‏ John 16

HOMÉLIE LXXVII.

JE VOUS DIS CES CHOSES, AFIN QUE MA JOIE DEMEURE EN VOUS, ET QUE VOTRE JOIE SOIT PLEINE ET PARFAITE.— LE COMMANDEMENT QUE JE VOUS DONNE, EST DE VOUS AIMER LES UNS LES AUTRES, COMME JE VOUS AI AIMÉS. (VERS. 11, 12, JUSQU’AU VERS. 4 DU CHAP. XVI)

ANALYSE.

  • 1. On peut séparer l’amour de Dieu de l’amour du prochain. 2. Jésus-Christ console ses apôtres.
  • 3. Dernière consolation : promesse du Saint-Esprit que le Fils envoie comme le Pire.
  • 4 et 5. Divers sujets de consolation dans les souffrances et les afflictions. – Dans les souffrances, penser plus aux couronnes qu’aux peines, au ciel qu’au temps. – Dans les aumônes, dans les autres bonnes œuvres, ne penser point tant à la semence qu’à la moisson. – La vertu est pénible, faire attention au bien qu’elle procure. – Ceux qui sont forts aiment la vertu pour elle-même, les faibles envisagent les récompenses. – Recommandation de l’aumône : combien de raisons et de motifs nous engagent à la faire. – Si l’on ne donne rien aux pauvres, du moins ne les point injurier ni maltraiter : point de repos en cette vie, pour en jouir en l’antre. – Retrancher le superflu. – Se contenter du nécessaire. – Répandre ses richesses sur les pauvres. – D’où vient l’inhumanité envers les pauvres ? – De ce qu’on amasse par avarice.

1. Toutes les bonnes œuvres obtiennent leur récompense après leur plein accomplissement : si elles restent en chemin, tout fait naufrage. Et comme un vaisseau chargé de toutes sortes de marchandises, qui n’arrive point au port, mais que les flots engloutissent en pleine mer, ne retire aucun profit de sa longue navigation, si ce n’est un manieur proportionné aux épreuves qu’il a bravées ; de même aussi les âmes, qui, avant d’arriver au but, s’arrêtent au milieu de la carrière, et succombent dans les combats, perdent la couronne et périssent misérablement. C’est pourquoi saint Paul déclare que ce sont, ceux qui auront couru jusqu’à la fin (Rom 2,7) et persévéré dans les bonnes œuvres, qui obtiendront la gloire, l’honneur et la paix. Et c’est là aussi ce qu’insinue maintenant Jésus-Christ à ses disciples. Comme ils s’étaient d’abord réjouis d’avoir été choisis, et qu’ensuite tout ce qu’il leur avait annoncé de triste sur sa passion, sur sa mort, avait interrompu et troublé leur joie, le Sauveur, après leur avoir tenu de longs discours, pleins de consolation, ajoute encore : « Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie demeure en vous, et que votre joie soit pleine et parfaite ». C’est-à-dire : Ne vous séparez pas de moi, et ne vous arrêtez point dans votre course : vous vous êtes réjouis en moi, et vous vous êtes extrêmement réjouis ; mais la tristesse s’est mêlée dans votre joie, et l’a interrompue. Je chasse cette tristesse, afin que votre joie arrive à terme ; je la chasse, en vous faisant voir que les souffrances et les afflictions de cette vie ne méritent pas que vous vous attristiez, et que vous devez plutôt vous en réjouir. Je vous ai vus dans le trouble, et je ne vous ai pas négligés, et je ne vous ai point dit : Pourquoi n’avez-vous pas plus de fermeté et de courage ? mais, au contraire, je vous ai dit tout ce qui était le plus capable de vous consoler. C’est ainsi que je vous veux toujours garder dans mon amour. Vous m’avez entendu parler du royaume, vous vous en êtes réjouis. Je vous ai donc dit ces choses afin que votre joie soit pleine et parfaite.

« Le commandement que je vous donne est de vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés ». Vous le voyez, mes frères, l’amour de Dieu est mêlé et confondu dans celui du prochain : ces deux amours sont liés ensemble, comme avec une chaîne. Voilà pourquoi le Sauveur en fait quelquefois deux préceptes, et quelquefois il n’en fait qu’un seul ; car ces deux amours sont inséparables. On ne peut avoir l’un sans l’autre. Voilà pourquoi tantôt il dit : « Toute la loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux commandements ». (Mat 22,40) Tantôt « Faites aux hommes tout ce que vous voulez qu’ils vous fassent » (Mat 7,12) ; c’est là en quoi consistent toute la loi et les prophètes, « et ainsi l’amour est l’accomplissement de la loi ». (Rom 13,10)

Jésus-Christ le déclare ici de même ; car si « demeurer » renferme l’amour, si l’amour renferme l’observance des commandements, et si le commandement est de nous aimer les uns les autres, c’est par cet amour mutuel que nous avons les uns pour les autres, que nous demeurons en Dieu. Le Sauveur ne nous donne pas seulement le commandement de l’amour, mais il nous en prescrit aussi la mesure, en disant : « Comme je vous ai aimés ». Il fait connaître encore à ses disciples que ce n’est point par haine qu’il se sépare d’eux, mais par amour. C’est donc pour cela que vous deviez m’admirer davantage, et plutôt vous réjouir que vous affliger. Je meurs pour vous. Jésus-Christ ne le dit pas ouvertement, mais il l’indique, lorsqu’il fait ci-dessus la description du bon pasteur ; et ici en donnant ses instructions, en montrant la grandeur et la puissance de l’amour, en déclarant et faisant connaître ce qu’il est. Mais pourquoi le Sauveur relève-t-il partout l’amour ? Parce que l’amour est la marque des disciples ; parce que l’amour forme et entretient la vertu. C’est pour cette raison que saint Paul, lui qui était un véritable disciple de Jésus-Christ, lui qui avait éprouvé et senti en lui-même les effets de l’amour, en dit tant de grandes choses, et le proclame « l’accomplissement de la loi ».

« Vous êtes mes amis (14). Je ne vous appellerai plus mes serviteurs, parce que le serviteur ne sait ce que fait son maître : mais je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai fait savoir tout ce que j’ai appris de mon Père (15) ». Pourquoi dit-il donc : « J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter présentement ? » (Jn 16,12) Quand le Sauveur dit : « Tout ce que j’ai appris », il ne veut dire autre chose, sinon qu’il ne dit rien de contraire à son Père, mais uniquement ce qu’il a appris de lui. Or, comme c’est un très-grand témoignage d’amitié que de confier à quelqu’un ses secrets, il dit à ses disciples : J’ai bien voulu vous faire aussi cette grâce, et vous donner cette marque de mon amour : mais quand il dit : « Tout », entendez ce qu’ils devaient savoir.

Ensuite il leur découvre une chose qui n’est point une légère, ni une commune marque d’amitié : Laquelle ? La voici : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis (16) ». C’est moi qui ai ardemment recherché votre amitié. Et je ne me suis point contenté de cela, mais : « Je vous ai établis », c’est-à-dire, je vous ai plantés. Le Seigneur continue encore la métaphore de la parabole, de la vigne, « afin que vous marchiez » ; c’est-à-dire, afin que vous vous étendiez, « et que vous rapportiez du fruit, et que votre fruit demeure » toujours. Que si votre, fruit demeure, à plus forte raison demeurerez-vous vous-mêmes, non seulement, dit-il, je vous ai aimés, mais je vous ai aussi comblés de toutes sortes de biens, en étendant et, multipliant vos branches dans tout le monde.

2. Remarquez-vous, mes frères, en combien de manières le Sauveur déclare son amour à ses disciples : il le déclare en leur découvrant ses secrets et ses mystères. Il le déclare en les prévenant de son amour et de son affection, en les choisissant le premier ; il le déclare parles bienfaits dont il les comble, et partout ce qu’il a souffert pour eux. Par là il leur fait connaître qu’il demeurera toujours avec eux, afin qu’ils portent du fruit ; car pour en porter, ils ont besoin de son secours. « Afin que mon Père vous donne tout ce que vous lui demanderez en mon nom ». Mais c’est à celui à qui on demandé de faire porter le fruit, et ce que l’on demande au Père, pourquoi le Fils le fait-il ? Pour vous apprendre que le Fils n’est ni moins grand, ni moins puissant que le Père.

« Je vous ai dit ces choses, afin que vous vous aimiez les uns les autres (17) » ; c’est-à-dire, ce n’est pas pour vous en faire un reproche que je vous dis que je donne ma vie pour vous ; que je vous dis que je vous ai prévenus, que je vous ai choisis les premiers ; mais c’est pour vous engager à m’aimer. Ensuite, comme d’être rejetés de bien des gens, d’avoir à souffrir d’eux et des injures et des outrages, c’était une chose très-dure et insupportable, capable même d’abattre l’âme la plus grande et la plus courageuse, le Sauveur les a prévenus, et les a préparés à supporter courageusement ces insultes et ces affronts ; il les y a préparés en gagnant leur cœur et leur affection, et de plus en leur montrant et leur faisant connaître que ces choses, comme toutes celles dont il leur avait déjà parlé auparavant, ne se faisaient que pour eux, pour leur utilité et leur avantage. Car comme il leur a dit que non seulement il ne faut point s’attrister, mais qu’il faut même se réjouir de ce qu’il va à son Père, puisque ce n’était pas pour les laisser qu’il y allait, mais parce qu’il les aimait beaucoup : de même il leur fait voir maintenant ici qu’ils doivent se réjouir, et ne point s’affliger. Et voyez de quelle manière il le prouve. Il n’a point dit : Je sais qu’il est fâcheux d’avoir tant à souffrir ; mais soutirez ces choses pour l’amour de moi ; mais considérez que c’est pour moi que vous souffrez.

Ce n’était point encore là une suffisante consolation, c’est pourquoi Jésus-Christ, sans s’y arrêter, en propose une autre ; laquelle ? Souffrir de la sorte, ce sera une preuve et un témoignage certain de votre première vertu, et, au contraire, ce serait pour vous un sujet de douleur et d’affliction, non que le monde vous haït maintenant, mais qu’il dût vous aimer ; ce que le Sauveur leur fait entendre en disant : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui ». Si donc vous étiez aimés, vous feriez penser que vous êtes méchants. Après, voyant que ces paroles n’avaient rien avancé, il poursuit encore, et dit : « Le serviteur n’est pas plus grand que son Maître : s’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi (20) ». Par là, le Sauveur montre expressément qu’ils seront ses imitateurs. Car tant que Jésus-Christ a été dans la chair, on l’a persécuté et outragé ; mais après qu’il est monté au ciel, on s’est tourné contre ses disciples, et on les a maltraités. Et encore : comme ils se troublaient, parce qu’étant en petit nombre, ils auraient à combattre contre une si grande multitude de peuple, le Sauveur leur relève le cœur et les encourage, en disant que d’être haïs du monde, ce doit être pour eux un très-grand sujet de joie ; par là, dit-il, vous aurez part à mes souffrances. Vous ne devez donc pas vous troubler, puisque vous n’êtes pas plus grands que moi, comme je l’ai dit : « Le serviteur e n’est pas plus grand que son Maître ». D’où il naît un troisième sujet de consolation, c’est que lorsqu’on vous déshonore et qu’on vous outrage, on outrage et on déshonore aussi mon Père.

« Ils vous feront tous ces mauvais traitements », dit-il, « à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent point celui qui m’a envoyé (21) » ; c’est-à-dire, ils traitent aussi mon Père outrageusement. De plus, faisant voir qu’ils sont indignes de tout pardon, il leur donne un autre sujet de consolation par ces paroles : « Si je n’étais point venu, et que je ne leur eusse point parlé, ils n’auraient point le péché (22) » qu’ils ont, leur montrant qu’ils le maltraiteront, lui et ses disciples. Pourquoi nous avez-vous donc attiré tous ces mauvais traitements ? Est-ce pour n’avoir pas prévu ces haines et ces guerres ? c’est pour cela qu’il ajoute : « Celui qui me hait, hait aussi mon Père (23) ». Par ces paroles, Jésus-Christ prédit a ses persécuteurs les terribles supplices auxquels ils seront condamnés. Comme en toute occasion ils prétextaient l’amour et la gloire du Père, et alléguaient que c’était à cause de lui qu’ils persécutaient Jésus-Christ, le Sauveur a dit ces choses pour leur ôter toute excuse. Car, dit-il, ils n’ont point d’excuse. Je leur ai donné mes instructions, je leur ai enseigné ma doctrine, que j’ai confirmée par mes œuvres, selon la loi de Moïse, qui ordonne d’écouter celui qui fait et qui dit, et de lui obéir lorsque ses paroles les mènent à la piété, et sont appuyées de grands miracles ; non, dit-il, de miracles communs et ordinaires, mais de miracles inouïs ; et de ceux-là, ils en ont eux-mêmes rendu témoignage, en disant : « On n’a jamais rien vu de semblable dans Israël » (Mat 9,33) ; et : « Depuis que le monde est, on n’a jamais ouï que personne ait ouvert les yeux à un aveugle-né » ; et encore la résurrection de Lazare et tant d’autres prodiges, et la manière aussi dont ils ont été opérés, en sorte que tout est certainement nouveau et étonnant.

Mais pourquoi nous persécutent-ils, et vous et nous ? « Parce que vous n’êtes pas du monde ; si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui ». (Jn 7,7) Premièrement, Jésus-Christ leur rappelle les paroles qu’il avait dites à ses frères, mais alors d’une manière véritablement plus couverte, de peur de les offenser, et maintenant, au contraire, il leur parle ouvertement et il leur découvre tout. Et d’où paraît-il que c’est là le sujet pour lequel ils nous haïssent ? Cela est évident par ce qu’ils m’ont fait à moi-même. Car, soit dans mes paroles, soit dans mes œuvres, qu’ont-ils trouvé à reprendre pour ne pas me recevoir ? Et comme on pouvait s’étonner de ce refus, il en donne aussi la raison, savoir : leur méchanceté. Mais cela ne lui suffit pas, il apporte encore le témoignage du prophète, faisant voir qu’il l’avait prédit depuis longtemps par ces paroles : « Ils m’ont haï sans « aucun sujet ». (Psa 40, 22, et 68, 5 v. 25)

Saint Paul le déclare de même. Comme plusieurs s’étonnaient de ce que les Juifs ne croyaient point, il cite les prophètes qui l’avaient prédit auparavant, et qui révèlent la cause de leur incrédulité ; à savoir : leur malice et leur arrogance. Mais quoi ? Ils n’ont point gardé votre parole, ils ne garderont donc pas la nôtre ; ils vous ont persécuté, ils vous persécuteront donc aussi ; s’ils ont vu des miracles, tels que nul autre n’en a fait de semblables, s’ils ont ouï des paroles qu’on n’avait point encore entendues et n’en ont point profité, s’ils ont haï votre Père et vous aussi, pourquoi nous exposez-vous au milieu d’eux ? Comment pourront-ils nous juger dignes de foi ? Qui de nos compatriotes nous écoutera ?

3. Voyez, mes frères, la consolation que le divin Sauveur donne à ses disciples, de peur que ces pensées ne les agitent et ne les troublent. « Mais », leur dit-il, « lorsque le Consolateur, l’Esprit de vérité, qui procède du Père, que je vous enverrai de la part de mon Père, sera venu, il rendra témoignage de moi Et vous en rendrez aussi témoignage, parce que vous êtes dès le commencement avec moi (27) ». Ce Consolateur sera digne de foi ; il est l’Esprit de vérité. C’est pourquoi Jésus-Christ ne l’a point appelé le Saint-Esprit, mais l’Esprit de vérité. Ce mot : « Qui procède du Père », montre qu’il connaît exactement toutes choses, ce que Jésus-Christ dit aussi de lui-même : « Je sais d’où je viens et où je vais » : passage où il parle aussi de la vérité. « Que je vous enverrai » ; vous le voyez : le Père n’envoie pas seul, mais le Fils envoie aussi. Vous-mêmes vous serez dignes de foi, vous qui avez toujours été élevés avec moi, et qui avez appris de moi, et non des autres : les apôtres s’appuient là-dessus, lorsqu’ils disent : « Nous qui avons mangé et bu avec lui ». (Act 10,41) Et le Saint-Esprit rend aussi témoignage lui-même, que ces choses n’ont point été dites par complaisance ou par flatterie.

« Je vous ai dit ces choses afin que vous ne soyez point scandalisés ». À savoir, lorsque vous trouverez bien des incrédules, et que vous aurez à essuyer de grands travaux et de grandes afflictions. « Ils vous chasseront de la synagogue (2) ». Car les Juifs avaient déjà arrêté entre eux que, si quelqu’un reconnaissait Jésus pour le Christ, il serait chassé de la synagogue
Chassé de la synagogue : C’est ce que nous appelons excommunié.
. (Jn 9,22) « Et le temps vient que quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agréable à Dieu ». Ils machinent votre mort, comme s’ils faisaient une œuvre pieuse et agréable à Dieu. Ensuite, le divin Sauveur console encore ses disciples par ces paroles : « Ils vous traiteront de la sorte, parce qu’ils ne connaissent ni » mon « Père, ni moi (3) ». C’est un assez grand sujet de consolation pour vous que de souffrir ces choses pour mon Père et pour moi. Ici Jésus-Christ rappelle encore à leur mémoire cette béatitude, dont il leur avait parlé au commencement : « Vous êtes heureux, lorsque les hommes vous chargeront de malédictions, et qu’ils vous persécuteront, et qu’ils diront faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi. Réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie, parce qu’une grande récompense vous est réservée dans les cieux ». (Mat 7,12)

« Je vous ai dit ces choses, afin que, lorsque ce temps-là sera venu, vous vous en souveniez (4) », et que vous regardiez tout le reste, d’après cela, comme digne de foi. Car vous ne pourrez point dire que je vous aie annoncé ces choses par flatterie, ou par adulation, ni aussi que mes paroles soient fausses et trompeuses. En effet, celui qui aurait le dessein de vous tromper ne vous annoncerait pas ce qui est capable de vous détourner de lui. C’est pourquoi je vous ai prédit ces choses afin que, lorsqu’elles arriveront, vous n’en soyez point surpris, ni troublés, et encore pour une autre raison, à savoir, afin que vous ne disiez point que je n’ai pas prévu qu’elles devaient arriver. Souvenez-vous donc que je vous les ai dites. Car les Juifs alléguaient toujours de mauvaises raisons et de méchants prétextes, pour les persécuter et les chasser comme des impies et des scélérats ; mais les disciples ne s’en troublaient point, parce qu’ils avaient appris qu’il n’arrivait rien qui n’eût été prédit, et qu’ils savaient pourquoi ils étaient maltraités : ce qui était très-capable d’élever leur esprit et de les rendre fermes et courageux. Voilà pourquoi Jésus-Christ répète souvent ces paroles : ils ne m’ont point connu, et ils vous traiteront de la sorte à cause de moi, à cause de mon nom, à cause de mon Père, et j’ai été persécuté et maltraité le premier ; et encore : ils me haïssent, ils me maltraitent sans aucun sujet.

4. Faisons aussi nous-mêmes, mes frères, de sérieuses réflexions sur ces vérités dans les afflictions qui nous arrivent, lorsque les méchants nous persécutent et nous maltraitent. Jetons les yeux sur notre chef, sur l’auteur et le consommateur de notre foi (Heb 12,2) ; considérons que ce sont les méchants qui nous font souffrir ; considérons que c’est pour la vertu, que c’est pour Jésus-Christ que nous souffrons : pesons ces choses, et tout nous paraîtra aisé et supportable. Que si lorsqu’on souffre pour ceux que l’on aime, on s’en glorifie ; lorsque c’est pour Dieu que l’on souffre, doit-on sentir encore ses maux et ses souffrances ? Si une chose ignominieuse, telle que la croix, Jésus-Christ l’appelait pour l’amour de nous, une gloire : à combien plus forte raison devons-nous être nous-mêmes dans ces sentiments et ces dispositions ! Et si nous pouvons ainsi mépriser les tourments, nous pouvons, à plus forte raison, mépriser les richesses et l’avarice. Donc, quand il nous arrive de grandes afflictions, il ne faut pas seulement regarder les peines et les travaux, mais il faut encore envisager les couronnes et les récompenses.

Comme les marchands ne pensent pas seulement aux mers qu’ils ont à traverser, mais encore au gain et au profit qui leur en doit revenir, nous devons de même penser au ciel et à l’accès qui nous sera donné auprès de Dieu. Que s’il vous paraît doux de s’enrichir par des rapines, souvenez-vous que Jésus-Christ vous le défend, et incontinent cela vous deviendra désagréable et amer. Et encore, si vous avez de la peine à faire part de vos biens aux pauvres, ne pensez pas seulement à ce qu’il vous en coûte, mais oubliez la semence et tournez toutes vos pensées vers la moisson. S’il vous paraît difficile de vous abstenir d’aimer la femme d’autrui, envisagez la couronne que vous procurera ce combat, et vous remporterez facilement la victoire. Car si la crainte des hommes vous peut retenir, et vous détourner des mauvaises actions, à combien plus forte raison l’amour de Jésus-Christ doit-il avoir cet empire sur vous ?

La vertu est pénible ; il faut en déguiser l’aspect sous la grandeur des récompenses qui lui sont promises : les gens de bien, sans aucun autre motif, l’aiment pour elle-même ; ils l’honorent par cette seule raison qu’ils la trouvent belle et agréable ; ils l’exercent et la pratiquent pour l’amour de Dieu, et non pour l’amour de la récompense ; ils regardent la continence comme une grande vertu, non par la crainte du supplice, mais par le précepte que Dieu en a fait : mais, si l’on est faible, qu’on se représente aussi les récompenses.

Usons-en de même à l’égard de l’aumône, ayons compassion de nos compatriotes, ayons pitié de nos frères, ne les laissons pas mourir de faim. Ne serait-il pas honteux d’être commodément assis à table au milieu des ris et des délices, tandis qu’au coin de cette rue, d’autres personnes se lamentent et jettent des cris ; de ne courir pas promptement au secours de celui qui gémit et qui pleure, et, au contraire, de ne le pouvoir souffrir et l’appeler fourbe et imposteur ? O homme, que dites-vous ? Trompe-t-on pour un pain ? Oui, direz-vous. Voilà donc pourquoi le pauvre vous doit plus toucher de compassion, voilà pourquoi vous devez plus vous bâter de le tirer de sa misère. Mais si vous ne lui voulez rien donner, du moins ne l’outragez pas : si vous ne le voulez pas retirer du naufrage, ne l’y poussez point, et ne l’enfoncez pas dans le précipice. Lorsqu’il se présente à vous, et que vous le rejetez, pensez en vous-même à ce que vous voulez demander à Dieu, à ce que vous désirez obtenir de lui : « On se servira envers vous », dit le Seigneur, « de la même mesure dont vous vous serez servis envers les autres ». (Mat 7,2) Examinez de quelle manière le pauvre se retire après votre refus ; il s’en va humilié, la tête baissée, les yeux trempés de larmes, portant en même temps et la plaie de sa pauvreté, et la plaie que votre outrage vient de lui faire. Si mendier vous semble une malédiction ; ne rien recevoir après en avoir subi la honte, être renvoyé avec des injures, considérez quelle affreuse tempête cela doit exciter dans son âme.

Jusques à quand serons-nous semblables aux bêtes féroces ? jusques à quand notre avarice nous fera-t-elle oublier la nature ? Bien des gens gémissent de nous voir si durs et si impitoyables : mais je veux aujourd’hui vous prêcher la miséricorde, et non seulement aujourd’hui, mais toujours. Pensez à ce redoutable jour auquel nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ. Lorsque nous demanderons miséricorde, et que Jésus-Christ, ayant fait avancer les pauvres au milieu, nous parlera de la sorte : Pour un pain ou pour une obole, vous avez excité une très-grande tempête dans le cœur de ceux-ci, que répondrons-nous ? quelle sera notre excuse ? Car le Seigneur nous doit amener les pauvres au milieu et nous les présenter ; c’est ce que nous apprennent ses propres paroles ; écoutez-le : « Autant de fois que vous avez manqué de rendre ces assistances à l’un de ceux-ci, vous avez manqué à me les rendre à moi-même ». (Mat 25,45) Les pauvres alors ne nous diront pas un seul mot, mais Dieu nous fera lui-même les reproches pour eux.

Le riche vit Lazare, et si Lazare ne lui dit rien, Abraham parla pour lui. Il en arrivera de même à l’égard des pauvres que nous méprisons maintenant : nous ne les verrons pas nous tendre la main, ni vêtus de sales et misérables habits ; nous les verrons dans le repos et dans la gloire ; mais nous, nous prendrons leurs habits et leur figure. Et plût à Dieu que nous ne prissions que la figure et l’habit ; et que, ce qui est pire et bien plus terrible, nous ne fussions pas jetés dans le lieu des supplices ! Le riche, dans le lieu où il était, ne demandait pas de se rassasier des miettes, mais il était dans le feu et dans les rigoureux tourments ; et cette voix se fit entendre à lui : « Vous avez reçu vos biens dans votre vie, et Lazare n’y a eu que du mal ». (Luc 16,25)

N’estimons donc pas les richesses comme quelque chose de grand. Elles serviront à nous conduire au supplice, si nous ne sommes pas attentifs sur nous-mêmes ; mais, au contraire, si nous le sommes, la pauvreté sera pour nous un accroissement de repos et de délices ; car elle efface nos péchés, si nous la souffrons avec actions de grâces, et savons nous procurer un grand crédit auprès de Dieu.

5. Ne cherchons pas à jouir du repos sur la terre, afin que nous en jouissions dans le ciel ; combattons courageusement pour la vertu ; retranchons tout ce qu’il y a chez nous de superflu et d’inutile ; contentons-nous du nécessaire, et répandons nos biens dans le sein des pauvres. Jésus-Christ lui-même nous promet le ciel pour récompense, et nous ne lui donnons même pas du pain ; sur quoi nous excuserons-nous ? Il fait lever son soleil sur vous, il met à votre service toute la création (Mat 5,45) ; et vous, vous ne lui donnez pas seulement un habit ; et vous, vous ne lui donnez pas le moindre logement dans votre maison ? Et que dis-je, son soleil et les créatures ? Il vous a donné son corps et son sang précieux, et vous ne lui donnez même pas un verre d’eau ; peut-être cela vous est-il arrivé une fois ? mais ce n’est point là exercer la miséricorde ; si, tant que vous avez de quoi donner, vous ne donnez pas, vous n’accomplissez pas tout le devoir de miséricorde. Les vierges, qui avaient des lampes, avaient aussi de l’huile ; mais ce qu’elles en avaient n’était pas suffisant. Quand même vous donneriez du vôtre, vous ne devriez pas être si avare, mais comme vous ne donnez que ce qui appartient au Seigneur, pourquoi êtes-vous si tenace ?

Voulez-vous que je vous découvre d’où vient une si grande inhumanité ? Ceux qui amassent par avarice sont durs et paresseux à donner l’aumône, celui qui a appris à s’enrichir de la sorte ne sait ce que c’est que la répandre. Comment, en effet, celui qui est prêt aux rapines pourrait-il se résoudre à donner ? Celui qui ravit le bien d’autrui, comment donnerait-il du sien à un autre ? Un chien qui s’est accoutumé à vivre de carnage, ne peut plus garder le troupeau ; c’est pourquoi les bergers tuent ces sortes de chiens. Abstenons-nous donc d’une pareille nourriture, si nous ne voulons pas qu’on nous tue de même. Et sachons que c’est vivre de carnage que de faire mourir les autres de faim.

Ne voyez-vous pas, mes frères, que Dieu nous a donné toutes choses en commun ? S’il a permis qu’il y eût des pauvres, il l’a permis pour l’amour des riches, afin qu’ils pussent effacer leurs péchés par l’aumône. Mais vous êtes en cela même cruel et inhumain ; d’où il paraît évidemment que, si votre pouvoir était plus grand et plus étendu, vous commettriez une infinité de meurtres, et vous prive riez tous les hommes de la lumière et de là vie. Voilà pourquoi Dieu a prescrit des bornes à votre cupidité. Que si ce que je vous dis maintenant, vous pique et vous offense, je dois bien plus m’offenser moi-même de voir toutes ces choses. Jusques à quand serez-vous riche, et celui-ci sera-t-il pauvre ? Jusqu’au soir : après, tout prendra une nouvelle face, tant la vie est courte. Déjà on est à la porte ; tout va arriver, encore une petite heure. À quoi bon ces greniers, cette abondante provision de toutes choses ; de quoi vous servira cette foule d’esclaves, de valets, d’officiers ? pourquoi ne vous faites-vous pas plutôt mille témoins de vos aumônes ? Votre trésor est muet, et il vous attirera bien des voleurs. Mais le trésor qui est répandu sur les pauvres monte jusqu’à Dieu, il rend la vie douce et agréable, il vous obtiendra la rémission de tous vos péchés, et vous couvrira de gloire devant Dieu, et d’honneur devant les hommes. Pourquoi vous privez-vous donc de si grands biens ? en donnant vous vous faites plus de bien à vous-même qu’aux pauvres. Vous leur donnez les biens périssables de cette vie, mais vous vous procurez la gloire future et la confiance. Dieu veuille que nous l’obtenions tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire et l’empire appartiennent dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXVIII.

JE NE VOUS AI PAS DIT CES CHOSES DÈS LE COMMENCEMENT, PARCE QUE J’ÉTAIS AVEC VOUS ; MAIS MAINTENANT JE M’EN VAIS À CELUI QUI M’A ENVOYÉ, ET AUCUN DE VOUS NE DEMANDE OÙ JE VAIS. – MAIS PARCE QUE JE VOUS AI DIT CES CHOSES, VOTRE CŒUR A ÉTÉ REMPLI DE TRISTESSE. (VERS. 5, 6, JUSQU’AU VERS. 15)

ANALYSE.

  • 1. La tristesse a son utilité. – Contre les pneumatomaques.
  • 2. Ce que c’est que convaincre, touchant le péché, touchant la justice, touchant le jugement.
  • 3. Distinction des hypostases ou des personnes, égalité des personnes, Valentiniens, Marcionites, Anoméens.
  • 4. Quel est le bien, quelle est la force de l’union et de la concorde. – Excellence de la charité. – Combien les amis rendent un homme puissant. – Vie misérable de celui qui n’a point d’amis. – La société rend la vie douce et agréable. – Il n’est rien de pire que d’être seul. – Les moines habitaient dans les montagnes. – Que doit-on penser de leur solitude ?— Les chrétiens s’embrassaient dans la célébration des saints mystères. – La charité se fortifie dans les prières, dans la célébration des mystères, dans les exhortations faites en commun.

1. Grand est l’empire de la tristesse : c’est une maladie d’esprit qui demande beaucoup de force pour lui résister courageusement, et pour rejeter ce qu’elle a de mauvais, après en avoir pris ce qu’elle a d’utile, car elle a son utilité. En effet, lorsque nous avons péché, ou que quelqu’un pèche, alors seulement la tristesse est bonne et utile ; mais elle est inutile lorsqu’elle est causée par des calamités humaines. Jésus-Christ voyant donc qu’elle s’emparait du cœur de ses disciples encore imparfaits, les reprend comme on le voit. Ces disciples, qui auparavant avaient fait à leur Maître mille questions, comme lorsque Pierre lui dit : « Où allez-vous ? » Et Thomas : « Nous ne savons où vous allez ; et comment pouvons-nous en savoir la voie ? » Et Philippe : « Montrez-nous votre Père » ; ces mêmes disciples, lui entendant dire maintenant : Ils vous chasseront de la synagogue, et ils vous haïront, et ils croiront faire une chose agréable à Dieu, en furent si abattus et si consternés, qu’ils ne purent même ouvrir la bouche, ni prononcer une seule parole ; et voilà ce que Jésus-Christ leur reproche par ces paroles : « Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement, parce que j’étais avec vous. Mais maintenant je m’en vais à celui qui m’a envoyé, et aucun de vous ne me demande où je vais. Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre cœur a été rempli de tristesse ». Le Sauveur leur fait ce reproche, parce qu’une trop grande tristesse est dangereuse, et si dangereuse même qu’elle peut causer la mort ; c’est pourquoi saint Paul disait : « De peur qu’il ne soit accablé par un excès de tristesse ». (2Co 2,7)

« Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement ». Pourquoi le Seigneur ne les a-t-il pas dites dès le commencement ? De peur qu’on ne dît qu’il les prédisait par conjecture sur ce qui arrive souvent. Et pourquoi donc entreprend-il une chose aussi difficile ? Je savais ces choses, dit-il, dès le commencement, et ce n’est pas pour les avoir ignorées que je ne vous les ai point dites ; mais c’est « parce que j’étais avec vous ». Jésus-Christ parle encore ici d’une manière humaine : « Parce que j’étais avec vous » ; c’est-à-dire, parce que vous étiez en sûreté, parce que vous pouviez me faire les demandes que vous vouliez ; et que toute la guerre, toute la haine se tournait contre moi ; et encore : Parce qu’il eût été inutile de vous les dire dès le commencement.

Mais est-ce qu’il ne les leur a point dites ? Ayant appelé ses douze disciples, ne leur dit-il pas : « Vous serez présentés aux gouverneurs et aux rois, et ils vous feront fouetter dans leurs synagogues ? » (Mat 10,18) Pourquoi dit-il donc : « Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement ? » Parce qu’il leur avait seulement prédit qu’on les ferait fouetter, et qu’ils seraient obligés de se cacher ; mais qu’il ne leur avait point découvert que leurs ennemis auraient leur mort tant à cœur, qu’ils croiraient rendre un service à Dieu et lui offrir un sacrifice en les faisant mourir. C’est là précisément ce qui pouvait le plus les effrayer, que d’être jugés et traités comme des impies et des scélérats. De plus, alors il ne leur prédisait que ce que les gentils leur devaient faire souffrir ; mais maintenant il leur déclare et avec plus de force, ce que les Juifs doivent faire contre eux, et il leur apprend que déjà leurs ennemis sont à la porte, et toutes ces calamités près de fondre sur eux.

« Mais maintenant je m’en vais à celui qui m’a envoyé, et aucun de vous ne me demande où je vais. Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre cœur a été rempli de tristesse ». Ce n’était pas une faible consolation pour les disciples de voir que leur Maître connaissait toute la grandeur de leur tristesse. L’inquiétude et le chagrin de son départ, et la vue des maux qui allaient fondre sur eux, tels qu’ils ne savaient pas s’ils les pourraient supporter, les accablaient et les jetaient dans cette profonde tristesse. Pourquoi le Sauveur n’a-t-il pas attendu qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit, pour leur prédire ces choses ? C’est pour vous apprendre qu’ils étaient déjà établis dans la vertu. Si, avant même que le Saint-Esprit fût descendu sur eux, ils ne se sont point retirés, encore qu’ils fussent accablés de tristesse, quelle pensez-vous qu’a dû être leur force et leur vertu, après qu’ils ont été remplis de cette grâce ? Mais s’ils n’avaient appris ce qui leur devait arriver qu’après la descente de l’Esprit-Saint, nous lui attribuerions tout ; au lieu que maintenant nous voyons que tout le fruit qu’ils portent vient de la bonne disposition de leur cœur, et c’est une preuve manifeste de l’ardent amour qu’ils ont pour Jésus-Christ, amour qui dévore leur âme encore dénuée d’assistance.

« Cependant je vous dis la vérité (7) ». Voyez comment le Sauveur console de nouveau ses disciples. Je ne vous parle point par flatterie, dit-il, mais quoique vous vous attristiez extrêmement, je dois néanmoins vous apprendre ce qui vous est avantageux. Vous désirez que je demeure avec vous, mais il est de votre intérêt que je vous quitte. Or, il est d’un bon curateur de ne pas faire ce que désirent de lui ses amis, lorsqu’ils se veulent priver d’un bien et d’un avantage : « Si je ne m’en vais point, le Consolateur ne viendra point ».

Que disent de ces paroles ceux qui combattent la divinité du Saint-Esprit
Les Valentiniens, les Marcionites, et les autres gnostiques furent appelés Pneumatomaques, parce qu’ils combattaient la divinité du Saint-Esprit, qu’ils mettaient au nombre des créatures.
? Est-il avantageux que le Maître s’en aille et que le serviteur vienne à la place ? Ne voyez-vous pas combien est grande la dignité du Saint-Esprit ? « Mais si je m’en vais, je vous l’enverrai ». Et quel bien cela nous procurera-t-il ? « Lorsqu’il sera venu, il convaincra le monde (8) » ; c’est-à-dire, vos ennemis ne feront pas impunément ces choses, si le Saint-Esprit vient. Les œuvres que j’ai déjà faites suffisaient pour leur imposer silence ; mais, lorsque le Saint-Esprit aura opéré les œuvres et les prodiges que je vous ai prédits, lorsque ma doctrine sera plus parfaitement répandue, et qu’on aura fait de plus grands miracles, ils subiront un jugement plus rigoureux et une plus grande condamnation, ayant vu tant et de si grands prodiges que vous opérerez en mon nom, preuves et témoignages certains de ma résurrection.

Maintenant ils peuvent dire : c’est le Fils d’un charpentier dont nous connaissons le père et la mère. (Mat 13,55) Mais quand ils verront la mort détruite, l’injustice bannie, les boiteux marchant droit, les démons chassés, les dons immenses du Saint-Esprit et toutes ces merveilles opérées par l’invocation de mon nom, que répondront-ils ? Mon Père m’a rendu témoignage, le Saint-Esprit me le rendra aussi : il me l’a rendu dès le commencement, et maintenant encore il me le rendra.

2. Au reste, ce mot : « Il convaincra touchant le péché (9) », signifie : il leur ôtera toute excuse, et il fera voir que leurs crimes sont impardonnables. « Et touchant la justice, parce que je m’en vais à mon Père, et que vous ne me verrez plus (10) » ; c’est-à-dire, j’ai mené une vie irréprochable, et en voici la preuve : je m’en vais à mon Père. Comme les Juifs lui reprochaient continuellement de n’être point envoyé de Dieu, et que pour cela ils publiaient qu’il était un pécheur et un méchant ; Jésus-Christ dit qu’il leur ôtera ce sujet de reproche. Si la pensée qu’ils ont que je ne suis point envoyé de Dieu, leur fait croire que je suis un méchant, lorsque le Saint-Esprit leur aura appris que je suis allé à mon Père, et que je n’y suis point allé pour une heure, mais pour y demeurer toujours ; car c’est là ce que signifie ce mot : « Vous ne me verrez plus », qu’auront-ils encore à alléguer ? Observez, mes frères, que Jésus-Christ détruit la mauvaise opinion qu’on avait de lui par ces deux arguments : il n’est pas d’un pécheur de faire des miracles, car un pécheur ne peut pas faire ces sortes d’œuvres, et aussi il n’est pas d’un pécheur d’être envoyé de Dieu : donc vous ne pouvez pas dire que Jésus est un pécheur, ni qu’il n’est pas envoyé de Dieu.

« Et touchant le jugement, parce que le prince de ce monde est déjà jugé (11) ». Jésus-Christ parle encore ici du jugement, parce qu’il a vaincu l’ennemi, le prince de ce monde ; ce qu’un pécheur ne peut faire, ni aucun juste d’entre les hommes. Que c’est à cause de moi, dit le Sauveur, qu’il est jugé et condamné : ceux qui dans la suite le fouleront aux pieds, et qui verront manifestement les signes de ma résurrection, le sauront, et ils reconnaîtront que c’est là la marque de sa condamnation : et en effet, il n’a pu me tenir. Les Juifs m’ont accusé d’être possédé du démon et d’être un séducteur : mais toutes ces accusations se montreront vaines et frivoles. Aurais-je terrassé le prince du monde, si j’étais coupable de péché ? Le voilà cependant condamné et chassé.

« J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez les porter présentement (12) ». Il vous est donc utile que je m’en aille ; lorsque je m’en serai allé, alors vous pourrez les porter. Et qu’est-il arrivé ? Le Saint-Esprit est donc plus grand que vous, puisque maintenant nous ne pouvons porter ces choses, et qu’il nous rendra capables de les porter ? Sa vertu a-t-elle plus de force et d’efficace que la vôtre ? Nullement. Car il vous enseignera ce qui est de moi. C’est pourquoi il dit : « Il ne parlera pas de lui-même ; mais il dira tout ce qu’il aura entendu (13). Il me glorifiera, parce qu’il recevra de moi, et il vous l’annoncera (14). Tout ce qui est à mon Père est à moi (15) ». Jésus-Christ avait dit : le Saint-Esprit vous enseignera et vous fera ressouvenir, et il vous consolera dans vos afflictions, (ce qu’il n’avait pas fait lui-même). Et : il vous est utile que je m’en aille, afin qu’il vienne ; et : maintenant encore, vous ne pouvez pas porter ces choses, mais alors vous le pourrez. Et : il vous introduira dans toute vérité. De peur que de ces paroles les disciples ne prissent occasion de croire que le Saint-Esprit était plus grand que le Fils, et qu’ils ne tombassent par là dans une extrême impiété, il ajoute : « Il recevra de ce qui est à moi » ; c’est-à-dire, ce que j’ai enseigné, il t’enseignera aussi lui-même, il ne dira rien de contraire, rien qui lui soit propre, rien d’étranger à ma doctrine. Comme donc le Sauveur, parlant de soi, dit : je ne parle point de moi-même : c’est-à-dire, je ne dis que ce que j’ai reçu de mon Père ; je ne dis rien qui me soit propre ou qui lui soit étranger, il faut entendre de même ce qu’il dit du Saint-Esprit. « De ce qui est à moi » ; c’est-à-dire, de ce que j’ai appris, de ce que je sais ; car la science du Saint-Esprit et la mienne sont la même science.

« Et il vous annoncera les choses à venir ». Par cette promesse, Jésus-Christ élève l’esprit de ses disciples, puisque l’homme ne désire rien tant que d’apprendre ce qui doit arriver. C’est là sur quoi ils faisaient de fréquentes questions, disant à leur Maître : « Où allez-vous ? » Quelle est la voie ? Le Sauveur voulant donc les tirer de cette inquiétude, leur dit : l’Esprit-Saint vous instruira de toutes choses, de peur que vous ne tombiez inconsidérément.

« Il me glorifiera ». Comment ? Il fera les œuvres en mon nom. Comme après la venue du Saint-Esprit les disciples devaient faire de plus grands miracles, Jésus-Christ montre de nouveau son égalité, en disant : « Il me glorifiera ». Mais qu’est-ce qu’il appelle : « Toute vérité ? » Car il assure que le Saint-Esprit les introduira dans toute vérité. Jésus-Christ, soit à cause de l’infirmité de la chair dont il était revêtu, ou pour ne paraître point parler de soi ; et aussi parce que ses disciples ne connaissaient pas la résurrection, et qu’ils étaient encore trop imparfaits ; enfin, pour que les Juifs ne parussent pas avoir puni en lui un violateur de la loi ; ménageait le plus souvent ses termes et ne s’éloignait pas ouvertement de la loi. Mais une fois les disciples séparés, les Juifs rejetés, alors que beaucoup allaient croire et obtenir rémission de leurs péchés, alors que le soin de parler de lui était confié à d’autres, ce n’était plus à lui, comme de juste, de se célébrer lui-même. Ainsi donc, semble-t-il dire, si je n’ai pas enseigné ce que je devais enseigner, il ne faut pas l’imputer à mon ignorance, mais à la faiblesse de mes auditeurs. Voilà pourquoi, ayant dit : « Le Saint-Esprit vous introduira dans toute vérité », il a ajouté : « Il ne parlera pas de lui-même ». Mais que le Saint-Esprit n’ait pas besoin d’apprendre, saint Paul le déclare formellement. « Nul ne connaît », dit-il, « ce qui est en Dieu, que l’Esprit de Dieu ». (1Co 2,11) De même donc que l’esprit de l’homme connaît sans avoir appris d’un autre, ainsi le Saint-Esprit « recevra de ce qui est à moi », c’est-à-dire, il ne vous apprendra rien qui ne soit conforme à ma doctrine
« Conforme à ma doctrine », ou « qui ne vienne de ma part ». Etant comme mon envoyé et mon ambassadeur, l’interprète et l’exécuteur de mes volontés.
. « Tout ce qui est à mon Père est à moi ». Puis donc que ces choses sont à moi, et que le Saint-Esprit vous enseignera ce qu’il a appris de mon Père, il dira ce qui est de moi.

3. Mais pourquoi le Saint-Esprit n’est-il pas venu avant que Jésus-Christ s’en allât ? Parce que, tant que la malédiction subsistait, que le péché n’était point détruit et que les hommes étaient condamnés et destinés au supplice, le Saint-Esprit ne pouvait point venir. Il faut donc, dit-il, que l’inimitié soit détruite, et que nous soyons réconciliés avec Dieu (Eph 2,14, 16), pour que nous puissions recevoir ce don. Et pourquoi le Sauveur dit-il : « Je vous l’enverrai ? » C’est comme s’il disait : je vous préparerai, afin que vous puissiez le recevoir. Car comment pourrait-on envoyer celui qui est partout ? Mais de plus, en disant cela, Jésus-Christ marque la distinction des personnes : voilà pourquoi il parle de la sorte. Et comme le Fils et le Saint-Esprit ne peuvent se séparer, le Sauveur persuade à ses disciples de s’attacher à lui, de l’honorer et de l’adorer. Il pouvait lui-même opérer toutes ces choses, mais il lui laisse faire des miracles, afin qu’ils connaissent sa dignité. Comme le Père a pu produire tout ce qui existe, et que le Fils a créé pareillement, pour nous montrer sa puissance ; le Saint-Esprit de même est venu pour se faire connaître. C’est pour cette raison que le Fils s’est incarné, laissant à l’opération du Saint-Esprit l’occasion de s’exercer, pour fermer la bouche à ceux qui voudraient se servir de ce témoignage de son ineffable bonté pour favoriser leurs sentiments impies.

Effectivement, s’ils disent : Le Fils s’est incarné, parce qu’il est inférieur au Père, nous leur répondrons : Que direz-vous donc du Saint-Esprit ? Quoiqu’il n’ait pas pris une chair, vous ne direz pas néanmoins qu’il est plus grand que le Fils, ni que le Fils lui est inférieur. Voilà pourquoi, dans le baptême, on nomme la Trinité : car le Père peut tout faire, tout accomplir, et le Fils aussi, et le Saint-Esprit de même. Mais comme, à l’égard du Père, personne ne le révoque en doute, et que le doute tombe sur le Fils et sur le Saint-Esprit ; dans le sacrement du baptême on nomme la Trinité, afin que vous reconnaissiez la communion et l’unité d’essence et de dignité dans le don des biens ineffables qui nous y est fait en commun par les trois Personnes. Que le Fils puisse faire par lui-même dans le baptême ce qu’il fait en commun avec le Père et avec le Saint-Esprit, la preuve en est claire dans ce qu’il disait parlant aux Juifs ; écoutez-le : « Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir dans la terre de remettre les péchés ». (Mrc 2,10) Et : « Afin que vous soyez des enfants de lumière ». (Jn 12,36) Et encore : « Je leur donne la vie éternelle ». (Id 10,28) Et derechef : « Afin que les brebis aient la vie, et qu’elles l’aient abondamment ». (Id 10)

Maintenant, voyons à l’égard du Saint-Esprit, nous lui verrons faire la même chose : « Les dons du Saint-Esprit », dit l’apôtre, « qui se font connaître au-dehors, sont donnés à chacun pour l’utilité ». (1Co 12,7) Celui donc qui fait ces choses peut, à plus forte raison, remettre les péchés. Et encore : « C’est l’Esprit qui vivifie ». (Jn 6,64) Et : « il vous donnera la vie par son Esprit qui habite en vous ». (Rom 8,11) Et : « L’Esprit est à cause de la justice » (Id 10) qu’il produit en vous. Et encore : « Si vous êtes poussés par l’Esprit, vous n’êtes point sous la loi. (Gal 5,18) Car vous n’avez point reçu l’Esprit de servitude, pour vous conduire encore par la crainte : mais vous avez reçu l’Esprit de l’adoption des enfants ». (Rom 8, 15) Mais, de plus, les miracles que faisaient alors les apôtres, ils les opéraient par le Saint-Esprit, qui était descendu sur eux. Et saint Paul, dans son épître aux Corinthiens, dit : « Mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés, vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par l’Esprit de notre Père (VI, 11) ». Comme donc les disciples et les Juifs avaient beaucoup entendu parler du Père ; comme ils avaient vu les grandes œuvres que le Fils avait opérées, et qu’ils n’avaient rien encore appris de bien clair du Saint-Esprit, le Saint-Esprit fait des miracles, et par là il se fait parfaitement connaître. Mais, de peur qu’ils n’en prissent occasion, comme j’ai dit, de le croire plus grand que le Fils, Jésus-Christ ajoute : « Il dira tout ce qu’il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir ». Si ce n’était pas dans cette vue que le Sauveur a ajouté ces paroles, ne serait-il pas bien absurde de dire que le Saint-Esprit n’a entendu qu’alors, et en vue des disciples ? En effet, selon vous, l’Esprit-Saint n’aurait dû alors même entendre, que pour répéter aux disciples ce qu’il aurait appris. Est-il rien de plus misérable, et de plus détestable que, cette idée ? Mais, de plus, que devait-il entendre ? Tout ce que, selon vous, il devait entendre, ne l’avait-il pas déjà annoncé par la bouche des prophètes ? Soit qu’il dût parler de la destruction de la loi, ou parler de Jésus-Christ, de sa divinité et de son incarnation, toutes ces choses n’avaient-elles pas déjà été annoncées depuis longtemps ? Que pouvait-il dire de plus clair dans la suite ? « Et il vous annoncera les choses à venir ». Par ces paroles, le divin Sauveur fait évidemment connaître la nature et la dignité du Saint-Esprit, parce qu’il n’appartient qu’à Dieu seul de prédire l’avenir. Que si l’Esprit-Saint l’apprend d’un autre, il n’aura rien de plus que les prophètes. Mais, encore une fois, Jésus-Christ montre par ces paroles la connaissance très exacte et très parfaite que le Saint-Esprit a de Dieu, puisqu’il ne peut dire autre chose. Au reste, ce mot : « Il recevra ce qui est à moi », veut dire de la grâce dont ma chair a reçu la plénitude, ou de cette connaissance que j’ai, non par octroi, ni pour l’avoir reçue d’autrui ; mais parce que la science du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une seule et même science. Mais pourquoi Jésus-Christ s’est-il expliqué en ces termes, et non autrement ? Parce que les disciples n’avaient pas encore reçu la connaissance du Saint-Esprit : c’est pour cela qu’il ne s’attache qu’à une seule chose ; à savoir, qu’ils le croient et qu’ils le reçoivent, et qu’ils ne se scandalisent point ; car comme il avait dit : « Le Christ est votre seul chef » (Mat 23,8) et conducteur de peur qu’on ne crût qu’ils n’ajoutaient point foi à la parole de Jésus-Christ, s’ils croyaient au Saint-Esprit, il dit : « Ma doctrine et sa doctrine » sont la même doctrine. Ce que dira l’Esprit-Saint viendra de la même source que mes propres paroles. Ne croyez pas qu’il en dise d’autres ; les choses qu’il dira sont à moi et me glorifieront : la volonté du Père, du Fils et du Saint-Esprit est la même volonté. Et Jésus-Christ veut que nous n’ayons tous aussi qu’une seule et même volonté disant : « Afin qu’ils soient un, comme vous et moi nous sommes un ». (Jn 17,11, 21)

4. Rien n’est égal à l’union et à la bonne intelligence ; par elle un homme isolé devient partie d’un grand tout. Si deux ou dix personnes sont unies ensemble de cœur, chacune d’elles n’est plus une seule, mais elle se décuple, pour ainsi dire ; dans ses dix vous ne trouverez qu’un, et dans un vous trouverez dix. S’ils ont un ennemi, comme alors il ne s’attaque pas à un seul, mais à dix, il faut qu’il succombe, puisqu’il n’est pas repoussé par un seul, mais par dix. Qu’un soit dans le besoin, il n’est pas pour cela dans l’indigence ; il est riche par sa plus grande partie, savoir : par les neuf autres ; et la partie qui tombe est aussitôt soutenue, la plus faible par la plus forte. Chacun d’eux a vingt mains, vingt yeux et autant de pieds ; il ne voit pas seulement par ses yeux, mais encore par ceux des autres ; il ne marche pas seulement par ses pieds, mais encore par ceux des autres ; il n’agit pas seulement par ses mains, mais encore par celles des autres. Chacun d’eux a dix âmes ; car il n’a pas seul le soin de ses affaires, les autres en ont soin pareillement. Et s’ils étaient cent ainsi unis ensemble, il en serait de même, et la force s’augmenterait à proportion du nombre.

Ne voyez-vous pas, mes frères, l’excellence de la charité ? Elle rend l’homme invincible, elle le multiplie ; d’un seul elle fait plusieurs. Comment un seul homme pourrait-il être en même temps et en Perse et à Rome ? Ce que la nature ne peut point, la charité le peut ; une partie de lui-même sera ici et l’autre là, ou plutôt il sera tout entier là, et tout entier ici. Mais s’il a mille ou dix mille amis, considérez quelle sera sa force, quel sera son pouvoir. Voyez-vous quel pouvoir de multiplication possède la charité ? En effet, qu’un devienne mille, c’est quelque chose d’étonnant et d’admirable. Pourquoi donc n’acquérons-nous pas une si grande puissance, et ne nous mettons-nous pas en sûreté ? Cela vaut mieux que toutes les dignités, et les richesses, et la santé, et que la lumière même. C’est la source de la joie. Jusques à quand bornerons-nous notre charité à un seul et à deux ?

Apprenez à connaître par le contraire les avantages de cette vertu. Supposons quelqu’un qui n’ait point d’amis, ce qui est la marque d’une extrême folie, car il n’y a qu’un insensé qui puisse dire : je n’ai point d’amis. Un homme de cette espèce, quelle vie mènera-t-il ? Fût-il très riche, fût-il dans l’abondance de toutes choses et dans les délices, possédât-il de grandes terres et de gros revenus, il est pauvre, il est nu, il est solitaire et isolé. Il n’en est pas de même de celui qui a des amis ; fût-il pauvre, il vit dans une plus grande opulence que les riches ; et ce qu’il n’oserait dire pour soi, un autre le dira ; ce qu’il ne peut pas se donner lui-même, un autre le lui procurera, ou même beaucoup plus. Ainsi l’union est pour nous un sujet de joie et un port sûr et tranquille. Il ne peut rien arriver de funeste à celui qui est environné de tant de satellites ; les gardes mêmes, qui veillent à la sûreté du prince, n’ont ni tant de vigilance ni tant d’attention. Ceux-ci gardent leur roi par nécessité, ceux-là gardent leur ami par affection et par amour. Or, l’amour a beaucoup plus de force et de pouvoir que la crainte. Le roi est en crainte et en défiance de ses gardes, l’ami se confie à ses amis plus qu’à lui-même, et avec cet appui il ne craint les embûches de personne.

Faisons donc ce marché : le pauvre, pour avoir une consolation dans sa pauvreté ; le riche, pour assurer ses richesses ; le prince, pour régner en sûreté ; le sujet, pour gagner la bienveillante du prince. Ce commerce lie les cœurs et rend la vie douce et agréable. Ainsi, parmi les bêtes, celles qui ne s’unissent pas au troupeau sont les plus cruelles et les plus féroces. Voilà pourquoi nous habitons dans des villes, nous avons des places publiques ; c’est afin de nous voir et de vivre ensemble. Saint Paul ordonne cette société, quand il dit : « Ne nous retirant point des assemblées des fidèles ». (Heb 10,25) Il n’est rien de pire que d’être seul et privé de la société.

Quoi donc ! direz-vous, et les moines et ceux qui habitent sur les sommets des montagnes ? Les moines ne sont point sans amis, mais en fuyant le tumulte des villes et des places publiques, ils trouvent dans la solitude beaucoup de compagnons que la charité unit et lie étroitement ensemble, et c’est pour se procurer cette douce société qu’ils se retirent. C’est parce que les affaires suscitent toutes sortes de querelles, qu’ils s’en écartent pour donner tous leurs soins à l’exercice de la charité. Mais le solitaire, direz-vous encore, aura-t-il, lui aussi, un si grand nombre d’amis ? Pour moi, à la vérité, je le voudrais bien, que l’on pût vivre tous ensemble, et que la charité se conservât toujours dans toute sa force et sa vigueur, car ce n’est pas le lieu qui fait les amis. Les moines ont bien des gens qui les louent, qui ne les loueraient point s’ils ne les aimaient pas. Et, de leur côté, ils prient pour tout le monde : ce qui est un grand témoignage de leur charité. C’est pour cela que nous nous embrassons mutuellement les uns les autres dans la célébration des saints mystères, afin de ne faire tous qu’un seul corps, quoique nous soyons plusieurs. C’est pour cela que nous prions en commun pour les catéchumènes, pour les malades, pour les fruits de la campagne, pour les habitants de la terre et des mers. Vous voyez que la charité fait paraître sa force et sa vertu dans les prières, dans la participation des saints mystères et dans les exhortations. Elle est la source de tous les biens ; si nous nous y attachons avec zèle et avec ardeur, nous nous conduirons bien en cette vie, et nous obtiendrons le royaume qui nous est promis ; je prie Dieu, de nous l’accorder à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXIX.

ENCORE UN PEU DE TEMPS, ET VOUS NE ME VERREZ PLUS ; ET ENCORE UN PEU DE TEMPS, ET VOUS ME VERREZ. – SUR CELA, QUELQUES-UNS DE SES DISCIPLES SE DIRENT LES UNS AUX AUTRES : QUE VEUT-IL DIRE PAR LA : ENCORE UN PEU DE TEMPS ? ET LE RESTE. (VERS. 16, 17, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE XVI)

ANALYSE.

  • 1. Jésus-Christ afflige ses disciples en leur disant qu’il va bientôt les quitter, il leur prédit qu’ils seront dans une grande angoisse, mais courte, et qui se changera en une joie qui ne finira plus.
  • 2. On obtient du Père tout ce qu’on lui demande au nom de Jésus-Christ.
  • 3-5. Comment on peut vaincre le monde. – La mort ne rend point l’homme mortel : la victoire le rend immortel. – On ne peut point dire mortel celui qui doit ressusciter après sa mort. – Distinguer l’habitude de ce qui est passager. – La mort n’étant que pour un temps, ne doit point être appelée une mort : autrement dormir, c’est mourir. – La corruption du corps n’empêche point sa résurrection, puisqu’il sera revêtu de l’incorruptibilité. – Moyens de vaincre le monde. – Considérations qui nous doivent faire mépriser les peines et les afflictions de cette vie : nous sommes dans une terre étrangère, éloignés de notre patrie. – Ce qui rend une offense plus ou moins grande. – Celui qui nous offense ne nous tonnait point, cela rend l’offense légère ; quand il saura qui nous sommes, il s’accusera de folie. – Vouloir se venger, c’est ajouter sa vengeance aux vengeances divines ; cruauté qu’il y a eu cela. – L’injure d’un ami ne nous blesse point tant que celle d’un inconnu ; raison de cela : nous sommes les membres les uns des autres et un seul corps. – Ancien proverbe : supporter ses amis avec leurs défauts. – Description de ce que les amants souffrent des femmes débauchées, pour servir d’exemple de ce qu’on doit souffrir et des amis, et pour Dieu. – S’aimer les uns les autres. – Aimer Dieu comme l’on a aimé sa maîtresse. – Différence entre (amour de Dieu et l’amour d’une femme prostituée. – Maux qu’attire à l’homme l’amour d’une femme débauchée ; biens que lui procure l’amour de Dieu. – On fait plus pour une maîtresse que pour Dieu et pour soi. – Dureté qu’on a pour les pauvres. – Belle exhortation à l’aumône. – Différence de la vie spirituelle et de la vie charnelle et voluptueuse.

1. Rien n’abat une âme accablée de douleur et de tristesse comme d’entendre souvent répéter les paroles qui causent sa tristesse et sa douleur. Pourquoi donc Jésus-Christ, ayant dit : « Je m’en vais », et : « Je ne vous parlerai plus », répète-t-il souvent ces paroles : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus » ; et : « Je m’en vais à celui qui m’a envoyé ? » Après avoir consolé et réjoui ses disciples par la promesse du Saint-Esprit, il les jette encore dans l’abattement. Pourquoi le Sauveur fait-il donc cela ? Il sonde leur cœur et les met à une plus grande épreuve, et il les accoutume sagement à entendre dans la paix et la docilité les paroles tristes et affligeantes, afin qu’ils supportent ensuite son départ avec courage et avec fermeté. Les disciples ayant eu tout le temps de réfléchir sur ce que leur Maître leur avait prédit, devaient véritablement ensuite souffrir la séparation avec plus de facilité. Que si l’on examine avec soin ses paroles, on y trouvera une consolation en ce qu’il dit « Je m’en vais à mon Père ». Il leur fait connaître qu’il ne périra point, mais que sa mort sera seulement un passage, une translation. Le Seigneur leur donne encore une autre consolation, car il ne dit pas simplement : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus » ; mais il a ajouté aussi : « Encore un peu de temps, et vous me verrez » ; marquant qu’il reviendrait, que la séparation ne serait pas longue, et qu’ensuite il demeurerait toujours avec eux ; mais certainement ils ne le comprirent pas. Et on a raison de s’étonner, qu’ayant souvent entendu ces choses, ils ne les aient pas plus comprises que si on ne leur en avait jamais parlé.

Mais pourquoi les disciples ne les ont-ils pas comprises ? C’est, ou à cause de leur tristesse, comme je le pense, car la tristesse effaçait toutes ces paroles de leur mémoire, ou à cause de leur obscurité ; de sorte que ce qui véritablement ne se contredisait point en soi, leur paraissait se contredire. Où allez-vous, disent-ils, pour que nous vous puissions voir ? Si vous vous en allez, comment vous verrons-nous ? Voilà pourquoi ils disaient : « Nous ne savons ce qu’il veut dire (18) ». Ils savaient qu’il devait s’en aller, mais qu’il dût revenir peu après, c’est là ce qu’ils ignorent. Voilà pourquoi le Sauveur les reprend de ne l’avoir pas compris ; et, voulant leur inculquer dans l’esprit la foi dans sa mort, il leur dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis : vous pleurerez et vous gémirez », à savoir : sur ma croix, sur ma mort ; « mais le monde se réjouira (20) ». Comme les disciples, ne voulant point que leur Maître mourût, se portaient facilement à croire qu’il ne mourrait point, et comme ils étaient dans le doute, ne sachant pas ce que voulait dire cette parole : « Encore un peu de temps », Jésus-Christ dit : « Vous pleurerez et vous gémirez, mais votre tristesse se changera en joie ».

Jésus-Christ ensuite, après avoir déclaré à ses disciples que la joie succéderait à leur tristesse, que de leur affliction naîtrait leur consolation, qu’il ne serait absent que pour un peu de temps, et que leur joie serait perpétuelle, passe à un exemple commun et trivial. Et que dit-il ? « Une femme, lorsqu’elle enfante, est dans la douleur (21) ». Les prophètes aussi se sont souvent servis de cet exemple, comparant la tristesse aux douleurs de l’enfantement. Mais voici ce que veut dire le Sauveur : Vous serez comme attaqués des douleurs de l’enfantement, mais la douleur de l’enfantement est un sujet de joie ; par cette comparaison il confirme sa prochaine résurrection, et il montre que mourir, c’est la même chose que sortir du sein d’une femme pour entrer dans une brillante lumière ; c’est comme s’il disait : Ne vous étonnez pas que par cette tristesse je vous amène à une heureuse issue, puisqu’une femme ne devient mère que par la douleur.

Le Seigneur nous découvre encore ici un mystère, à savoir : qu’il a détruit la mort, qu’il lui a ôté tout ce qu’elle avait d’âpre et d’amer, et qu’il a régénéré l’homme et en a fait un homme nouveau. Au reste, il n’a pas seulement dit que la tristesse passerait, il n’en fait même pas mention, tant sera grande la joie qui lui doit succéder : c’est là aussi ce qui arrivera aux saints. Mais encore : une femme ne se réjouit point de ce qu’il est venu un homme au monde, elle se réjouit seulement quand c’est elle qui a mis un homme au monde. Si une femme se réjouissait de ce qu’il est venu un homme au monde, rien n’empêcherait que celles qui n’enfantent point ne se réjouissent de la fécondité de celles qui enfantent. Pourquoi donc Jésus-Christ s’est-il servi de cet exemple ? Parce qu’il a seulement voulu montrer que la douleur ne durerait qu’un peu de temps ; mais que la joie serait perpétuelle, que la mort n’était qu’un passage à la vie, et que les douleurs de l’enfantement produiraient un grand fruit et un grand avantage. Et le Sauveur n’a point dit : Il est né un enfant, mais : Il est né un homme ; voulant, par cette façon de s’exprimer, nous faire entendre qu’il parle de sa résurrection et que le nouvel homme ne serait point sujet à la mort, mais qu’il naîtrait pour vivre et pour régner éternellement. Voilà donc pourquoi il n’a point dit : Il est né un enfant, mais : Il est né un homme au monde.

« C’est ainsi que vous serez maintenant dans la tristesse, mais je vous verrai de nouveau, et votre tristesse se changera en joie (22) ». Ensuite, pour faire voir qu’il ne mourra plus
Saint Paul dit de même : Nous savons que Jésus-Christ étant ressuscité d’entre les morts ne mourra plus et que la mort n’aura plus d’empire sue lui. Car, quant à ce qu’il est mort, il est mort seulement une fois pour le péché ; mais quant à la vie qu’il a maintenant, il vit pour Dieu. (Rom 6,9-10)
, il dit : « Et personne ne vous ravira votre joie. En ce jour-là vous ne m’interrogerez plus sur rien (23) ». Jésus-Christ, par ces paroles, ne déclare autre chose, sinon qu’il est envoyé de Dieu ; alors vous saurez toutes choses. Mais que veut dire ceci : « Vous ne m’interrogerez point ? » Vous n’avez pas besoin de médiateur, mais il vous suffira de prononcer seulement mon nom pour obtenir tout ce que vous demanderez ; en quoi Jésus-Christ fait connaître la vertu et la puissance de son nom, puisque, sans qu’on le voie, sans qu’on le prie, la seule invocation de son nom met les hommes en crédit auprès du Père. Mais quand cela est-il arrivé ? Lorsque les apôtres disaient : « Seigneur, considérez leurs menaces, et donnez à vos serviteurs la force d’annoncer votre parole avec une entière liberté, et le pouvoir de faire des merveilles et des prodiges en votre nom ; et le lieu où ils étaient trembla ». (Act 4,29)

« Jusques ici, vous n’avez rien demandé (24) ». Le Sauveur fait de nouveau connaître à ses disciples qu’il leur est utile qu’il s’en aille, puisque jusqu’à ce temps ils n’ont rien demandé, et que quand il se sera en allé, ils obtiendront tout ce qu’ils demanderont. Encore que désormais je ne doive plus demeurer avec vous, ne vous croyez pas pour cela abandonnés ; mon nom vous donnera une plus grande confiance et un plus grand pouvoir.

2. Et comme ces paroles étaient un peu obscures, il y ajoute : « Je vous ai dit ces choses en paraboles. L’heure vient en laquelle je ne vous entretiendrai plus en paraboles (25) ». Il viendra un temps auquel vous entendrez tous clairement toutes ces choses (ce temps, c’est celui de sa résurrection). Alors je vous parlerai ouvertement de mon Père. (Act 1,3) Et en effet, Jésus-Christ a demeuré quarante jours avec ses apôtres, conversant, mangeant avec eux, et leur expliquant ce qui regarde le royaume de Dieu. Maintenant, la crainte dont vous êtes prévenus ne vous permet pas de faire attention à ce que je vous dis, mais alors, tue voyant ressuscité et au milieu de vous, vous pourrez apprendre toutes choses avec une entière liberté, parce que mon Père lui-même vous aimera, lorsque vous aurez en moi une foi plus vive et plus ferme.

« Et je ne prierai point mon Père (26) ». L’amour que vous avez pour moi suffit pour vous obtenir sa protection. « Car mon Père vous aime lui-même, parce que vous m’avez aimé, et que vous avez cru que je suis sorti de mon Père (27). Et je suis venu dans le monde, maintenant je laisse le monde, et je m’en retourne à mon Père (28) ». Comme le seul mot de résurrection, et ainsi cette parole de leur Maître, qu’il était sorti du Père et qu’il y retournerait ; comme, dis-je, ces choses ne consolaient pas peu les disciples, le divin Sauveur les leur répète souvent ; il leur assurait l’une parce qu’ils croyaient sincèrement en lui, et l’autre pour leur montrer qu’ils devaient être en repos et ne rien craindre. Lors donc qu’il leur disait : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus, et encore un peu de temps, et vous me verrez », il était naturel qu’ils ne comprissent pas ce qu’il voulait dire ; mais, à l’égard de ces dernières paroles. « Qu’il ressusciterait, qu’il était sorti du Père, qu’il y retournerait », il n’en était pas de même, ils les comprenaient fort bien.

Que signifient ces mots : « Vous ne m’interrogerez plus ? » C’est comme s’il disait : « Vous ne me direz plus : “Montrez-nous votre Père”. Et : “Où allez-vous ?” parce que vous serez remplis de toutes sortes de connaissances, et que mon Père vous aimera comme je vous aime. C’est principalement cette promesse de l’amour et de l’affection du Père qui leur donna une bonne espérance et les fortifia ; voilà pourquoi ils disent : « Nous voyons bien à présent que vous savez toutes choses (30) ». Ne le remarquez-vous pas, mes frères, que le Sauveur parlait à ses disciples selon les sentiments et les dispositions qu’il voyait dans leur cœur ? « Et que vous n’avez pas besoin que personne vous interroge » ; c’est-à-dire, vous voyez ce qui nous trouble, avant même que nous ouvrions la bouche pour vous le déclarer, et vous nous avez tous réjouis et consolés, en nous disant : « Mon Père vous aime lui-même parce que vous m’avez aimé ». Après tant et de si grandes choses, qu’ils ont vues ou entendues, ils disent donc enfin : « Nous voyons ». Vous le voyez aussi, mes frères, combien ils étaient grossiers.

Ensuite, comme c’est par forme d’action de grâces qu’ils disent : « Nous voyons », le Sauveur leur réplique : Vous êtes encore bien éloignés de la perfection ; pour y atteindre, vous avez besoin de beaucoup d’autres choses, il ne sort de votre bouche encore rien de parfait. Et maintenant, vous allez m’abandonner à mes ennemis, et vous serez saisis d’une si grande peur, que vous n’oserez même pas vous en aller ensemble ; mais cela ne me fera aucun tort ni préjudice. Ne voyez-vous pas combien le Sauveur tempère encore son discours, pour le proportionner à leur faiblesse ? Aussi leur reproche-t-il d’avoir constamment besoin d’excuse et d’indulgence. Comme ils lui disaient : « Vous parlez maintenant tout ouvertement, et vous n’usez d’aucunes paraboles, c’est pour cela que nous vous croyons » ; il leur fait voir que lors même qu’ils s’imaginaient croire, ils ne croyaient point encore ; il leur déclare qu’ils ne recevaient point leur confession de foi ; il dit cela pour les renvoyer à un autre temps.

« Mon Père est avec moi (32) ». C’est encore pour ses disciples que le Sauveur le dit. Et il a toujours eu une grande attention à le leur apprendre et à le leur bien inculquer. Ensuite, pour leur montrer qu’en disant ces choses il ne leur a pas encore donné cette parfaite connaissance, « qu’ils n’auront que dans la suite », et qu’il ne leur a parlé de la sorte que pour les empêcher de se tourmenter l’esprit par des raisonnements, car il y a apparence qu’ils avaient quelques pensées humaines et qu’ils craignaient de ne recevoir aucun secours de lui, il dit : « Je vous ai dit ces choses, afin que vous trouviez la paix en moi » (33) ; c’est-à-dire, afin que je ne sois pas effacé de votre cœur, mais qu’au contraire j’y demeure toujours profondément gravé. Qu’aucun de vous ne prenne donc ces choses pour des dogmes, je ne les ai dites que pour votre consolation et pour vous exhorter à la fidélité et à l’amour. Vous n’aurez pas toujours à souffrir, vos afflictions s’apaiseront enfin. Mais tant que vous serez dans le monde, vous aurez à supporter bien des peines et des travaux, non seulement à présent que je vais être livré à mes ennemis, mais encore dans la suite. Prenez courage et ayez confiance. Vos souffrances seront légères ; le Maître ayant vaincu les ennemis, les disciples ne doivent point désespérer. Mais permettez-nous, Seigneur, de vous le demander, comment avez-vous vaincu le monde ? Je vous l’ai déjà dit, que j’en ai précipité le prince dans l’abîme, et vous le connaîtrez dans la suite, lorsque tout le monde vous sera soumis et vous obéira.

3. Nous pouvons nous-mêmes aussi, mes frères, nous pouvons vaincre le monde, si nous voulons jeter les yeux sur l’auteur de notre foi, et marcher dans le chemin qu’il nous a frayé. Marchons-y, et la mort même ne nous vaincra point. Quoi donc ! direz-vous, est-ce que nous ne mourrons point ? C’est alors qu’il serait évident que la mort ne nous vaincra point. Un guerrier se rend illustre, non en ne combattant point son ennemi, mais en le terrassant dans le combat. Donc, ce n’est pas à cause du combat qu’on est mortel, mais c’est à cause de la victoire qu’on devient immortel. C’est si nous demeurions toujours sous l’empire de la mort que nous serions mortels. Comme je ne dirai point immortels les animaux qui ont une très-longue vie, encore qu’avant que de mourir ils vivent longtemps, de même aussi je ne dirai point mortel celui qui doit ressusciter après sa mort. Dites-moi, je vous prie, si quelqu’un rougit un moment, dirons-nous pour cela qu’il est toujours rouge ? Non, certes, car ce n’est point là une rougeur habituelle et permanente. Si quelqu’un pâlit, dirons-nous pour cela qu’il ait la jaunisse ? Nullement : car sa maladie est passagère. Ne dites donc pas mortel celui qui n’est mort que pour un peu de temps. Si vous le dites mort, ceux qui dorment, dites-les aussi morts : ils sont, pour ainsi dire, morts, puisqu’ils n’agissent point ; mais la mort corrompt les corps. Et que fait cela ? Ils ne meurent pas pour demeurer dans la corruption, mais pour devenir incorruptibles.

Vainquons donc le monde ; courons à l’immortalité. Suivons notre roi ; dressons-lui des trophées, méprisons les voluptés : ce n’est point là un grand travail. Élevons nos esprits et nos cœurs au ciel, et dès lors nous aurons vaincu le monde. Ne le désirez point, et vous l’avez vaincu : riez-en, vous êtes victorieux. Nous sommes des voyageurs et des étrangers que rien ne nous inquiète donc, que rien ne nous afflige. En effet, si étant sorti d’une patrie florissante, et d’illustres parents, vous étiez allé dans un pays éloigné, ou inconnu à tout le monde, sans enfants, sans richesses, quelqu’un vous fit un affront, vous n’auriez point tant de peine à le souffrir, que si vous étiez chez vous dans votre famille. Considérant alors que vous êtes dans une terre étrangère et éloignée, cela seul vous persuaderait aisément que vous devez tout souffrir, tout mépriser, et la faim et la soif, et tous les autres accidents. Maintenant de même, faites cette réflexion, que vous êtes ici un étranger et un voyageur, afin que, vous regardant comme dans une terre étrangère, rien ne soit capable de vous troubler.

Et certes, vous avez une cité dont Dieu est lui-même le créateur et l’architecte : ce monde-ci n’est qu’un lieu de pèlerinage, et où vous n’avez que très-peu de temps à demeurer. Nous frappe, nous charge d’injures et d’outrages qui voudra, nous sommes dans une terre étrangère, où nous vivons à peu de frais. Véritablement il nous serait dur d’avoir à souffrir de même dans notre patrie, et parmi nos concitoyens ; alors cela nous ferait un grand tort, et nous couvrirait d’infamie. Mais si, au contraire, l’on se trouve en un lieu où on ne soit connu de personne, on souffre tout facilement. Car l’outrage aggrave la volonté de celui qui le fait ; par exemple : offenser un magistrat qu’on connaît pour tel, c’est une mortelle offense ; mais l’outrager en le croyant un particulier, c’est à peine s’il serait sensible à une offense de ce genre.

Pensons qu’il en est ainsi à notre égard : ces méchants qui nous outragent ignorent ce que nous sommes ; ils ne savent pas que nous sommes citoyens du ciel, que nos noms sont écrits dans la céleste patrie, et parmi ceux des chérubins. Ne nous affligeons donc pas, et ce qu’ils font contre nous ne le considérons donc pas comme injure : ils se garderaient bien de rien faire qui nous pût offenser, s’ils nous connaissaient : mais ils nous prennent pour des pauvres et des malheureux ; ne regardons donc pas comme une injure ce qu’ils font. Dites-moi : si dans un voyage quelqu’un étant arrivé à l’hôtellerie avant ses gens et toute sa suite, l’hôte, ou un des voyageurs, ne sachant qui il est, se déchaînait en invectives contre lui, ne rirait-il pas de son ignorance, et ne badinerait-il pas de sa méprise ? Ne s’en divertirait-il pas, comme si ces outrages tombaient sur quelqu’autre, et non pas sur lui ? Usons-en de même : nous sommes dans une hôtellerie, où nous attendons nos compagnons de voyage. Lorsqu’ils seront arrivés, et que nous serons tous réunis ensemble, alors ils connaîtront qui sont ceux qu’ils ont offensés. Alors, la tête baissée, ils diront : « Insensés que nous étions ! c’est là celui qui a été autrefois l’objet de nos railleries ». (Sag 5,3)

4. Deux choses doivent donc nous consoler : l’une, que ce n’est pas nous que cette injure attaque, puisque ceux qui nous la font ne savent pas qui nous sommes ; l’autre, que si nous voulions nous venger, ce serait ajouter notre vengeance aux rigoureux supplices auxquels ils seront un jour condamnés. Mais, à Dieu ne plaise qu’il se trouvât parmi nous quelqu’un de si cruel et de si inhumain ! Que si c’est d’un de nos compatriotes que nous recevons une injure, en ce cas cela paraît plus dur et plus fâcheux, ou plutôt cette offense est encore très-légère. Pourquoi ? Parce que l’injure que nous dit une personne que nous aimons ne nous blesse et ne nous offense point tant que celle d’un inconnu. Souvent, pour exhorter à la patience et au pardon ceux qu’on a injuriés, nous leur disons : souffrez patiemment cette injure : celui qui vous a offensé est votre frère, c’est votre père, c’est votre oncle. Que si vous respectez ces noms de père et de frère, j’invoquerai une parenté encore plus intime : car nous ne sommes pas seulement tous frères, mais nous sommes tous aussi membres les uns des autres, et un seul corps (Rom 12,5). Or, si nous avons du respect pour le nom de frère, à plus forte raison devons-nous en avoir pour celui de membre. Ignorez-vous ce proverbe
« Ce proverbe ». Le texte ajoute : « Étranger ». Je passe ce mot, il ne me paraît pas nécessaire, ni figurer ici. « Étrangers », parce qu’il vient de quelque auteur païen. Car les Pères grecs appellent « étrangers », les païens, et ce qui vient d’eux.
 : Il faut supporter ses amis avec leurs défauts
Ce proverbe convient à ce que dit Erasme : « Connaissez les mœurs et les défauts de votre ami, mais ne le haïssez pas ; parce que, comme le remarque notre saint Docteur : “Nous ne sommes pas seulement frères ; mais aussi les membres les uns des autres, et un seul corps” ».
? Ne vous a-t-on pas appris ce précepte de saint Paul : « Portez les fardeaux les uns des autres ? » (Gal 6,2) Ne voyez-vous pas tous les jours ce que font les amants ? Car je me vois obligé de recourir à cet exemple, puisqu’il ne m’est pas donné de trouver parmi vous celui de l’affection dont je parle : et c’est ainsi qu’en use le saint apôtre, lorsqu’il dit : « Que si nous avons eu du respect pour les pères de notre corps, lorsqu’ils nous ont châtiés ». (Heb 12,9) Ou plutôt ce qu’il écrit aux Romains est plus propre à notre sujet : « Comme », dit-il, « vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, pour commettre l’iniquité, faites-les servir maintenant à la justice ». (Rom 6,19) Vous le voyez : ce discours de l’apôtre nous autorise à vous produire l’exemple des amants, et nous donne la hardiesse d’entrer dans ce détail.

Ne savez-vous donc pas ce que font les amants qui aiment avec passion une femme prostituée, et quels maux ils endurent ? Ils sont souffletés, frappés, raillés ; ils endurent de sa part mille impertinences, encore qu’elle les haïsse, qu’elle ne puisse les voir, qu’elle leur fasse toutes sortes d’outrages. S’il lui échappe une fois de leur dire quelque douceur, quelque tendre parole, ils se croient au comble de la fortune, ils oublient le passé ; ce ne sont plus que ris, que joie, ils se regardent comme les plus heureux de tous les hommes, soit qu’ils tombent dans la pauvreté, soit qu’il leur survienne quelque maladie, ou quelque autre fâcheux accident. Selon que les traite leur maîtresse, ils se croient heureux ou malheureux, ils ne tiennent compte ni d’une bonne réputation ni de l’ignominie : s’ils reçoivent une injure, un affront, la joie qu’ils ont d’être bien avec leur maîtresse leur fait tout souffrir sans peine. Si elle les injurie, si elle leur crache au visage, ils croient que ce sont des roses qu’elle leur jette. Et ne vous étonnez pas qu’ils aient ces sentiments pour elle : sa maison même ils la regardent comme la plus belle et la plus brillante de toutes les maisons, quand elle ne serait qu’une masure de terre, et quand elle tomberait en ruines. Et pourquoi parler de leur maison ? La vue seule des lieux où elles passent la soirée, les réjouit et les embrase d’amour. Permettez-moi donc de vous citer les paroles de l’apôtre : « Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, pour commettre l’iniquité, faites-les servir a maintenant à la justice ». Je vous le dis moi aussi : comme vous avez aimé vos maîtresses, aimez-vous de même réciproquement les uns les autres ; et quelqu’injure qu’on vous fasse, vous ne croirez pas souffrir grand-chose. Mais que dis-je ? Aimez-vous mutuellement, aimez Dieu de même.

Vous frissonnez, vous frémissez, mes frères, de m’entendre demander autant d’amour pour Dieu que vous en avez eu pour votre maîtresse, pour une femme prostituée ? Mais moi, je frémis ale voir que vous n’avez même pas pour votre Dieu un égal amour. El, si vous le voulez bien, examinons-le, quoi qu’il puisse y avoir de choquant dans une pareille matière. Une maîtresse ne promet aucun bien à ses amants, mais elle leur attire l’ignominie, la honte, le mépris, les outrages ; car c’est là ce que produit le commerce d’une femme débauchée. Ce commerce rend l’homme ridicule, le couvre de honte et d’infamie. Mais Dieu vous promet le ciel et les biens célestes, il vous fait ses enfants et les frères de son Fils unique ; pendant votre vie il vous donne une infinité de choses ; après votre mort il vous ressuscite, et vous comble de tant et de si grands biens, que vous ne sauriez même les concevoir, ni les imaginer ; il vous rend honorables et respectables. Une maîtresse engloutit tout votre bien, vous ruine et vous fait tout dépenser pour votre perte. Dieu vous commande de semer dans le ciel même, et il vous donne le centuple et la vie éternelle. Une maîtresse se sert de son amant comme d’un esclave, et le traite plus durement que ne peut faire le tyran le plus cruel, mais Dieu dit : « Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais : mes amis ». (Jn 15,15)

5. Avez-vous fait attention, mes frères, et à la grandeur des maux que vous attirent ces sortes de femmes, et à l’immensité des biens que produit l’amour de Dieu ? Qu’ajouterons-nous encore ? Plusieurs veillent nuit et jour pour l’amour de leur maîtresse, et se soumettent de bon cœur à son empire ; ils désertent leur maison, ils quittent leur père, leur mère, leurs amis ; ils négligent leurs biens, leurs protecteurs, abandonnent tout et laissent tout dépérir et tomber en ruine mais, pour l’amour de Dieu, ou plutôt pour nous-mêmes, pour notre propre intérêt, souvent nous ne voulons pas même donner la troisième partie de nos biens. Nous négligeons, nous méprisons le pauvre qui meurt de faim, nous le voyons nu, nous passons sans le regarder et sans daigner même lui dire un seul mot. Mais qu’un amant rencontre sur la place publique la servante de sa maîtresse, quoiqu’elle soit étrangère, ils s’arrêtent devant tout le monde pour s’entretenir longuement, comme s’ils s’en faisaient une fête et un sujet d’orgueil. La passion qu’il a pour elle fait qu’il ne compte pour rien ni la vie, ni ses supérieurs, ni le royaume éternel. Certes, ceux qui ont éprouvé cette maladie m’entendent et savent bien ce que je dis : ils le savent, que les amants se croient plus obligés à la plus impérieuse maîtresse qu’à tous ceux qui leur obéissent et les servent. L’enfer n’est-il pas justement préparé pour ces gens-là ? mille supplices ne leur sont-ils pas justement réservés ?

Réveillons-nous donc, et faisons pour Dieu autant qu’on fait pour une maîtresse ; donnons-lui seulement la moitié, le tiers, de ces biens que les amants prodiguent sans peine à une femme débauchée. Peut-être frémissez-vous encore comme je frémis aussi moi-même ? Mais je voudrais que ce ne fût pas seulement ce que je dis, mais l’action même qui vous remplit d’horreur et d’effroi. Ici maintenant votre cœur est touché, mais êtes-vous sorti de ce temple, vous effacez tout, vous chassez tout de votre mémoire. Quel fruit retirez-vous donc de mes sermons ? Si je disais : dissipez, consumez vos richesses et vos biens auprès de cette femme, nul de vous ne craindrait la pauvreté et ne s’en plaindrait. On ouvrirait ses coffres, on irait jusqu’à emprunter de l’argent, quoique souvent on y ait été pris ; mais, que je nomme l’aumône, aussitôt vous m’alléguez mille prétextes, des enfants, une femme, une maison, des clients.

Mais, direz-vous, l’amour a des charmes et cause de grands plaisirs ? Voilà justement ce qui m’accable de douleur, voilà ce qui m’afflige au dernier point. Mais si je vous montre qu’à donner aux pauvres, qu’à les servir, il y a et plus de plaisir et plus de joie, que me répondrez-vous ? En effet, là l’infamie, la honte, la dépense ; et encore, les piques, les querelles, les inimitiés diminuent beaucoup le plaisir ; ici il n’y a rien de tout cela. Dites-moi, je vous prie, est-il rien d’égal au plaisir d’attendre en repos et en paix le royaume des cieux, la splendeur des saints, la vie éternelle ? Mais, répliquerez-vous, il faut attendre, au lieu qu’ici nous jouissons. Et comment, et de quoi ? Voulez-vous que je vous fasse voir que, dans la vie que je vous propose, on jouit aussi ? Pensez à la grande, à l’heureuse liberté qu’on y goûte. Faites attention qu’en pratiquant la vertu, vous ne craignez ni n’appréhendez personne, ni ennemi, ni traître, ni sycophante, ni envieux, ni rival, ni jaloux, ni la pauvreté, ni la maladie, ni aucun autre accident humain ; mais dans l’amour, encore qu’une infinité de choses succèdent à souhait, et que les richesses coulent comme une source intarissable, la guerre des rivaux et leurs embûches rendent la vie de ceux qui s’y livrent la plus misérable de toutes. Car, nécessairement, pendant qu’une misérable créature se prélasse dans le luxe et les délices, il faut que la guerre s’allume pour lui complaire : ce qui est plus dur que mille morts et plus insupportable que tous les supplices qu’on pourrait imaginer.

Ici, au contraire, avec l’aumône, il n’arrive rien de pareil : « Les fruits de l’esprit », dit l’apôtre, « sont la charité, la joie, la paix ». (Gal 5,22) Il n’y a ni guerres, ni dépenses faites mal à propos ; et après avoir distribué son bien, on n’a à craindre ni la honte, ni aucun fâcheux retour ; si vous donnez une obole, si vous donnez un peu de pain et un verre d’eau froide, on vous en aura beaucoup d’obligation, et, loin de rien faire pour vous chagriner ou vous affliger, on fera tout pour votre gloire et pour vous épargner tout affront. Quelle excuse aurons-nous donc, quel pardon pouvons-nous espérer, nous qui abandonnons la vertu pour nous livrer au vice et nous précipiter volontairement dans la fournaise du feu ardent ?

C’est pourquoi j’exhorte ceux qui sont possédés de cette maladie, de rentrer en eux-mêmes, de travailler fortement à leur guérison, et de ne point se laisser aller au désespoir. L’enfant prodigue (Luc 15,11) avait été bien plus malade encore ; mais il ne fut pas plutôt retourné dans la maison de son père, qu’il fut rétabli dans ses premiers honneurs et dans sa première dignité, et il parut plus grand et plus illustre que celui qui s’était toujours bien conduit. Imitons-le nous-mêmes, et allons enfin trouver notre Père, quoique tardivement ; rompons nos chaînes, sortons de ce malheureux esclavage, rentrons dans notre première liberté, afin que nous possédions un jour le royaume des cieux, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire appartient, et au Père, et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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