‏ John 10

HOMÉLIE LIX.

ET ILS LE CHASSÈRENT DEHORS. JÉSUS APPRIT QU’ILS L’AVAIENT AINSI CHASSÉ, ET L’AYANT RENCONTRÉ, IL LUI DIT : CROYEZ-VOUS AU FILS DE DIEU ? – IL LUI RÉPONDIT : QUI EST-IL, SEIGNEUR, AFIN QUE JE CROIE EN LUI ? (VERS. 35, 36, JUSQU’AU VERS. 13 DU CHAP. X)

ANALYSE.

  • 1. Jésus-Christ vient au-devant de l’aveugle-né comme pour le complimenter de sa confession courageuse, il lui accorde une nouvelle grâce.
  • 2. À quelles différentes marques on reconnaît le voleur et le pasteur.
  • 3. Jésus est le vrai Pasteur et le vrai Christ.
  • 4. Nous devons demeurer sous la conduite de Jésus-Christ, notre vrai Pasteur ; entendre sa voix. – Ce qu’il faut faire pour être sous la garde du Pasteur. – Amour de notre Pasteur : il a donné sa vie pour nous. – Il est tout-puissant, il nous aime, nous nous perdons par notre faute. – Comment on se perd. – Nul ne peut servir Dieu et les richesses. – Leur tyrannie, leur empire est plus cruel qu’aucun autre ; c’est le plus dur et le plus horrible de tous les esclavages : description des maux qu’il produit : l’homme qui s’attache aux richesses se dégrade et s’avilit. – Le pauvre est de même condition que nous, il participe à la même naissance spirituelle. – Recommandation de l’aumône.

1. Dieu honore principalement ceux qui, pour la vérité et la confession du nom de Jésus-Christ, souffrent quelque mal ou quelque outrage. Car, comme c’est véritablement conserver ses richesses que de les perdre pour Dieu, et aimer sa vie que de la haïr en ce monde (Jn 12,25) ; c’est de même s’amasser un trésor de gloire que d’être ici accablé d’injures. Tel fut le sort de l’aveugle : les Juifs le chassèrent du temple, et le Seigneur du temple le reçut. Il fut chassé d’une assemblée empestée, et il trouva la source du salut : il fut déshonoré par ceux qui déshonorèrent Jésus-Christ, et le Seigneur des anges l’honora : telles sont les récompenses de ceux qui défendent la vérité. Ainsi nous-mêmes, après avoir prodigué ici-bas nos richesses, nous acquérons les biens célestes ; si nous avons donné notre fortune aux pauvres qui sont accablés de misères, nous irons nous reposer dans le ciel ; si nous sommes accablés d’outrages pour le saint nom de Dieu, nous serons honorés ici et là-haut. Jésus rencontra l’aveugle aussitôt qu’on l’eût chassé du temple. L’évangéliste veut dire que Jésus vint exprès pour aller à sa rencontre. Et considérez la récompense qu’il lui donne : il lui octroie le plus grand de tous les biens, car il se fait connaître à lui, qui ne le connaissait point auparavant, et il l’associe à ses disciples.

Pour vous, mes chers frères, je vous prie de remarquer de quelle manière l’évangéliste fait connaître l’empressement de Jésus-Christ et la diligence dont il use ; Jésus ayant dit à l’aveugle : « Croyez-vous au Fils de Dieu ? » L’aveugle répond : « Seigneur, qui est-il ? » car il ne le connaissait point encore quoiqu’il eût été guéri, parce qu’il était aveugle avant qu’il reçût le bienfait de sa guérison ; et qu’après avoir recouvré la vue, il avait été traîné de côté et d’autre par ces furieux. Jésus donc, comme l’Agonothète
L’Agonothète, titre d’un magistrat qu’on choisissait chez les Grecs pour présider aux jeux sacrés : il en faisait la dépense, il déclarait aussi vainqueurs ceux qui l’avaient mérité, et leur distribuait les prix proposés dans ses jeux.
, reçoit cet athlète qui sort du combat victorieux et triomphant. Et que lui dit-il ? « Croyez-vous au Fils de Dieu ? » Que veut dire cela ? Après avoir si longtemps disputé contre les Juifs, après tant de paroles qu’il a dites pour la défense de la vérité, Jésus lui demande s’il croit ; ce n’est pas qu’il l’ignore, mais c’est parce qu’il veut se faire connaître, et montrer combien il estime la foi de cet homme. Un si grand peuple, dit-il, m’a chargé d’injures, je n’en fais point de cas ; la seule chose que je désire, c’est que vous croyiez en moi, car un seul homme qui fait la volonté de Dieu, vaut mieux qu’une grande multitude de prévaricateurs
Un seul homme qui fait la volonté de Dieu, vaut mieux qu’une multitude de prévaricateurs. Le saint Docteur fait sans doute allusion à ce passage de l’Ecclésiastique : « Un vaut mieux que mille », auquel il ajoute en plusieurs endroits où il le cite, le mot : δίχαιος, unus justus ; un seul homme juste, comme on peut le voir dans la vingt-quatrième et la trente-neuvième homélie sur la Genèse. Nous remarquons que la bible de Complute a suivi la même leçon. Et ce même sens se trouve aussi dans notre Vulgate, qui dit : Un seul enfant qui craint Dieu, vaut mieux que mille qui sont méchants. Melior est unus timens Deum, quam mille filii impii. Loc cit. (Sir 16,3, selon les Septante)
. « Croyez-vous au Fils de Dieu ? » Jésus l’interroge comme étant lui-même le Fils de Dieu, lui qui est présent à ses yeux, et il commence par lui inspirer le désir de le connaître. Car il ne lui a point dit : Croyez sur-le-champ ; mais il l’a interrogé sur sa créance. Que répond-il donc ? « Et qui est-il, Seigneur, afin que je croie en lui ? » Réponse d’un homme qui souhaite et désire ardemment : il ne connaît pas celui pour qui il a tant parlé, et en cela même il vous fait connaître la grandeur de son amour pour la vérité : la faveur ni l’intérêt ne l’avaient point fait parler, puisqu’il n’avait pas encore vu son bienfaiteur.

« Jésus lui dit : Vous l’avez vu, et c’est celui-là même qui parle à vous (37) ». Il ne dit point : c’est moi ; usant encore de ménagement, il lui répond. « Vous l’avez vu ». Ces paroles étaient obscures, c’est pourquoi il en ajoute de plus claires, et il dit : « C’est celui-là même qui parle à vous ». L’aveugle répondit : « Je crois, Seigneur : et, se prosternant » aussitôt, « il l’adora (38) ». Le Sauveur ne lui dit pas non plus : C’est moi qui vous ai guéri, c’est moi qui vous ai dit : allez vous laver dans la piscine de Siloé ; mais passant ces choses sous silence, il lui dit : « Croyez-vous au Fils de Dieu ? » Sur quoi l’aveugle se prosterna incontinent et l’adora avec une grande démonstration d’amour et d’affection ce que firent un petit nombre seulement de ceux qu’il avait guéris, comme les lépreux et quelques autres peut-être. Jésus lui découvrit ensuite sa divine puissance ; car, afin qu’on ne crût pas que c’étaient là de simples paroles, il y joignit le témoignage des œuvres. Et comme l’aveugle était encore prosterné à ses pieds pour l’adorer, il ajouta : « Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (39) ». Saint Paul dit la même chose : « Que conclurons-nous donc ? Que les gentils qui ne cherchaient point la justice, ont embrassé la justice, et une justice qui vient de la foi en Jésus-Christ
C-à-d ils ont été justifiés par la foi en Jésus-Christ, et non par les œuvres de la Loi.
; qu’au contraire, les Israélites qui recherchaient la justice de la loi, ne sont point parvenus à cette justice ». (Rom 9,30)

Quand Jésus-Christ a dit : « Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement », il a affermi l’aveugle dans la foi, et il y a invité ceux qui le suivaient, à savoir : les pharisiens. Et ce mot : « un jugement », signifie un plus grand supplice ; par là il montre que ceux qui le condamnaient étaient eux-mêmes condamnés ; et que ceux qui l’appelaient un pécheur étaient eux-mêmes réprouvés comme tels. De plus, le Sauveur déclare ici qu’il y a deux sortes de vues à recouvrer, et deux aveuglements : l’un sensible, l’autre spirituel. Alors quelques-uns de ceux qui le suivaient lui dirent : « Sommes-nous donc aveugles (40) ? » Et comme, dans une autre occasion, ils avaient dit. « Nous n’avons jamais été esclaves de personne » (Jn 8,33) ; et : « Nous ne sommes pas des enfants bâtards » (Id 41) : maintenant de même ils n’ont d’yeux et d’oreilles que pour les choses sensibles, et telle est la cécité à laquelle ils rougiraient d’être en proie. Après quoi Jésus-Christ, pour leur faire connaître qu’il vaudrait mieux pour eux d’être aveugles que de voir, leur dit : « Si vous étiez et aveugles, vous n’auriez point de péché (41) ». Les Juifs regardant donc comme une ignominie le malheur d’être aveugles, Jésus-Christ rétorque leur discours contre eux, et leur dit : c’est là ce qui vous rendrait moins coupables, et vous ne seriez pas si sévèrement punis. Ainsi le Sauveur écarte toujours les sentiments humains et charnels, et il élève l’âme en lui inspirant des pensées grandes et admirables. Vous dites donc maintenant que vous voyez. Comme Jésus-Christ leur avait dit ailleurs : Vous dites qu’il est votre Dieu ; de même il leur dit ici : « Mais maintenant vous dites que vous voyez » ; car dans la vérité vous ne voyez point. Ici Jésus-Christ montre aux Juifs que ce qu’ils regardaient comme un très-grand sujet de gloire et de louanges, serait la cause du rigoureux supplice auquel ils seraient condamnés. Il console de sa cécité l’aveugle de naissance. Ensuite il parle de leur aveuglement ; car, de peur qu’ils ne disent : si nous ne vous suivons pas, si nous ne vous croyons point, ce n’est pas que nous soyons aveugles, mais c’est parce que nous vous avons en horreur comme un séducteur ; il ne les entretient que de ce sujet.

2. Et ce n’est pas sans raison que l’évangéliste a marqué que quelques pharisiens, qui étaient avec Jésus, comprirent ces paroles et lui dirent : « Sommes-nous donc aussi aveugles ? » C’est pour vous faire ressouvenir que ce sont les mêmes qui s’étaient auparavant retirés de sa suite, et qui avaient jeté des pierres sur lui. Car quelques-uns le suivaient par manière d’acquit ; aussi ils le quittaient et se tournaient facilement contre lui. Par où Jésus-Christ prouve-t-il donc qu’il n’est pas un imposteur et un charlatan, mais le pasteur ? C’est en opposant les unes aux autres les marques et du pasteur et du charlatan, qu’il leur donne le moyen d’examiner et de connaître la vérité. Et premièrement, il montre ce que c’est qu’un fourbe et un larron, le qualifiant ainsi par les Écritures mêmes.

« En vérité, en vérité, je vous le dis : celui qui n’entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y monte par un autre endroit, est un voleur et un larron ». (Chap 10,1) Observez, mes frères, les marques du larron : premièrement, il n’entre pas de jour, ni publiquement ; en second lieu, il n’entre pas par l’autorité des Écritures, car, entrer par les Écritures, c’est entrer par la porte. Au reste, le Sauveur désigne ici les faux prophètes, les faux pasteurs qui l’avaient précédé, et ceux qui devaient le suivre : l’Antechrist, les faux christs, Judas, Théodas (Act 5,36), et tous les autres de cette espèce ; et c’est avec justice qu’il appelle les Écritures la porte. Ce sont elles qui nous mènent à Dieu et nous le font connaître : ce sont elles qui font les brebis : ce sont elles qui les gardent et qui ferment l’entrée aux loups. En effet, les Écritures, comme une porte sûre, empêchent les hérétiques d’entrer, nous garantissent la possession de tout ce que nous tenons à conserver, et nous préservent de toute erreur. Et si nous n’ouvrons pas nous-mêmes cette porte, nos ennemis ne pourront pas facilement nous prendre. Par là nous discernerons et nous connaîtrons ceux qui sont véritablement pasteurs, et ceux qui ne le sont pas. Mais que signifie ce mot : « Dans la bergerie ? » il fait allusion aux brebis et à leur garde. Car, celui qui n’entre pas par la sainte Écriture, mais qui monte par un autre endroit, c’est-à-dire, celui qui se fraye un chemin différent de celui que les Écritures ont tracé et nous ont ouvert, celui-là, dis-je, est un voleur.

Ne le remarquez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ, en invoquant le témoignage des Écritures, montre de cette façon son union avec le Père ? C’est pourquoi il disait aux Juifs : « Lisez avec soin les Écritures » (Jn 5,39) ; c’est pourquoi il a pris Moïse à témoin, et aussi tous les prophètes. « Tous ceux », dit-il, « qui écoutent les prophètes, viendront à moi ». Et : « Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi ». (Jn 5,46) Mais ici il dit ces choses métaphoriquement. Et lorsqu’il a dit : « Qui monte par un autre endroit », il a désigné les scribes, qui transgressaient la loi, enseignant les opinions des hommes comme la vraie doctrine et les préceptes du Seigneur. Jésus-Christ leur en fait un reproche, en disant : « Nul de vous n’accomplit la loi ». (Jn 7,19) Le divin Sauveur a fort bien dit : « Qui monte », et non pas qui entre : ce qui marque l’action d’un voleur qui fait ses efforts pour franchir une cloison et ne cesse pas de s’exposer au péril. Voyez-vous ce portrait du voleur ? A présent, observez ce qui désigne le pasteur. « Celui qui entre par la porte, est le pasteur des brebis (2). C’est à celui-là que le portier ouvre, et les brebis entendent sa voix : il appelle les brebis par leur nom (3). Et lorsqu’il a fait sortir ses propres brebis, il va devant elles (4) ». Jésus-Christ a fait le portrait et du pasteur et du larron ; voyons de quelle sorte il leur applique les paroles qui suivent : « C’est à celui-là », dit-il, « que le portier ouvre ». Il continue la métaphore pour donner plus de force et d’énergie à ses paroles. Que si vous voulez examiner en particulier chaque terme de la parabole, rien ne nous empêche d’entendre ici Moïse sous ce nom de portier, car c’est à lui que Dieu a confié ses oracles ; c’est sa voix que les brebis entendent, « et c’est lui qui appelle ses propres brebis par leur nom ».

En effet, comme les scribes et les pharisiens appelaient souvent Jésus un séducteur, et confirmaient le peuple dans cette opinion par leur incrédulité, disant : « Y a-t-il quelqu’un a des sénateurs qui ait cru en lui ? » (Jn 7,48), il leur fait voir, et leur dit qu’il n’est pas un séducteur parce qu’ils le croient tel, mais que c’est eux-mêmes qu’il faut appeler séducteurs et méchants, parce qu’ils ne l’écoutent pas et ne croient point en lui ; et aussi que, pour cette raison, ils sont justement chassés de la bergerie. S’il est du pasteur d’entrer par la vraie porte, et si c’est par là que Jésus est entré, tous ceux qui le suivent pourront être des brebis ; ceux au contraire qui se sont séparés, n’ont pas pour cela fait tort au pasteur, mais ils s’en sont fait à eux-mêmes en se séparant de la société des brebis. Que si ensuite il se dit lui-même la porte, ne vous troublez pas : il se dit lui-même et le pasteur et la brebis, selon les différentes fonctions qu’il s’attribue. Ainsi quand il nous offre à son Père, il se dit la porte ; quand il prend soin de nous, il se dit le pasteur. Et il se dit le pasteur, afin que vous ne croyiez pas que nous offrir à son Père, ce soit là toute son œuvre.

« Et les brebis entendent sa voix, et il appelle ses propres brebis, et il va devant elles ». Cependant, dans l’usage commun, c’est tout le contraire, les pasteurs suivent les brebis. Mais Jésus-Christ, pour montrer qu’il mènera tous les hommes à la vérité, agit contre la coutume des pasteurs ; de même que, quand il a fait sortir ses brebis, il ne les a pas éloignées des loups (Mat 10,16), mais il les a envoyées au milieu d’eux le soin pastoral chez le divin pasteur est bien différent de ce qu’il est chez nous ; il est autrement admirable.

3. Au reste, il me semble que c’est l’aveugle qui est ici désigné, puisque Jésus l’a appelé lorsqu’il était au milieu des Juifs, et que celui-ci a entendu sa voix et l’a reconnu. « Et elles ne suivent point un étranger, parce qu’elles ne connaissent point la voix des étrangers (5) ». En cet endroit Jésus-Christ parle de ceux qui ont suivi Théodas ou Judas (Act 5,36), dont il est écrit que tous ceux qui ont cru en eux, se sont dissipés, ou encore des faux christs qui devaient séduire bien des gens dans la suite. Et de peur que les pharisiens ne disent qu’il était un de ces faux christs, il fait voir qu’il est bien différent d’eux.

La première différence qu’il apporte consiste en ce que sa doctrine provenait des Écritures, et que c’est par là qu’il conduisait ses brebis : or, les autres ne faisaient pas de même. La seconde, c’est l’obéissance de ses brebis. Ses brebis n’ont pas seulement cru en lui, lorsqu’il vivait, mais aussi après sa mort ; au lieu que les autres brebis se sont incontinent séparées de leurs pasteurs. Nous pouvons en ajouter une encore, qui n’est pas des moins considérables : c’est que ces faux christs, ces faux prophètes agissant en tyrans, faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour exciter le peuple à la révolte : mais Jésus-Christ était si éloigné de cette conduite, qu’il s’enfuit lorsque le peuple voulut le faire roi (Jn 6,15) ; et que quand on vint lui demander s’il était permis de payer le tribut à César, il répondit qu’il fallait le payer (Mat 22,17), et le paya lui-même. (Id 17,26) De plus, il est venu pour le salut de ses brebis, afin qu’elles aient la vie et qu’elles l’aient abondamment (Jn 10,10) ; mais les autres leur ont même ôté cette vie présente. Ceux-là ont trahi les brebis qui s’étaient confiées à eux, et ont pris la fuite ; mais Jésus-Christ est demeuré si ferme, et les a si courageusement défendues, qu’il a donné sa vie pour elles. Ceux-là ont souffert malgré eux et à contre-cœur ; mais Jésus-Christ n’a rien souffert que librement et volontairement.

« Jésus leur dit cette parabole : mais ils ne comprirent point ce qu’il disait (6) ». Pour quoi donc leur parlait-il d’une manière obscure ? C’était polir les rendre plus attentifs. Mais aussitôt après il ôte toute obscurité par ces paroles : « Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il entrera, il sortira, et il trouvera des pâturages » ; c’est-à-dire il vivra en sûreté et en liberté. Jésus-Christ appelle ici pâturages la nourriture des brebis, et la puissance et l’autorité qu’il leur donne c’est-à-dire la brebis demeure dans le bercail, et personne ne pourra l’en faire sortir. Et c’est là aussi ce qui est arrivé aux apôtres, qui entraient et sortaient librement comme maîtres de tout le monde, et personne n’a pu les chasser. « Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des larrons, mais les brebis ne les ont point écoutés (8) ». Jésus. Christ ne parle point là des prophètes, comme le prétendent les hérétiques : car les brebis les ont écoutés, et c’est par eux qu’ont cru en Jésus-Christ, tous ceux qui ont cru en lui ; mais il parle de Théodas, de judas et des autres séditieux. De plus, ces paroles : les brebis ne les ont point écoutés, il les dit à la louange des brebis. Or, jamais il ne loue ceux qui n’ont point écouté les prophètes ; au contraire, il les blâme et les reprend fortement : d’où il est évident que c’est de ces séditieux que le Sauveur dit que les brebis ne les ont point écoutés.

« Le voleur ne vient que pour voler, pour égorger et pour perdre (10) ». Comme il arriva dans la sédition de Théodas, où tous furent égorgés et massacrés. « Mais pour moi, à je suis venu, afin que » les brebis « aient la « vie, et qu’elles l’aient plus abondamment ». Qu’est-ce, je vous prie, qu’une vie plus abondante ? C’est le royaume des cieux. Mais il ne le dit pas encore, et il se sert du nom de vie, comme désignant une chose qui leur est connue. « Je suis le bon pasteur (11) ». Ici enfin Jésus-Christ parle de sa passion, il fait voir qu’il souffrira pour le salut du monde, et qu’il n’ira point à la mort malgré lui.

Après cela le divin Sauveur apporte encore un moyen de reconnaître le pasteur et le mercenaire. « Car le bon pasteur », dit-il, « donne sa vie pour ses brebis. Mais le mercenaire, et celui qui n’est point pasteur et à qui les brebis n’appartiennent pas, voyant venir le loup, abandonne les brebis et s’enfuit : et le loup vient et les ravit (12) ». Par ces paroles Jésus-Christ montre qu’il est égal à son Père en puissance et – en autorité ; car il est lui-même le pasteur, à qui les brebis appartiennent. Ne remarquez-vous pas, mon cher auditeur, que dans les paraboles Jésus-Christ parle d’une manière plus élevée, parce que le discours y est plus enveloppé et plus obscur, et n’y donne pas manifestement prise aux critiques des auditeurs ? « Le mercenaire voit venir le loup et il abandonne les brebis ; et le loup vient et les ravit ». C’est là ce qu’ont fait les faux christs ; mais le vrai Christ a fait tout le contraire ; lorsqu’on l’a pris, il a dit : « Laissez aller ceux-ci », afin que cette parole fût accomplie : « Nul d’eux ne s’est perdu ». (Jn 17,12) On peut aussi en cet endroit entendre le loup spirituel, à qui Jésus n’a point permis de ravir les brebis. Celui-là n’est pas seulement un loup, mais encore un lion : « Car le démon, notre ennemi, tourne autour de nous comme un lion rugissant ». (1Pi 5,8) Il est le serpent et le dragon : « Foulez aux pieds les serpents et les scorpions ». (Luc 10,19)

4. C’est pourquoi je vous conjure ; mes chers frères, de demeurer sous la conduite du pasteur. Nous y demeurerons, si nous écoutons sa voix, si nous lui obéissons, si nous ne suivons point un étranger. Et quelle est la voix qu’il fait entendre ? « Bienheureux les pauvres d’esprit : bienheureux ceux qui ont le cœur pur : bienheureux ceux qui sont miséricordieux ». (Mrc 5,3, 7, 8) Si nous observons ces choses nous demeurerons sous la garde du pasteur, et le loup ne pourra point trouver d’entrée dans nous : mais quand même il se jetterait sur nous, ce serait à sa confusion et à sa perte. Car nous avons un pasteur qui nous aune si fort, qu’il a donné sa vie pour nous, Puis donc que notre pasteur est tout-puissant et nous aime, qu’y a-t-il qui puisse nous en pêcher de faire notre salut ? Rien, si nous ne faisons pas nous-mêmes défection. Et en quoi consisterait cette défection ? Écoutez-le, il vous l’apprend : « Vous ne pouvez servir deux maîtres, Dieu et les richesses ». (Mat 6,24) Si donc nous servons Dieu, nous échapperons à la tyrannie des richesses. Rien de plus tyrannique, en effet, que l’amour des richesses : il ne nous laisse aucun plaisir, mais il nous plonge dans les inquiétudes, dans l’envié ; il nous fait tomber dans des pièges, il suscite les haines, les calomnies, et mille choses qui sont autant d’obstacles pour la vertu ; il nous jette dans l’oisiveté, dans la mollesse, dans l’avarice, dans l’ivrognerie, dans tous ces vices qui changent les hommes libres en esclaves, et les rendent plus misérables que les esclaves : oui, dis-je, ils les rendent esclaves, non des hommes, mais de la plus terrible de toutes les maladies de l’âme.

Celui qui est atteint de cette maladie n’hésite plus à faire mille choses qui déplaisent à Dieu et aux hommes, et il ne craint rien tant que quelqu’un ne le délivre de son esclavage. O dure servitude ! ô domination diabolique ! En effet, est-il un état plus affreux et plus misérable ? Nous sommes accablés d’une infinité de maux et nous en avons de la joie ; nous sommes dans les fers et nous aimons nos chaînes. Logés dans une obscure prison, nous refusons la lumière qu’on nous présente ; loin de là, nous cherchons à accumuler nos maux et nous nous réjouissons de notre maladie. C’est pourquoi, nous ne pouvons point recouvrer la liberté et nous sommes de pire condition que ceux qui sont condamnés aux mines, puisque, accablés de travaux et de misères, nous n’en recueillons aucun fruit, et ce qu’il y a encore de plus terrible, c’est que si quelqu’un veut nous tirer de cette cruelle servitude, nous ne le souffrons pas et même nous nous fâchons et nous nous mettons en colère. Nullement différents des fous, ou plutôt encore bien plus misérables qu’eux, nous ne voulons point guérir de notre folie.

Mais, ô homme, est-ce pour cela que vous êtes venu au monde ? Est-ce pour travailler aux mines et amasser de l’or que Dieu vous a fait homme ? Non, certes, ce n’est point à cette fin que le Seigneur vous a formé à son image, mais c’est afin que vous vous rendiez agréable à sa divine Majesté, afin que vous acquériez les biens futurs, afin qu’un jour vous soyez associé aux concerts des anges. Pourquoi vous dégradez-vous d’une si haute dignité et vous laissez-vous tomber dans un avilissement si honteux et si infâme ? Celui qui est né du même enfantement que vous, je parle de l’enfantement spirituel, se consume de faim, et vous, vous regorgez de toutes sortes de biens. Votre frère marche tout nu dans les rues, et vous, vous entassez habits sur habits comme une pâture préparée pour les vers ; ne serait-il pas beaucoup mieux d’en couvrir le corps des pauvres ? De cette sorte, ces habits ne seraient point perdus, vous seriez délivrés de bien des soins, et les pauvres vous procureraient la vie éternelle. Si vous ne voulez pas que vos habits soient dévorés des vers, donnez-les aux pauvres, ils sauront fort bien les secouer et les garantir des vers. Le corps de Jésus-Christ est de plus grand prix et plus sûr que toutes vos armoires. Non seulement il conserve les habits, mais encore il les rend plus magnifiques. Pour peu que votre coffre soit emporté avec tous les vêtements que vous y gardiez, c’est pour vous une perte très-considérable. Mais le dépôt dont je parle, la mort même ne peut l’endommager, ni le ravir. Vous n’avez ici nullement besoin ni de portes, ni de serrures, ni de valets qui veillent, ni d’aucune autre précaution. Ce qui est caché dans le ciel est pleinement à couvert de toutes sortes de dangers ; nulle injustice ne peut approcher de ce lieu. Nous ne cessons point de vous dire ces choses, vous les écoutez et vous n’en profitez pas. En voici la raison : nous avons l’âme basse, rampante et attachée uniquement aux choses terrestres.

Mais, à Dieu ne plaise que je vous condamne tous également, comme si vous étiez tous malades sans espoir de guérison ! Quand même ceux qui s’enivrent de leurs richesses se boucheraient les oreilles pour ne me point entendre, ceux du moins qui passent leur vie dans la pauvreté pourront m’écouter. Et en quoi, dira-t-on, ce que vous prêchez intéresse-t-il les pauvres, qui n’ont, ni or, ni argent, ni coffres pleins d’habits ? Mais ils ont du pain et de l’eau froide ; ils ont deux oboles, des pieds pour aller visiter les malades ; ils ont une langue et la parole pour consoler celui qui est dans l’affliction ; ils ont une maison et un toit pour recevoir l’étranger. Des pauvres, nous n’exigeons pas tant et tant de talents d’or : c’est aux riches que nous demandons cela. Que si ; le Seigneur vient à la porte du pauvre, du mendiant, il n’aura point de honte de recevoir même une petite obole (Mrc 12,43) ; au contraire, il dira qu’il a plus reçu de lui que de ceux qui lui ont beaucoup donné.

Combien de gens aujourd’hui voudraient avoir été au monde dans le temps que Jésus. Christ, revêtu de notre chair, allait de côté et d’autre sur la terre, pour avoir part à ses entretiens et manger à sa table. Maintenant, oui maintenant, ce désir, il ne tient qu’à nous de le satisfaire nous pouvons l’inviter à notre table, nous pouvons manger avec lui et, avec plus d’avantage et de profit, car plusieurs de ceux qui ont mangé avec lui se sont perdus comme Judas et ceux de sa sorte. Mais quiconque maintenant l’invitera à entrer dans sa maison pour le loger et le faire manger à sa table, sera comblé de bénédictions. « Venez », dit-il, « venez, vous qui avez été bénis par mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. (Mat 25,34) Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’ai eu besoin de logement et vous m’avez logé ; j’ai été malade et vous m’avez visité (35) ; j’étais en prison et vous m’êtes venu voir (36) ». Afin donc qu’un jour nous nous entendions dire ces paroles, revêtons celui qui est nu, logeons l’étranger, nourrissons celui qui a faim, donnons à boire à celui qui a soif, visitons celui qui est malade, celui qui est en prison. Voilà, mes frères, le plus sûr moyen de paraître avec confiance devant Jésus-Christ, d’obtenir la rémission de ses péchés, d’acquérir ces biens qui surpassent toutes nos paroles et toute notre intelligence ; veuille le ciel nous les départir à tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire et l’empire appartiennent, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LX.

JE SUIS LE BON PASTEUR, ET JE CONNAIS MES BREBIS, ET MES BREBIS ME CONNAISSENT. – COMME MON PÈRE ME CONNAÎT, JE CONNAIS MON PÈRE : ET JE DONNE MA VIE POUR MES BREBIS. (VERS. 14, 15, JUSQU’AU VERS. 21)

ANALYSE.

  • 1. Des mauvais pasteurs. – L’égalité du Fils avec le Père de nouveau affirmée.
  • 2. Allusion à la vocation des Gentils. – Comment Jésus-Christ a le pouvoir de quitter sa vie et la reprendre.
  • 3. Il s’élève parmi les Juifs une contestation au sujet de Jésus-Christ ; admirable patience du Sauveur.
  • 4 et 5. Imiter Jésus-Christ, il est notre modèle : suivre les exemples de douceur et de patience qu’il nous a donnés. – Devoirs de ses disciples : douceur et patience. – La douleur des péchés efface toute autre douleur. – Un cœur contrit n’est occupé que de sa douleur, et n’est susceptible d’aucune passion. – Cette vie est un temps de pleurs et de gémissements. – On rit des vérités que les prédicateurs annoncent. – On pèche, et ors demeure dans son péché, et on tombe dans la fournaise qu’on a soi-même allumée. – Donner à manger et à boire à Jésus-Christ, non pendant quelques jours, mais pendant tout le temps qu’on est en ce monde. – Exemple des vierges folles, exclues des noces. – Faire une bonne provision d’huile, donner largement aux pauvres. – Être miséricordieux envers le prochain autant qu’on le peut. – Grande miséricorde, donner de son nécessaire. – Ne point faire l’aumône, c’est s’ôter toute espérance de salut : tout fidèle qui croit en bien, quel qu’il soit, a droit de participer à tous nos biens. – Les obligations du chrétien sont aisées et faciles à remplir. – Plus les commandements du Seigneur sont faciles, plus aussi seront grands les supplices à quoi seront condamnés ceux qui ne les servent pas. – Visiter les prisonniers : triste peinture de leur état et de leurs souffrances : rien n’est plus capable d’amollir le cœur et de faire penser aux jugements de Dieu. – Les puissances viennent de Dieu : le Seigneur leur a commis la garde et la sûreté des lois. – La crainte et les châtiments sont nécessaires pour retenir les hommes. – Avantage que l’on retire de la visite des prisonniers : et au contraire dangers que murent ceux qui fréquentent le théâtre. – Celui qui aura suivi en ce monde la bonne philosophie, entendra en l’autre des paroles bien consolantes. – Humanité et charité pour les prisonniers. – N’examiner pas à la rigueur ce que font les autres, mais plutôt ce que nous avons fait nous-mêmes. – Il se trouve quelquefois des gens de bien dans les prisons : Joseph en est un exemple. – Bonté de Jésus-Christ à recevoir les pécheurs : modèle de l’humanité que nous devons avoir pour eux. – Il y a hors des prisons des gens plus méchants et plus grands voleurs que ceux qui y sont enfermés. – Souvent on vole dans le petit, et par le menu, ce qu’on n’oserait pas voler en gros. – Ne pas donner le juste prix d’une marchandise ou la surfaire, c’est voler. – Ne pas s’établir juge des autres, mais de soi. – Ce que Dieu a fait pour nous, lors même que nous étions enfants de colère, nous apprend ce que nous devons faire pour notre prochain. – Il y a plus de mérite et plus de gloire à recevoir chez soi un pauvre et un malheureux, qu’à y recevoir un grand, un homme qui est dans la fortune, pourquoi. – Grandes récompenses pour ceux qui vont consoler les prisonniers.

1. C’est une grande tâche que la garde de l’Église, une tâche qui requiert beaucoup de sagesse et un courage tel que celui dont parle Jésus-Christ, tel qu’on donne sa vie pour ses brebis, que jamais on ne les abandonne, qu’on soit ferrite et qu’on résiste courageusement au loup. C’est là en quoi le pasteur diffère du mercenaire. Celui-ci s’inquiète peu de ses brebis, et n’a de vigilance que pour ses propres intérêts ; mais l’autre s’oublie soi-même, et veille uniquement au salut de son troupeau.

Jésus-Christ donc, après avoir caractérisé le pasteur, parle de deux autres sortes de gens qui nuisent au troupeau : du voleur, qui ne cherche qu’à ravir les brebis, qu’à les égorger, et de celui qui ne les perd pas lui-même, mais qui ne repousse pas le voleur et ne le chasse pas. Par celui-là il désigne Théodas ; dans la personne de celui-ci il flétrit les docteurs des Juifs, qui ne prenaient aucun intérêt au troupeau qui leur avait été confié : c’est de quoi longtemps auparavant Ézéchiel leur avait fait des reproches, en leur disant : « Malheur aux pasteurs d’Israël ! Ne se paissent-ils pas eux-mêmes ? les pasteurs ne paissent-ils pas leurs troupeaux ? » (Eze 34,2) Mais les pasteurs d’Israël faisaient le contraire, ce qui est d’une extrême méchanceté et la source de tous les autres malheurs. Voilà pourquoi le prophète dit : Ils ne ramènent pas au troupeau les brebis qui se sont égarées ; celles qui se sont perdues, ils ne les cherchent pas ; ils ne bandent – point les plaies de celles qui se sont blessées ; ils ne travaillent point à fortifier et à guérir celles qui sont faibles et malades, parce qu’ils se paissent eux-mêmes, et non leur troupeau (Eze 34,4).

Saint Paul déclare la même chose en d’autres termes : « Tous cherchent », dit-il, « leurs « propres intérêts, et non ceux de Jésus-Christ » (Phi 2,21) ; et encore : « Que personne ne cherche sa propre satisfaction, mais le bien des autres ». (1Co 10,24) Jésus-Christ se sépare de ces deux sortes de pasteurs, de ceux qui s’ingèrent dans ce ministère pour la ruine du troupeau, quand il dit : « Pour moi, je suis venu, afin que les brebis aient la vie, et qu’elles l’aient abondamment (10) » ; et de ceux qui ne se soucient pas que les loups ravissent les brebis, en ne les abandonnant point, et donnant, au contraire, sa vie pour leur salut. Lorsque les Juifs cherchaient à le faire mourir, il n’a point cessé de prêcher et d’instruire, il n’a point abandonné ses disciples ; mais il est demeuré ferme et il a voulu souffrir la mort. C’est pourquoi partout il dit : « Je suis le bon pasteur ».

Ensuite, comme on ne voyait point encore de preuve de ce qu’il avançait (car ce ne fut que quelque temps après que cette parole « Je donne ma vie », eut son accomplissement, et celle-ci : « Afin qu’elles aient la vie, et « qu’elles l’aient abondamment », ne devait l’avoir qu’après sa mort) ; que fait-il ? Il confirme une des choses par l’autre : en donnant sa – propre vie, il prouve qu’il donne aussi la vie, et c’est là ce que saint Paul nous apprend ; car il dit : « Si, lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison étant maintenant réconciliés avec lui, nous serons sauvés ». (Rom 5,10) Et encore ailleurs : « S’il n’a pas épargné son propre a Fils, mais l’a livré à la mort pour nous tous, que ne nous donnera-t-il point après nous l’avoir donné ? » (Rom 8,32)

Mais maintenant, comment les Juifs ne font-ils pas des reproches à Jésus, et ne lui disent-ils pas comme auparavant : « Vous vous rendez témoignage à vous-même », ainsi votre témoignage n’est point véritable ? » (Jn 8,13) C’est parce qu’il les avait, souvent obligés de se taire, et que les miracles qu’il avait faits lui donnaient plus de liberté vis-à-vis d’eux.

Après cela, ayant dit ci-dessus : « Les brebis entendent sa voix, et le suivent » ; de peur que quelqu’un ne demandât : et en quoi cela importe-t-il à ceux qui ne croient point ? faites attention à ce qu’il ajoute : « Et je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent ». L’apôtre l’a aussi déclaré de même : « Dieu, n’a point rejeté son peuple qu’il a connu ; dans sa prescience ». (Rom xi, 2) Et Moïse : « Le Seigneur connaît ceux qui, sont à lui ». (Nom 16,5 ; LXX et 11 ; 2Ti 2,19) Je parle de ceux, dit Jésus-Christ, que j’ai connus dans ma prescience. Et pour vous empêcher de croire que le degré de connaissance soit égal, observez avec quel soin il corrige, par ce qui suit, la fausse idée qu’on s’en pourrait former : « Je connais mes brebis », dit-il, « et mes brebis me connaissent » : mais ces connaissances, savoir, la mienne et celle des brebis, ne sont point égales. Et où y a-t-il égalité de connaissance ? Dans mon Père et dans moi, car : « Comme mon Père me connaît, je connais mon Père (15) ». En effet, si le Sauveur n’avait pas voulu prouver cela, pourquoi aurait-il ajouté ce qui suit immédiatement ? Comme il se confond souvent d’ans la foule, de peur qu’on ne pensât qu’il connaissait son Père seulement à la manière d’un homme ; il, a ajouté : « Comme mon Père me connaît, je connais mon Père ». Je le connais aussi parfaitement qu’il me connaît lui-même. Voilà pourquoi il disait : « Nul ne connaît qui est le Fils, que le Père ; ni qui est le Père, que le Fils » : marquant par là une connaissance qui lui est propre et particulière, et telle que nul autre n’y peut atteindre.

« Je donne ma vie ». Jésus-Christ le répète souvent, pour montrer qu’il n’est pas un imposteur, puisque saint Paul, pour faire voir qu’il est un docteur et un maître véritable, et pour confondre les faux prophètes, se prévaut des périls et des supplices qu’il a bravés, en disant : « J’ai plus reçu de coups, je me suis souvent vu tout près de la mort ». (2Co 11,23) Jésus-Christ ayant dit : Je suis la lumière, je suis la vie, des insensés l’auraient pu regarder comme un homme vain qui ne parlait que pour s’élever au-dessus des autres ; mais en disant : je veux mourir, il ne s’attirait l’envie de personne. C’est ainsi pour cela que les Juifs maintenant ne lui disent pas : « Vous vous rendez témoignage à vous-même », ainsi « votre témoignage n’est point véritable ». Par cette parole, il montrait son infinie sollicitude, lui qui voulait se livrer à la mort pour ceux mêmes qui le lapidaient.

2. C’est pourquoi le divin Sauveur en vient à parler, fort à propos, des gentils : « J’ai encore d’autres brebis », dit-il, « qui ne sont pas de cette bergerie : il faut aussi que je les amène (16) ». « Il faut » : Jésus-Christ se sert de ce terme, non pour marquer une nécessité, mais pour montrer que ce qu’il promet arrivera infailliblement ; c’est comme s’il disait : Pourquoi vous étonner de ce que ces hommes soient prêts à me suivre, de ce que mes brebis écoutent ma voix ? Lorsque vous en verrez d’autres encore me suivre et écouter ma voix, alors il y aura lieu de vous étonner davantage. Mais s’il dit : « Qui ne sont pas de cette bergerie », ne vous troublez pas : la différence n’est que dans la loi, selon ces mots de saint Paul : « Ce n’est rien d’être circoncis, et ce n’est rien d’être incirconcis ». (1Co 7,19) « Et il faut que je les amène ». Jésus-Christ déclare que les unes et les autres sont toutes dispersées et mêlées ensemble, n’ayant point de pasteur, parce que le bon pasteur n’est pas encore venu. Après quoi il annonce qu’elles seront toutes unies : « Et il n’y aura a qu’un troupeau ». Cette union, saint Paul l’a aussi marquée, en disant : « Afin de former en soi-même un seul homme nouveau de ces deux peuples ». (Eph 2,15)

« C’est pour cela que mon Père m’aime, parce que je quitte ma vie pour la reprendre (1,7) ». Est-il rien de plus humble que cette parole ? c’est à cause de nous, c’est en mourant pour nous que le Seigneur doit se faire aimer. Quoi donc ! dites-moi, mon cher auditeur, auparavant Jésus-Christ n’était-il point aimé ? est-ce d’aujourd’hui que son Père commence à l’aimer ? avons-nous été le principe et le lien de cet amour ? Réfléchissez-vous bien sur la manière dont le Sauveur se proportionne à notre faiblesse ? Par ces paroles, que veut-il donc prouver ? Comme les Juifs lui faisaient ces reproches : qu’il était étranger au Père et un imposteur, qu’il était venu pour notre malheur et notre ruine, il dit : S’il n’est rien en vous qui ait pu me porter à vous aimer, ceci du moins m’y a engagé ; c’est que vous êtes aimés de mon Père comme je le suis moi-même, et que la raison de cet amour, c’est que je meurs pour vous. De plus, il veut nous faire voir qu’il ne va point à la mort malgré lui ; car s’il ne mourait pas volontairement et parce qu’il le veut bien, comment sa mort serait-elle un lien d’amour ? Il veut nous montrer encore que c’est là principalement la volonté de son Père. Au reste, si ce que le Sauveur dit ici, il le dît dans le langage d’un homme, ne vous en étonnez pas : nous vous en avons souvent expliqué la raison, et il serait ennuyeux et inutile de la répéter.

« Je quitte ma vie, et je la reprendrai de nouveau. Et personne ne me la ravit, mais c’est de moi-même que je la quitte ; j’ai le pouvoir de la quitter, et j’ai le pouvoir de la reprendre (18) ». Comme les princes des prêtres, et les anciens du peuple avaient souvent tenu conseil pour trouver moyen de le faire mourir (Mat 26,3-4), Jésus leur dit : À défaut de mon consentement, vos peines sont inutiles ; et il confirme le fait le plus éloigné par le plus prochain, à savoir : la résurrection par sa mort toute volontaire, et c’est là ce qui est étonnant et digne de notre admiration : car ces deux choses sont également nouvelles et extraordinaires.

Soyons donc bien attentifs à ce que dit Jésus-Christ : « J’ai le pouvoir de quitter ma vie ». Et qui ne l’a pas ce pouvoir de quitter sa vie ? Chacun peut se tuer ; mais ce n’est pas de la sorte qu’il l’entend. Et comment l’entend-il ? J’ai tellement le pouvoir de quitter ma vie, que personne ne me la peut ravir malgré moi, et si je ne le veux. Or, il n’en est pas ainsi des hommes. Nous n’avons le pouvoir de quitter la vie qu’en nous tuant nous-mêmes. Mais si nous tombons dans une embuscade et a la merci d’assassins, nous n’avons plus alors le pouvoir de quitter ou de ne pas quitter la vie, mais ces assassins nous tuent marré nous. Il en est tout autrement de Jésus-Christ ; quoiqu’on lui dressât des embûches, il avait le pouvoir de ne pas quitter la vie.

Le Sauveur donc ayant dit : « Personne ne me la ravit », a ajouté : « J’ai le pouvoir de quitter ma vie » ; c’est-à-dire, moi seul, je puis la quitter ; pouvoir que vous n’avez point : et en effet, plusieurs peuvent nous ôter la vie. Mais il n’a point dit cela au commencement, parce qu’on ne l’aurait pas cru. Maintenant que les faits qui s’étaient passés lui servaient de témoignage et de preuve, comme on lui avait souvent dressé des embûches, vainement et sans pouvoir le rendre, car très-souvent il s’était échappé des mains des Juifs, il pouvait dire désormais : « Personne ne me la ravit ». Or, s’il en est ainsi, il s’ensuit qu’il s’est volontairement livré à la mort ; et de là résulte la preuve qu’il a le pouvoir de reprendre la vie lorsqu’il le voudra. En effet, si une telle mort est au-dessus de la nature humaine, ne doutez point du reste : puisqu’il est seul le maître de quitter la vie, il la reprendra en vertu du même pouvoir, quand il le voudra. Remarquez-vous comment, par l’une de ces choses il prouve l’autre ? comment, par la manière dont il meurt, il rend sa résurrection indubitable ?

« J’ai reçu ce commandement de mon Père ». Quel commandement ? de mourir pour le monde. A-t-il attendu, pour en prendre la résolution, que son Père lui en ait fait le commandement ? ne s’y est-il déterminé qu’alors, et a-t-il eu besoin d’apprendre la volonté de son Père ? Et quel est l’homme assez fou, assez insensé pour parler de la sorte ? Mais comme en disant ci-dessus : « C’est pour cela que mon Père m’aime », il montre une volonté libre, et il écarte tout soupçon d’antagonisme ; ici de même, quand il dit qu’il a reçu le commandement de son Père, il ne veut dire autre chose, sinon que ce qu’il fait est agréable à son Père ; afin qu’ensuite les Juifs, après l’avoir fait mourir, ne crussent pas que son Père l’avait abandonné et livré à la mort, et ne lui fissent pas ce reproche qu’ils lui firent en effet : « Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui-même » (Mat 27,42) ; et : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix ». (Id 40) Mais c’est justement parce qu’il est le Fils de Dieu qu’il n’en descend pas.

3. Et de peur qu’entendant ces paroles : « J’ai reçu ce commandement de mon Père », vous ne pensiez que cette œuvre n’était pas volontaire, et que Jésus mourait marré lui, il a dit auparavant : « Le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis », par où il montre que les brebis lui appartiennent, que l’œuvre qu’il fait est entièrement à lui et qu’il n’a pas besoin de commandement. S’il lui avait fallu un commandement, pour quelle raison aurait-il dit : « C’est de moi-même que je la quitte (18) ? » En effet, celui qui quitte la vie de soi-même, n’a pas besoin de commandement. Et même la raison pour laquelle il la quitte, il la déclare. Quelle est-elle ? c’est qu’il est Pasteur, et le bon Pasteur. Or, le bon Pasteur n’a pas besoin qu’un autre l’exhorte à donner sa vie pour le salut de ses brebis. Que si, à l’égard des hommes, une pareille exhortation n’est pas nécessaire, à plus forte raison ne l’est-elle point à l’égard d’un Dieu. C’est pourquoi saint Paul disait de lui : « Il s’est anéanti lui-même ». (Phi 2,7). Jésus-Christ donc, en cet endroit, par ce mot : « Commandement », ne veut marquer autre chose que son union parfaite avec le Père. Que s’il s’exprime en des termes si humains et si humbles, il faut s’en prendre à la faiblesse et à la grossièreté de ses auditeurs.

« Ce discours excita donc une division parmi les Juifs (19). Les uns disaient : il est possédé du démon, il a perdu le sens : pourquoi l’écoutez-vous (20) ? » Mais les autres disaient : « Ce ne sont pas là des paroles d’un homme a possédé du démon. Le démon peut-il ouvrir les yeux d’un aveugle (21) ? » Ce que disait le Sauveur étant plus qu’humain, tout extraordinaire et bien au-dessus du langage des hommes, pour cette raison les Juifs le disaient possédé du démon, et ils l’ont déjà quatre fois appelé de ce nom. Ils avaient dit auparavant : « Vous êtes possédé du démon. Qui est-ce qui cherche à vous faire mourir ? » (Jn 7,20) Et derechef : « N’avons-nous pas eu raison de dire que vous êtes un samaritain, et que vous êtes possédé du démon ? » (Id 8,48) Et ici : « Il est possédé du démon, il a perdu le sens : pourquoi l’écoutez-vous ? » Mais ce n’est pas seulement quatre fois, c’est bien souvent que Jésus-Christ a dû s’entendre qualifier de possédé. Ces paroles seules : N’avons-nous pas eu raison de dire que vous êtes possédé du démon ? montrent évidemment que ce n’est pas deux ou trois fois qu’ils l’ont injurié de la sorte, mais fort souvent.

« Les autres disaient », dit l’évangéliste, « ce ne sont pas là des paroles d’un homme possédé du démon. Le démon peut-il ouvrir les yeux des aveugles ? » Ceux-ci ne pouvaient pas imposer silence aux autres par les paroles mêmes que Jésus-Christ avait dites ; ils le font au moyen de ses œuvres. Sûrement, ses paroles mêmes ne sont pas celles d’un homme possédé du démon ; mais si fous ne voulez pas croire ni obéir à ses paroles, laissez-vous persuader par ses œuvres. Si ses actions ne peuvent provenir d’un homme possédé du démon, et si au contraire elles sont plus qu’humaines, il est visible qu’elles viennent d’une vertu divine. Remarquez-vous la force de cet argument ? Car, d’une part il était visible qu’ils ne disaient : « Il est possédé du démon », que parce que ses paroles étaient au-dessus de l’homme ; et de l’autre Jésus-Christ aussi a fait évidemment connaître, par les œuvres qu’il a faites, qu’il n’était point possédé du démon.

Que répondit donc Jésus-Christ à ces injures ? Il ne fit aucune réponse. Auparavant il leur avait répondu : « Je ne suis point possédé a du démon ». Mais maintenant il ne dit mot : leur ayant donné, par ses œuvres mêmes, une preuve sensible qu’il n’était point possédé du démon, il garda le silence. Ils n’étaient pas dignes de réponse, puisqu’ils le disaient possédé, pour des œuvres qu’il fallait admirer, et qui devaient les persuader de sa divinité. Mais qu’était-il besoin qu’il les réfutât, quand ils étaient divisés et se réfutaient mutuellement ? Il demeurait donc dans le silence, et souffrait tout avec beaucoup de tranquillité, non pour cette raison seulement, mais encore pour nous former à la douceur et à la patience.

4. Imitons donc Jésus-Christ : car il ne s’est pas borné à garder alors le silence, mais aujourd’hui, si on l’interroge, il répond, et il donne des marques et des signes visibles de sa providence. Des hommes qu’il avait comblés de mille bienfaits, à qui il avait fait du bien, non une ou deux fois, mais plusieurs, l’ont appelé démoniaque et insensé, et non seulement il ne s’est point vengé, mais encore il n’a point cessé de leur faire du bien. Et que dis-je, de leur faire du bien ? Il donne sa vie pour eux, et il prie son Père pour ceux qui l’ont crucifié. Ces exemples, que nous donne le divin Sauveur, suivons-les donc aussi nous-mêmes, car c’est véritablement être disciple de Jésus-Christ que d’être doux et patient.

Mais par où parviendrons-nous à cette douceur ? En repassant souvent nos péchés dans notre mémoire, en les pleurant avec amertume. L’âme qui vit dans cette tristesse, qui est pénétrée de la douleur de ses péchés, ne se met point en colère et ne s’offense de rien. Où est le deuil, là il rie peut y avoir de colère ; où est la douleur, là il n’y a nul emportement ; où est la componction de cœur, il n’y a ni dissensions ni querelles. Un cœur triste et affligé n’a point le temps ni la force de s’irriter, mais il jettera de profonds soupirs, il répandra des larmes amères. Je sais que plusieurs de mes auditeurs rient de ce que je dis ; mais moi, je ne cesserai point de déplorer le malheur de ceux qui rient. La vie présente est une vie de pleurs, de larmes et de gémissements. En effet, nous faisons bien des péchés par nos paroles et par nos actions. Or, ceux qui commettent ces péchés tomberont dans l’enfer, dans un fleuve ardent, dans un gouffre plein de feu, et perdront le royaume des cieux : ce qui est le plus grand et le plus terrible de tous les malheurs. Après une telle menace, dites-le-moi, mon cher auditeur, riez-vous encore, pouvez-vous vivre dans les délices, et votre Seigneur étant en colère contre vous, et vous menaçant dans sa fureur, demeurerez-vous dans votre péché ? Par cette conduite ne craindrez-vous pas d’attiser vous-même le feu de la fournaise où vous allez être jeté ? N’entendez-vous pas la voix de Jésus-Christ, qui vous crie tous les jours : « Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; vous m’avez vu avoir soif, et vous ne m’avez pas donné à boire : Retirez-vous de moi », allez « au feu a qui avait été préparé pour le diable et pour ses anges ? » (Mat 25,42) Oui, tous les jours Jésus-Christ vous fait cette menace.

Mais je lui ai donné à manger ? direz-vous. Quand et combien de fois ? Dix ou vingt ? Mais cela ne lui suffit pas, vous lui devez donner à manger pendant tout le temps que vous êtes sur la terre. Car les vierges ont eu de l’huile, mais non pas autant qu’il leur en fallait pour leur salut : elles allumèrent, elles aussi, leurs lampes, et néanmoins elles furent exclues des noces (Mat 25), comme de juste, car leurs lampes s’éteignirent avant l’arrivée de l’époux. Voilà pourquoi il nous est nécessaire d’avoir une bonne provision d’huile, et de donner libéralement aux pauvres. Écoutez ce que dit le prophète : « Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon votre grande miséricorde ». (Psa 51,1) Ayons donc autant de pitié de nos frères que notre miséricorde peut s’étendre. Tels nous aurons été envers nos compagnons, tel sera aussi le Seigneur envers nous.

Mais en quoi consiste la grande miséricorde ? à donner non seulement de notre superflu, mais aussi de notre nécessaire. Que si nous ne donnons même pas de notre superflu, quelle espérance nous restera-t-il ? Par où, par quels moyens nous délivrerons-nous des maux qui nous menacent ? Où irons-nous, à qui recourrons-nous pour obtenir notre salut ? Si les vierges, après tant de travaux et de sueurs, n’ont trouvé aucune consolation ni protection, où sera notre refuge, lorsque notre Juge nous dira d’une voix menaçante ces terribles paroles : « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ? » (Mat 25,45) Vous avez manqué à me rendre ces services, toutes les fois que vous avez manqué à les rendre à l’un de ces plus petits. Le Seigneur ne dit pas cela seulement de ses disciples ou des moines, mais encore de tous les fidèles, quels qu’ils soient. Car tout fidèle, fût-il esclave ou mendiant, dès lors qu’il croit en Dieu, a droit de participer à tous nos biens et à toute notre bienveillance. Si, lorsqu’il est nu ou qu’il a faim, nous le négligeons, nous nous entendrons dire ces foudroyantes paroles : « Retirez-vous, allez au feu ». Et sûrement ce sera justice.

En effet, qu’est-ce que le Seigneur exige de nous de pénible et d’onéreux ? ou plutôt est-il rien de plus facile que ce qu’il demande de nous ? Il n’a point dit : J’étais malade et vous ne m’avez pas guéri, mais : vous ne m’avez pas visité. Il n’a point dit : J’étais en prison et vous ne m’en avez pas retiré, mais vous ne m’êtes pas venu voir. Plus ces commandements sont faciles, plus seront grands les supplices infligés à ceux qui ne les auront point observés. En effet, je vous prie, est-il rien de plus facile que d’aller voir les prisonniers ? Qu’y a-t-il de plus aisé et de plus doux ? Quand vous les verrez les uns dans les fers, les autres sordides, avec de grands cheveux épars, couverts de haillons ; d’autres exténués de faim, accourir à vos pieds comme des chiens ; d’autres ayant le dos tout déchiré, d’autres que l’on ramène de la place liés et garrottés ; passant le jour à mendier, sans pouvoir gagner même le pain qui leur est nécessaire pour subsister, et le soir contraints par leurs geôliers à des offices si pénibles et si cruels ; quand vous verrez tout ce triste spectacle, eussiez-vous le cœur plus dur que les cailloux, vous le quitterez plein d’humanité ; quand vous mèneriez une vie molle et voluptueuse, vous deviendrez un parfait philosophe, parce que, dans les calamités d’autrui, vous verrez, vous apprendrez à connaître la misérable condition de la vie humaine. C’est alors que le jour terrible du Seigneur, que les différents supplices qui sont préparés pour les méchants, se présenteront à votre esprit ; méditant ensuite sur tous ces objets, vous chasserez de votre cœur la colère, la volupté, l’amour des choses du siècle ; et votre âme deviendra plus tranquille que le port le plus calme et le plus assuré. Vous philosopherez, vous raisonnerez sur ce jugement ; repassant en vous-même ce que vous aurez vu, vous direz : si parmi les hommes il v a un si grand ordre, des menaces si terribles, des châtiments si affreux, combien plus redoutable encore doit être la justice de Dieu ! « Car il n’y a point de puissance qui ne vienne de « Dieu ». (Rom 13) Celui qui a commis aux princes et aux puissances la garde et la sûreté des lois, y veillera sans doute, et les fera lui-même bien mieux observer.

5. Effectivement, si la crainte ne retenait les hommes, tout sans doute, tout tomberait bientôt dans le désordre, puisqu’il en est plusieurs qui se portent au mal, malgré tant de supplices qui les menacent. Si vous philosophez, si vous méditez sur ces choses, vous serez plus disposés et plus prompts à faire l’aumône, vous jouirez d’un grand plaisir, et beaucoup plus grand que si vous veniez du théâtre. Ceux qui en sortent ont le cœur embrasé du feu de la concupiscence : après avoir vu sur la scène, non sans recevoir mille blessures, toutes ces femmes sans mœurs, ils seront plus troublés qu’une mer agitée de la tempête, tant que les regards de ces prostituées, leurs habillements, leurs paroles, leur manière de marcher, et le reste occuperont leur imagination. Mais ceux qui sortent de ces autres spectacles, n’éprouveront rien de pareil, ou plutôt ils jouiront d’une grande paix et d’une grande tranquillité. La tristesse qu’inspire la vue de ces malheureux qui sont dans les fers, éteint entièrement tous les feux de la concupiscence. Si celui qui sort de la prison vient à rencontrer une femme débauchée, cette rencontre sera sans péril. Son âme, comme si elle était devenue indomptable, ne se laissera point prendre à ces sortes de filets, ayant devant les yeux la crainte des jugements de Dieu, qui la préservera du coup mortel des regards de cette malheureuse. Voilà pourquoi celui qui avait éprouvé toutes sortes de voluptés disait : « Il vaut mieux aller à une maison de deuil qu’à une maison de ris ». (Ecc 7,3) Celui qui aura pratiqué en ce monde la philosophie que je vous prêche maintenant, s’entendra dire en l’autre les paroles les plus consolantes.

Ne négligeons donc pas, mes chers frères, cette bonne œuvre. Quand même nous ne pourrions rien porter à manger aux prisonniers, ni soulager leur détresse avec de l’argent, nous pourrons du moins les consoler par nos paroles, relever leur âme abattue, les assister en bien d’autres choses ; soit en parlant pour eux à ceux qui les ont fait mettre en prison ; soit en rendant les geôliers plus doux et plus compatissants ; à cela nous ne saurions manquer de faire un bénéfice, petit ou grand. Peut-être vous direz : Il n’y a là ni honnête homme, ni gens de bien ; mais ce sont tous des meurtriers, des assassins, des sacrilèges qui ont été fouiller dans les sépulcres, des voleurs, des adultères, des impudiques et des gens coupables de beaucoup de crimes : ah ! ce que vous me répondez là prouve la nécessité de visiter ces malheureux. Le Seigneur ne nous commande pas d’assister les bons et de punir les méchants, mais d’avoir de l’humanité généralement pour tous, et de répandre sur tous nos charités. En effet, il dit : « Soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes ». (Mat 5,45)

Ne faites donc pas aux autres de trop rudes réprimandes, et ne soyez pas un juge trop sévère, mais montrez-vous doux et humain. Nous-mêmes, quoique nous ne soyons pas (les adultères, de ceux qui portent des mains sacrilèges sur les sépulcres, ni des voleurs, nous sommes coupables de bien d’autres fautes qui sont dignes de mille supplices : ou nous avons appelé fou notre frère, et par là nous avons mérité le feu de l’enfer (Mat 5,28) ; ou nous avons regardé des femmes avec un mauvais désir, et c’est là un véritable adultère ; ou ce qui est le plus grave et le plus énorme de tous les crimes, nous avons participé indignement aux saints mystères, et nous nous sommes rendus coupables du corps et du sang de Jésus-Christ. (1Co 11,27) N’examinons donc pas à la rigueur ce que font les autres, mais pensons à ce que nous avons fait nous-mêmes ; et de cette sorte nous réprimerons cet esprit d’inhumanité et de cruauté, qui nous éloigne des prisons.

Mais en outre, on peut dire que nous trouverons dans les prisons beaucoup de gens de bien, et qui valent mieux quelquefois que tous leurs concitoyens ensemble. La prison où était Joseph renfermait bien des méchants (Gen 39,20) ; néanmoins ce juste avait soin de tous les prisonniers, et il était confondu avec eux, sans que l’on sût qui il était. Bien que son mérite l’égalât à l’Égypte entière, il était pourtant enfermé dans une prison, et personne ne le connaissait. Maintenant aussi il est vraisemblable qu’il y a dans les prisons beaucoup d’hommes vertueux et honnêtes, quoiqu’ils ne soient pas connus de tout le monde ; le soin que vous aurez de ceux-ci vous dédommagera pleinement des bons offices que vous rendrez aux autres. Mais quand même il ne s’y trouverait pas un seul homme de bien, une grande récompense ne vous serait pas moins réservée. Certes, votre Seigneur ne parlait pas seulement aux justes, ne rejetait pas les pécheurs ; il reçut avec beaucoup de bonté la Chananéenne et l’impure Samaritaine ; il reçut et guérit aussi une autre femme débauchée, ce dont les Juifs lui firent des reproches ; et il souffrit que ses pieds fussent lavés des larmes d’une femme impudique, pour mous apprendre à traiter humainement les pécheurs : car en cela consiste par excellence la charité. Que dites-vous ? Des voleurs et des misérables, qui ont porté leurs mains sacrilèges dates les, sépulcres, remplissent la prison ? Mais, je vous prie, les habitants de cette ville sont-ils tous justes ? Ne s’y en trouvera-t-il pas plusieurs qui sont plus méchants que ceux qui sont en prison, et qui volent avec plus d’impudence ? Ceux-là cherchent au moins les lieux écartés et les ténèbres, attendent la nuit et se cachent pour faire leur coup : mais ceux-ci, quittant le masque, commettent le crime à visage découvert, sont violents, emportés, avares, et ravissent effrontément le bien d’autrui. Ah ! qu’il est rare de trouver un homme juste et innocent !

6. Que si nous ne ravissons pas de grosses sommes d’argent, ou bien encore tel ou tel nombre d’arpents de terre ; ces mêmes vols, nous faisons tout ce que nous pouvons pour les faire adroitement et furtivement dans les petites choses. Lorsque, dans notre commerce, soit en achetant, soit en vendant, nous faisons tous nos efforts et nous employons toutes les ruses et tous les artifices imaginables pour tromper et ne pas donner la juste valeur, ou surfaire le prix, n’est-ce pas là un vol et une rapine ? N’est-ce pas là un brigandage ? Et ne me venez pas dire que vous n’avez point volé de maisons ni d’esclaves. L’injustice ne se mesure pas sur le prix de la chose qu’on a volée, mais sur la volonté de celui qui vole. La justice et l’injustice ont la même balance et se montrent également dans les grandes et dans les petites choses ; et j’appelle un voleur, tant celui qui, coupant la bourse, emporte l’or, que celui qui, en achetant, retient quelque chose du prix convenu ; et je dis abatteur de murailles, non seulement celui qui passe à travers pour voler quelque chose au dedans, mais encore celui qui, violant le droit, fait tort à son prochain. Ce que nous avons fait, ne l’oublions donc pas, pour nous établir ensuite juge des autres ; et lorsque l’occasion se présente d’exercer l’humanité et la charité, n’allons point rechercher le vice et l’injustice, mais ce que nous avons été autrefois ; et par là devenons enfin doux et miséricordieux.

En quel état étions-nous donc ? Écoutez saint Paul, il va nous l’apprendre : « Nous étions aussi nous-mêmes autrefois désobéissants, insensés, égarés » du chemin de la vérité, « asservis à une infinité de passions et de voluptés, dignes d’être haïs, et nous haïssant les uns les autres » (Tit 3,3) ; et encore : « Par la naissance naturelle, nous étions enfants de colère ». (Eph 2,3) Mais Dieu nous voyant avec compassion comme des prisonniers qui sont détenus dans une prison et chargés de grosses chaînes, beaucoup plus rudes et plus pesantes que des chaînes de fer, n’a pas rougi de nous venir visiter : il est entré dans notre prison, nous en a tirés, quoique nous fussions dignes de mille supplices ; nous a amenés dans son royaume (Col 1,13) et nous a rendus plus brillants que le ciel ; afin que nous aussi, selon notre pouvoir, nous fassions la même chose pour nos frères. Quand Jésus-Christ dit à ses disciples : « Si je vous ai lavé les pieds, moi qui suis » votre « Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres, car je vous ai donné l’exemple, afin que, pensant à ce que je vous ai fait, vous fassiez aussi de même ». (Jn 13,14) Il ne nous commande pus seulement de nous laver les pieds mutuellement, mais encore d’imiter toutes les autres choses qu’il a faites pour nous.

Celui qui est en prison est un homicide ? Ne nous abstenons pas pour cela de faire une bonne action. C’est un misérable qui a fouillé dans les sépulcres, ou un adultère ? N’ayons pas pitié du péché, mais de la misère du pécheur. Mais souvent, comme j’ai dit, il se trouvera, dans ce lieu, quelqu’un qui vaudra des milliers d’hommes ; et si vous allez souvent voir les prisonniers, ce gibier-là ne vous échappera point. Comme Abraham, qui recevait généralement tous les étrangers, rencontra des anges ; nous, de même, nous rencontrerons de grands hommes, si nous allons souvent dans la prison. Mais s’il m’est permis de vous dire une chose qui vous surprendra et vous étonnera, c’est que celui qui reçoit dans sa maison un grand, un homme considérable, n’est pas digne de si grandes louanges que celui qui y reçoit un malheureux et un misérable, parce que celui-là porte avec soi de quoi se faire bien recevoir, je veux dire sa condition, sa dignité ; mais un pauvre misérable, que tout le monde rebute et méprise, n’a qu’un seul port, qu’un seul asile, savoir : la pitié, la compassion de celui qui veut bien le recevoir ; de sorte qu’il n’y a pas de charité plus pure que celle-là. Celui qui rend des services à un homme illustre et célèbre, le fait souvent par ostentation ; mais celui qui reçoit un homme abject et méprisable, ne le fait que pour accomplir le commandement du Seigneur.

C’est pourquoi, si nous faisons un festin, il nous est ordonné d’y inviter les boiteux et les aveugles (Luc 14,13) ; si nous faisons l’aumône, il nous est ordonné de la faire aux plus petits et aux plus abjects ; car Jésus-Christ dit : « Autant de fois que vous l’avez fait à l’égard d’un de ces plus petits, c’est à moi-même que vous l’avez fait ». (Mat 25,40) Puis donc que nous savons qu’il y a dans la prison un trésor caché, entrons-y souvent, établissons-y notre commerce, et l’inclination que nous avons pour le théâtre, tournons-la de ce côté. Si vous n’avez que votre personne à apporter aux prisonniers, donnez-leur des paroles de consolation. Dieu ne récompense pas seulement celui qui nourrit les prisonniers, mais encore celui qui les va visiter. En effet, si, entrant dans la prison, vous encouragez ces pauvres malheureux, si vous fortifiez leur âme abattue et plongée dans la crainte et dans la tristesse, en leur faisant de bonnes exhortations, en les assistant et leur promettant du secours et vos bons offices, en les instruisant, vous n’en recevrez pas une légère récompense. Plusieurs de ceux qui nagent dans les délices riront peut-être s’ils vous entendent parler de la sorte ; mais ces infortunés qui sont dans la misère, touchés et pénétrés de leur état, écouteront vos paroles avec beaucoup de douceur et de modestie ; ils vous loueront, ils s’amenderont et deviendront meilleurs. Souvent les Juifs ont ri et se sont moqués de saint Paul en l’entendant prêcher ; mais les prisonniers l’écoutaient dans un grand silence. Rien ne dispose mieux l’esprit à la philosophie que la misère, les épreuves, les afflictions.

Faisons donc attention, mes chers frères, à toutes ces choses : considérons tout le bien que nous procurerons à ces pauvres prisonniers et celui que nous nous ferons à nous-mêmes, si nous allons souvent les visiter ; si le temps que nous employons mal à propos sur la place publique et à des visites inutiles, nous le leur donnons pour les ramener à leur devoir, les gagner à Jésus-Christ et nous procurer à nous-mêmes une grande joie. Travaillons ainsi pour la gloire de Dieu, nous obtiendrons les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXI.

OR, ON FAISAIT A JÉRUSALEM LA FÊTE DE LA DÉDICACE, ET C’ÉTAIT L’HIVER. – ET JÉSUS SE PROMENANT DANS LE TEMPLE, DANS LA GALERIE, DE SALOMON, LES JUIFS S’ASSEMBLÈRENT AUTOUR DE LUI ET LUI DIRENT : JUSQUES A QUAND NOUS TIENDREZ-VOUS L’ESPRIT EN SUSPENS ? (VERS. 22, 23, 24, JUSQU’À LA FIN DU CHAP. X)

ANALYSE.

  • 1. Duplicité et incrédulité obstinée des Juifs. Lorsque Jésus-Christ les instruit par ses paroles, ils lui demandent des œuvres, et lorsqu’il fait des miracles, ils lui demandent des paroles.
  • 2. La puissance du Père et du Fils est la même. – Les Juifs comprennent que Jésus se dit Dieu, et Jésus les laisse, comme toujours, dans cette pensée. – Jésus affirme donc sa divinité. – Saint Chrysostome revient très-souvent à ce raisonnement.
  • 3 et 4. Jésus, repoussé par les Juifs, se retire au lieu où Jean lui avait rendu témoignage. – Dieu, dans l’ancienne Loi, a séparé son peuple de la société des méchants : il l’a mené dans le désert pour le former et l’instruire dans la voie de ses commandements. – Le Seigneur nous exhorte aussi de fuir le bruit et le tumulte du monde, et de faire nos prières en un lieu retiré. L’âme, qui est exempte des soins du siècle, demeure tranquille comme un vaisseau dans le port : – Devoirs des femmes : elles doivent être plus appliquées à la philosophie que les hommes ; pourquoi : pouvoir d’une femme pieuse et prudente. – La femme est la compagnie de l’homme : elle sait polir l’homme le plus grossier. – L’homme sage et réglé s’attache tendrement à la femme. – Portrait d’une femme chrétienne. – Quels sont les ornements dont elle se doit parer pour plaire à son mari. – Défigurer le corps, parer l’âme. – Contre le luxe des femmes.

1. Sûrement toute vertu est bonne, mais la douceur et la clémence passant avant toutes les autres, ce sont elles qui montrent que nous sommes hommes, et qui nous distinguent des bêtes ; elles qui nous égalent aux anges. Voilà pourquoi Jésus-Christ nous parle souvent de cette vertu, et nous recommande d’être doux et débonnaires. Il ne nous y exhorte pas seulement par ses-paroles, mais encore par ses œuvres et son exemple ; souffrant tantôt des soufflets, tantôt des injures et des complots, puis demeurant et conversant avec ceux mêmes qui le persécutent. En effet, ceux qui l’avaient appelé possédé et samaritain, qui souvent avaient voulu le faire mourir, qui lui avaient jeté des pierres, ceux-là mêmes viennent autour de lui, et lui font cette question : « Êtes-vous le Christ ? » Et, après tant d’outrages et d’embûches, Jésus-Christ ne les rebute point, il leur répond avec une grande douceur.

Mais le sujet demande que nous reprenions les choses de plus haut. « On faisait à Jérusalem, dit l’évangéliste, la fête de la Dédicace, et c’était l’hiver ». La fête que célébraient les Juifs en ce jour était grande et très-solennelle ; car ils faisaient avec beaucoup de pompe et d’appareil la fête de la construction du Temple, après leur longue captivité de Perse
De Perse : saint Chrysostome nomme souvent la Perse pour la Babylonie et l’Assyrie.
. Jésus-Christ était à cette fête. Aux approches de sa mort, il allait souvent dans la Judée. « Les Juifs s’assemblèrent donc autour de lui, et lui dirent : Jusques à quand nous tiendrez-vous l’esprit en suspens ? Si vous êtes le Christ, dites-le-nous clairement ». Le Sauveur n’a point dit : Quelle demande me faites-vous ? Vous m’avez souvent appelé possédé, fou, samaritain : vous me croyez contraire à Dieu, et un séducteur, et dernièrement encore vous disiez : « Vous vous rendez témoignage à vous-même, ainsi et votre témoignage n’est point véritable ». (Jn 8,13) Pourquoi m’interrogez-vous donc et voulez-vous apprendre de moi qui je suis, puisque vous rejetez mon témoignage ? Jésus ne dit rien de tout cela, quoiqu’il connût bien leur mauvaise intention. Et en effet, à juger d’eux par la manière dont ils s’étaient assemblés autour de lui, et avaient dit : « Jusques à quand nous tiendrez-vous l’esprit en suspens ? » ils semblaient avoir quelque amour pour lui, et on aurait pu croire qu’un sincère désir de connaître la vérité les portait à lui faire cette demande. Mais ces faiseurs de questions étaient de méchants esprits et des fourbes. Comme il ne leur était pas facile de calomnier les œuvres de Jésus-Christ, ils cherchaient à le surprendre dans ses paroles, ils en détournaient le sens et lui adressaient de fréquentes questions, espérant le réfuter et le confondre par son propre langage ; et comme il n’y avait pas moyen de blâmer ses œuvres, ils cherchaient l’occasion de le censurer sur ses paroles ; c’est pourquoi ils disaient : « Dites-nous ».

Mais ce que vous demandez, il l’a souvent déclaré ; il a formellement, dit à la Samaritaine : « C’est moi qui vous parle » (Jn 4,26) ; il a dit à l’aveugle : « Vous l’avez vu ; et c’est celui-là même qui vous parle ». (Jn 9,37) Il le leur a dit aussi à eux-mêmes, mais en d’autres termes. Et s’ils avaient eu du bon esprit et du sens ; s’ils avaient bien voulu examiner la chose, ils auraient reconnu et confessé pour le Christ celui qui ; par ses œuvres, leur avait souvent prouvé qu’il l’était. Considérez maintenant leur méchanceté. Quand il prêche et les instruit par ses paroles, ils disent : « Quel miracle faites-vous ? » Et lorsque, par ses œuvres et ses miracles, il découvre et manifeste ce qu’il est, ils lui disent : « Si vous êtes le Christ, dites-le-nous clairement ». Lorsque les œuvres le crient et le publient, ils demandent des paroles, et lorsque les paroles le leur annoncent, ils demandent des œuvres ; ainsi ils ne sont point d’accord avec eux-mêmes. Mais la suite a bien fait voir, qu’ils ne l’avaient pas interrogé pour s’instruire et connaître la vérité, car ils jettent incontinent des pierres à celui même qu’ils font mine de vouloir croire sur son propre témoignage, si seulement il ouvre la bouche pour se le rendre. C’est donc avec un esprit malin et par une mauvaise intention qu’ils s’assemblent autour de lui et le pressent de se déclarer. La manière aussi dont ils l’interrogent montre une grande animosité : « Dites-nous clairement si vous êtes le Christ ». Mais il leur parlait publiquement dans leurs fêtes solennelles où il se trouvait toujours, et il ne disait rien en secret ; c’est pour cela qu’ils lui disent d’une manière flatteuse : « Jusques à quand nous tiendrez-vous l’esprit en suspens ? » pour tâcher de tirer quelque chose de sa bouche, qui leur donne lieu de l’accuser.

Ce n’est pas seulement par là qu’on prouve qu’ils l’interrogeaient malicieusement, non pour s’instruire, mais pour le surprendre dans ses paroles, et avoir de quoi le calomnier. On le prouve encore par bien d’autres endroits. Lorsqu’ils lui envoyèrent faire cette question : « Nous est-il libre de payer le tribut à César, ou de ne le pas payer ? » (Mat 22,17) Lorsqu’ils vinrent lui demander s’il était permis à un homme de répudier sa femme (Mat 19,3) ; et lorsqu’ils l’interrogèrent sur, la femme qu’on disait avoir eu sept maris (Mat 22,25), ils firent assez connaître qu’ils ne lui avaient fait toutes ces questions que par malice, et dans le dessein de le surprendre et non de s’instruire. Mais alors Jésus les reprit, en leur disant : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous ? » (Mat 22,13) Faisant connaître qu’il voyait ce qui se passait dans le secret de leur cœur. Mais ici il ne leur dit rien de semblable, pour nous apprendre qu’il ne faut pas toujours faire des reproches à ceux qui nous tendent des pièges, et qu’il faut souffrir bien des choses avec douceur et avec résignation.

Comme donc il y avait de la folie à demander le témoignage de la parole, là où les œuvres parlaient d’elles-mêmes, et publiaient hautement ce qu’il était ; voici de quelle manière leur répond Jésus-Christ, faites-y attention, mon cher auditeur. D’abord, il leur insinue que c’est sans sujet qu’ils lui font cette demande, et non pour s’instruire et connaître la vérité ; ensuite il leur montre que par ses œuvres il leur a plus clairement déclaré ce qu’il est, qu’il ne le ferait par ses paroles mêmes. Car il dit : « Je vous l’ai souvent dit, et vous ne me croyez pas. Les œuvres que je fais au nom de mon Père, rendent témoignage de moi (25) ». Jésus leur fait cette réponse, parce que ceux qui parmi eux étaient les plus doux et les plus modérés, se disaient souvent les uns aux autres : « Car un méchant homme ne peut pas faire de tels prodiges » (Jn 9,16) ; et encore : « Le démon ne peut pas ouvrir les yeux des aveugles ». (Jn 10,21) Et derechef : « Personne ne saurait faire de si grands miracles, si Dieu n’est avec lui ». (Jn 3,2) Et aussi voyant les miracles qu’il faisait, ils disaient : « Ne serait-ce point le Christ ? » Mais d’autres disaient : « Quand le Christ viendra, fera-t-il plus de miracles que n’en fait celui-ci ? » (Jn 7,31) Au reste, ces mêmes Juifs, qui demandaient le témoignage de la parole, ont voulu croire en lui sur celui de ses œuvres, disant : « Quel miracle faites-vous, afin que, le voyant, nous vous croyions ? »

2. Comme ils faisaient donc semblant alors qu’ils croiraient sur sa parole, eux qui n’avaient point cru à tant et de si grandes œuvres, Jésus-Christ leur reproche leur malice et leur méchanceté, en disant : « Si vous ne croyez pas à mes œuvres, comment croirez-vous à mes paroles ? » C’est pourquoi la demande que vous me faites est vaine et inutile. « Mais je vous ai déclaré qui je suis », dit-il, et vous ne me croyez point, parce que vous « n’êtes pas de mes brebis (26) ». Le devoir de pasteur, je l’ai entièrement rempli ; mais si vous ne me suivez pas, votre refus ne vient point de ce que je ne suis point le pasteur, mais de ce que vous n’êtes pas de mes brebis. Car « mes brebis, », dit-il, « entendent ma voix, et me suivent (27) : et je leur donne la vie éternelle (28) » : et elles ne périront jamais, « et nul ne peut les ravir d’entre mes mains, parce que mon Père, qui me les a données, est plus grand que toutes choses, et personne ne les saurait ravir de la main de mon Père (29). Mon Père et moi, nous sommes une même chose (30) ». Remarquez, mes chers frères, cette grande miséricorde de Jésus-Christ : en rejetant ces malheureux, il les exhorte pourtant encore à le suivre. « Vous ne m’écoutez pas », leur dit-il, « parce que vous n’êtes pas de mes brebis » : mais celles qui me suivent sont de ma bergerie. Et il leur parlait de la sorte, afin qu’ils tâchassent d’être de ses brebis. Ensuite, après, leur avoir exposé le bien et l’avantage qu’il leur en reviendrait, le Sauveur les excite et les anime, pour leur inspirer le désir de le suivre.

Quoi donc ! dira-t-on, si c’est à cause de la puissance du Père que nul ne ravit les brebis, s’ensuit-il que vous, vous n’ayez pas le pouvoir ou le talent de les garder ? Non, certes, ce n’est point là le sens de ces paroles ; Jésus-Christ, pour vous apprendre qu’il a dit : « Mon Père qui me les a données », afin que les Juifs ne l’accusassent pas de nouveau d’être contraire à Dieu ; Jésus-Christ, dis-je, après avoir dit : « Nul ne les ravira de mes mains », continue son discours, faisant connaître et déclarant que sa main et celle de son Père ne sont qu’une seule main. Si cela n’était pas ainsi, il devait dire : Mon Père, qui me les a données, est plus grand que toutes choses, et personne ne peut les ravir d’entre mes mains. Or, il n’a pas dit ainsi, mais : « Et personne ne les saurait ravir de la main de mon Père ». Après quoi, de peur que vous ne pensiez qu’il n’a pas la force de garder lui-même les brebis, et que c’est par la puissance de son Père qu’elles sont en sûreté, il a ajouté : « Mon Père et moi, nous sommes une même « chose » ; comme s’il disait : Je n’ai pas dit que personne ne les ravirait à cause de la puissance de mon Père, comme si je n’avais pas moi-même la puissance de les garder. « Car mon Père et moi, nous sommes une même chose », c’est-à-dire, ici, quant à la puissance. En effet, c’était là de quoi il parlait alors. Or, si la puissance est la même, il est évident que la substance est la même. En vain les Juifs recourent à tous les moyens, complots, exclusions de la synagogue, Jésus-Christ dit que c’est en vain qu’ils ont machiné toutes ces choses ; car les brebis sont entre les mains de son Père, comme dit le prophète : « J’ai représenté sur mes mains, vos murs ». (Isa 49,16) Et pour montrer qu’il n’y a qu’une seule main, Jésus dit tantôt ma main, tantôt la main de mon Père. Lorsque vous entendez parler de main, ne vous figurez rien de sensible, mais entendez qu’il s’agit de la vertu, de la puissance.

Au reste, si personne n’avait ravi les brebis des mains de Jésus-Christ que parce que le Père lui avait communiqué la puissance de les garder, il aurait été inutile d’ajouter : « Mon Père et moi nous sommes une même chose ». Si le Fils était moins grand que le Père, ce serait là une parole vaine et téméraire. Certainement, par ces paroles, Jésus-Christ ne déclare autre chose que l’égalité de puissance : les Juifs l’ayant bien compris, le lapidaient pour cela même qu’il se faisait égal à son Père ; et Jésus ne dit rien pour leur ôter cette pensée. Cependant, s’il l’avait faussement imaginé, il aurait dû le leur faire connaître et leur dire : Pourquoi me traitez-vous de la sorte ? Je n’ai point dit cela pour m’attribuer une puissance égale à celle de mon Père. Au contraire, lors même qu’ils sont le plus en fureur et le plus animés contre lui, il confirme ce sentiment et le prouve. Il ne se justifie pas d’avoir mal parlé, ni d’avoir dit une chose fausse ; au contraire, il les reprend de ce qu’ils n’ont pas de lui la juste opinion qu’ils en doivent avoir. Car, comme ils disaient : « Ce n’est pas pour aucune bonne œuvre que nous vous lapidons, mais à cause de votre blasphème, et parce qu’étant homme, vous vous faites Dieu (33) » ; Jésus leur repartit, écoutez-le bien : « Si l’Écriture appelle dieux ceux à qui la parole de Dieu était adressée (35), pourquoi dites-vous que je blasphème, parce que j’ai dit que je suis Fils de Dieu (36) ? » C’est-à-dire, si l’on ne blâme pas de se dire, dieux, ceux qui, par grâce, ont reçu ce titre, de quel droit et pour quelle raison me faites-vous un crime de me dire Dieu, à moi qui suis Dieu par ma nature ? Mais le Sauveur n’a point parlé ainsi, c’est plus tard qu’il établit ce point, après avoir préalablement modéré et atténué sort langage, en disant : « Moi que mon Père a sanctifié et envoyé » c’est après avoir apaisé leur fureur, qu’il en vient à une affirmation expresse : mais en attendant, afin qu’ils écoutassent et crussent ce qu’il disait, il a parlé plus simplement et plus grossièrement ; c’est plus tard qu’il élève leur esprit à des idées plus hautes et plus sublimes, en leur disant : « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas (31). Mais si je les fais, quand vous ne me voudriez pas croire, croyez à mes œuvres (38) ». Faites-vous bien attention à la manière dont Jésus-Christ prouve, comme j’ai dit, qu’il n’est en rien moins grand que le Père, et qu’il lui est tout à fait égal ? Comme on ne pouvait pas voir sa substance, il démontre et manifeste son égalité de puissance par l’égalité et « l’identité » de ses œuvres.

3. Mais, je vous prie, que croirons-nous ? Nous croirons ce que dit Jésus-Christ : « Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi (38) ». Car, dit-il, je ne suis rien autre chose, sinon ce qu’est le Père, tout en demeurant Fils ; et le Père n’est rien autre chose, sinon ce qu’est le Fils, tout en demeurant Père. Et celui qui me connaît, connaît aussi le Père, et il sait ce qu’est le Fils. Que si la puissance du Fils était moins grande, nous ne connaîtrions par lui le Père que d’une manière trompeuse ; car, soit puissance, soit substance, on ne peut pas connaître une chose par une autre. « Les Juifs tâchèrent alors de le prendre, mais il s’échappa de leurs mains (39), et s’en alla au-delà du Jourdain, au lieu même où Jean d’abord avait baptisé (40). Plusieurs vinrent l’y trouver, et ils disaient : Jean n’a fait aucun miracle (41). Et tout ce que Jean a dit de celui-ci s’est trouvé véritable (42) ». C’est la coutume de Jésus-Christ de se retirer aussitôt après qu’il a dit quelque chose d’élevé et de sublime : cédant à la fureur des Juifs, pour l’apaiser et l’étouffer par son absence. C’est ce qu’il fait encore dans cette occasion.

Mais pourquoi l’évangéliste marque-t-il le lieu où alla Jésus-Christ ? C’est afin de vous apprendre qu’il fut en cet endroit pour rappeler aux Juifs la mémoire de ce que Jean avait fait, de ce qu’il avait dit, du témoignage qu’il avait rendu. Ils se souvinrent donc de Jean aussitôt qu’ils furent arrivés en ce lieu ; c’est pourquoi ils disent : « Jean n’a fait aucun miracle ». Autrement, de quoi aurait-il servi de rapporter cette circonstance ? C’est donc parce que le lieu les fit souvenir de Jean-Baptiste et de son témoignage, que l’évangéliste la rapporte. Au reste, il est à remarquer que leur raisonnement est juste et très vrai. Jean, disent-ils, n’a fait aucun miracle : celui-ci en fait, donc en cela même, se montre visiblement la supériorité de celui-ci, et son excellence au-dessus de l’autre. Si donc nous avons cru celui qui ne faisait aucun miracle, à plus forte raison devons-nous croire celui-ci ? Ensuite, comme Jean qui avait rendu témoignage ; n’avait point fait de miracles, de peur que pour cela seul on ne le regardât comme indigne de rendre témoignage, ils ajoutent : quoique Jean n’ait point fait de miracles, néanmoins tout ce qu’il a dit de Jésus-Christ s’est trouvé véritable. De sorte que ce n’est plus Jésus-Christ qui est jugé digne de foi sur le témoignage de Jean ; c’est Jean dont les œuvres de Jésus-Christ établissent la véracité.

« Il y en eut beaucoup qui crurent en lui (42) ». Plusieurs choses les attiraient : le souvenir des paroles de Jean-Baptiste, de ce qu’il avait dit de Jésus qu’il était plus grand et plus puissant que lui ; qu’il était la lumière, la vie, la vérité, et le reste ; comme aussi le souvenir de la voix qui s’était fait entendre du haut du ciel, du Saint-Esprit qui s’était montré en forme de colombe, et qui l’avait fait connaître à tous. À quoi il y avait encore à ajouter l’évidente preuve résultant des miracles, laquelle confirmait tout le reste. S’il faut croire Jean disaient-ils, à plus forte raison faut-il croire Jésus : si nous avons cru à celui-là, sans qu’il ait fait aucun miracle, nous devons à plus forte raison ajouter foi à celui-ci qui a pour lui, outre le témoignage de Jean la preuve qui résulte des miracles. Ne remarquez-vous pas de quelle utilité leur a été ce lieu, combien il leur a été avantageux de s’être séparé des méchants ? Voilà pourquoi Jésus les retire souvent de cette société.

Dans l’ancienne loi, Dieu a de même retiré son peuple de la société des méchants : il a séparé les Juifs des Égyptiens ; il les a conduits dans le désert pour les former, les instruire de ses lois et de ses préceptes. Il nous exhorte aussi à faire de même, et il nous ordonne de fuir les places publiques, le tumulte et la foule, et à nous enfermer dans notre chambre (Mat 6,6), pour y faire tranquillement nos prières. Un vaisseau, qui n’est point agité de la tempête, fait une heureuse navigation, et l’âme qui est exempte de tous soins vit dans la paix et la tranquillité, comme si déjà elle était arrivée au port. Voilà pourquoi les femmes qui gardent généralement la maison devraient être plus appliquées à la philosophie, à la contemplation des choses célestes que les hommes. Voilà pourquoi, qui demeurait dans sa maison, loin du tumulte, était un homme plus simple qu’Esaü : car ce n’est pas sans intention que l’Écriture dit de lui, qu’« il demeurait dans la tente de son père ». (Gen 25,27)

Mais, direz-vous, il y a aussi dans la maison beaucoup de tumulte. Oui, et la femme, si elle le veut, peut s’y attirer bien des soins et des embarras pour l’homme qui ne quitte guère la place publique et les tribunaux ; il est agité de mille préoccupations étrangères, comme un vaisseau en pleine mer, qui est battu des flots et des vents. La femme, au contraire, assise dans sa maison comme dans une école de philosophie, peut recueillir son esprit, s’appliquer et à la prière et à la lecture, et aux autres exercices de la philosophie. Et de même que ceux qui demeurent au désert ne sont troublés par personne, ainsi la femme, qui est toujours enfermée dans sa maison, peut jouir d’un repos continuel. Si quelquefois elle est obligée de sortir et d’aller en ville, elle n’est pas pour cela exposée à des troubles d’esprit : sans doute, soit pour venir à l’église, soit pour aller au bain, il lui est souvent nécessaire de sortir, mais aussi polir l’ordinaire elle est sédentaire et garde la maison. Elle peut s’y exercer à l’étude de la sagesse et calmer l’esprit agité de son mari, lorsqu’il revient chez lui ; elle peut l’adoucir et dissiper ses inutiles et chagrinantes pensées qui le tourmentent, et le renvoyer ensuite débarrassé des soins et des affaires dont il a fatigué sa tête au-dehors, emportant avec lui ce qu’il a appris de bon auprès de sa femme. Rien, en effet, rien sûrement n’a plus de force et de vertu pour régler et conduire l’homme que sa femme, lorsqu’elle est pieuse et prudente, et aussi pour tourner son esprit où elle veut, et comme il lui plaît. Il aura moins de confiance à ses amis, à des docteurs, et même à des princes, qu’aux avis, aux conseils de sa femme. Car l’extrême tendresse qu’un mari a pour sa femme, lui fait toujours recevoir ses exhortations avec plaisir. Je pourrais ici vous produire l’exemple de bien des hommes rudes et indisciplinés, que leurs femmes ont polis et civilisés. La femme est la compagne de l’homme, à table, au lit, dans la procréation des enfants : c’est elle qui est la confidente de ses secrets, de ses démarches, que sais-je encore ? attachée en tout 'à son mari, elle lui est aussi unie que l’est le corps à la tête. Elle rendra plus de services à son mari que personne, si elle est honnête et sensée.

4. C’est pourquoi j’exhorte les femmes de s’attacher à ce que je viens de dire, et de donner de bons et de salutaires avis à leurs maris ; car, si la femme est très-capable d’exciter son mari à la vertu, elle peut de même le porter au vice. C’est une femme qui a perdu Absalon, c’est une femme qui a perdu Ammon ; une femme a tâché de perdre Job : c’est la femme de Nabal qui l’a préservé de la mort ; une femme a sauvé tout un peuple
Esther, etc.
. Débora, Judith, et plusieurs autres, ont parfaitement bien rempli la fonction de général d’armée. Saint Paul dit : « Que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez point votre mari ? » (1Co 7,16) Et l’Écriture nous apprend que dans l’heureux siècle des apôtres, les Perside, les Marie, les Priscille (Rom 16) se sont courageusement exposées aux combats apostoliques. Rom 16) se sont courageusement exposées aux combats apostoliques.

Imitez ces saintes femmes : édifiez et instruisez vos maris, non seulement par vos paroles, mais encore par vos bons exemples. Et comment l’instruirez-vous, votre mari, par vos œuvres et vos exemples ? Lorsqu’il ne verra en vous ni malice, ni méchanceté, ni curiosité, ni amour pour les ornements et les parures, ni désir, ni goût pour les dépenses superflues, et qu’au contraire vous vous contenterez simplement de ce que vous avez, alors il vous écoutera avec plaisir, il recevra avec joie vos conseils : mais si vous n’êtes sages qu’en paroles, et si vous faites le contraire de ce que vous dites, alors il vous accusera de bavardage. Mais si vos œuvres sont d’accord avec vos paroles, si vous instruisez en même temps et par vos paroles et par vos œuvres
« Jésus a fait et enseigné ». Voilà l’abrégé de tout l’Évangile : il fait faire avant d’enseigner. Il faut que les œuvres ne démentent pas les paroles.
, votre mari vous écoutera alors avec plaisir, et vous cédera volontiers, lors, par exemple, que vous ne rechercherez point l’or, les pierres précieuses et la magnificence des habits ; et qu’au lieu de cela vous vous ferez un trésor de modestie, de tempérance, de douceur et de bonté : lors donc que vous vous présenterez à votre époux, ornée de ces vertus, vous serez en droit de les exiger de même de lui. Car si une femme doit faire quelque chose pour plaire à son mari, c’est son âme qu’elle doit parer, et son corps qu’elle ne ferait ainsi que défigurer. En effet, l’or et les parures ne vous rendront pas si aimable à votre mari, que la tempérance et la douceur, et d’être prête à donner votre vie pour lui. Voilà ce qui gagne le cœur et toute l’affection d’un époux. Les ajustements superflus lui déplaisent : ils demandent des soins, ils causent de la dépense et de la gêne ; mais ce que je viens de dire attache le mari à sa femme, parce qu’une volonté droite et bien disposée, l’amitié, l’attachement ne demandent ni soin, ni dépense ; ou plutôt, à proprement parler, c’est là de quoi enrichir une maison. Les parures, on s’en dégoûte par l’habitude : mais les ornements de l’âme répandent tous les jours un nouvel éclat, et allument dans le cœur une flamme plus pure et plus grande.

C’est pourquoi, voulez-vous plaire à votre mari ? ornez votre âme de chasteté et de piété, ayez soin du ménage. Ce sont là les choses qui attachent le plus, et qui ne cessent jamais d’attacher : la vieillesse ne détruit pas cet ornement, la maladie ne le ternit point. C’est le contraire pour la beauté du corps : le grand âge la flétrit, la maladie la consume, et bien d’autres choses la ruinent. Mais les biens de l’âme surpassent tous ceux du corps. La beauté du corps excite l’envie et la jalousie : la beauté de l’âme n’est sujette à aucune maladie, ni à la vaine gloire. En vous attachant de la sorte à parer votre âme, et non votre corps, vous conduirez plus aisément votre ménage, et vos revenus seront plus abondants, si l’or ; dont vous pourriez charger votre corps et vos membres, vous l’employez à des usages nécessaires, comme à la nourriture de vos esclaves et de vos domestiques, à donner à vos enfants l’éducation que vous leur devez, et à d’autres choses raisonnables.

Que si vous étalez cet or aux yeux de votre mari, tandis que son cœur est dans la peine, quel fruit, quel avantage en retirerez-vous ? Non, la douleur ne permet pas que les regards soient charmés. Vous le savez, mon cher auditeur, sûrement vous le savez : qu’on vienne à rencontrer la femme la mieux ajustée et la plus parée, on n’y saurait trouver du plaisir, si le cœur est dans l’affliction et dans la tristesse. Pour se réjouir d’une chose, il faut être gai, il faut avoir le cœur content. Or, si tout l’argent est dépensé à parer le corps de la femme, la gêne régnera dans le ménage, et le mari ne pourra goûter ni joie, ni plaisir. Si vous voulez plaire au vôtre, étudiez-vous à lui donner de la satisfaction, et vous lui en donnerez si vous retranchez la superfluité des parures, si vous rejetez tous les vains ajustements. Ces choses semblent faire quelque plaisir les premiers jours des noces ; mais peu de temps après elles deviennent fades et insipides. Et en effet, si le ciel qui est si beau, si le soleil qui est si brillant, que vous n’oseriez lui comparer aucun corps, nous ne les admirons pas autant que nous le devrions par la coutume où nous sommes de les voir, comment pourrions-nous longtemps admirer un corps paré de beaux vêtements ? Je dis ceci, parce que le désire que vous vous pariez de ces vrais ornements que saint Paul vous prescrit : « Non avec des ornements d’or », dit-il, « ni des perles, ni des habits somptueux ; mais avec de bonnes œuvres, comme le doivent des femmes qui font profession de piété ». (1Ti 2,9-10)

Mais vous voulez plaire aux hommes, et vous attirer leurs regards et leurs compliments ? Ah ! certes, ce n’est point là le désir d’une femme chaste ! mais encore, si vous voulez, vous vous en ferez aimer par là, et ils seront les panégyristes de votre chasteté. Nul homme sensé, nul homme qui sait sainement juger des choses, n’aimera et ne louera une femme éprise de la parure, mais seulement les débauchés et ceux qui vivent dans la mollesse : ou plutôt ceux-ci même ne la loueront point ; au contraire, ils médiront d’elles, tandis que leurs regards céderont à l’attrait du faste impudique étalé sur sa personne. Mais la femme chaste et modeste, ceux-là, ceux-ci, tous l’estimeront et la loueront, parce qu’elle ne leur est point un sujet de chute et de scandale, et qu’elle leur donne, au contraire, une leçon de sagesse et de piété : les hommes en feront tous de grands éloges, et Dieu lui donnera une grande récompense. Étudions-nous à parer nos âmes de ces précieux ornements, afin que nous vivions ici en paix et en liberté, et que nous acquérions un jour les biens futurs, que je vous souhaite à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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