‏ John 1

AVERTISSEMENT.

Dans ces Homélies, le Saint prend une autre route que celle qu’il avait tenue dans l’explication de l’Évangile de saint Matthieu. Il rapporte les versets de son texte, et s’arrête principalement sur ceux que les hérétiques détournaient du vrai sens, qu’ils appliquaient favorablement à leurs erreurs, et qu’ils objectaient aux catholiques. Le Saint prémunit et fortifie son auditeur contre leurs arguments et leurs sophismes : et c’est là son intention principale, c’est à quoi il tend, à quoi il s’applique plus fortement. Il veut former le soldat chrétien, qu’il voit tous les jours aux mains avec les hérétiques, il lui fournit des armes et le met en état de repousser les traits de son adversaire. C’est aussi ce que le lecteur ne doit point perdre de vue dans la lecture de la plupart de ces Homélies, afin de n’en pas perdre le fruit. Mais ce peu d’attention qu’on lui demande ne le doit pas rebuter. Tous ces discours ne sont pas polémiques, le Saint n’y combat pas toujours les hérétiques seulement, il les attaque et les repousse, lorsqu’il rencontre les passages, qui prouvent et établissent l’égalité et la consubstantialité du Fils, ou ceux dont ils abusaient pour appuyer leurs blasphèmes. Lorsqu’il ne s’y agit point de la divinité, ni de la consubstantialité du Fils, il explique en peu de mots la lettre de son texte, et ensuite il finit par une exhortation morale, pathétique, et toujours très-éloquente.

Nous avons quatre-vingt-huit Homélies de saint Chrysostome sur l’Évangile de saint Jean. Mais, dit le savant Éditeur, comme il y avait beaucoup d’Ariens et d’Anoméens dans Antioche et à Constantinople, il n’est pas facile de découvrir dans laquelle de ces deux villes le Saint les a prêchées.

Toutefois, par un endroit de la septième Homélie, sur la première Épître aux Corinthiens, il fait voir et prouve assez vraisemblablement que c’est à Antioche que le saint Docteur les a prononcées. Le Saint y renvoie ses auditeurs à la cinquantième Homélie sur saint Jean. Il est donc certain et indubitable qu’il les a prononcées dans Antioche, les ayant prêchées avant les Homélies qu’il a faites sur la première et la deuxième Épître aux Corinthiens.

Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon se propose ensuite trois questions : 1° En quel temps saint Chrysostome a prêché ces Homélies. – 2° Pourquoi il les a prononcées dès le matin, au point du jour. – 3° Quels auditeurs il avait.

A la première question, il répond qu’elle n’est pas facile à résoudre, et qu’il est même impossible d’assigner l’année. Saint Chrysostome fut, fait prêtre l’an 386. Il prêcha ensuite ses Homélies sur saint Matthieu, qui sont au nombre de 90, des panégyriques, et sur d’autres sujets : il a donc pu commencer à prêcher celles-ci vers l’an 390, et les finir en 394 ou 395, et prêcher les 74 Homélies sur la première et la deuxième Épître aux Corinthiens dans les années suivantes et jusqu’au commencement de l’an 398, qu’il fut malgré lui arraché d’Antioche, amené à Constantinople, et ordonné évêque de cette ville impériale.

Sur la seconde, pourquoi le Saint prêchait au point du jour, le savant Éditeur conjecture que c’était pour ne pas interrompre la suite des autres Sermons qu’il prêchait pendant le cours de l’année et où assistaient généralement tous, les catholiques de tout âge, de tout sexe, et de toutes conditions.

D’où il suit, pour répondre à la troisième question, qu’il ne se trouvait à ces Sermons du matin que des hommes et des femmes, qui, ayant plus de zèle, de ferveur et d’esprit, étaient aussi plus en état de profiter des instructions du saint Docteur, et plus capables de combattre ensuite contre les hérétiques et de réfuter les arguments que ces hommes, qui fuyaient la lumière, tiraient principalement de plusieurs passages de saint Jean qu’ils n’entendaient point, et ; qu’ils détournaient à leurs sens dépravés.

Saint Chrysostome avait deux emplois : l’un d’instruire tous les catholiques dans la piété, dans la vertu, et contre toutes sortes de vices, et il le faisait avec beaucoup de force, de courage et d’assiduité, prêchant souvent, malgré la faiblesse et la délicatesse de sa santé, jusqu’à deux ou trois fois la semaine ; l’autre, d’armer les fidèles contre les assauts des hérétiques, qui se trouvaient alors en foule parmi eux, et de les mettre en état de répondre aux discours qu’ils semaient dans les entretiens familiers, et aux arguments qu’ils prétendaient tirer de plusieurs textes de l’Évangile de saint Jean comme on le verra dans ces Homélies.

Les Anoméens sont les hérétiques que saint Jean Chrysostome combat plus particulièrement dans ces discours. Il les a vivement poursuivis pendant tout le temps qu’il a rempli le ministère de la prédication, et à Antioche, presque aussitôt que ; Flavien, son évêque, l’eût élevé au sacerdoce, et à Constantinople, lorsqu’il fut mis sur le siège patriarcal, de cette ville. A Antioche, il les attaqua dès la première année qu’il commença à prêcher, il y fit même douze Sermons où il les réfute excellemment ; il repousse leurs traits avec beaucoup de vigueur, et fournit de très-puissants arguments contre eux. Mais toutefois dans ses premiers discours il ne les attaque pas avec la même force, ni de la même manière qu’il le fit dans la suite, parce qu’il en voyait venir plusieurs a ses Sermons et l’écouter avec plaisir ; parce qu’ainsi qu’il le dit lui-même, il ne voulait pas « chasser le gibier », et qu’il désirait de les attirer et de les gagner par la douceur, et par l’évidence des raisonnements et des preuves. Dans la suite, les Anoméens l’ayant eux-mêmes engagé d’entrer en lice ; il attaqua vivement leurs erreurs, et néanmoins toujours honnêtement et charitablement ; ne voulant point blesser ou terrasser ses ennemis, mais au contraire les relever de leur chute.

Quoique saint Chrysostome réfutât ; les Anoméens avec des termes d’amitié et de bonté, il ne laissait pourtant pas de les pousser vigoureusement, et certes, c’est avec raison et avec justice : car ces hérétiques s’attribuaient la science de toutes choses. Et ce qui surprend davantage, c’est qu’ils disaient qu’ils connaissaient Dieu, comme Dieu se connaissait lui-même. Ces hérétiques se vantant donc d’avoir ure si haute et si sublime connaissance, il n’est point étonnant qu’ils aient eu la témérité de sonder les profondeurs de Dieu, et l’audace d’examiner sa substance, d’agiter tant de questions sur la Divinité, et de les proposer à tous les catholiques qu’ils rencontraient, même dans les places publiques : Si quelqu’un les reprenait de cette extrême insolence, ils lui répliquaient : « Quoi ! vous ne connaissez pas ce que vous adorez » ? Ils rebattaient continuellement ces paroles, et aux oreilles de tout le monde : « Le Fils n’est point consubstantiel à son Père : il est une créature, il n’a pas un pouvoir égal à celui de son Père, il ne juge pas avec la même autorité : celui qui prie son Père, ne peut point être égal à son Père ». Ils ajoutaient encore : « Le Fils n’est pas semblable au Père » ; d’où ils furent appelés ANOMÉENS, c’est-à-dire, DISSEMBLABLES. Comme donc ces hérétiques étaient fort opiniâtres, grands parleurs, et qu’ils disputaient continuellement contre des catholiques, le Saint ne cesse point de les combattre dans les Homélies qu’il a prêchées à Antioche et à Constantinople. Et comme ils tiraient leurs arguments et leurs preuves de plusieurs textes de saint Jean expliqués à leur manière, et accommodés à leur sens, c’est aussi dans ces Homélies que saint Chrysostome les attaque et les presse plus fortement. Le lecteur ne sera sans doute pas fâché de trouver ici leurs principaux arguments avec les réponses du saint Docteur, après que nous lui, aurons donné une idée succincte de l’origine et du progrès de leur hérésie. En effet, il est nécessaire de connaître ces hommes que le Saint combat si souvent : Sans cette connaissance on ne peut même lire avec goût et avec fruit un grand nombre de ses Homélies.

Origine et progrès de l’hérésie des Ariens et des Anoméens.

Arius répandit son exécrable hérésie dans l’Église de Jésus-Christ vers l’an 320. Il eut beaucoup de disciples et de sectateurs, il jeta le trouble partout, presque toutes les églises du monde en furent ébranlées. Les principaux chefs et articles de l’hérésie d’Arius et des Ariens sont que « Dieu n’avait pas toujours été Père », que « le Fils n’avait pas toujours été » ; qu’ « il y avait eu un temps auquel il n’était point » ; qu’ « il n’était point avant qu’il fût né » ; qu’ « il avait été fait dans le temps et tiré du néant » ; qu’ « il n’était pas proprement de la nature, ou de la substance du Père » ; qu’ « il était une créature parfaite, mais non pas comme une autre des créatures » ; qu’ « il n’était pas vrai Dieu, mais Dieu par participation » ; qu’ « il n’était pas éternel, mais qu’il avait été créé avant le temps et les siècles » ; que « le Fils ne connaissait pas et ne voyait pas parfaitement le Père ». Ils eurent même l’impiété de dire que « le Fils n’était pas l’unique et le véritable Verbe », et qu’ « il n’était le Verbe que de nom » ; qu’ « il n’était la Sagesse que de nom seulement » ; que « c’était par grâce qu’il était Fils, le « premier-né des créatures » ; que « le Verbe était muable » ; et qu’ « il y avait plusieurs. Verbes ».

Arius lui-même disait que le Verbe qui était en Dieu était différent de celui dont saint Jean disait « Au commencement était le Verbe ». Car dans cette impie doctrine, les Ariens n’étaient pas tous d’accord entre eux ; souvent l’un enseignait le contraire de ce que disait l’autre : et comment auraient-ils été d’accord entre eux, puisqu’ils ne l’étaient pas toujours avec eux-mêmes ? Tant il est vrai que l’erreur est peu stable et peu ferme !

Il s’en trouvait encore parmi eux qui soutenaient que le Fils n’était point semblable à son Père. Sur ce dogme il se forma différents partis : les uns excluant absolument toute ressemblance, les autres en admettant une, et même de substance. Ceux qui niaient que le Fils était « Homoousios », consubstantiel, et qui le disaient « Homoiousios », semblable en substance, firent une secte particulière, et étant différents en quelque chose des purs Ariens, ils furent appelés « Semi-Ariens ». Ces « Demi-Ariens » se partagèrent aussi en diverses sectes : car quelques-uns d’eux enseignaient que le Fils était semblable au Père en substance, par une ressemblance imparfaite, telle que peut être celle de la créature au Créateur, de l’image à l’original. Cette image, cette ressemblance qui est hors de Dieu, disaient-ils, c’est Dieu qui l’a faite ; et elle est semblable à la substance de Dieu, autant qu’une chose créée hors de Dieu peut être semblable à la substance de Dieu. Et ceux-ci ne différaient des purs Ariens que de nom et de parole. En effet, les Ariens, recevant l’Évangile, ne pouvaient s’empêcher de reconnaître une ressemblance imparfaite entre les créatures et le Créateur, puisqu’il est dit dans l’Évangile : « Afin que vous soyez semblable à votre Père, etc. »

Mais d’autres Semi-Ariens, dont Basile, évêque d’Ancyre, était le chef, expliquaient cette ressemblance de substance d’une manière toute différente ; car ils admettaient dans le Père et le Fils une entière ressemblance de substance. Mais toutefois ils rejetaient « l’Homoousion », ou la consubstantialité du Père et du Fils ; et pour plusieurs raisons que rapporte et réfute en même temps saint Athanase « dans son Livre des Synodes, p. 764 ». Ce Père ajoute « dans ce même Livre, p. 757 » que ces Demi-Ariens, dont nous parlons, rejetaient le mot : « Homoousion », parce qu’il avait été proscrit dans le concile d’Antioche, on Paul de Samosate fut condamné, quoique ce ne fût pas dans le même sens que le concile de Nicée le reçut depuis, et le mit dans sa profession de foi : ce qui se prouve évidemment par les propres paroles de Denis d’Alexandrie qui avait assisté et souscrit au concile d’Antioche. Cet évêque ayant été accusé devant Denis, évêque de Rome, de ne se point servir dans ses sermons de « l’Homoousion », répondit qu’il le recevait et le regardait comme tout à fait catholique ; mais qu’il s’abstenait alors de s’en servir, parce qu’il avait affaire aux Sabelliens qui en abusaient, l’employant pour confondre les trois Personnes en une seule, et, détruisant la Trinité par le terme même de « Consubstantialité ».

Ces Semi-Ariens, plus doux et plus mitigés, rejetaient le mot : « Homoousion », et lui substituaient celui de « Homoiousion », qu’ils expliquaient dans un sens tout à fait catholique, ne différant que dans les termes et les expressions. Car ils admettaient une parfaite ressemblance de substance entre le Père et le Fils, et ils confessaient que le Fils était égal au Père ; quoique le mot:« Homoiousios », semblable, exprime en soi quelque chose d’impie. En effet, si le Fils est semblable à son Père par sa substance, s’il est véritablement Dieu, comme ils l’avouaient, il ne peut point être d’une autre substance, d’une substance différente : oit ne peut pas dire qu’une chose qui est une et la même, soit seulement semblable. Mais si le Père et le Fils sont de différente substance, si le Père est Dieu, si le Fils est aussi Dieu, il y aura donc deux Dieux ; car la substance de Dieu est Dieu même. Ainsi le Fils, semblable au Père par sa substance, sera Dieu semblable à Dieu ; il y aura donc deux Dieux. Mais les Semi-Ariens, dont nous parlons, ne recevaient pas cette conséquence, quoiqu’elle parût naturellement suivre de l’« Homoiousios ». Certainement dans l’explication ils s’approchaient du sens catholique, mais ils avaient tort d’introduire ce terme, et aussi ils étaient blâmables de ne recevoir pas le mot d’« Homoousion », de consubstantiel, que le saint concile de Nicée avait introduit et appliqué à cette signification. Néanmoins saint Athanase, cette grande lumière de l’Église, ne veut pas qu’on les traite d’ennemis, ou d’hérétiques, comme on le peut voir « dans son Livre des Synodes, p. 755 ». Il s’ensuit donc de ce que nous venons d’exposer que ces Demi-Ariens ne différaient des catholiques que dans les paroles et dans les expressions, et qu’ils étaient au fond de même sentiment. Aussi saint Athanase ne faisait pas difficulté de dire qu’il espérait que bientôt ils se réuniraient tout à fait à l’Église, et par l’unité de foi, et par l’unité d’expressions et de langage, usant de la même formule de foi. Et c’est ce qui arriva dans la suite, etc.

Comme donc ces Semi-Ariens étaient au fond réellement d’accord avec les catholiques, de même aussi les autres Semi-Ariens qui enseignaient que le Fils avait été tiré et fait du néant, et qu’il n’était point coéternel au Père, encore qu’ils le disent « Homoiousion », c’est-à-dire, semblable au Père en substance, étaient peu ou point du tout différents des Ariens, et de ceux qui soutenaient que le Fils était « Anomoion », c’est-à-dire, dissemblable au Père : c’est pourquoi ces Semi-Ariens ne furent pas longtemps séparés des Ariens et des Anoméens, et ils furent enfin presque tous appelés « Anoméens », comme je le crois, dit le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon, que nous suivons dans cette histoire des Ariens et de leurs sectateurs.

Les historiens rapportent qu’Aétius fut l’auteur et le chef de ces nouveaux Anoméens qui s’élevèrent alors : cet Aétius que son impiété fit surnommer ATHÉE. Ils commencèrent à troubler l’Église dès le temps de saint Athanase, disant que le Fils était tout à fait dissemblable au Père ; en quoi ils s’accordaient parfaitement avec Arius et avec les Ariens. Car dès lors qu’ils tenaient que le Fils était créé et fait du néant, il s’ensuivait sûrement de leur impie doctrine, qu’il y avait autant de différence entre le Père et le Fils, qu’il y en a entre le Créateur et la créature ; et qu’y ayant une distance immense entre le Créateur et la créature, il y en avait une de même entre le Père et le Fils. Ils disaient donc le Christ « Anomoion », dissemblable, d’où ils furent appelés « Anoméens ».

Saint Chrysostome, ayant commencé à prêcher l’an 386, trouva la ville d’Antioche entièrement inondée et infectée de ces abominables Anoméens : ce qui l’engagea à composer contre eux les douze Homélies de « l’incompréhensibilité de Dieu » ; et dès cette année et dans les suivantes il les réfuta par des preuves et des raisonnements également pleins de feu, de force et d’éloquence. Car ces Anoméens embrassaient tous les dogmes des Ariens, et les soutenaient, y ajoutant encore beaucoup d’autres blasphèmes et d’autres impertinences, que le saint Docteur leur reproche à tous moments. Ils se vantaient insolemment d’une science universelle, comme nous l’avons déjà remarqué, et de connaître Dieu aussi parfaitement que Dieu se connaît lui-même : pouvait-on rien entendre de plus absurde et de plus insensé ! Mais c’en est assez et même trop. Car nous déclarons, avec le pieux auteur des Mémoires sur l’histoire Ecclésiastique
Tillemont
, que c’est avec horreur et avec regret que nous osons écrire ces blasphèmes, qui ont fait frémir tous les saints évêques dans le concile de Nicée. Et nous pouvons dire, avec saint Athanase, que c’est la seule nécessité de notre sujet qui nous empêche de les supprimer. Quoique dans ses discours le Saint ne cesse point d’attaquer les Anoméens, qu’il nomme rarement par leur nom d’Anoméens, toutefois il ne cite et ne réfute jamais plus particulièrement leurs arguments, que « dans ces Homélies sur l’Évangile de saint Jean ». C’est pourquoi, pour en faciliter la lecture et en donner une plus claire intelligence, il est à propos d’exposer ici au moins une partie des textes sur lesquels ils prétendaient s’appuyer et établir leurs dogmes impies.

Preuves et arguments des Anoméens. – Réponses et réfutations de saint Chrysostome.

Il parait que les Anoméens, qui sont sortis des Ariens, se distinguaient particulièrement d’eux, et se caractérisaient par l’impertinente vanité de s’attribuer une science universelle, et d’assurer qu’ils connaissaient Dieu aussi parfaitement que Dieu les connaissait eux-mêmes, et qu’il se connaissait lui-même : ce qui était également fou et impie. Enflés de cette science imaginaire, ils se croyaient forts, et partout ils attaquaient hardiment les catholiques, qui les réfutaient principalement par l’Évangile de saint Jean et tiraient de ce divin arsenal les traits dont ils se servaient pour les repousser et les abattre : les Anoméens en tiraient aussi du même Évangile pour les écarter et les détourner. Ces impies étaient extrêmement chagrins et piqués de ce qu’on renversait leurs dogmes par ces paroles du sublime Théologien : LE VERBE ÉTAIT DIEU : MON PÈRE ET MOI NOUS SOMMES UNE MÊME CHOSE : JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI : AFIN QUE TOUS HONORENT LE PÈRE, COMME ILS HONORENT LE FILS : COMME MON PÈRE ME CONNAÎT, JE CONNAIS MON PÈRE : CELUI QUI ME VOIT, VOIT MON PÈRE : SI VOUS M’AVIEZ CONNU, VOUS AURIEZ AUSSI CONNU MON PÈRE ; et par d’autres semblables, par lesquels Jésus-Christ déclare qu’il est un avec son Père, de la même substance, égal à lui, et vrai Dieu. Ces hérétiques donc, pour se défendre, tâchaient de tirer aussi des preuves et des arguments du même texte de saint Jean et ils opposaient aux catholiques ces paroles : « Au commencement était le Verbe » ; ces paroles, disaient-ils, ne marquent point l’éternité du Fils, puisqu’il est dit aussi des choses créées : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre ». Donc, ajoutaient-ils, c’est vainement qu’on se sert de ce mot : « Au commencement », pour prouver l’éternité du Fils. Saint Chrysostome réplique fort au long à ce sophisme, mais en des termes proportionnés à la ; portée de ses auditeurs. Pour expliquer, dit-il, ces paroles : « Au commencement était le Verbe », il ne faut pas aller bien loin chercher des témoignages, il n’y a qu’à y joindre ce peu de paroles qui suivent immédiatement : ET LE VERBE ÉTAIT AVEC DIEU, ET LE VERBE ÉTAIT DIEU ». Ce mot « était avec Dieu » signifie « était dans Dieu ». Or tout ce qui est dans Dieu est certainement éternel. Mais que le Verbe soit dans Dieu, le Fils le déclare lui-même en disant : JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI. Je suis dans mon Père et mon Père est aussi en moi, cette parole démontre clairement et invinciblement l’unité, l’égalité, et par conséquent l’éternité du Fils.

Nous passons les autres arguments des Anoméens : on les trouvera bien détaillés « dans les Homélies III, IV et V ». Nous y renvoyons le lecteur, pour ne pas tomber dans des redites, et n’être pas trop longs. Saint Chrysostome n’attaque pas seulement les Anoméens, mais souvent aussi Paul de Samosate, les Sabelliens, les Marcionites, les Manichéens, et les Docètes, ou « Apparens », qui prétendaient que l’Incarnation n’était qu’une illusion et un fantôme ; c’est-à-dire que Jésus-Christ n’était né, n’était mort, et n’était ressuscité qu’en apparence. Cette hérésie, qui s’était élevée dans l’Église dès les premiers siècles, vivait encore au temps de saint Chrysostome, comme il le témoigne dans la onzième Homélie. Le Saint prémunit souvent ses auditeurs, et leur prête des armes contre les plus anciens hérétiques, dont les sectateurs s’étaient conservés jusqu’à son siècle, parce qu’ils étaient continuellement aux prises avec les catholiques, et ne cessaient point de les attaquer. Les catholiques n’avaient pas seulement alors à combattre contre les hérétiques : ils avaient aussi à se défendre des Gentils, dont le nombre était encore fort grand. On verra que le Saint les dresse à ces sortes de combats « dans l’Homélie dix-septième ». Mais quoiqu’en bien des endroits il attaque les Gentils et les anciens hérétiques, il s’attache pourtant davantage à repousser les Anoméens, et il a grand soin de réfuter leurs objections, et d’enseigner à ses auditeurs la manière d’y répondre. Quelquefois aussi il relève leur arrogance et leur folie, comme « dans l’Homélie seizième », où il les apostrophe en ces termes : « Jean-Baptiste se déclare indigne de dénouer les courroies des souliers de Jésus-Christ ; et les ennemis de la vérité ont l’insolence et la folie de se vanter de le connaître aussi parfaitement qu’il se connaît lui-même ! est-il rien de plus détestable que cette manie ? Est-il rien de plus furieux que cette arrogance ? »

Dans ces Homélies sur saint Jean le saint docteur combat donc les Anoméens plus vivement et plus fortement que les autres hérétiques, parce qu’ils étaient les plus puissants en nombre et en arrogance, les plus effrontés et les plus hardis à attaquer continuellement les catholiques ; et que tous les passages qu’ils trouvaient, où Jésus-Christ pour s’abaisser, pour prouver son incarnation et son humanité, parlait et s’énonçait en des termes simples et populaires, humbles et modestes, ils les détournaient à leur sens, et s’en servaient tant pour battre les fidèles, que pour appuyer et soutenir leurs impiétés et leurs blasphèmes. Nous en pourrions produire bien des exemples, mais nous Dons bornons à un seul. Il sera facile au lecteur de remarquer les autres. « Il est certain », dit le saint Docteur aux Anoméens, « que Jésus-Christ a souvent parlé comme homme, et voilà les expressions que vous saisissez et que vous n’entendez point. Mais il n’est pas moins certain qu’il a très-souvent parlé comme « Dieu ; et voilà ce que vous ne voulez point entendre et sur quoi vous faites la sourde oreille. Jésus-Christ vous déclare manifestement son égalité et sa divinité, quand il dit : MON PÈRE ET MOI NOUS SOMMES UNE MÊME CHOSE : JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI », etc.

C’est à cause que Jésus-Christ se faisait égal à Dieu, continue-t-il encore, et qu’il se déclarait Dieu, que les Juifs lui faisaient des reproches, qu’ils s’élevaient contre lui, qu’ils le persécutaient, et voulaient même le faire mourir, « parce que non seulement il ne gardait point le sabbat, mais aussi parce qu’il disait que Dieu était son Père, se faisant égal à Dieu ». À cette preuve si éclatante et si lumineuse les Anoméens répondaient que Jésus-Christ ne se faisait point égal à Dieu, mais que seulement les Juifs le croyaient et l’en soupçonnaient. Sur quoi saint Chrysostome s’élève, et repoussant ses adversaires jusqu’au pied du mur, il ne leur laisse aucune échappatoire. Vous avouez, leur dit-il, que les Juifs ont cru que Jésus-Christ se faisait égal à Dieu : vous ne pouvez nier qu’il n’ait dit bien des choses qui les jetaient dans ce soupçon et dans cette opinion, comme quand il dit : « Mon Père et moi, nous sommes une même chose : Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi : Celui qui me voit, voit mon Père, etc. » Et beaucoup d’autres choses qui non seulement donnaient lieu aux Juifs, mais encore à tous ceux qui les entendaient, de penser qu’il se faisait égal à Dieu le Père, et qu’il se montrait véritablement Dieu : donc s’il n’eût pas été égal à son Père, s’il n’eût pas été véritablement Dieu, étant pieux, saint et juste, comme vous le reconnaissez et le confessez, aurait-il pu laisser les Juifs dans leur erreur, leur laisser croire qu’il se faisait égal à Dieu le Père, et qu’il se disait Dieu ? Non certes, s’il n’était pas un fourbe et un imposteur, ce qui est horrible à dire, il ne pouvait pas s’empêcher de leur découvrir leur erreur, et de leur déclarer ce qu’il était. Et toutefois, il fait le contraire : il insiste continuellement là-dessus, il leur confirme son égalité avec son Père, par de nouvelles paroles et de nouveaux témoignages ; et il leur marque sa puissance et sa divinité par des prodiges et des miracles toujours plus évidents.

Il est vrai que dans ces mêmes paroles et ces mêmes œuvres qui prouvent sa divinité, son égalité avec son Père et sa consubstantialité, Jésus-Christ mêle beaucoup de choses tout humaines et tout ordinaires : mais c’est parce qu’il parlait souvent comme homme ; c’est parce qu’il voulait donner aux hommes un modèle de modestie et d’humilité, et être lui-même ce modèle ; c’est aussi parce que, les Juifs étant méchants, le baissant, ne cherchant que l’occasion de le surprendre et de l’accuser, et ne pouvant souffrir la doctrine de la divinité et de la consubstantialité, il voulait peu à peu les adoucir, les attirer, les faire entrer dans leur devoir et les convertir. Mais néanmoins, nulle part, ni jamais, il n’a rétracté aucune des paroles qu’il avait dites, pour montrer son égalité avec son Père et sa consubstantialité. Et même, s’il mêle quelquefois dans son discours quelques paroles peu relevées et communes, il y en joint aussitôt d’autres qui prouvent et démontrent qu’il est véritablement Dieu, et consubstantiel à son Père.

C’est pourquoi il faut lire l’Évangile de saint Jean avec beaucoup d’attention et de prudence, pour ne point se heurter contre les pierres d’achoppement qu’on y rencontre, et ne pas tomber dans les précipices. Ce qui est arrivé est une preuve que ce chemin en est bordé de tous côtés, mais pour ceux qui se confient en leur propre sens, et qui ne s’attachent point à l’Église de Dieu. Sabellius, uniquement attentif à ces paroles par lesquelles Jésus-Christ montre son égalité avec son Père et sa consubstantialité, a ôté la distinction des personnes pour avoir mal entendu la consubstantialité, et a dit que le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit n’étaient qu’une seule et même personne : Arius, ayant trouvé une pierre d’achoppement dans les paroles tout humaines de Jésus-Christ, est tombé dans une autre impiété, en enseignant que la substance du Père est différente de la substance du Fils, et que celle-ci lui est inférieure. C’est ainsi que doivent toujours craindre de faire naufrage en la foi, tous ceux qui abandonnent la grosse ancre, ou qui s’écartent de la doctrine et des décisions de l’Église.

Ces pierres d’achoppement ne se rencontrent pas seulement dans l’Écriture, il s’en trouve aussi dans les Pères : dans saint Chrysostome, il s’en trouve. Le Saint dit, ou plutôt il parait dire dans quelques-unes de ses Homélies que « Dieu ne nous prévient point ». Si nous nous arrêtons à l’écorce de ces sortes d’expressions, nous sommes Pélagiens : « Il est de foi que Dieu nous a aimés le premier », que « la vocation à la foi est purement gratuite », qu’« il nous prévient de sa grâce par sa sainte miséricorde », que « sans les mérites du divin Sauveur nous serions tous demeurés dans le péché et morts ennemis de Dieu, etc. » Pour ne se heurter et ne se briser pas contre ces pierres d’achoppement, le vrai secret est de lire toujours avec attention et avec prudence, de s’assurer d’abord de la doctrine de l’auteur, de voir en quel siècle, en quel temps, contre qui il a écrit, quelles hérésies déchiraient alors l’Église, et d’examiner enfin ce qui précède et ce qui suit. Par exemple, dans l’endroit de saint Chrysostome que nous citons, le Saint ajoute immédiatement et tout de suite : « La grâce ne nous force point » ; il parle aux Manichéens, qui ôtaient absolument toute liberté à l’homme, etc. Le saint Docteur veut donc simplement établir contre ces impies, que Dieu ne force et ne nécessite point l’homme, qu’il lui conserve sa liberté ; qu’il lui fait vouloir et faire le bien librement ; en un mot, que la grâce ne détruit point le libre arbitre.

Véritablement, l’expression parait d’abord un peu forte ; mais, en suivant de près la doctrine du saint Docteur, qui est toujours pure et orthodoxe, en considérant la fureur enragée de ces ennemis de Dieu et de son Église, elle reprend sa nature, et on découvre le vrai sentiment de fauteur. C’est à quoi un lecteur sage et judicieux doit toujours faire attention, pour ne se pas laisser entraîner dans les pièges de ceux qui, ou par ignorance, ou par des préjugés et des sentiments de parti, jugent témérairement de la doctrine des plus grandes lumières de l’Église, décident en maîtres, lorsqu’ils devraient s’honorer de la qualité de disciples, et condamnent hardiment ceux à qui ils doivent tout leur respect et leur profonde vénération.

Pour finir ce que nous avions à dire sur ces Homélies, nous ne ferons plus que cette seule observation. Comme saint Jean est celui de tous les évangélistes qui a le plus fortement et avec le plus de lumière établi la divinité du Fils, son égalité avec son Père et sa consubstantialité, saint Chrysostome est aussi celui de tous les Pères qui a soutenu et défendu avec plus de feu et plus d’ardeur, et d’une manière plus pleine et plus étendue cette divinité, cette égalité, et cette consubstantialité contre les Ariens, les Anoméens, et les autres ennemis de cette grande et très-importante vérité, soit dans les douze Homélies qu’il a expressément composées contre eux, ou dans plusieurs de celles-ci sur saint Jean. En effet, c’est dans ces discours que brillent davantage son éloquence et la force de ses raisonnements, qu’il repousse et qu’il terrasse leurs objections et leurs blasphèmes par des réponses et des preuves si vives, si pressantes et si solides, qu’il serait difficile de trouver un autre athlète qu’on lui pût comparer, et qu’il faut nécessairement avouer qu’on les doit regarder comme les plus admirables et les plus excellents que saint Chrysostome ait composés.

En lisant « la LIIe Homélie », où le Saint explique « le VIIIe chapitre de saint Jean », on sera sans doute surpris de n’y pas trouver l’histoire de la femme adultère. On peut donc demander pourquoi saint Chrysostome l’a omise. Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon, après nous avoir renvoyé aux auteurs critiques qui ont traité de l’Évangile de saint Jean et nommément à Sixte de Sienne, « Bibli. Lib. VI, annot. CXCVIII », nous en donne ces raisons : C’est, dit-il, ou parce que cette histoire ne se trouvait pas dans l’exemplaire du Saint, ou parce que prêchant à un peuple fort enclin et livré même à ce vice, il ne jugeait pas à propos de lui exposer l’histoire de la femme adultère, ou pour quelque sujet que nous ne savons pas. Il ajoute qu’il croit que cette histoire manquait dans les exemplaires de l’église d’Antioche : Il n’est pas à croire, dit-il, que saint Chrysostome l’eût passée à dessein, si on l’avait lue dans cette église. Enfin, il nous fait observer que cette omission n’en diminue point l’autorité, et qu’on la lisait dans tout l’Occident, dans l’Afrique, dans l’église d’Alexandrie, qui était la seconde du monde chrétien, et aussi dans toute la Grèce, si l’on en excepte quelques églises.

Les Homélies de saint Chrysostome se divisent en deux parties ; elles forment en quelque sorte deux discours et comprennent deux sujets : l’un dogmatique, et l’autre moral. Le premier est un commentaire du texte sacré, où le Saint nous explique la doctrine de Jésus-Christ et de l’Église ; le second est une exhortation familière, instructive, édifiante, toujours vive, pressante et éloquente, où il nous détourne du vice, en nous faisant connaître ce qu’il a d’horrible et d’affreux ; où il nous excite à la vertu, en nous représentant combien elle est belle, combien elle est aimable : Quand même, dit-il en plusieurs endroits, quand même il n’y aurait point de récompenses à espérer, il faudrait toujours l’aimer, parce qu’elle est à elle-même sa propre récompense ; si on l’aime pour elle-même ; on l’aimera toujours, etc.

HOMÉLIE I.

TRADUCTION DE M. L’ABBÉ LE MÈRE, REVUE ET CORRIGÉE

ANALYSE.

  • 1. Excellence et utilité de l’Évangile de saint Jean. – Éloge de cet apôtre. – Qui sont ceux qui peuvent comprendre son Évangile ?
  • 2. Dispositions nécessaires pour entendre la parole de Dieu 3. serinons fréquents de saint Chrysostome.
  • 4. Infamie des spectacles et des théâtres. – Obligations des chrétiens.

1. S’il se présente aux jeux publics un athlète ferme et courageux, qui ait déjà remporté le prix, les spectateurs accourent tous pour considérer sa contenance dans le combat, son adresse et sa force. Vous verriez alors, mes frères, le théâtre plein d’une multitude d’hommes, dont l’esprit et les yeux sont entièrement appliqués à tout voir, afin que rien de ce qui s’y passe, ne puisse leur échapper.

S’il arrive un excellent musicien, ces mêmes curieux remplissent également le théâtre ; quelque affaire qu’ils aient, nécessaire, pressante, de quelque nature qu’elle puisse être, ils la quittent pour aller prendre place en foule sur les gradins du théâtre, écouter avec grande attention le chant et le son des instruments, et juger si l’un et l’autre sont bien d’accord. Voilà pour le vulgaire. Ceux qui sont versés dans la rhétorique en font autant à l’égard des orateurs ; car il y a de même pour ceux-ci des théâtres, des auditeurs, des applaudissements, des battements de mains et des éclats de voix, et des critiques capables d’apprécier rigoureusement le talent des adversaires.

Si donc les orateurs, les joueurs d’instruments et les athlètes trouvent des auditeurs, des spectateurs si attentifs ; vous, mes frères, vous, avec quelle ardeur et quel zèle ne devez-vous pas venir ici ? Ce n’est point un musicien ou un orateur qui vous appelle au spectacle, c’est un homme dont la voix du haut du ciel se fait entendre plus clairement que le tonnerre. En effet, par cette voix il a attiré, captivé et rempli tout l’univers, non par la grandeur et l’éclat du son, mais par une langue que le mouvement de la grâce faisait parler. Et, ce qui est admirable, cette voix, qui se fait entendre si loin, n’a rien de rude, rien de désagréable, mais elle est plus douce, plus aimable que la musique la plus harmonieuse.

Ajoutons à cela, que c’est un homme très-saint, très-respectable, plein de tant de trésors et de secrets, et qui apporte de si grands biens, que ceux qui le reçoivent avec empressement, et qui savent le retenir avec eux, ne sont plus des hommes, ni ne demeurent plus sur la terre, mais s’élèvent au-dessus de toutes les choses terrestres ; et, devenant semblables aux anges, ils sont sur la terre, comme étant déjà habitants du ciel. Cet enfant du tonnerre (Mrc 3,17) que Jésus aimait, qui est la colonne de toutes les églises du monde, qui a les clefs du ciel, qui a bu au calice de Jésus-Christ, et a été baptisé de son baptême, qui s’est reposé avec une grande confiance sur le sein du Seigneur, vient maintenant chez nous, non pour donner une pièce de théâtre, non couvert d’un masque pour jouer un rôle (ce n’est point de ces sortes de vanités qu’il doit nous entretenir) : il ne va pas monter à la tribune, aux harangues, ni danser dans l’orchestre ; il n’est pas couvert d’un habit d’or, mais il se présente à nous avec un vêtement d’une beauté extraordinaire, il est revêtu de Jésus-Christ ; ses pieds sont beaux (Rom 10,15), ils sont chaussés (Eph 6,15) et tout prêts à partir pour aller annoncer l’Évangile de la paix ; il a une ceinture, non sur son sein, mais autour de ses reins ; elle n’est pas dorée ni d’un cuir couleur de pourpre, mais elle est tissue et formée de la vérité même. Tel est celui qui s’offre à nous : son visage n’est pas couvert d’un masque, car il n’y a dans lui ni déguisement, ni fiction, ni mensonge ; mais ayant la tête nue, il annonce la pure vérité. Il ne cherchera point à se montrer à ses auditeurs par son geste, son regard, sa voix, différent de ce qu’il est en réalité. Pour remplir sa mission, il n’aura besoin d’aucun accompagnement, ni de harpe, ni de lyre, ni d’aucun instrument pareil. C’est par sa voix qu’il fait tout, et cette voix fait entendre une harmonie plus salutaire et plus douce que le sonde la harpe ou de la musique la plus mélodieuse.

Tout le ciel est la scène, toute la terre est le théâtre, tous les anges sont ses spectateurs et ses auditeurs, et tous ceux d’entre les hommes qui sont ou qui désirent devenir des anges. Voilà ceux qui peuvent attentivement entendre cette harmonie, et s’en inspirer pour leur propre conduite ; voilà les dignes auditeurs. Tous les autres, semblables aux enfants, écoutent à la vérité mais ils ne comprennent rien à ce qu’ils ont écouté, parce qu’ils s’amusent à des bagatelles et à des puérilités
Littéralement : à des gâteaux.
. Adonnés aux ris et aux délices, livrés aux, richesses et à l’ambition, et ne songeant qu’à leur ventre, ils entendent véritablement quelquefois la divine parole, mais attachés qu’ils sont à des ouvrages de fange et de boue
Vils. Lett. À des ouvrages de brique et de tuile.
, ils ne font rien de grand, rien de noble, rien d’élevé.

Les puissances célestes accompagnent cet apôtre, elles voient avec admiration la beauté de son âme, sa prudence et cette brillante vertu, par laquelle il a attiré Jésus-Christ même dans son cœur, et reçu les grâces spirituelles car tel en quelque sorte qu’une lyre que les pierres précieuses et les cordes d’or dont elle est ornée, font briller, il fait retentir des sons spirituels qui ont quelque chose de grand et de sublime.

2. C’est pourquoi écoutons-le, mes frères, non comme le pécheur, ou comme le fils de Zébédée, mais comme un homme plein de « l’esprit qui pénètre ce qu’il y a de plus caché et dans la profondeur de Dieu (1Co. 2) », comme une lyre, dis-je, que l’Esprit-Saint pince et fait résonner. Ce n’est point la voix d’un homme que vous allez entendre, mais c’est la voix de Dieu. Tout ce qu’il vous dira est puisé dans les sources divines ; dans ces secrets, dans ces mystères que les anges mêmes n’ont point connus, avant qu’ils aient eu leur accomplissement : car c’est avec nous, par la voix de Jean c’est par nous qu’ils ont appris ce que nous avons connu nous-mêmes : un autre apôtre nous le déclare par ces paroles : « Afin que maintenant les principautés et les puissances connaissent par l’Église la sagesse de a Dieu si merveilleuse dans les différents ordres de sa conduite ». (Eph 3,10) Si donc les Principautés, les Puissances, les Chérubins et les Séraphins ont appris ces choses de l’Église, il est évident que c’est avec une grande attention qu’ils les ont apprises : et certes, que les anges aient appris avec nous des choses qu’ils ignoraient, nous n’y avons pas peu de gloire : mais que ce soit aussi de nous qu’ils les ont apprises, je n’expliquerai point encore comment cela est arrivé.

Écoutons saint Jean avec modestie, gardons un grand silence, non seulement aujourd’hui, ou dans le jour seulement auquel nous l’écoutons, mais aussi pendant toute notre vie : il est avantageux d’être en tout temps attentifs à sa voix. Si nous sommes curieux d’apprendre ce qui se passe à la cour, ce que fait l’empereur, ce qu’il a résolu de faire pour ses sujets, quoique souvent il n’y ait rien en cela qui nous regarde, nous devons beaucoup plus désirer de savoir ce que Dieu a dit, et surtout puisqu’ici tout nous importe, tout est pour nous. Jean nous donnera la connaissance de toutes ces choses, parce qu’il est l’ami du roi, ou plutôt parce qu’il a en lui-même le Roi qui parle par sa bouche, et qu’il sait de lui tout ce qu’il apprend de son Père. Jésus-Christ dit : « Je vous ai appelé mes amis, parce que je vous ai fait savoir tout ce que j’ai appris de mon Père ». (Jn 15,15) Or, si nous voyions descendre tout à coup du ciel quelqu’un qui nous promît de nous dire ce qui s’y passe, nous accourrions tous auprès de lui : accourons donc présentement de même.

Cet homme nous parle du haut du ciel : il n’est pas de ce monde, c’est Jésus-Christ lui-même qui le déclare : « Vous n’êtes point », dit-il, « de ce monde ». (Jn 15,19) L’Esprit-Saint dont il est rempli lui parle, cet Esprit qui est présent partout, qui connaît ce qui est en Dieu, de même que l’esprit de l’homme, qui est en lui, connaît ce qui se passe en lui (1Co 2,11), c’est-à-dire l’Esprit de sainteté, l’Esprit de vérité, qui conduit et mène au ciel, qui donne de nouveaux yeux, qui nous rend présentes les choses futures, et qui, quoique nous soyons encore dans notre chair, nous fait voir les choses célestes.

C’est pourquoi, mes frères, présentons-nous à lui avec un esprit paisible et tranquille durant tout le cours de notre vie ; qu’aucun indifférent, aucun homme sans ferveur, aucun débauché, une fois entré ici, ne demeure tel qu’il était. Mais élevons-nous, au ciel, c’est là que l’évangéliste parle à ceux qui y vivent. Si nous sommes habitants de la terre, nous ne rapporterons aucun fruit. La doctrine de saint Jean n’est pas pour ceux qui mènent une vie sensuelle et toute animale, de même que les choses terrestres ne le touchent et ne le regardent point. Certes, le tonnerre qui gronde dans l’air nous épouvante et nous effraye par son bruit confus ; mais la voix de Jean ne trouble point les âmes fidèles, elle les délivre au contraire du trouble et de la terreur, et n’est terrible qu’aux démons et aux esclaves des démons. Pour voir et pour connaître comment il les effraye et les met en fuite, que notre esprit, que notre langue gardent un profond silence, mais surtout notre esprit : de quelle utilité serait-il que la langue fût dans le silence, lorsque l’esprit serait dans l’agitation et dans le trouble ? Je demande la paix de l’âme, parce que je veux que l’âme soit attentive et m’écoute. Que la cupidité, l’amour de la gloire, que la colère, ce cruel tyran, que toutes les autres passions cessent donc de nous agiter : l’oreille qui n’est pas bien purifiée ne peut dignement entendre, ni pleinement concevoir la sublimité de ces paroles, la formidable grandeur de ces ineffables mystères, en un mot, l’excellence de ces divins oracles. Si, faute de prêter une exacte attention, il est impossible de bien apprécier un air joué sur la flûte ou la lyre, comment l’auditeur appelé à entendre une voix mystique, le pourra-t-il si son âme sommeille ?

3. Voilà pourquoi Jésus-Christ nous donne cet avertissement : « Gardez-vous de donner les choses saintes aux chiens, et : ne jetez point vos perles devant les pourceaux. ». (Mat 7,6) Il appelle ses paroles des perles (quoiqu’elles soient infiniment plus précieuses que ne le sont celles-ci), parce que les perles sont ce qu’il y a de plus précieux sur la : terre. Il a coutume aussi de comparer leur douceur au miel, non que le miel puisse l’égaler, mais parce que nous n’avons rien de plus doux. Mais qu’elles surpassent en effet, et de beaucoup, et le prix des pierres précieuses, et la douceur du miel ; si vous en doutez, écoutez ce qu’en dit le Prophète : « Elles sont plus désirables que l’abondance de l’or et des pierres précieuses, et plus douces que n’est le miel, et qu’un rayon plein de miel » (Psa 19,11 et 12) ; mais pour ceux-là seulement qui se portent bien ; aussi a-t-il ajouté : « Car votre serviteur les garde ». Et ailleurs encore, après avoir dit : douce, il joint : à moi : « Que vos paroles », dit-il, « me sont douces ! » Et pour marquer leur excellence, il ajoute : « Elles le sont plus que le miel et le rayon
Le rayon. N. Vulg dit seulement le miel, mais le saint Auteur n’est pas le seul qui ajoute : et le rayon de miel. Saint Ambroise, saint Jérôme, salut Augustin, et les anciens psautiers lisent de même : Super met et favum ori meo.
de miel ne le sont à ma bouche ». (Psa 119,103) Le prophète parle de la sorte, parce que son âme était pure et saine. N’entrons donc pas ici, si nous sommes malades, et ne mangeons de ce pain qu’après avoir purifié nos âmes. Voilà pourquoi tant de paroles et un si long discours : avant d’arriver à notre texte j’ai voulu vous préparer et vous porter à purifier vos âmes, afin que chacun de vous se guérît de toutes ses maladies, et n’abordât ce texte sacré qu’avec une âme exempte de colère, de soucis, d’inquiétudes terrestres et de toute autre passion, comme s’il allait entrer dans le ciel. Nous ne pourrions faire ici aucun profit considérable, si nous n’avions auparavant purifié nos âmes.

Qu’on ne me dise point : mais comment se préparer ? le temps qui nous reste jusqu’à la prochaine assemblée est très-court. À quoi je répondrai : Vous pouvez, mes frères, vous pouvez changer de vie, non seulement dans l’espace de cinq jours, mais vous le pouvez même en un instant.

Répondez-moi à votre tour, je vous le demande : Est-il quelqu’un de plus scélérat qu’un larron et un assassin ? N’est-ce pas là le comble de l’iniquité ? Toutefois un larron est parvenu du premier coup au faîte de la vertu, il est entré dans le paradis, et n’a pas eu besoin pour cela de plusieurs jours, ni de la moitié d’un jour, mais seulement d’un petit moment : on peut donc changer de vie en un instant, et de boue que l’on était auparavant, on peut devenir un or pur ; comme ce n’est point par nature que nous sommes ou vertueux, ou vicieux ; le changement est facile, notre volonté étant libre et nullement nécessitée. « Si vous voulez et si vous m’écoutez » dit l’Écriture, « vous serez rassasiés des biens de la terre ». (Isa 1,19)

Ne le voyez-vous pas, mes frères, qu’il ne faut que la seule volonté ? non point cette volonté banale qui ne fait défaut à personne, mais une volonté ferme et vigilante. Je le sais fort bien : il n’y a personne qui ne veuille aller promptement au ciel ; mais c’est par les œuvres qu’il faut montrer sa volonté. Le marchand qui veut s’enrichir, ne se contente pas d’en avoir la pensée et la volonté, mais il fait construire un vaisseau, il engage des matelots, prend un bon pilote, équipe son vaisseau de toutes choses, il emprunte de l’argent, traverse les flots, il va dans les pays étrangers, il s’expose à beaucoup de périls, et souffre tous les maux que connaissent ceux qui ont coutume d’aller sur mer. C’est de cette manière que nous devons faire connaître notre volonté. Nous avons aussi nous-mêmes à naviguer, non d’une terre à une autre, mais de la terre au ciel. Préparons donc nos âmes à cette navigation, afin qu’elle nous conduise au ciel : pourvoyons-nous de matelots obéissants et d’un bon navire, si nous ne voulons être en butte aux périls, aux naufrages du monde, ou être emportés par le vent de l’orgueil ; si nous voulons être alertes et dispos. Que si nous nous pourvoyons ainsi d’un navire, d’un pilote et de nautoniers, notre navigation sera heureuse, nous obtiendrons le secours du Fils de Dieu, ce vrai pilote, qui ne permettra pas que notre esquif soit submergé, mais qui, au fort des plus terribles orages, commandera aux vents et à la mer (Mat 8,26), et fera succéder lin grand calme à la tempête.

4. Venez à l’assemblée prochaine, mes chers frères, avec ces dispositions, si vous désirez en profiter, et garder en dépôt dans votre cœur ce qu’on vous dira. Que personne ne soit « chemin », que personne ne soit « pierre », que personne ne soit « rempli d’épines ». (Luc 8,5 et suiv) Faites de vos âmes une terre bien cultivée, et nous sèmerons avec ardeur, quand nous verrons une terre franche. Alors si nous trouvons une terre pierreuse et en friche, excusez-nous de ne vouloir pas travailler en vain ; car si, cessant de semer, nous commencions par arracher les épines… d’un autre côté, jeter la semence dans une terre inculte, serait une conduite insensée.

Il n’est point permis à un homme qui assiste à ces entretiens de participer à la table des démons (1Co 10,21) ; car quelle société peut-il y avoir entre la justice et l’iniquité (Id 6,24) ? vous êtes auditeurs de Jean vous apprenez de lui des choses qui sont de l’Esprit de Dieu : et vous iriez ensuite entendre des courtisanes qui disent des obscénités
Des femmes montaient sur le théâtre comme les bouffons, et jouaient tous les mêmes personnages ; leurs paroles et leurs gestes étaient pleins d’ordures et d’obscénités, ce qui excitait souvent le zèle de notre saint Docteur.
et font des représentations encore plus obscènes ; et vous iriez voir des infâmes échanger des soufflets sur la scène ! Comment pourrez-vous vous purifier, après vous être vautré dans un bourbier si immonde ? Est-il nécessaire de faire ici le détail de toutes ces indécences ? Dans ces lieux tout est ris dissolus, tout est infamie, tout est injure atroce, tout est traits satyriques, tout est débauche, tout est perdition. Je vous le dis, et je vous le déclare à vous tous : qu’aucun de ceux qui participent à cette table, n’aille corrompre son âme à ces spectacles pernicieux. Tout ce qui s’y dit, tout ce qui s’y fait est pompe de Satan.

Vous tous qui avez été initiés à nos saints mystères, vous savez à quelles conditions nous vous avons reçus, et ce que vous nous avez promis, ou plutôt à Jésus-Christ, puisque c’est lui-même qui vous initie : vous savez ce que vous lui avez dit, quelle parole vous lui avez donnée sur les pompes de Satan, comment vous avez renoncé et à Satan et à ses anges ; et vous avez promis de n’y point retourner ? Celui donc qui viole ces promesses a infiniment à craindre de se rendre indigne de ces mystères. Ne voyez-vous pas qu’à la cour ce ne sont pas ceux qui ont commis des fautes dans leurs charges, mais ceux qui s’en sont acquittés avec honneur, qu’on élève aux premières dignités, qu’on fait entrer au conseil du roi, et que l’on met au rang de ses amis ? Il nous est venu du ciel un ambassadeur, que Dieu nous envoie lui-même pour nous parler de choses très-importantes et très-nécessaires. Mais vous, sans vous mettre en peine de savoir ce qu’il vous veut, ou ce qu’il a à vous dire, vous courez aux spectacles écouter des bouffons. Une telle conduite ne mérite-t-elle pas les foudres et toute la colère du ciel ? Car, comme il n’est pas permis de participer à la table des démons, il ne l’est pas non plus d’assister à ces démoniaques assemblées, ni de se présenter vêtu d’un habit sale à cette table magnifique, couverte de toutes sortes de mets exquis, que Dieu a dressée lui-même, et dont la vertu est si grande, qu’elle élève tout d’un coup dans le ciel ceux qui y participent, si toutefois ils sont attentifs et vigilants. Oui, certes, celui qu’enchante constamment cette divine parole, ne reste pas sur cette terre vile et abjecte : il prend des ailes, il s’envole, il entre dans la sublime et céleste région, où il jouit de ses biens immenses, desquels puissions-nous tous entrer cri possession, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, aujourd’hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE II.

AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE. (VERSET 1)

ANALYSE.

  • 1. Saint Jean était pauvre et sans lettres.
  • 2. Combien néanmoins l’apôtre de Jésus-Christ l’emporte sur les plus fameux philosophes. – Les peuples barbares, en embrassant le Christianisme, ont appris à philosopher.
  • 3. Contre les doctrines des philosophes et en particulier contre la métempsycose.
  • 4. Pourquoi saint Jean a parlé du Fils sans parler du Père. – Quelle est la vraie philosophie ?
  • 5. L’esprit ne peut tout à la fois s’appliquer à plusieurs choses. – Avec quelle attention on doit lire l’Évangile de saint Jean.

1. Si c’était Jean qui dût nous parler lui-même et nous entretenir de ce qui le regarde personnellement, il serait de mon sujet, mes frères, de vous rapporter l’histoire de sa famille, de sa patrie et de son éducation ; mais comme ce n’est point lui, comme c’est Dieu qui parle par sa bouche, il semble qu’il soit inutile et superflu d’entrer dans ce détail mais non, ce n’est pas inutile ; bien au contraire, il est important et nécessaire de vous en faire le récit. Quand vous saurez d’où, et de quels parents il est sorti, quel il était, et que vous entendrez ensuite sa voix et toute sa doctrine, alors vous connaîtrez que ce qu’il vous dit, il ne vous le dit pas de lui-même ; mais qu’il parle sous l’impulsion de la puissance divine.

Quelle est donc sa patrie ? il n’en eut point, à vrai dire : il naquit dans un pauvre bourg et dans un pays décrié qui ne produisait rien de bon. En effet, c’est par mépris pour la Galilée que les Scribes disent : « Demandez et apprenez qu’il ne sort point de prophète de a la Galilée ». (Jn 7,52) Le vrai Israélite
Nathanaël.
de même n’en fait point de cas, quand il dit : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jn 1,46) Le lieu même de ce pays où il était né, n’avait rien d’illustre, ni de recommandable ; son nom n’y était point connu, son père était un pauvre pêcheur, et si pauvre, qu’il élevait ses enfants dans sa profession.

Or, vous le savez tous, mes frères, nul artisan n’aime à laisser son métier pour héritage à son fils, s’il n’y est forcé par son extrême pauvreté, et surtout si l’art qu’il professe est vil et abject : vous savez aussi qu’il n’est rien de plus pauvre, de plus dédaigné, et même de plus ignorant que les pêcheurs. Là cependant, comme partout, il y a des degrés et des rangs. Mais l’apôtre était d’un rang inférieur : car il ne pêchait même pas dans la mer, mais dans un petit étang : et c’est là que Jésus-Christ l’appela, comme il était avec son père
Zébédée.
, et Jacques son frère, raccommodant ensemble leurs filets (Mat 4,21), ce qui est la marque d’une très-grande indigence. C’est dire assez qu’il était complètement étranger à toutes les sciences profanes : et d’ailleurs saint Luc nous assure que non seulement il était du commun du peuple, mais aussi un homme sans lettres. (Act 4,13)

Et pouvait-il en être autrement ? un homme qui ne fréquentait ni le barreau, ni ce qu’il y a d’honnêtes gens dans une ville, qui s’occupait uniquement de pêche et n’avait de société et de commerce qu’avec des marchands de poissons et des cuisiniers, comment aurait-il pu être au-dessus des animaux et des brutes ? comment n’aurait-il pas été aussi muet, que les poissons eux-mêmes ?

Voyons néanmoins ; mes chers frères, voyons ce que dit et ce qu’avait appris ce pêcheur, qui passait sa vie autour des étangs, occupé de filets et de poissons, cet homme de Bethsaïde de Galilée, ce fils d’un pêcheur pauvre, extrêmement pauvre, cet ignorant dont l’ignorance était si profonde et qui demeura illettré et avant et après qu’il se fut attaché à Jésus-Christ. Ne va-t il pas nous parler de champs, de rivières et de commerce de poissons ? On ne s’attend peut-être pas à d’autres discours d’un pêcheur ; mais ne craignez point. Nous n’entendrons rien de ce genre, il rie nous entretiendra que de choses célestes, que de choses que personne ne savait avant lui : il va nous enseigner une doctrine aussi sublime, une morale aussi excellente, et une philosophie aussi belle que le peut et le doit celui qui a puisé dans les trésors de l’Esprit-Saint, et qui vient tout présentement de descendre du ciel : ou plutôt, il est à croire que les anges mêmes qui sont dans le ciel ne savaient pas encore, avant qu’il eût parlé, ce qu’il va nous apprendre.

Je vous le demande : Est-ce là le langage d’un pêcheur, ou même d’un rhéteur ? d’un sophiste, d’un philosophe ? de l’homme le plus profondément versé dans la science humaine ? Non, certes. Car il n’est point d’intelligence humaine capable de philosopher, ou de raisonner comme lui sur la nature bienheureuse et immortelle ; sur les puissances qui lui sont subordonnées ; sur l’immortalité et la vie éternelle, ni sur les corps mortels qui doivent dans la suite devenir immortels ; sur le supplice et le jugement futurs ; sur le compte que chacun rendra de ses paroles, de ses actions, de ses pensées ; ni de savoir ce que c’est que l’homme, ce que c’est que le monde, ce qu’est véritablement l’homme, à la différence de ce qui semble l’être, et ne l’est pourtant point ; en quoi consiste le vice, en quoi consiste la vertu.

2. Platon et Pythagore ont agité quelques-unes de ces questions : pour les autres philosophes, ils ne méritent pas qu’on les nomme, tant ils se sont rendus ridicules : les plus célèbres chez les païens, ceux qui sont regardés par eux comme les princes de la science, je les ai nommés : c’est à eux qu’on doit, par exemple, certains traités sur la République et les lois : tout cela ne les a pas empêchés de se ridiculiser par des opinions dont rougiraient des enfants, la communauté des femmes, le bouleversement de la société l’avilissement du mariage. C’est à promulguer ces absurdités et d’autres encore, qu’ils ont dépensé leur vie tout entière. Mais rien de plus honteux que leurs doctrines sur la nature de l’âme : ils ont enseigné que les âmes des hommes devenaient des mouches, des moucherons, des arbrisseaux ; que Dieu même était l’âme, et d’autres infamies pareilles. Et ce n’est pas seulement pour cela qu’ils sont à reprendre, ils le sont encore pour leurs innombrables contradictions : agités comme l’Euripe
L’Euripe est un canal, ou détroit entre la Béotie et l’Eubée, continuellement agité par le flux et le reflux. D’où sont venus ces dictons proverbiaux : Homme euripe, pour dire homme inégal : Esprit euripe, pour dire esprit flottant : Fortune euripe, pour fortune changeante. Εύριπιξειν, être dans une agitation continuelle. Cicéron compare les assemblées du peuple romain à l’Euripe. Quel détroit, dit-il, quel Euripe, avec ses agitations et ses bourrasques, apprécie, des bourrasques et des agitations qui règnent dans nos assemblées ! Pro Planc.
, ce n’est que flux et reflux dans leurs sentiments et dans leur doctrine ; aussi n’avaient-ils rien de vrai, rien de solide à dire.

Mais le pêcheur ne dit rien que de certain, rien que de vrai ; fondé sur la pierre, il est inébranlable et ne peut chanceler. Admis dans le sanctuaire même du ciel, parlant par l’inspiration du Seigneur, sa parole n’éprouve aucune des défaillances de l’humanité. Les philosophes, au contraire, qui n’ont jamais été reçus à cette cour céleste, pas même en songe, qui pêle-mêle avec le reste des hommes n’ont hanté que les places publiques, voulant s’élever jusqu’aux êtres invisibles, par la seule force de leur esprit, sont tombés dans de grandes erreurs : ils ont osé discourir de choses ineffables, et, comme des aveugles ou des ivrognes, ils se sont heurtés mutuellement dans leur course à l’aventure ; que dis-je ? ils se sont contredits eux-mêmes, perpétuellement infidèles à leurs propres opinions.

Saint Jean est un homme sans lettres, grossier, de Bethsaïde, fils de Zébédée. Que les Grecs se moquent et rient de la rudesse de ces noms ; je ne parlerai pas pour cela avec moins de confiance, j’en aurai même davantage : car plus cette nation leur paraît barbare et éloignée de leurs mœurs et de leurs coutumes, plus aussi ce que j’en dirai paraîtra grand et admirable. En effet, un barbare, un ignorant dit des choses qui ont été jusqu’à présent inconnues au reste des hommes ; et non seulement il les dit, mais il les persuade : se fût-il borné à les dire, ce serait déjà une grande merveille : mais voici qui la surpasse : il ne cesse de persuader tous ceux qui l’écoutent, et confirme par cette nouvelle preuve qu’il est inspiré de Dieu. Qui n’admirerait un pareil pouvoir ? Ce talent, ce don de persuasion, comme je l’ai fait voir, prouve manifestement que la doctrine et les préceptes qu’il enseigne ne sont pas de lui. Ce barbare a donc fait entendre sa voix jusqu’aux extrémités de la terre (Psa 19,4), et a répandu son Évangile dans tout le monde. Il l’a semé par lui-même en personne dans la moitié de l’Asie, là où les sages, où les philosophes grecs tenaient leurs écoles de philosophie c’est en quoi il est formidable aux démons, car il brille au milieu des ennemis, il dissipe leurs ténèbres et renverse leurs forts : mais son âme s’est élevée au ciel, dans le séjour qui convient à Celui qui opère de si grands prodiges. Et voici que tous les dogmes des philosophes sont tombés et anéantis, tandis que la doctrine de Jean acquiert tous les jours plus de force et une nouvelle splendeur. A peine a-t-il paru avec les autres pêcheurs que les doctrines de Platon et de Pythagore, naguère puissantes, tombent dans le silence et l’oubli, jusque-là que la plupart ignorent aujourd’hui le nom même de ces philosophes.

Cependant Platon passe pour avoir été appelé à la cour des tyrans ; il eut, dit-on, beaucoup d’amis et fit le voyage de Sicile. Pythagore domina sur la grande Grèce ; et mit en œuvre mille prestiges : ainsi s’explique ce qu’on raconte de lui, qu’il parlait avec les bœufs
Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon dit sur cet endroit, qu’il ne se souvient pas d’avoir lu nulle part, que Pythagore ait parlé avec les bœufs et avec les aigles ; si ce n’est qu’on y veuille rapporter ce qu’écrit Diogène Laërce, dans la vie de ce philosophe, que l’âme de Pythagore avait passé dans les arbres et dans les animaux qu’elle avait voulu choisir ». LE MÈRE. – Le conte auquel saint Chrysostome fait allusion est rapporté dans les Vies de Pythagore par Porphyre (chap. 23), et par Iamblique (chap. 13). Note du nouveau traducteur.
. En quoi il paraît visiblement qu’un philosophe qui parlait ainsi avec les bêtes n’était nullement utile aux hommes, ou plutôt qu’il ne pouvait que leur être très-nuisible. C’est à l’homme qu’il appartient spécialement par sa nature de s’élever à la philosophie ; toutefois celui-ci parlait, à ce que l’on dit, ou feignait de parler avec les aigles et avec les bœufs. Non que d’une nature irraisonnable, il sût faire (ce qui est interdit à l’homme) quelque chose de raisonnable (ce que l’homme ne peut point), il ne faisait que tromper les sots par des prestiges et des illusions. Au lieu d’enseigner aux hommes une doctrine utile, il leur disait que manger des fèves et avaler la tête de leurs parents c’était une même chose. Il persuadait à ses disciples que l’âme de leur maître devenait tantôt un arbrisseau, tantôt une jeune fille, tantôt un poisson. N’est-il pas naturel que de semblables rêveries aient fini par tomber dans un profond oubli ? Oui, certes, et la raison le voulait ainsi. Mais on n’en peut pas dire autant de ce qu’a enseigné l’homme grossier et sans lettres : les Syriens, les Indiens, les Perses, les Égyptiens, et une infinité d’autres nations, ayant traduit en leurs langues la doctrine et les instructions qu’il leur a données, ont appris à philosopher, quoique ce ne fussent que des barbares.

3. Je n’ai donc pas eu tort de dire que tout le monde entier lui a servi de théâtre. Il n’a pas, comme Pythagore, quitté et rejeté ceux qui étaient de même nature que lui, pour aller vainement instruire les bêtes : travail infructueux et inutile, qui marque une très-grande folie en celui qui l’entreprend. Mais exempt de ce vice, aussi bien que de tout autre, il s’attachait uniquement à apprendre aux hommes ce qui leur est utile, et ce qui peut les élever de la terre au ciel. C’est pourquoi il n’a point enveloppé ses dogmes de nuages et de ténèbres, comme ceux qui couvraient d’obscurités, ou d’une espèce de voile la mauvaise doctrine qu’ils débitaient : mais la doctrine de saint Jean est plus lumineuse que les rayons du soleil ; aussi généralement tous les hommes la voient à découvert. Car il ne prescrivait pas à ses disciples cinq années de silence : de même que ce philosophe, il ne leur ordonnait pas de rester immobiles comme des pierres en l’écoutant
Comme s’il eût eu à instruire des pierres insensibles. Autrement : Comme s’il eût été assis au milieu d’un monceau de pierres insensibles, etc.
; enfin il ne soutenait pas faussement qu’on pouvait tout définir, tout expliquer par les nombres : mais, rejetant toute cette vaine et fastueuse doctrine, écartant de nous ces pernicieux pièges de Satan, il a mêlé et répandu tant de lumière et de facilité dans ses paroles, qu’il n’a rien dit qui ne soit clairement entendu, non seulement des hommes et des sages, mais des plus simples femmes et des enfants. Car il croyait cette parole véritable et bonne pour tous ceux qui l’écouteraient : et c’est ce qui résulte de toute la suite des temps, car elle a attiré à soi tous les hommes qui l’ont écoutée, et les a délivrés de tous les maux et des tragiques événements dont leur vie était perpétuellement agitée. Voilà pourquoi, nous tous qui l’avons entendue, nous aimerions mieux perdre la vie que l’héritage de vérité qui nous a été légué par ce saint apôtre.

Tout ce récit vous fait clairement voir, mes chers frères, que saint Jean ne nous a rien dit, ni rien enseigné d’humain, mais qu’au contraire tout ce qui part de cette âme sublime, tout ce qui d’elle est venu jusqu’à nous renferme une doctrine toute céleste et toute divine. Sa voix n’éclatera point, elle ne fera point retentir nos oreilles. Nous entendrons un discours simple, sans enflure, sans fard, sans vains ornements, toutes choses très éloignées de l’amour de la vraie sagesse ; nous n’y trouverons qu’une force invincible et divine, une abondance inépuisable de vérités, un trésor sans pareil. Le prédicateur doit dédaigner un vain faste qui ne sied qu’à des sophistes, ou plutôt à de jeunes sots : à ce point qu’un philosophe païen
Platon.
nous montre son maître
Socrate.
rougissant de sa profession et disant à ses juges qu’il leur répondra dans les premiers termes venus, et non point par un discours apprêté ni orné de mots étudiés et choisis. « Car », disait-il, « il ne serait pas convenable et à mon âge, ô citoyens, de venir devant tous comme un enfant, avec un discours soigneusement composé
Apologie de Socrate.
) ». Mais considérez, je vous prie, le ridicule qui éclate en ceci : ce philosophe, qui nous montre son maître fuyant l’éloquence et les ornements, comme une chose honteuse, indigne de la philosophie et bonne pour des jeunes gens, s’y est lui-même appliqué plus que personne, tant il est vrai que ces philosophes n’avaient en vue que leur vanité ! et il n’y a pas autre chose à admirer chez Platon. De même donc que si vous ouvriez des sépulcres blanchis au-dehors, vous les trouveriez au dedans plein de pourriture, d’infection et d’ossements hideux et corrompus ; ainsi, si vous dépouillez des ornements de l’éloquence la doctrine de ce philosophe, vous y verrez bien des sentiments et des préceptes abominables, et surtout quand il raisonne sur l’âme qu’il exalte jusqu’au blasphème.

Car c’est un des pièges du diable de ne garder aucune mesure, de ne point tenir de milieu, mais de pousser à l’une et à l’autre extrémité ceux qu’il a infectés d’une mauvaise doctrine. Tantôt Platon dit que l’âme est formée de la substance de Dieu ; tantôt, après l’avoir ainsi excessivement élevée, et d’une manière impie, il la déshonore par une autre hyperbole, et la fait passer dans les pourceaux, dans les ânes et dans les plus vils animaux
Platon avait pris la métempsycose de Pythagore. S’il l’a véritablement crue et enseignée, c’est sur quoi il me semble que les sentiments sont partagés. Il a exposé ses opinions d’une manière si enveloppée, qu’il n’y a pas lieu de s’étonner que les uns les expliquent d’une façon, et les autres d’une autre : que les uns prennent sa métempsycose dans un sens physique et réel, les autres dans un sens moral : une âme passe dans un lion, disent-ils, et en prend la figure, lorsque la fureur de la colère l’agite et l’emporte ; et le passe dans un pourceau, lorsqu’elle se livre aux sales voluptés, etc. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’après avoir fait un fort beau dialogue sur l’immortalité de l’âme, il est tombé dans de grandes erreurs sur cette matière, soit paf rapport à la substance de l’âme, soit par rapport à son origine, soit encore par rapport à ses autres opinions. Platon mourut la première année de la 108e Olympiade, à l’âge de 81 ans, et le même jour qu’il était né.
; mais en voilà assez sur la doctrine de ces philosophes, nous nous y sommes même un peu trop étendus. On aurait raison de s’y arrêter davantage, s’il en pouvait revenir quelque profit : mais comme nous n’en avons dû parler qu’autant qu’il fallait, pour en découvrir la honte et l’infamie, ce que nous en avons rapporté est plus que suffisant. C’est pourquoi laissons là leurs fables et passons à notre doctrine qui nous est envoyée du Ciel par le canal et l’entremise de ce pêcheur : venons, dis-je, à cette doctrine qui n’a rien d’humain.

Commençons donc, exposons ses paroles, et comme nous vous avons exhorté au commencement à les écouter avec une grande attention, nous vous y exhortons encore. Par où l’évangéliste commence-t-il donc ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu ». Voyez, mes frères, avec quelle confiance et quelle énergie il s’exprime. Considérez qu’il ne doute point, qu’il ne forme point de conjectures, mais qu’il parle d’un ton terme et décisif. En effet, il est d’un docteur de ne point vaciller dans ce qu’il avance. Celui qui, voulant enseigner les autres, a besoin d’un second pour appuyer et confirmer ce qu’il dit, ne mérite pas d’être mis au rang des docteurs, mais seulement parmi les disciples. Que si quelqu’un me demande la raison pour laquelle saint Jean omettant la cause première, passe tout à coup à la seconde, je répondrai que nous ne connaissons point ici de premier ni de second : car la divinité est au-dessus du nombre, du temps et des siècles. C’est aussi pour cela que, passant là-dessus, nous confessons que le Père ne tire son origine de personne, et que le Fils est engendré du Père.

4. Nous l’entendons, direz-vous, mais pourquoi omettant le Père parle-t-il du Fils ? Le voici : c’est parce que le Père était très-connu de tous, sinon comme Père, du moins comme Dieu : et qu’au contraire le Fils unique n’était point connu. Il a donc raison de se hâter d’en donner d’abord au commencement la connaissance à ceux qui ne le connaissaient point ; mais cependant il ne laisse pas de parler du Père dans ce discours. Considérez avec moi l’esprit et la prudence de ce saint docteur. Il sait due les hommes, depuis très-longtemps, et même avant toute autre connaissance, ont celle de Dieu, et qu’ils l’adorent sur toutes choses. C’est pourquoi, sur ce fondement il établit son principe, et en tirant la conséquence, et avançant ensuite, il assure que le Fils est Dieu.

Il ne fait pas comme Platon, qui dit que l’un est esprit, l’autre âme : idées très-indignes de cette nature divine et immortelle. Car elle n’a rien de commun avec nous, mais elle est très-éloignée de rien avoir qui participe des créatures : je dis quant à la substance, et non quant à la forme extérieure
« Quant à la forme extérieur », ou « Quant à ce qui a paru de lui au-dehors ». Le grec dit σχεσις, en latin, habitus. J’explique ce mot sur ce que saint Paul nous apprend du Verbe, lorsqu’il dit : « Il s’est anéanti lui-même, en prenant la forme de serviteur, en se rendant semblable aux hommes, et étant reconnu pour homme, par tout ce qui a paru de lui au-dehors. Voilà la forme extérieure ; voilà en quoi et comment le Verbe divin, qui n’a rien de commun avec l’homme, quant à la substance, participe des créatures dans son incarnation, s’étant revêtu de nette chair et rendu semblable aux hommes.
; c’est pour cela qu’il l’a appelé Verbe. Car voulant nous apprendre que ce Verbe était le fils unique de Dieu ; de peur que quelqu’un ne pensât que c’était par une génération passible, il écarte toutes les fausses idées qui pourraient naître dans l’esprit ; faisant précéder le nom de Verbe, et déclarant que ce Verbe est né de lui, et qu’il est né de lui impassiblement
« Impassiblement », d’une manière impassible, c’est-à-dire, « sans passion, ni altération, ni diminution, ni changement de la part du Père qui engendre, ni du Fils qui est engendré. C’est là la vraie idée, ou explication du mot ὰπαθῶς ; dans le langage des Pères grecs. Comme απαθης appliqué à Dieu, marque que la nature divine est inaltérable, immuable, imperturbable, incapable de rien recevoir de nouveau en elle-même, ni d’être jamais autre chose que ce qu’elle a été une fois, et par conséquent, « indivisible ». Voyez le premier avertissement aux protestants, de M. Bossuet, évêque de Meaux.
.

Vous voyez, mes chers frères, ce que je viens de dire, que saint Jean en parlant du Fils, ne tait et n’omet pas le Père. Que si cela ne suffit pas encore pour vous mettre cette vérité dans toute son évidence, ne vous en étonnez pas : c’est de Dieu que nous vous parlons, dont la nature ne se peut représenter dignement ni en paroles, ni en pensées. Voilà pourquoi saint Jean ne se sert point ici du nom de substance, parce que personne ne peut dire ce que Dieu est selon sa substance ; mais partout il nous le fait connaître par ses ouvrages. On voit que dans la suite ce Verbe est appelé lumière, et que la lumière est aussi appelée vie : ce n’est point pour cette seule raison qu’il l’a ainsi appelé ; mais c’est la première, et voici la seconde : le Verbe devait nous apprendre ce qui regarde le Père ; car il dit : « Je vous ai fait savoir tout ce que j’ai appris de mon Père ». (Jn 15,15)

L’évangéliste appelle le Verbe et lumière et vie, parce qu’il nous a donné la lumière qui nous éclaire et fait connaître toutes choses, et que par la lumière il nous a donné la vie. En un mot : un seul, ni deux, ni trois, ni plusieurs noms ne suffisent pour nous faire connaître ce que Dieu est ; mais il faut se tenir pour content, si par plusieurs noms même nous pouvons ; du moins obscurément, nous former une idée de ses attributs. Saint Jean ne l’a pas simplement appelé « Verbe », mais en ajoutant l’article « le », il l’a désigné comme un être à part.

Faites ici attention, mon cher auditeur, que je n’ai pas vainement dit que cet évangéliste nous parle du haut du ciel ; et pour cela remarquez jusqu’à quelle sublimité il a d’abord, dès le commencement, élevé l’esprit et l’âme de ses auditeurs. Car après l’avoir élevée au-dessus de tout ce qui peut tomber sous les sens, au-dessus de la terre, de la mer et du ciel, il lui fait entendre qu’il faut qu’elle monte encore plus haut, et qu’elle s’élève au-dessus même des Chérubins, des Séraphins, des Trônes, des Principautés, des Puissances, et enfin au-dessus de toutes les créatures. Quoi donc ! Est-ce qu’après nous avoir élevé à de si hautes et de si sublimes idées, il a pu nous y arrêter ? nullement ; mais il en est comme d’un homme qui, voyant quelqu’un arrêté sur le bord de la mer, pour considérer les villes, les côtes et les ports, après l’avoir transporté au milieu de l’Océan, et lui avoir ôté la vue des premiers objets qui l’occupaient, le placerait en un lieu qui, n’étant point borné, offrirait à ses yeux un spectacle immense. Ainsi l’évangéliste nous élève au-dessus de toutes les créatures, nous envoie au-delà des siècles qui ont précédé la création, et nous tient les yeux en l’air et en suspens, sans nous fixer titi terme, parce qu’il n’y en a point car la raison, qui veut pénétrer dans ce commencement, cherche quel est ce commencement ; et trouvant qu’il est dit du Verbe : « Il était », elle veut encore aller plus loin, et ne voit point où se fixer ; elle regarde sans relâche jusqu’à ce qu’enfin la fatigue la force à redescendre : car ce mot « Au commencement était », ne désigne et ne montre que ce qui a toujours été, et ce qui est éternel.

Vous le voyez, mes fières, qu’il n’en est pas de la vraie philosophie, et des dogmes divins, comme de ceux des Grecs : les païens reconnaissent et assignent des temps, et disent qu’entre leurs dieux, il y en a de vieux et de jeunes, d’anciens et de nouveaux : mais on ne trouve parmi nous rien de semblable. Car s’il y a un Dieu, comme il y en a sûrement un, il n’y a rien avant lui : s’il est le Créateur de toutes choses, il est avant toutes choses : s’il est le Seigneur et le Souverain de tous les êtres, rien ne vient qu’après lui, et les créatures et les siècles.

J’avais dessein d’entrer dans d’autres questions, mais peut-être votre esprit est déjà fatigué ; c’est pourquoi, après avoir donné quelques avis utiles et nécessaires pour l’intelligence de ce que j’ai dit et de, ce qui me reste à vous dire, je finirai ce discours. De quoi veux-je donc vous avertir ? le voici : Je sais que les longs sermons fatiguent bien des gens ; mais cela n’arrive que lorsque l’esprit des auditeurs est préoccupé et accablé du soin et de l’embarras des affaires séculières. Car comme l’œil, quand il est pur et net, voit les objets clairement et distinctement, et ne se fatigue point, lors même qu’il regarde les corps les plus petits et les plus subtils, tandis qu’au contraire, quand il découle du cerveau quelque mauvaise humeur, ou qu’il s’élève des entrailles quelque nuage épais qui vient s’attacher sur la prunelle, il ne peut même pas clairement distinguer les corps les plus gros et les plus matériels : ainsi, tant que l’âme reste pure et saine, et n’est infectée d’aucune maladie, elle regarde sans défaillance tout ce qu’elle doit voir ; mais quand elle est souillée de mille passions, et qu’elle a perdu son ancienne vigueur, elle ne peut pas, facilement atteindre aux choses célestes, mais elle se fatigue aussitôt, elle tombe dans l’accablement, se laisse gagner par le sommeil et par la paresse, et néglige et abandonne ainsi ce qui la conduirait à la vertu et à une vie honnête, ou elle ne s’y porte que mollement et faiblement.

5. Pour ne pas tomber dans ce malheur, mes chers frères (car je ne cesserai point de vous répéter ce que je viens de vous dire), ranimez votre courage ; de cette manière vous ne nous obligerez pas de vous faire le reproche que saint Paul faisait aux Hébreux nouvellement convertis à la foi : « Nous aurions », leur disait-il, « beaucoup de choses à dire qui sont difficiles à expliquer » : Non qu’elles le soient de leur nature, « mais à cause de notre lenteur et de notre peu d’application à les entendre ». (Heb 5,11) En effet, celui qui a l’esprit lourd et paresseux se fatigue également d’un court comme d’un long discours, et trouve difficile à entendre ce qui est clair et aisé. Loin d’ici donc de tels auditeurs ! mais qu’après s’être déchargé de tout le soin des choses terrestres, chacun vienne écouter la divine parole qu’on va vous expliquer.

Lorsque l’auditeur est prévenu de l’amour des richesses, il ne peut plus être possédé de celui de l’instruction, attendu qu’un même cœur ne peut suffire à plusieurs passions, qu’une passion chasse l’autre, et qu’étant partagé il en devient plus faible
Nul ne peut servir deux maîtres, dit notre souverain Maître, car ou il haïra l’un, et aimera l’autre, ou il se soumettra à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et les richesses. (Mat 6,24)
 : la passion dominante attire tout à soi. C’est ce qu’on a coutume de voir dans les pères à l’égard de leurs enfants. Si un père n’a qu’un seul enfant, il lui donné toute son affection et sa tendresse, mais quand il en a plusieurs, son amour se partage et s’affaiblit d’autant. Que s’il en est ainsi pour les attachements les plus impérieux de la nature et du sang, et quand l’affection, tout en se dispersant, ne sort pas de la famille, que sera-ce des amours qui proviennent de la volonté, surtout lorsqu’ils sont inconciliables à ce point ? car l’amour des richesses est contraire à l’amour d’une telle doctrine. Nous entrons dans le ciel quand nous entrons dans ce temple. Ce n’est pas du lieu, mais c’est du sentiment et de la disposition du cœur que je parle. Celui qui est encore sur la terre peut être habitant du ciel, il peut se représenter les choses célestes, il peut les entendre. Que nul ne porte donc rien de terrestre dans le ciel ; que nul ne s’occupe de ses affaires domestiques, lorsqu’il est en ce lieu. Il faudrait au contraire emporter dans sa maison et à la place publique les trésors que l’on amasse ici, bien loin d’embarrasser et de charger l’Église du bagage des maisons et des places. Si nous montons dans cette chaire de doctrine, c’est pour vous purifier de toute cette fange mondaine. Si ce peu d’attention et de tranquillité que nous demandons de vous, vous allez l’affaiblir et le perdre par des soins et des pensées vaines et étrangères, mieux eût valu ne pas venir.

Gardez-vous donc, mes très-chers frères, de penser dans l’Église à vos affaires domestiques, mais plutôt quand vous serez chez vous, entretenez-vous de ce qu’on vous apprend ici. Ces choses doivent vous être plus précieuses que toutes les autres : celles-ci regardent Pâme, celles-là le corps, ou plutôt ce qu’on vous enseigne ici sert au corps et à l’âme. Voilà pourquoi vous devez vous attacher aux unes comme étant les plus importantes et les plus nécessaires, et faire les autres par manière d’acquit : car celles-là sont utiles et pour la vie future et pour la vie présente, mais celles-ci ne servent ni à l’une ni à l’autre, si l’on ne se conforme à ce que prescrit la loi. En effet, nous devons apprendre ici, non seulement quelle sera notre vie dans l’autre monde, mais encore comment nous devons nous conduire en celle-ci.

Cette maison est un laboratoire spirituel, où l’on prépare les médicaments, afin que nous y trouvions de quoi guérir les plaies que nous fait le monde : n’y venons donc pas nous en faire de nouvelles, pour en sortir ensuite en plus mauvais état que nous n’y étions entrés. Si nous ne sommes attentifs à la voix de l’Esprit-Saint qui nous parle, non seulement nous ne laverons pas nos premiers péchés, mais encore nous nous souillerons de taches nouvelles. Soyons donc soigneusement attentifs à la lecture et à l’explication du Livre saint. Nous n’aurons pas dans la suite beaucoup de peine à l’entendre, si une fois nous en avons bien compris les principes et les buses : et si nous nous sommes donné un peu de peine au commencement, nous serons ensuite en état d’instruire les autres, comme saint Paul nous y exhorte. L’Évangile de l’apôtre saint Jean est très-élevé et très sublime, et les dogmes surtout y abondent. Ne l’écoutons point négligemment, je vous en prie, mes chers frères : je vous l’expliquerai peu à peu, afin qu’il vous soit plus facile de tout entendre et de ne rien oublier.

Nous devons craindre que la sentence que prononce Jésus-Christ, quand il dit : « Si je n’étais point venu, et que je ne leur eusse point parlé, ils n’auraient point le péché qu’ils ont (Jn 15,22) », ne soit prononcée contre nous-mêmes. Quel avantage aurons-nous sur ceux qui n’ont rien entendu, si nous sortons du sermon sans en rien rapporter avec nous, et si nous nous sommes contentés d’admirer la beauté des paroles ? Faites donc en sorte que nous jetions la semence dans une bonne terre ; faites-le si vous voulez nous encourager toujours davantage : et si quelqu’un a des épines, qu’il les consume par le feu du Saint-Esprit ; s’il a un cœur dur et obstiné, que par le même feu il l’amollisse, et le rende docile ; s’il est attaqué dans le chemin d’une foule de pensées, qu’il se retire dans le secret de son cœur et qu’il n’écoute point ces ennemis, qui n’y voudraient entrer que pour voler de cette sorte nous aurons la consolation de vous voir faire de riches et d’abondantes moissons. Si nous veillons ainsi sur nous, et si nous écoutons la parole de Dieu avec soin, nous nous débarrasserons de tous les intérêts séculiers, sinon sur-le-champ, du moins peu à peu. Faisons donc en sorte qu’on ne dise pas de nous : « Leurs oreilles sont semblables à celles de l’aspic qui est sourd ». (Psa 58,4)

Un auditeur sourd, dites-le-moi, en quoi diffère-t-il de la bête ? Comment ! celui qui n’écoute pas Dieu, lorsqu’il lui parle, n’est-il pas plus irraisonnable que tout ce qu’il y a de plus irraisonnable ? Si plaire à Dieu, c’est là le tout de l’homme, qu’on n’appelle point autrement que bête celui qui ne veut pas apprendre ce qui lui procurerait ce bonheur. (Ecc 12,13) Considérons donc quel mal nous commettons, lorsque Jésus-Christ voulant rendre les Hommes semblables aux anges, nous, d’hommes que nous sommes, nous nous changeons en bêtes : car se rendre esclave de la sensualité, avoir de la passion pour les richesses, être colère, mordre et regimber, ce n’est pas d’un homme, mais d’une bête : or, chaque bête, pour ainsi dire, a les passions de son espèce mais l’homme qui a éteint en lui-même la lumière de la raison, et abandonné la manière de vivre que Dieu lui a prescrite, tombe sous le joug de toutes les passions : ce n’est plus une bête, c’est un monstre informe et bizarre qui n’a pas même l’excuse de la nature ; car toute sa méchanceté vient de son libre arbitre et de sa volonté.

Mais à Dieu ne plaise que nous concevions jamais une telle idée de l’Église de Jésus-Christ ! nous avons une meilleure opinion de vous, et de votre salut (Heb 6,9), mes très chers frères, mais plus elle est grande et forte chez nous, cette bonne opinion, moins aussi cesserons-nous de vous mettre en garde par nos discours, afin qu’après que vous serez parvenus au comble des plus éminentes vertus, vous acquériez l’héritage qui nous est promis. Puissions-nous tous en être gratifiés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE III.

AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE. (VERSET 1)

ANALYSE.

  • 1. Consacrer au Seigneur un des sept jours de la semaine. – Quelle éducation il faut donner, à la jeunesse.
  • 2. Sentiment des hérétiques anoméens sur le Verbe.
  • 3. et 4. Preuves de l’éternité du Verbe.
  • 5. et 6. Contre la vaine gloire. – Maux qu’elle produit. – On lui sacrifie ses richesses. – On imagine tout, on fait tout pour plaire au peuple. – Belle définition du peuple. – La gloire du peuplé n’est point une vraie gloire. – Cas qu’on doit faire de la multitude. – Ne chercher que Dieu seul pour spectateur et pour panégyriste des bonnes œuvres que l’on fait..

1. Il serait à présent inutile de vous exhorter à être assidus et attentifs aux sermons, tant vous êtes empressés de mettre à profit ma dernière exhortation. Ce concours, cette persévérance à rester debout, cette ardeur, cet empressement à venir occuper les places les plus proches de la chaire, d’où vous pouvez plus facilement entendre ma voix ; cette constance à ne point sortir d’ici jusqu’à ce que tout soit fini, quoique vous y soyez bien à l’étroit, et fort gênés, ces acclamations, ces applaudissements, tout en un mot, montre visiblement et la ferveur de votre âme, et l’attention de votre esprit : voilà pourquoi il serait superflu de vous parler davantage sur ce sujet : mais il est à propos de vous dire, et il importe même de vous avertir de persévérer dans le même esprit, et non seulement d’apporter ici ce zèle et cette affection, mais encore de vous entretenir dans vos maisons de ce que vous avez entendu au sermon : le mari avec sa femme, le père avec son fils : que chacun dise ce qu’il a retenu et interroge les autres : que tous, à tour de rôle, apportent au trésor commun leur contribution.

Et ne me dites point qu’il n’est pas temps encore d’occuper les enfants de ces choses ; car je vous répondrai que non seulement il leur serait nécessaire d’en faire leur, étude, mai, aussi leur unique occupation. Toutefois, je ne vous l’ordonne point à cause de votre faiblesse ; je ne veux pas détourner les jeunes gens de l’étude des auteurs profanes, pas plus que vous des affaires civiles : des sept jours de la semaine, je vous prie seulement d’en consacrer un à Notre-Seigneur.

Ne serait-il pas ridicule à nous, qui obligeons nos domestiques de nous servir, sans y manquer un seul jour, de ne pas donner à Dieu au moins quelques petits moments de notre loisir, et surtout puisque nos services, qui ne sont nullement utiles à Dieu, car le Seigneur n’a besoin de rien, tournent entièrement à notre profit et à notre avantage ?

Mais quand vous menez vos enfants au théâtre et aux spectacles, vous n’avez point d’études, ni d’autres occupations à prétexter il n’en est plus question ; et lorsqu’il s’agit de quelque profit spirituel, vous dites que c’est un dérangement ! Comment n’irriteriez-vous pas la colère de Dieu ? vous trouvez du temps de reste pour toute autre chose, mais pour le service de Dieu, vous jugez que le loisir manque à vos enfants ! Ne vous conduisez pas ainsi, mes chers frères, ne vous conduisez pas ainsi. C’est principalement cet âge qui a besoin de nos leçons : comme il est tendre, l’instruction que l’on donne entre facilement dans l’esprit, et s’y imprime comme le cachet sur la cire ; sans compter que c’est le moment critique qui décide du penchant de la vie entière ou au vice, ou à la vertu. Si donc au commencement, et dès les premières années, on détourne les enfants du vice, et qu’on les mette dans le droit chemin, on leur inculquera certaines habitudes qui resteront en eux comme une seconde nature : ils ne se porteront pas d’eux-mêmes facilement au mal, la coutume les retiendra et les entraînera au bien. Par là, nous les rendrons plus respectables et plus utiles à l’état que les vieillards eux-mêmes, et nous leur inspirerons, dès la jeunesse, les vertus de la maturité.

Il est impossible, comme je l’ai dit ailleurs, que ceux qui assistent à ces sermons, et fréquentent un si grand apôtre, n’en retirent un très-grand fruit : homme ou femme, jeune ou vieux, nul ne prendra en vain sa part d’un tel banquet. Si, par la parole, nous apprivoisons les bêtes que nous avons prises, à combien plus forte raison ne porterons-nous pas les hommes à la vertu par la parole spirituelle, quand il y a tant de disproportion entre ces deux objets de nos soins comme entre ces deux espèces de remèdes ? Il n’y a pas en nous autant de férocité que dans les bêtes, car dans les bêtes la férocité naît de leur nature ; mais dans les hommes elle vient de leur libre arbitre. Et aussi, il y a une grande différence dans les paroles : les unes rie sont qu’une production de l’homme ; mais les autres viennent de la vertu et de la grâce du Saint-Esprit. Si quelqu’un désespère donc de soi, qu’il pense à ces bêtes qu’on a apprivoisées, et jamais il ne tombera dans le désespoir ; qu’il vienne souvent en ce lieu de guérison ; qu’il écoute assidûment la parole de Dieu ; et, de retour dans sa maison, qu’il repasse dans son esprit ce qu’il a entendu ; de cette sorte, il s’affermira dans la bonne espérance et dans la confiance, averti de ses progrès par sa propre expérience. Quand le diable voit la loi de Dieu gravée dans une âme, et que le cœur est la table où elle est écrite, il n’ose aller plus avant. Lorsque les édits du roi, non gravés sur une colonne de bronze, mais empreints dans une âme pieuse par le Saint-Esprit, font rejaillir au-dehors leur beauté et leur lumière, il ne peut les regarder en face, il leur tourne le dos et s’enfuit promptement
On peut regarder cet endroit comme une allusion au verset 3 du chapitre III de la deuxième Épître de saint Paul aux Corinthiens. – Voyez-le
 : rien en effet n’est si formidable au démon, et n’écarte mieux les pensées qu’il inspire, qu’une âme qui médite la loi de Dieu, et qui demeure toujours penchée sur cette fontaine. Aucun accident, quelque fâcheux qu’il soit, ne pourra la troubler : nulle prospérité ne pourra l’enfler, ni l’enorgueillir ; mais, au milieu des orages et de la tempête, elle jouira d’un grand calme.

2. Non, ce ne sont pas les choses en soi qui nous agitent et nous troublent, mais bien l’infirmité de notre cœur. Sinon, il faudrait nécessairement que tous les hommes fussent dans le trouble. Nous naviguons tous sur la même mer, nous sommes donc tous exposés aux mêmes flots et aux mêmes tempêtes. Que s’il y a des gens qui s’élèvent au-dessus de la tempête et des furieux orages de la mer, il est évident que ce n’est pas la fortune qui produit ces orages, mais l’état de notre cœur : si nous nous tenons donc prêts à toute sorte d’événements, nous ne serons nullement exposés aux flots et à la tempête, mais nous jouirons toujours d’un calme parfait.

Je ne m’étais point proposé d’entrer dans ce détail : je ne sais comment j’en suis venu à m’étendre aussi longuement là-dessus. Pardonnez cet écart, je vous en prie, mes chers frères, à la crainte, à la vive crainte que j’éprouve devoir se refroidir votre zèle. Si j’avais été rassuré sur ce point, certainement je ne vous aurais point parlé de toutes ces choses, car votre zèle eût suffi pour vous rendre tout aisé et facile.

Il est temps de commencer, de peur que vous n’entriez au combat étant déjà fatigués. Nous avons à combattre les ennemis de la vérité, ceux qui font tous leurs efforts pour renverser la gloire du Fils de Dieu, ou plutôt la leur propre : car la gloire du Fils de Dieu ne peut recevoir de changement
Car Dieu, dit saint Jacques ne peut recevoir ni de changement, ni d’ombre par aucune révolution.
; elle est toujours la même, les langues médisantes ne peuvent l’affaiblir ; mais eux, lorsqu’ils s’étudient et s’efforcent d’abattre Celui qu’ils adorent (à ce qu’ils disent), ils se couvrent d’infamie et condamnent leurs âmes aux supplices.

Que disent-ils donc, lorsque nous prononçons ces paroles : « Au commencement était le Verbe ? » Ils répondent que ces mots : « Au commencement était le Verbe », ne marquent pas ouvertement l’éternité ; car, disent-ils, on l’a de même dit du ciel et de la terre. Oh ! quelle impudence, et quelle extrême impiété ! je te parle de Dieu, et toi tu me parles de la terre et des hommes qui en sont sortis ? Quoi donc, parce que Jésus-Christ est dit Fils de Dieu et Dieu, et que l’homme est dit aussi fils de Dieu et dieu ; parce qu’il est écrit : « J’ai dit : Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut » (Psa 82,6), tu disputeras de la filiation avec le Fils de Dieu, et tu diras qu’il n’a rien de plus que toi ? Nullement, réponds-tu. Tu le fais, te dis-je, bien que tu ne l’avoues pas expressément. Comment ? c’est en disant que tu as reçu l’adoption par grâce, et lui aussi : car, quand tu dis qu’il n’est pas Fils par nature, tu ne dis autre chose, sinon qu’il est Fils par grâce.

Mais voyons quelles preuves, quels témoignages nous apportent ces hérétiques : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre : et la terre était invisible, et toute en désordre ». (Gen 1,1) Et, « il était un homme d’Armathaïm Sipha ». (1Sa. 1) Ces paroles leur paraissent fortes et véritablement elles le sont ; mais c’est pour démontrer la vérité de notre doctrine. Car pour prouver leur blasphème, rien n’est plus faible. En effet, je te le demande : qu’y a-t-il de commun entre cette parole : « Il a fait », et celle-ci : « Il était ? » Qu’est-ce que Dieu a de commun avec l’homme ? Pourquoi joins-tu ce qu’on ne peut joindre ensemble ? Pourquoi confonds-tu ce qui est séparé, et mets-tu en bas ce qui est en haut ? En cet endroit-ci le terme « Il était », ne montre pas l’éternité, si on le prend seul ; mais il la montre et la déclare, si on le joint à ceux-ci : « Au commencement il était », et « le Verbe était » : comme donc le mot « étant », quand il est dit de l’homme, ne marque que le temps présent, et lorsqu’il est dit de Dieu, désigne l’éternité ; de même aussi le mot « il était », s’il est dit de notre nature, signifie un temps passé et même encore un passé borné : mais quand il est dit de Dieu, il marque l’éternité. C’est assez, pour celui qui a entendu ces paroles, d’avoir ouï nommer « la terre » et « l’homme », pour n’en penser et n’en rien dire de plus que ce qui convient à la nature créée. Tout ce qui a été fait, a été fait dans le temps ou dans le siècle : mais le Fils de Dieu n’est pas seulement avant le temps ; il est aussi avant tous les siècles, puisqu’il en est le Créateur. Car l’Écriture dit de lui : « Par qui il a même créé les siècles ». (Heb 1,2) Or le Créateur est certainement antérieur aux créatures.

Mais comme il se trouve des gens assez insensés pour s’abuser encore après cela sur le rang qui leur appartient, l’Écriture arrête tout à coup à leur esprit, et renverse toute leur impudence par ce mot : « Il a fait », et cet autre : « II était un homme ». Car tout ce qui a été fait, le ciel, la terre, a été fait dans le temps, a eu un commencement temporel, et aucune de toutes ces choses n’est sans un commencement, par cela seul qu’elle a été créée. Ainsi donc, quand vous entendez ces mots : « il a créé la terre », et : « l’homme était », toutes vos objections ne sont plus qu’un bavardage inutile. Je vais plus loin. Quand bien même il serait dit de la terre : Au commencement était l’homme, il n’en faudrait penser rien de plus que ce que nous en connaissons maintenant, quoique l’Écriture se fût servie de ces expressions, parce qu’ayant fait précéder le nom de terre, et celui d’homme, quelque chose qu’elle en dise après, l’esprit ne peut rien concevoir au-delà de ce que nous en savons : et, tout au contraire, le nom de Verbe, quelques basses expressions qu’on emploie ensuite en parlant de lui, ne permet pas néanmoins qu’on s’en forme une idée basse et indigne. Mais de plus l’Écriture parle après de la terre en ces termes : « Or, la terre était invisible et tout en désordre ». (Gen 1,1) Ayant dit que Dieu avait créé la terre, et qu’il lui avait prescrit ses bornes (Psa 113,9), elle rapporte ensuite ce qui suit en toute assurance, sachant bien qu’il n’y aura personne d’assez insensé pour penser que la terre n’a point eu de commencement, et qu’elle n’a point été créée. En effet, le mot : « terre », et cet autre : « il a créé », sont plus que suffisants pour persuader à l’homme le plus déraisonnable, qu’elle n’est ni éternelle, ni incréée, mais qu’elle est du nombre des choses qui ont été faites dans le temps.

3. En outre, ce mot : « il était », étant dit de la terre et de l’homme, ne signifie pas simplement l’existence de l’un et de l’autre ; il sert à expliquer, pour ce qui regarde l’homme, son origine ; pour ce qui concerne la terre, sa forme ; car l’Écriture n’a pas simplement dit : la terre était ; elle n’en est pas restée là, mais elle a fait connaître sa forme après sa création ; elle a dit. « La terre était invisible et toute en désordre », elle était encore couverte d’eau, et mêlée dans les eaux. Et parlant d’Elcana, elle n’a pas seulement dit : « II était un homme », mais elle a ajouté le lieu de sa naissance, « d’Armathaïm Sipha ».

Mais quand il s’agit du Verbe, ce n’est pas ainsi qu’elle en parle. Et en vérité, j’ai honte d’examiner ces choses ensemble. Si nous blâmons ceux qui font ces sortes d’examens et de comparaisons à l’égard des hommes, lorsqu’il y a une grande différence dans la vertu de ceux que l’on compare ensemble, quoique néanmoins ils soient tous d’une seule et même nature ; quand au contraire il y a une distance infinie entre les personnes comparées pour la nature et à tout égard, n’est-il pas alors d’une extrême folie d’oser agiter ces sortes de questions ? mais, veuille Celui qu’outragent ces blasphèmes nous excuser et nous pardonner ! la faute n’est point à nous, mais à ces ennemis de leur propre salut, qui nous forcent d’entrer dans de semblables explications.

Que dis-je donc ? je dis que ce mot : « il était », étant dit du Verbe, ne marque autre chose qu’une existence éternelle, car l’Évangéliste dit : « Au commencement était le Verbe » ; et que le second, « il était » qui vient après, signifie que le Verbe était avec quelqu’un. Comme c’est le plus spécial attribut de Dieu, d’être éternel et sans principe, c’est aussi ce que l’Évangéliste a premièrement posé et établi. Ensuite, de peur qu’en entendant cette parole : « Au commencement il était », quelqu’un ne dît que le Verbe était aussi non engendré, « comme le Père », il le prévient aussitôt et l’arrête, en disant : « Il était avec Dieu », avant de dire ce qu’il était : et encore, de peur qu’on ne pensât que le Fils était la parole externe ou interne, il en détruit le soupçon et la pensée par l’article qu’il fait précéder, comme je l’ai dit plus haut, et par ce qu’il joint après ; car il n’a point dit : Le Verbe était dans Dieu, mais « il était avec Dieu » ; en quoi il marque l’éternité de son hypostase, ce qu’il exprime ensuite plus clairement, en ajoutant : « Le Verbe était Dieu ».

Je le vois, vous m’allez dire : « Le Verbe était Dieu » ; mais c’est parce qu’il a été fait Dieu. Rien n’empêchait donc que saint Jean ne dît : Au commencement Dieu a fait le Verbe ? Moïse parlant de la terre n’a point dit : Au commencement était la terre, mais il a dit Dieu a fait la terre (Gen 1,1), et la terre a été faite. Qu’est-ce donc qui a empêché Jean de dire : Au commencement Dieu a fait le Verbe ? le voici. Si Moïse a dit : la terre a été faite, parce qu’il craignait que quelqu’un ne dît qu’elle n’avait point été faite, saint Jean aurait eu bien plus de raison de craindre, si le Fils eût été créé, qu’on n’eût dit de lui qu’il n’avait point été créé, car la terre étant visible, annonce par elle-même le Créateur : « Les Cieux », dit le Prophète, « racontent la gloire de Dieu » (Psa 19,1) : mais le Fils est invisible, et il est infiniment au-dessus de toutes les créatures. Si donc, quoiqu’il n’y eût nul besoin ni de paroles, ni de doctrine, pour nous apprendre que le monde avait été fait, le Prophète, toutefois, le marque clairement, et avant toutes choses, saint Jean avait bien plus de raison de le dire du Fils, s’il eût été créé.

Vous m’objecterez encore : Mais saint Pierre le dit clairement et manifestement : Où et quand le dit-il ? c’est lorsqu’adressant la parole aux Juifs, il leur dit : « Dieu l’a fait Seigneur et Christ ». (Act 2,36) Mais, dites-moi vous-mêmes pourquoi vous n’avez point ajouté ce qui suit : « Ce Jésus que vous avez crucifié ». Ignorez-vous que de ces paroles, les unes se rapportent à la nature immortelle, et les autres à l’Incarnation. Si cela n’est point ainsi, et si vous appliquez tout à, la divinité, vous conclurez et vous nous prouverez que Dieu est passible ; mais s’il n’est point passible, il s’ensuit aussi qu’il n’a point été fait. Car si c’est de la nature divine et ineffable qu’a coulé le sang qui a été répandu, et si c’est elle qui, au lieu de la chair, a été déchirée et percée de clous sur la croix, le sophisme que vous me faites est appuyé sur la raison. Mais si le diable même n’a point blasphémé de la sorte, toi, pourquoi feins-tu une ignorance impardonnable, dont jamais les démons mêmes ne se sont avisés ?

Mais de plus, ces noms : Seigneur et Christ, sont des noms de dignité, et ne désignent point la substance. L’un marque la puissance, l’autre l’onction. Que diras-tu donc du Fils de Dieu ? S’il est créé, comme tu le dis, tout ce qui est écrit de lui tombe et n’a plus de lieu. En effet, il n’a pas été créé auparavant, afin qu’alors Dieu lui tendît la main pour marquer son choix et l’élever : il n’a pas non plus une origine, un commencement vil et abject ; mais ce qu’il est, il l’est par sa nature et par sa substance. Quand on lui demanda s’il était roi, il répondit : « C’est pour cela que je suis né ». (Jn 18,37) Saint Pierre parle donc comme de quelqu’un qui a été choisi et destiné, parce que c’est de l’homme qu’il parle.

4. Pourquoi vous étonner de ces paroles de saint Pierre ? Saint Paul, prêchant aux Athéniens, qualifie le Fils seulement d’homme, disant : « Par un homme qu’il a destiné pour être le juge, et il en a donné des preuves à tout le monde lorsqu’il l’a ressuscité ». (Act 17,31) Il ne dit point qu’il a la forme de Dieu, ni qu’il est égal à Dieu, ni qu’il est la splendeur de sa gloire, et c’est avec raison. Il n’était pas encore temps de le dire, et c’était alors assez pour eux de croire qu’il était homme et qu’il était ressuscité. Jésus-Christ lui-même l’a ainsi pratiqué ; saint Paul, qui avait appris de lui, dispensait de même la parole de l’Évangile. Car Jésus-Christ ne nous a pas d’abord révélé sa divinité ; mais auparavant le Prophète, et le Christ était simplement regardé comme un homme ; et ensuite, par ses paroles et par ses œuvres, il a fait connaître ce qu’il était véritablement : voilà pourquoi saint Pierre en use de la sorte au commencement les paroles que vous m’avez alléguées sont du premier sermon qu’il a prêché aux Juifs. Comme ils n’étaient point capables encore de rien apprendre de la divinité de Jésus-Christ, il leur parle de sa nature humaine, afin que leurs oreilles y étant accoutumées, fussent après plus propres et plus disposées à recevoir toute la suite de la doctrine. Que si quelqu’un veut reprendre de plus haut cette prédication de l’Apôtre, il y trouvera la preuve évidente de ce que je dis, il verra que saint Pierre appelle Jésus-Christ homme, et qu’il parle fort au long de sa passion, de sa, résurrection et de sa génération selon la chair. Quant à ce que dit saint Paul du Fils de Dieu, qu’« il lui est né selon la chair, du sang et de la race de David (Rom 1,3) », il ne nous apprend rien autre chose, sinon que par ce mot : « il est né », il a en vue l’incarnation, et il ne fait en cela que confirmer notre sentiment.

Mais l’enfant du tonnerre nous parle maintenant de son ineffable existence, qui est avant tous les siècles. C’est pourquoi il ne dit point « il a été fait » ; mais « il était ». Et c’est ce qu’il fallait expressément marquer ici, s’il eût été créé. Saint Paul a pu craindre que quelque insensé ne pensât que le Fils était plus grand que le Père, et que le Père était assujetti au Fils ; car c’est cette crainte qui lui fait dire aux Corinthiens : « Quand l’Écriture dit que tout lui est assujetti, il est indubitable « qu’il en faut excepter celui qui lui a assujetti toutes choses ». (1Co 15,26, 27) Et qui pourrait penser que le Père fût assujetti au Fils avec toutes choses ? Et néanmoins saint Paul a craint qu’il n’y eût des hommes capables de concevoir des pensées si absurdes, et a dit pour cela, même : « Excepté celui qui lui a assujetti toutes choses », saint Jean avait bien plus de raison de craindre, si le Fils eût été créé, que quelqu’un ne crût qu’il était incréé, et de nous l’apprendre préférablement à toute autre chose. Mais comme il est engendré, ni saint Jean ni aucun autre, ou apôtre ou prophète, ne disent comme de juste qu’il ait été créé. Bien plus, le Fils unique lui-même n’aurait pas manqué de le dire, si véritablement il eût été créé. Celui qui dit de soi tant de choses basses par condescendance, aurait encore beaucoup moins-tu qu’il n’était qu’une créature : je crois même qu’il est plus vraisemblable qu’il a plutôt tu et caché une partie de sa grandeur et de son excellence, que caché et tu ce qui lui manquait, et omis de déclarer qu’il ne l’avait pas. Voulant enseigner l’humilité aux hommes, il avait un sujet raisonnable de garder le silence sur ses plus sublimes attributs : mais ici, « à l’égard de sa prétendue création », vous ne sauriez m’alléguer la moindre raison un peu spécieuse de la taire. Car pourquoi Celui qui passait sous silence une infinité de ses titres, s’il eût été créé, l’aurait-il caché ? Celui qui, pour enseigner l’humilité, a souvent parlé dans des termes qui ne lui étaient ni propres, ni convenables, n’aurait pas omis, à plus forte raison, qu’il était créé, s’il eût été créé.

Ne vois-tu pas qu’il n’est rien qu’il ne fasse et ne dise pour empêcher qu’on pense qu’il n’est point engendré ; qu’il dit même des choses qui sont au-dessous de sa dignité et de sa nature, et qu’il s’abaisse jusqu’à l’humble qualité de prophète ? car ces paroles : « Je juge selon ce que j’entends » (Jn 5,30), et ces autres : « C’est lui, c’est mon Père, qui m’a enseigné ce que je dois dire, et ce que je dois enseigner
Le saint Docteur cite ici le sens ; et non les paroles ; mais ces paroles, quant au sens, se trouvent en plusieurs endroits de saint Jean.
 », sont des paroles qui n’appartiennent qu’à des prophètes. Si donc, pour prévenir ce soupçon, il n’a pas dédaigné de tenir un si humble langage, à plus forte raison s’il eût été créé se serait-il encore exprimé de la sorte de peur que quelqu’un ne pensât qu’il était incréé : il eût dit, par exemple : Gardez-vous de croire que j’aie été engendré par le Père : j’ai été fait, et je ne suis point engendré, je ne suis pas non plus de la même substance que le Père. Mais maintenant il fait tout le contraire, il dit des choses qui nous forcent, même malgré nous, d’embrasser le sentiment opposé, comme par exemple : « Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi ». (Jn 14,10) Et : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore ? Philippe, celui qui me voit, voit mon Père ». (Jn 14,9) Et : « Afin que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père ». (Jn 5,23) « Comme le Père ressuscite les morts, et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jn 5,21) « Mon Père ne cesse point d’agir jus« qu’à présent, et j’agis aussi incessamment ». (Jn 5,1) « Comme mon Père me connaît je connais mon Père ». (Jn 10,15) « Mon Père et moi nous sommes une même chose ». (Jn 10,30) Et partout il met : « comme » et « ainsi » : il dit que son Père et lui sont une même chose, et il déclare qu’il n’y a aucune différence entre eux.

Mais encore : il montre et manifeste sa puissance, et par ces paroles et par plusieurs autres. Comme lorsqu’il dit : « Tais-toi, calme-toi » (Mrc 4,39), « je le veux, soyez guéri » (Mat 8,3), « je te le commande : Démon sourd et muet, sors de cet enfant ». (Mrc 9,24) Et ceci encore : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : vous ne tuerez point ; mais moi je vous dis, que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère, méritera d’être condamné ». (Mat 5,21, 22) Et tant d’autres préceptes ou miracles qui suffisent pour prouver sa puissance ; que dis-je ? c’est bien des fois plus qu’il n’en faut pour gagner et convaincre tout homme qui n’aura pas perdu le sens et la raison.

5. Mais telle est la force de la vaine gloire, que, même dans les choses les plus claires et les plus évidentes, elle peut aveugler l’esprit de ceux qui en sont possédés, leur persuader de combattre ce qui est le mieux avéré ; elle peut même pousser au mensonge et à la révolte ceux qui sont le mieux convaincus de la vérité. C’est là ce qu’ont fait les Juifs : car ils ne niaient pas le Fils de Dieu par ignorance, mais pour se concilier la faveur du vulgaire : « Ils croyaient en lui », dit l’Écriture, « mais ils craignaient d’être chassés de la synagogue ». (Jn 12,42) Et ils perdaient leur salut pour l’amour des autres. Celui qui recherche ainsi la gloire du monde ne peut acquérir celle qui vient de Dieu. Voilà pourquoi Jésus-Christ leur fait ce reproche : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire des hommes, et qui ne recherchez point celle qui vient de Dieu ? » (Jn 5,44)

La vaine gloire, mes frères, est en quelque sorte une profonde ivresse, Voilà pourquoi celui qui est attaqué de cette maladie s’en délivre difficilement : elle est un cruel tyran qui, arrachant du ciel l’âme de ses esclaves, l’attache à la terre, ne lui permet pas de voir la vraie lumière, la pousse à se vautrer toujours dans la boue, et lui donne des maîtres si puissants, qu’ils la font obéir sans lui faire aucun commandement : car celui qui est infecté de cette passion, fait volontairement, quoique personne ne l’y engage et ne l’y force ; fait, dis-je, tout ce qu’il imagine pouvoir plaire à ces maîtres. C’est pour l’amour d’eux, c’est afin de leur plaire qu’il se revêt de beaux vêtements, qu’il orne son visage, non pour soi, mais pour les autres ; qu’il se fait accompagner à la place d’une foule de domestiques, afin de s’attirer les regards et l’admiration de tout le monde ; enfin, tout ce qu’il fait, c’est pour les autres qu’il le fait. Est-il une pire et plus dangereuse maladie que celle-là ? souvent pour se faire regarder et admirer, il se précipite dans quelque abîme. Certes, ce qu’en a dit Jésus-Christ suffit pour en montrer toute la tyrannie. Mais je veux encore la faire connaître par d’autres endroits. Demandez à ces citoyens qui répandent leurs richesses avec tant de profusion pourquoi ils donnent de si grosses sommes d’argent, à quelle fin cette prodigieuse dépense ? ils n’auront que cette seule réponse à vous faire : c’est pour plaire au peuple. Mais interrogez-les encore, demandez-leur ce que c’est que le peuple ? c’est quelque chose, diront-ils, qui est plein de tumulte et d’agitation, où la déraison domine, qui va au hasard, comme les flots de la mer, un chaos d’idées et de sentiments contradictoires : est-il donc rien de plus misérable que celui qui se donne un tel maître ?

Mais que les personnes séculières s’attachent à la vaine gloire et la recherchent, c’est un mal sans doute, mais un mal relativement minime : au contraire, quand cette maladie s’acharne avec un redoublement de fureur sur ceux qui prétendent avoir renoncé au monde, c’est alors surtout que les effets en sont terribles. Car ceux-là ne prodiguent et ne perdent que leur argent, mais ceux-ci perdent leur âme : pour l’amour de la vaine gloire, abandonner la saine doctrine ! pour s’acquérir l’estime, déshonorer Dieu ! quelle lâcheté, quel engourdissement, quelle folie une telle conduite ne marque-t-elle pas ? Les autres vices, s’ils causent de grands dommages, procurent au moins quelque plaisir, quoique court et passager. Car l’avare, l’ivrogne, celui qui aime les femmes, goûtent en se perdant un instant de plaisir ; mais ceux qui sont captifs de cette passion mènent une vie dure et cruelle, sans jouir jamais d’aucun plaisir. En effet, jamais ils n’atteignent à ce qu’ils désirent le plus, je veux dire à la gloire, la considération publique, ils paraissent véritablement en jouir, et toutefois ils n’en jouissent point, parce que ce n’est point là une vraie gloire.

Voilà pourquoi cette passion n’est point appelée gloire, mais chose vide de gloire ; et tel est le sens du nom que lui ont donné justement les anciens
Saint Jean Chrysostome donne Ici une étymologie qui peut paraître arbitraire. Nous avons rectifié en ce sens la traduction de Le Mère qui semble n’avoir pas compris.
, parce qu’elle n’a rien de réel, rien de beau, rien de glorieux au dedans. Un masque
Dans l’antiquité, les masques avaient la forme de la tête et la couvraient tout entière.
paraît au-dehors beau et aimable, mais il est vide au dedans, et ne peut, pour cela même, bien que supérieur en beauté à bon nombre de visages, s’attirer jamais l’amour de personne : ainsi en est-il de cette gloire du peuple ; elle est même quelque chose de plus misérable, car elle engendre la tyrannique et redoutable passion dont nous avons parlé : elle n’a qu’une beauté extérieure et superficielle, tandis que l’intérieur non seulement est vide, mais encore flétri par l’infamie et désolé par la tyrannie la plus atroce.

D’où provient donc, me direz-vous, une si sotte et si extravagante passion, qui n’est capable de donner aucun plaisir ? D’où ? Elle ne peut venir que d’une âme basse et rampante. Il est bien difficile qu’un homme infatué de cette gloire conçoive de grands et de nobles sentiments ; nécessairement il sera sans honneur, bas, rampant, méprisable ; il ne fait rien pour la vertu, il fait tout pour plaire à de viles créatures, et il suit à l’aveugle leurs erronées et fausses opinions : comment vaudrait-il quelque chose ?

Mais remarquez ceci, mes chers frères ; si quelqu’un lui fait cette demande et lui dit : Vous-même, que pensez-vous de la multitude ? Il répondra sans doute. C’est une troupe de fainéants. Eh quoi ? Désireriez-vous de lui ressembler ? Si quelqu’un lui adresse cette nouvelle question, je ne crois pas qu’il y réponde affirmativement. N’est-il donc pas bien ridicule de rechercher avec soin l’estime et la faveur de gens à qui on ne voudrait jamais ressembler ?

6. Irez-vous dire qu’ils forment un groupe nombreux ? Raison de plus pour les mépriser. Si chacun d’eux est digne de mépris, leur réunion est méprisable à plus forte raison. Leur nombre, en se multipliant, ne fait que multiplier leur déraison. C’est pourquoi si vous les prenez en particulier, vous pourrez les corriger ; s’ils sont une fois réunis, vous aurez bien de la peine, parce qu’alors leur folie redouble, et aussi parce qu’ils se laissent mener comme les bêtes, et qu’ils suivent aveuglément les opinions les uns des autres.

La voilà cette popularité : de grâce, dites-moi, la rechercherez-vous encore ? N’en faites rien, mes frères, je vous en prie et je vous en conjure, une pareille ambition est capable de tout renverser : elle est une source d’avarice, d’envie, d’accusations, de pièges : elle arme, elle irrite ceux qui n’ont reçu aucune offense contre ceux mêmes qui ne les ont nullement offensés : celui qui est infecté de cette maladie ne connaît ni amis, ni parents, ne respecte absolument personne ; son âme dégradée, incapable désormais de constance et d’affection, devient l’ennemie du genre humain. La colère est à la vérité une passion tyrannique et insupportable, néanmoins elle n’est pas toujours en mouvement, mais seulement quand on la provoque : au contraire, la passion de la vaine gloire est incessante ; il n’y a pour ainsi dire aucun temps où elle s’adoucisse, si la raison ne la réprime et ne l’éteint, mais elle est toujours là, non seulement pour nous exciter à commettre le mal, mais encore pour nous ôter tout le mérite des bonnes actions que nous avons pu faire, quand elle ne nous a pas empêchés tout d’abord. Que si saint Paul appelle l’avarice une idolâtrie (Eph 5,5), quel nom donnerons-nous à sa mère, à sa racine et à sa source, c’est-à-dire à la vaine gloire ? Nous n’en trouverons sûrement point qui soit propre à exprimer une si grande malignité.

Rentrons donc dans notre bon sens, mes chers frères, et dépouillons-nous de ce funeste vêtement : déchirons-le, mettons-le en pièces, délivrons-nous enfin de cette servitude, jouissons de la vraie liberté et prenons conscience de cette noblesse que Dieu nous a donnée méprisons souverainement la faveur de la multitude ; il n’est rien en effet de plus ridicule et de plus déshonnête, rien de plus honteux ni de moins glorieux que cette passion. Sien des raisons le montrent : rechercher la gloire, c’est ignominie : la mépriser et n’en faire aucun cas, pour conformer à la volonté de Dieu toutes ses actions et toutes ses paroles, c’est en quoi consiste la vraie gloire.

Nous pourrons obtenir la récompense de Celui qui voit et considère avec soin toutes nos œuvres, lorsque nous nous contenterons de l’avoir seul pour spectateur et pour arbitre. En quoi avons-nous besoin d’autres yeux, puisque Celui qui doit nous donner la récompense et la gloire ne cesse point d’avoir ses yeux attentifs sur nous et sur nos œuvres ? et certes, qu’un serviteur fasse tout pour plaire à son maître, qu’il ne désire d’être vu que de lui seul, qu’il ne recherche pas que d’autres voient ce qu’il fait, quelques grands, quelque considérables que puissent être ces spectateurs, mais qu’il n’ait point d’autre but, d’autre intention que d’être vu de son maître : que nous, au contraire, qui avons un si grand Maître, nous cherchions d’autres spectateurs, qui ne nous peuvent aider en rien, mais qui peuvent nous nuire en nous regardant et rendre notre travail infructueux et inutile, n’est-ce point là une absurdité et une extravagance ?

Ah ! je vous en prie, mes chers frères, ne nous conduisons pas de la sorte ; mais appelons et sollicitons les regards et les éloges de Celui-là seul dont nous devons recevoir la récompense. N’ayons nul désir, nulle envie d’attirer sur nous les yeux des hommes. Quand d’ailleurs cette gloire nous tenterait, le meilleur moyen de l’obtenir ce serait encore de ne rechercher que la seule gloire qui vient de Dieu. « Car je glorifierai », dit l’Écriture, « quiconque m’aura rendu gloire ». (1Sa 2,30) Et comme, lorsque nous méprisons les richesses, c’est alors même que nous sommes le plus dans l’abondance de toutes sortes de biens, puisque Jésus-Christ dit : « Cherchez le royaume, de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît (Mat 6,33). » Il en est de même pour la gloire. Là où il n’y a nul péril de donner les richesses ou la gloire, là Dieu les répand avec profusion : or, nous recevons sans péril et les richesses et la gloire lorsqu’elles ne nous commandent point, ne nous dominent point, et ne se servent pas de nous comme de leurs esclaves, mais qu’elles nous servent elles-mêmes comme des hommes libres qui sont leurs maîtres.

C’est pour cette raison que Jésus-Christ ne veut pas que nous les aimions, de peur que nous, ne devenions leurs esclaves : si nous savons en user en maîtres, il nous les donne avec une grande abondance. En effet, quoi de plus illustré que ce Paul qui a dit : « Nous ne cherchons aucune gloire de la part des hommes, ni de vous, ni d’aucun autre ! » (1Th 2,6) Qui est plus riche que celui qui, n’ayant rien, possède tout ? car lorsque nous ne nous assujettirons pas aux richesses, comme je viens de le dire, alors nous les posséderons, alors elles nous seront données avec profusion. Si nous voulons donc acquérir la gloire, fuyons-la : c’est de cette sorte qu’en gardant les commandements de Dieu, nous pourrons obtenir les biens présents et lesbiens futurs, par la grâce de Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IV.

AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE, ET LE VERBE ÉTAIT DIEU. (VERSET 1)

ANALYSE.

  • 1. Pourquoi, lorsque les antres évangélistes ont commencé l’histoire du Fils de Dieu par son incarnation, saint Jean se contente-t-il d’un mot sur ce sujet ? – Paul de Samosate, petit esprit qui rampe à terre.
  • 2. Le Verbe, ce qu’il est.
  • 3. Le saint Docteur réfute cette objection des hérétiques que le Fils est, appelé Θεός, Dieu, sans article.
  • 4 et 5. Jésus-Christ a souffert et est mort pour nous délivrer de l’idolâtrie. – Rendre à la créature le culte qui n’est dû qu’au Créateur, extrême injustice.— La foi et la doctrine inutile !: au salut, si la vie et les mœurs sont corrompues.— Éteindre promptement la colère. – Les hommes louent ou blâment, selon qu’ils aiment ou qu’ils haïssent : belle peinture d’un homme en colère.— Contre ceux qui observent scrupuleusement les heures et les temps.

1. Les maîtres ne chargent pas tout d’abord d’une infinité de connaissances les enfants qu’on leur donne à élever ; ce n’est pas tout à la fois qu’ils leur donnent leurs instructions, mais peu à peu : ils leur répètent souvent les mêmes choses pour les inculquer plus facilement dans leur mémoire ils se gardent bien de les effrayer au commencement par de trop longues leçons, qu’ils ne pourraient point retenir : ils craindraient qu’ils ne vinssent à se décourager et à s’endormir en présence du nombre et de la difficulté des matières qu’ils devraient s’assimiler. Je suivrai cet exemple et cette méthode, j’adoucirai votre travail, mes frères, je rendrai votre peine légère : peu à peu, et par petites portions, je vous distribuerai ce qu’on nous sert sur cette sainte table, et de cette manière je le ferai entrer dans votre esprit et dans votre cœur. Voilà pourquoi je vais reprendre encore les paroles de mon texte, non pour vous redire les mêmes choses, mais pour suppléer à ce que j’ai omis. Commençons donc, rappelons les paroles que j’ai dites au commencement de mes discours : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu ». Pourquoi les autres évangélistes, ayant commencé leur Évangile par l’Incarnation de Jésus-Christ (car saint Matthieu commence ainsi : « Le Livre de la génération de Jésus-Christ, Fils de David » ; saint Luc entre en matière par l’histoire de « Marie », et saint Marc rapporte presque les mêmes choses, commençant par l’histoire de Jean-Baptiste) ; pourquoi, dis-je, saint Jean se contente-t-il d’un mot sur ce sujet : « Et le Verbe s’est fait chair », et passant sous silence tout le reste, sa conception, son enfantement, sa croissance, son éducation, arrive-t-il aussitôt à sa génération éternelle ? Vous m’en demandez la raison ? Je vais vous l’expliquer sur-le-champ.

Comme les autres évangélistes s’étaient beaucoup étendus sur l’Incarnation du Verbe, il était à craindre que certains petits esprits, que ces âmes qui rampent à terre, ne s’arrêtassent à ces seuls dogmes, comme Paul de Samosate. Justement préoccupé d’arracher à ces basses pensées ceux qui seraient tentés d’y tomber, et voulant élever leurs regards vers le ciel, saint Jean a soin de commencer sa narration par l’existence céleste et éternelle du Verbe. Saint Matthieu avait commencé son histoire parle roi Hérode ; saint Luc par Tibère-César ; saint Marc par Jean-Baptiste ; saint Jean laisse là toutes ces choses, s’élève incontinent et au-dessus du temps, et au-dessus de tous les siècles, y fixe en quelque sorte l’esprit de ses auditeurs, et dit : « Au commencement il était » : il ne marque point de lieu où, l’on puisse s’arrêter et ne fixe point d’époque, comme font les autres évangélistes, qui nomment Hérode, Tibère et Jean-Baptiste. De plus, ce qui est infiniment admirable, après s’être élevé à la plus haute sublimité, il ne néglige pas de parler de l’Incarnation : et de même les évangélistes, qui en ont fait le récit, ne se sont point tus sur l’existence antérieure aux siècles, ce qui était juste, et ne pouvait être autrement, puisque c’est un seul et même Esprit qui les inspirait et les faisait parler : voilà pourquoi on voit tant d’accord, et une si belle harmonie dans ce qu’ils ont écrit. Pour vous, mes chers frères, lorsque vous entendez nommer le « Verbe », ne souffrez pas ceux qui le disent une créature, ni ceux qui s’imaginent qu’il est simplement la parole car il y a plusieurs paroles, plusieurs ordres de Dieu, à quoi les anges mêmes obéissent, mais aucune de ces paroles n’est Dieu, elles sont toutes des prophéties et des commandements, et c’est ainsi que l’Écriture a coutume d’appeler les lois, les préceptes et les ordonnances que Dieu fait. Voilà pourquoi elle dit des anges : « Vous êtes puissants et remplis de force, vous faites ce qu’il vous dit » (Psa 103,20) mais ce Verbe est une substance dans une hypostase, « ou une personne », qui émane du Père impassiblement. Voilà, je l’ai déjà dit ; ce que saint Jean veut désigner par le nom de VERBE.

Comme donc ce mot : « Au commencement était le Verbe », montre l’éternité, de même celui-ci : « Le Verbe était au commencement avec Dieu », marque la coéternité. De peur qu’en entendant ces paroles : « Au commencement était le Verbe », tout en comprenant que le Fils est éternel, vous n’alliez vous imaginer que le Père soit plus vieux que lui, qu’il le précède de quelque intervalle, et que, par suite, vous n’attribuiez un commencement au Fils unique, l’évangéliste ajoute : « Il était au commencement avec Dieu » : ainsi le Fils est éternel comme le Père, car le Père n’a jamais été sans son Verbe, mais le Verbe a toujours été Dieu avec lui, dans sa propre hypostase.

Comment donc, direz-vous, s’il était avec Dieu, Jean a-t-il ajouté : « Il était dans le monde ? » (I, 10) C’est parce qu’étant Dieu, il était avec Dieu, et dans le monde : soit le Père, soit le Fils, ni l’un ni l’autre n’est renfermé dans des bornes. En effet, « si sa grandeur n’a point de bornes » (Psa 145,3), et, « si sa sagesse n’en a point non plus » (Psa 147,5), il est visible que sa substance n’a point un commencement temporel. Avez-vous entendu ces paroles : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre ? » Que concluez-vous de ce commencement ? Certainement que l’un et l’autre ont été faits avant toutes les choses visibles : de même, lorsque vous entendez dire du Fils unique : « Au commencement il était », il faut que vous entendiez qu’il est avant tous les êtres intelligibles, et avant les siècles.

Que si quelqu’un dit : Et comment peut-il se faire qu’étant le Fils, il ne soit pas plus jeune que son Père, car celui qui est par quelqu’un est nécessairement moins ancien que celui par qui il est ? nous répondrons que ce sont là des idées humaines ; que celui qui peut former de pareilles questions est capable d’en faire encore de plus absurdes, et qu’on ne doit point même prêter l’oreille à de semblables discours ; c’est de Dieu que nous vous parlons, et non de la nature humaine, sujette à ces nécessités, et aux conséquences de ces sortes de raisonnements ; mais toutefois, pour confirmer les faibles, nous allons vous donner une réponse.

2. Dites-nous donc : le rayon du soleil sortir de la substance du soleil, ou de quelqu’autre corps ; si nous n’avons pas perdu le sens et la raison, nous avouerons nécessairement qu’il sort de sa substance ; et cependant, quoique le rayon émane du soleil, nous ne dirons jamais qu’il est moins ancien que la substance du soleil, puisqu’on n’a jamais vu le soleil sans le rayon : que si, parmi les êtres visibles et sensibles, il s’en trouve qui, étant par un autre, ne sont pas moins anciens que celui par qui ils sont, pourquoi ne le croyez-vous pas de même de la nature invisible et ineffable ? C’est la même chose ici, autant que la nature divine le comporte.

C’est aussi pour cette raison que saint Paul appelle ce même Fils d’un nom, par lequel il déclare tout à la fois, et qu’il émane du Père, et qu’il lui est coéternel. (Heb 1, 3) Quoi donc ! N’est-ce pas par lui que tous les siècles et le temps ont été faits ? Il faut que tout homme, s’il n’est devenu fou, le confesse. Il n’y a donc point d’espace de temps entre le Fils et le Père. S’il n’y en a aucun, le Fils n’est donc pas moins ancien, il est coéternel : car « avant » et « après » sont des termes qui marquent le temps, qui le supposent. Or, Dieu est au-dessus des temps et des siècles.

Mais abrégeons : que si vous vous entêtez à soutenir que le Fils a un commencement, prenez garde que vous ne soyez forcé, par la même raison, à donner aussi au Père un commencement : à la vérité plus ancien, mais qui pourtant sera toujours un commencement. En effet, répondez-moi : prescrire ainsi un terme et un commencement au Fils, et avancer, pousser au-delà de ce commencement, n’est-ce pas dire que le Père existait auparavant ? Certes, cela est visible. Dites-moi donc : de quel espace de temps le Père a-t-il la préexistence sur le Fils ? Car, soit que vous le disiez court, soit que vous le disiez long, vous avez dès lors renfermé le Père sous un commencement. En effet, après avoir mesuré cet espace de temps, vous nous direz s’il est ou court ou long ; mais une telle détermination serait impossible, s’il n’y avait des deux parts un commencement ; il est donc vrai, qu’autant qu’il est en vous, vous avez donné un commencement au Père, et ainsi, selon vous, le Père même aura un commencement.

Par là, mes chers frères, vous pouvez parfaitement connaître la vérité de cette parole du Sauveur, et que ce qu’il dit est en tout et partout un témoignage de sa vertu et de sa sagesse : mais que dit-il ? « Celui qui n’honore « pas le Fils, n’honore pas le Père
Ce passage ne se trouve point dans les Évangiles quant aux paroles, mais seulement quant au sens. Les Pères citent quelquefois de mémoire, s’attachant plus au sens qu’aux paroles.
 ». Je sais qu’il y a bien des gens qui ne comprennent pas ces choses. Voilà pourquoi nous évitons souvent d’agiter ces questions de raisonnement, parce qu’elles ne sont pas à la portée du peuple, ou que, s’il y entend quelque chose, il n’y trouve rien d’assez solide ni d’assez inébranlable : car « les raisons des hommes sont sujettes à erreur, et leurs pensées sont trompeuses ». (Sag 9,14)

Au reste, je voudrais bien demander à nos adversaires ce que signifient ces paroles du prophète : « Il n’y a point eu d’autre Dieu avant moi, et il n’y en aura point après moi ». (Isa 43,10 ; 45, 22) Car si le Fils est moins ancien que le Père, comment le Père dit-il : « Il n’y en aura point après moi ? » Nierez-vous donc la substance du Fils unique ? Il faut, en effet, ou que vous en veniez jusqu’à cet excès d’impudence, ou que vous reconnaissiez et confessiez la divinité dans là propre hypostase du Père et du Fils. Mais comment ces paroles : « Tout a été fait par lui », sont-elles vraies ? Si le temps est plus ancien que lui, comment ce qui est avant lui a-t-il été fait par lui ? Ne voyez-vous pas maintenant, mes frères, dans quel abîme de témérité et d’impudence le raisonnement a jeté ces hérétiques pour s’être une fois écartés de la vérité ?

Mais pourquoi l’Évangéliste n’a-t-il pas dit que le Fils a été fait de choses qui n’étaient point, comme saint Paul le déclare et l’assure de toutes choses, par ces paroles : « Qui a appelé ce qui n’est point comble ce qui est » (Rom 4,17), et pourquoi dit-il : « Au commencement était le Verbe », car ces paroles de saint Jean sont contraires à celles de saint Paul ? A quoi je réponds que c’est avec justice et avec raison que l’Évangéliste s’explique ainsi, car Dieu n’est point fait, et il n’y a rien avant lui. Mais, disons-le, ces discours ne peuvent sortir que de la bouche des païens.

Répondez-moi sur ceci : Ne conviendrez-vous pas que le Créateur est incomparablement plus excellent que toutes lies créatures ? Mais si ce qui est créé de rien lui
Au lieu d’αὐτοῖς, que je trouve dans le texte qui est sous mes yeux, je ne puis m’empêcher de lire auto. Avec αυτῶ, le sens est clair, concordant et parfait, et le raisonnement concluant. Avec αὐτοῖς, il n’y a plus même de sens possible. (J.- B. J)
était semblable, où se trouverait-elle alors cette excellence incomparable ? Et de plus, comment expliquerez-vous ces paroles : « C’est moi qui suis le premier et le dernier » (Isa 41,4), et : « Il n’y a point eu d’autre Dieu avant moi ? » (Isa 43,10) Car si le Fils n’est pas consubstantiel au Père, il y a un autre Dieu : s’il ne lui est coéternel, il est après lui ; et s’il n’est pas émané de sa substance, il est visible qu’il a été fait.

Que si les Ariens et les Anoméens nous répliquent que c’est par opposition aux idoles que le prophète a parlé de la sorte, « ou pour « distinguer d’elles le seul vrai Dieu », pourquoi n’accorderont-ils pas aussi que Dieu est dit seul vrai Dieu par opposition aux idoles ? Que si, encore une fois, ces paroles ne sont là que pour marquer la différence qu’il y a entre Dieu et les idoles, comment expliqueront-ils tout le passage en entier ? Car Isaïe dit : « Après moi il n’y a point d’autre Dieu ». Par où il ne prétend point exclure le Fils de la Divinité, mais il veut seulement déclarer et enseigner ceci : « Il n’y a point d’idole-Dieu après moi », non que pour cela le Fils ne soit point Dieu. Soit, direz-vous. Mais quoi ! ces paroles : « Avant moi il n’y a point eu d’autre Dieu », les expliquerez-vous aussi en disant qu’à la vérité il n’y a point eu auparavant d’idole-Dieu, mais que néanmoins le Fils est antérieur ?

Et quel démon parlerait de la sorte ? Non, je ne crois pas que le diable même l’osât ; mais, en un mot, si le Fils n’est pas coéternel au Père, comment direz-vous que sa vie n’a point de fin ? Car s’il a commencé, dût-il ne point finir, il ne sera pourtant pas immense l’immense doit être immense, et quant au commencement, et quant à la fin. Saint Paul l’a ainsi défini par ces paroles : « Il n’a ni commencement ni fin de sa vie ». (Heb 7,3) En quoi l’Apôtre déclare que le Fils n’a point de commencement ni de fin. S’il est sans bornes de ce côté, il est sans bornes aussi de l’autre : il ne finira point, il n’a pas commencé.

3. Mais comment, étant la vie, y aurait-il eu un temps auquel il n’aurait point été ? Il n’y a personne qui ne dise et ne confesse que la vie est toujours, qu’elle n’a ni commencement ni fin, et, par suite, le Fils qui est la vie : mais s’il a été un jour auquel il n’était point, comment celui qui un jour n’était point serait-il la vie des autres ? Pourquoi donc, disent les hérétiques, Jean lui a-t-il donné un commencement, en disant : « Au commencement il était ? » Quoi ! vous vous arrêtez à ce mot : « Au commencement », et à celui-ci : « Il « était », et vous ne portez pas votre attention jusqu’à cet autre : « Le Verbe était ? » Que répondrez-vous donc à ce que le prophète dit du Père : « Vous êtes
« Vous êtes », sans y joindre « Dieu ». Tous nos exemplaires, les Septante le portent simplement ainsi : « Tu es », sans « Deus ». Ce qui est suivi par saint Augustin, par le Syriaque, et par les anciens psautiers latins, etc.
, depuis le siècle, et jusque « dans le siècle ». (Psa 90,2) Est-ce que par ces paroles il lui donne des bornes ? Point du tout, mais il déclare et il montre son éternité. Pensez de même de cet endroit de saint Jean : ce n’a point été pour le renfermer dans des bornes qu’il a usé de ces termes, car il n’a point dit : il a eu un commencement, mais : « Au commencement il était », vous portant à penser par ces paroles : « Il était », que le Fils est sans commencement.

Mais vous m’objecterez : le Père est appelé Dieu avec l’article, et le Fils sans article
Cette objection des Ariens regarde ces premières paroles de l’Évangile de saint Jean : καἰ ὁ λὁγος ῆν πρὸς τὁν θεὸν, καὶ θεὸς ῆν ὸ λογος, οὺ τὸν θεὸν, où τὸν θεὸν avec l’article est dit du Père, χαὶ θεὸς ῆν, sans article est dit du Fils. De là les Ariens et les Anoméens concluaient et soutenaient que le Fils n’était pas Dieu comme le Père, qu’il ne lui était pas égal, et qu’il n’était pas proprement Dieu. Le saint Docteur réfute cette objection par des exemples contraires, comme il est facile de le voir dans ce qui suit, etc.
. N’est-il pas vrai que l’Apôtre, parlant du Fils de Dieu, dit : « Du grand Dieu, et notre Sauveur Jésus-Christ ? » (Tit 2,13) Il dit encore « Qui est Dieu », élevé « au-dessus de tout » (Rom 9,5) : je l’accorde ; saint Paul, en ce dernier passage, nomme le Fils, sans ajouter l’article devant le mot Dieu ; mais observez aussi qu’il fait de même à l’égard du Père, car, dans l’Épître qu’il écrit aux Philippiens, il parle également de lui sans mettre l’article « Qui ayant », dit-il, « la forme et la nature de Dieu, n’a point cru que ce fût pour lui une usurpation d’être égal à Dieu ». (Phi 2,6) Et encore dans celle aux Romains : « Que Dieu notre Père, et Jésus-Christ Notre-Seigneur vous donnent la grâce et la paix ». (Rom 1,7) Sans compter qu’il eût été superflu de faire ici précéder l’article, lequel est répété plus haut dans plusieurs autres endroits. Quand l’Écriture dit du Père : « Dieu est esprit » (Jn 4,24), quoique le mot « Esprit » ne soit pas précédé de l’article, nous ne contestons pourtant pas que Dieu soit incorporel : de même, dans l’endroit que vous alléguez, de ce qu’il n’y a point d’article avant le mot Dieu attribué au Fils, il ne s’ensuit pais que le Fils soit Dieu à un degré inférieur. Pourquoi ? c’est que lorsqu’elle a dit : « Dieu », et « Dieu », elle ne nous a marqué aucune différence de Divinité, ou plutôt c’est parce qu’elle fait précisément tout le contraire. Car, ayant d’abord dit : « Et le Verbe était Dieu », de peur que quelqu’un ne pensât que la divinité du Fils n’était pas égale à celle du Père, elle produit et présente aussitôt des témoignages de sa vraie divinité, en déclarant son éternité par ces paroles : « Il était au commencement avec Dieu » ; et encore : en lui attribuant la puissance de créer, et disant de lui : « Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui » : puissance que son Père donne partout par la bouche des prophètes pour être le plus grand et le plus visible témoignage de sa nature divine. Les prophètes reviennent souvent sur cette sorte de démonstration, et cela, non sans motif, parce qu’ils ont en vue l’abolition du culte des idoles. Car, « Périssent les dieux », dit Jérémie, « qui n’ont point fait le ciel et la terre » (Jer 10,11) : et ailleurs : « C’est moi qui de ma main ai étendu le ciel ». (Isa 44,24) Le Père voulant donc montrer que c’est là une preuve visible et manifeste de sa divinité, la met partout, et partout il l’emploie : mais l’évangéliste, non content encore de ce qu’il a dit du Fils, l’appelle aussi « vie » et « lumière ».

Si donc le Fils a toujours été avec le Père, si tout a été fait par lui, si c’est lui qui maintient et conserve toute chose, car c’est ce que marque saint Jean en disant qu’il est la vie ; s’il illumine tout, qui sera assez fou pour dire que l’évangéliste a ainsi mis et placé ces mots
Ces mots, c’est-à-dire : τὸν θεὸν, en parlant du Père, et τὸν θεὸν, en parlant du Fils.
pour diminuer la divinité du Fils, tandis qu’il se sert au contraire de la preuve la plus forte pour établir son égalité et sa parfaite ressemblance avec le Père ?

Je vous en conjure ; mes chers frères, ne confondons point la créature avec le Créateur, de peur que nous n’entendions dire aussi de nous-mêmes : « Ils ont rendu à la créature l’adoration et le culte souverain, au lieu de le rendre au Créateur ». (Rom 1,25) En vain l’on dirait qu’il faut entendre ces paroles des cieux, elles interdisent absolument le culte de la créature, qui est proprement l’idolâtrie.

4. Ne nous exposons donc pas à une si grande malédiction. Le Fils de Dieu est venu au monde pour nous délivrer de ce culte. Il a pris la forme de serviteur pour nous délivrer de cet esclavage : c’est encore pour cela qu’il a bien voulu être déshonoré par d’infâmes crachats et de honteux soufflets, et souffrir une mort très-ignominieuse. Ne nous rendons pas inutiles toutes ces grâces et ces bienfaits, je vous en conjure, mes frères, et ne retournons pas à notre ancienne impiété, ou plutôt à une impiété plus grande et plus énorme : car il est d’une injustice extrême de rendre à la créature l’adoration et le culte souverain, et d’abaisser le Créateur jusqu’à la bassesse de la créature autant qu’il est en nous : car cela ne l’empêche pas certes de subsister tel qu’il est ; « mais « pour vous », dit le Prophète, « vous êtes ton« jours le même, et vos années ne passeront « point ». (Psa 102,28) Glorifions-le donc comme nous l’avons appris de nos pères : glorifions-le par notre foi et par nos œuvres. Car la foi et la doctrine sont inutiles pour le salut, si la vie est corrompue.

C’est pourquoi, réglons-la sur la volonté de Dieu : écartons, chassons loin de nous toute action déshonnête, toute injustice, toute avarice : soyons comme des étrangers hors de leur pays et de leur maison, soyons très-indifférents pour les choses présentes. Si quelqu’un a de grandes richesses et de grands biens (1Co 7,30-31), qu’il en use comme un voyageur qui doit partir dans peu, soit qu’il le veuille ; ou qu’il ne le veuille pas : si quelqu’un a reçu une injure, qu’il ne garde pas éternellement sa colère, ou plutôt qu’il ne l’écoute jamais : l’apôtre ne la souffre que pour un seul jour : « Que le soleil », dit-il, « ne se couche point « sur votre colère ». (Eph 4,26) Et cela est véritablement juste : il est à craindre que la colère, quelque courte qu’elle soit, ne nous porte à de fâcheux et de funestes excès, et même il est difficile de l’empêcher ; mais si la nuit nous y surprend, tout devient plus difficile et plus dangereux, parce qu’alors le souvenir de l’injure allume un grand feu dans le cœur, et qu’agités de cruelles pensées, nous sommes un long temps à en garder l’amer souvenir. Saint Paul veut donc que nous prévenions et nous éteignions le mal avant que la nuit, que le temps du repos nous surprenne, et vienne attiser l’incendie.

La colère est une violente agitation plus vive et plus furieuse que la flamme même voilà pourquoi il n’y a nul temps à perdre, et l’on ne peut user de trop de diligence pour prévenir le feu et empêcher que la flamme ne s’élève. En effet, cette passion cause une infinité de maux : elle renverse les maisons, elle rompt les anciennes amitiés ; en peu de temps, et dans un moment elle porte à des excès déplorables, et nous fait commettre les actions les plus tragiques : « Parce que », dit l’Écriture, « l’émotion de la colère qu’il a dans le cœur est sa ruine ». (Sir 1,22)

Retenons donc cette bête avec le frein : retenons-la par la crainte du jugement futur ; c’est le mors le plus fort et le plus puissant de tous. Lorsqu’un ami vous aura offensé, ou qu’un des vôtres vous aura irrité, pensez à la multitude des péchés que vous avez commis contre Dieu, et considérez que si vous savez vous retenir et vous modérer, vous serez traité avec moins de rigueur au jour du jugement, car Jésus-Christ dit : « Remettez, il vous sera remis » (Luc 6,37), et aussitôt vous serez guéri de votre maladie.

Mais je veux encore que vous examiniez si, lorsqu’il vous est arrivé de vous mettre en colère, vous ne vous êtes pas quelquefois retenu et si quelquefois aussi vous ne vous êtes pas laissé emporter : la comparaison que vous ferez de ces deux états vous aidera beaucoup à vous corriger. Dites-moi, je vous prie, quand est-ce que vous vous êtes applaudi vous-même ? Est-ce lorsque la colère vous a surmonté, ou lorsque vous l’avez surmontée ? N’est-il pas vrai que lorsque nous y avons succombé, nous nous blâmons fortement nous-mêmes, nous rougissons, quoique personne ne nous fasse aucun reproche, et par nos paroles et nos actions nous donnons de grandes marques de repentir ; et que lorsqu’au contraire nous l’avons vaincue, nous nous réjouissons, nous tressaillons d’allégresse, comme venant de remporter une victoire ? Pour un homme en colère, la victoire ne consiste pas à rendre la pareille (ce qui est au contraire la pire défaite) ; elle consiste à souffrir courageusement le mal qu’on nous a fait, ou qu’on a dit de nous. En effet, l’avantage ne reste pas à celui qui a fait le mal, mais a celui qui l’a enduré.

Lors donc que vous vous mettez en colère, ne dites point : il faut que je rende la pareille, il faut que je me venge ; et à ceux qui vous exhortent à vous contenir, ne répondez pas non, je ne souffrirai point qu’après s’être moqué de moi, il demeure impuni. Sachez qu’il ne se moquera véritablement de vous, que lorsqu’il vous verra user de vengeance ; mais s’il rit, s’il se moque de vous, quand vous vous tenez tranquille et en repos, il fait l’action d’un fou.

Pour vous, n’ambitionnez point pour votre victoire les éloges des insensés ; contentez-vous de ceux que les sages vous donneront : mais à quoi pensé-je de vous proposer un public infime, un public composé d’hommes ? Tournez-vous plutôt vers Dieu, c’est lui qui vous approuvera. Fort d’un tel suffrage, gardez-vous de rechercher la gloire que dispensent les hommes. Leurs éloges sont dictés souvent par la faveur ou par un esprit de rivalité, et encore leurs louanges ne sont-elles d’aucune utilité ; mais le suffrage de Dieu est impartial et souverainement utile à celui qui en est honoré ; ce sont donc là les louanges et la gloire que nous devons chercher. .

5. Voulez-vous connaître quel mal c’est que la colère ? Arrêtez-vous sur la place, quand vous y verrez des gens se quereller : vous ne pourriez pas facilement découvrir sur vous-même toute la laideur de cette infirmité, votre raison étant alors ensevelie dans l’ivresse et dans les ténèbres ; mais lorsque vous ne serez point ému de cette passion, et que votre jugement ne sera point prévenu, alors regardez-vous et contemplez-vous vous-même dans les autres. Voyez cette foule de peuple qui s’amasse de tous côtés, ces hommes en colère qui étalent en public leur honteuse folie ; dès que la colère vient à bouillonner, à exciter le cœur, à l’exaspérer, le feu sort et des yeux et de là bouche ; le visage s’enfle, les mains s’agitent de mouvements désordonnés, les pieds trépignent ridiculement, prêts à frapper ceux qui cherchent à intervenir dans ces transports insensés ; l’homme en colère ressemble absolument à un fou : il ne diffère même pas de ces ânes sauvages qui ruent et qui mordent. L’homme irascible est incapable de se modérer.

Mais les acteurs de ces scènes ridicules, de retour ensuite dans leurs maisons, rentrant en eux-mêmes et réfléchissant sur ce qu’ils viennent de faire, sont tout à la fois saisis de douleur et de crainte : alors ils cherchent et repassent dans leurs esprits ceux qui ont été présents à leur querelle : et ces mêmes hommes qui, pareils à des fous, ne faisaient nulle attention à ceux qui les regardaient, se demandent ensuite, leur sang-froid une fois revenu, quels étaient les assistants. Étaient-ce des amis, des ennemis ? ils craignent également les uns et les autres : ceux-là pour leurs reproches, qui les feront rougir de honte et de confusion ; ceux-ci pour la joie qu’ils auront de leur déshonneur et de leur ignominie.

S’il y a eu des coups donnés, des plaies, des blessures, la crainte est alors bien plus grande : on redoute qu’il n’arrive quelque chose de pis à ceux qu’on a frappés ou blessés ; on craint que la fièvre ne leur survienne et ne leur cause la mort, ou qu’une plaie difficile à guérir ne les mette en, péril de la vie. A quoi bon, disent-ils, cette bataille, ce débat, ces injures ? Peste soit de ceci et de cela ! et ils maudissent ainsi tout ce qui a donné lieu à la querelle : il en est qui poussent la démence jusqu’à s’en prendre à la malignité des démons, à l’heure, au temps.

Maris ce n’est pas la mauvaise heure qui est cause de ce qu’ils ont fait : il n’y a point d’heure mauvaise ; les malins démons non plus ne sont pas les auteurs de ce qui s’est passé ; tout vient de la méchanceté de ceux qui ont cédé à la colère. Ce sont eux qui attirent les démons, et qui se font à eux-mêmes tout le mal. Mais, direz-vous, la bile s’émeut, le cœur s’enflamme, et se pique des outrages ? Je le sais, je l’ai éprouvé moi-même comme vous, c’est pour cela que j’admire ceux qui répriment cette méchante bête. Car, si nous voulons, nous pouvons chasser cette maladie. En effet, pourquoi, si des grands, si des princes nous outragent, ne cherchons-nous pas à nous venger ? N’est-ce pas parce que la crainte, qui n’est pas moins forte que la colère, intimide cette colère, et ne lui permet même pas d’éclater au-dehors, mais qu’elle l’étouffe au dedans dès le commencement ? Pourquoi enfin, nos serviteurs, quand nous les chargeons de mille injures, le souffrent-ils sans dire un seul mot ? N’est-ce pas parce que cette même crainte les lie et les retient ? Mais vous, ne vous bornez point à songer à la crainte de Dieu : dites-vous que ce même Dieu qui vous prescrit le silence, est lui-même l’auteur de l’offense, et alors vous ne songerez plus à vous plaindre.

Dites à celui qui vous insulte : Que puis-je vous faire ? un autre retient ma langue et ma main : et cette parole deviendra pour vous et pour l’agresseur une raison de vous modérer. Mais nous souffrons les choses même les plus insupportables par considération, et par respect pour les hommes ; nous disons souvent à ceux qui nous insultent : c’est un autre, ce n’est point vous qui m’avez fait de la peine : et nous n’aurons pas les mêmes égards, le même respect pour Dieu ? Quel pardon pouvons-nous attendre ? Disons-nous à nous-mêmes : c’est Dieu qui nous frappe maintenant, c’est lui aussi qui lie nos mains, gardons-nous de regimber et de nous montrer moins obéissants à Dieu qu’aux hommes.

Vous tremblez à cette parole ? Tremblez donc aussi au moment d’agir. Dieu nous a commandé, si l’on nous donne des soufflets, non seulement de les souffrir, mais encore de nous offrir à un pire traitement. (Mat 5,39) Et nous, nous nous défendons avec tant de force et de vigueur, que non seulement nous ne voulons pas supporter le moindre mal, mais que nous faisons même tous nos efforts pour nous venger, que dis-je ? nous allons jusqu’à devenir nous-mêmes provocateurs, et nous nous jugeons vaincus, faute d’avoir rendu la pareille. Et ce qu’il y a de plus fâcheux et de plus funeste pour nous, c’est que nous nous imaginons avoir remporté la victoire, lorsque nous avons subi la pire défaite et que nous sommes par terre ; c’est que nous croyons avoir triomphé du diable, lorsqu’il nous a porté mille coups et couverts de blessures.

C’est pourquoi, apprenons, je vous prie, en quoi consiste ici la victoire, et tâchons de la remporter ; souffrir, c’est être couronné. Si nous voulons donc que Dieu même nous proclame victorieux, gardons-nous de suivre les maximes en usage dans les luttes du monde ; mais observons la loi que Dieu a prescrite pour ces combats, qui consiste à souffrir courageusement et avec patience. Ainsi puissions-nous vaincre nos ennemis, et obtenir les biens de cette vie et de l’autre, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire, l’empire, l’honneur appartiennent au Père et au Saint-Esprit, aujourd’hui et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE V. TOUTES CHOSES ONT ÉTÉ FAITES PAR LUI, ET SANS LUI RIEN N’A ÉTÉ FAIT DE CE QUI A ÉTÉ FAIT. (VERSET 3, JUSQU’AU VERSET 6)

ANALYSE.

  • 1. Comment certains hérétiques altéraient le sens du 3e verset du 1er chapitre de l’Évangile selon saint Jean par un changement de ponctuation.
  • 2. Conséquences absurdes auxquelles conduit le sens admis par les hérétiques.— Que le Saint-Esprit n’a pas été fait.
  • 3. Le Fils de Dieu est égal à son Père.— Fécondité inépuisable du Créateur.— Dieu n’est pas un être composé.
  • 4. Que les pécheurs ne diffèrent point des gens ivres et furieux.— Il faudrait mieux aller et se montrer nu dans les rues, que couvert et chargé de péchés.

1. Moïse commence l’histoire de l’Ancien Testament par ce qui est sensible à nos yeux, et en fait une description fort étendue. Il dit : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre » (Gen 1,1) ; il ajoute : Il a fait la lumière, le firmament, les étoiles, et des animaux de toutes sortes d’espèces : car il serait trop long de nommer tout en particulier.

Mais notre évangéliste renferme tout en un seul mot : et ces choses, et toutes celles qui sont au-dessus d’elles. Et certes, c’est avec justice et avec raison : Premièrement, toutes ces choses sont connues des auditeurs ; et en second lieu, il se hâte d’entrer dans un sujet plus grand et plus élevé. Ainsi il commence sa narration, non par les ouvrages, ou par les créatures, mais par leur auteur et leur Créateur. C’est pourquoi Moïse, n’ayant entrepris de traiter que la moindre partie de la création, puisqu’il n’a point parlé des puissances invisibles, s’arrête uniquement à ce point : mais Jean qui tout à coup veut s’élever jusqu’au Créateur, passe légèrement et en courant sur toutes ces choses, et renferme tout ce qu’a dit Moïse et ce qu’il a omis, dans ce peu de paroles : « Tout a été fait par lui ». Et de peur que vous ne croyiez qu’il n’a en vue que ce dont le législateur a déjà fait mention, il ajoute : « Rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui », c’est-à-dire, rien de ce qui peut tomber sous les sens, ou de ce qui est invisible et purement intellectuel, n’a été fait que par la vertu, et par la puissance du Fils.

Nous ne mettrons pas un point après ces mots : « Rien n’a été fait », comme font les hérétiques, qui, voulant que le Saint-Esprit ait été créé, lisent ainsi : « Ce qui a été fait était vie dans lui ». C’est rendre ces paroles inintelligibles. Car premièrement, il n’était pas à propos de parler du Saint-Esprit en cet endroit ; et en second lieu, si l’évangéliste avait voulu l’indiquer, pourquoi se serait-il expliqué si obscurément ? Où est la preuve que ce soit du Saint-Esprit qu’il ait dit ces paroles ? mais encore, selon leur manière même de ponctuer, nous trouverons que ce n’est pas le Saint-Esprit qui a été fait, mais que c’est le Fils qui s’est fait lui-même.

Soyez donc attentifs, afin de bien retenir le texte, et nous, lisons cependant le passage selon leur manière de le ponctuer ; l’absurdité qui en résulte sera plus visible et plus manifeste : « Ce qui a été fait était vie dans lui ». Sur quoi ils disent que le mot : « Vie » signifie le Saint-Esprit. Mais il se rencontre ici, que la vie est aussi appelée lumière : car l’évangéliste ajoute : « Et la vie était la lumière des hommes ». Donc, selon eux, saint Jean dit ici que le Saint-Esprit est la lumière des hommes : mais que diront-ils sur ce qui suit ? Saint Jean ajoute encore : « Un homme a été envoyé de Dieu, pour rendre témoignage à la lumière ». Il faut bien qu’ils répondent que cela est dit aussi du Saint-Esprit ; car celui-là même qu’il a nommé « Verbe » ci-dessus, il le qualifie « Dieu, vie et lumière » dans les paroles suivantes : « Ce Verbe », dit-il, « était la vie », et cette même vie « était la lumière ». Si donc le Verbe était la vie, et si le Verbe qui est la vie, s’est fait chair, la vie s’est fait chair, c’est-à-dire le Verbe : « Et nous avons vu sa gloire, comme du Fils unique du Père ».

Si ces hérétiques soutiennent donc qu’en cet endroit le Saint-Esprit est appelé la vie, voyez combien il s’ensuit d’absurdités : il résulte delà que c’est le Saint-Esprit qui s’est incarné, et non pas le Fils ; que le Saint-Esprit est le Fils unique. Et si cela n’est point ainsi, ou s’ils veulent éviter ces conséquences, ils tomberont dans de plus grandes extravagances, en lisant comme ils font. S’ils avouent que c’est du Fils qu’il est parlé en ce lieu et s’ils ne ponctuent pas et ne lisent pas comme nous, il faut nécessairement qu’ils disent que le Fils a été fait par lui-même. En effet, si le Verbe était la vie, si ce qui a été fait, était vie en lui : de cette façon de lire il s’ensuit que le Verbe a été fait en lui-même, et par lui-même. L’Évangile ajoute ensuite quelques lignes après : « Et nous avons vu sa gloire, sa gloire », dis-je « comme du Fils unique du Père (14) ». Voilà comment de leur façon de lire, et de leur manière de s’expliquer, il résulte que le Saint-Esprit est le Fils unique ; car « selon eux », c’est de l’Esprit-Saint qu’il est uniquement parlé, c’est à lui seul que se rapporte tout ce discours.

Ici, mes frères, ne voyez-vous pas dans quels précipices, et dans quelles absurdités on tombe, lorsqu’une fois on s’égare et l’on s’écarte de la vérité ? Quoi donc ? L’Esprit-Saint, direz-vous, n’est-il pas la lumière ? Oui, il est sûr qu’il est la lumière ; mais il n’est point fait mention de lui en cet endroit. Quoique Dieu soit Esprit, c’est-à-dire incorporel, il ne s’ensuit pourtant pas de là que toutes les fois qu’on dit esprit, ce soit de Dieu qu’on parle. Et pourquoi vous étonneriez-vous, si nous le disions du Père ? Du Paraclet, du Consolateur même, nous ne dirons pas que partout où l’on trouve le nom d’esprit, ce soit de l’Esprit Consolateur qu’on parle : quoique ce nom lui soit propre, et celui qui lui convient le plus, toutefois partout où on lit le nom d’esprit, il ne faut pas toujours l’entendre du Paraclet ; car Jésus-Christ aussi est appelé la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu. Mais partout où on nomme la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu, ce n’est pas toujours de lui qu’on parle. Il en est de même en ce' lieu : quoique le Saint-Esprit illumine, ce n’est pas néanmoins de lui que parle maintenant l’évangéliste. Mais nous avons beau faire justice de ces absurdités : eux, dans leur extrême obstination à combattre la vérité, ne cessent point de dire : « Ce qui a été fait, était vie en lui », c’est-à-dire, ce qui a été fait était vie.

Quoi donc ? le châtiment des Sodomites, le déluge, les tourments, et mille autres choses semblables, tout cela était vie ? Mais, disent-ils, nous parlons de la création. Certes, ces choses appartiennent à la création. Mais pour combattre plus fortement encore leurs sentiments, interrogeons-les : dites-nous donc, le bois est-il vie ? Les pierres, ces êtres inanimés et sans mouvement, sont-ils vie ? l’homme lui-même, est-il absolument vie ? Qui pourrait le prétendre ? L’homme n’est point la vie, mais capable de vie.

2. Considérez encore ici leurs absurdités, car nous les suivrons pas à pas, pour mettre leur folie dans un plus grand jour ; tant nous sommes sûrs qu’ils n’allèguent rien qui puisse convenir au Saint-Esprit ! En effet, forcés dans leurs retranchements, et contraints d’abandonner leurs premières opinions, ils appliquent aux hommes ce qu’ils croyaient auparavant pouvoir dignement attribuer à l’Esprit-Saint ; mais examinons maintenant leur leçon dans ce nouveau sens.

La créature est à présent appelée vie, elle est donc aussi la lumière : et Jean est venu pour lui rendre témoignage. Pourquoi donc n’est-il pas lui-même la lumière ? L’Écriture dit : « Il n’était pas la lumière » ; cependant il était du nombre des créatures : comment n’est-il donc pas la lumière ? Et comment expliquer : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui ? » La créature était dans la créature, et la créature a été faite par la créature : comment le monde ne l’a-t-il point connu ? Est-ce que la créature n’a point connu la créature ? « Mais il a donné à tous ceux qui l’ont reçu le pouvoir d’être faits enfants de Dieu ». Mais en voilà assez pour faire rire tout le monde de leurs impertinences ; ce sera maintenant à vous à combattre leurs monstrueuses opinions. Je vous les abandonne, de peur qu’il ne semble que nous n’avons rien dit jusqu’à présent que pour rire et nous moquer d’eux, et que nous perdons le temps.

En effet, si ces paroles ne sont point dites du Saint-Esprit, comme nous l’avons déjà démontré, ni de la créature, et si néanmoins ils soutiennent et défendent leur même leçon, il s’ensuivra, comme nous l’avons fait voir, la plus grande de toutes les absurdités, savoir que le Fils a été fait par lui-même. Car si le Fils est la vraie lumière, et si cette lumière était la vie, et si la vie a été faite en lui, il s’ensuit nécessairement de leur leçon, que le Fils a été fait par lui-même ; c’est pourquoi laissons leur manière de ponctuer, rejetons-la, et venons à celle qui est juste, et à la bonne interprétation. Quelle est-elle ? elle consiste à terminer le sens de ces paroles : « Ce qui a été a fait ». Et de commencer ensuite par celles-ci : « Dans lui était la vie », par où l’évangéliste veut nous faire entendre que « rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui ». Si quelque chose a été faite, dit-il, elle n’a point été faite sans lui.

Ne voyez-vous pas, mes frères, qu’au moyen de cette courte addition, saint Jean a dissipé tous les doutes et toutes les absurdités qui pouvaient naître ? Car par ces mots : « Rien n’a été fait sans lui », et par cette courte addition : « De ce qui a été fait », il comprend et renferme ensemble tous les êtres intellectuels, et met à part le Saint-Esprit. Comme il avait dit : « Toutes choses ont été faites par lui, et rien n’a été fait sans lui » ; cette addition était nécessaire, de peur que quelqu’un n’alléguât : mais si toutes choses ont été faites par lui, le Saint-Esprit a donc été fait par lui. C’est des choses qui ont été faites, dit-il, que je dis qu’elles ont été faites par lui : ces choses fussent-elles invisibles, incorporelles, célestes. Voilà : pourquoi je n’ai pas dit simplement toutes choses ; mais j’ai dit : si quelque chose a été faite, c’est-à-dire, ce qui a été fait. Or l’Esprit n’a pas été fait.

Vous voyez combien cette doctrine est exacte. L’Évangéliste a rappelé la création des choses sensibles, dont Moïse nous avait auparavant instruits ; ensuite nous voyant suffisamment éclairés là-dessus, il a élevé nos esprits à des choses plus sublimes, c’est-à-dire, à ce qui est incorporel et invisible, et il a séparé le Saint-Esprit de toutes les créatures ; c’est ainsi, c’est en ce sens que saint Paul, inspiré de la même grâce, disait : « Car tout a été créé par lui ». (Col 1,16) Je vous prie d’observer ici la même exactitude ; car le même esprit mouvait aussi cette âme. De crainte que quelqu’un ne retranchât de la création aucune des choses qui ont été faites, à cause qu’elles étaient invisibles, ou qu’il n’y joignît le Paraclet, le saint apôtre passe sur les choses sensibles, qui étaient connues de tout le monde, et fait la description des choses célestes en ces termes : « Soit les Trônes, soit les Dominations, soit les Principautés, soit les Puissances ». (Col 1,16) Par ce mot. « soit » chaque fois répété, il ne nous fait entendre que ceci : « Tout ce qui a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui ».

Que si, vous croyez que ce mot : « Par », marque quelque chose de moins, « comme un simple ministère », écoutez ce que dit le Prophète : « Vous avez, Seigneur, dès le commencement fondé la terre, et les cieux sont les ouvrages de vos mains ». (Psa 102,26) Ce qui est dit du Père, comme Créateur, l’évangéliste le dit ici du Fils : il ne l’aurait point dit s’il ne le regardait pas comme Créateur, mais bien comme simple ministre. Que s’il est dit : « Par lui », ce n’est qu’afin qu’on ne croie pas que le Fils n’est point engendré. Mais pour avoir un, témoignage bien sûr que, quant à la dignité de créateur le Fils n’a rien de moins que le Père, écoutez en quels termes il parle de lui-même : « Comme le Père », dit-il, « ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jn 5,21) Si c’est du Fils qu’il est dit dans l’Ancien Testament : « Vous avez, Seigneur, dès le commencement fondé la terre », sa dignité de Créateur est visible et manifeste ; mais si vous dites que le prophète a parlé du Père en cet endroit, et que saint Paul a attribué au Fils ce qui était dit du Père, il s’ensuit pourtant toujours la même chose. L’apôtre ne se serait pas porté à attribuer aussi la création au Fils, s’il n’avait été tout à fait certain que le Fils est égal au Père en dignité et en puissance. II y aurait eu en effet une extrême témérité d’attribuer à celui qui est moindre et inférieur, un pouvoir propre à l’incomparable nature du Tout-Puissant.

3. Mais le Fils n’est ni moindre (lue le Père, ni, inférieur à lui cil essence, en substance ; c’est pourquoi saint Paul n’a pas seulement osé lui attribuer cette dignité, mais encore d’autres semblables. Car ce mot : « Duquel », que vous n’attribuez qu’à la dignité du Père seul, il l’applique également au Fils dans ces paroles : « Duquel », dit-il, « tout le corps » de l’Église « recevant l’influence par les vaisseaux qui en joignent et lient toutes les parties, s’entretient et s’augmente par l’accroissement que Dieu lui donne ». (Col 2,19) Ce n’est pas tout, il vous ferme encore mieux la bouche d’une autre façon, en disant du Père : « Par qui », expression qui, selon vous, implique infériorité : « Car », dit-il, « Dieu par qui vous avez été appelés à la société de son Fils Jésus-Christ Notre-Seigneur, est fidèle et véritable ». (1Co 1, 9) Et encore « Par sa volonté » ; et ailleurs : « Tout est de lui, « tout est par lui, et tout est en lui ». (Rom 11,36)

Enfin ce terme : « Duquel » est attribué non seulement au Fils, mais aussi au Saint-Esprit, puisque l’ange disait à Joseph : « Ne craignez point de prendre avec vous Marie votre à femme ; car ce qui est né dans elle, est du Saint-Esprit ». (Mat 1,20) Et de même ce mot : « En qui », qui est propre au Saint-Esprit, le prophète ne fait point de difficulté de l’attribuer à Dieu « le Père », lorsqu’il dit : « En Dieu
« En Dieu » : Il serait mieux de dire : « Avec Dieu » ; mais l’application qu’en fait le saint Docteur demande que je traduise comme je fais.
nous ferons des actions de vertu ». Et saint Paul dit : « Dans ses prières, si EN LA VOLONTÉ DE DIEU
« Si en la volonté de Dieu » : je suis forcé de traduire de même pour me conformer au sens ; on dira mieux : « je demande continuellement à Dieu dans mes prières, que si c’est sa volonté, il m’ouvre enfin quelque voie favorable pour aller vers vous ».
, je dois trouver enfin une voie favorable pour aller vers vous » (Rom 1,10) ; il le dit aussi de Jésus-Christ : « En Jésus-Christ ». Et certes, ces paroles et ces expressions : « En qui, duquel, par qui », etc, se trouvent souvent dans l’Écriture indifféremment appliquées et attribuées aux trois personnes de la sainte Trinité ; ce qui ne serait point, et n’arriverait pas, si leur substance n’était la même et égale en tout.

Mais de peur que vous ne croyiez que ces paroles : « Tout a été fait par lui », doivent à présent s’entendre des prodiges et des, miracles (car les autres évangélistes en ont fait mention), saint Jean ajoute ensuite : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui », mais non le Saint-Esprit, qui n’est pas au nombre des créatures, et qui est au contraire au-dessus de toutes les choses créées.

Passons à l’explication du reste du chapitre. Saint Jean après avoir dit, parlant de la création : « Toutes choses ont été faites par lui, et à rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui », fait aussi mention de la Providence par ces paroles. « Dans lui était la vie ». Car, de peur que quelque incrédule ne doutât que tant et de si grandes choses eussent été faites par lui, il a ajouté : « Dans lui était la vie ». Or, de même qu’on ne peut diminuer une source qui jette des abîmes d’eaux et les répand par torrents, quelque quantité qu’on en puise ; ainsi faut-il penser du Fils unique : la puissance qu’il a de créer est inépuisable : quelques productions que vous puissiez lui attribuer, elle n’est en rien diminuée.

Mais plutôt servons-nous d’un exemple plus propre et plus convenable, comme de celui de la lumière, dont le saint évangéliste parle ensuite en disant : « Et la vie était la lumière ». Comme donc la lumière, quelques milliers d’hommes qu’elle éclaire, ne perd rien de sa splendeur : ainsi et de même, Dieu, et avant et après avoir créé ses ouvrages, et les avoir produits au-dehors, demeure également entier, et ne souffre ni diminution, ni altération, quel que soit le nombre de ses œuvres. Fallût-il même créer encore mille mondes semblables à celui-ci : en fallût-il produire un nombre infini, il suffirait à toutes ces choses, et non seulement pour les créer, mais aussi pour les faire subsister après les avoir créées. Car ici le nom de vie ne marque pas seulement la puissance qu’il a de créer, mais encore cette providence par laquelle il conserve les choses qu’il a créées. Bien plus, par ce nom saint Jean jette dans nous les fondements de la doctrine de la résurrection, et le principe de cette révélation ineffable. Car la vie venant à nous, l’empire de la mort est détruit ; la lumière nous illuminant, les ténèbres sont dissipées ; la vie demeure pour toujours dans nous, et la mort ne peut avoir de domination sur elle.

Ainsi tout ce qui est dit d u Père serait également bien dit du Fils : « C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être ». (Act 17,28) Saint Paul le déclare aussi par ces paroles : « Tout a été créé par lui, et toutes choses subsistent en lui ». (Col 1,16-17) Voilà pourquoi il est appelé et la racine et le fondement. Donc quand vous entendez dire du Fils : « Dans lui était la vie », ne pensez pas qu’il soit un être composé. Car le Fils dit ensuite du Père : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même » (Jn 5,10) ; et comme vous ne direz pas pour cela que le Père soit un être composé, ne le dites pas non plus du Fils, puisque l’Écriture dit aussi ailleurs : « Dieu est la lumière même » (1Jn 1,5) ; et encore « Dieu habite une lumière inaccessible ». (1Ti 6,16) Elle ne s’énonce point en ces termes pour nous faire penser qu’il y ait en Dieu de la composition, mais afin que nous nous élevions peu à peu au comble de la doctrine.

Comme effectivement le petit peuple et les faibles auraient peine à comprendre de quelle manière la vie subsiste en lui, c’est aussi pour cette raison qu’elle dit premièrement ce qu’il y a de plus simple et de plus bas, et, de ce premier degré d’instruction, nous élève ensuite à ce qu’il y a de plus sublime. Car Celui qui a dit : « Il a donné au Fils d’avoir la vie », est le même que Celui qui dit : « Je suis la vie », et encore : « Je suis la lumière ». Mais quelle est, je vous prie, cette lumière ? Elle n’est point sensible, mais elle est spirituelle, et c’est elle qui illumine l’âme. Jésus-Christ devait dire : « Personne ne peut venir à moi si mon Père ne l’attire ». (Jn 6,44) Voilà pourquoi l’évangéliste nous prévient, et dit : « C’est lui qui illumine » ; il le dit aussi afin que si vous entendez dire quelque chose de semblable du Père, vous sachiez et vous confessiez que cela n’est pas uniquement propre au Père, mais encore au Fils, car Jésus-Christ dit : « Tout ce qui est à mon Père est à moi ». (Jn 16,15)

L’évangéliste nous a donc premièrement enseigné que toutes choses ont été créées : il nous a fait connaître ensuite par un seul mot les biens spirituels que nous a apportés le Fils lorsqu’il est venu au monde, en disant : « Et la vie était la lumière des hommes ». Il n’a point dit. Il était la lumière des Juifs, mais de tous les hommes. Car ce ne sont pas seulement les Juifs, mais encore les gentils, qui sont parvenus à la connaissance de cette lumière : cette lumière était commune à tous, exposée aux yeux de tous les hommes.

Mais pourquoi n’a-t-il pas ajouté les anges, et n’a-t-il nommé que les hommes ? C’est parce qu’il parle maintenant de la nature humaine, et que c’est aux hommes qu’il s’apprête à annoncer la bonne nouvelle.

« Et la lumière luit dans les ténèbres (5) ». Saint Jean appelle « ténèbres », la mort et l’erreur. Car la lumière sensible
La lumière sensible, c’est-à-dire le soleil.
ne luit pas dans les ténèbres, mais à l’écart et à part des ténèbres : au contraire, la lumière de la prédication a brillé au milieu même de l’erreur qui régnait sur le monde, et l’a dissipée : et Jésus-Christ, attaquant lui-même la mort par sa mort, l’a si bien vaincue, qu’il a tiré et délivré de son empire ceux qu’elle retenait déjà dans ses liens
Le saint Docteur ne ferait-il pas ici allusion à ces paroles de saint Pierre : « Jésus-Christ étant mort en sa chair, mais étant ressuscité par l’Esprit, par lequel aussi il alla prêcher sur esprits qui étaient retenus en prison ? » (1Pi 3,28, 29)
 : comme donc ni la mort, ni, l’erreur, n’ont pu surmonter, ni vaincre cette lumière, et qu’au contraire elle illumine tout, et brille par sa propre vertu ; voilà pourquoi l’évangéliste dit : « Et les ténèbres ne l’ont point comprise ». Car cette lumière est invincible, et elle n’habite pas volontiers dans les âmes qui ne veulent point être illuminées.

4. Né vous étonnez donc pas, mes frères, si cette lumière n’illumine pas tous les hommes : Dieu ne nous attire point à lui par force ou par violence, mais librement et selon la disposition de notre volonté. Ne fermez point la porte à cette lumière, et vous jouirez de toutes sortes de félicités. La foi l’attire à nous, cette lumière, et quand elle est venue, elle illumine infiniment celui qui la reçoit : si votre vie est pure et sainte, elle demeurera toujours en vous. Car Jésus-Christ dit : « Si quelqu’un m’aime, « il gardera mes commandements, et nous viendrons à lui mon Père et moi, et nous ferons en lui notre demeure ». (Jn 4,23) Comme on ne peut pas bien jouir de la lumière du soleil, si l’on n’ouvre les yeux, de même, on ne participe pas pleinement à cette resplendissante lumière, si l’on n’ouvre les yeux de l’âme, et si on ne les met en état de la recevoir de toutes parts : mais comment le peut-on ? c’est en se purifiant de tous ses vices.

Le péché n’est que ténèbres, il est couvert de nuages épais, et cela parait visiblement, puisque c’est inconsidérément et sans témoins qu’on le commet : car, « quiconque fait le mal hait la lumière, et ne s’approche pas de la lumière ». (Jn 3,20) Et : « La pudeur ne permet pas seulement de dire ce que ces personnes font en secret ». (Eph 5,32) De même que dans les ténèbres nous ne connaissons ni l’ami ni l’ennemi, et ne discernons pas les objets, ainsi dans le péché nous ne voyons rien : l’avare ne distingue pas l’ami de l’ennemi ; l’envieux voit d’un œil d’inimitié l’homme qui lui est le plus dévoué ; celui qui tend des pièges déclare la guerre à tout le monde. En un mot, quiconque est asservi au péché ne diffère point des gens, ivres et furieux et cesse de discerner les choses. Comme dans la nuit, faute de lumière pour distinguer les objets : le bois, le plomb, le fer, l’argent, l’or, les pierres précieuses, tout paraît semblable à nos yeux ; de même celui qui vit dans l’impureté ne connaît point l’excellence de la sagesse ni la beauté de la philosophie. En effet, dans les ténèbres, comme je l’ai déjà dit, les pierres précieuses ne montrent pas leur propre beauté ; et cela ne provient point de leur nature, mais de l’ignorance de ceux qui les regardent.

Mais ce n’est point là le seul malheur qui accable celui qui vit dans le péché : il est dans une crainte perpétuelle, et de même que ceux qui se trouvent en chemin dans une nuit obscure, où la lune ne brille point, tremblent toujours, quoiqu’il n’y ait là personne pour causer leurs alarmes ; ainsi les pécheurs sont dans une méfiance continuelle, quand bien même personne ne leur ferait de reproches. Mais les remords de leur conscience font que tout les effraie, tout leur est suspect, que tout est plein pour eux de crainte et de terreur, et qu’ils ne voient rien qui ne les inquiète.

Fuyons donc une vie si tourmentée, car après ces inquiétudes la mort viendra, et une mort éternelle, où les supplices n’auront point de fin. Mais en ce monde même, ces pécheurs, qui s’imaginent des choses sans réalité, ne diffèrent point des fous ; ils se croient riches, et ils ne le sont pas ; il leur semble qu’ils vivent dans les plaisirs et dans les délices, et ils n’ont ni délices ni plaisirs, et ils ne reconnaissent et ne sentent comme il faut combien leurs idées sont fausses et trompeuses qu’après s’être guéris de leur démence, avoir secoué leur léthargie. Voilà pourquoi saint Paul veut que nous soyons tous sobres et vigilants, et Jésus-Christ nous le commande aussi. Celui qui est sobre et qui veille, si le péché le surprend, aussitôt il le chasse ; mais l’insensé ou celui qui dort ne sait pas comment le péché s’empare de lui. Ne nous endormons donc point, car la nuit est passée, nous sommes dans le jour. « Marchons donc avec bienséance et avec honnêteté, comme « marchant durant le jour », (Rom 13,13)

En effet, rien n’est plus laid, rien n’est plus honteux que le péché. Ce serait un moindre mal, à le prendre du côté de la honte et de la laideur, d’aller nu dans les rues, que couvert et chargé de péchés et de crimes. D’aller nu, ce ne serait pas un si grand crime, puisque souvent l’indigence en est la cause ; mais il n’est rien de si infâme ni de si méprisable que le pécheur.

Représentons-nous ces voleurs qu’on traîne devant les juges pour leurs rapines et leurs spoliations : voyons combien leurs insolences, leurs friponneries et leurs violences les rendent hideux, ridicules et méprisables. Oh que nous sommes misérables et malheureux ! Nous qui ne voulons pas souffrir sur nous un manteau mal arrangé ou à l’envers, et qui, si nous le voyons ainsi sur un autre, y portons aussitôt la main pour l’ajuster : si notre prochain et nous, nous marchons de travers dans la voie des commandements de Dieu, nous ne nous en apercevons point du tout. Qu’est-il, je vous prie, de plus vilain et de plus infâme qu’un homme qui entre chez une prostituée ? Qu’y a-t-il de plus ridicule et de plus risible qu’un homme violent, qu’un médisant, qu’un envieux ? Comment peut-il se faire qu’on ne regarde pas ces choses comme aussi honteuses que d’aller nu dans les rues ? C’est seulement parce qu’on s’est accoutumé à ces Sortes de vices ; car on n’a jamais vu personne marcher nu dans les rues volontairement : mais la coutume fait que l’on pèche hardiment.

Certes, si quelqu’un entrait dans la société des anges, où il ne s’est jamais rien passé de semblable, il connaîtrait bientôt combien ces sortes d’actions sont honteuses et ridicules. Mais pourquoi nommé-je la société des anges ? Aujourd’hui même, et parmi nous, si quelqu’un ose introduire une femme de mauvaise vie dans le palais de l’empereur, ou s’y enivrer, ou y commettre quelqu’autre action honteuse, il en est puni du dernier supplice. Que s’il n’est pas permis de rien faire de semblable dans le palais du prince, à plus forte raison, commettre de pareilles actions quelque part que ce soit, quand le Roi de l’univers est présent partout et voit tout, c’est encourir les derniers supplices.

C’est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères, vivons en ce monde dans une grande paix, et travaillons à nous rendre purs et irréprochables : nous avons un Roi qui a continuellement les veux attentifs sur tout ce que nous faisons. Afin donc que cette lumière nous illumine toujours, attirons ses rayons sur nous. De cette sorte nous jouirons et des biens présents et des biens futurs, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VI. UN HOMME A ÉTÉ ENVOYÉ DE DIEU, QUI S’APPELAIT JEAN. (JUSQU’AU VERSET 9)

ANALYSE.

  • 1. De quelle manière Jésus-Christ reçoit témoignage de saint Jean. – La saine doctrine ne sert de rien sans les bonnes œuvres.

1. L’évangéliste, après avoir dit dans son exorde ce qu’il y a de plus important et de plus nécessaire à connaître du Verbe-Dieu, suivant l’ordre et la suite de son sujet, nous va maintenant parler du précurseur qui devait annoncer le Verbe, et qui s’appelait Jean comme lui. Pour vous, lorsque vous entendez que Jean est un homme qui a été envoyé de Dieu, cessez de croire qu’il y ait eu rien d’humain dans ses paroles ; ce n’est point sa doctrine, qu’il nous a enseignée, mais celle de Celui qui l’envoya. Voilà pourquoi il est appelé ange : or, le devoir d’un ange ou d’un ambassadeur est de se Borner à répéter ce qu’on lui a dit. Ce mot : « il a été » ne signifie pas ici le passage du non-être à l’être, ou à l’existence, mais la mission même. Cette parole : « il a été envoyé de Dieu » ne signifie autre chose sinon qu’il était ambassadeur de Dieu.

Comment donc les hérétiques peuvent-ils soutenir que le passage qui dit : « Qui ayant a la forme et la nature de Dieu » (Phi 2,6), ne prouve pas que le Fils est égal au Père, pour cela seul que le mot θεοῦς, « de Dieu », n’est, pas précédé de l’article τοῦ? Car voici encore un endroit
On voit bien que le saint Docteur parle du verset qu’il explique : « Un homme a été envoyé de Dieu », où dans le texte le mot θεοὺ n’est point précédé de l’article τοὺ, quoiqu’il soit visible que c’est de Dieu le Père que parle l’évangéliste.
sans article. Diront-ils que ce n’est pas du Père qu’il y est parlé ? mais que répondront-ils encore sur ces paroles du prophète : « J’envoie devant vous mon ange qui vous préparera la voie ? » (Mal 3,1 ; Mat 11,10) Ces paroles : « moi » et « vous » signifient deux personnes.

« Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière (7) ». Quoi ! dira peut-être quelqu’un, le serviteur rend témoignage à son Maître ? mais lorsque vous verrez le Maître, non seulement recevoir le témoignage de son serviteur, mais encore venir à lui, et se faire baptiser par lui avec les Juifs, ne serez-vous donc pas dans un plus grand étonnement et dans un plus grand doute ? Mais il ne faut pas vous étonner, ou vous troubler ; vous devez plutôt admirer l’ineffable bonté de ce Maître. Que si quelqu’un demeure saisi de vertige et de trouble, Jésus-Christ lui dira ce qu’il répondit à Jean : « Laissez-moi faire pour cette heure, car c’est ainsi qu’il faut que nous accomplissions toute justice ». (Mat 3,15) Et si son étonnement redouble, il lui répétera ce qu’il a dit aux Juifs : « Pour moi, ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage ». (Jn 5,34)

S’il n’a donc pas besoin de ce témoignage, pourquoi Jean est-il envoyé de Dieu ? ce n’est pas pour le besoin qu’avait le Verbe de ce témoignage, ce serait une extrême impiété de le dire : mais enfin, pourquoi ? Jean nous l’apprend lui-même, lorsqu’il dit : « Afin que tous crussent par lui » ; mais comme Jésus-Christ après avoir dit, parlant de Jean : « Il y en a un autre qui rend témoignage de moi : Et je sais que le témoignage qu’il en rend est véritable », dit maintenant : « Pour moi, ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage », il pouvait sembler aux fous et aux insensés, qu’il se contredisait lui-même par ces dernières paroles ; aussi l’explication arrive-t-elle tout de suite : « Mais », dit-il, « je dis ceci afin que vous soyez sauvés ». (Jn 5,34) C’est comme s’il disait : Je suis Dieu, et le vrai Fils de Dieu, émané de cette immortelle et bienheureuse substance : je n’ai besoin du témoignage de personne. Car, quand personne ne voudrait me rendre témoignage, je ne serais pas pour cela diminué dans ma nature. Jaloux du salut du monde, je me suis abaissé et humilié jusqu’à vouloir bien charger un homme de me rendre témoignage. En effet, les Juifs, sur une conduite si proportionnée à leur faiblesse et à leur grossièreté, devaient plus facilement se porter à croire en lui.

Comme le Verbe s’est donc revêtu de notre chair, de peur que ; venant à nous dans sa majesté et dans tout l’éclat de sa divinité, il ne nous perdit tous ; il a de même envoyé devant lui un homme pour lui servir de précurseur, afin que les hommes d’alors, entendant une voix de même nature que la leur, s’en approchassent plus facilement. Mais, qu’il n’avait pas besoin de ce témoignage, la preuve en est visible : il n’avait qu’à se montrer dans sa substance toute pure, pour frapper tous les hommes de crainte et de terreur : il ne l’a point fait, comme je viens de dire, parce qu’ils auraient tous péri, nul ne pouvant soutenir la force et la splendeur de cette lumière inaccessible. C’est aussi pour cette raison qu’il s’est revêtu de la chair, et il a donné la charge à un de nos compagnons de rendre témoignage de lui, parce qu’il a tout fait pour le salut des hommes, et qu’il n’a pas seulement eu égard à sa dignité, mais encore à la faiblesse des hommes et à leur intérêt.

Jésus-Christ nous le déclare lui-même par ces paroles : « Je dis ceci afin que vous soyez sauvés ». (Jn 5,34) L’évangéliste, qui parie conformément à ce que dit le Seigneur, nous en avertit aussi. Car, après avoir dit : « Il vint pour rendre témoignage à la lumière », il a ajouté : « Afin que tous crussent par lui ». C’est à peu près comme s’il disait : Ne croyez pas que Jean-Baptiste soit venu rendre témoignage pour donner plus de force et d’autorité à la parole du Seigneur, et la rendre plus croyable : ce n’est point pour cela qu’il est venu, mais afin que ses concitoyens crussent par lui.

Ce qui suit démontre évidemment que c’est pour prévenir ce soupçon qu’il a dit ces choses, car il ajoute : « Il n’était pas la lumière » paroles qui deviendraient inutiles, et seraient plutôt une simple répétition qu’une explication de sa doctrine, si l’évangéliste, en les ajoutant, n’eût pas voulu nous prémunir contre ce soupçon. Ayant dit : « Il vint pour rendre témoignage à la lumière », pourquoi dit-il encore : « Il n’était pas la lumière » ? Ce n’est pas en vain ni sans raison, mais c’est parce que souvent parmi nous, celui qui rend témoignage, est plus grand et plus considéré que celui à qui il rend ce témoignage ; et que souvent il paraît aussi plus digne de foi. Voilà pourquoi, de peur qu’on eût lieu d’avoir ce sentiment de Jean l’évangéliste détruit dès le commencement tout ce mauvais soupçon, et après l’avoir complètement extirpé, il fait connaître quel est celui qui rend témoignage, et quel est celui de qui le témoignage est rendu, et l’extrême différence qu’il y a entre l’un et l’autre. Après l’avoir fait, et avoir montré l’incomparable excellence de celui à qui Jean rend témoignage, il poursuit son discours avec sécurité ; une fois qu’il a fait exacte justice de toutes les absurdes pensées qui pouvaient venir dans l’esprit des gens sans intelligence, il sème et répand ensuite facilement et sans obstacle la doctrine du salut.

C’est pourquoi, mes chers frères, prions maintenant le Seigneur qui nous a révélé de si grandes choses, et qui nous a donné une si pure doctrine, de nous faire la grâce de mener, en outre, une vie pure et toute sainte. Car la saine doctrine n’apporte aucune utilité sans les bonnes œuvres. Quand nous posséderions la foi la plus pure, et une parfaite intelligence des saintes Écritures, si la sainteté de nos mœurs et de notre vie ne nous soutient et nous protège, rien n’empêchera que nous ne soyons jetés au feu de l’enfer, et éternellement brûlés dans cette flamme qui ne s’éteindra point. De même que ceux qui auront fait de bonnes œuvres ressusciteront pour la vie éternelle, ainsi ceux qui n’auront pas craint d’en faire de mauvaises, ressusciteront pour être condamnés à un supplice éternel, et qui ne finira jamais.

Appliquons donc tous nos soins à ne pas perdre par nos mauvaises œuvres le profit de la vraie foi, et à nous signaler en outre par nos actions (Tit 2,12 », afin que nous puissions nous présenter à Jésus-Christ avec confiance. Rien ne peut égaler un si grand bonheur. Veuille le Ciel qu’ayant bien profité de cette instruction, nous n’ayons tous en vue que la gloire de Dieu, à qui soit-elle rendue, et au Fils unique, et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VII. CELUI-LÀ ÉTAIT LA VRAIE LUMIÈRE, QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE. (VERSET 9)

ANALYSE.

  • 1. Il ne faut point chercher à comprendre ce qu’il y a d’incompréhensible en Dieu.
  • 2. Vraie folie, vraie connaissance du Père et du Fils. – Folle et insensée doctrine des Sabelliens et des Marcelliens. – Contre les Anoméens. – Comment on obtient le pardon des péchés, et on les efface.

1. Si c’est par petites portions, mes très-chers enfants, que nous vous nourrissons du pain des saintes Écritures, si nous ne vous le donnons pas tout à la fois, c’est afin que vous gardiez facilement chacun des morceaux que nous vous servons. Celui qui, construisant un édifice, met et entasse les pierres les unes sur les autres, avant que les premières qu’il a posées, soient jointes et liées ensemble, ne bâtit pas solidement ; et les murs qu’il élève tomberont bientôt en ruines : celui au contraire qui attend que la chaux ait lié et consolidé les pierres, pour en joindre d’autres peu à peu, bâtit une maison stable, solide et qui dure longtemps. Nous imitons ces excellents architectes, et bâtissons de la même manière l’édifice du salut de vos âmes : autrement, nous craindrions que les dernières instructions n’effaçassent entièrement les premières de votre mémoire, puisque l’esprit ne peut tout à la fois tout comprendre et tout retenir. Que vient-on donc de vous lire aujourd’hui ? ces paroles : « Celui-là était la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » : l’évangéliste qui, parlant ci-dessus de Jean disait qu’il était venu « pour rendre témoignage de la lumière », et qu’il était maintenant envoyé pour remplir ce ministère, élève tout à coup nos esprits, et nous fait monter jusqu’à cette existence, qui ne connaît point de commencement, et qui n’aura point de fin, de peur que ce qu’il avait dit de Jean et que le subit et nouvel avènement d’un précurseur, qui venait pour rendre témoignage, ne donnât lieu à de mauvais soupçons touchant Celui à qui il devait rendre témoignage.

Et comment, direz-vous, cette existence peut-elle n’avoir ni commencement ni fin puisque c’est du Fils qu’il est ici parlé ? mais c’est d’un Dieu que nous parlons, et vous dites : comment cela se peut-il ? Et vous ne craignez pas, ou plutôt vous n’avez pas horreur de faire une pareille demande ? mais si quelqu’un vous demande comment les âmes et les corps jouiront un jour d’une vie immortelle, vous vous mettez à rire, parce que, direz-vous, il n’est pas de l’esprit humain de raisonner en ces matières, mais seulement de croire : ni d’examiner curieusement la parole, mais de tenir pour une démonstration suffisante la toute-puissance de celui qui parle : et si : nous vous disons que Celui qui a créé les âmes et les corps, et qui est sans comparaison au-dessus de toutes les créatures, n’a point de commencement, vous oserez nous demander comment cela se peut ? Est-ce le fait d’une âme rassise, d’un esprit droit ?

Vous avez entendu cette parole : « Celui-là était la vraie lumière ». Pourquoi tant de vains et d’inutiles efforts pour comprendre par la seule raison une vie qui n’a point de fin ? Pourquoi chercher à connaître ce qui ne peut être connu ? Pourquoi sonder ce qui est incompréhensible ? Pourquoi soumettre à un examen ce qui échappe à tout examen ? Cherchez à remonter à l’origine des rayons du soleil, vous ne la trouverez point, et toutefois, vous ne serez ni fâché, ni chagrin de votre incapacité. Pourquoi donc seriez-vous téméraires et inconsidérés dans de plus grandes choses ?

Jean cet enfant du tonnerre, ce héraut spirituel, au moment où l’Esprit-Saint lui a fait entendre cette parole : « Il était », s’est tu et n’a point cherché à approfondir davantage : et vous, qui n’avez pas reçu de si grandes grâces, vous qui ne parlez que suivant les faibles lumières de votre raison, vous voulez en savoir plus que lui ? Voilà pourquoi vous n’atteindrez jamais degré même de connaissance où il est parvenu.

C’est ainsi que procède le diable : « il fait passer à ceux qui l’écoutent et lui obéissent les limites que Dieu nous, a prescrites, comme si nous pouvions aller beaucoup plus loin : mais après nous avoir fait pendre la grâce du Seigneur par les appâts de cette belle espérance, non seulement il ne fait rien de plus pour nous, car comment le ferait-il, puisqu’il est le diable ? mais il ne nous permet même pas de revenir à ce premier état, où nous étions en paix et en sûreté ; il nous : fait au contraire errer de côté et d’autre, sans que nous puissions jamais nous fixer.

C’est ainsi qu’il a chassé notre premier père du paradis. Il enfla son cœur de l’espérance d’une plus grande science et de plus grands honneurs, et lui fit perdre ainsi ceux dont il jouissait paisiblement : non seulement Adam ne devint pas semblable à Dieu, comme il le, lui faisait espérer, mais il le soumit au tyrannique empire de la mort : non seulement Adam n’apprit rien pour avoir mangé du fruit de l’arbre défendu, mais encore il ne perdit pas peu de cette science qu’il avait, pour en avoir espéré une plus grande : car dans ce moment il commença à rougir de sa nudité, honte à laquelle il avait été supérieur jusqu’à sa faute. Donc la connaissance de sa nudité, le besoin où il fut désormais de se vêtir, ces malheurs et plusieurs autres furent une conséquence de sa curiosité.

Mais de peur qu’il ne nous en arrive autant, mes frères, soyons obéissants à Dieu, et gardons ses commandements : ne cherchons pas curieusement à approfondir davantage, pour ne pas perdre comme eux les grâces que nous avons reçues. Les hérétiques voulant chercher un commencement dans cette vie qui n’a point de commencement ; ont perdu avec cette connaissance qu’ils n’auront jamais, celles qu’ils auraient pu acquérir. En effet, ils n’ont point trouvé ce qu’ils cherchaient, car ils ne le pouvaient pas, et ils ont perdu la vraie foi au Fils unique.

Pour nous ne sortons point des anciennes bornes que nos pères ont posées, et soyons soumis en tout aux lois que l’Esprit-Saint nous a tracées. Lorsque nous entendons : « Il était a la vraie lumière », ne cherchons rien de plus, nous ne pouvons en savoir davantage, ni atteindre plus haut. Si Dieu avait engendré son Fils comme les hommes engendrent, il y aurait nécessairement quelque espace de temps entre celui qui engendre et celui qui est engendré : mais puisqu’il l’a engendré d’une manière ineffable, propre et convenable à un Dieu, cessons de nous servir de ces expressions : « Avant » et « Après », car ce sont là des noms qui appartiennent au temps : mais le Fils est le créateur même de tous les siècles.

2. Il n’est donc pas son Père, direz-vous, mais son frère. Où est-elle, je vous prie, cette nécessité ? Si nous disions que le Père et le Fils sont sortis de différente racine, ou ne sont pas de même substance, vous pourriez avoir raison de parler de la sorte : mais si nous sommes bien éloignés de cette impiété, si nous disons que le Père est sans commencement, et n’a point été engendré, et que le Fils est véritablement sans commencement, mais qu’il est engendré du Père, en quoi cette idée conduit-elle nécessairement au langage impie que vous tenez ? Car le Fils est la splendeur ! or, la splendeur est comprise et renfermée dans la même nature dont elle est la splendeur. C’est pour cette raison que saint Paul, afin que vous n’alliez pas vous figurer qu’il y a un milieu entre le Père et le Fils, l’a ainsi appelé. C’est là, en effet, ce qu’exprime le nom de splendeur.

L’apôtre, après cet exemple, redresse les pensées absurdes qui pouvaient naître de là dans l’esprit des insensés. Que ce nom de splendeur, dit-il, que vous venez d’entendre, ne vous – donne pas lieu de croire que le Fils n’ait pas sa propre hypostase, c’est là un sentiment impie, une folie qu’il faut laisser aux sabelliens et aux marcelliens : mais nous, nous sommes bien éloignés de cette doctrine nous enseignons que le Fils existe dans sa propre hypostase : voilà pourquoi saint Paul, au nom de splendeur, joint celui de « caractère de sa substance » (Heb 1,3) ; par où il marque qu’il a sa propre hypostase, et montre que sa substance est la même que celle dont il est le caractère. Un nom seul, comme je l’ai déjà dit, n’est pas suffisant pour apprendre aux hommes ce qu’ils doivent croire au sujet de Dieu. Il faut se tenir pour content si, après en avoir joint plusieurs ensemble, on sait tirer ensuite de chacun ce qui convient véritablement à la Divinité. C’est de tette manière que nous pourrons dignement glorifier Dieu ; je dis dignement, c’est-à-dire, autant qu’il est en nous et que nous en sommes capables.

Que s’il est quelqu’un qui ose croire qu’il peut dignement parler de Dieu, et assurer qu’il le connaît comme on se connaît soi-même, personne assurément ne le connaît moins. Instruits de ces vérités, soyons soigneux de bien retenir ce que nous ont appris du Verbe ceux qui, dès le commencement, l’ont vu de leurs propres yeux, et en ont été les ministres ; et n’ayons pas la curiosité de chercher à en savoir davantage. Cette maladie cause deux grands maux dans celui qui en est infecté l’un, qu’il se tourmente vainement à chercher ce qu’il ne peut trouver ; l’autre, qu’il irrite la colère de Dieu, en s’efforçant de renverser les bornes qu’il a mises lui-même. Mais jusqu’à quel point cela excite sa colère, c’est ce qu’il n’est pas nécessaire de vous dire, puisque vous le savez tous.

C’est pourquoi, rejetons et fuyons la témérité et l’arrogance des hérétiques. Écoutons la parole de Dieu avec crainte et avec tremblement, afin qu’il nous protège incessamment ; car il dit : « Sur qui jetterai-je les yeux, sinon sur celui qui est doux et humble et paisible, et qui écoute mes paroles avec tremblement ? » (Psa 67,2) Rejetant donc cette vaine curiosité, brisons nos cœurs, pleurons nos péchés, ainsi que Jésus-Christ nous le commande : soyons touchés de componction au souvenir de nos crimes, et repassons exactement dans notre esprit toutes les fautes que nous avons commises jusqu’à présent : appliquons tous nos soins et toutes nos forces à nous en laver entièrement. Car Dieu nous a donné pour cela bien des voies et des moyens. « Déclarez le premier », nous dit-il, « vos iniquités, afin que vous soyez justifié ». (Isa 43,26, Sept) Et encore : « J’ai dit : Je confesserai au Seigneur contre moi-même mon injustice, et vous m’avez » aussitôt « remis l’impiété de mon cœur ». (Psa 32,6, Sept) Repasser souvent ses péchés dans sa mémoire, et s’en accuser, c’est ce qui ne sert pas peu à en diminuer le poids et l’énormité.

Mais voici un second moyen de laver ses péchés encore plus efficace : Ne vous mettez point en colère contre celui qui vous a offensé ; pardonnez à tous ceux qui ont commis des fautes contre vous. En voulez-vous apprendre un troisième ? Daniel va vous le donner, écoutez-le : « C’est pourquoi rachetez vos péchés par les aumônes, et vos iniquités par les œuvres de miséricorde envers les pauvres ». (Dan 4,24) Il y en a encore un autre : c’est l’oraison fréquente, et la persévérance dans les prières qu’on fait à Dieu. Le jeûne également, s’il est joint à la douceur et à la charité envers le prochain, n’est pas d’une légère consolation, il contribue à la rémission des péchés, il éteint le feu de la colère de Dieu : « Car l’eau éteint le feu, lorsqu’il est le plus ardent, et l’aumône lave les péchés ». (Sir 3,28) Marchons donc dans toutes ces voies : si nous ne cessons pas d’y marcher, si nous employons tout notre temps et tous nos soins à ces pratiques, non seulement nous laverons nos péchés passés, mais nous amasserons aussi de grands trésors pour l’autre monde. Car nous ne donnerons point de prise au diable, nous ne nous laisserons aller ni à la paresse, ni à une pernicieuse curiosité. Car le démon met à profit ces occasions, entre autres, pour susciter les folles recherches et les controverses dangereuses, une fois qu’il nous a surpris dans l’oisiveté et dans la mollesse, et qu’il nous voit négliger la vertu. Mais nous, soyons attentifs à lui fermer cette entrée, veillons et soyons sobres, afin qu’après nous être donné quelques petites peines dans cette vie qui est si courte, nous jouissions des biens immortels pendant toute l’éternité, par la grâce et pat la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit la gloire au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VIII. CELUI-LÀ ÉTAIT LA VRAIE LUMIÈRE, QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE. (JUSQU’AU VERSET 9)

ANALYSE.

  • 1. Pourquoi Jésus-Christ, vraie lumière, n’illumine pas tous les hommes.
  • 2. Réponses aux questions des gentils. Que faisait Jésus-Christ avant son avènement, etc. ? – On ne peut s’attacher aux choses de la terre, et rechercher comme il faut celles du ciel. – Grande différence entre les serviteurs de Jésus-Christ, et les serviteurs de l’argent.— Servir Dieu qui récompense magnifiquement.

1. Je reprends le texte de mon dernier sermon : car rien n’empêche, mes frères, d’examiner les mêmes paroles, puisque l’exposition des dogmes, auxquels nous nous arrêtâmes, ne nous permit pas de vous expliquer tout ce dont on vous avait fait la lecture. Où sont donc ceux qui disent que le Fils n’est pas vrai Dieu ? C’est pourtant lui qui est appelé la vraie lumière, et ailleurs la vérité même, la vie même. Mais nous approfondirons davantage ces paroles, et nous les expliquerons plus clairement, lorsque nous y serons arrivés.

Maintenant, et avant de passer outre, il est nécessaire d’examiner les paroles de mon texte, et de les expliquer à votre charité. Je dis donc : si le Fils illumine tout homme venant en ce inonde, comment y a-t-il tant d’hommes qui ne sont point illuminés ? car tous ne croient pas en Jésus-Christ, tous ne lui rendent pas le culte qui lui est dû. Comment donc illumine-t-il tout homme ? il l’illumine autant qu’il est en lui. Mais si quelques-uns ferment de plein gré les yeux de leur âme, pour ne point recevoir les rayons de cette lumière, et demeurent dans les ténèbres, il ne faut pas s’en prendre à la nature de la lumière, mais à la malignité de ceux qui se privent volontairement de ce don ; car la grâce est répandue dans tous : elle ne rejette ni le Juif ni le gentil, ni le barbare, ni le scythe, ni le libre, ni l’esclave (Col 3,2), ni l’homme, ni la femme, ni le vieux, ni le jeune, mais elle les reçoit tous également, et les appelle tous sans distinction. C’est pourquoi ceux qui ne veulent pas profiter d’un si grand bienfait, ne doivent imputer leur aveuglement qu’à eux-mêmes ; la porte est ouverte à tout le monde, personne n’en ferme l’accès : si donc quelques-uns s’obstinent à demeurer dehors, c’est par leur propre faute qu’ils périssent : « Il était dans le monde » ; mais ce n’est pas à dire qu’il fût du même âge que le monde loin de nous une pareille pensée. Voilà pourquoi l’évangéliste ajoute : « Et le monde a été fait par lui », par où il vous ramène à l’existence du Fils unique avant les siècles : car celui qui est une fois instruit que tout ce vaste univers est l’ouvrage de ses mains (manquât-il tout à fait de raison, fût-il ennemi déclaré de la gloire de Dieu) est forcé de confesser malgré lui que le Créateur est avant les créatures.

Voilà pourquoi la folie de Paul de Samosate m’étonne toujours davantage : j’admire qu’il ait pu combattre une vérité si lumineuse et si éclatante, et se jeter de gaieté de cœur dans le précipice : car il n’est pas tombé dans l’erreur par ignorance, il l’a embrassée avec pleine connaissance de la vérité comme les Juifs. En effet, comme ceux-ci l’ont trahie par complaisance pour les hommes (ils savaient que Jésus-Christ était le Fils unique de Dieu, mais ils ne l’ont pas confessé par crainte de leurs princes, et pour n’être pas chassés de la synagogue), on rapporte de même que l’autre a trahi sa conscience et perdu son salut par complaisance pour une certaine femme
Zénobie, reine de Palmyre.
. Et certes la vaine gloire est un cruel et très dangereux tyran ; elle peut aveugler les yeux des sages mêmes, s’ils ne sont vigilants et attentifs. Si les présents ont ce pouvoir, cette passion, bien plus forte, le peut encore davantage. Voilà pourquoi Jésus-Christ disait aux Juifs : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire des hommes, et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ? » (Jn 5,44)

« Et le monde ne l’a point connu (10) ». L’évangéliste appelle ici le monde cette multitude de gens corrompus qui n’a de goût et d’empressement que pour les choses de la terre, la foule, la populace, le peuple insensé ; car les amis de Dieu, les grands hommes, l’avaient tous connu, avant même son incarnation. Jésus-Christ le dit nommément du grand patriarche : « Abraham votre père », dit-il, « a désiré avec ardeur de voir mon jour : il l’a vu, et il en a été rempli de joie ». (Jn 8,56) Et de même de David, en disputant contre les Juifs : « Comment donc », leur dit-il, « David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite ? » (Mat 22,43) Souvent aussi en les combattant il nomme Moïse ; l’apôtre saint Pierre le déclare des autres prophètes, car il assure que tous les prophètes, depuis Samuel, ont connu Jésus-Christ, et ont prédit son avènement longtemps auparavant : « Tous les prophètes », dit-il, « qui sont venus de temps en temps depuis Samuel, ont prédit ce qui est arrivé en ces jours ». (Act 3,24) Il s’est fait voir, et il a parlé à Jacques et à son père, et même à son grand-père (1Co 15,5-8) ; il leur a fait beaucoup et de très-grandes promesses, et il les a effectivement accomplies.

Pourquoi, répliquerez-vous, dit-il donc lui-même : « Beaucoup de prophètes ont souhaité de voir ce que vous voyez et ne l’ont point vu, et d’entendre ce que vous entendez et ne l’ont point entendu ? » (Luc 10,24) Est-ce qu’ils n’en ont point eu la connaissance ? Ils l’ont eue sûrement, et je tâcherai de le démontrer par le même endroit par lequel quelques-uns croient prouver le contraire. Jésus-Christ dit : « Beaucoup ont souhaité de voir ce que vous voyez ». Ils ont donc connu qu’il devait venir parmi les hommes, et accomplir ce qu’il a véritablement accompli : car s’ils n’avaient point eu cette connaissance, ils n’auraient pas formé ce souhait. Personne, en effet, ne peut désirer de voir ce dont il n’a nulle connaissance, nulle idée. C’est pourquoi ils ont connu le Fils de Dieu, et ils ont su qu’il devait venir parmi les hommes.

Quelles sont donc ces choses qu’ils n’ont point connues, qu’ils n’ont point entendues ? Ce sont celles-là même que vous voyez et que vous entendez maintenant. Les prophètes ont entendu sa voix et l’ont vu ; mais ils ne l’ont pas vu incarné, conversant avec les hommes, leur parlant familièrement : voilà ce que Jésus-Christ déclare lui-même ; car il n’a pas dit simplement : Ils ont désiré de me voir. Mais qu’a-t-il dit ? « Ils ont désiré de voir ce que vous voyez ». Il n’a pas dit : ils ont désiré de m’entendre ; mais : « Ils ont désiré d’entendre ce que vous entendez ». C’est pourquoi, s’ils n’ont pas vu son avènement dans la chair, du moins ils ont connu que Celui qu’ils désiraient de voir viendrait un jour dans le monde, et ils ont cru en lui, quoiqu’ils ne layent point vu incarné.

Mais les gentils pourront nous attaquer et nous adresser cette question : Que faisait Jésus-Christ dans ces premiers temps auxquels il n’avait point encore soin du genre humain ? Et pourquoi aussi est-il venu à la fin des temps prendre soin de notre salut, après t’avoir négligé pendant tant de siècles ? À quoi nous répondrons qu’il était venu dans le monde avant cet avènement même ; qu’il y avait préparé la voie aux œuvres qu’il devait opérer, et qu’il s’était fait connaître à tous ceux qui en étaient dignes. Que si, pour n’avoir pas été connu de tous, mais seulement des gens de bien et des personnes de vertu, vous dites qu’il a été inconnu et ignoré des hommes, vous pourrez également dire qu’encore maintenant il n’est pas adoré de tous, à cause qu’aujourd’hui même tous ne le connaissent pas ; mais comme dans le temps présent, pour être inconnu et ignoré de beaucoup, personne, toutefois, n’osera avancer qu’il ne soit pas connu de plusieurs ; de même on ne doit pas douter que, dans ces premiers temps, il n’ait été connu de plusieurs, ou plutôt de tout ce qu’il y avait alors de grand et d’admirable parmi les hommes.

2. Que si quelqu’un me fait cette demande Et pourquoi, dans ce temps-là, tous ne se sont-ils pas attachés à lui et ne lui ont-ils pas tous rendu le culte qui lui est dû, mais seulement les justes ? moi, à mon tour, je leur ferai celle-ci : Pourquoi, à présent même, tous ne le connaissent-ils pas ? Mais plutôt, pourquoi m’arrêté-je à parler de Jésus-Christ ? car je puis demander du Père pourquoi et alors et maintenant tous ne l’ont-ils pas connu ! Il en est qui prétendent que tout marche au gré du hasard ; d’autres attribuent le gouvernement du monde aux démons ; il s’en trouve aussi qui imaginent et se forgent un second Dieu. Quelques blasphémateurs vont jusqu’à voir en lui-même la puissance contraire et enseigner que ses lois sont l’ouvrage du mauvais démon. Quoi donc ! dirons-nous qu’il n’y a point de Dieu, parce que quelques-uns disent qu’il n’y en a point ? dirons-nous que Dieu est mauvais, parce que quelques-uns ont l’impiété de le croire ? Mais c’en est assez, laissons là ces folies et ces horribles extravagances. Si nous fondions nos principes et nos dogmes sur le jugement et les raisonnements de ces furieux, rien ne nous empêcherait de tomber bientôt nous-mêmes dans la pire démence.

Et certes, quoiqu’il y ait des yeux faibles et délicats qui ne peuvent supporter la lumière, personne ne dira que le soleil soit de sa nature pernicieux aux yeux ; maison en juge d’après les bonnes vues, et on le dit lumineux ; quoique le miel semble amer à quelques malades, personne ne dira pour cela que le miel soit amer. Et on trouvera des gens qui, sur l’opinion de quelques esprits malades, ne craindront pas de décider, ou qu’il n’y a point de Dieu, ou qu’il y en a un mauvais, ou que l’action de la Providence n’est pas continue. Mais qui dira que ces sortes de gens aient l’esprit sain et le sens commun ? Qui ne les traitera pas au contraire de furieux et d’extravagants ?

« Le monde ne l’a point connu » ; mais « Ceux dont le monde n’était pas digne » (Heb 11,38) l’ont connu. En disant quels sont ceux qui ne l’ont point connu, l’évangéliste indique d’un mot la cause de leur ignorance ; car il n’a pas simplement dit : Personne ne l’a connu, mais il a dit : « Le monde ne l’a point connu », c’est-à-dire, ces hommes qui sont uniquement attachés au monde, et qui n’ont d’affection que pour lui. Et c’est ainsi que Jésus-Christ a coutume de les appeler, comme quand il dit « Père saint, le monde ne vous a point connu ». (Jn 17,25) Par où il est visible, comme nous vous l’avons fait remarquer, que ce n’est pas seulement le Fils que le monde n’a point connu, mais encore le Père. Rien en effet ne trouble et n’obscurcit autant l’esprit que de désirer avec ardeur les choses présentes. Instruits de cette vérité, mes frères, séparez-vous du monde, et éloignez-vous des choses charnelles, autant que cela se peut ; en effet, ce n’est pas à perdre des choses viles et de nul prix que vous expose l’attachement au monde ; mais à perdre le bien suprême ; l’homme qui est fortement épris des choses présentes n’est point capable de s’attacher à celles du ciel (1Co 2,14) ; il faut que celui qui recherche les unies perde les autres. « Vous ne pouvez servir tout ensemble », dit Jésus-Christ, « Dieu et l’argent » (Luc 16,13) ; nécessairement il faut aimer l’un et haïr l’autre. Voilà ce que l’expérience toute seule nous crie assez haut ceux qui n’ont nul désir des richesses, qui s’en moquent et les méprisent, voilà ceux qui aiment Dieu, comme on doit l’aimer ; et de même ceux qui convoitent l’opulence, sont précisément ceux qui aiment le moins Dieu ; car une âme éprise de l’amour des richesses ne s’abstiendra pas facilement des actions ni des paroles qui excitent la colère de Dieu, puisqu’elle sert un autre maître qui lui commande de faire tout ce que défend la loi du Seigneur.

C’est pourquoi, revenez à vous, sortez de votre sommeil ; et pensant à Celui dont nous sommes les serviteurs, n’aimons que son royaume ; pleurons et gémissons sur le temps passé, durant lequel nous avons été les esclaves de l’argent ; secouons une bonne fois ce joug pesant, ce joug insupportable ; et portons avec persévérance celui de Jésus-Christ qui est doux et léger ; il ne nous commandera rien de ce que l’argent commande ; car celui-ci nous ordonne de haïr tous les hommes, mais Jésus-Christ nous commande au contraire de les chérir et de les aimer tous ; l’un nous attachant à la boue, à l’argile, je veux dire à l’or, ne nous laisse pas même respirer durant la nuit ; l’autre nous délivre de ces soins superflus et insensés, et nous commande de nous amasser des trésors dans le ciel, non d’injustices faites au prochain, mais d’œuvres de justice ; l’un, après bien des sueurs et des misères qu’il nous fait essuyer, ne pourra pas nous secourir, lorsque nous serons condamnés au dernier supplice, et que, pour avoir obéi à ses lois, nous souffrirons des tourments infinis ; que dis-je ? il ne fera qu’attiser la flamme ; l’autre, s’il nous a commandé de donner à boire un verre d’eau froide (Mat 10, 42), ne permettra même pas qu’un si léger bienfait soit privé de rémunération, mais il le récompensera largement.

Ne serait-il donc pas d’une extrême folie de négliger le service d’un Maître si doux, et qui récompense magnifiquement ses serviteurs, pour servir un tyran ingrat, quine peut aider ses esclaves, ses courtisans, ni en ce monde ni en l’autre ? Qu’il ne retire pas du supplice ceux qui y sont condamnés, ce n’est point en quoi consiste tout le mal et le dommage ; mais c’est, comme j’ai dit, en ce qu’il accable ses serviteurs d’une infinité de peines et de misères. Car en l’autre monde on verra que la plupart des damnés n’ont été livrés aux supplices que pour avoir servi l’argent, aimé l’or et n’avoir pas fait l’aumône aux pauvres.

Pour nous, de peur d’être condamnés à ces tourments, répandons nos biens avec libéralité sur les pauvres ; garantissons notre âme et des soins importuns et nuisibles de cette vie, et du supplice réservé aux coupables dans l’autre ; formons-nous dans le ciel un dépôt de bonnes œuvres ; au lieu d’amasser les richesses terrestres, faisons-nous des trésors qui ne puissent ni périr, ni nous être ravis ; des trésors qui puissent entrer avec nous dans le ciel, qui puissent nous protéger à l’heure critique et nous rendre notre Juge propice. Plaise à Dieu que ce Juge, nous étant propice et favorable, et à présent et au jour de son jugement, nous jouissions avec liberté des biens qu’il a préparés dans le ciel pour ceux qui l’aiment comme il doit être aimé ! Je vous le souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigueur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, aujourd’hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IX. IL EST VENU CHEZ. SOI, ET LES SIENS NE L’ONT POINT REÇU. (JUSQU’AU VERSET 11)

ANALYSE.

  • 1. Les siens ne l’ont pas reçu. – Qui sont les siens ? – Les Juifs d’abord, qui étaient son peuple choisi, puis ceux des antres hommes qui n’ont pas cru en lui et qui lui appartiennent comme ses créatures.
  • 2. L’incrédulité, cause de l’aveuglement des Juifs : l’orgueil, cause de leur incrédulité. – la grâce que Dieu a miséricordieusement répandue sur les gentils ne fait aucun tort aux Juifs – Saint Paul les reprend et rabaisse leur orgueil et leur insolence. – Ils sont jaloux du salut des gentils. – L’orgueil rend toutes les vertus inutiles.

1. Si vous gardez fidèlement dans votre mémoire nos précédentes instructions, ce sera pour nous un encouragement à continuer notre tâche avec un redoublement d’ardeur, dans la certitude que nos efforts ne sont point perdus. Si vous vous souvenez de ce que nous avons dit, vous aurez plus de facilité à comprendre la suite, et nous, nous aurons moins de peine, car nous serons secondés par votre zèle qui vous fera voir plus nettement ce qu’il nous reste à vous exposer. Celui qui oublie continuellement ce qu’on vient de lui enseigner, aura toujours besoin d’un maître, et ne saura jamais rien ; mais celui qui retient ce qu’on lui a enseigné, et qui y ajoute ce qu’on lui enseigne de nouveau, de disciple qu’il était, deviendra bientôt maître lui-même, et se rendra utile et à soi et aux autres. Voilà le fruit que j’attends de mes discours, si je n’augure pas trop de votre zèle à venir m’écouter. Commençons donc, déposons l’argent du Seigneur dans vos âmes, comme dans un trésor très-fidèle et très sûr, et tâchons de vous expliquer, autant que la grâce du Saint-Esprit nous donnera de force et de lumière, le sujet que nous nous sommes proposés de traiter aujourd’hui.

L’évangéliste, parlant des premiers temps, avait dit : « Le monde ne l’a point connu ». Maintenant il descend au temps de la prédication et il dit : « Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont point reçu ». Il appelle en cet endroit les siens, les Juifs, comme étant particulièrement son peuple, ou même tous les hommes, comme ayant été créés par lui. Et comme, s’étonnant de la folie de plusieurs et rougissant pour notre commune nature, il disait là que le monde, qui a été fait par lui, n’avait point connu son Créateur ; de même ici sa douleur et son affliction de l’ingratitude des Juifs et de plusieurs autres, le poussant à prononcer une plus forte et plus griève accusation, il dit : « Les siens ne l’ont point reçu », quoiqu’il soit venu chez eux. Et non seulement lui, mais encore les prophètes ont dit avec étonnement la même chose ; saint Paul en a aussi marqué sa surprise.

Écoutez d’abord la voix des prophètes parlant au nom de Jésus-Christ : « Un peuple que je n’avais point connu m’a été assujetti : il a m’a obéi aussitôt qu’il a entendu ma voix. Des enfants étrangers m’ont manqué de fidélité ; des enfants étrangers sont tombés dans la vieillesse ; ils ont boité et n’ont plus marché et dans leurs voies ». (Psa 18,48) Et encore : « Ceux à qui il n’a point été parlé de lui le verront, et ceux qui n’ont point ouï entendront ». Et : « J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas ; je me suis fait a voir à ceux qui ne demandaient point à me connaître
Ce passage est conçu un peu différemment et dans les Septante et dans la Vulgate : le saint Docteur l’a apparemment cité de mémoire, ou sur quelque manuscrit particulier.
 ». (Isa 65,1) Saint Paul écrit aux Romains en ces termes : « Après cela, que dirons-nous, sinon qu’Israël, qui recherchait la justice, ne l’a point trouvée ; mais que a ceux qui ont été choisis de Dieu l’ont trouvée ? » (Rom 11,7) Et ailleurs : « Que dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient point la justice ont embrassé la justice ; et que les Israélites, au contraire, qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point venus à la loi de la justice ? » (Rom 9,30)

C’est effectivement une chose surprenante devoir que ceux qui sont nourris dans la doctrine des prophètes, à qui on lit tous les jours Moïse, qui parle en mille endroits de l’avènement de Jésus-Christ, et les prophètes de l’époque postérieure ; que ceux qui ont vu Jésus-Christ même opérant continuellement des miracles, ne demeurant et ne conversant qu’avec eux, et ne permettant point encore alors à ses disciples d’aller vers les gentils, ni d’entrer dans les villes des Samaritains (Mat 10,5), ce qu’il ne faisait pas lui-même ; mais qui leur disait souvent qu’il n’avait été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël (Mat 15,24) : il y a, dis-je, de quoi s’étonner, qu’après tant de miracles opérés en leur faveur, les Juifs, à qui on lisait tous les jours les prophètes, et qui ont entendu les continuelles prédications de Jésus-Christ même, se soient rendus si aveugles et si sourds, qu’aucune de ces preuves n’ait pu les amener à croire en Jésus-Christ.

Les gentils, au contraire, privés de tous ces avantages, n’avaient aucunement ouï parler des divins oracles : il ne s’en était pas même présenté à eux la moindre idée en songe, mais des fables insensées (car c’est ainsi que j’appelle la philosophie des païens), occupaient tout leur temps et faisaient toute leur science ; uniquement appliqués et livrés aux rêveries des poètes, ils s’étaient attachés au culte des idoles de bois et de pierre ; et, soit sur le dogme, soit sur la morale, ils n’avaient nulle idée bonne ou saine : leur vie était encore plus impure et plus criminelle que leur doctrine. Et, en effet, pouvait-on attendre autre chose de gens qui voyaient leurs dieux se plaire aux crimes les plus infâmes ; des dieux dont le culte ne consistait qu’en des paroles obscènes et des actions encore plus obscènes et plus impudiques, et qui se trouvaient par là fêtés et honorés ; des dieux auxquels on rendait hommage par des meurtres abominables et des massacres d’enfants, en quoi leurs adorateurs ne faisaient que suivre leur exemple.

Ces hommes, toutefois, qui étaient ainsi tombés dans l’abîme même de la corruption et de la méchanceté, en ont été tout à coup retirés comme par une espèce de ressort et de machine, et se sont montrés à nous du haut des cieux dans tout l’éclat de la gloire.

Mais comment et par quelle voie ce prodige est-il arrivé ? Saint Paul nous l’apprend, écoutez-le, car ce bienheureux apôtre n’a pas cessé de chercher soigneusement la cause de cet événement extraordinaire jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée pour nous la découvrir ensuite. Quelle est-elle, et d’où venait aux Juifs un si grand aveuglement ? Apprenez-le de celui à qui avait été confié le ministère de la prédication.

Que dit donc saint Paul pour dissiper le doute où plusieurs étaient ? Les Juifs, dit-il, « ne connaissant point la justice qui vient de Dieu, et s’efforçant d’établir leur propre justice, ne se sont point soumis à Dieu pour recevoir cette justice qui vient de lui ». (Rom 10,3) Voilà l’origine de leur malheur. L’Apôtre l’explique encore ailleurs en d’autres termes : « Que dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient point la justice ont embrassé la justice, et la justice qui vient de la foi ; et que les Israélites, au contraire, qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point parvenus à la loi de la justice ? » Dites-nous, grand apôtre, quelle en est la raison ? « C’est parce qu’ils ne l’ont point recherchée par la foi, car ils se sont heurtés contre la pierre d’achoppement » (Rom 9,30-32) ; c’est-à-dire leur incrédulité a été la cause de leurs maux, et c’est de leur orgueil qu’est née leur incrédulité.

Les Juifs, qui avaient auparavant de grands avantages sur les gentils, comme d’avoir reçu la loi, de connaître Dieu, et bien d’autres que Saint Paul rapporte
FreChry:Rom.2.1
, voyant qu’après l’avènement de Jésus-Christ les gentils qui avaient été appelés à la foi jouissaient également avec eux des mêmes honneurs et des mêmes prérogatives ; qu’après avoir embrassé la foi il n’y avait nulle différence, nulle distinction entre le circoncis et l’incirconcis, passèrent de l’orgueil à la jalousie, et ne purent souffrir cette immense et ineffable miséricorde du Seigneur : ce qui ne venait que de leur orgueilleuse insolence, de leur méchanceté et de leur égoïsme.

2. Mais, ô les plus insensés de tous les hommes ! quel tort Dieu vous a-t-il fait en étendant sa divine providence sur les autres nations ? la participation des autres à la même grâce et aux mêmes bienfaits a-t-elle diminué vos biens ? mais la malignité est aveugle, et elle se rend difficilement compte de ce qu’il convient de faire. Les Juifs donc, aigris et irrités de voir que d’autres allaient participer à leur liberté, ont eu la rage de se plonger eux-mêmes le poignard dans le sein, et par là ils se sont exclus, comme de juste, de la miséricorde de Dieu. Jésus-Christ leur dit : « Mon ami, je ne vous fais point de tort ; pour moi je veux donner à ceux-ci autant qu’à vous ». (Mat 20,13-14) Mais disons plutôt qu’ils ne méritent pas même qu’on leur tienne ce langage. Celui à qui il s’adresse, s’il souffrait avec peine, s’il se plaignait que son maître donnât une pareille récompense à ses compagnons, pouvait du moins représenter ses peines, ses sueurs ; qu’il avait travaillé tout le long du jour, et qu’il avait porté le poids de la chaleur ; mais ceux-ci, qu’ont-ils à dire ? que peuvent-ils alléguer ? certainement, rien de semblable. Ils n’ont en eux que lâcheté, qu’intempérance et mille autres vices dont les prophètes, les accusaient et leur faisaient des reproches continuels, et, par ces vices, ils n’offensaient pas moins Dieu que les gentils. Saint Paul le déclare quand il dit : « Car il n’y a nulle différence entre le juif et le gentil, parce que tous ont péché et ont besoin, de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce ». (Rom 3,22-24)

L’apôtre traite pleinement ce sujet dans cette épître, et le fait d’une manière très utile et très-prudente. Au commencement il montre qu’ils ont mérité même d’être plus sévèrement punis que les gentils. « Car », dit-il, « tous ceux qui ont péché étant sous la Loi, seront jugés par la Loi (Rom 2,12), c’est-à-dire, avec plus de rigueur, parce qu’outre – la nature, ils auront aussi la Loi pour accusatrice : et non seulement pour cela, mais encore pour avoir été cause que les nations ont blasphémé Dieu : « Car », dit l’Écriture, « vous êtes cause que le nom de Dieu est blasphémé parmi les nations ». (Isa 52,5 ; Rom 2,24)

La vocation des gentils était donc ce qui irritait le plus les Juifs. Car les fidèles circoncis en étaient eux-mêmes frappés d’étonnement c’est pourquoi, lorsque saint Pierre fut de retour de Césarée à Jérusalem, ils lui firent des reproches et des plaintes d’avoir été chez des hommes incirconcis, et d’avoir mangé avec eux. (Act 11,3 et suiv) Et après qu’il leur eut appris qu’il n’avait rien fait que par l’ordre de Dieu, ils s’étonnaient encore de voir (lue la grâce du Saint-Esprit se répandait aussi sur les gentils (Act 10,45) : en quoi ils montraient visiblement qu’ils ne s’y étaient jamais attendus. Saint Paul sachant donc bien que c’était là ce : qui les piquait et les chagrinait le plus, ne perd aucune occasion de réprimer leur orgueil et de rabaisser leur hauteur et leur insolence.

Voyez, mes frères, comment il s’y prend après avoir disputé contre les gentils, avoir montré qu’ils étaient tout à fait inexcusables, qu’ils n’avaient nulle espérance de salut, et leur avoir vivement reproché leurs erreurs et leurs dissolutions, il adresse la parole aux Juifs il raconte d’abord ce que le prophète avait dit d’eux, qu’ils étaient méchants, fourbes, trompeurs, qu’ils étaient tous devenus inutiles, que nul d’eux ne cherchait Dieu, – mais que tous s’étaient détournés de la droite voie (Psa 14,3-5, et 52, 3-4), et bien d’antres choses semblables, à quoi il ajoute : « Or, nous, savons que toutes les paroles de la Loi s’adressent à ceux qui sont sous la Loi, afin que toute bouche soit, fermée, et que tout le monde se reconnaisse condamnable devant Dieu…… Parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu ». (Rom 3,19, 23) De quoi donc, ô Juifs ! pouvez-vous vous glorifier ? d’où vous vient tant d’orgueil ? On vous a aussi fermé la bouche, votre confiance vous est ôtée, vous êtes condamnables avec tout le monde, et vous avez besoin, comme les autres, d’être justifiés gratuitement.

Et certes, quand même vous auriez toujours bien vécu, quand même vous auriez sujet d’avoir une grande confiance en Dieu, vous n’auriez jamais dû porter envie à ceux à qui le Seigneur, par sa bonté, a bien voulu faire miséricorde et accorder la grâce du salut. Car c’est le fait d’une extrême méchanceté de ne pouvoir souffrir qu’on fasse du bien aux autres, et principalement quand il ne vous en revient aucun mal. Encore, si le salut d’autrui vous faisait tort, vos plaintes seraient excusables, bien que peu dignes d’hommes instruits dans la sagesse ; mais si le malheur d’autrui n’augmente pas votre récompense, et si son bonheur ne diminue point le vôtre, pourquoi volis affliger qu’un autre ait reculé salut gratuitement ? Il fallait donc, comme je l’ai dit, quand même votre vie aurait été irréprochable, ne vous pas chagriner que Dieu ait étendu la grâce du salut sur les gentils. Mais vous-mêmes étant coupables des mêmes péchés et ayant également offensé le Seigneur, que vous ne puissiez supporter qu’il fasse du bien aux autres, que vous vous vantiez d’avoir seuls droit i la grâce, ce n’est point là seulement une marque d’orgueil et d’envie, c’est encore une si grande et si extrême folie, qu’elle vous vend dignes des supplices les plus rigoureux. Car vous avez planté l’orgueil dans votre cœur, et l’orgueil est la racine de tous les maux.

Voilà pourquoi un Sage disait : « Le principe de tout péché, est l’orgueil » (Sir 10,15), c’est-à-dire, l’orgueil est la racine, la source et le père de tout péché. C’est l’orgueil qui a fait déchoir le premier homme de sa félicité primitive. Le diable par qui il fut trompé, c’est l’orgueil encore qui l’avait fait tomber lui-même de la sublime dignité où il était élevé : il le savait bien, ce malin esprit, que ce péché avait la force de chasser du ciel même ceux qui en sont atteints : aussi prit-il cette voie pour dépouiller Adam de tous ses honneurs. C’est en enflant son cœur de l’orgueilleuse espérance de devenir égal à Dieu, qu’il l’a abattu, et l’a précipité au fond de la terre. Rien n’est en effet plus capable d’éloigner de nous la miséricorde de Dieu, et de nous livrer au feu de l’enfer que la tyrannie de l’orgueil. Quand elle possède notre cœur, toute notre vie devient impure : fussions-nous chastes et vierges : fussions-nous adonnés au jeûne, à la prière, à l’aumône et aux plus saintes pratiques : « Tout homme », dit l’Écriture, « qui a le cœur superbe, est souillé devant le Seigneur ». (Pro 16,5, Sept)

Réprimons donc, mes chers frères, réprimons cette élévation, cette enflure du cœur, si nous voulons être purs et échapper au supplice qui a été préparé pour le diable. Écoutez ce que dit saint Paul, et vous apprendrez que l’orgueilleux sera condamné au même supplice que le diable : « Que ce ne soit point un néophyte », dit-il, « de peur que, s’élevant d’orgueil, il ne tombe dans le jugement et dans le piège du diable ». (1Ti 3,6-7) Que veut dire le saint apôtre parle mot de « jugement ? » il veut dire : la même condamnation, le même supplice. Mais comment éviterez-vous ce malheur ? vous l’éviterez, si vous réfléchissez en vous-même sur votre nature, sur la multitude de vos péchés, sur la grandeur des tourments si vous considérez combien est fragile et périssable ce qui paraît brillant en ce monde, et que tout cela se flétrit plus vite que l’herbe et les fleurs du printemps. Non, le diable, quelque effort qu’il fasse, ne pourra pas facilement enfler nos cœurs d’orgueil, ni nous prendre en trahison, si nous nous occupons souvent de ces pensées, et si nous nous rappelons continuellement le souvenir des hommes les plus distingués par leurs vertus. Que le Dieu des humbles, le bon Dieu, le Dieu clément, nous donne et à vous et à moi un cœur contrit et humilié 1 Par là tout le reste nous deviendra facile pour la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui, et avec qui gloire au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE X. IL EST VENU CHEZ SOI, ET LES SIENS NE L’ONT POINT REÇU. (JUSQU’AU VERSET, 14)

ANALYSE.

  • 1. Dieu ne force et ne ; contraint point notre libre arbitre.
  • 2. Ce que signifie cette parole : Il est venu. – Que ceux qui n’ont pas voulu recevoir Jésus-Christ sont assez punis par le fait et par les suites de ce refus. – Effets du baptême.
  • 3. Qu’il dépend de nous de conserver la pureté de notre baptême. – Peines et châtiments de ceux qui souillent la robe qu’ils ont reçue dans le baptême. – La foi et la pureté de la vie nécessaires au salut. – De quelle robe doivent se revêtir ceux qui sont appelés aux noces royales.

1. Dieu, qui est clément, libéral et magnifique dans ses dons, Dieu, mes chers frères, n’oublie et n’omet rien de ce qu’il faut pour que nous brillions par l’éclat de nos vertus, parce qu’il veut que nous nous rendions dignes de son approbation ; et ce n’est point par force ou par contrainte qu’il veut que nous allions à lui ; mais il invite, il attire par les bienfaits tous ceux qui veulent se laisser persuader. Voilà pourquoi, à sa venue, les uns l’ont reçu, les autres, repoussé : c’est qu’il ne veut point de serviteur qui le serve malgré soi, ou forcément ; mais il veut que tous viennent à lui librement et volontairement, et qu’ils lui rendent des actions de grâces de cette sorte de servitude.

Les hommes ont besoin de l’aide des serviteurs, voilà pourquoi ils les soumettent malgré eux à la loi de l’obéissance ; mais Dieu n’ayant besoin de personne (Act 17,25), n’étant nullement sujet aux nécessités qui pèsent sur nous, et ne faisant rien que pour notre salut, laisse tout à notre libre arbitre et à notre volonté ; c’est pourquoi il ne force et ne contraint personne, et dans tout ce qu’il fait il n’a en vue que notre utilité. En effet, servir Dieu forcément et malgré soi, ce serait la même chose que de ne le point servir du tout.

Pourquoi donc, direz-vous, punit-il ceux qui ne veulent point lui obéir ? Et pourquoi a-t-il menacé de l’enfer ceux qui ne gardent pas ses commandements ? c’est parce qu’étant bon, il prend un grand soin de nous, quoique nous ne lui soyons pas obéissants, et qu’il ne s’éloigne et ne se retire pas de nous, lors même que nous nous dérobons et que nous fuyons. Or, comme nous n’avons pas voulu entrer par cette première voie des dons et des grâces, ni nous rendre à la persuasion et aux bienfaits, il en a pris une autre, et c’est celle des supplices et des tourments, qui véritablement est très-rigoureuse, mais toutefois nécessaire. Car la première ayant été méprisée, la seconde est devenue absolument indispensable.

En effet, les législateurs établissent contre les coupables des peines nombreuses et sévères, et cependant nous ne les haïssons pas ; nous ne faisons que les en honorer davantage, car sans rien exiger de nous, et souvent même sans connaître ceux que protégeraient leurs lois, ils ont veillé et pourvu à notre sûreté et au bon ordre de la république, soit en comblant d’honneurs les gens de bien et les élevant aux dignités, soit en réprimant et punissant les malfaiteurs qui troublent le repos public. Que si, dis-je, nous les admirons et nous les aimons, ne devons-nous pas beaucoup plus admirer et aimer Dieu, qui a un si grand soin des hommes ? car il y a une différence extrême et infinie entre leurs soins et la providence que Dieu a pour nous : certes, les richesses de sa bonté sont ineffables, et surpassent tout ce qu’on en pourrait dire. Ici, mes frères, renouvelez votre attention « Il est venu chez soi », non par nécessité Dieu, comme je l’ai dit, n’a besoin de rien ; mais il est venu pour répandre ses grâces et ses bienfaits sur les siens. Et quoiqu’il soit venu pour leur utilité, pour leur faire du bien, ceux qui étaient les siens ne l’ont point reçu, ils l’ont au contraire rejeté. Et encore ne s’en sont-ils pas contentés ; mais après l’avoir jeté hors de la vigne, ils l’ont tué. (Mat 21,39) Néanmoins, il ne les a point exclus de la pénitence ; mais il leur a promis que si, après une action si noire et si détestable, ils voulaient laver leurs crimes en croyant en lui, Il les rendrait égaux à ceux qui n’ont rien fait de semblable, et même à ses amis les plus dévoués.

Au reste, je ne parle point en l’air ni pour vous faire illusion : tout ce qui est arrivé à saint Paul en rend un assez éclatant témoignage. Paul avait persécuté Jésus-Christ après sa mort ; il avait lapidé par les mains de plusieurs
Saint Paul a lapidé saint Étienne par les mains de plusieurs, en gardant leurs vêtements.
Étienne son martyr ; mais quand il eut fait pénitence, qu’il eut condamné ses premières erreurs et se fut rallié à celui qu’il avait persécuté, le divin Sauveur le mit aussitôt parmi ses amis, et au premier rang, en chargeant de l’annoncer et de répandre sa doctrine dans tout le monde, ce blasphémateur, ce persécuteur, cet impie (1Ti 1,13) ainsi que dans la joie dont son âme est pénétrée en songeant à la miséricorde divine ; il ne rougit pas de le déclarer lui-même ; que dis-je ? il ne craint pas même de rendre publics à la face de tout l’univers, dans ses épîtres, et de graver, pour ainsi dire, sur une colonne, les crimes qui avaient précédé sa conversion ; persuadé qu’il était mieux d’exposer à la censure publique sa vie passée, afin que la grandeur du bienfait qu’il avait reçu de Dieu parût et éclatât manifestement, que de laisser dans l’ombré cette infinie et ineffable bonté dans la crainte de dévoiler aux yeux de tous ses propres égarements. Voilà pourquoi il parle très-souvent des persécutions qu’il a dirigées contre l’Église, des pièges qu’il lui a tendus et des guerres qu’il lui a faites. Tantôt il dit : « Je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu ». (1Co 15,9) Tantôt, Jésus-Christ « est venu a dans le monde sauver les pécheurs, entre lesquels je suis le premier ». (1Ti 1, 15) Et encore : « Vous savez de quelle manière j’ai vécu autrefois dans le judaïsme, avec quel excès de fureur je persécutais l’Église de Dieu, et la ravageais ». (Gal 1,13)

2. C’est en effet comme pour reconnaître publiquement la patience dont Jésus-Christ avait usé à son égard, en montrant quel homme, quel ennemi lui avait dû son salut, que le saint apôtre raconte ainsi librement la guerre qu’il lui faisait au commencement avec tant de fureur, donnant aussi par là une bonne espérance à ceux qui auraient pu se désespérer : car il dit que Jésus-Christ l’a reçu à pénitence, et lui a fait miséricorde, afin qu’il fût le premier en qui le divin Sauveur fit éclater son extrême patience et les immenses richesses de sa bonté, et qu’il devînt comme un modèle et un exemple à ceux qui croiront au Seigneur pour acquérir la vie éternelle. (1Ti 1,16) Les hommes avaient commis des crimes trop énormes et trop grands pour en pouvoir jamais attendre le pardon, et c’était pour le faire connaître que l’évangéliste disait : « Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont point reçu ».

D’où est-il venu celui qui remplit tout, qui est présent partout ? Quel lieu a-t-il quitté celui qui tient et renferme tout dans sa main ? Véritablement il n’a quitté aucun lieu, et comment le pourrait-il ? mais il semble en quitter un en descendant chez nous. Comme étant dans le monde, il ne paraissait pas y être, parce qu’il n’y était pas encore connu ; il s’est ensuite fait connaître lui-même, lorsqu’il a bien voulu se revêtir de notre chair. Et c’est cette descente et cette manifestation que l’Écriture appelle sa venue.

Il y a de quoi s’étonner ici, mes chers frères, que le disciple ne rougisse pas de l’outrage qui a été fait à son maître
« L’outrage qui a été fait à son maître ». Saint Jean n’en rougit pas puisqu’il dit clairement gîte le maître « est venu chez soi, et que les siens ne l’ont point reçu », et que non seulement ils ne l’ont point reçu, mais encore qu’ils l’ont rejeté, chassé de la vigne, et tué.
, qu’il ne craigne pas de le consigner par écrit : mais cela même montre parfaitement son ardent amour pour la vérité. A bien considérer les choses, c’est pour les offenseurs qu’il faudrait rougir, et non pour l’offensé, qui n’a fait que croître en gloire, pour s’être montré si charitable envers ceux qui l’avaient outragé : mais eux au contraire ont été regardés de tout le monde comme des ingrats et des scélérats, pour avoir chassé comme un adversaire et un ennemi, celui qui était venu leur apporter tant de biens. Et ce n’est point encore là tout le tort qu’ils se sont fait, ails ont en outre été exclus des dons et des grâces qu’ont obtenus ceux qui l’ont reçu. « Mais », dit saint Jean : « il a donné à tous ceux qui l’ont reçu le pouvoir d’être faits enfants de Dieu (12) ».

Pourquoi, ô bienheureux évangéliste, ne nous racontez-vous pas le supplice auquel ont été livrés ceux qui ne l’ont point reçu ? vous vous contentez de nous apprendre qu’ils étaient les siens, et que lé maître étant venu chez soi, les siens ne l’avaient point reçu, mais vous n’avez point ajouté, ni à quelle peine ils sont destinés, ni quel sera leur supplice. Cependant, si vous le leur aviez découvert, vous les auriez rendus plus timides et plus retenus, et par la menace que vous leur auriez faite, vous auriez pu amollir la dureté de leur cœur orgueilleux et superbe. Pourquoi donc êtes-vous demeuré dans le silence ? Mais est-il un plus grand supplice, répondra-t-il, que de n’avoir pas voulu soi-même être fait enfant de Dieu, en ayant reçu le pouvoir ; et de s’être volontairement privé d’une si éminente dignité et d’un si grand honneur ? et toutefois, de n’avoir pas reçu ce don et cette grâce, ce n’est point en cela seul que consiste le supplice qu’ils subiront, ils seront aussi jetés dans un feu qui ne s’éteindra point. L’évangéliste l’a dans la suite plus ouvertement déclaré.

En attendant, il raconte les biens ineffables que recevront ceux qui l’ont reçu, et il les explique dans ce peu de paroles : « Il a donné à tous ceux qui l’ont reçu le pouvoir d’être faits enfants de Dieu » : soit serviteurs, soit libres, soit Grecs, soit Barbares, soit Scythes, soit ignorants, soit savants, soit hommes, soit femmes, soit enfants, soit vieillards, soit ceux qui sont honorés, soit ceux qui sont méprisés, soit riches, soit pauvres, soit princes, soit particuliers : tous, dit-il, tous reçoivent le même honneur. La foi et la grâce du Saint-Esprit ôtant l’inégalité des conditions humaines, les réduit toutes en un même état, n’en fait qu’une seule, marquée du même sceau royal. Est-il rien d’égal à cette bonté ?

Un roi, formé de la même boue que nous, ne daigne pas enrôler dans son armée royale, s’ils ont été dans la servitude, ses pareils, ses semblables, dont beaucoup peuvent valoir mieux que lui : mais le fils unique de Dieu ne dédaigne pas d’écrire au livre de ses enfants les publicains, les magiciens, les esclaves et les plus vils de tous les hommes, avec une foule d’estropiés et d’infirmes. Tant est efficace la foi en Jésus-Christ ! tant sa grâce est grande et puissante l et de même que le feu n’a qu’à toucher un minerai pour en faire aussitôt de l’or : ainsi, et encore mieux, le baptême change la boue en or chez ceux qu’il purifie ; l’Esprit-Saint, comme un feu, tombant alors dans nos âmes et consumant l’image de boue, la refond, pour ainsi dire, et en forme une image nouvelle, céleste et brillante.

Et pourquoi l’évangéliste n’a-t-il pas dit : il les a faits enfants de Dieu, mais : « Il leur a donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu ? » C’est pour montrer que nous avons besoin de beaucoup d’attention et de soin pour conserver pure et sans tache l’image de l’adoption, qui a été imprimée en nous dans le baptême, et pour faire connaître en même temps que personne ne peut nous ôter ce pouvoir, si nous ne nous en dépouillons pas nous-mêmes les premiers. Si ceux qui ont reçu mandat des hommes pour traiter quelque affaire, ont presque autant de pouvoir que ceux qui leur ont donné commission, à combien plus forte raison nous, qui avons reçu de Dieu cette dignité, si nous ne faisons rien qui nous en rende indignes, serons-nous puissants et les plus puissants de tous les hommes, puisque celui qui nous y a élevés est lui-même tout ce qu’il y a de plus grand et de plus excellent. Saint Jean veut encore nous apprendre que la grâce même ne se répand pas indifféremment sur toutes sortes de personnes, mais seulement sur les hommes de bonne volonté : c’est à eux qu’est donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu : car s’ils ne le veulent point, ce don n’arrive pas, et l’effet est nul.

3. Partout le saint évangéliste rejette la nécessité pour y substituer le libre arbitre et la volonté c’est ce qu’il fait ici même. Car, dans ces mystérieuses opérations, une chose est de Dieu, c’est-à-dire, de donner la grâce ; l’autre est de l’homme, à savoir, de donner sa foi ; mais on a besoin ensuite d’une grande attention et de beaucoup de soin. Pour conserver la pureté de l’âme, il ne suffit pas seulement d’être baptisé et de croire, mais il faut, si nous voulons jouir toujours de cet aimable don, il faut mener une vie qui en soit digne et Dieu a voulu que cela fût en notre pouvoir. Le baptême nous fait renaître par une génération mystique et spirituelle, et lave les péchés que nous avons commis auparavant : mais il est en notre pouvoir, et il dépend de notre attention et de nos soins, de demeurer purs dans la suite et de ne plus contracter de souillures. Voilà pourquoi saint Jean raconte la manière dont se fait la génération spirituelle ; et par la comparaison qu’il en fait avec la naissance charnelle, il en démontre l’excellence en ces termes : « Qui ne sont point nés a du sang, ni de la volonté de la chair, ni de a la volonté de l’homme, mais de Dieu a même (13) ». Et il l’a ainsi racontée, afin que, connaissant la bassesse de la première qui vient du sang et de la volonté de la chair, et qu’ayant compris la dignité et la sublimité de la seconde que la grâce produit, nous concevions de celle-ci une grande et une juste idée, répondant à la majesté de celui qui l’opère, et que nous apportions ensuite beaucoup de soin à la conserver dans toute sa pureté.

Nous avons, en effet, extrêmement à craindre que, ayant souillé cette belle robe par notre paresse et par nos crimes, nous ne soyons chassés de la chambre nuptiale, comme les cinq vierges folles (Mat 25,2), et aussi comme celui qui n’avait point de robe nuptiale (Mat 22,11). Cet homme était du nombre des conviés, il avait été invité aux noces, mais étant appelé, ayant reçu un si grand honneur, il fit un affront, une injure à celui qui l’avait invité. Écoutez la suite, vous apprendrez combien fut déplorable et digne de larmes la peine qu’il subit. Venu pour s’asseoir à cette magnifique et somptueuse table, non seulement il en fut chassé et exclu du festin, mais encore, pieds et poings liés, il fut jeté dans les ténèbres extérieures, où il y a des pleurs et des grincements de dents sans fin (Mat 22,13).

Ne croyons donc pas, mes chers frères, que la foi nous suffise seule pour le salut ; si nous ne rendons notre vie pure et sainte, et si nous approchons du roi vêtus d’une robe indigne de notre heureuse vocation, rien n’empêchera que nous ne soyons traités comme ce misérable. Il est absurde que celui qui est Dieu et Roi tout ensemble, ne rougissant pas d’appeler des hommes vils et méprisables, et de les faire chercher dans les carrefours pour les inviter à sa table, nous soyons encore si lâches et si insensés, qu’après un si grand honneur même, nous ne devenions pas meilleurs, et que, quoiqu’ainsi appelés, nous persévérions dans notre méchanceté, nous méprisions, nous foulions aux pieds l’ineffable bonté de celui qui a bien voulu nous inviter. Le Seigneur ne nous a point appelés et invités à la participation spirituelle et terrible des saints mystères, pour que nous nous y présentions chargés de nos anciens vices ; il veut que, changeant de vie, et nous purifiant de nos iniquités, nous nous revêtions de la robe que doivent porter les convives d’un roi.

Que si nous ne voulons pas nous rendre dignes d’une si grande vocation, c’est à nous que nous devons nous en imputer toute la faute, et non pas à celui qui nous a fait l’honneur de nous inviter. Ce n’est pas lui qui nous chasse, mais c’est nous qui nous excluons nous-mêmes de cette admirable compagnie de conviés. Le roi a fait de son côté tout ce qu’il pouvait : il a fait les noces, il a préparé le festin, il a envoyé ses serviteurs appeler et inviter, il a reçu ceux qui sont venus, et les a comblés de toutes sortes d’honneurs : mais nous, nous étant présentés avec des robes sales, c’est-à-dire souillés par nos mauvaises œuvres, nous avons fait un outrage à sa personne et aux conviés, et nous avons déshonoré les noces. Voilà pourquoi nous en sommes enfin justement exclus. Le roi, chassant de la sorte les téméraires et les insolents, a honoré et les noces et les conviés : il eût paru lui-même leur faire outrage, s’il avait laissé parmi eux ceux qui étaient revêtus de robes sales.

Fasse le ciel que personne ni de nous, ni des autres ne soit du nombre de ces indignes conviés, et n’éprouve leur triste sort ! En effet, ces choses ont été écrites avant qu’elles arrivent, afin que les menaces que nous en font les saintes Écritures, nous portant et nous engageant à changer de vie, et à devenir gens de bien, nous ne tombions pas dans une si grande honte, ni dans un si terrible supplice, mais que nous ne les connaissions que par ouï-dire, et que nous nous présentions revêtus d’une belle robe au lieu où nous sommes appelés. C’est ce que je vous souhaite, mes frères, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire, l’honneur et l’empire soient au Père et au Saint-Esprit, aujourd’hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XI.

ET LE VERBE S’EST FAIT CHAIR, ET A DEMEURÉ PARMI NOUS. (VERSET 14)

ANALYSE.

  • 1. Avant d’aller au sermon, lire les passages de l’Écriture qu’on y doit expliquer. – La forme de serviteur ne diminue point la dignité du Fils de Dieu.
  • 2. Hérétiques qui disaient que le Verbe ne s’était incarné qu’en apparence. – État de la nature humaine avant l’avènement de Jésus-Christ : c’était une maison ruinée que le Tout-Puissant seul pouvait relever. – L’Incarnation est un mystère ineffable. Le Verbe a pris notre chair pour ne la quitter jamais ; c’est pourquoi elle est assise sur le trône royal et adorée de toute l’armée céleste.

1. Je vous demanderai une seule grâce, avant d’expliquer les paroles de mon texte ; mais je vous prie de ne me la point refuser. La chose que je veux vous demander n’a rien de difficile, rien de pénible : elle ne me sera pas seulement utile à moi, mais aussi et surtout peut-être à vous-mêmes. En quoi donc consiste la grâce que je vous prie de me faire ? c’est qu’un jour de la semaine
Un jour de la semaine, ou bien le premier jour de la semaine.
ou le dimanche
Le jour même du dimanche. – Litt. Le jour même du sabbat.
, chacun de vous prenne en ses mains cette partie de l’Évangile, dont on vous doit faire la lecture au sermon, pour la lire et relire à l’avance ; quand vous serez tranquillement assis dans vos maisons, pour la digérer, en examiner attentivement le sens : et remarquer aussi ce que vous y trouvez de clair ou d’obscur, et ce qui semble se contredire dans les paroles, quoiqu’il n’y ait nulle contradiction : et qu’après avoir ainsi longtemps tout bien considéré et bien médité, vous veniez ensuite au sermon. Vous et moi, nous ne retirerons pas peu de fruit de cette étude : moi, je n’aurai pas autant de peine à vous donner l’intelligence des paroles, quand votre esprit sera préalablement familiarisé avec le texte ; et vous, vous rendrez votre esprit plus subtil et plus, pénétrant, et vous acquerrez plus de facilité, non seulement pour mieux écouter et mieux apprendre, mais encore pour enseigner aux autres ce que vous aurez appris. De la manière dont vous vous comportez aujourd’hui, plusieurs de ceux qui sont ici présents étant obligés de retenir tout à la fois les paroles de l’Écriture, et l’explication que nous leur donnons, ne feront pas un grand profit, quand même nous serions une année entière à les leur expliquer. Et comment le pourraient-ils, puisqu’ils ne font attention aux paroles qu’en passant et seulement ici ?

Que si quelques-uns allèguent pour excuse les soins, les inquiétudes de la vie, et qu’ils sont obligés d’occuper beaucoup de temps aux affaires publiques et domestiques : premièrement, nous leur répondrons que ce n’est pas une petite faute de se laisser accabler d’une si grande multiplicité d’affaires, et de s’attacher toujours si fort aux choses séculières, qu’ils ne puissent pas donner un peu de temps, ni la moindre application à celles qui sont le plus nécessaires ; en second lieu, que ce sont là de vains prétextes, de fausses et de frivoles excuses, ce que prouvent visiblement leurs longs entretiens avec leurs amis, le temps qu’ils perdent dans les théâtres et aux spectacles des courses de chevaux, à quoi souvent ils passent des jours entiers, sans toutefois prétexter alors en aucune façon la foule et l’embarras des affaires. Quand donc il s’agit de ces misérables amusements, vous n’avez gardé de vous excuser et vous ne manquez pas de temps à perdre mais faut-il vous appliquer aux choses divines, elles vous paraissent si superflues et si méprisables, que vous estimez qu’elles ne valent pas un de vos instants ; mais des gens qui ont de pareils sentiments sont-ils dignes de respirer encore ou de voir le soleil ?

Ces lâches, ces paresseux produisent encore un très-vain et très-frivole prétexte : ils disent qu’ils n’ont pas les livres. En ce qui concerne les riches, il serait ridicule à nous de nous arrêter à faire justice de cette excuse. Quant aux pauvres, comme je m’imagine qu’ils y ont souvent recours, je voudrais leur demander si chacun – d’eux n’a pas au complet tous les outils propres et convenables à sa profession, fût-il même dans une extrême indigence ? N’est-il donc pas bien absurde de ne point prétexter ici sa pauvreté, de ne rien omettre pour surmonter toutes les difficultés et repousser tous les obstacles, et de s’excuser, de se lamenter sur ses occupations et son indigence, quand il y a tant à gagner ?

Mais quand même quelques-uns seraient assez pauvres pour ne pouvoir pas se donner ces livres, ils pourraient encore, par la lecture assidue qu’on fait ici des saintes Écritures, ils pourraient, dis-je, ne rien ignorer de ce que contiennent ces livres divins. Que si cela vous paraît impossible, je le conçois. Car plusieurs n’apportent pas ici un grand zèle pour écouter : après avoir écouté par manière d’acquit, ils s’en vont aussitôt chez eux. Que si quelques-uns restent plus de temps, ils n’en sont pas plus avancés que ceux qui se sont promptement retirés, puisqu’ils n’ont été présents que de corps. Mais pour ne pas vous fatiguer davantage par des reproches, ni consumer tout le temps en réprimandes, reprenons les paroles de notre Évangile : il est temps d’arriver au sujet que nous nous sommes proposé ; soyez attentifs, afin qu’aucune parole ne vous échappe.

« Et le Verbe s’est fait chair, et a demeuré parmi nous ». Le saint évangéliste, après avoir dit que ceux qui l’ont reçu sont nés de Dieu et sont ses enfants, rapporte la cause ineffable d’un si grand honneur, à savoir celle-ci : le Verbe s’est fait chair, et le Seigneur a pris la forme de serviteur. Étant vrai Fils de Dieu, il s’est fait fils de l’homme, pour faire les hommes enfants de Dieu. Le sublime, en se rapprochant de ce qui est humble et bas, le relève, sans nuire en rien à sa propre gloire. et voilà ce qui s’est fait en la personne de Jésus-Christ. En effet, il n’a point diminué sa nature par un si profond abaissement, et il nous a élevés à une gloire ineffable, nous qui étions toujours demeurés dans l’infamie et dans les ténèbres : ainsi, qu’un roi qui parle avec amour et avec bonté à un pauvre et à un mendiant, ne se déshonore point, ne fait rien de honteux, et rend ce pauvre illustre, le couvre de gloire devant tout le monde. Que si, lorsqu’il s’agit de ces dignités humaines qui sont purement empruntées, celui qui en est revêtu peut, sans se faire tort, fréquenter son inférieur : à plus forte raison, la même chose est-elle vraie de cette immortelle et bienheureuse substance qui n’a rien d’emprunté, d’accidentel ou de passager, mais dont tous les attributs sont immuables et éternels. C’est pourquoi, quand vous entendrez ces paroles : « Le Verbe s’est fait chair », ne vous troublez point, ne vous scandalisez point. La substance « divine » n’a point été changée en chair ; il serait impie d’avoir une pareille idée : mais Dieu demeurant ce qu’il était a pris la forme de serviteur.

2. Mais pourquoi saint Jean s’est-il servi de cette parole : « Il s’est fait ? » C’est pour fermer la bouche aux hérétiques
Le saint Docteur combat ici les hérétiques nommés Docetes ou Apparens, parce qu’ils prétendaient que Jésus-Christ n’était né, mort et ressuscité qu’en apparence. Ils avaient pour père Simon le Magicien, comma les Gnostiques, c’est-à-dire, les savants et éclairés. – Voyez S. Ign. M. Epist ad Trall et ad Smyrn. – Dans saint Irénée le mot δοχὴσει est traduit en latin par celui de putative, en opinion, en apparence, liv. I et suiv. Voy. Till. Hist. Eccl. T. 2, p. 43 et 54, et la note ; de D. Bern. De Montf., hic.
; car il y en a qui prétendent que le Verbe ne s’est point fait réellement homme, et que tout ce qui regarde le mystère de l’Incarnation n’est qu’apparence, allégorie, illusion. Le saint évangéliste a donc usé de ce mot : « Il s’est fait », pour prévenir ce blasphème : il ne veut point par là marquer un changement de substance (Dieu nous garde de cette pensée), mais montrer qu’il a réellement et véritablement pris une chair. Lors donc que saint Paul dit : « Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, s’étant « rendu lui-même malédiction pour nous » (Gal 3,13) : il ne veut pas dire que sa substance ait été séparée et privée de la gloire, et qu’elle soit tombée dans la malédiction. Car ni les démons mêmes, ni les plus fous et les plus extravagants de tous les hommes, ne sont point capables d’un sentiment si extravagant en même temps que si impie ! Ce n’est donc point là ce qu’entend le saint apôtre ; mais que Jésus-Christ ayant pris sur lui-même la malédiction que nous avions encourue, ne permet pas que nous y soyons soumis davantage et nous en libère. De même en cet endroit saint Jean dit que « le Verbe s’est fait chair », non en changeant sa substance en chair, mais en demeurant ce qu’il était auparavant, après avoir pris la chair.

Que si ces hérétiques disent, que comme Dieu peut tout, il a pu se changer en chair, nous leur répondrons qu’il peut tout, tant qu’il demeure Dieu ; mais s’il pouvait recevoir un changement, et un changement en mal, comment serait-il Dieu ? Toute mutabilité, tout changement est infiniment éloigné de cette nature incorruptible. C’est pourquoi le prophète disait : « Ils vieilliront tous comme un vêtement. Vous les changerez comme un habit dont on se couvre, et ils seront en effet changés : mais pour vous, vous êtes toujours le même, et vos années ne passeront point ». (Psa 102,27-28) Car cette substance est au-dessus de tout changement : il n’y a rien de meilleur ni de plus excellent que Dieu ; rien à quoi il puisse successivement atteindre et parvenir. Que dis-je, de meilleur ? Rien ne lui est égal, rien n’en approche tant soit peu. Il s’ensuit donc que s’il a souffert quelque changement, il s’est changé en quelque chose de moindre : or, cela ne peut point être Dieu ; mais que l’exécration de ce blasphème tombe sur la tête de ceux qui n’ont pas horreur de le proférer.

Ce mot : « Il s’est fait », n’est dit ici que pour vous empêcher de soupçonner que l’Incarnation du Verbe n’a été qu’une illusion ; les seules paroles qui suivent le prouvent visiblement, et étouffent tout mauvais soupçon. Car l’évangéliste ajoute : « Et a demeuré parmi nous ». C’est comme s’il disait que cette parole : « Il s’est fait », ne nous jette pas dans des pensées et des soupçons absurdes. Je n’ai point dit qu’il y ait eu du changement dans la nature immuable, mais j’ai dit qu’elle a demeuré parmi nous. Or ce qui habite n’est pas l’endroit habité : une chose habite et l’autre est habitée : sans cela il n’y aurait pas habitation. Mais en indiquant cette différence, je parle d’une différence selon l’essence : car, par la jonction et la réunion, le Verbe de Dieu et la chair sont tine même personne ; non qu’il y ait confusion ni anéantissement de substance ; mais en vertu d’une ineffable et inexplicable union.

Comment cela s’est fait, ne le demandez point : comment cela s’est fait, Dieu le sait. Quelle est donc, dites-vous, la maison qu’il a habitée ? le Prophète nous l’apprend : « Je relèverai », vous dit-il, « la maison de David, qui est ruinée » (Amo 9,11) : véritablement elle est ruinée. Notre nature, ruinée par une chute irrémédiable, avait besoin de la main du Tout-Puissant ; qui seul pouvait la relever. Elle ne pouvait aucunement se relever si Celui qui l’avait formée ne lui avait tendu la main du haut du ciel, et ne l’avait renouvelée et reformée par la régénération de l’eau et du Saint-Esprit.

Considérez ce mystère, mes chers frères, ce mystère terrible et impénétrable. Le Verbe demeure toujours dans cette maison : il s’est, en effet, revêtu de notre chair, non pour la quitter dans la suite, mais pour habiter toujours en elle. S’il n’avait pas voulu la garder toujours, il ne lui aurait pas fait l’honneur de la placer sur le trône royal, et, la portant avec lui, il ne l’aurait pas fait adorer par toute l’armée céleste : par les anges, par les archanges, par les trônes, par les dominations, par les principautés, par les puissances. Quel esprit, quelle langue pourrait représenter l’honneur immense que Dieu a fait à notre nature, cet honneur qui est tout surnaturel et terrible en même temps ? Quel ange ? quel archange ? Non certes, personne, ou dans le ciel, ou sur la terre, ne le pourra jamais. Les œuvres de Dieu sont de telle nature, et ses bienfaits sont si grands et si sublimes que, non seulement aucune langue, mais encore nulle vertu céleste et angélique ne peut les raconter exactement.

Voilà pourquoi nous finissons ici notre sermon, pour nous tenir dans le silence, après vous avoir seulement exhortés à rendre grâces à un Dieu si bienfaisant : de quoi encore vous aurez tout le profit dans la suite. Or, rendre grâces au Seigneur, c’est prendre un grand soin de son âme. Car, par un nouvel effet de sa bonté ; Lui, qui n’a nullement besoin d’aucun de nous, il dit que nous lui rendons le retour, que nous le récompensons en quelque sorte, lorsque nous ne négligeons pas le soin de notre âme. Nous ferions donc preuve d’une extrême folie et nous mériterions une infinité de supplices si, ayant reçu un si grand honneur, nous ne faisions pas tout ce qui dépend de nous pour lui rendre de justes actions de grâces, et principalement puisque tout l’avantage doit nous en revenir, puisque des biens sans nombre nous sont promis à cette condition.

Glorifions donc, pour tant de bienfaits, la bonté divine, non seulement par nos paroles, mais beaucoup plus encore par nos œuvres, afin que nous acquérions les biens futurs, que je vous souhaite, et à vous et à moi, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; par quiet avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XII.

ET NOUS AVONS VU SA GLOIRE ; SA GLOIRE, DIS-JE, COMME DU FILS UNIQUE DU PÈRE, ÉTANT PLEIN DE GRACE ET DE VÉRITÉ. (VERSET 14)

  • 1. Gloire comme du Fils unique du Père, ce que cela signifie.
  • 2 et 3. Prodiges et miracles à l’avènement de Jésus-Christ. – Hérauts et prédicateurs. – Libre arbitre de l’homme. – La vertu est libre – Les miracles annonçaient Jésus-Christ, et manifestaient qu’il est le Fils unique de Dieu. – Miracles opérés invisiblement et visiblement à sa mort.

1. Peut-être dans notre dernier discours, mes chers frères, vous aurons-nous attristés et offensés ; peut-être vous aura-t-il paru que nous avons usé de paroles trop rudes, et que nous nous sommes trop étendus sur la paresse et la lâcheté de plusieurs. Si, en nous étendant ainsi et parlant en ces termes, nous avions seulement voulu vous faire de la peine, vous auriez tous raison de vous fâcher et de vous plaindre : mais c’est uniquement pour votre bien que nous nous sommes exposés à vous déplaire. Vous devez nous savoir gré de notre sollicitude, ou, tout au moins, nous pardonner en faveur de notre profonde affection. Car nous craignons fort que si vous ne répondez à notre zèle que par l’indifférence, vous n’ayez à rendre un plus rigoureux compte au Seigneur. Voilà précisément, mes frères, ce qui nous engage et nous oblige souvent à vous réveiller, à ranimer votre attention ; de peur que vous ne perdiez un seul mot de ce que nous vous enseignons : car c’est pour vous le moyen de vivre en assurance en ce monde, et de vous présenter en l’autre avec confiance au tribunal de Jésus-Christ. Mais nous vous avons fait d’assez longues et d’assez fortes réprimandes la dernière fois : commençons donc aujourd’hui par vous expliquer tout de suite les paroles de notre Évangile

« Et nous avons vu sa gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils unique du Père ». Saint Jean après avoir dit que nous avons été faits enfants de Dieu, et montré que cela n’est arrivé que parce que le Verbe s’est fait chair, déclare qu’il nous en est encore revenu un autre avantage. Quel est-il ? C’est que « nous avons vu sa gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils unique du Père ». Et certes, nous ne l’aurions point vue cette gloire, si le Fils unique ne se fût montré à nous, revêtu du corps qu’il s’est uni. Si « les enfants d’Israël » ne purent regarder le visage de Moïse, qui n’était pas d’autre nature que nous, parce qu’il était resplendissant de lumière (Exo 34,29 ; 2Co 3,7) ; si un voile fut nécessaire pour couvrir et cacher la grande gloire qui environnait ce Juste, pour adoucir et tempérer l’éclat du visage du prophète, comment nous, qui ne sommes que boue et que terre, aurions-nous pu approcher de la Divinité toute pure, de cette lumière qui est inaccessible même aux vertus célestes ? Le Fils unique du Père a donc habité parmi nous, afin que nous pussions librement approcher de lui, lui parler et demeurer avec lui.

Mais que signifient ces paroles : « La gloire, comme du Fils unique du Père » ? Plusieurs prophètes ont paru tout éclatants de gloire, comme Moïse lui-même, Élie, Élisée : l’un est monté au ciel dans un char de feu (2Ro 2,11) ; l’autre y a été enlevé
« Enlevé ». Le mot grec signifie proprement : Communi morte translatus i. e. Élisée y a été enlevé par la mort commune à tous les hommes. Cet endroit ne me parait pas net, je crois qu’il y manque quelque chose.
. Après eux Daniel, les trois enfants, beaucoup d’autres, et tous ceux qui ont opéré des miracles, ont été glorifiés ; de même, les anges qui se sont fait voir aux hommes dans la lumière et la splendeur de leur nature, et non seulement les anges, mais aussi les Chérubins et les Séraphins qui ont apparu au prophète, couverts d’une grande gloire : mais l’évangéliste écartant de nous toutes ces choses, élevant nos esprits au-dessus de la splendeur et de la gloire des créatures, et des autres serviteurs nos compagnons, nous installe au comble même des biens et au centre de la gloire. Ce n’est pas la gloire d’un prophète, ni d’un ange, ni d’un archange, ni des vertus célestes, ni d’aucune autre créature, s’il en est, que nous avons vue mais nous avons vu la gloire du Seigneur même, du roi même, du vrai Fils unique même, de celui qui est le Seigneur de tous les hommes.

Ce mot : « comme », n’est point ici pour marquer une comparaison, un exemple, une similitude ; mais pour établir et pour fixer indubitablement la chose : de même que si l’évangéliste disait : Nous avons vu la gloire qui convient, qui est propre au vrai et à l’unique Fils de Dieu, roi de tout l’univers. C’est là une façon de parler usuelle, et je ne ferai pas difficulté d’invoquer cet usage à l’appui de mes paroles. Car il ne s’agit pas ici de beau langage ni de périodes harmonieuses, mais seulement de votre intérêt : c’est pourquoi rien ne nous empêche de tirer nos preuves de l’usage vulgaire.

Quel est donc cet usage ? Vous allez l’apprendre : des personnes ont vu un monarque dans toute sa pompe et sa magnificence, il brille de toutes parts, il est tout couvert de pierres précieuses. S’il leur arrive de vouloir décrire à d’autres cette magnificence, cette pompe, ces ornements, cette gloire, ils peignent à leur manière, et comme ils peuvent, l’éclat de la pourpre, la grosseur des diamants, la blancheur des mules, l’or des harnais, le lustre des housses. Enfin, après avoir fait le récit de ces choses et de plusieurs autres, voyant qu’ils n’en peuvent pas bien représenter toute la richesse et la somptuosité, ils ajoutent aussitôt, mais pourquoi tant de paroles ? En un mot, il était comme un empereur, et par ce mot : « comme », ils ne veulent pas dire un homme semblable à l’empereur, mais l’empereur lui-même. C’est donc en ce même sens que l’évangéliste s’est servi de ce mot : a comme », pour montrer l’excellence d’une gloire incomparable. Tous les autres, les anges, les archanges, les prophètes exécutaient en tous les ordres qu’ils avaient reçus : mais le Fils unique agissait en tout avec l’autorité et la puissance qui n’appartient qu’au roi et au souverain Seigneur. Et voilà ce qui faisait l’admiration du peuple (Mat 7,28) ; c’est qu’il les instruisait comme ayant autorité.

2. Les anges, comme je l’ai dit, ont donc apparu sur la terre, avec beaucoup de gloire, à Daniel, à David, à Moïse ; mais ils faisaient tout comme des serviteurs qui obéissent leurs maîtres : le Fils unique, au contraire, agissait en tout comme Seigneur et Roi de tout l’univers. Quoiqu’il soit venu et se soi montré sous une forme vile et basse, toutefois, dans cet abaissement même et sous cette forme de serviteur, la créature a connu son Seigneur. Comment ? L’étoile, du haut du ciel, a appelé les mages pour venir l’adorer ; une grande troupe d’anges, répandue de tous côtés, le servait comme son Maître et chantait des hymnes à sa louange ; d’autres hérauts ont paru tout à coup, et s’étant tous rencontrés et joints ensemble, ils ont annoncé le grand et le profond mystère « de l’Incarnation n ; les anges l’ont annoncé aux pasteurs ; les pasteurs aux habitants de la ville ; Gabriel à Marie et à Élisabeth ; Anne et Siméon à ceux qui étaient dans le temple. Et non seulement les hommes et les femmes en ont eu une grande joie, mais encore l’enfant qui n’était pas encore sorti du ventre de sa mère ; je parle de cet habitant du désert qui, portant le même nom que notre évangéliste, tressaillit dans le sein maternel (Luc 1,41) : tous soupiraient dans l’espérance de l’enfantement qui devait arriver. Voilà ce qui s’est passé dans le temps de l’avènement. Mais lorsque le Fils unique se fut davantage manifesté, d’autres miracles plus grands que les premiers éclatèrent. Ce n’est plus une étoile, ni le ciel, ni les anges et les archanges, ni Gabriel et Michel, c’est Dieu le Père lui-même qui l’annonce du haut des cieux, et, avec le Père, le Saint-Esprit qui descend et demeure sur lui (Mat 3,15 ; Mrc 1,10 ; 2Pi 2,27), etc ; c’est donc avec vérité que Jean a dit : « Nous avons vu sa a gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils a unique du Père ».

Et en s’exprimant ainsi, il ne pense pas seulement à ces choses, mais encore à celles qui les ont suivies. Car les pasteurs, les veuves et les vieillards ne sont plus les seuls à nous l’annoncer : la voix des événements, comme une trompette sonore, retentit à son tour, et si haut, que le son en parvient aussitôt jusqu’ici. « Sa réputation », dit l’Écriture, « s’est répandue par toute la Syrie (Mat 4,24) ; elle l’a fait connaître à tout le monde. Tout publiait à haute voix que le Roi du ciel était arrivé. En effet, on voyait les démons fuir de toutes parts et céder la place ; le diable se retirer couvert de honte ; la mort même, la mort d’abord repoussée, ensuite vaincue et entièrement détruite : toutes sortes d’infirmités étaient guéries, les sépulcres renvoyaient les morts (Mat 27,52), les démons laissaient tranquilles les possédés, les maladies quittaient les malades. C’est alors qu’on vit tous ces prodiges et ces miracles que les prophètes avaient désiré devoir, comme de juste, et qu’ils n’avaient point vus : c’est alors qu’on a vu des yeux se former et recevoir la lumière ; et Jésus-Christ faisant voir à tous, en un moment et dans la plus excellente partie du corps, ce qui est si curieux, ce que tous les hommes ont dû souhaiter de voir, comment Dieu a formé Adam de la terre
Comme dans la guérison de l’aveugle-né, où Jésus-Christ ayant craché à terre et fait de la boue avec sa salive, il oignit de cette boue les yeux de l’aveugle et lui rendit la vue. (Jn 9,6) Dans la résurrection du Lazare, et dans tous les autres miracles qu’il a opérés, etc. (Jn 11)Jn 11)
. De plus, on a vu des membres que la paralysie avait desséchés et comme détachés du corps, tout à coup rétablis et réunis aux autres ; des mains mortes reprendre le mouvement, des pieds perclus sauter à l’instant, des oreilles bouchées s’ouvrir, et une langue, auparavant muette, parler soudain avec grand bruit. Car tel qu’un habile architecte qui rétablit une vieille maison délabrée, Jésus-Christ a réparé la nature humaine : les pièces qui étaient brisées, il les a remplacées ; celles qui étaient désunies, il les a rejointes : il a relevé celles qui étaient absolument tombées.

Et que dirons-nous du rétablissement de l’âme, opération encore bien plus admirable que la guérison des corps ? Certes, la santé du corps est quelque chose de grand et de considérable ; mais celle de l’âme lui est supérieure et de toute la distance qui sépare l’âme du corps ; comme aussi, pour cette autre raison, qu’il est de la nature du corps de se mouvoir, selon qu’il plaît au Créateur, et d’aller sans résistance partout où il veut qu’il aille, tandis que l’âme qui est libre, et qui a le pouvoir et la liberté d’agir, n’obéit pas en tout à Dieu, si elle ne le veut pas. Car Dieu ne veut pas la rendre belle et vertueuse malgré elle, par force et par contrainte, parce que ce ne serait point là une vertu ; mais il veut la persuader librement et volontairement de devenir vertueuse et belle, ce qui est beaucoup plus difficile que l’autre guérison. Voilà pourtant ce qu’a fait Jésus-Christ. Toutes sortes de méchancetés et de maux ont été détruits. De même que, par les soins qu’il a donnés aux corps, il les a non seulement guéris, mais encore rétablis dans une parfaite santé : ainsi, non seulement il a tiré les âmes de l’abîme de la méchanceté et de la corruption, mais il les a élevées au comble même de la vertu. D’un publicain il a fait un apôtre : d’un persécuteur, d’un blasphémateur impie, l’instituteur de l’univers : les mages ont été les docteurs des Juifs, le larron est devenu citoyen du ciel une prostituée a brillé par sa grande foi : de deux femmes, la chananéenne et la samaritaine, celle-ci femme débauchée comme la précédente ; l’une entreprend de convertir ses concitoyens et amène à Jésus-Christ tous les habitants de sa ville, comme pris dans un filet ; l’autre, par sa foi et sa persévérance, chasse le malin esprit de l’âme de sa fille ; d’autres, encore pires que ceux-là, passent tout à coup au nombre des disciples. En un instant tout se réformait, les infirmités des corps, les maladies des âmes : tous recouvraient la santé et arrivaient à la plus haute vertu. Ce n’était pas seulement deux, ou trois, ou cinq, ou dix, ou vingt, ou cent personnes qui changeaient de vie et se convertissaient facilement, mais des villes et des provinces entières. Et qui pourrait parler dignement de la sagesse des préceptes, de la force et de la vertu des lois célestes, de l’excellence d’une morale tout angélique ? Car, tel est le genre de vie que Jésus-Christ a introduit ici-bas, telles sont les lois qu’il a établies, et la morale qu’il a fondée, que ceux qui les suivent et s’y conforment deviennent aussitôt des anges, et semblables à Dieu, autant que cela est possible à l’homme, quand bien même ils auraient été les plus méchants de tous les hommes.

3. Voilà pourquoi l’évangéliste, rassemblant et se représentant tout à la fois tous les miracles que Jésus-Christ a opérés, soit dans les corps, soit dans les âmes, soit sur les éléments ; et aussi les préceptes, ces dons mystérieux (lui sont plus grands et plus sublimes que les cieux mêmes, les lois, la morale, la foi, l’espérance, les promesses des biens futurs, la Passion ; voilà, dis-je, pourquoi l’évangéliste a fait tonner sa voix, et prononcé ces admirables paroles qui renferment une sublime doctrine : « Nous avons vu sa gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils unique du Père, étant plein de grâce et de vérité ». Ce n’est pas seulement pour les miracles que nous l’admirons, mais nous l’admirons aussi dans sa Passion et dans ses souffrances : nous l’admirons attaché à une croix, flagellé, souffleté, couvert de crachats, et dans les coups que lui ont donné sur les joues ceux qu’il avait comblés de bienfaits. Il est juste en effet d’appliquer aussi les paroles de saint Jean à ces choses qui paraissent ignominieuses, puisque Jésus-Christ lui-même a appelé tout cela gloire. En effet, ces choses ne sont pas seulement des marques et des témoignages de sa providence et de son amour, mais encore de sa toute-puissance puisque c’est alors que la mort fut détruite, que la malédiction fut effacée (Gal 3,13), que les démons furent confondus, qu’on triompha d’eux, et que la cédule de nos péchés fut attachée à la croix (Col 2,14).

De plus, comme ces miracles se faisaient invisiblement, il s’en fit quelques-uns visiblement, qui prouvaient que Jésus-Christ était le Fils unique de Dieu, et le Seigneur de toute la nature ; son bienheureux corps étant encore attaché à la croix, le soleil retira sa lumière et s’obscurcit, la terre trembla et fut couverte de ténèbres, les sépulcres s’ouvrirent, les fondements de la terre furent ébranlés, une multitude innombrable de morts sortit du tombeau, ressuscita et vint dans la ville (Mat 27,51, Luc 23,44). Ensuite cet autre mort, qui avait été cloué et crucifié, ressuscita, sans déranger les pierres de son sépulcre, sans en briser les sceaux ; et ayant rempli les onze disciples d’un grand courage et d’une force invincible, il les envoya dans tout le monde pour être les médecins universels de la nature, pour réformer la vie des hommes, pour répandre partout la semence de la céleste doctrine, détruire la tyrannie des démons, et faire connaître aux hommes les vrais, les ineffables biens ; pour nous prêcher l’immortalité de l’âme, la vie éternelle du corps, des récompenses qui surpassent notre intelligence, et qui n’auront point de fin.

Le bienheureux évangéliste repassant donc dans son esprit toutes ces choses et plusieurs autres, que sûrement il connaissait bien, mais qu’il n’a pas voulu écrire parce que le monde n’aurait pu les contenir ; car « si », dit-il, « on rapportait tout en détail, je ne crois pas que le monde entier pût contenir les livres qu’on a en écrirait » (Jn 21,25) ; considérant, dis-je, toutes ces choses, il s’est écrié : « Nous avons vu sa gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils unique du Père, étant plein de grâce et de vérité ». Il faut donc que ceux qui ont le bonheur de voir tant de merveilles, d’entendre une si belle doctrine, de recevoir de si grands dons, mènent une vie qui soit digne des dogmes, pour mériter de, jouir des biens futurs. En effet, Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu pour nous faire voir non seulement sa gloire terrestre, mais encore sa gloire céleste. Voilà pourquoi il a dit : « Je désire que là où je suis, ceux que a vous m’avez donnés y soient aussi avec moi, afin qu’ils contemplent ma gloire ». (Jn 17,24) Que si la gloire qu’il a eue sur la terre a été si brillante et si lumineuse, que penserons-nous, que dirons-nous de celle qu’il a dans le ciel ? car on ne la verra pas dans une terre sujette à la corruption ; elle ne se montrera point à nous tandis que nous sommes dans des corps fragiles et périssables ; mais lorsque nous serons devenus des créatures immortelles et impérissables ; et elle se fera voir dans une si grande splendeur, qu’aucune parole ne peut l’exprimer. Heureux donc, et mille fois heureux ceux qui auront le bonheur d’être spectateurs de cette gloire, c’est d’elle que parle le prophète, quand il dit : « Que l’impie soit enlevé, pour ne pas voir la gloire du Seigneur ». (Isa 26,10, LXX) Mais à Dieu ne plaise qu’aucun de vous soit enlevé de ce monde et privé de ce spectacle ! Si, en effet, nous ne devions jamais en jouir, nous pourrions bien dire, nous aussi : il vaudrait mieux pour nous que nous ne fussions jamais venus au monde (Mat 26,24). Car pourquoi vivons-nous, pourquoi respirons-nous ? Que sommes-nous, si nous sommes privés de la présence du Seigneur, si nous ne devons pas le voir ? Si ceux qui ne voient pas la lumière du soleil mènent une vie plus malheureuse que la mort, que croyez-vous que souffrent ceux qui sont privés d’une si grande lumière ? Ici tout le malheur ne consiste que dans cette unique privation, mais là il n’en est pas de même : et pourtant, quand il n’y aurait que ce mal seul, le second supplice ne serait pas égal à l’autre ; il le surpasserait d’autant que le soleil de l’autre monde surpasse le nôtre. Mais il y a aussi un autre supplice à attendre ; c’est que celui qui ne voit pas ce soleil ne sera pas seulement jeté dans les ténèbres, mais encore il sera brûlé éternellement, éternellement il gémira, grincera des dents, et souffrira une infinité d’autres tortures.

Ne méprisons donc point tellement notre salut, ne nous exposons point par la négligence et le relâchement d’un instant a être jetés dans le supplice éternel : veillons au contraire, soyons sobres, travaillons, faisons tous nos efforts pour acquérir ces biens et échapper à ce fleuve de feu, qui coule à grand bruit devant le terrible et redoutable tribunal. Celui qui y sera une fois tombé, y demeurera éternellement : personne ne pourra le retirer du supplice, ni son père, ni sa mère, ni son frère. Les prophètes nous le crient hautement ; l’un dit : « Le frère ne rachète point son frère, l’homme étranger le rachètera-t-il
Sur quoi saint Augustin dit : « Si Jésus-Christ, qui est votre figuré, ne vous rachète point, l’homme pourra-t-il vous racheter ? »
? » (Psa 49,7) Ézéchiel ajoute quelque chose de plus fort : « Si Noé », dit-il, « et Job et Daniel sont en ce pays-là, ils n’en délivreront ni leurs fils, ni leurs filles ». (Eze 14,16) Là une seule chose peut nous aider et nous protéger, ce sont nos bonnes œuvres ; celui qui en sera dénué ne pourra se délivrer par aucune autre voie. C’est pourquoi pensons continuellement à ces vérités, méditons-les, purifions notre vie et rendons-la brillante, afin que nous nous présentions au Seigneur avec confiance, et que nous obtenions les biens qui nous sont annoncés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIII. JEAN REND TÉMOIGNAGE DE LUI, ET IL CRIE, EN DISANT : VOICI CELUI DONT JE VOUS DISAIS, CELUI QUI DOIT VENIR APRÈS MOI, EST AVANT MOI, PARCE QU’IL EST PLUS ANCIEN QUE MOI. (VERSET 15)

ANALYSE.

  • 1. Le prédicateur ne perd point sa récompense par la paressé de ses auditeurs. Saint Jean l’évangéliste fait souvent valoir le témoignage de saint Jean-Baptiste, pourquoi ?
  • 2 et 3. Témoignage de saint Jean-Baptiste
  • 4. Rien de plus beau ni de plus brillant qu’une vie bien réglée.— Les dons faits de biens mal acquis sont rejetés.

1. Courons-nous en – vain ? est-ce inutilement fille nous travaillons ? Jetons-nous la semence sur des pierres ? Tombe-t-elle le, long du chemin ou demeure-t-elle cachée dans des épines
Allusion à la parabole des semences. Saint Mat 13,1 ; saint Mrc 4, 1 ; saint Luc 8,4.
? J’ai peur, je tremble que mon labourage ne soit inutile, quoique d’ailleurs je ne puisse rien perdre de la récompense qui est attachée à ce travail. La condition du laboureur est autre que celle du prédicateur de la parole souvent le laboureur, après avoir travaillé toute une année, après avoir souffert tant de peines et de sueurs, ne récolte rien qui réponde à ses soins ; et alors rien ne peut plus le dédommager de ses peines ; triste et confus il revient de l’aire dans sa maison, auprès de sa femme et de ses enfants, et n’a personne à qui il puisse demander la récompense de ses longs travaux. Nous n’avons rien de pareil à craindre : quand bien même la terre que nous avons cultivée ne donne aucun fruit ; si nous avons employé tous nos soins et toutes nos peines, le Seigneur de la terre et du laboureur ne permettra pas que nous soyons frustrés de nos espérances, mais il nous donnera une rémunération. « Chacun », dit l’Écriture, « recevra sa récompense particulière selon son travail » (I. Cor 3,8) ; et non pas selon l’événement. Pour preuve que cela est ainsi, écoutez ce que dit le Seigneur : « Vous donc, fils de l’homme, exhortez ce peuple, pour voir s’ils écouteront enfin et s’ils comprendront ». Et voici l’explication d’Ézéchiel : « Si la sentinelle », dit-il, « avertit de ce qu’il faut fuir et de ce qu’il faut suivre, elle a lié livré son âme, quoique personne ne l’écoute
On ne lit point ces deux passages, ni dans les Septante, ni dans la Vulgate. L’auteur en prend seulement le sens.
 ». (Eze 2,5-6)

Toutefois ; encore que nous ayons cette ferme consolation, encore que nous soyons sûrs de la récompense, lorsque nous ne vous voyons pas profiter de nos instructions, nous ne sommes ni plus consolés ni en meilleure disposition que les laboureurs, qui gémissent et pleurent, qui sont honteux et confus ; Telle est la charité d’un prédicateur, telle est la sollicitude pastorale. Moïse pouvait se délivrer de l’ingrate nation des Juifs et obtenir un plus glorieux gouvernement, celui d’un peuple beaucoup plus nombreux. Dieu lui dit : « Laisse-moi faire, et je les exterminerai, et je t’établirai chef d’un plus grand peuple ». (Exo 32,10) Mais comme il était saint et serviteur de Dieu ; comme il était vrai ami et homme de bien, il ne put même pas entendre cette parole ; au contraire, il aima mieux périr avec le peuple qui lui avait été confié, qu’être sauvé sans lui et élevé à une plus haute dignité. Tel doit être celui à qui est confié le soin des âmes ; car si un père qui a de méchants enfants veut continuer néanmoins à être appelé leur père et ne consentirait point à en changer, il serait absurde que continuellement un maître changeât de disciples, qu’il les abandonnât pour prendre tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là et ensuite d’autres, sans s’attacher jamais à aucun.

Mais, Dieu nous garde de rien craindre de semblable à votre sujet ! Nous avons au contraire cette confiance de croire que votre foi croît toujours de plus en plus en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que la charité mutuelle que vous avez les uns pour les autres et pour tous les hommes s’augmente chaque jour. Ce que nous venons de dire, nous l’avons dit pour ajouter encore à votre zèle et vous faire croître en vertu. Si les yeux de votre âme ne sont point chassieux, si la corruption de la malice ne les obscurcit pas et n’en trouble pas la clairvoyance, vos pensées pourront atteindre à la profondeur des matières que nous avons à traiter.

Qu’est-ce qu’on nous propose aujourd’hui ? « Jean rend témoignage de lui, et il crie en disant : Voici Celui dont je vous disais : Celui qui doit venir après moi est avant moi, parce qu’il est plus ancien que moi ». Notre évangéliste fait souvent paraître Jean le produit à tout instant et en toute occasion, et fait valoir souvent son témoignage. Et ce n’est pas sans raison : il fait preuve en cela d’une extrême prudence. Comme les Juifs admiraient extraordinairement cet homme, (Josèphe, qui s’étend beaucoup sur son éloge, attribue à la mort qu’Hérode lui fit souffrir et la guerre
La guerre qu’Arétas, roi de Pétra, déclara à Hérode le Tétrarque.
, et la ruine de Jérusalem
Ce que le saint Docteur rapporte ici de Josèphe ne nous paraît pas tout à fait conforme à ce que nous lisons dans son histoire. Voici le passage : Plusieurs Juifs ont cru que cette défaite de l’armée d’Hérode était une punition de Dieu à cause de Jean surnommé Baptiste. C’était un homme de grande piété qui exhortait les Juifs à embrasser la vertu, à exercer la justice, et à recevoir le Baptême, après s’être rendu agréable à Dieu en ne se contentant pas de ne point commettre quelque péché, mais en joignant la pureté du corps à celle de l’âme. Aussi, comme une grande quantité de peuple le suivait pour écouter sa doctrine, Hérode, craignant que le pouvoir qu’il aurait sur eux, n’excitât quelque sédition, Parce qu’ils seraient toujours prêts à entreprendre tout ce qu’il leur ordonnerait, crut devoir prévenir ce mal pour n’avoir pas sujet de se repentir d’avoir attendu trop tard à y remédier. Pour cette raison il l’envoya prisonnier dans la forteresse de Machera, dont nous venons de parler. Et les Juifs attribuèrent la défaite de son armée à un juste châtiment de Dieu d’une action si injuste ». Arn d’And hist de Josep in-fol. Tom. 1, p. 689. N. 781.
) ; comme, dis-je, les Juifs l’admiraient extraordinairement, l’évangéliste, pour les couvrir de confusion, leur répète souvent son témoignage. Et véritablement les autres évangélistes renvoient leurs auditeurs, sur chaque action qu’ils rapportent, aux anciens prophètes qu’ils leur citent. Quand ils racontent la naissance du Fils de Dieu, ils disent : « Or ; tout cela se fit pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le Prophète, en ces termes (Mat 1, 22) : Une Vierge concevra, et elle enfantera un fils ». (Isa 7,14) Quand ils décrivent les pièges qu’on lui tendait ; les exactes recherches, les poursuites qu’on faisait pour le perdre, et le massacre qu’Hérode fit des innocents, ils produisent ce que Jérémie avait autrefois prophétisé « On a entendu un grand bruit dans Rama, on y a ouï des cris mêlés de plaintes et de soupirs : Rachel pleurant ses enfants ». (Jer 31,15) Et quand ils rapportent son retour de l’Égypte, ils citent cette prédiction d’Osée : « J’ai rappelé mon Fils d’Égypte ». (Ose 11,1) Partout ils en usent de même ; mais saint Jean qui parle avec plus d’élévation que les autres évangélistes, apportant un témoignage plus clair et plus récent, ne produit pas seulement des morts, mais un homme vivant qui avait montré Jésus-Christ présent et qui l’avait baptisé : non toutefois pour prouver qu’il fallait croire en Jésus-Christ sur le témoignage du serviteur, mais pour s’accommoder à la faiblesse de ses auditeurs. Car comme on n’aurait pas reçu le Seigneur s’il n’avait pris la forme de serviteur, de même la plus grande partie des Juifs n’aurait pas cru à sa parole, s’il n’y eût accoutumé leurs oreilles par une voix semblable à la leur.

2. Ajoutons que l’évangéliste, en en usant ainsi, avait en vue un autre résultat, grand et merveilleux : comme celui qui avance quelque chose de grand sur son propre compte, se rend suspect ; et déplaît souvent à ceux qui l’entendent, voici venir un nouveau témoin pour appuyer son autorité de la sienne : et aussi comme la multitude a coutume d’accourir à la voix qui lui est naturelle et familière, parce qu’elle a moins de peine à la reconnaître, c’est pour cela que la voix du ciel ne s’est fait entendre qu’une ou deux fois, et que la voix de Jean-Baptiste se fait ouïr très-souvent. En effet, ceux qui s’élevaient au-dessus de la faiblesse et de la grossièreté du peuple, qui s’étaient dépouillés des choses sensibles et terrestres, étaient capables d’entendre la voix du ciel, et n’avaient pas tant de besoin de celle de l’homme, puisqu’ils obéissaient à la première et se laissaient guider par elle ; mais il fallait une voix plus humble à ceux qui étaient encore attachés à la terre, et plongés dans les ténèbres. Voilà donc pourquoi Jean-Baptiste, s’étant entièrement dépouillé des choses terrestres, n’a pas eu besoin d’avoir des hommes pour maîtres, mais il a reçu sa doctrine du ciel. Car il dit : « Celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’a dit : Celui sur qui vous verrez descendre le Saint-Esprit, est le Fils de Dieu ». (Jn 1,33-34) Les Juifs au contraire qui n’étaient encore que des enfants, et qui ne pouvaient atteindre à cette élévation, avaient pour maître un homme qui leur annonçait non sa propre doctrine, mais celle du ciel.

Que dit donc celui-ci ? « Il rend témoignage de lui, et il crie, en disant ». Que veut dire ce mot : « Il crie ? » il prêche avec confiance, avec liberté, exempt de toute crainte. Et quelle est cette prédication, ce témoignage, ce cri ? « Voici celui dont je vous disais : Celui qui est venu après moi, est avant moi, parce qu’il est plus ancien que moi ». Ce témoignage est obscur et bien terrestre encore ; en effet, Jean n’a point dit : Celui-ci est le Fils unique de Dieu ; il a dit : « Voici celui dont je vous disais : Celui qui est venu après moi, est avant moi, parce qu’il est plus ancien que moi ». De même que les mères des petits oiseaux ne montrent pas tout d’un coup, ni dans un seul jour à leurs petits la manière de voler, mais qu’au commencement elles ne font que les faire sortir de leur nid, les laissent ensuite reposer, puis les remettent au vol ; et le lendemain leur font faire de plus grands efforts, les excitant de la sorte peu à peu et insensiblement à s’élever à une hauteur convenable : ainsi le bienheureux Jean-Baptiste n’amène pas sur-le-champ les Juifs à ce qu’il y a de plus sublime, mais il commence par les élever un peu de terre, en leur disant que Jésus-Christ lui est supérieur. Ce n’était pas peu en effet que ses auditeurs pussent croire que celui quine s’était point encore fait voir, et qui n’avait point opéré de miracles, était supérieur à Jean cet homme si illustre et si admirable, vers qui tout le peuple accourait, et qu’on regardait comme un ange.

Ainsi il tâchait d’abord, et s’efforçait de persuader à ses auditeurs que celui dont il rendait témoignage, était plus grand que le témoin ; que celui qui devait venir était au-dessus de celui qui était venu ; et que l’inconnu surpassait l’homme célèbre. Voyez avec quelle prudence Jean-Baptiste rend témoignage ! non seulement il montre Jésus, lorsqu’il est présent ; mais il le prédit avant qu’il paraisse. Car telle est l’allusion renfermée dans ces paroles : « Voici celui dont je vous disais ». C’est ainsi que, selon saint Matthieu, il disait à tous ceux qui venaient à lui : « Pour moi, je vous a baptise dans l’eau ; mais il en doit venir un autre qu’est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers ». (Mat 3,11 ; Mrc 1,7 ; Luc 3,17) Pourquoi donc a-t-il ainsi parlé, avant que Jésus vînt?.C’est afin que quand il paraîtrait, son témoignage trouvât créance, les esprits y étant disposés par les discours tenus auparavant à son sujet, et que le vil vêtement qu’il portait ne nuisît pas à son crédit. Si les Juifs n’eussent rien ouï-dire de Jésus-Christ, avant de le voir, s’ils n’eussent reçu qu’en le voyant ce grand et admirable témoignage, la simplicité et la pauvreté de ses habits aurait sans doute fait tort à la majesté de sa parole. En effet, Jésus-Christ marchait dans les rues si simplement et si pauvrement vêtu, que les femmes de Samarie, les femmes de mauvaise vie, les publicains, tous osaient librement et hardiment l’approcher et lui parler.

3. Si les Juifs donc ; comme je l’ai dit, avaient entendu ces paroles, et vu sa personne en même temps, ils auraient ri du témoignage de Jean-Baptiste ; mais ayant souvent entendu ce témoignage avant la venue de Jésus-Christ, et ce qu’ils en avaient ouï dire leur ayant inspiré le désir de le voir, tout le contraire est arrivé : ils ont pu voir ce Sauveur annoncé, sans rejeter sa doctrine, et la foi qu’ils ont eue en lui sur ce qu’ils en avaient ouï dire le leur a fait regarder comme plus grand encore.

Ces paroles : « Celui qui doit venir après moi », signifient : celui qui doit prêcher, et non pas naître, après moi. Saint Matthieu le déclare, en disant : « Il vient un homme après moi » ; où il ne parle point de la naissance du Fils de Marie ; mais de sa venue pour prêcher. En effet, si l’évangéliste eût voulu parler de sa naissance, il ne se serait pas servi d’un temps présent, mais d’un temps passé ; il n’aurait pas dit : « Il vient », mais : « Il est venu ». Car Jésus-Christ était déjà né, lorsque Jean-Baptiste disait ces choses.

Mais que veut dire ce mot : « Il est avant moi » ? Entendez : il est plus illustre et plus célèbre que moi. De plus, quoique je sois venu prêcher le premier, ne croyez pas pour cela que je sois plus grand que lui : je suis de beaucoup inférieur à lui, et si inférieur, que je ne suis pas digne d’être même regardé comme son serviteur. Et c’est là ce que signifient ces paroles : « Il est avant moi » : idée que saint Matthieu exprime autrement, en disant : « Et je ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers
Saint Matthieu, que cite le saint Docteur, dit : « Et je ne suis pu digne de porter ses souliers ». Mais saint Marc et saint Luc disent : « de dénouer le cordon de ses souliers ». (Mrc 1, 7 ; Luc 3,16) Tout revient au même. La différence ne doit point arrêter.
 ». (Mat 3,11) Or que ces paroles : « Il est avant ; moi », ne s’entendent point de la naissance de Jésus-Christ, celles qui suivent le montrent visiblement : si Jean-Baptiste avait voulu qu’elles s’entendissent de la naissance, il lui eût été inutile d’ajouter : « Parce qu’il est plus ancien que moi ». Qui en effet eût été assez stupide et assez fou pour ignorer que celui qui était né avant lui était plus ancien que lui ? Que si l’on entend ces paroles, de cette existence qui est avant les siècles, elles ne signifient autre chose que ceci : « Celui qui vient après moi, est avant moi » ; autrement il aurait parlé inconsidérément, et ce serait en vain qu’il aurait produit la raison de cette ancienneté. Encore une fois, s’il avait voulu parler de la naissance, il devait construire sa phrase d’une autre façon, et dire : « Celui qui vient après moi, est plus ancien que moi, parce qu’il est né avant moi » : car que quelqu’un soit avant, on en peut justement donner cette raison, qu’il est né le premier ; mais on n’établit point qu’une personne est née avant une autre en disant qu’elle est la première.

Ce que nous disons là est juste et bien fondé, vous le savez tous : c’est des choses obscures, qu’il faut donner la raison et l’explication, et non de celles qui sont claires et évidentes. Si ce discours tombait sur la naissance, il n’y aurait ni doute, ni difficulté à admettre que le premier est le premier né mais comme Jean parle de la dignité et de la prééminence, il a raison d’ôter la difficulté qui y paraissait. Effectivement, il est vraisemblable que plusieurs auraient eu des doutes, et n’auraient pu concevoir comment et pour quelle raison celui qui est venu après, est avant, c’est-à-dire, est plus honorable. Voilà pourquoi Jean-Baptiste en donne aussitôt la raison : c’est parce que, dit-il, « il est plus ancien que moi » : Ce n’est pas, dit-il, que, me trouvant d’abord devant lui, il ait réussi à prendre le pas sur moi : mais il est plus ancien que moi, quoiqu’il vienne après moi.

Mais comment, direz-vous, si Jean a en vue l’éclatant avènement du Christ et la gloire qui doit l’accompagner, parle-t-il d’une chose qui n’était point encore, comme si déjà elle était arrivée ? car il ne dit pas : il sera, mais il est c’est parce que depuis la plus haute antiquité les prophètes étaient dans l’usage d’annoncer les choses futures, comme si elles étaient déjà accomplies. Isaïe, parlant de la mort de Jésus-Christ, n’a point dit : « Il sera mené à la mort comme une brebis qu’on va égorger » : ce qui devait arriver ; mais : « Il a été mené à la mort comme une brebis qu’on va égorger
Il faut observer que c’est ici la leçon des Septante. Notre Vulgate dit : « Il sera mené à la mort ».
 ». (Isa 53,7, 70) Et toutefois il ne s’était point encore incarné ; mais le prophète raconte ce qui devait arriver, comme étant déjà accompli. Et David, prédisant le crucifiement, n’a point dit : ils perceront mes mains et mes pieds ; mais : « Ils ont percé mes mains et mes pieds ». Et : « ils ont partagé entr’eux mes habits, et ils ont jeté le sort sur ma robe ». (Psa 22,18-19) Et parlant du traître Judas, qui n’était point né encore, il dit. « Celui qui mangeait avec moi, a fait éclater sa trahison contre moi ». (Psa 41,10) De même, rapportant ce qui s’est passé, lorsqu’il était attaché sur la croix, il dit : « Ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture, et dans ma soif ils m’ont présenté du vinaigre à boire ». (Psa 69,26)

4. Voulez-vous que nous vous apportions encore d’autres autorités, ou celles-là vous suffisent-elles ? pour moi, je le crois. Si nous n’avons pas donné toute son étendue au sujet que nous venons d’examiner, du moins nous l’avons suffisamment approfondi. Et certes il n’y a pas un moindre travail à ceci qu’à cela, et nous craindrions de vous ennuyer, si nous vous arrêtions plus longtemps sur cette question. Finissons donc : cela est juste. Mais par où finirons-nous le mieux ? C’est en rendant à Dieu la gloire qui lui est due, et cela, non seulement par nos paroles, mais encore plus par nos œuvres.

Que votre lumière luise, dit Jésus-Christ, « afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et « qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux ». (Mat 5,16) Rien en effet n’est plus brillant, mes chers frères, qu’une vie bien réglée. Le sage le déclare : « La voie des justes », dit-il, « brillera comme la lumière ». (Pro 4,18) Certes, elle éclairera non seulement ceux qui allument leurs lampes par leurs bonnes œuvres, et qui marchent dans la voie droite, mais encore tous leurs voisins : mettons donc de l’huile dans ces lampes, afin que le feu en soit plus vif et la lumière plus abondante. Ce n’est pas seulement aujourd’hui que cette huile a une grande force, elle a fait aussi merveilleusement éclater la vertu de ceux qui ont vécu au temps des sacrifices. C’est pourquoi Dieu dit : « C’est l’huile
Saint Chrysostome lit ici ελαιον (huile) et non ελεον (miséricorde) : ces deux mots se prononçant de même, la confusion s’explique aisément. Au reste, le sens est le même puisque l’huile est prise dans l’Écriture pour le symbole de la miséricorde. Voyez, dans le commentaire sur saint Matthieu, l’explication de la parabole des dix vierges. (Chap 25)
que je veux, et non le sacrifice ». (Ose 6,6 ; Mat 9,13) Et en vérité, rien de plus juste. L’autel des sacrifices était inanimé, mais notre autel est animé ; le feu consumait tout, tout se réduisait en cendres et se dissipait, la fumée s’évanouissait dans l’air : mais ici, il n’arrive rien de semblable ; il se produit d’autres fruits. C’est ce que déclare saint Paul, lorsque, décrivant les trésors de charité des Corinthiens, il dit : « Cette obligation, dont nous sommes les ministres, ne supplée pas seulement aux besoins des saints ; mais elle est riche et abondante envers Dieu, par le grand nombre d’actions de grâces qu’elle lui fait rendre ». Et encore : « Parce que ces saints se portent à glorifier Dieu de la soumission que vous témoignez à l’Évangile de Jésus-Christ, et de la bonté avec laquelle vous faites part de vos biens, soit à eux, soit à tous les autres, et à témoigner par les prières qu’ils font pour vous, l’amour qu’ils vous portent ». (2Co 9,12-14) Ne voyez-vous pas qu’ici l’offrande aboutit à des actions de grâces, à un tribut d’hommages, à des prières continuelles de la part des pauvres secourus, à un redoublement de charité ?

Sacrifions donc, mes chers enfants, sacrifions tous les jours sur ces autels. Ce sacrifice est plus excellent que les prières, que le jeûne et mainte autre pratique, pourvu qu’on le fasse d’un bien acquis légitimement par un honnête travail, et qui ne soit point souillé d’avarice, de rapine ou de violence. Telles sont les oblations que Dieu reçoit ; il hait, il rejette les autres. Il ne veut pas qu’on l’honore au détriment d’autrui ; un pareil sacrifice est impur et profane ; il irritera plutôt Dieu qu’il ne l’apaisera. C’est pourquoi nous devons apporter tous nos soins et toute notre vigilance à ne pas outrager, sous prétexte d’hommage, celui que nous voulons honorer. Si Caïn, pour avoir offert à Dieu la moindre et la plus vile partie de ses biens (Gen. 4), sans toutefois avoir fait tort à personne, fut puni, ne recevront-ils pas un plus rigoureux châtiment, ceux qui lui présenteront les fruits de leurs rapines et de leur avarice ? Si Dieu nous a donné ce précepte, c’est pour que nous fassions l’aumône au prochain, et non pour que nous l’opprimions. Celui qui ravit le bien d’autrui et le donne à un autre, celui-là n’est point miséricordieux, mais injuste et souverainement criminel. Comme donc on ne tire pas de l’huile d’une pierre, la cruauté de même ne produit pas l’humanité. On ne peut pas appeler aumône ce qui sort de cette source impure.

Je vous conjure donc, mes frères, de n’être point seulement zélés et attentifs à donner l’aumône, mais encore de ne pas la faire au préjudice du prochain. Car « si l’un prie et que l’autre maudisse, de qui Dieu exaucera-t-il la voix ? » (Sir 34,29) Si nous sommes ainsi vigilants sur nous-mêmes, nous pourrons, par la grâce de Dieu, obtenir ses bontés, sa clémence, sa miséricorde, la rémission de tous les péchés que nous avons commis pendant notre vie, et éviter le fleuve de feu. Fasse le ciel que nous nous en garantissions tous, et que tous nous entrions dans lé royaume des cieux, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIV.

ET NOUS AVONS TOUS REÇU DE SA PLÉNITUDE, ET GRACE POUR GRACE. (VERSET 16)

ANALYSE.

  • 1. Ce que nous avons reçu de la plénitude de Jésus-Christ:
  • 2. Différence entre l’ancienne et la nouvelle Loi.— Signification de ces paroles : Grâce pour grâce.— Dieu nous prévient toujours de ses bienfaits.
  • 3 et 4. Les figures de l’Ancien Testament ont en leur accomplissement dans le Nouveau.— Explication de quelques-unes de ces figurés.— Dans les combats publics on n’excite point à la course ceux qui se sont laissé renverser, mais seulement les braves athlètes.— Au contraire, dans les combats spirituels on exhorte, on anime indifféremment les uns et les autres, parce que ceux qui sont tombés, peuvent se relever, et remporter encore la victoire.— L’amertume des remèdes ne doit décourager ni rebuter personne : leur utilité se montrera dans la suite. — Les pécheurs et les justes même, tous ont besoin de remèdes, de corrections et de bons avis.

1. Nous disions dernièrement, mes frères, que Jean-Baptiste ; pour lever les doutes de ceux qui se demanderaient comment Jésus-Christ, venu après lui pour prêcher, pouvait être plus ancien et plus illustre que lui, avait ajouté ces mots : « Parce qu’il est plus ancien a que moi ». C’est là une des raisons ; mais il en ajoute une autre que nous avons maintenant à vous expliquer. La voici : « Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce ». Et après celle-là il en ajoute encore une autre : « Car la loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité a été apportée par Jésus-Christ (17) ».

Que signifient ces paroles, direz-vous : « Nous avons tous reçu de sa plénitude ? » C’est à quoi je dois d’abord m’attacher. Donner, pour lui, veut-il dire, ce n’est point partager, il est lui-même le principe et la source de tous les biens ; il est la vie même, la lumière même, la vérité même ; il ne retient pas en lui-même ses trésors, mais il les répand sur tous les autres ; et après qu’il les a répandus, il demeure plein ; après qu’il a donné, aux autres, il n’à rien de moins ; mais il prodigue ses biens, toujours il les répand, et en les répandant avec profusion sur les autres, il demeure dans la même perfection, dans la même plénitude. Ce que j’en ai moi-même n’est qu’une petite portion que j’ai reçue d’un autre, et la moindre partie du tout, et comme une goutte d’eau si on la compare à cette ineffable source, à cette mer immense.

Mais cette comparaison même n’explique point assez ce que nous tâchons de vous faire entendre. Car si vous puisez dans la mer une goutte d’eau, dès lors vous l’avez diminuée, quoique cette diminution soit imperceptible aux yeux. Or, on ne peut pas dire la même chose de cette source ; quelque quantité d’eau que vous y puisiez, elle demeure néanmoins entière et ne souffre aucune diminution. C’est pourquoi il faut prendre un autre exemple ; Irais il est encore faible et ne suffit pas pour représenter ce que nous voudrions décrire ; toutefois il nous achemine mieux que l’autre à l’idée dont il s’agit. Supposons un foyer où l’on allume mille, deux mille, trois mille flambeaux, et beaucoup plus encore ; ce feu, après avoir communiqué sa lumière et sa vertu à tous ces milliers de flambeaux, ne demeure-t-il pas plein et entier ? Personne ne l’ignore. Que si parmi les corps, choses divisibles, que le partage diminue, on en trouve qui peuvent donner du leur aux autres, sans souffrir de diminution, à combien plus forte raison en sera-t-il de même pour l’Être incorporel et impérissable ? Car s’il n’y a pas nécessairement partage quand la chose communiquée est une substance corporelle, lorsqu’on parle d’une vertu, et d’une vertu provenant d’une substance incorporelle, n’est-il pas plus évident encore qu’elle ne doit subir aucune division ? Voilà pourquoi saint Jean dit : « Nous avons « tous reçu de sa plénitude », et joint son témoignage à celui de Jean-Baptiste. Car ce n’est pas le précurseur, mais l’Apôtre qui dit ces paroles : « Nous avons tous reçu de sa plénitude ». Et voici ce qu’il veut dire par là. Ne croyez pas que nous, qui avons demeuré longtemps avec Jésus-Christ, et mangé à sa table, nous rendions témoignage de lui par faveur et par complaisance. Jean-Baptiste, qui ne l’avait point vu ni rencontré avant de le baptiser, le voyant alors avec les autres, s’est écrié : « Il est plus ancien que moi ». Mais nous, tous les douze, les trois cents personnes, cinq cents, trois mille, cinq mille, plusieurs milliers de Juifs, toute la multitude des fidèles, qui a été alors, qui est maintenant, et qui sera, nous avons tous reçu de sa plénitude.

Mais qu’avons-nous reçu ? « Grâce pour grâce ». Quelle grâce, pour quelle grâce ? Nous avons reçu la, nouvelle grâce pour l’antienne. Comme il y avait une justice et une justice : « Pour ce qui est », dit saint Paul, « de la justice de la loi, ayant mené une vie irréprochable » (Phi 3,6), il y a aussi une foi et une foi : « De la foi dans la foi » (Rom 1,17), une adoption et une adoption : « À qui appartient l’adoption » (Rom 9,4), dit le même apôtre. Il y a aussi, selon lui, deux gloires : « Si le ministère qui devait finir a été glorieux, celui qui durera » toujours « le doit être beaucoup davantage » (2Co 3,11) ; et deux lois, car il dit encore : « La loi de l’esprit de vie m’a délivré ». (Rom 8,2) ; et deux cultes : « Dont la servitude », c’est-à-dire le culte ; et ailleurs : « Servant Dieu en esprit ». Il y a aussi deux testaments : « Je ferai avec vous », dit le Seigneur, « une nouvelle alliance, non une alliance pareille à celle que je fis avec vos pères ». (Jer 31,31-32) Il y a aussi une sanctification et une sanctification, un baptême et un baptême, un sacrifice et un sacrifice, un temple et un temple, une circoncision et une circoncision, et de même il y a une grâce et une grâce. Mais les premières de ces choses sont en quelque sorte la figure, celles-ci sont la vérité : ces mots sont homonymes, mais ils ne sont pas synonymes ; c’est ainsi que, dans les images, une figure dessinée avec du noir sur du blanc s’appelle homme, tout aussi bien que l’homme peint au naturel avec les couleurs convenables. De même les statues, qu’elles soient d’or ou de terre cuite, on les appelle également statues ; mais d’une part il n’y a qu’une figure, de l’autre se trouve la vérité.

2. De la seule conformité des noms, ne concluez donc pas, que les choses soient les mêmes, ni davantage qu’elles soient différentes. Les figures anciennes, en tant que figures, avaient quelque chose de la vérité, mais l’ombre dont elles restaient couvertes les rendaient inférieures à la vérité proprement dite. Quelle différence donc y a-t-il entre ces deux ordres de choses ? Voulez-vous que nous l’examinions dans une ou deux de celles que j’ai rapportées ci-dessus ? par là vous connaîtrez parfaitement toutes les autres. Nous verrons que celles-là contenaient des lois et des préceptes pour des enfants ; que celles-ci sont faites pour des hommes mûrs et forts ; que celles-là étaient données comme pour former des hommes ; que celles-ci sont établies comme pour faire des anges. Par où commencerons-nous donc ? Souhaitez-vous que ce soit par l’adoption ? Quelle différence y a-t-il entre l’ancienne et la nouvelle ? La première n’était qu’une prérogative nominale, la seconde est réelle et véritable. De celle-là il est écrit : « J’ai dit : vous êtes des Dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut ». (Psa 82,6) Mais de celle-ci : « Ils sont nés de Dieu même ». (Jn 1,13) Comment, de quelle façon ? « C’est par l’eau de la renaissance, et par le renouvellement du Saint-Esprit ». (Tit 3,5) Et certes, les Juifs, quoiqu’appelés enfants de Dieu, avaient encore l’esprit de servitude ; ils demeuraient esclaves, tout en étant honoris du nom d’enfants : mais nous, devenus libres, nous avons reçu l’honneur d’être faits enfants de Dieu ; non de nom, mais réellement et de fait : et c’est là ce que nous déclare saint Paul, en disant : « Vous, n’avez point reçu l’esprit de servitude pour vous conduire encore par la crainte : mais vous avez reçu l’esprit de l’adoption des enfants, par lequel nous « crions : Mon père, mon père ». (Rom 8,15) En effet, c’est régénérés par la vertu d’en haut, et comme entièrement renouvelés, que nous avons été appelés enfants de Dieu.

Mais si l’on apprend quelle était la mesure de leur sainteté, en quoi ils la faisaient consister : si l’on considère ce qu’est le Juif, ce qu’est le chrétien, on y trouvera encore bien de la différence. Les Juifs, quand ils n’adoraient pas les idoles, quand ils ne commettaient ni fornications, ni adultères, étaient appelés saints ; mais nous, nous devenons saints, non pour nous être seulement abstenus de ces vices, mais par la possession des plus éminentes vertus. Ce don, nous l’acquérons premièrement par la descente du Saint-Esprit en nous, et ensuite par une vie beaucoup plus excellente que celle du Juif. Mais, afin que vous ne croyiez pas que je vous parle ainsi par ostentation, écoutez ce que leur dit l’Écriture : « Gardez-vous de laver et de purifier vos enfants, parce que vous êtes un peuple saint
Saint Chrysostome cite ici de mémoire, ou il ne prend que la substance de ce passage ; car il est autrement dans, les Septante et dans la Vulgate, où on peut le voir au lieu cité.
 ». (Deu 18,10) S’abstenir du culte des idoles, c’était donc là en quoi, consistait leur sainteté, mais il n’en est pas ainsi de nous : « Il faut être saint de corps et d’esprit » (I. Cor 7,34) : il faut « tâcher d’avoir la paix et de vivre dans la sainteté, sans laquelle nul ne verra Dieu ». (Heb 12,14) Et : « Achever l’œuvre de notre sanctification dans la crainte de Dieu ». (2Co 7,1) Le nom de « saint » n’a pas la même signification appliqué à tous. Bien est appelé saint, mais non comme nous. Faites attention à ce que dit le prophète quand il entendit les séraphins prononcer ce nom « Malheur à moi, que je suis malheureux, parce qu’étant homme, j’ai des lèvres impures et que j’habite au milieu d’un peuple qui a aussi des lèvres souillées ». (Isa 6,5, LXX) Voilà comme Isaïe parle de lui-même, quoiqu’il fût pur et saint : mais pour nous, si nous comparons notre sainteté à cette sainteté qui habite dans les cieux, nous sommes impurs. Les anges sont saints, les archanges, les chérubins et les séraphins sont saints : mais il y a encore une autre sainteté supérieure à celle de ces puissances célestes non moins qu’à la nôtre. Je pourrais parcourir ainsi les différences de toutes les autres saintetés, mais je m’aperçois que mon discours est déjà trop long ; c’est pourquoi, sans nous arrêter davantage à cette recherche, nous la laisserons à votre examen. Vous pouvez, quand vous serez dans vos maisons, vous rappelant ce que nous venons de vous faire observer, envisager cette différence et l’étendre à tout le reste : « Donnez une occasion au sage », dit l’Écriture, et il deviendra encore plus sage ». (Pro 9,9) Nous avons commencé, ce sera maintenant à vous de finir.

Poursuivons notre discours. L’évangéliste ayant dit : « Nous avons tous reçu de sa plénitude », ajoute : « Et grâce pour grâce ». Par où il nous fait connaître que les Juifs ont aussi été sauvés par la grâce. Car, dit le Seigneur, ce n’est pas parce que vous vous êtes multipliés que je vous ai choisis, mais c’est à cause de vos pères. Si ce n’est donc pas pour leurs propres mérites que Dieu les a choisis, il est évident que c’est par la grâce qu’ils ont reçu cet honneur. Et nous aussi nous avons été sauvés par la grâce, mais non de la même manière. Nous ne l’avons pas été par les mêmes voies, mais par des moyens beaucoup plus grands – et plus sublimes. C’est pourquoi la grâce que nous avons reçue n’est pas la même que la leur. Nous n’avons pas seulement reçu la rémission de nos péchés ; en quoi il n’y a nulle différence entre eux et nous, également pécheurs : mais Dieu nous donne aussi la justice, la sainteté, l’adoption, la grâce du Saint-Esprit avec plus de magnificence et d’abondance. C’est cette grâce qui nous rend chers et agréables à Dieu, non plus comme de simples serviteurs, mais comme étant ses enfants et ses amis. Voilà pourquoi saint Jean dit : « Grâce pour grâce ».

Les lois et les cérémonies légales étaient aussi des grâces : comme c’en est une encore d’avoir été tiré du néant. Car ce n’est point là une grâce de nos mérites précédents : comment cela se pourrait-il, puisque nous n’étions pas ? mais Dieu nous prévient toujours de ses bienfaits. Et non seulement notre création est une grâce, mais c’en est encore une que Dieu ait donné aux hommes qu’il a créés la connaissance de ce qu’ils doivent faire et ne point faire ; et que cette loi, nous la trouvions dans la nature : que dans nous il ait placé l’incorruptible tribunal de la conscience ; c’est une très-grande grâce et un effet de son ineffable bonté. C’est encore une grâce d’avoir rétabli par la loi écrite la loi naturelle que nous avions violée ; car la conséquence naturelle eût été le supplice et la vengeance de ceux qui avaient défiguré la loi une fois donnée. Cependant Dieu ne l’a point fait ; mais il leur a fourni les moyens de se corriger, il leur a accordé le pardon, qu’il ne leur devait point, par un pur effet de sa grâce et de sa miséricorde. Que ce fut là un pur don de sa miséricorde et de sa grâce, David nous l’apprend ; écoutez ce qu’il dit : « Le Seigneur fait ressentir les effets de sa miséricorde, et il fait justice à tous ceux qui souffrent l’injustice et la violence ; il a fait connaître ses voies à Moïse et « ses volontés aux enfants d’Israël ». (Psa 103,6-7) Et derechef : « Le Seigneur est plein de douceur et de droiture, c’est pour cela qu’il donnera à ceux qui pèchent la loi qu’ils doivent suivre dans leur conduite ». (Psa 25,9)

3. La loi que le Seigneur nous a donnée est donc l’ouvrage de sa miséricorde, de sa compassion, de sa grâce. C’est pourquoi saint Jean ayant dit : « Grâce pour grâce », insiste avec plus de force sur la grandeur de ses dons, et il ajoute : « La loi a été donnée par Moïse ; mais la grâce et la vérité a été apportée par Jésus-Christ ». Considérez avec quelle douceur et quel ménagement Jean-Baptiste et le disciple élèvent peu à peu, et par une seule parole, leurs auditeurs à la plus haute connaissance ; après les y avoir préparés par ce qu’il y a de plus simple et de plus bas. Jean-Baptiste commence par comparer avec lui-même celui qui, sans comparaison, surpasse tous les autres ; mais ensuite il fait connaître son excellence, en disant : « Celui-ci est avant moi », et ajoutant après : « Il est plus ancien que moi ». Le disciple a fait quelque chose de plus ; mais il est pourtant demeuré au-dessous de ce que demandait la dignité de Fils unique. Car il ne le compare pas à Jean-Baptiste, mais à celui que les Juifs admiraient plus Jean-Baptiste, c’est-à-dire à Moïse. « La loi », dit-il, « a été donnée par Moïse : mais la grâce et la vérité a été apportée par Jésus-Christ ». Voyez, mes frères, voyez sa prudence, il ne fait ni comparaison, ni examen des personnes, mais des choses. Comme les choses que Jésus-Christ avait opérées se montraient visiblement beaucoup plus grandes, nécessairement aussi les plus aveugles devaient-ils consentir au témoignage qui lui était rendu : alors, en effet, que les œuvres mêmes, qu’on ne peut soupçonner ni de flatterie, ni d’envie, ou de haine, parlent et rendent témoignage ; quelque prévenus que soient ceux qui les voient, ils ne peuvent les nier, tant ce témoignage est sûr et certain : car elles demeurent à tous les yeux telles qu’elles ont été faites : c’est pourquoi elles sont au-dessus de tout soupçon et de toute réplique.

Mais observez, mes frères, combien l’évangéliste a soin de ménager les esprits de ses auditeurs, de manière à ne pas choquer même les plus faibles. Il n’entasse point les paroles pour faire ressortir la supériorité que l’un a sur l’autre ; mais en opposant la grâce et la vérité à la loi, et ce mot : « A été apportée », à celui-ci : « A été donnée », il montre la différence des choses par leur simple dénomination. Cette différence est grande, car ces mots : « A été donnée », marquent un ministre qui donne ce qu’il a reçu à ceux à qui il lui a été ordonné de le transmettre : mais ceux-ci : « La grâce et la vérité a été apportée », désignent un roi qui remet les péchés par sa puissance et par son autorité, et qui dispose lui-même de ses dons. Voilà pourquoi il disait « Vos péchés vous seront remis ». Et encore : « Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés, il dit au paralytique : Levez-vous, je vous le commande, emportez votre lit, et allez-vous-en en votre maison ». (Mrc 2,9-11)

Ne voyez-vous pas de quelle manière la grâce est apportée par Jésus-Christ ? voyez aussi comment il a apporté la vérité. Ses paroles, ce qu’il a fait à l’égard du larron, le don du – baptême, la grâce du Saint-Esprit qui nous est donnée par lui, et plusieurs autres choses, montrent visiblement la grâce.

Maintenant, si nous étudions le sens des figures, nous découvrirons plus manifestement la vérité que Jésus-Christ a apportée. Car ce qui devait avoir son accomplissement dans le Nouveau Testament, des figures l’avaient marqué à l’avance autant qu’il appartient à des figures, et Jésus-Christ venant au monde les a accomplies. Examinons donc ces figures dans un petit nombre d’exemples : car le temps ne nous permet pas d’épuiser ce sujet. Le petit nombre de celles que je vais expliquer vous donnera l’intelligence des autres. Voulez-vous que nous commencions par celles qui regardent la Passion de Notre-Seigneur ? Que dit la figure ? « Prenez un agneau pour chaque maison, immolez-le et faites comme le Seigneur vous l’a prescrit, et vous le commande ». (Exo 12,3) Jésus-Christ ne parle pas de même, il ne commande pas de faire cela, mais il s’offre et s’immole lui-même à son Père comme une hostie.

4. Voyez, mes frères, comment la figure a été donnée par Moïse, et la vérité a été apportée par Jésus-Christ. Et encore : sur le mont Sinai, lorsque les Amalécites vinrent attaquer les Hébreux, les bras de Moïse étaient soutenus des deux côtés par Hor et Aaron (Exo 17), mais Jésus-Christ a tenu lui-même ses mains étendues sur la croix. En quoi vous voyez comment la figure a été donnée et la vérité a été apportée. La loi disait : « Maudit quiconque ne demeure pas ferme dans ce qui « est écrit dans ce livre
Autrement : Maudit celui quine demeure pas ferme dans les ordonnances de cette Loi. Vulg.
 ». (Deu 27,26, LXX) Mais que dit la, grâce ? « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ». (Mat 11,23) Et saint Paul : « Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, s’étant rendu lui-même malédiction pour nous ». (Gal 3,13) Puisque nous jouissons donc d’une si grande grâce, et de la vérité, je vous en conjure, mes chers frères, prenons garde que la grandeur de ce don ne nous rende plus lâches et plus paresseux. Plus est grand l’honneur que nous avons reçu, plus aussi doit être grande notre vertu. Celui qui, ayant peu reçu, rapporte peu, n’est pas beaucoup à blâmer mais on jugera digne du plus grand supplice celui qui, élevé au plus haut degré d’honneur, ne fait ensuite rien que de bas et de méprisable.

Mais, à Dieu ne plaise que nous ayons jamais à craindre pour vous rien de semblable : au contraire, nous avons dans le Seigneur cette ferme confiance que vos âmes, comme portées par des ailes, se sont absolument détachées de la terre et élevées jusque dans le ciel, et que, quoique vous demeuriez encore dans ce monde, vous ne vous occupez nullement de ce qui s’y passe. Toutefois, avec cette bonne confiance, nous ne cessons pas de vous réitérer souvent les mêmes avis. Ainsi, dans les combats publics, les spectateurs ne s’attachent qu’à encourager ces braves athlètes qui luttent et courent vaillamment, et ils ne disent mot à ceux qui se sont laissé renverser et jeter par terre ; ils savent que leurs exhortations n’auraient pas le pouvoir de relever ceux qui se sont une fois exclus de la victoire, et ne perdent point leur peine à les réprimander : ici, dans ces combats spirituels, il y a toujours à espérer, non seulement de vous qui veillez et vous tenez sur vos gardes, mais encore de ceux qui sont tombés, s’ils veulent se relever et changer de vie. Voilà donc pourquoi nous mettons tout en œuvre : nous usons de prières, d’exhortations, de reproches, de réprimandes, de louanges, pour opérer votre salut.

Ne trouvez donc pas mauvais qu’on vous exhorte souvent à mener une vie simple et honnête. Nos exhortations ne sont point des imputations de négligence ; elles attestent seulement les bonnes espérances que nous avons pour vous. Au reste, ce que nous disons et ce que nous avons encore à dire ne vous regarde pas seuls, mais nous aussi. Nous aussi, nous avons besoin des mêmes leçons : quoiqu’elles soient dans notre bouche, ce n’est pas à dire qu’elles ne nous regardent point. La prédication corrige le pécheur, et elle éloigne de plus en plus du péché l’homme de bien qui en est exempt. Et certes, nous-mêmes, nous ne sommes pas sans péché. La médecine nous est commune, les remèdes nous sont également offerts à tous, mais la guérison dépend de notre volonté. Celui qui use du remède comme il faut, recouvre la santé ; celui qui n’applique point de remède à sa plaie, augmente le mal et marche à sa ruine. Gardons-nous donc de murmurer du traitement : au contraire, il faut nous en réjouir, quand la prédication nous causerait d’amères douleurs le fruit n’en sera que plus délicieux. N’oublions, n’omettons rien, pour arriver à la vie éternelle, exempts des plaies et des blessures que les dents du péché font à l’âme ; afin que nous étant rendus dignes de paraître devant Jésus-Christ, nous ne soyons pas en ce terrible jour, livrés aux puissances cruelles et vengeresses, mais à celles qui nous introduiront dans l’héritage des cieux, qui est préparé pour ceux qui aiment Dieu. Je le prie de nous en faire part à nous tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; à qui soit, la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XV.

NUL N’A JAMAIS VU DIEU : LE FILS UNIQUE, QUI EST DANS LE SEIN DU PÈRE, EST, CELUI QUI EN A DONNÉ LA CONNAISSANCE. (VERSET 18)

ANALYSE.

  • 1. Personne n’a jamais vu Dieu dans sa substance.
  • 2 et 3. Jésus-Christ connaît parfaitement le Père parce qu’il est dans son sein. – Dispute contre les Ariens et tous les autres hé rétiques qui ont combattu la Divinité, de Jésus-Christ. – Ce que Jésus-Christ nous a fait connaître de plus que les prophètes et Moïse. – Les chrétiens ne sont tous qu’un seul corps, ce qui est le plus grand, lien de l’amitié.

1. Ce n’est pas la volonté de Dieu que nous écoutions seulement les mots et les paroles de la sainte Écriture : nous devons encore en méditer profondément le sens. C’est pour cette raison que le bienheureux. David a mis à plusieurs de ses psaumes cette inscription : « Pour l’intelligence », et qu’il disait : « Ôtez le voile qui est sur mes yeux, et je considérerai les merveilles qui sont enfermées dans votre loi ». (Psa 119,18) Après lui, son fils Salomon nous apprend qu’il faut désirer la sagesse avec le même empressement qu’on recherche l’argent, ou plutôt qu’il faut l’estimer plus que l’or. Le Seigneur exhorte les Juifs à examiner avec soin les Écritures (Jn 5,39), et nous invite à en faire notre plus grande étude il n’aurait pas parlé de la sorte si, pour les entendre, il n’y avait qu’à les lire. Personne, en effet, ne s’avisera d’examiner attentivement ce qui se fait connaître au moment qu’il se présente aux yeux, mais seulement ce qui est obscur, et ce qui a besoin d’un long examen il appelle les Écritures un trésor caché, pour nous exciter à le chercher.

Je dis ceci, mes frères, afin que nous n’abordions pas légèrement et négligemment les saintes Écritures : je le dis, afin que vous les écoutiez avec beaucoup d’attention. Si on les écoute sans préparation, sans attention, et si l’on n’en prend que la lettre, on se formera de Dieu bien d’absurdes idées : on le croira homme, on croira qu’il est d’airain, colère, furieux, et l’on adoptera bien d’autres dogmes encore pires. Mais si l’on en pénètre l’esprit, si l’on entre dans leur profondeur, on sera bien éloigné de ces ridicules opinions.

Par exemple, dans les paroles qu’on a lues, et que nous nous proposons d’expliquer, il est dit que Dieu a un hein, ce qui n’appartient qu’aux corps. Mais il n’y a personne d’assez insensé pour penser que l’Être incorporel soit un corps. Afin donc que nous prenions tout dans un sens spirituel, examinons cet endroit en remontant plus haut. « Nul », dit l’évangéliste, « n’a jamais vu Dieu » : par quel enchaînement d’idées est-il conduit à cette proposition ? Après avoir montré la magnificence des dons que nous devons à Jésus-Christ et comment ils surpassent infiniment tout ce qu’a fait Moïse, il veut enfin nous découvrir la vraie cause de la différence qui est entré eux et entre leurs dons. Moïse, en effet, étant un serviteur, a été un ministre chargé de la dispensation des moindres présents ; mais celui-ci qui est seigneur, qui est roi, fils du roi, qui est toujours avec son Père, et le voit sans cesse, nous a apporté des dons infiniment supérieurs à ceux de Moïse. Voilà pourquoi saint Jean poursuit en ces termes : « Nul n’a jamais vu Dieu ».

Que répondrons-nous donc à Isaïe qui fait si hautement retentir sa voix, en disant : « J’ai vu le Seigneur assis sur un trône sublime et élevé ? » (Isa 6,1) A Jean qui lui rend ce témoignage qu’« il a dit ces choses, lorsqu’il a vu sa gloire ? » (Jn 12,41) A Ézéchiel ? car il a vu aussi le Seigneur assis sur les chérubins (Eze. 1). A Daniel, qui dit que « l’ancien des jours s’assit ? » (Dan 7,9) Et à Moïse lui-même, qui parle ainsi à Dieu : « Montrez-vous à moi vous-même, afin que je vous voie manifestement ? » (Exo 33,13, LXX). pour avoir vu Dieu, a été appelé Israël (Gen 32,28, et 35, 10) : car Israël signifie un homme qui voit Dieu
C’est le sentiment non seulement de notre saint Docteur ici et homélie LVII, sur la Genèse, mais encore de Philon, lib de Temul et lib de proem et poem. ; d’Origène, tome V, in Joan et hom. XI in Nom. ; de saint Basile, in caput. 1 Isaiae, de saint Grégoire de Nazianze, orat. XI de Theol, de saint Augustin, lib. 16, de Civitat. Dei, chap. XXXIX. Cependant, selon le texte hébreu, Israël signifie un prince de Dieu, ou fort contre Dieu.
; d’autres aussi l’ont vu.

Pourquoi saint Jean dit-il donc : « Nul n’a jamais vu Dieu ? » C’est pour nous faire connaître que dans ces apparitions Dieu tempérait l’éclat de sa majesté, s’accommodant à la faiblesse humaine, et qu’il ne s’est jamais fait voir dans sa pure substance. Si ces hommes l’avaient vu dans sa nature même, ils ne l’auraient point vu de différentes manières, puisqu’il est simple, sans figure, sans composition, sans bornes, qu’il n’est ni assis, ni debout, et qu’il ne marche point. Ce sont là, en effet, des choses propres aux corps. Mais ce qu’il est, lui seul le connaît. Et ce que je viens de dire, Dieu le Père le déclare par la bouche d’un de ses prophètes : « C’est moi », dit-il, « qui ai instruit les prophètes par un grand nombre de visions, et ils m’ont représenté à vous sous des images différentes » (Ose 12,10) c’est-à-dire, je me suis proportionné à leur faiblesse, je ne leur ai point apparu tel que je suis.

Comme il devait venir à nous dans notre véritable chair, depuis longtemps il préparait les hommes à voir la substance de Dieu, autant qu’ils la pouvaient voir. En effet, ce que Dieu est, non seulement les prophètes, mais les anges et les archanges mêmes ne le voient pas. Interrogez-les, ils ne vous répondront rien sur la substance, mais seulement ils chanteront « Gloire soit à Dieu dans le plus haut des cieux ! que la paix règne sur la terre, et que les hommes soient chéris de Dieu ». (Luc 2,14) Si vous voulez apprendre quelque chose des chérubins et des séraphins, ils vous répondront par ce chant mystique de sanctification : « Les cieux et la terre sont remplis de sa gloire ». (Isa 6,3) Si vous vous adressez aux puissances célestes, vous n’en apprendrez autre chose, sinon que tout leur office est de louer Dieu : « Louez le Seigneur », dit l’Écriture, « vous tous qui êtes ses puissances ». (Psa 148,2) Il est donc certain que le Fils seul le voit, et de même le Saint-Esprit. Car comment la nature créée pourrait-elle voir l’Être Incréé ? Que si nous ne pouvons clairement voir aucune puissance incorporelle, quoiqu’elle soit créée (ce qui s’est vérifié souvent pour les anges) nous pourrons bien moins voir la nature incorporelle et incréée c’est pourquoi saint Paul dit aussi : « Nul des hommes ne l’a vu, et ne peut le voir ». (1Ti 6,16)

Mais est-ce là un avantage, une propriété particulière au Père seul, et que le Fils n’ait point ? Loin de nous une telle pensée : le Fils a le même avantage, la même propriété. Et si vous en doutez, écoutez saint Paul qui le déclare : « Il est », dit-il, « l’image du Dieu invisible. ». (Col 1,15) Or, celui qui est l’image du Dieu invisible, est lui-même invisible, autrement il ne serait point l’image. Que s’il dit ailleurs : « Dieu s’est manifesté dans la chair » (1Ti 3,16), ne vous en étonnez pas : la manifestation par la chair n’est pas une manifestation selon la substance. Aussi cet apôtre montre-t-il qu’il est invisible, non seulement aux hommes, mais encore aux puissances célestes ; car après avoir dit : « Il s’est manifesté dans la chair », il ajoute : « Il a paru aux anges ».

2. C’est pourquoi il a paru aux anges lorsqu’il s’est revêtu de chair : auparavant ils ne le voyaient pas de même, sa substance étant invisible pour eux-mêmes ; mais, direz-vous, comment Jésus-Christ dit-il : « Ne méprisez aucun de ces petits. Je vous déclare que leurs anges voient sans cesse la face de mon Père qui est dans les cieux ? » (Mat 18,10) Eh quoi ! Dieu a-t-il une face, et est-il enfermé dans les cieux ? Que personne ne soit assez fou pour le dire. Qu’est-ce donc qu’entend Jésus-Christ par ces paroles ? ce qu’il entend quand il dit : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qu’ils verront Dieu ». (Mat 5,8) Il parle de cette vision spirituelle qui nous est possible, de la pensée de Dieu ; de même, nous devons dire des anges, qu’étant des créatures pures et vigilantes, ils ont toujours Dieu présent et ne pensent jamais qu’à lui. C’est aussi pour cette raison qu’il dit lui-même. – « Nul ne connaît le Père que le Fils ». (Mat 11,27) Quoi donc ! sommes-nous tous dans l’ignorance ? À Dieu ne plaise ! Mais nul ne le connaît de même que le Fils. Comme donc plusieurs l’ont vu, autant que l’esprit de l’homme peut atteindre à cette vision, et que personne n’a vu sa substance, maintenant de même nous connaissons tous Dieu, mais nul ne connaît sa nature ni sa substance, sinon Celui qui est né de lui. Car, par le mot de connaissance, saint Jean entend ici une vision et une intelligence certaine, « pleine et entière », et telle due le Père l’a du Fils. « Comme mon Père me connaît », dit Jésus-Christ, « je connais a mon Père ». (Jn. x, 15) C’est pourquoi voyez et considérez, mes frères, avec quelle fermeté et quelle confiance l’évangéliste s’énonce ; ayant dit : « Nul n’a « jamais vu Dieu », il n’a point ajouté : le Fils qui l’a vu en a donné la connaissance ; mais il a dit quelque chose de plus que voir, par ces paroles : « Celui qui est dans le sein du Père ». En effet, être dans le sein du Père, c’est bien plus que voir. Celui qui seulement voit n’a pas une connaissance tout à fait pleine et parfaite de l’objet qu’il voit : mais celui qui habite dans le sein n’ignore rien. Lors donc que vous entendez ces paroles : « Nul ne connaît le Père que le Fils », ne dites point : Si le Fils connaît le Père plus que les autres, toutefois il ne le connaît pas dans sa plénitude ; car c’est pour prévenir cette objection que l’évangéliste nous fait remarquer que le Fils demeure dans le sein du Père, et que Jésus-Christ dit qu’il connaît autant le Père que le l’ère connaît le Fils. Demandez donc aux contradicteurs : Le Père connaît-il le Fils ? S’il n’est fou, il répondra : oui. Allons plus avant, faisons-lui ensuite cette demande : Le Fils voit-il et connaît-il le Père par une vision exacte et une connaissance parfaite, et connaît-il pleinement ce qu’il est ? II Nous l’avouera encore. Concluez (le là que la connaissance que le Fils a du Père est exacte, pleure et entière. Car il a dit lui-même : « Comme mon Père me connaît ; je cannais « mon l’ère ». Et ailleurs : « Personne n’a vu « Dieu, sinon Celui qui est de Dieu ». Voilà pourquoi, comme je l’ai dit, l’évangéliste fait mention du sein, nous faisant connaître à la fois, par cette seule parole, qu’il y a entre le Père et le Fils liaison étroite, unité de substance, parfaite égalité de connaissance et de puissance. Le Père n’aurait pas dans son sein quelqu’un qui serait d’une autre substance et le Fils n’oserait pas demeurer dans le sein du Père, s’il n’était qu’un serviteur et le premier venu. C’est là ce qui n’appartient qu’au Fils, qui vit familièrement avec le Père, et n’a rien de moins que lui.

Voulez-vous connaître son éternité ? écoutez ce que dit Moïse du Père : Si les Égyptiens veulent savoir, demandait-il, qui est Celui qui m’a envoyé, que leur répondrai-je ? Il eut ordre de répondre : CELUI QUI EST « m’a envoyé ». Ce mot : CELUI QUI EST, signifie que Dieu est toujours, qu’il est sans commencement, qu’il est véritablement et proprement. Il signifie encore ceci : « Il était au commencement », et montre qu’il est toujours, « qu’il « est éternel ». Ici saint Jean s’est donc servi d’une expression qui fait connaître que le Fils est sans commencement et de toute éternité dans le sein de son Père, Mais afin que la conformité de nom ne nous induise pas à croire que le Fils est du nombre de ceux qui sont fils par grâce, il met l’article qui le distingue de ceux-ci.

Que si cela ne vous suffit pas, et si vous êtes encore courbés vers la terre, écoutez ce nom qui lui est plus propre encore : c’est le nom d’UNIQUE. Si pourtant vos yeux restent encore attachés à la terre, je ne ferai pas difficulté d’employer une parole humaine en parlant de Dieu ; c’est-à-dire de me servir du mot de « sein », pourvu seulement que vous n’y attachiez pas une signification basse. Voyez-vous quelle est la providence et la bonté du Seigneur ? Dieu s’attribue des noms indignes de lui, afin qu’au moins de cette manière vous le connaissiez, et que vous ayez de lui de grands et de hauts sentiments. Et vous, vous rampez à terre ! Dites-moi, pourquoi est-il ici parlé de sein, nom charnel et grossier ? Est-ce afin que nous pensions que Dieu est un être corporel ? Dieu nous en garde ! direz-vous. Pourquoi donc ? Si par cette parole on-, ne prouve pas que le Fils est véritablement fils, et l’on n’établit pas que Dieu est un être incorporel, vainement se sert-on de ce nom « de sein » qui n’est d’aucun usage ; pourquoi donc s’en sert-on ? car je ne cesserai point de faire cette question. N’est-il pas évident qu’il est mis là pour que nous n’y attachions pas d’autre idée, sinon que Jésus-Christ est véritablement le Fils unique, et qu’il est coéternel à son Père ? « Il en a », dit l’évangéliste, « donné la connaissance ». Quelle connaissance a-t-il donnée ? « Nul n’a jamais vu Dieu ». Il n’y a qu’un seul Dieu ; mais les autres prophètes et Moise crient souvent : « Le Seigneur votre Dieu est le seul et unique Seigneur ». (Deu 6,4) Et Isaïe : « Il n’y a point eu de Dieu formé avant moi, et il n’y en aura point après moi ». (Isa 43,10)

3. Qu’est-ce que le Fils nous a donc appris de plus, lui qui est dans le sein du Père ? Qu’est-ce que le Fils unique nous a enseigné ? Premièrement, que ces choses proviennent de son opération : en second lieu, que nous avons reçu une connaissance beaucoup plus claire, et que nous connaissons que « Dieu est esprit, et qu’il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité ». (Jn 4,24) Et encore, ceci même : qu’il est impossible de voir Dieu, et que nul ne le connaît, sinon lé Fils : et que Dieu est le Père d’un vrai Fils unique, et universellement tout ce qui est dit de lui.

Or ce mot : « Il a donné la connaissance », marque cette plus claire et plus évidente connaissance, qu’il a donnée, non seulement aux Juifs, mais encore à tout le monde. Tous les Juifs n’avaient pas cru aux prophètes, mais tout l’univers s’est soumis au Fils unique de Dieu, et a cru en lui. Le mot de connaissance signifie donc ici l’évidence de la doctrine Voilà pourquoi il est appelé VERBE et Ange du grand conseil.

Puis donc que nous avons eu le bonheur de recevoir une plus belle et plus parfaite doctrine, et des connaissances plus hautes, Dieu ne nous parlant plus par les prophètes, mais par son propre Fils dans ces derniers jours (Heb 1,1), ayons une conduite beaucoup plus réglée et plus sainte, et vivons d’une manière digne d’un si grand honneur. Il serait ridicule que Jésus-Christ eût condescendu au point de ne vouloir plus nous parler par ses serviteurs, mais par lui-même, et que nous, nous ne fissions rien de plus que ceux qui sont venus avant nous. Ils ont eu Moïse pour docteur ; et nous, nous avons pour docteur le maître même de Moïse. Professons donc une philosophie digne d’un si grand honneur, et n’ayons rien de commun avec la terre. Car Jésus ne nous a apporté une doctrine du ciel, que pour y élever nos pensées, et afin que nous imitions notre docteur selon nos forces et notre capacité.

Mais, direz-vous, comment pourrions-nous être les imitateurs de Jésus-Christ ? Nous le ferons si nous rapportons tout à l’utilité publique, et si nous ne recherchons pas nos propres intérêts. Jésus-Christ, dit saint Paul, « n’a pas cherché à se satisfaire lui-même, mais comme il est écrit : les ouvrages de ceux qui vous insultaient, sont tombés sur moi. (Rom 15,3 ; Psa 69,12) Que personne donc ne cherche ses propres intérêts ». (1Co 10,24) Ainsi on cherche ses propres intérêts, si l’on a en vue le bien de son prochain : car le bien de notre prochain est notre propre bien. « Nous ne sommes tous qu’un seul corps, et nous sommes tous réciproquement membres les uns des autres » (Rom 12,5) et des portions. Ne nous regardons donc pas comme des étrangers séparés les uns des autres. Que personne ne dise : celui-là n’est point mon ami, mon parent, mon voisin, je n’ai rien de commun avec lui : sous quel prétexte irai-je chez lui ? que lui dirai-je ? Il ne vous est pas parent, il n’est point votre ami, mais il est homme de même nature que vous, il a le même maître, il est votre compagnon et il loge sous la même tente ; car il habite le même monde.

Que s’il a la même foi, voilà qu’il est votre membre. Quelle amitié peut former une plus grande union, que la parenté qui vient de l’unité de foi ? Nous ne devons point montrer seulement à l’égard les uns des autres l’attachement qui unit l’ami avec son ami ; mai : celui qui lie un membre avec un membre. El certes, vous ne trouverez pas de plus solide lien d’amitié et de parenté, ni de nœud si fort que celui-ci. Comme un membre ne saurait dire d’un autre membre du même corps : d’où me vient l’étroite liaison et la parenté que j’ai avec lui ; car en cela il y aurait du ridicule ; de même vous ne sauriez le dire de votre frère. « Car nous avons tous été baptisés dans le même esprit, pour n’être tous ensemble qu’un même corps ». (1Co 12,12) Pourquoi, peur n’être tous qu’un même corps ? afin que nous ne nous désunissions pas, et que, par cette parenté et cette mutuelle amitié, nous fassions tous ensemble les fonctions d’un seul corps. Ne méprisons donc pas notre prochain, si nous ne voulons nous mépriser nous-mêmes. « Car nul », dit l’Écriture, « ne hait sa propre chair, mais il la nourrit et l’entretient ». (Eph 5,29)

C’est pour cette raison que Dieu nous a donné ce monde pour seule maison, qu’il nous a partagé toutes choses avec égalité ; qu’il a créé un seul soleil pour éclairer tout le monde ; qu’il a étendu le ciel comme une seule tente (Psa 104,3), préparé une seule table, qui est la terre ; il a aussi préparé une autre table, beaucoup plus excellente que celle-là ; mais celle-ci encore est unique, comme le savent ceux qui participent à nos saints mystères ; il nous a octroyé à tous la même régénération spirituelle. Nous n’avons tous qu’une même patrie qui est dans le ciel : nous buvons tous un même breuvage. Point d’avantage pour le riche, point de désavantage ni d’infériorité pour le pauvre : le Seigneur a également appelé tous les hommes, et il leur a également distribué les biens charnels et les biens spirituels. D’où vient donc une si grande inégalité dans la vie ? c’est de l’avarice et de l’insolence des riches.

Mais je vous en conjure, mes frères, ne vous conduisez plus de même à l’avenir ; unis et liés tous ensemble par la communauté que Dieu a établie, et par le don qu’il nous a fait de tout ce qui nous est le plus nécessaire que les biens terrestres et périssables ne divisent pas nos cours : que les richesses et la pauvreté, la parenté charnelle, la haine, l’amitié ne puissent rompre notre union. Toutes ces choses ne sont qu’une ombre, et moins qu’une ombre pour ceux que la charité de Dieu a unis. Conservons ce lien dans sa force et sols intégrité, et nous fermerons par là tout accès aux esprits malins qui pourraient ébranler cette solide union, que je vous souhaite à tous, mes frères, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit, la gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XVI.

OR, VOICI LE TÉMOIGNAGE QUE RENDIT JEAN, LORSQUE LES JUIFS ENVOYÈRENT DE JÉRUSALEM DES PRÊTRES ET DES LÉVITES POUR LUI DEMANDER : QUI ÊTES-VOUS ? (CHAP. 1, VERS. 19, JUSQU’AU VERS. 28)

ANALYSE.

  • 1. Comment la malignité des Juifs se déclare dans les questions qu’ils adressent à saint Jean-Baptiste.
  • 2. Comment ce fidèle précurseur renvoie à Jésus-Christ la gloire que ces mêmes juifs veulent lui attribuer à lui-même – Grande opinion qu’avaient les Juifs de saint Jean-Baptiste. – Leur incrédulité à l’égard de Jésus-Christ est sans excuse et indigne de pardon. – Humilité de saint Jean-Baptiste. – Contre les Anoméens. – L’orgueil renverse toute la vertu de l’âme, et corrompt toutes les bonnes œuvres : il est le père du diable, le principe, la source et la cause de tous les péchés. – De l’aumône. – Les pauvres transportent dans le ciel les biens de ce monde, et les riches qui les leur confient.

1. L’envie, mes chers frères, est une chose terrible et funeste ; oui, mais aux envieux et non à ceux à qui on porte envie. Elle nuit aux premiers, elle les infecte, insinuant en quelque sorte un poison mortel dans leur âme ; que si elle fait du tort à ceux qu’elle attaque, ce tort est léger et nullement considérable, et le profit qui en revient surpasse le dommage. Et non seulement il en est ainsi de l’envie, mais encore de tous les autres vices ; et le dommage qu’ils causent retombe, non sur celui qui souffre, mais sur celui qui fait le mal. S’il n’en était pas ainsi, saint Paul n’aurait pas ordonné à ses disciples de plutôt souffrir l’injure que de la faire ; il ne leur eût pas dit « Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt les « injustices ? Pourquoi ne souffrez-vous pas « plutôt, qu’on vous trompe ? » (1Co 6,7) En quoi le saint apôtre fait bien voir qu’il savait parfaitement que le mal retombe sur celui qui le fait et non pas sur celui qui le reçoit.

C’est la jalousie des Juifs, mes frères, qui m’a inspiré cette digression. Ceux qui, sortant des villes, accouraient à Jean confessaient leurs péchés, étaient baptisés par lui, sont les mêmes qui, par une espèce de repentir de ce qu’ils venaient de faire, envoyent lui demander : « Qui êtes-vous ? » Vraie race de vipères, vrais serpents et quelque chose de pire, s’il est possible ; race méchante, adultère, pervertie ; quoi 1 après avoir reçu le baptême, tu t’inquiètes de savoir qui t’a baptisée ? Est-il une plus grande folie que la tienne ? Comment es-tu venue à lui ? Comment as-tu confessé tes péchés ? Comment es-tu accourue à celui qui baptise ? Comment lui as-tu demandé ce que tu devais faire ? Alors, tu n’as pas su ce que tu faisais, tu as agi inconsidérément, sans t’enquérir de la première chose qu’il t’importait de savoir. Mais saint Jean ne leur en a pas dit un seul mot, ni fait le moindre reproche ; au contraire, il leur a répondu avec la plus grande douceur.

Mais pourquoi ? Cherchons maintenant à le découvrir ; il faut en pénétrer la raison. La méchanceté des Juifs en éclatera davantage aux yeux de tout le monde. Souvent saint Jean-Baptiste leur a rendu témoignage de Jésus-Christ ; souvent il leur en parlait en les baptisant, et leur disait : « Pour moi, je vous baptise dans l’eau, mais celui qui doit venir après moi est plus puissant que moi. C’est lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu ». (Mat 3,11) Ils ont donc été dupes, en ce qui concerne Jean d’une illusion toute humaine. Ayant en vue la gloire du monde, et ne s’attachant qu’à ce qui se présentait à leurs yeux, ils croyaient qu’il était indigne de lui d’être inférieur à Jésus-Christ. En effet, plusieurs choses relevaient saint Jean : premièrement, son illustre naissance : il était fils d’un prince des prêtres ; en second lieu, sa vie dure et austère, son mépris pour toutes les choses de ce monde ; par exemple, son vêtement, sa table, sa maison, le peu de soin qu’il avait de sa nourriture, le désert qu’il habitait auparavant. Jésus-Christ, au contraire, était de basse naissance, ce que souvent ils lui reprochaient en ces termes « N’est-ce pas le fils de ce charpentier ? Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie, et ses frères Jacques et Joseph ? » (Mat 13,55) Et encore : la ville, qu’on regardait comme sa patrie, était dans un si grand mépris, que Nathanaël même disait : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jn 1,46)

Ajoutons qu’il vivait comme tout – le monde et que ses vêtements n’avaient rien de particulier. Il ne portait pas une ceinture de cuir autour des reins, son vêtement n’était pas de poils de chameau, il ne se nourrissait pas de sauterelles et de miel sauvage. Son genre de vie ne le distinguait en rien des autres hommes ; il s’asseyait quelquefois à la table d’hommes pervers, de publicains, afin de les gagner. Mais les Juifs ne pénétrant point la sagesse de cette conduite, la lui reprochaient, comme il le dit lui-même : « Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent : voilà un homme qui aime à faire bonne chère et à boire du vin, il est ami des publicains et des gens de mauvaise vie ». (Mat 9,19)

Or, comme Jean-Baptiste ne cessait de renvoyer les Juifs à Jésus-Christ, qui leur paraissait inférieur à lui, quoiqu’ils en eussent de la honte et du chagrin, aimant mieux l’avoir lui-même pour docteur, ils n’osèrent pas néanmoins le déclarer ouvertement ; mais ils députèrent des gens vers lui dans l’espérance de l’engager par cette flatterie à confesser qu’il était le Christ ; et ils ne lui envoyèrent pas des hommes de basse condition, comme à Jésus-Christ, lorsque, voulant le surprendre dans ses paroles, ils dépêchèrent auprès de lui des serviteurs, des hérodiens (Mat 22,15-16) et d’autres hommes de cette espèce ; mais des prêtres et des lévites ; et encore, non toute sorte de prêtres, mais des prêtres de Jérusalem, c’est-à-dire les plus considérables et les plus honorables ; car ce n’est pas sans raison que l’évangéliste l’a remarqué. Ils les envoient donc pour lui demander : « Qui êtes « vous ? » En effet, la naissance de Jean-Baptiste était si illustre et si célèbre que tous disaient : « Quel pensez-vous que sera un jour « cet enfant ? » (Luc 1,66) Et que « le bruit de ces merveilles se répandit dans tout le pays des montagnes de Judée ». (Luc 1,65) Et encore, lorsqu’il vint au Jourdain, toutes les villes accoururent en foule, et de Jérusalem et de toute la Judée on venait à lui pour être baptisé. Les prêtres et les lévites interrogent donc Jean ; ce n’est pas qu’ils ne sachent qui il est, (il était trop bien connu) ; mais c’était pour le porter à se dire le Christ, comme je l’ai dit ci-dessus.

2. Écoutez donc, mes frères,.comment ce saint homme répond à la pensée de ceux qui l’interrogent et non à la demande qu’ils lui font. Lorsqu’ils lui disent : « Qui êtes-vous ? » il ne répond pas d’abord ce qu’il semblait naturel de répondre : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert » ; mais il impose silence à leurs conjectures. Car sur la demande : « Qui êtes-vous ? » l’Écriture dit : « Il confessa, et il ne le nia point ; il confessa qu’il n’était point le Christ (20) ». Faites ici attention à la sagesse de l’évangéliste : il répète trois fois cette réponse, pour faire connaître la vertu de Jean-Baptiste et la méchanceté et la folie de ces ambassadeurs. Et saint Luc dit que le peuple, que tous pensant en eux-mêmes qu’il était le Christ (Luc 3,15), il avait lui-même éloigné et étouffé cette pensée. C’est le devoir d’un bon et fidèle serviteur, non seulement de ne point s’arroger la gloire qui n’est due qu’à son maître, mais encore de rejeter celle que la multitude veut ôter à celui-ci pour la lui donner à lui-même.

Le peuple à la vérité avait conçu ce sentiment par simplicité et par ignorance ; mais les prêtres et les lévites, comme j’ai dit, faisaient cette question dans une intention maligne ; ils espéraient par leur adulation obtenir ce qu’ils désiraient ; s’ils ne sen fussent pas flattés, ils n’auraient pas aussitôt passé à une autre demande, mais ils se seraient plaints de ce que Jean-Baptiste n’avait pas répondu à leur question, et ils auraient dit : Est-ce que nous avons eu cette pensée ? Est-ce là ce que nous sommes venus te demander ? Étant donc comme pris et découverts, ils passent vite à une autre question, et ils lui demandent : « Quoi donc ? Êtes-vous Élie ? Et il leur répondit : Je ne le suis point (21) ». En effet, ils attendaient Élie, comme Jésus-Christ le dit. Car « ses disciples l’ayant interrogé, et lui ayant dit : Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’il faut qu’Élie vienne auparavant ? Il leur répondit : Il est vrai qu’Élie doit venir et qu’il rétablira toutes choses ». Ils poursuivent ensuite, et ils lui demandent « Êtes-vous LE prophète
« Le Prophète ». J’exprime avec les plus savants commentateurs grecs « l’article » qui est dans le grec, qui marque un prophète particulier que les Juifs attendaient, comme le prophète prédit par Moïse, ainsi que l’observe le saint Docteur. Cet article est même si absolument nécessaire en cet endroit, que sans lui l’explication et la réflexion de saint Chrysostome n’ont point de sens, et ne peuvent être entendues. Ainsi, demander à Jean-Baptiste : « Êtes-vous le prophète ? » c’était dire : Êtes-vous celui que nous attendons, ce grand prophète ; ce prophète par excellence, promis par Moise. Voilà pour quoi il répond : « Je ne le suis pas, c’est-à-dire, je ne suis pas le Messie ».
 ? Et il leur répondit « Non ». (Mat 17,10-11) Et cependant il était prophète ; pourquoi donc répond-il négativement ? C’est qu’il répond encore à l’esprit et à la pensée de ceux qui l’interrogent : ils attendaient un grand prophète, parce que Moïse avait dit : « Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophète comme moi d’entre vos frères ; écoutez-le ». (Deu 18,15) Et Jésus-Christ était ce prophète. Voilà pourquoi ils ne disent pas : Êtes-vous prophète, du nombre des prophètes ? mais ils disent avec l’article : Êtes-vous LE prophète qui a été prédit par Moïse ? C’est pour cela qu’il a nié, non qu’il était prophète, mais ce prophète. « Ils lui dirent donc : » mais « qui êtes-vous, afin que, nous rendions réponse à ceux qui nous ont envoyés ? Que dites-vous de vous-même ? (22) » Ne voyez-vous pas qu’ils pressent, qu’ils poursuivent leurs interrogations, qu’ils ne cessent point de le questionner, et que lui, au contraire, ayant auparavant repoussé avec douceur leur fausse opinion, établit le vrai sentiment qu’ils doivent avoir de lui ; car il leur dit : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Rendez droite la voie du Seigneur, comme a dit le prophète Isaïe (23) ». Comme Jean-Baptiste avait parlé de Jésus-Christ d’une manière grande et sublime ; eu égard à l’opinion qu’ils en avaient, il a promptement recours au prophète, et il s’appuie de son témoignage pour gagner la confiance de ses auditeurs.

« Or, ceux qu’on lui avait envoyés », dit l’évangéliste, « étaient des pharisiens (24) ; ils « lui firent » encore « une nouvelle » demande, « et lui dirent : Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n’êtes ni le Christ, ni Élie, ni prophète ? (25) » Ceci vous fait voir, mes frères, que je n’ai pas témérairement dit qu’ils avaient voulu l’amener là, « ou l’engager à se déclarer le Christ ». Et certes, au commencement ils ne s’expliquaient pas si nettement, de crainte que tout le monde ne découvrît leur intention. Ensuite, après qu’il a dit : « Je ne suis point le Christ », voulant cacher ce qu’ils machinaient dans leur cœur, ils reviennent encore à Élie et à la qualité de prophète. Mais dès qu’il leur a répondu qu’il n’est ni l’un ni l’autre, ils sont déconcertés, forcés de quitter leur masque, et de montrer à nu leur artificieux projet, en disant : « Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n’êtes point le Christ ? » Puis revenant à leur hypocrite dessein, ils prononcent ces nouveaux noms, celui d’Élie, celui du prophète. Comme ils n’avaient pu le surprendre par leur flatterie, ils espéraient, mais à tort, le forcer par leur accusation à dire ce qui n’était point. O folie ! ô arrogance ! ô malséante curiosité ! Vous avez été envoyés, pour apprendre de Jean-Baptiste qui il est et d’où il est ; n’allez-vous pas maintenant lui faire la loi ? Car vous agissez encore en personnes qui veulent le contraindre de se déclarer le Christ. Cependant il ne se fâche point même alors ; il ne leur dit rien de ce qu’on aurait attendu : Prétendez-vous me commander et me faire la loi ? Mais il montre encore une grande modestie en ce qu’il dit : « Pour moi, je baptise dans l’eau, mais il y en a un au milieu de vous que vous ne connaissez pas ; c’est lui qui va venir après moi
« Qui va venir après moi », c’est-à-dire, « Qui va prêcher après moi selon saint Chrysostome.
, qui est au-dessus de moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers (26, 27) ».

3. Que peuvent opposer les Juifs à ce que nous venons de dire ? les voilà confondus ; ils ne peuvent éviter leur jugement, ni attendre aucun pardon : ils ont eux-mêmes prononcé leur arrêt. Comment ? de quelle façon ? Ils croyaient Jean-Baptiste un homme digne de foi, et si véridique, qu’ils le croyaient non seulement quand il rendait témoignage aux autres, mais encore quand il parlait de lui-même. Et en effet, s’ils n’eussent pas été dans ces dispositions, ils n’auraient pas envoyé lui demander à lui-même qui il était. Vous le savez, nous ne croyons à ceux qui rendent témoignage d’eux-mêmes, qu’autant que nous les regardons comme les plus véridiques de tous les hommes. Et ce n’est point là seulement ce qui leur ferme la bouche ; mais c’est aussi l’intention dans laquelle ils étaient venus l’interroger. D’abord ils sont vifs et pressants, ensuite ils changent et se modèrent. Jésus-Christ le montre par ces paroles : « Jean était une lampe ardente, et vous avez voulu vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa « lumière ». (Jn 5,35) Mais d’ailleurs sa réponse le rendait plus croyable. Car « celui « qui ne cherche pas sa propre gloire », dit encore Jésus-Christ, « est véritable, et il n’y a « point en lui d’injustice ». (Jn 7,18) Or, Jean-Baptiste ne l’a point cherchée, mais il les a envoyés à un autre. Et, de plus, ceux qui avaient été envoyés étaient les plus dignes de foi d’entr’eux, des premiers et des plus considérables ; d’où il s’ensuit qu’il ne leur reste point d’excuse pour n’avoir pas cru en Jésus-Christ.

Car, je vous le demande, ô Juifs, pourquoi ne vous êtes-vous pas rendus à ce que Jean vous disait de Jésus-Christ ? Vous avez envoyé les premiers et les plus considérables d’entre vous, par leur bouche vous l’avez interrogé ; vous avez ouï ce qu’il a répondu. Vos envoyés ont employé tout leur zèle, tous leurs soins et toute leur adresse ; ils se sont informés de tout, ils ont tout examiné et nommé tous ceux sur qui vous aviez jeté vos soupçons : et toutefois il a confessé avec une grande liberté qu’il n’était ni le Christ, ni Élie, ni le prophète attendu. Non content de cela, il vous a appris qui il était, et vous a entretenu de la nature de son baptême ; il vous a déclaré que c’était peu de chose, qu’il n’avait rien de grand, rien de plus que de l’eau, vous montrant en même temps la supériorité et l’excellence du baptême conféré par Jésus-Christ. Il vous a aussi cité le prophète Isaïe qui, longtemps auparavant, avait témoigné que Jésus-Christ était le maître et le Seigneur, et Jean-Baptiste le ministre et le serviteur. Enfin que restait-il ? y avait-il autre chose qu’à croire à celui de qui on rendait témoignage, qu’à l’adorer et le confesser Dieu ? mais que ce témoignage fut, un témoignage non de complaisance, mais de vérité : les mœurs et la sagesse de celui qui le rendait, le faisaient bien voir. Et en voici une preuve évidente : personne ne préfère son prochain à soi, ni ne cède à un autre l’honneur qu’il peut s’attirer à lui-même, surtout quand cet honneur est si grand. C’est pourquoi si Jésus-Christ n’eût pas été Dieu, jamais Jean-Baptiste ne lui aurait rendu ce témoignage. Et, puisqu’il a éloigné de soi cet honneur, comme étant infiniment au-dessus de sa nature et de sa condition, il est certain qu’il ne l’a point attribué à une autre personne inférieure.

« Mais il y en a un au milieu de vous que « vous ne connaissez pas (26) ». L’évangéliste a dit cela, parce que Jésus-Christ, ainsi qu’il était naturel, se mêlait et se confondait au milieu de la foule du peuple, comme s’il eût été lui-même un homme du commun, voulant en tout nous montrer le mépris que nous devons faire de la pompe et du faste. Mais par le mot de « connaissance », il entend la parfaite connaissance, c’est-à-dire qui il était et d’où il était venu. Souvent il a répété ces paroles : « Il doit venir après moi », et c’est comme s’il disait : Ne pensez pas que tout s’accomplisse dans mon baptême : si mon baptême était parfait, un autre ne viendrait pas après moi volts apporter un autre baptême : le mien n’est qu’une certaine préparation à celui-ci : ce que nous faisons n’est qu’une ombre et une figure ; il faut qu’il en vienne un autre, pour vous apporter la vérité. C’est pourquoi ce mot : « Celui qui va venir après moi », marque principalement sa dignité. Car si le premier baptême était parfait, il ne serait nullement nécessaire de recourir à un autre. « Il est avant moi », c’est-à-dire il est plus honorable et plus illustre que moi. Après quoi, de peur qu’ils ne crussent que c’était par comparaison à lui, que Jésus-Christ était plus grand et plus excellent ; pour faire voir qu’il n’y a nulle comparaison à faire, il ajoute : « Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers (27) », c’est-à-dire : non seulement il est avant moi, mais il est tel que je ne mérite pas d’avoir même une place parmi ses derniers serviteurs ; car déchausser, c’est le ministère le plus bas. Que si Jean-Baptiste n’est pas digne de dénouer les cordons de ses souliers, ce. Jean-Baptiste, dont il est dit, qu’ « entre tous ceux qui sont nés des femmes, il n’en est point né de plus grand que lui » (Luc 7,18), en quel rang nous-mêmes nous mettrons-nous, si celui qui était égal à tout le monde, ou plutôt qui était plus grand et au-dessus, qui était du nombre de ceux dont saint Paul dit que « le monde n’en était pas digne » (Heb 6,38), se dit indigne d’être compté parmi les derniers serviteurs, que dirons-nous, nous qui sommes autant au-dessous de la vertu de Jean-Baptiste que la terre est éloignée du ciel ?

4. Jean-Baptiste se dit donc indigne de dénouer les cordons des souliers, mais les ennemis de la vérité tombent dans un si grand excès de folie, qu’ils osent se prétendre dignes de connaître Dieu, comme il se connaît lui-même : peut-on voir rien de pire qu’une telle démence ? rien de plus insensé qu’une telle présomption ? Un sage l’a fort bien dit : « Le commencement de l’orgueil est de ne point connaître Dieu
Ou bien comme on lit dans, les Septante : « Le commencement de l’orgueil de l’homme est de se révolter contre Dieu, et d’éloigner son cœur de celui qui nous a faits ». Ou encore comme notre Vulgate : « Le commencement de l’orgueil de l’homme est de commettre une apostasie à l’égard de Dieu ». Ce qui peut fort bien s’appliquer et à la chute de Lucifer ; et à la chute d’Adam. On peut encore l’entendre du mépris de Dieu, qui accompagne tontes sortes de péchés. L’orgueil, le mépris de Dieu, source de tous péchés. Nullum peccatum fieri potest, potuit, aut poterit sine superbia : siquidem nihil aliud est omne peccatum, nisi contemptus Dei. S. Prosp de vita contemplat lib. 3, chap. 3 et 4.
 ». (Sir 10,14) Celui qui devint le diable ne le serait point devenu, n’aurait pas été chassé du paradis, s’il n’eût été possédé de cette maladie : C’est là ce qui a causé sa disgrâce, c’est là ce qui l’a précipité dans l’enfer, ce qui a été la source de tous ses maux. En effet, ce vice suffit pour gâter tout ce qu’il y a de bon dans une âme : aumône, oraison, jeûne, que sais-je encore ? « Ce qui est grand aux yeux des hommes est impur
Saint Chrysostome dit : ὰχαθαρτὀνimpurum, le texte grec du N. Test lit. βδελυτμα, abominatio. La différence des mois ne change point le sens : ce qui est impur devant Dieu, est en abomination devant lui.
devant Dieu ». (Luc 16,16) Ce n’est donc pas seulement la fornication, ni l’adultère qui souille l’homme, c’est encore et surtout l’orgueil. Pourquoi ? parce qu’à l’égard de la fornication, quoiqu’elle soit indigne de pardon, l’homme néanmoins peut s’excuser sur sa concupiscence : mais l’orgueil n’a ni cause, ni excuse à prétexter, qui puisse lui fournir une ombre de justification : il n’est autre chose qu’un renversement d’esprit, une très-grande et très cruelle maladie qui vient uniquement de la démence : car il n’est rien de plus insensé que l’homme orgueilleux, fût-il très riche, eût-il toute la sagesse du monde, fût-il très-puissant, possédât-il, en un mot, tout ce que les hommes, regardent comme digne d’envie. Si celui que les vrais biens enorgueillissent est malheureux et misérable ; s’il perd toute la récompense qu’il en pouvait espérer : celui qui s’élève pour des choses qui n’ont rien de réel, qui enfle son tueur pour une ombre, pour la fleur de l’herbe, car la gloire mondaine n’est pas autre chose
Toute la gloire de l’homme, dit saint Pierre, est comme la fleur de l’herbe. (1Pi 1,24)
, n’est-il pas le plus ridicule de tous les hommes ? Pareil à un pauvre qui, mendiant son pain, souffrant la faim continuellement, se glorifierait d’avoir eu une fois pendant la nuit un songe agréable. Malheureux et misérable que vous êtes, quoi ! votre âme est infectée d’une très dangereuse maladie, vous êtes dans la plus extrême pauvreté, et vous Nous enorgueillissez de posséder tant et tant de talents d’or, d’avoir une foule de serviteurs à vos ordres ? Mais ces choses ne sont point à vous ; si vous ne m’en croyez pas, consultez l’expérience de ceux qui ont été riches avant vous. Mais si vous êtes si ivre, que l’exemple d’autrui né soit pas capable de vous instruire, attendez un peu, et votre propre expérience vous apprendra que vous ne retirerez de ces prétendus biens aucun avantage, lorsqu’au lit de mort, ne disposant plus d’une heure ni d’un seul moment, vous serez obligé de les laisser malgré vous à ceux qui seront là, et souvent à des personnes à qui vous ne voudriez pas les donner. Plusieurs, en effet, n’ont pas eu le pouvoir d’en disposer à leur gré ; ils sont morts subitement, et lorsqu’ils désiraient le plus d’en jouir, ils ne l’ont pu enlevés, arrachés de force, ils ont été contraints de les laisser à d’autres, à qui certainement ils n’auraient pas voulu les donner.

De peur donc qu’un pareil malheur ne vous arrive, dès maintenant, dès aujourd’hui que nous sommes en santé, envoyons ces biens en notre patrie ; c’est seulement de cette manière que nous pourrons en jouir. Par là, nous les mettrons en dépôt dans un asile sûr et inviolable. Là-haut, en effet, on ne trouve aucune des choses qui peuvent y porter atteinte ; là
Voyez saint Matthieu, chap. 6,19 et 20.
, ni mort, ni testaments, ni héritiers, ni calomnies, ni pièges : mais celui qui sort de ce monde, chargé de bien, en jouira toujours. Quel est l’homme si misérable qui ne veuille pas vivre éternellement dans les délices avec ses richesses ? Transportons-les donc, nos richesses, déposons-les dans le ciel. Il ne nous faut pour ce transport ni ânes, ni chameaux, ni chariots, ni navires. Dieu nous a délivrés de toute difficulté, de tout embarras ; nous n’avons besoin que des pauvres, des boiteux, des aveugles, des malades. C’est à ceux-là que revient la charge d’opérer ce transport ; ce sont eux qui font passer nos richesses dans le ciel ; ce sont eux qui ouvrent l’héritage des biens éternels aux possesseurs de pareilles richesses. Fasse le ciel que nous en jouissions tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi sait-il.

HOMÉLIE XVII.

CECI SE PASSA À BÉTHANIE, au-delà DU JOURDAIN, OU JEAN BAPTISAIT. – LE LENDEMAIN JEAN VIT JÉSUS QUI VENAIT A LUI, ET IL DIT : VOICI L’AGNEAU DE DIEU, VOICI CELUI QUI ÔTE LE PÉCHÉ DU MONDE. VERS. 28, 29, JUSQU’AU VERS. 35

ANALYSE.

  • 1. Que l’homme ne peut se passer de la société. – André ayant découvert le Messie, appelle aussitôt son frère pour le rendre participant de son bonheur.
  • 2. La prophétie manifeste la puissance divine avec non moins de certitude que le miracle.
  • 3. Les anciens avaient plusieurs noms : les chrétiens n’ont que le seul nom de chrétien. – Combien ce nom est honorable et respectable. – Ne rien faire qui soit indigne d’un si grand nom. – Nous portons le nom de Jésus-Christ. – Nous sommes aussi proches de Jésus-Christ que la tête l’est du corps : cela nous engage à l’imiter. – Faire un honnête usage des richesses, comment ? – Distribuer son bien aux pauvres c’est s’enrichir.

1. Au commencement, Dieu ayant créé l’homme, ne le laissa point seul, mais il lui donna la femme pour être son aide et sa compagne (Gen 2,78), sachant que de celte société il naîtrait un grand bien. Mais si la femme n’en a pas usé comme elle devait, que s’ensuit-il ? Malgré cela, si l’on examine la chose en soi, on trouvera qu’une pareille société procure de grands avantages à ceux qui ont du sens et de la raison. Cela n’est pas vrai seulement de l’homme et de la femme ; mais encore des frères qui, s’ils vivent ensemble, jouiront du même bienfait : Voilà pourquoi le prophète disait : « Qu’il est doux et agréable de voir les frères réunis ensemble ! » (Psa 133,1) Et saint Paul nous avertit de ne nous point « retirer de nos assemblées » (Hab 10,25) : car c’est en quoi nous différons des bêtes. Voilà ce qui nous fait bâtir des villes, des places publiques, des maisons, pour être réunis ensemble, non seulement par la communauté d’habitation, mais aussi par le lien de la charité. Dieu Créateur de notre nature, l’ayant formée de façon qu’elle ait besoin des autres, et ne se suffit point à elle-même, a si bien dispensé toutes choses, que la mutuelle société et les assemblées remédient et suppléent à cette indigence. C’est pourquoi les noces ont été établies, afin que l’un trouve chez l’autre ce qui lui manque à lui-même ; ainsi la nature qui était pauvre se suffit enfin, en sorte que, quoiqu’elle soit devenue mortelle, elle conserve une sorte d’immortalité par la continuelle succession de l’un à l’autre. Je pourrais m’étendre sur cette matière, et vous faire voir quel est l’avantage d !'une étroite et sincère union : mais le sujet que nous avons à traiter nous presse, et ce n’est qu’à son occasion que nous avons touché ces choses.

André étant demeuré avec Jésus, et ayant appris beaucoup de lui, ne cacha point ce trésor dans son sein ; mais il se hâta de courir auprès de son frère, voulant le faire participer à ses richesses : mais pourquoi Jean n’a-t-il pas rapporté ce que Jésus-Christ leur dit ? Et d’où savons-nous que c’est pour entendre Jésus que ces disciples sont demeurés avec lui ? Nous vous le fîmes voir il n’y a pas bien longtemps : et on peut s’en instruire encore par la lecture d’aujourd’hui. Considérez ce qu’André dit à son frère : « Nous avons trouvé le Messie, c’est-à-dire le CHRIST ». Par là, vous le voyez, il révèle ce qu’il venait d’apprendre en si peu de temps : il fait paraître la vertu et la sagesse du maître qui leur avait donné cette connaissance et les avait persuadés, ainsi que le zèle et la diligence de ceux qui au commencement se sont attachés à connaître Jésus-Christ. En effet, ce que dit et ce que fait André, marque une âme qui désire de tout son cœur l’avènement du Messie, qui espère qu’il viendra du ciel, qui tressaille de joie quand elle apprend qu’il est venu, et se hâte d’annoncer aux autres une si grande nouvelle. Dans les choses spirituelles, se tendre mutuellement la main, c’est le fait d’une amitié fraternelle et d’un vrai parent qui aime bien et sincèrement.

Écoutez-le, comment lui aussi, il ajoute l’article. Car André n’a pas seulement dit un Messie, mais le Messie : « Celui que nous attendons ». Par où il paraît qu’ils attendaient un Christ, qui n’avait rien de commun avec les autres. Mais remarquez que dès le commencement Pierre est d’un esprit docile et soumis. D’abord, et sans plus tarder il accourt : « Il l’amena à Jésus » (dit l’évangéliste). Au reste, que nul ne blâme sa facilité a recevoir cette parole sans beaucoup d’examen. Il est vraisemblable gale son frère la lui expliqua avec soin et au long ; mais les évangélistes s’attachant à la brièveté, rapportent sommairement bien des choses. D’ailleurs saint Jean ne dit pas que Pierre crut aussitôt ; mais « qu’il l’amena à Jésus », pour le lui donner, afin qu’il apprît toutes choses de lui. L’autre disciple y était aussi présent et participait à tout. Que si, lorsque Jean-Baptiste a dit : Voilà l’agneau, voilà celui qui baptise dans le Saint-Esprit, il a laissé à Jésus-Christ le soin de nous donner une plus claire intelligence de cette doctrine ; André, qui sans doute, ne s’estimait pas capable de tout expliquer, a dû à plus forte raison faire de même : Aussi s’est-il contenté d’amener à la source même de la lumière son frère, qui en avait un si grand empressement et une si grande joie, qu’il n’hésita même pas un petit moment. « Jésus l’ayant regardé lui dit : Vous êtes Simon fils de Jean : Vous serez appelé Céphas, c’est-à-dire Pierre ». Ici déjà Jésus-Christ commence à découvrir peu à peu sa divinité par des prédictions. Et c’est ainsi qu’il en usa avec Nathanaël (Jn 1,48), et avec la femme samaritaine. (Jn. 4, l8)

2. Car les prophéties ne touchent pas moins les hommes que les miracles, et elles excluent toute idée de charlatanisme. Les insensés peuvent calomnier les miracles : « Cet homme », disaient les Juifs, « chasse les démons par la vertu de Béelzébuth » (Mat 12,24) ; mais jamais on n’a parlé de même des prédictions et des prophéties. A l’égard donc de Simon et de Nathanaël, Jésus-Christ s’est servi de cette sorte de doctrine et d’instruction ; mais il n’a pas fait de même à l’égard d’André et de Philippe. Pourquoi ? parce qu’ils avaient ouï le témoignage de Jean-Baptiste, qui n’avait pas médiocrement servi à les préparer : la vue des autres disciples fut pour Philippe un témoignage digne de foi, capable d’exciter et d’embraser son cœur. « Tu es Simon fils de Jean : Tu seras appelé Céphas, c’est-à-dire Pierre ». Jésus rend croyable la prédiction d’une chose future au moyen d’une chose présente : celui qui nommait le père de Pierre prévoyait sans doute l’avenir. Or, il y a de l’honneur et de la gloire à prédire ainsi ce qui ne doit arriver que longtemps après. Au reste ce n’était point là un compliment flatteur, mais une vraie prédiction de l’avenir, l’avenir même le montra.

Mais faites attention à la force avec laquelle Jésus reprend la Samaritaine, en lui découvrant sa vie passée : « Vous avez eu cinq maris », lui dit Jésus-Christ, « et maintenant celui que vous avez n’est pas votre mari ». (Jn 4,18) De même son père parle souvent de la prophétie, lorsqu’il s’élève contre le culte des idoles : « Qu’ils découvrent », dit-il, « ce qui vous doit arriver », et encore : « J’ai prédit » l’avenir, « et je vous ai sauvés, et il n’y a point d’étranger parmi vous
Je n’ai pu trouver ces deux passages ni dans les Septante, ni dans la Vulgate. Le saint Docteur a apparemment cité de mémoire non les paroles, mais le sens.
 ». Et c’est la même chose dans toutes les prophéties. Car c’est là principalement son œuvre, que les démons ne peuvent imiter, quelque effort qu’ils fassent. En effet, dans les miracles l’apparence et l’illusion peuvent tromper mais la nature immortelle, mais Dieu seul peut exactement prédire l’avenir. Que si quelquefois les démons ont fait des prédictions, ils n’ont fait que tromper les fous ; aussi toujours leurs oracles se sont trouvés faux.

Pierre ne répond rien à ce que lui prédit Jésus : il ne voyait rien clairement encore, mais cependant il apprenait : il ne voyait pas clairement la prédiction dans son entier : Car Jésus n’avait pas encore dit : Je te surnommerai Pierre, « et sur cette pierre je bâtirai mon Église », mais : « Tu seras appelé Céphas ». (Mat 16,18) La première parole marquait une plus grande autorité et une plus grande puissance. Jésus-Christ ne révèle pas dès le commencement toute la puissance future de Pierre ; il ménage d’abord ses termes. Mais après qu’il a dévoilé et manifesté sa divinité, il parle alors avec plus d’autorité, disant : « Tu es bienheureux, Simon, parce que c’est mon Père qui t’a révélé ceci » (Mat 16,47), et encore : « Et moi aussi je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église ». (Id 18) Il lui donna donc ce nom, mais Jacques et son frère, il les appela enfants du tonnerre. (Mrc 3,17) Pourquoi ? Afin de montrer qu’il était celui même qui a donné l’Ancien Testament, qui a changé les noms et a appelé Abram Abraham, Sara Sarra, Jacob Israël. II donna aussi les noms à plusieurs à leur naissance ; comme à Isaac, à Samson et à d’autres dont font mention Isaïe et Osée ; il a même changé à plusieurs le nom que leurs parents leur avaient donné, comme à ceux que je viens de remarquer ci-dessus, et à Jésus, fils de Navé. Les anciens avaient la coutume de donner des noms tirés des faits ainsi fit Élie lui-même. Et ce n’était pas sans raison ; ils en usaient de la sorte, afin que le nom même fût un monument du bienfait de Dieu, ou qu’en exprimant une prophétie il en réveillât le souvenir dans l’esprit des auditeurs : ainsi Dieu a donné à Jean son nom dès le sein de sa mère. Car ceux qui dès l’enfance devaient être célèbres pour leurs vertus, prenaient de là leur nom (Isa 49,1) : mais ceux qui ne devaient se rendre illustres que dans la suite, dans la suite aussi recevaient le nom qui leur était propre.

3. Dans ces temps on donnait donc à chacun plusieurs noms. Maintenant nous n’avons tous qu’un seul et même nom ; mais c’est un nom qui est plus grand que tous ceux-là, puisque nous sommes appelés chrétiens et enfants de Dieu, et amis de Dieu et son corps. Ce nom nous excite et nous encourage plus que tous les autres ; il nous rend plus attentifs et plus diligents à exercer la vertu. Ne faisons donc rien qui soit indigne d’un nom si grand et si honorable : pensons à l’incomparable honneur que nous avons de porter le nom de Jésus-Christ ; car c’est de ce nom que saint Paul nous a appelés chrétiens. Contemplons et respectons la grandeur de ce nom. Si celui qu’on dit fils de quelque grand capitaine ou d’un illustre personnage, conçoit de hauts sentiments quand il entend dire qu’il appartient ou à celui-là ou à celui-ci, se fait un très-grand honneur de porter un si beau nom, et n’omet rien pour ne le pas déshonorer par sa lâcheté nous qui tirons notre nom, non d’un capitaine, non d’un prince de la terre, non d’un ange, ou d’un archange, ou d’un séraphin, mais de leur Roi, n’exposerons-nous pas notre vie, ne la perdrons-nous pas plutôt que de déshonorer celui qui nous a honorés de son nom ? Ne connaissez-vous pas la maison de l’empereur, ses compagnies des gardes, ses soldats armés de boucliers, ses piquiers qui l’accompagnent et gardent sa personne ; ne savez-vous pas de quels honneurs et de quels privilèges ils jouissent ? Ainsi nous qui approchons de beaucoup plus près notre roi, et qui en sommes d’autant plus proches que la tête l’est plus du corps, nous devons tout faire et tout mettre en œuvre pour imiter Jésus-Christ.

Que dit donc Jésus-Christ ? « Les renards ont leurs tanières, et les oiseaux du ciel leurs nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête ». (Luc 9,58) Si nous exigeons de vous la même chose, peut-être plusieurs trouveront-ils le précepte dur et rigoureux ? C’est pourquoi je ne demanderai pas une imitation si parfaite, pour épargner votre faiblesse. Mais je vous prierai de ne vous pas attacher trop à l’argent, et si, à cause de votre faiblesse, je n’exige de vous qu’une vertu bornée, vous, de votre côté, et à plus forte raison, fuyez l’excès de la perversité. Je ne vous blâme point d’avoir des maisons, des terres, des richesses, des serviteurs ; mais je désire que vous sachiez posséder toutes ces choses comme il convient, et sans péril pour vous. Que veux-je dire par là ? que vous devez en être les maîtres et non pas les esclaves ; les posséder sans qu’elles vous possèdent ; en user et n’en point abuser. Les richesses s’appellent dans la langue grecque d’un mot qui signifie « se servir », pour nous faire entendre que nous devons les faire servir à nos besoins et non pas les renfermer et les garder. L’un est d’un serviteur, l’autre d’un maître ; les garder, c’est la fonction d’un serviteur : s’en servir, les dépenser, c’est agir en maître, c’est montrer son autorité. Vous ne les avez pas reçues pour les enfouir dans la terre, mais pour les distribuer. Si Dieu avait voulu qu’on les gardât, il ne les aurait pas données aux hommes, mais il les aurait laissées cachées dans la terre : comme il veut qu’on les répande, il permet que nous les ayons, afin que nous nous en fassions largesse mutuellement. Que si nous les retenons dans nos maisons, nous n’en sommes donc plus les maîtres.

Mais si vous voulez les accroître, et si c’est pour cela que vous les gardez, ce sera sûrement un excellent moyen de les augmenter que de les distribuer et de les répandre de toutes parts
Celui qui a pitié du pauvre, prête au Seigneur à usure, et il lui rendra ce qu’il lui aura prêté. (Pro 19,17)
. En effet, nul gain sans frais ; toujours il en coûte pour s’enrichir : ce qui se passe tous les jours dans nos affaires temporelles le montre assez. Ainsi font le marchand et le laboureur ; celui-ci répand sa semence, celui-là son argent : l’un va sur mer et dépense, l’autre, durant toute l’année, s’occupe à semer et à cultiver ce qu’il a semé.

Dans le commerce que je vous propose, vous n’avez pas besoin d’équiper des vaisseaux, d’atteler des bœufs, de labourer la terre, vous n’avez pas à observer le temps, ni les saisons, vous n’avez pas la grêle à craindre. Sur cette mer on ne rencontre ni flots, ni rochers, ni écueils. Cette navigation, ce labourage ne requièrent de vous qu’une seule chose : c’est de répandre vos biens. Le vigneron, celui dont Jésus-Christ dit : « Mon Père « est le vigneron » (Jn 15,1), fera tout le reste. Ne serait-il pas très-ridicule de croupir dans la paresse et la fainéantise lorsqu’il ne s’agit que de récolter sans prendre aucune peine, et de prodiguer ses soins, son activité, ses sueurs, ses préoccupations, pour un résultat qui peut tromper nos espérances ? Ne tombons donc pas dans une si grande folie, je vous en conjure, mes frères, il s’agit de notre salut ; laissons ce qui est le plus pénible, et courons à ce qui est aisé et utile ; afin que nous acquérions les biens futurs, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. 

HOMÉLIE XX. LE LENDEMAIN JÉSUS VOULANT S’EN ALLER EN GALILÉE, TROUVA PHILIPPE, ET IL LUI DIT : SUIVEZ-MOI. PHILIPPE ÉTAIT DE LA VILLE DE BETHSAÏDE, D’OÙ ÉTAIENT AUSSI ANDRÉ ET PIERRE. (VERS. 43, 44, JUSQU’AU VERS. 49)

ANALYSE.

  • 1. Vocation de Philippe. – D’une seule parole, Jésus l’entraîne à sa suite. – Philippe amène Nathanaël à Jésus. 2 Caractère de Nathanaël, sa prudence ; comment il est amené à la foi.
  • 3. Les fidèles sont dans l’obligation de faire tout ce que Jésus-Christ veut et demande d’eux. – La joie d’avoir, connu Jésus consiste à lui obéir. – Il faut le nourrir quand il a faim, lui donner à boire quand il a soif. – Il ne rejettera point nos présents, quelque petits qu’ils soient. – L’ami reçoit avec plaisir tout ce que lui donne son ami, quelque peu considérable qu’il soit. – L’amour se montre non par les paroles, mais par les œuvres.

1. Tout homme qui cherche avec soin fait quelque profit
Ou bien, selon l’hébreu : « Dans tout travail sera le profit » : ou comme la Vulgate : « Partout où l’on travaille, là est l’abondance ».
 : comme, il est écrit dans les Proverbes. Mais Jésus-Christ fait entendre quelque chose de plus, en disant : « Qui cherche, trouve ». (Mat 7,8) Aussi y a-t-il lieu d’admirer que Philippe ait suivi Jésus-Christ. André vint à lui après avoir ouï Jean et Pierre après avoir entendu André. Mais Philippe, sans avoir rien appris de personne, seulement sur ce que Jésus-Christ lui dit : « Suivez-moi », obéit sur-le-champ pour ne le plus quitter et l’annoncer lui-même aux autres. Accourant auprès de Nathanaël, il lui dit : « Nous avons trouvé celui de qui Moïse a écrit dans la loi, et que les prophètes ont prédit ». (Jn 1,45) Ne voyez-vous pas sa vigilance, son assiduité à lire les livres de Moïse, et qu’il était de ceux qui attendaient la venue de Jésus-Christ ? En effet, ces paroles : « Nous avons trouvé », marquent un homme qui cherche continuellement.

« Le lendemain, Jésus voulant s’en aller en Galilée », Jésus-Christ, avant que quelqu’un se soit attaché à lui, n’appelle personne. Et ce n’est pas sans sujet ; c’est l’effet d’une extrême sagesse et d’une très-grande prudence : s’il avait appelé des disciples avant qu’aucun se fût attaché à lui, ils se seraient peut-être retirés dans la suite ; mais ayant d’eux-mêmes pris le parti de le suivre, ils sont demeurés, fermes. Or, s’il appelle Philippe, c’est parce qu’il lui était plus connu que les autres, étant né et ayant été élevé dans la Galilée. Jésus-Christ donc, après avoir reçu ces disciples, part pour en aller chercher d’autres, et il attire à soi Philippe et Nathanaël. Quant à celui-ci, il n’y a pas tant de quoi s’étonner, « la réputation de Jésus s’étant répandue par toute la Syrie » (Mat 4,24) ; mais il est surprenant que Pierre et Jacques et Philippe l’aient suivi, non seulement parce qu’ils ont cru avant d’avoir vu des miracles, mais, encore parce qu’ils étaient de la Galilée, d’où il ne sortait point de prophète et d’où il ne venait rien de bon : car le peuple de ce pays était rustique, simple et grossier.

Mais en cela même Jésus-Christ a fait éclater sa puissance, lui qui d’une terre stérile et infructueuse a su tirer ses principaux disciples : Il y a donc de la vraisemblance que Philippe suivit Jésus, pour avoir vu Pierre faire de même et avoir entendu Jean ; il est aussi à croire que la voix de Jésus-Christ avait opéré quelque chose en lui : car Jésus-Christ connaissait ceux qui étaient propres à son ministère. Mais l’évangéliste rapporte sommairement tout ceci. Que le Christ dût venir, Philippe le savait ; mais que celui-ci fût le Christ, c’est ce qu’il ignorait et c’est aussi ce que je crois qu’il avait appris de Pierre ou de Jean-Baptiste. Au reste l’évangéliste nomme la patrie de Philippe, afin de vous apprendre que « Dieu a choisi les faibles, selon le monde ». (1Co 1, 27)

« Philippe ayant trouvé Nathanaël, lui dit. « Nous avons trouvé celui de qui Moïse a écrit dans la loi, et que les prophètes ont prédit ; savoir, Jésus de Nazareth, fils de Joseph ». Philippe dit cela pour donner, par l’autorité de Moïse et des prophètes, plus de créance à sa prédication, et aussi pour rendre son auditeur docile et respectueux. Et comme Nathanaël était savant et très-zélé pour la vérité, ainsi que Jésus-Christ même en rend témoignage, et, que sa propre conduite le prouve, il le renvoie avec raison à. Moïse et aux prophètes, afin que, Jésus-Christ le recevant ensuite, le trouvât instruit. Si l’évangéliste appelle Jésus fils de Joseph, né vous en troublez point, alors on le croyait encore fils de Joseph. Mais, Philippe, par où est-il certain que ce Jésus est celui que vous dites ? Quelle preuve nous en donnez-vous ? Ce n’est pas assez que vous le disiez. Quel prodige, quel miracle avez-vous vu ? Il y a du risque et du péril à croire témérairement de si grandes choses. Quelle raison avez-vous donc ? la même qu’André, dit-il ; car André n’ayant ni assez de force, ni assez de capacité pour annoncer le trésor qu’il avait découvert, ni assez d’éloquence pour le faire connaître, amène son frère à celui qu’il a trouvé. De même Philippe n’explique pas comment ce Jésus est le Christ, ni en quoi, ni quand les prophètes l’ont prédit ; mais il amène Nathanaël à Jésus, bien sûr que désormais il ne le quittera point, s’il a une fois entendu sa parole et sa doctrine.

« Nathanaël lui dit : Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? Philippe lui dit : « Venez et voyez ».

« Jésus voyant Nathanaël qui le venait trouver, dit de lui : Voici un vrai Israélite, sans déguisement et sans artifice ». Nathanaël avait dit : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Et Jésus le loue et l’admire : mais toutefois n’était-il pas plutôt à blâmer ? Non, certes, ce qu’il avait dit n’était pas une marque d’incrédulité, ni un crime qui méritât une réprimande, mais c’était une chose digne de louanges. Comment et pour quelle raison ? Parce qu’il était plus versé dans les prophéties que Philippe. Il avait appris des Écritures que le Christ devait sortir de Bethléem, et du même bourg, où était né David. Ce bruit s’était répandu parmi les Juifs, et longtemps auparavant un prophète l’avait prédit en ces termes : « Et toi Bethléem, tu n’es pas la dernière d’entre les principales villes de Juda ; car c’est de toi que sortira le chef qui conduira mon peuple d’Israël ». (Mic 5,2 ; Mat 2,6 ; Jn 7,42) Nathanaël donc, entendant dire que. Jésus était de Nazareth, se trouble, il chancelle, parce qu’il voit que ce que dit Philippe ne s’accorde pas avec la prédiction du prophète. Mais dans son doute même, considérez quelle est sa prudence et sa retenue ; car il ne réplique pas sur-le-champ. Tu me trompes, Philippe, tu mens : non, je ne te crois point, je n’irai pas le voir : j’ai appris des prophètes qu’il doit sortir de Bethléem, et tu dis qu’il est de Nazareth : ce Jésus n’est donc pas celui que le prophète a prédit. Mais que fait-il ? Il va lui-même le trouver, et ne convenant point qu’il soit de Nazareth, il montre en cela même son zèle, et son amour pour l’Écriture, et qu’il n’est point capable de se laisser surprendre : il marque aussi qu’il désirait ardemment l’avènement du Christ, puisqu’il ne repoussa pas avec mépris celui qui lui annonçait cette nouvelle. C’est qu’il pensait que Philippe ; se trompait vraisemblablement sur le lieu de la naissance.

2. Considérez encore, mes frères, combien il est réservé et modéré, dans le refus qu’il fait d’ajouter foi à ce que dit Philippe, et dans sa manière de l’interroger. Il ne dit pas : la Galilée ne produit rien de bon ; mais : comment peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Philippe était aussi extrêmement prudent, il ne s’offense, il ne se fâche point de ce que Nathanaël contredit ; mais néanmoins il persiste à vouloir l’amener à Jésus-Christ, et dès le commencement il fait paraître sa fermeté apostolique : c’est pourquoi Jésus-Christ, dit : « Voici un vrai Israélite, sans déguisement et sans artifice ». Un Israélite peut donc être menteur : mais celui-là ne ment pas ; car son jugement est sans prévention : il ne dit rien par faveur ni par haine. : Pourtant, lorsqu’on demanda aux Juifs où devait naître le Christ, ils répondirent : à Bethléem, et s’appuyèrent de ce témoignage : « Et toi, Bethléem, tu n’es pas la dernière d’entre les principales villes de Juda ». Mais c’est avant d’avoir vu Jésus qu’ils rendaient ce témoignage : après l’avoir vu ; ils dissimulaient, par jalousie, leurs anciens propos, et disaient : « Mais pour celui-ci, nous ne savons d’où il est ». (Jn 9,29) Nathanaël n’en use pas ainsi, mais il reste ferme dans l’opinion qu’il avait de lui au commencement, à savoir, qu’il n’était pas de Nazareth.

Pourquoi donc les prophètes l’appellent-ils Nazaréen ? (Mat 2,23) Parce qu’il avait été élevé à Nazareth, et qu’il y avait demeuré. Or, Jésus-Christ ne dit pas à Nathanaël : Je ne suis pas de Nazareth, comme Philippe vous l’a dit, mais de Bethléem. Il passe sur cela, il ne lui en parle point, pour ne pas rendre d’abord suspect ce qu’il lui voulait dire. De plus, quand même il l’aurait persuadé qu’il était de Bethléem, toutefois ce n’était point là suffisamment prouver qu’il était le Christ ne pouvait-il être né à Bethléem, sans être le Christ ? Bien d’autres y étaient nés. Il passe donc sur cela, et en déclarant qu’il avait été présent à leur entretien, il fait ce qui pouvait le mieux l’engager à croire. Lorsque Nathanaël eut dit : « D’où me connaissez-vous ? Jésus lui répondit : Avant que Philippe vous eût appelé, je vous ai vu lorsque vous étiez sous le figuier (48) ». Considérez ce caractère ferme et rassis. Jésus-Christ ayant dit de lui : « Voici un vrai Israélite », il n’est pas enflé par ces louanges, ravi de ces éloges ; il persiste à chercher et à examiner avec plus de soin : il veut voir clair. Nathanaël donc, comme homme, cherche et s’informe encore ; mais Jésus comme Dieu répond : Je vous ai déjà vu auparavant car longtemps auparavant Jésus avait connu sa droiture et sa probité, non comme un homme qui l’aurait suivi, mais comme Dieu : Et maintenant je vous ai vu sous le figuier, lorsque nul n’y était avec vous, lorsque vous, Philippe, et vous, Nathanaël, vous étiez tous seuls, et que vous y partiez de moi en tête-à-tête. C’est pourquoi l’évangéliste dit : « Jésus le voyant de loin, dit : Voici un vrai Israélite », pour, faire voir qu’avant même que Philippe arrivât, Jésus-Christ avait rendu ce témoignage, afin qu’il ne fût pas suspect. C’est aussi pour cela qu’il désigne et le temps, et le lieu, et l’arbre. S’il eût seulement dit Je vous avais vu avant que Philippe vînt près de vous, la chose aurait été suspecte ; on aurait cri qu’il avait lui-même envoyé Philippe, et qu’il n’y avait rien de grand, rien d’extraordinaire dans ce qu’il disait : mais en désignant le lieu où Nathanaël parlait avec Philippe, le nom de l’arbre et le temps de l’entretien, il rend indubitable sa connaissance des choses les plus secrètes.

Mais ce n’est pas là seulement en quoi il lui manifeste qu’il est le Christ ; il le fait encore d’une autre manière, c’est en lui rappelant ce qu’il avait dit, savoir : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Voilà comment Jésus gagna Nathanaël et se l’attacha très étroitement ; et aussi pour ne l’avoir pas blâmé d’avoir parlé de la sorte, et l’avoir même loué et admiré : Voilà par où Nathanaël connut que Jésus était véritablement le Christ ; à savoir par la découverte qui lui fut faite de sa propre pensée et de ses sentiments, Jésus lui ayant montré qu’il voyait et savait parfaitement ce qui se passait dans son cœur ; mais surtout parce qu’il ne le reprit pas de ce qu’il avait paru dire contre lui, et qu’au contraire il l’en loua. Jésus lui dit encore que c’était Philippe qui l’avait appelé, mais il passa sur le reste et ne lui parla point de ce qu’ils avaient dit ensemble, laissant cette tâche à sa conscience, et ne voulant point le confondre davantage.

3. Quoi donc ? Est-ce que Jésus vit seulement Nathanaël, lorsque Philippe l’appela ? ou ne l’avait-il pas vu auparavant avec cet œil qui ne dort jamais ? certainement il l’avait vu : que, personne n’en doute. Mais Jésus n’a dû dire alors que ce qui était nécessaire. Nathanaël confessa donc que Jésus était le Christ, en voyant un signe évident de sa prescience ; ses hésitations avaient prouvé sa sagesse ; son acquiescement démontra sa bonne foi. Car « il repartit à Jésus », dit le texte sacré : « Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d’Israël (49) ». Ne voyez-vous pas là une âme qui subitement tressaille de joie ? Ne voyez-vous pas un homme qui, par ses paroles, embrasse Jésus ? Vous êtes, dit-il, celui qui est attendu et désiré. Ne le voyez-vous pas s’étonner, admirer, tressaillir et bondir de joie ?

Nous devons être aussi dans la joie, nous qui avons reçu la connaissance du Fils de Dieu ; nous devons, dis-je, non seulement nous réjouir au fond du cœur, mais encore marquer et exprimer au-dehors notre joie par nos œuvres mêmes. Mais cette joie, en quoi consiste-t-elle ? A être obéissants à celui que vous avez connu. Or, cette obéissance consiste à faire ce que veut Jésus-Christ : si nous faisons ce qui irrite sa colère, comment manifesterons-nous notre allégresse ? Ne voyez-vous pas que celui qui a reçu son ami dans sa maison, fait tout avec joie, qu’il court de tous côtés, qu’il n’épargne rien ; fût-il besoin de répandre même tout son bien, il est prêt à le faire, et cela uniquement pour plaire, à son ami. S’il n’accourait pas quand il l’appelle, s’il ne faisait pas toutes choses selon son désir et sa volonté, assurât-il même mille fois qu’il se réjouit de son arrivée, son hôte ne le croirait point, et ce serait avec raison : il faut en effet marquer sa joie par ses œuvres et par ses actions.

C’est pourquoi Jésus-Christ étant venu chez nous, montrons que nous nous en réjouissons et ne faisons rien qui puisse lui déplaire et le fâcher ; parons, ornons cette maison où il est venu : voilà ce qu’on doit faire quand on est dans la joie. Présentons-lui à manger ce qui est le plus de son goût : c’est là ce que doit faire celui qui est dans l’allégresse. Mais quelle est la nourriture que nous lui devons présenter ? Il nous l’apprend lui-même : « Ma nourriture », dit-il, « est de faire la volonté de celui qui « m’a envoyé ».(Jn 4,34) Donnons-lui à manger lorsqu’il a faim ; donnons-lui à boire lorsqu’il a soif : quand vous ne lui donneriez qu’un verre d’eau froide, il le recevra, car il vous aime : les présents de l’ami, quelque petits qu’ils soient, paraissent grands à un ami. Seulement ne soyez point paresseux, ni lents à donner ; quand vous ne donneriez que deux oboles, il ne les rejettera point, mais il les recevra comme quelque chose de grand prix. En effet, n’ayant besoin de personne, et ces choses ne lui étant nullement nécessaires, c’est avec raison qu’il ne regarde point à la grandeur des dons, mais à l’intention et à la volonté de celui qui donne. Seulement faites voir que vous êtes content de l’avoir chez vous, qu’il n’est rien que vous ne soyez prêts à faire pour lui, et que sa présence vous réjouit.

Considérez quel amour il a pour vous ; c’est pour vous qu’il est venu, pour vous il a donné sa vie. Et après de si grands bienfaits, il ne refuse même pas de vous prier. Car, dit saint Paul : « Nous faisons la charge d’ambassadeur pour Jésus-Christ, et c’est Dieu même qui vous exhorte par notre bouche ». (2Co 5,20) Et qui est assez insensé pour ne pas aimer son Seigneur ? Et ce que je dis là, je sais qu’aucun de vous ne le démentira de la bouche ni du cœur. Mais celui que l’on aime veut qu’on lui marque son amour, non seulement par des paroles, mais encore par des œuvres. Dire que l’on aime, et ne point faire ce qu’ont coutume de faire ceux qui aiment, c’est sûrement une chose bien ridicule et devant Dieu et devant les hommes. Puis donc qu’il est non seulement inutile, mais encore très-nuisible, de confesser Jésus-Christ seulement de bouche, et de le renoncer par ses œuvres, je vous conjure, mes frères, de le confesser également par vos actes, afin que Jésus-Christ lui-même nous reconnaisse en ce jour, où il déclarera devant son Père ceux qui sont dignes « d’être reçus de lui ». C’est la grâce que je vous souhaite en Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. 
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