que, rassurés par le bon témoignage de notre conscience, et appuyés sur l’espérance chrétienne, nous traverserons la mer orageuse de cette vie, et arriverons au port de l’heureuse éternité. Puissions-nous y jouir de ces biens ineffables que le Seigneur a promis à ceux qui l’aiment ! Et puissions-nous les obtenir, par la grâce et la miséricorde de son Fils unique, à qui soient, avec son saint et adorable Esprit, la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par DUCHASSAING.

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