‏ John 4

HOMÉLIE XXXI.

LE PÈRE AIME LE FILS, ET IL LUI A MIS TOUTES CHOSES ENTRE LES MAINS. – CELUI QUI CROIT AU FILS, A LA VIE ÉTERNELLE : CELUI QUI NE CROIT PAS AU FILS, NE VERRA POINT LA VIE, MAIS LA COLÈRE DE DIEU DEMEURE SUR LUI. (VERS 35, 36 JUSQU’AU VERS. 12 DU CHAP. IV)

ANALYSE.

  • 1. La foi sans la bonne vie ne sert de rien pour le salut.
  • 2. Pourquoi Jésus-Christ se retire. – Origine des Samaritains.
  • 3. Vie laborieuse de Jésus-Christ. – Histoire de la Samaritaine.
  • 4. Continuation du même sujet. – Jésus-Christ abolit les observances du Judaïsme.
  • 5. Bel exemple que donne la Samaritaine de l’amour et du zèle qu’on doit avoir pour la parole de Jésus-Christ : elle invite les autres à venir l’entendre, les Juifs les en détournaient. – Faire ce qui n’est point agréable à Dieu, c’est vivre inutilement et pour la perte. – Nous rendrons compte du temps que nous avons perdu, pour l’avoir employé à des inutilités. – Dieu nous a mis, en ce monde pour y travailler pour l’autre. – L’âme est immortelle : Le corps sera aussi immortel, afin que nous jouissions des biens éternels. – Dieu nous offre lé ciel, et nous lui préférons la terre : outrage que nous faisons à Dieu.

1. L’expérience nous apprend, mes frères, qu’en toutes choses l’esprit de ménagement procure de grands biens et de grands avantages : ainsi l’on devient habile dans les arts, dont on a reçu d’un maître à peine les premiers éléments. Ainsi l’on bâtit les villes, mettant insensiblement et peu à peu une pierre l’une sur l’autre ; ainsi nous entretenons, nous conservons notre vie. Et ne vous étonnez pas que cette sage conduite ait tant de vertu et d’efficacité dans tout ce qui concerne cette vie, lorsqu’elle en a tant dans les choses spirituelles. C’est ainsi qu’on a pu arracher, les Juifs de – leur idolâtrie, en les ramenant et les persuadant peu à peu, eux qui au commencement n’avaient entendu rien de grand, rien de sublime, ni quant à la doctrine, ni quant aux mœurs. C’est ainsi encore, qu’après l’avènement de Jésus-Christ, lorsque le temps d’annoncer la sublime doctrine fut arrivé, les apôtres attiraient à eux tous les hommes, évitant de leur parler tout d’abord des choses grandes et élevées. C’est ainsi qu’en usait au commencement Jésus-Christ à l’égard de plusieurs. C’est ainsi qu’en use maintenant Jean-Baptiste : il parle de Jésus-Christ comme d’un homme admirable, et jette un voile sur ce qui dépasse la portée humaine. Au commencement il disait : « L’homme ne peut rien recevoir de soi-même » ; ensuite, après avoir ajouté quelque chose de grand, et dit : « Celui qui est venu du ciel est au-dessus de tous », il baisse encore le ton, et dit entre autres choses : « Car Dieu ne lui donne pas son Esprit par mesure » ; et ensuite : « Le Père aime le Fils, et il lui a mis toutes choses entre les mains ». De là il arrive aux peines, sachant que la crainte du supplice est d’une grande utilité, et que plusieurs ne sont pas tant touchés dos promesses que des menaces ; et c’est enfin par où il finit, disant : « Celui qui croit au Fils, a la vie éternelle ; celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ». Ici encore ce qu’il dit des peines, il le rapporte au Père, car il n’a pas dit la colère du Fils, quoique le Fils soit le juge ; mais il a nommé le Père pour effrayer davantage.

Ne suffit-il pas, direz-vous, de croire au Fils, pour avoir la vie éternelle ? Non. Écoutez ce que dit Jésus-Christ, qui le déclare par ces paroles : « Tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas dans le royaume des cieux ». (Mat 7,21) Et le blasphème, contre le Saint-Esprit suffit pour nous faire jeter dans l’enfer. Et pourquoi parler d’un article de doctrine ? Quand bien même on croirait parfaitement au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit, si l’on ne vit bien, la foi seule ne servira de rien pour le salut. Lors donc que Jésus-Christ dit : « La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable » (Jn 18,3) ; ne pensons pas que cette créance nous suffise pour le salut, mais nous avons besoin encore d’une bonne vie et d’une conduite bien réglée. Quoique Jean-Baptiste ait dit ici : « Celui qui croit au Fils, a la vie éternelle », il insiste davantage sur ce qui suit. Car dans son discours il joint et lie ensemble le bien et le mal, et voyez comment, à sa première proposition, il ajoute celle-ci : « Celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ». Mais néanmoins nous ne concluons pas de là que la foi suffise seule pour le salut ; ce qui se prouve par une infinité d’autres endroits de l’Évangile, où il est parlé de la bonne vie. Voilà pourquoi Jésus-Christ n’a point dit : La vie éternelle consiste seulement à vous connaître ; ni : Celui qui croit seulement au Fils, a la vie éternelle ; mais il marque, à propos de ces deux choses, que la vie y est attachée : certes, si la bonne vie n’accompagne pas la foi, la foi ne nous sauvera pas d’un grand supplice. Car il n’a pas dit La colère l’attend ; mais la colère demeure sur lui ; par où il déclare que la colère ne se retirera jamais de lui.

Mais de peur que ce mot : « Il ne verra point la vie », ne vous induisît en erreur, et ne vous donnât lieu de penser qu’il ne s’agit que de cette vie présente ; et afin que d’autre part vous soyez persuadé que le supplice est éternel, il a dit : « La colère demeure », pour montrer qu’elle demeure éternellement, et qu’elle séjourne sur l’incrédule. Au reste, l’intention de Jean-Baptiste est d’exciter ses disciples par toutes ces paroles, et de les pousser vers Jésus-Christ. C’est pourquoi il ne leur adresse pas la parole à eux seuls et en particulier ; mais il l’adresse à tous en général, et de la manière qui pouvait mieux les attirer et les gagner. Car il n’a point dit : Si vous croyez, si vous ne croyez pas ; mais il parle en général, pour ne leur pas donner de la défiance, et il le fait avec plus de force que Jésus-Christ. Le Sauveur dit : « Celui qui ne croit pas est déjà condamné » ; mais Jean-Baptiste s’exprime ainsi « Il ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ». Et certes il a raison. Jésus-Christ ne pouvait parler de soi comme un autre en pouvait parler. S’il avait parlé de même, on aurait cru que souvent il revenait sur ce sujet par amour-propre et par vanité ; mais Jean n’était pas exposé à ce soupçon. Que si, dans la suite, Jésus-Christ s’est lui-même servi d’expressions plus fortes, c’est lorsque sa réputation s’étant établie, on avait de lui une grande opinion.

« Jésus ayant donc su que les pharisiens avaient appris qu’il faisait plus de disciples et baptisait plus de personnes que Jean quoique Jésus ne baptisât pas lui-même, mais ses disciples, il quitta la Judée et s’en alla en Galilée ». (Chap 4,1-3)

Véritablement Jésus ne baptisait pas lui-même, mais, pour exciter plus d’envie contre lui, on le rapportait ainsi. Pourquoi, direz-vous, se retira-t-il ? ce ne fut pas par crainte, mais pour ôter tout sujet d’envie et adoucir la jalousie. Il pouvait contenir ceux qui l’attaquaient, mais il ne voulait pas trop souvent le faire, de peur de détruire la foi à l’incarnation. Si étant pris, il se fût souvent échappé miraculeusement de leurs mains, plusieurs auraient tenu cette vérité pour suspecte. Voilà pourquoi il faisait bien des choses humainement : voulant qu’on le crût Dieu, il voulait aussi qu’on crût qu’il s’était revêtu de notre chair. Voilà pourquoi, après sa résurrection, il disait à un de ses disciples : « Touchez et considérez qu’un esprit n’a ni chair ni os ». (Luc 24,39) Voilà pourquoi il reprit Pierre, qui lui disait : « Ayez soin de vous, cela ne vous arrivera point ». (Mat 16,22) Tant il a pris soin d’établir cette créance.

2. En effet, entre les dogmes de l’Église, celui de l’incarnation n’est pas le moins important, ou plutôt il est le principal ; puisque l’incarnation est l’origine et le principe de notre salut, puisque c’est par elle que tout a été fait, que tout a été consommé. C’est elle qui a détruit la mort, qui a ôté le péché, qui a annulé la malédiction, qui nous a apporté une infinité de grâces. Voilà pourquoi Jésus-Christ voulait qu’on crût principalement à l’incarnation, qui a été pour nous la racine et la source de toutes sortes de biens. Mais tout en agissant comme un homme, il ne laissait pas la divinité s’obscurcir en lui. Ayant donc quitté la Judée, il continuait de faire ce qu’il avait fait auparavant. Car ce n’était pas sans sujet qu’il s’en était allé en Galilée, il préparait les grandes œuvres qu’il voulait opérer parmi les Samaritains, et il ne les dispensait pas indifféremment, mais avec cette sagesse qui lui était convenable ; afin de ne pas laisser le moindre sujet d’excuse au juif le plus impudent. L’évangéliste nous l’insinue par ce qu’il ajoute : « Et comme il fallait qu’il passât par la Samarie (4) », en quoi il montre que c’était comme en passant qu’il avait été dans la Samarie. Les apôtres faisaient de même lorsque les Juifs les persécutaient, ils s’en allaient vers les gentils ; Jésus-Christ, de même (Mrc 7,26), chassé par les uns, s’en allait vers les autres, comme il le fit à l’égard de la Syrophénicienne.

Or cela s’est fait ainsi pour ôter aux Juifs tout prétexte, tout sujet de dire : il nous a quittés pour passer vers les incirconcis. C’est pour cette raison que les apôtres, voulant se justifier, disaient : « Vous étiez les premiers à qui il fallait annoncer la parole de Dieu ; « mais puisque vous vous en jugez vous-mêmes indignes, nous nous en allons présentement vers les gentils ». (Act 17,46) Et Jésus-Christ : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues ». (Mat 15,24) Et : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens ». (Id 26) Mais lorsque les Juifs le rejetèrent, ils ouvrirent dès lors la porte aux gentils. Et néanmoins il n’allait pas exprès chez eux, mais seulement en passant c’est donc en passant, et « qu’il vint en une ville de la Samarie, nommée Sichar, près de l’héritage que Jacob donna à son fils Joseph (5). Or il y avait là un puits », qu’on appelait la fontaine de Jacob (6) ». Pourquoi l’évangéliste parle-t-il du lieu avec tant d’exactitude ? C’est afin qu’en entendant une femme dire : « Notre père Jacob nous a donné ce « puits » ; vous ne vous en étonniez pas. C’était la ville où Lévi et Siméon, transportés de colère, pour l’outrage fait à Dina leur sœur, firent ce cruel massacre que vous savez.

Mais il ne sera pas hors de propos de rapporter ici l’origine des Samaritains. Car tout ce pays s’appelait Samarie. D’où ont-ils donc pris ce nom ? La montagne qui était auprès s’appelait Somor, d’un homme de ce nom qui l’avait possédée, comme dit Isaïe : « Ephraïm sera la capitale de Somoron » (Isa 7,9) ; ceux qui l’habitaient alors ne s’appelaient pas Samaritains, mais Israélites. Dans la suite des temps ces hommes offensèrent le Seigneur. Phaceïa régnait, lorsque Theglathphalassar entra dans le royaume, se rendit maître de plusieurs places, attaqua Ela, le tua, et donna le royaume à Os. (2Ro. XV) Salmanasar fit la guerre à ce dernier, prit d’autres villes et se les rendit tributaires. Osée se soumit au commencement, il se révolta ensuite et envoya chercher du secours dans l’Éthiopie
« Dans l’Éthiopie », c’est une méprise, il faut dire l’Égypte.
. Le roi d’Assyrie, l’ayant appris, marcha contre lui, et enleva Samarie, où il ne laissa aucun des précédents habitants, de peur qu’ils ne se révoltassent une seconde fois. II les transféra à Babylone et dans la Médie ; il envoya d’autres peuples tirés de différents endroits de ces pays, habiter Samarie, afin d’y affermir pour toujours son empire, en donnant tout le pays à des nations dévouées. (2Ro 17,1 ss)

Les choses s’étant ainsi passées, Dieu, pour manifester sa puissance et faire voir que ce n’était pas par faiblesse qu’il avait livré les Juifs, mais pour les punir de leurs péchés, envoya contre ces barbares des lions qui exercèrent partout les plus grands ravages : on en porta la nouvelle au roi : il fit retourner à Samarie un des prêtres qu’on avait emmené captif, avec ordre d’apprendre à ces peuples le culte qui doit être rendu à Dieu. (2Ro 17,26, 27) Mais ils ne renoncèrent qu’à moitié à leur impiété. Cependant, ayant dans la suite rejeté le culte des idoles, ils adorèrent le vrai Dieu. Tel était l’état de ce pays, lorsque les Juifs y revinrent : ils eurent une grande aversion contre les habitants, qu’ils regardaient comme des étrangers et des ennemis, et ils les appelaient Samaritains, du nom du mont Somorou. Les Samaritains ne recevaient pas toutes les Écritures, ce qui donnait lieu à de nouvelles contestations entre eux et les Juifs. Ils ne recevaient que les livres de Moïse, et faisaient peu de cas des prophètes. Au reste, ils prétendaient s’arroger la noblesse des Juifs et faisaient remonter leur origine jusqu’à Abraham, qu’ils disaient être le chef de leur race, en tant que Chaldéen ; ils appelaient Jacob leur père, comme descendant d’Abraham. Mais les Juifs les avaient autant en horreur et en abomination que tous les autres peuples. Voilà pourquoi, voulant injurier et outrager Jésus-Christ, ils lui disaient : « Vous êtes un samaritain, vous êtes possédé du démon ». (Jn 8,48).

C’est aussi pour cette même raison que Jésus-Christ, faisant l’histoire d’un homme qui était descendu de Jérusalem à Jéricho, introduit un samaritain.« qui exerça la miséricorde envers lui » (Luc 10,30 et suiv), à savoir, une personne vile, méprisable et abominable selon eux : que des dix lépreux qu’il guérit, il n’en appelle qu’un seul étranger, parce qu’il était samaritain (Luc 17,18) et qu’instruisant, ses disciples, il leur disait : N’allez point vers les gentils' (Mat 10,5), et n’entrez point dans les villes des Samaritains.

3. Ce n’est pas seulement pour composer son histoire et en suivre le fil, que l’évangéliste a nommé Jacob ; mais c’est aussi pour faire connaître que les Juifs étaient depuis longtemps rejetés. En effet, déjà depuis longtemps et du vivant de leurs pères, les Samaritains habitaient ces pays : car la terre qu’habitaient leurs pères, sans qu’elle leur appartînt, les Juifs, après en être devenus les maîtres, l’avaient perdue par leur négligence et leur méchanceté. Ainsi il ne sert de rien aux enfants d’être sortis de pères vertueux et gens de bien, s’ils dégénèrent eux-mêmes de leur vertu. Ces barbares n’eurent pas plutôt été en butté aux ravages des lions, qu’ils revinrent à la loi et au culte des Juifs ; mais les Juifs, après avoir été châtiés par tant de fléaux et de calamités, n’en devinrent pas pour cela meilleurs. Voilà donc le pays où alla Jésus-Christ ; voilà le peuple qu’il fut visiter, faisant une guerre continuelle à la vie molle et voluptueuse, et montrant par son exemple qu’il faut vivre dans l’austérité et dans le travail. Car dans ce voyage il ne se servit point de bêtes de somme, il le fit à pied, et si vite, qu’il en fut fatigué. Jésus-Christ nous apprend partout, que chacun doit travailler, et tâcher de se suffire à soi-même ; il veut enfin que nous soyons si éloignés du superflu, que nous nous retranchions même beaucoup de choses nécessaires. C’est pourquoi il disait : « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête ». (Mat 8,20) C’est aussi pourquoi souvent il demeure sur les montagnes et dans le désert, et non seulement le jour, mais encore la nuit. David parlant de lui par une inspiration prophétique, disait : « Il boira de « l’eau du torrent dans le chemin » (Psa 110,8), pour montrer son grand détachement. Saint Jean marque ici la même chose : « Jésus étant fatigué du chemin, s’assit sur cette fontaine » pour se reposer. « Il était environ la sixième heure du jour. Il vint alors une femme de la Samarie pour tirer de l’eau (7) ; Jésus lui dit : Donnez-moi à boire. Car ses disciples « étaient allés au marché pour acheter à manger (8) » : par où nous voyons sa patience dans les fatigues de ses voyages, le peu de soin qu’il avait de sa nourriture, le peu d’attention qu’il y donnait. Ses disciples avaient appris à l’imiter en cela : ils ne portaient point de provisions avec eux. C’est ce qu’un autre évangéliste nous fait remarquer à cette occasion Jésus leur ayant dit de se garder du levain des pharisiens (Mat 16,6), ils pensèrent qu’il leur parlait ainsi, parce qu’ils n’avaient point pris de pains. De même, lorsqu’il est question de la faim qui les obligea de rompre des épis (Mat 12,1), pour manger, et encore en rapportant que Jésus-Christ lui-même s’approcha d’un figuier, parce qu’il avait faim. (Mat 21,18) Par tous ces exemples, il nous apprend qu’il faut mépriser son ventre, et n’en avoir point tant de soin.

Observez encore ici, mes frères, que les disciples n’avaient rien apporté avec eux, et qu’ils ne s’empressaient pas de faire des provisions dès le matin, mais qu’ils allaient acheter à manger à l’heure du dîner. Nous, au contraire, à peine sommes-nous sortis du lit, qu’avant toute autre chose nous songeons à manger ; nous appelons vite nos cuisiniers, et nos sommeliers, et leur faisons mille recommandations : après quoi, nous pensons à nos affaires, donnant toujours aux choses charnelles la préférence sur les choses spirituelles, et considérant comme nécessaire ce qui est fort accessoire. Ainsi nous faisons tout à contre-temps. C’est tout autrement que nous devrions agir nous devrions nous attacher avec grand soin aux choses spirituelles ; et après y avoir donné tout le temps requis, passer à nos autres affaires.

Enfin, observez encore dans Jésus-Christ, outre sa patience dans les fatigues et dans les travaux, son extrême éloignement pour le faste : remarquez, non seulement qu’il était fatigué, qu’il s’assit le long du chemin, mais aussi qu’on l’avait laissé seul, et que ses disciples s’en étaient allés. Toutefois, s’il l’avait voulu, il pouvait, ou ne les pas envoyer tous à la fois, ou bien, eux partis, se donner d’autres serviteurs : mais il ne le voulut pas, parce que de cette manière il accoutumait ses disciples à mépriser le faste. Et qu’y a-t-il là de merveilleux, dira peut-être quelqu’un ? s’ils étaient humbles et modestes, ce n’étaient que des pêcheurs et des faiseurs de tentes ? Mais ces pêcheurs se sont tout à coup élevés au ciel, ils se sont rendus plus illustres que les rois, puisqu’ils sont devenus les amis du Seigneur de tout l’univers, et les compagnons de ce Maître admirable. Or, vous le savez, ceux qui d’une basse condition s’élèvent aux dignités, en deviennent plus facilement orgueilleux et insolents, pour cela seul qu’auparavant ils n’étaient pas accoutumés à de tels honneurs. Jésus-Christ, en les retenant dans leur simplicité primitive, leur apprenait à être humbles et modestes en tout, et à n’avoir jamais besoin de serviteurs.

Jésus, dit l’évangéliste, étant fatigué du chemin, s’assit sur cette fontaine pour se reposer. Ne voyez-vous pas que la fatigue et la chaleur l’obligèrent de s’asseoir pour attendre ses disciples ? car il savait bien ce qui devait arriver des Samaritains. Mais ce n’était point là le principal sujet qui l’avait attiré ; néanmoins, une femme qui faisait paraître tant d’envie et de désir de s’instruire, n’était point à rejeter. En effet, il était venu vers les Juifs, et les Juifs ne voulaient pas le recevoir. Les gentils, au contraire, l’appelaient et le pressaient de venir chez eux, quand il voulait aller ailleurs : ceux-là lui portaient envie, ceux-ci croyaient en lui : les Juifs concevaient de l’indignation contre lui, les gentils l’admiraient et l’adoraient. Quoi donc 1 fallait-il négliger le salut de tant d’hommes et abandonner des gens qui étaient dans de si bonnes et si heureuses dispositions ? Certes cela était indigne de la bonté du divin Sauveur : c’est pourquoi il conduisait toutes choses avec la sagesse qui lui est propre et convenable. Il était assis, il reposait son corps et se rafraîchissait auprès de cette fontaine. C’était alors l’heure de midi, l’évangéliste le déclare : « Il était environ », dit-il, « la « sixième heure » du jour, « et il s’assit ». Que veut dire ce mot : « Assis ? » Non sur un trône, non sur un coussin, mais simplement à terre. « Il vint alors une femme de la Samarie a pour tirer de l’eau ».

4. Voyez la précaution que prend Jésus-Christ de faire connaître que cette femme était sortie de la ville pour un tout autre motif, et comme partout il réprime les impudentes chicanes des Juifs, comme il leur ôte tout sujet de dire qu’il avait lui-même violé sa défense, d’entrer dans les villes des Samaritains (Mat 10,5), lui qui parlait avec eux. C’est pourquoi l’évangéliste dit que ses disciples étaient allés à la ville pour acheter à manger, insinuant que Jésus-Christ avait eu bien des raisons de s’entretenir avec cette femme. Que fit-elle donc ? Ayant entendu ces paroles : « Donnez-moi à boire », elle en prit occasion, avec beaucoup de prudence, de lui proposer quelques questions, et elle lui dit : « Comment vous, qui êtes juif, me demandez-vous à boire, à moi qui suis samaritaine ? car les Juifs n’ont point de commerce avec les Samaritains (9) ». Mais qu’est-ce qui lui fit penser qu’il était juif ? Peut-être son habit ou son langage. Pour vous, remarquez combien cette femme est avisée et prudente. En effet, s’il y avait à prendre garde à quelque chose, c’était plutôt à Jésus-Christ à user de précaution qu’à elle. Car elle n’a pas dit : Les Samaritains n’ont point de commerce avec les Juifs ; mais : les Juifs n’ont point de commerce avec les Samaritains. Cependant cette femme, quoiqu’elle fût exempte de reproche, croyant qu’un autre était en faute, ne se tut pas, mais elle releva ce qu’elle regardait comme une transgression de la loi.

Mais quelqu’un pourrait bien demander pourquoi Jésus lui demanda à boire, la loi ne le permettant pas ? Si l’on dit qu’il prévoyait qu’elle ne lui donnerait point d’eau, il devait encore moins lui en demander. Que faut-il donc répondre ? Que dès lors il était indifférent pour lui de s’affranchir de ces sortes d’observances. Car celui qui portait les autres à les transgresser devait bien, à plus forte raison, les transgresser lui-même. « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche », dit Jésus-Christ, « qui souille l’homme, mais c’est ce qui en sort ». (Mat 15,11) Au reste, cet entretien avec cette femme n’est pas un faible sujet de reproche et d’accusation contre les Juifs, car il les avait souvent invités, et par ses paroles, et par ses œuvres, à s’approcher de lui, sans réussir à les gagner. Voyez au contraire la docilité de cette femme ; sur une courte demande que lui fait Jésus-Christ, aussitôt elle accourt. Or Jésus ne pressait encore personne d’entrer dans cette voie, mais il n’empêchait pas de venir à lui ceux qui le voulaient
C’est-à-dire, il ne forçait pas les gens à venir écouter ses instructions et sa doctrine, mais aussi il ne les empêchait pas, il ne rejetait pas ceux qui voulaient venir à lui.
. Car il a simplement dit à ses disciples : N’entrez pas dans les villes des Samaritains, mais il ne leur a pas dit de repousser, de rejeter ceux qui s’approcheraient d’eux : t’eût été là une recommandation indigne de sa bonté. Voilà pourquoi il répondit ainsi à cette femme. « Si vous connaissiez le don de Dieu, et qui est celui qui vous dit : « Donnez-moi à boire, vous lui auriez peut-être demandé vous-même, et il vous aurait donné de l’eau vive (10) ». Premièrement Jésus lui fait entendre qu’elle mérite d’être écoutée, et de n’être point rejetée, et ensuite il lui découvre qui il est : car tout en apprenant qui est celui qui lui parle, elle sera docile et obéissante, ce que personne ne peut dire des Juifs. En effet, les Juifs ayant appris qui il était, ne lui ont proposé aucune question, ne lui ont fait aucune demande, et ils n’ont point voulu apprendre de lui ce qui leur aurait été utile pour le salut ; au contraire ils le chargeaient d’injures et le chassaient.

Après ces paroles, voyez avec quelle modestie répond cette femme : « Seigneur, vous n’avez point de quoi en puiser, et le puits est profond : d’où auriez-vous donc de l’eau vive (11) ? » Déjà Jésus l’a tirée de la basse opinion qu’elle avait de lui, en sorte qu’elle ne le regardait plus comme un homme du commun. non seulement elle l’appelle Seigneur, mais aussi elle lui parle d’une manière honnête et respectueuse. La suite même fait voir que c’est pour l’honorer qu’elle lui parle ainsi. Car elle ne se moqua point de lui, elle ne lui dit rien de désobligeant, mais seulement elle hésitait encore. Que si d’abord elle n’a pas tout compris, ne vous en étonnez pas. Nicodème lui-même ne comprenait pas ce que lui disait Jésus-Christ. Pourquoi dit-il : « Comment cela se peut-il faire ? » Et encore : « Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? » Et derechef : « Peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère pour naître encore ? » Mais cette femme répond avec plus de retenue : « Seigneur, vous n’avez point de quoi en puiser, et le puits est profond : d’où auriez-vous donc de l’eau vive ? » Jésus-Christ disait une chose, elle en pensait une autre, n’entendant que la lettre des paroles, peu capable encore d’en comprendre l’esprit et la sublimité.

Et certes, elle aurait pu répondre avec vivacité : Si vous l’aviez, cette eau vive, vous ne me demanderiez point à boire, vous seriez le premier à boire l’eau que vous avez : vainement donc vous vous vantez. Mais elle ne parle point de la sorte, elle répond avec modestie et au commencement et dans la suite. Au commencement elle dit. « Comment, vous qui êtes juif, me demandez-vous à boire ? » Elle n’a point dit, comme si elle eût parlé à un étranger et à un ennemi : Dieu me garde de vous donner à boire, à vous qui êtes un ennemi de notre nation, un étranger ! Ensuite, l’entendant parler de lui dans ces termes magnifiques qu’irritent par-dessus tout la malveillance, au lieu de se moquer de lui, elle lui dit simplement : « Êtes-vous plus grand que notre père qui nous a donné ce puits et en a bu lui-même, aussi bien que ses enfants et ses troupeaux ? (12) » Ne voyez-vous pas avec quelle adresse elle s’arroge la noble extraction des Juifs ? Mais voici ce qu’elle a voulu dire. Jacob s’est servi de cette eau, il n’a rien eu de meilleur à nous donner. Par là elle fait connaître qu’elle a attaché à la première réponse un sens élevé et sublime ; car quand elle dit : « Il en a bu lui-même, aussi bien que ses enfants et ses troupeaux », elle ne fait entendre autre chose sinon qu’elle a quelque idée, quelque sentiment d’une eau meilleure, que d’ailleurs elle ne tonnait pas bien.

Au reste, ce qu’elle entend, je vais plus clairement vous le développer : vous ne pouvez pas dire que Jacob nous a donné ce puits, mais qu’il s’est servi d’un autre ; car lui et ses enfants en buvaient, et certes ils n’auraient pas bu de cette eau s’ils en avaient eu une meilleure. Or vous-même vous ne sauriez donner de cette eau, et vous ne pouvez en avoir une meilleure, à moins que vous ne vous déclariez plus grand que Jacob. D’où pouvez-vous donc avoir l’eau que vous promettez de nous donner ? Les Juifs au contraire n’usent pas avec lui de si douces paroles, lorsque, les entretenant sur le même sujet, il leur parle de cette eau ; mais aussi ils n’en tirent aucun profit. Quand il fait mention d’Abraham, ils cherchent à le lapider. Cette femme ne se conduisait pas de même à son égard ; mais patiente malgré la chaleur du milieu du jour, elle dit, elle écoute tout avec une très-grande douceur, et elle n’éprouve aucun de ces sentiments que vraisemblablement les Juifs auraient fait éclater, savoir, qu’il était un insensé, un homme hors de son bon sens, qui avait des visions, qui parlait sans cesse d’une fontaine et d’un puits qu’il ne montrait point, mais qu’il promettait avec beaucoup de vanité et d’ostentation. La Samaritaine au contraire écoute avec persévérance, jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle cherche.

5. Mais si cette femme samaritaine a du zèle et de l’empressement pour s’instruire, si elle s’assied auprès de Jésus-Christ qu’elle ne tonnait pas, quel pardon espérons-nous, nous qui le connaissons, qui ne sommes pas assis sur un puits, ni dans un lieu désert, ni exposés aux chaleurs du midi et aux brûlants rayons du soleil, mais qui, à la fraîcheur du matin, à l’ombre de ce toit, étant fort commodément et à notre aise, écoutons impatiemment ta parole de Dieu et languissons dans notre lâcheté et notre paresse ? Non, la Samaritaine ne fait pas de même, elle est si attentive à ce que lui dit Jésus, qu’elle appelle, qu’elle invite même les autres à venir l’entendre. Mais les Juifs, non seulement n’appelaient pas les autres, mais même, s’ils voulaient venir à Jésus, ils les en détournaient ; c’est pourquoi ils disaient : « Y a-t-il quelqu’un des sénateurs qui croie en a lui ? Car pour cette populace qui ne sait ce a que c’est que la loi, ce sont des gens maudits de Dieu ». (Jn 7,38,49)

Imitons donc la Samaritaine : entretenons-nous avec Jésus-Christ ; maintenant encore il est au milieu de nous, il nous parle par les prophètes et par ses disciples. Écoutons-le donc et soyons obéissants à sa voix. Jusques à quand mènerons-nous une vie oisive et inutile ?, Car faire ce qui n’est point agréable à Dieu, c’est vivre inutilement, ou plutôt ce n’est pas seulement vivre inutilement, mais c’est encore vivre pour sa perte. En effet, si nous perdons le temps qui nous a été donné en l’employant à des choses tout à fait inutiles, nous sortirons de ce monde pour être punis de l’avoir mal et inutilement employé. Puisque celui qui a consommé et dévoré l’argent qui lui avait été donné pour le faire profiter, en rendra compte à son maître qui le lui avait confié (Mat 25 ; Luc 19) ; sûrement celui qui passe sa vie à des inutilités, ne sera pas exempt du supplice. Non certes, Dieu ne nous a pas fait naître, ne nous a pas mis en ce monde et ne nous a pas donné une âme seulement pour jouir de cette vie, mais afin d’y travailler et d’y faire du profit pour la vie future. Les bêtes n’ont que l’usage de la vie présente, mais nous, nous n’avons une âme immortelle qu’afin que nous fassions tous nos efforts pour acquérir cette vie future.

Si quelqu’un demande à quel usage sont destinés les chevaux, les ânes, les bœufs et les autres animaux de la même espèce ? A nul autre, dirons-nous, qu’à nous servir en cette vie ; mais à notre égard il n’en est pas de même : nous attendons un sort plus heureux, nous serons dans une meilleure vie quand nous serons sortis de celle-ci ; et il n’est rien que nous ne devions faire pour nous y rendre illustres et nous mêler au chœur des anges, pour « être éternellement et dans tous les siècles des siècles en la présence du Roi. C’est pourquoi notre âme est immortelle et nos corps seront immortels, afin que nous jouissions des biens éternels. Mais si les cieux, vous étant destinés et préparés pour vous, vous vous attachez à la terre, quelle injure, quel outrage ne faites-vous pas à celui qui vous les veut donner ? C’est à quoi vous devez penser. Dieu vous présente les cieux, et vous, n’en faisant pas un grand cas, vous leur préférez la terre. Voilà pourquoi, méprisé par vous, il vous a menacés de l’enfer ; il veut vous apprendre combien sont grands les biens dont vous vous privez. Mais à Dieu ne plaise que nous tombions dans ce lieu de supplice l que plutôt, nous rendant agréables au Seigneur, nous possédions les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècle, des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXII.

JÉSUS LUI RÉPONDIT : QUICONQUE BOIT DE CETTE EAU, AURA, ENCORE SOIF : – AU LIEU QUE CELUI QUI BOIRA DE L’EAU QUE JE LUI DONNERAI, N’AURA JAMAIS SOIF : MAIS L’EAU QUE JE LUI DONNERAI DEVIENDRA DANS LUI UNE FONTAINE D’EAU QUI REJAILLIRA JUSQUE DANS LA VIE ÉTERNELLE, (VERS. 13, 14, JUSQU’AU VERS. 20)

ANALYSE.

  • 1. L’Écriture appelle le Saint-Esprit tantôt un feu, tantôt une eau : termes qui expriment, non la substance, mais l’opération. Suite de l’histoire de la Samaritaine.
  • 2. Docilité de la Samaritaine.
  • 3. Sagesse de Jésus-Christ ; avec quelle bonté il ménage les moments de notre conversion. – L’empressement qu’a la Samaritaine de s’instruire des vérités du salut, est un grand sujet de confusion pour les chrétiens. – Le saint-Docteur recommande la lecture et la méditation des saintes Écritures. – On se pique plus d’avoir de beaux livres bien conditionnés que d’en faire un bon usage. – On en fait parade dans de magnifiques bibliothèques ; et c’est tout le fruit qu’on en retire. – Livres en lettres d’or : c’est une vanité juive. – Le démon n’ose entrer dans la maison où est le livre des Évangiles. – La lecture spirituelle sanctifie.

1. L’Écriture appelle la grâce du Saint-Esprit tantôt un feu, tantôt une eau ; faisant voir que ces noms marquent, non la substance, mais l’opération. Car le Saint-Esprit ne peut être composé de différentes substances, puisqu’il est indivisible, et d’une seule nature. Jean-Baptiste désigne l’une de ces choses quand il dit : « C’est celui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu ». (Mat 3,11) L’autre est désignée par Jésus-Christ lui-même : « Il sortira », dit-il, « des fleuves d’eau vive de son cœur. Ce qu’il entendait de l’Esprit que devaient recevoir « ceux qui croiraient en lui ». (Jn 7,38) C’est pourquoi, dans l’entretien qu’il a avec la Samaritaine, il appelle eau le Saint-Esprit : « Celui », dit-il, « qui boira de l’eau que je lui donnerai, n’aura jamais soif ». L’Écriture appelle ainsi l’Esprit-Saint un full, pour montrer la force et l’ardeur de la grâce, et la destruction des péchés ; elle l’appelle une eau, pour marquer qu’elle purifie et rafraîchit l’âme de ceux qui la reçoivent. Et c’est avec raison : car tel est un jardin planté d’arbres chargés de fruits, et toujours verts, telle est une âme vigilante et soigneuse qu’embellit la grâce de l’Esprit-Saint. Elle ne permet pas, cette grâce, que la tristesse et la douleur, ni les ruses et les artifices de Satan lui portent la moindre atteinte, elle qui repousse facilement les traits enflammés de l’esprit malin.

Pour vous, mon cher auditeur, considérez, je vous prie, la sagesse de Jésus-Christ, et avec quelle douceur il encourage cette femme et élève son cœur. Car il ne lui a point dit au commencement : « Si vous saviez qui est celui qui vous a dit : Donnez-moi à boire » ; ce n’est qu’après lui avoir donné lieu de le regarder comme juif et de l’accuser à ce titre que, pour se justifier, il lui parle ainsi ; mais aussi par ces paroles : « Si vous saviez qui est celui qui vous a dit : Donnez-moi à boire, vous lui en auriez peut-être demandé vous-même », et par ses grandes promesses qui la portèrent à rappeler la mémoire du patriarche, il ouvrit les yeux de son esprit. Ensuite, à sa réplique : « Êtes-vous plus grand que notre père Jacob ? » il ne répondit pas : Oui, je le suis. Il aurait paru le dire par ostentation, faute de preuve suffisante. Toutefois, par ce qu’il dit il l’y prépare. Car il ne dit pas simplement : Je vous donnerai de l’eau ; mais ayant gardé le silence sur Jacob, il releva ce qu’il était, faisant connaître, par la nature du don et par la différence des biens qu’il apportait ; la différence des personnes, et sa prééminence, sa supériorité sur le patriarche. Si vous admirez, dit-il, que Jacob vous ait donné cette eau, que direz-vous si je vous en donne de beaucoup meilleure ? Déjà vous avez presque reconnu que je suis plus grand que lorsque vous m’avez demandé : Êtes-vous plus grand que notre père. pour promettre une eau meilleure ? Si je vous la donne, cette eau, vous conviendrez donc alors que je suis plus grand que lui ? Voyez-vous l’équité de cette femme, qui sans faire acception de personnes, juge par les œuvres mêmes et du patriarche et de Jésus-Christ ?

Mais les Juifs n’ont pas fait de même : ils ont vu Jésus-Christ chasser les démons, et ils l’ont appelé démoniaque ; bien loin de le dire plus grand que le patriarche. La Samaritaine au contraire juge par où Jésus-Christ voulait qu’elle jugeât, à savoir, par cette évidence qui vient des œuvres : car c’est là sur quoi il juge lui-même, en disant : « Si je ne fais pas les œuvres de mou Père, ne me croyez pas mais si je les fais, quand vous ne me voudriez pas croire, croyez à mes œuvres ». (Jn 10,37) C’est aussi par là qu’il persuade cette femme et, l’amène à la foi. Elle a dit : « Êtes-vous plus grand que notre père Jacob ? » Jésus-Christ laisse. mais il parle de l’eau et dit : « Quiconque boit de cette eau, aura encore soif ». Et sans s’arrêter à dépriser l’eau du patriarche, il passe tout à coup à l’excellence et à la supériorité de la sienne propre ; il ne dit point : cette eau n’est rien ou peu de chose, il se borne à produire le témoignage qui résulte de sa nature même : « Quiconque boira de cette eau aura encore soif : au lieu que celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif » : Cette femme avait déjà entendu parler d’une eau vive, mais elle n’avait pas compris quelle était cette eau : comme on appelle eau vive celle qui coule continuellement de source et ne tarit jamais, elle croyait que c’était celle-là qu’il fallait entendre. C’est pourquoi Jésus-Christ, dans la suite, lui fait plus clairement connaître l’eau dont il s’agit, et lui en montrant l’excellence par la comparaison qu’il en fait avec l’autre, il continue ainsi : « Celui qui boit de l’eau que je lui donnerai, n’aura jamais soif », lui montrant par là, comme j’ai dit, son excellence, et encore par ce qui suit : en effet, l’eau matérielle n’a aucune des qualités qu’il attribue à la sienne. Qu’est-ce donc qui vient ensuite ? « L’eau que je donnerai deviendra dans lui une fontaine d’eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle ». Car de même que l’homme qui a chez lui une fontaine, n’aura jamais soif, il en est de même de celui qui aura cette eau.

Cette femme crut aussitôt, en quoi elle se montra beaucoup plus sage que Nicodème, et non seulement plus sage, mais aussi plus forte. Nicodème, en effet, ayant ouï une foule de semblables choses, ne fut appeler ni inviter personne, il ne crut même pas et n’eut point confiance : la Samaritaine, au contraire, annonçant à tout le monde ce qu’elle a appris, fait la fonction d’apôtre. Nicodème, à ce qu’a dit Jésus-Christ, réplique : « Comment cela se peut-il faire ? » (1Jn 3,9) Et Jésus ayant apporté un exemple clair et sensible, l’exemple du vent, il ne crut pas encore : mais la Samaritaine se conduit bien autrement : elle doutait au commencement ; ensuite, sur un simple énoncé sans preuves, elle se rend et croit aussitôt. Car après que Jésus eut dit : « L’eau que je lui donnerai deviendra dans lui une fontaine d’eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle » ; elle réplique sur-le-champ : « Donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif, et que je ne vienne plus ici pour en tirer (15) ».

2. Ne voyez-vous pas, mes frères, comment insensiblement Jésus-Christ l’élève à la plus haute doctrine et à la perfection de la foi ? D’abord elle le regardait comme un juif schismatique et violateur de la loi : ensuite, lorsque Jésus eut éloigné cette accusation (car il ne convenait pas que celui qui devait l’instruire fût suspect), ayant entendu parler d’une eau vive, elle pensa que c’était de l’eau naturelle et sensible qu’il parlait ; comprenant enfin que l’eau qu’il promettait était spirituelle, elle crut que ce breuvage avait la vertu de désaltérer, et toutefois elle ne savait pas ce que c’était que cette eau ; mais elle doutait encore : comprenant déjà qu’il s’agissait d’une chose dépassant la portée des sens, mais n’en ayant pas encore une entière connaissance. Enfin elle voit plus clair, et néanmoins elle ne comprend pas tout, puisqu’elle dit : « Donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif, et que je ne vienne plus en tirer ». Ainsi déjà elle préférait Jésus à Jacob. Non, je n’ai pas besoin de cette fontaine, disait-elle en elle-même, si vous me donnez l’eau que vous me faites espérer : en quoi vous voyez bien qu’elle le, préfère au patriarche. Voilà la marque d’un bon esprit. Elle a fait paraître qu’elle avait une grande opinion de Jacob : elle vit un homme plus grand que. son premier sentiment ne fut pas capable de l’arrêter. Cette femme ne crut donc pas facilement, et elle ne reçut pas inconsidérément ce qu’on lui disait, puisqu’elle chercha avec tant de soin à s’éclaircir et à découvrir la vérité, mais aussi elle ne fut ni indocile, ni opiniâtre : sa demande le fait bien voir.

Au reste, quand Jésus-Christ a dit aux Juifs a Celui qui mangera de ma chair, n’aura « point de faim : et celui qui croit en moi, n’aura jamais soif » (Jn 6,35) ; non seulement ils ne l’ont point cru, mais encore ils s’en sont choqués et scandalisés. Cette femme, au contraire, attend et demande ; le Sauveur disait aux Juifs : « Celui qui croit en moi n’aura jamais soif » ; mais à la Samaritaine il ne parle pas de même, il se sert d’une expression plus basse et plus grossière : « Celui qui boira de cette eau n’aura jamais soif ». – Comme cette promesse tombait uniquement sur des choses spirituelles, et non pas sur des choses charnelles et sensibles, Jésus-Christ, élevant l’esprit de la Samaritaine par des promesses, continue à lui proposer des choses sensibles, parce qu’elle ne pouvait pas comprendre encore ce qui était purement spirituel. S’il eût dit : Si vous croyez en moi, vous n’aurez jamais soif ; ne sachant pas qui était celui qui lui parlait, ni de quelle soif il s’agissait, elle ne l’aurait pas compris. Mais pourquoi n’a-t-il pas parlé de même aux Juifs ? parce qu’ils avaient vu beaucoup de miracles, tandis que cette femme n’en avait vu aucun, et que c’était la première fois qu’elle entendait la parole. Voilà pourquoi il va désormais lui révéler prophétiquement sa vertu et sa puissance. Voilà aussi pourquoi il ne la reprend pas d’abord de ses dérèglements. Mais que lui dit-il ? « Allez, appelez votre mari et venez ici (16) ». Cette femme lui répondit : « Je n’ai point de mari ». Jésus lui dit : « Vous avez raison de dire que vous n’avez point de mari (17). Car vous avez eu cinq maris, et maintenant « celui que vous avez n’est pas votre mari vous avez dit vrai en cela (18) ». Cette femme lui dit : « Seigneur, je vois bien que vous êtes prophète (19) ».

Ah ! quelle philosophie dans une femme ! avec quelle douceur ne reçoit-elle pas la réprimande ! Et pourquoi, direz-vous, ne l’aurait-elle pas reçue ? Jésus-Christ n’a-t-il pas souvent repris les Juifs avec plus de force et de sévérité ? car il y a bien plus de vertu et de puissance à pénétrer dans ce qu’il y a de plus caché dans le cœur, qu’à découvrir une action secrète qui s’est passée au-dehors. L’une de ces choses n’appartient qu’à Dieu seul et à celui qui a conçu la pensée dans son esprit ; l’autre est possible à quiconque vit avec nous. Cependant les Juifs s’irritent des réprimandes et des reproches que leur fait Jésus-Christ. Quand il leur dit : « Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir ? » (Jn 7,20), non seulement ils n’en sont pas surpris, comme cette femme, mais ils le chargent d’injures et d’outrages, bien qu’ils eussent devant leurs yeux des preuves et des exemples de beaucoup d’autres miracles, et que la Samaritaine n’eût entendu que cette seule parole. Et non seulement, dis-je, ils n’ont point été étonnés, mais ils l’ont chargé d’outrages, lui disant : « Vous êtes possédé du démon. Qui est-ce qui cherche à vous faire mourir ? » (Id) Celle-ci, au contraire, non seulement elle n’injurie, elle n’outrage point, mais elle est dans l’étonnement et dans l’admiration ; elle honore Jésus-Christ comme un prophète ; quoiqu’il la réprimande plus sévèrement qu’il n’a repris les Juifs. Car enfin, son péché lui était particulier à elle seule, elle seule en était coupable ; au lieu que celui des Juifs était public, et commun à tous. Or nous avons, coutume de n’être pas si humiliés des péchés qui nous sont communs avec bien d’autres, que de ceux qui nous sont propres et particuliers. Et véritablement les Juifs croyaient faire quelque chose de grand en faisant mourir Jésus-Christ ; mais l’action de cette femme, généralement tout le monde la regardait comme mauvaise. Néanmoins, elle ne se fâcha point, elle ne s’emporta point ; au contraire, elle fut dans l’étonnement et dans l’admiration.

Jésus-Christ se conduisit de la même manière à l’égard de Nathanaël. D’abord il ne prophétisa pas, il ne dit pas : « Je vous ai vu « sous le figuier » (Jn 1,48) ; mais il ne lui fit cette réponse, qu’après qu’il eût dit. « D’où me connaissez-vous ? » Il voulait que ceux qui venaient le trouver, donnassent eux-mêmes occasion aux miracles et aux prophéties, afin de se les attacher davantage et d’échapper à tout soupçon de vaine gloire. La conduite qu’il tient envers la Samaritaine est tout à fait pareille. Il jugeait qu’il lui serait désagréable, et même inutile, d’entendre au premier abord ce reproche : « Vous n’avez point de mari » mais le placer après qu’elle en avait donné l’occasion, c’était alors le faire à propos et d’une manière convenable ; par là, il la rend et plus docile et plus attentive. Et à propos de quoi, demandez-vous, Jésus-Christ lui dit-il : « Appelez votre mari ? » Il s’agissait d’une grâce et d’un don qui surpasse la nature humaine : cette femme le lui demandait avec instance. Jésus a dit : « Appelez votre mari », pour lui faire entendre que son mari y devait aussi participer. Elle cache son déshonneur par le désir qu’elle a de recevoir ce don, et croyant parler à un homme, elle répond : « Je n’ai point de mari ». La voilà l’occasion, elle est belle, Jésus-Christ la saisit et lui parle, sur les deux points, avec une grande précision : car il énumère tous les maris qu’elle a eus auparavant, et déclare celui qu’elle cachait. Que fit-elle donc ? Elle ne s’en offensa point, elle ne s’éloigna point pour aller se cacher ; elle ne prit pas le reproche en mauvaise part, au contraire elle en fut dans une plus grande admiration, et n’en devint que plus ferme et plus persévérante ; elle dit : « Je vois bien que vous êtes un prophète ». Au reste, faites attention à sa prudence : elle ne court pas aussitôt à la ville, mais elle s’arrête encore à réfléchir sur ce qu’elle vient d’entendre, et elle en est toute surprise. Car ce mot : « Je vois », veut dire Vous me paraissez un prophète. Puis, une fois qu’elle a conçu ce soupçon, elle ne propose à Jésus-Christ aucune question sur les choses terrestres, ni sur la santé du corps, ni sur les biens de ce monde, ni sur les richesses ; mais promptement elle l’interroge sur la doctrine, sur la religion. Et que dit-elle ? « Nos pères ont adoré sur cette montagne », parlant d’Abraham, parce que les Samaritains disaient qu’il y avait amené son fils. « Et vous autres, comment pouvez-vous dire que c’est dans Jérusalem qu’est le lieu où il faut adorer ? (20) »

3. Ne voyez-vous pas, mes frères, combien l’esprit de cette femme s’est élevé ? Auparavant elle ne pensait qu’à apaiser sa soif, elle ne pense plus maintenant qu’à s’instruire. Que fait donc Jésus-Christ ? Il ne résout pas la question proposée ; car il ne s’attachait pas à répondre exactement à tout, t’eût été une chose inutile. Mais il élève toujours de plus en plus son esprit, et il ne commence à entrer en matière qu’après qu’elle l’a reconnu pour prophète, afin qu’elle ajoute plus de foi à ses paroles. En effet, regardant Jésus-Christ comme un prophète, elle ne doutera point de ce qu’il lui dira.

Quelle honte, quelle confusion pour nous, mon cher auditeur ! cette femme, qui avait eu cinq maris, cette samaritaine, a un si grand désir de s’instruire et de connaître la vraie religion, que ni l’heure, ni aucune affaire ne peuvent la distraire ni la détourner de cette occupation. Et nous, non seulement nous ne faisons point de questions sur des dogmes, mais nous sommes en tout lâches et paresseux. Aussi tout est négligé.

Qui de vous, je vous prie, lorsqu’il est dans sa maison, prend entre ses mains le livre chrétien, en examine les paroles, les lit et les médite avec soin ? Personne ; mais chez plusieurs, nous trouverons des osselets et des dés ; des livres chez personne ou chez un bien petit nombre. Encore ceux-ci n’en font-ils pas plus d’usage que ceux qui n’en ont point : ils les gardent précieusement dans leurs cabinets, bien roulés, ou serrés dans des coffrets, et ne sont curieux que de la finesse du parchemin ou de la beauté du caractère ; car de les lire, c’est de quoi ils ne se mettent nullement en peine. En effet, s’ils achètent des livres, ce n’est pas pour les lire et en profiter, mais pour faire orgueilleusement parade de leurs richesses. Tant est grand le faste que produit la vaine gloire ! Je n’entends pas dire que personne tire vanité de bien comprendre ce que contiennent ses livres, mais plutôt, on se glorifie et on se vante d’avoir des livres écrits en lettres d’or. Et quel avantage, je vous prie, en revient-il ? Les saintes Écritures ne nous ont pas été données pour que nous les laissions dans les livres, mais afin que, par la lecture et la méditation, nous les gravions dans nos cœurs. Certes, il y a une ostentation juive à garder ainsi les livres, à se contenter d’avoir les préceptes écrits sur beau parchemin ; mais sûrement la loi ne nous a pas ainsi été donnée au commencement : elle a été écrite sur des tablettes de chair qui sont nos cœurs. (2Co 3,3) Au reste, je ne dis pas ceci pour vous détourner d’acheter des livres ; au contraire, je vous en loue, et je souhaite que vous en ayez ; mais je voudrais que vous en eussiez assez présents dans votre esprit, et le texte et le sens, pour en être purifiés. Car si le diable n’est pas assez hardi pour entrer dans une maison où l’on garde le livre des saints évangiles, le démon ou le péché oseront beaucoup moins approcher d’une âme instruite et remplie de ces divins oracles.

Sanctifiez donc votre âme, sanctifiez votre corps : ayez les paroles de l’Écriture continuellement à la bouche et dans le cœur. Si les paroles déshonnêtes souillent et appellent les démons, certes, il est visible que la lecture spirituelle sanctifie et attire la grâce spirituelle. Les Écritures sont comme des enchantements divins : chantons-les donc en nous-mêmes, et appliquons ces remèdes aux maladies de notre âme. Si nous comprenions bien ce qu’on nous lit, nous l’écouterions avec beaucoup de soin et d’attention. Toujours je vous le dis et je ne cesserai point de vous le dire. N’est-il pas honteux que ; pendant qu’on voit sur la place publique des gens rapporter avec une étonnante mémoire les noms des cochers
COCHERS. Nous avons déjà observé ailleurs que ces cochers dont parle quelquefois saint Chrysostome sont eaux qui servaient aux jeux publics, et qui menaient leurs chariots avec beaucoup d’adresse et de rapidité, etc.
et des danseurs, leur extraction, leur patrie, leurs talents et même les bonnes et les mauvaises qualités des chevaux ; ceux qui s’assemblent dans ce temple ne sachent rien de ce qui s’y dit et de ce qui s’y fait, et ignorent même le nombre des livres de la sainte Écriture ? Si c’est le plaisir que vous y trouvez qui vous engage à apprendre les choses que j’ai dites, je vous ferai voir qu’on en goûte ici un plus grand. Car lequel, je vous prie, est le plus réjouissant, lequel est le plus admirable, ou de voir un homme lutter contre un homme, ou de voir un homme combattre contre le diable, et un corps disputer la victoire à une puissance incorporelle, et la remporter ? Contemplons ces sortes de combats, ces combats, dis-je, qu’il est beau et utile d’imiter, et dont l’imitation nous procure une couronne ; mais fuyons ces combats qui rendent infâmes ceux qui s’y exercent ; vous la verrez, cette lutte contre les démons : vous la verrez avec les anges et le Seigneur des anges, si vous daignez y porter vos regards.

Dites-moi, mon cher auditeur, si les rois et les princes vous faisaient asseoir auprès d’eux pour vous faire mieux jouir du spectacle, ne regarderiez-vous pas cela comme un très-grand honneur ? Ici donc, où l’on voit, avec le Roi des anges, le diable lié et garrotté, se débattre et s’efforcer vainement de rompre ses liens, pourquoi n’accourez-vous pas à ce spectacle ? « Vous vaincrez, vous lierez le diable », si vous avez entre vos mains le livre de l’Écriture. Palestres, courses, côtés faibles de l’ennemi, artifices du juste, ce livre vous enseignera tout cela. Si vous savez contempler ces spectacles, vous apprendrez vous-mêmes l’art de combattre, et vous vaincrez, et vous terrasserez les démons. Au reste, ces autres spectacles que vous fréquentez, sont des fêtes et des assemblées de démons, et non des théâtres à l’usage des hommes. S’il n’est pas permis d’entrer dans le temple des idoles, il l’est encore moins d’assister aux assemblées de Satan. Voilà ce que je ne cesserai point de redire, au risque de vous importuner, jusqu’à ce que je voie du changement en vous. Car « il ne m’est pas pénible », dit l’Apôtre, « et il vous est avantageux que je vous prêche les mêmes choses ». (Phi 3,1) Ne trouvez donc pas mauvais que je vous aie fait cette réprimande ; et certes, si quelqu’un devrait s’en chagriner et se fâcher, ce serait bien plutôt moi, qui ne suis point écouté, que vous qui m’entendez toujours et ne faites rien de ce que je dis ; mais à Dieu ne plaise que je sois toujours obligé de vous faire des reproches ! Fasse le ciel que, vous étant délivrés de ce vice honteux, vous noyiez jugés clignes d’assister au spectacle céleste, et de jouir de la gloire future que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIII.

JÉSUS LUI DIT : FEMME, CROYEZ-MOI, LE TEMPS EST VENU QUE VOUS N’ADOREREZ PLUS LE PÈRE, NI SUR CETTE MONTAGNE, NI DANS JÉRUSALEM. – VOUS ADOREZ CE QUE VOUS NE CONNAISSEZ POINT : POUR NOUS, NOUS ADORONS CE QUE NOUS CONNAISSONS : CAR LE SALUT VIENT DES JUIFS. (VERS. 21, 22, JUSQU’AU VERS. 27)

ANALYSE.

  • 1. L’homme a toujours besoin de foi. – La foi est comme le vaisseau qui nous porte sur la mer de ce monde.
  • 2. De la véritable adoration. – Humilité, abaissement de Jésus-Christ de ne pas dédaigner de s’entretenir avec une simple femme. – Respect et vénération de ses disciples. – Rien n’est égal à être aimé de Jésus-Christ. – Ce qui a attiré à saint Jean le grand amour du Sauveur : son humilité et sa grande douceur. – Saint Pierre Coryphée, ou chef et prince des apôtres. – L’humilité est le fondement de la vertu. – Vanité des richesses. – Le saint Docteur recommande l’aumône.

1. Partout, mes chers frères, partout la foi nous est nécessaire, cette foi qui est la source de toutes sortes de biens, qui opère le salut
« Qui opère le salut ». Litt. La médecine du salut.
, sans laquelle nous ne pouvons comprendre les dogmes ni les grandes vérités de notre religion : sans la foi nous sommes semblables à des gens qui tâchent de passer la mer sans navire ; ils nagent un peu de temps avec leurs mains et leurs pieds, mais aussitôt qu’ils se sont avancés, les flots les submergent : de même ceux qui se livrent à leurs propres raisonnements, font naufrage avant d’avoir rien appris, comme le dit saint Paul : « Ils ont fait naufrage en la foi ». (1Ti 1,19) Pour nous, de peur qu’un pareil malheur ne nous arrive, attachons-nous fortement à cette ancre sacrée dont aujourd’hui Jésus-Christ se sert pour attirer à lui la Samaritaine. Elle disait : « Comment, vous autres, dites-vous que c’est dans Jérusalem qu’est le lieu qu’il faut adorer ? » Et Jésus-Christ répondit. « Femme, croyez-moi, le temps est venu que vous n’adorerez plus le Père, ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem ». Il lui révéla une très-grande vérité, qu’il n’a point découverte ni à Nicodème, ni à Nathanaël. La Samaritaine soutient que son culte vaut mieux que celui des Juifs, et s’efforce de le confirmer par l’autorité des anciens. Jésus-Christ ne répondit rien à cela. En effet, il eût été inutile alors de faire voir pourquoi les anciens avaient adoré sur la montagne, pourquoi les Juifs adoraient dans Jérusalem. C’est pour cette raison qu’il passe ce point sous silence, et laissant de côté les titres qui pouvaient être produits des deux parts, il élève son âme, montrant que ni les Juifs, ni les Samaritains n’ont rien de grand à donner à l’avenir ; et alors il marque la différence qu’il y a entre les deux cultes : d’ailleurs il déclare que les Juifs sont au-dessus des Samaritains, non qu’il préfère un des lieux à l’autre ; mais il leur accorde la primauté, pour une seule raison, qui est la suivante : Il ne s’agit pas maintenant, dit-il, de disputer sur la prééminence du lieu : quant à la manière de rendre le culte, certainement les Juifs sont préférables aux Samaritains : Car « vous adorez ce que vous ne connaissez point : pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ».

Comment donc les Samaritains ne connaissaient-ils point ce qu’ils adoraient ? c’est qu’ils croyaient à un Dieu local et partiel. Telle est donc l’idée qu’ils avaient de Dieu, tel est le culte qu’ils lui rendaient ; c’est dans cet esprit qu’ils déclarèrent aux Perses, que le Dieu de ce lieu était en colère contre eux, ne donnant rien de plus à Dieu qu’à une idole. C’est pourquoi ils adoraient également et Dieu et les démons, confondant ainsi ce qui ne peut s’allier ensemble. Mais les Juifs, exempts de cette superstitieuse opinion, éloignés de cette erreur, regardaient celui qu’ils adoraient comme le Dieu de tout l’univers, quoique tous n’eussent pas la même foi et la même créance. Voilà pourquoi Jésus dit : « Vous adorez ce que vous ne connaissez point pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ». Au reste, ne vous étonnez pas qu’il s’associe aux Juifs : il parle selon l’opinion de cette femme, et comme prophète des Juifs. C’est pour cela qu’il se sert de cette expression : « Nous adorons ». Car que Jésus-Christ soit adoré, c’est ce que personne n’ignore. En effet, il est de la créature d’adorer, mais il n’appartient qu’au Seigneur des créatures d’être adoré. Néanmoins il parle ici comme juif. Ce mot donc : « Nous », veut dire : nous Juifs.

Jésus-Christ relevant ainsi le culte des Juifs, se rend digne de foi ; et en écartant tout ce qui peut paraître suspect, en ôtant tout soupçon, en montrant qu’il ne donne pas la préférence aux Juifs par faveur, à cause de l’alliance qu’il a avec eux, il persuade ce qu’il dit. En effet, le jugement qu’il porte sur le lieu, dont les Juifs se glorifiaient le plus, comme d’un avantage incomparable ; cette prééminence qu’il leur ôte ; tout cela, dis-je, fait bien voir qu’il n’avait point d’égard aux personnes, mais qu’il jugeait suivant la vérité et par cette vertu prophétique qui était en lui. Après donc qu’il a tiré la Samaritaine de son, erreur et de sa fausse créance, en lui disant : « Femme, croyez-moi », et le reste, il ajoute : « Car le salut vient des Juifs », c’est-à-dire, ou parce que c’est de là que sont venus tant de biens au monde (car c’est de là que sont sorties la connaissance de Dieu, la réprobation des idoles, et aussi toutes les autres vérités : votre culte même, quoiqu’il ne soit pas pur, vous le tenez des Juifs) : ou bien c’est son avènement que Jésus-Christ appelle le salut ; mais plutôt l’on ne se tromperait point, en voyant dans l’une et l’autre chose ce salut que Jésus-Christ dit venir des Juifs. Saint Paul l’insinue même par ces paroles : « Desquels est sorti, selon la chair, Jésus-Christ même, qui est Dieu au-dessus de tout ». (Rom 9,5) Ne remarquez-vous pas l’éloge que fait Jésus-Christ de l’Ancien Testament, et comment il déclare : qu’il est la racine et la source de tous biens, et qu’il n’est nullement contraire à la loi ? puisqu’il publie que la source de tous les biens sort des Juifs. « Mais le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père (23) ». Femme, dit-il, dans la manière d’adorer, nous sommes préférables à vous, mais désormais ce culte va finir ; il y aura un changement, non seulement de lieu, mais encore dans la manière de rendre le culte. Et en voici le commencement : Car « le temps vient, et il est déjà venu ».

2. Or comme les prophètes ont annoncé les choses futures longtemps avant qu’elles dussent arriver, ici Jésus-Christ prend la précaution de dire : « Le temps est déjà venu ». Ne croyez pas, dit-il, que cette prédiction ne doive s’accomplir qu’après une longue suite d’années : son accomplissement est présent, le salut est à la porte, et « déjà le temps est venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ». Quand il a dit : « Les vrais », dès lors il a également exclu et les Juifs et les Samaritains : quoique ceux-là valussent mieux que ceux-ci, ils sont pourtant très-inférieurs aux adorateurs qui leur devaient succéder ; ils le sont autant que la figure est au-dessous de la vérité. Par ce nom de « vrais adorateurs », Jésus-Christ entend l’Église, qui est elle-même une vraie adoration, et un culte digne de Dieu. « Car ce sont là les adorateurs que le Père cherche ». (Jn 4,23) Si donc ce sont là les adorateurs que le Père cherchait, ce n’est point par sa propre volonté qu’autrefois les Juifs l’ont adoré de la manière qu’ils faisaient, mais c’est par condescendance qu’il l’a permis, afin de former et d’introduire dans la suite les vrais adorateurs. Qui sont-ils donc, les vrais adorateurs ? Ce sont ceux qui n’enferment point le culte dans un lieu, et qui adorent Dieu en esprit, comme dit saint Paul Dieu « que je sers par le culte intérieur de mon esprit dans l’Évangile de son Fils » (Rom 1,9) ; et encore : « Je vous conjure de lui offrir vos corps », comme « une hostie vivante et agréable à ses yeux », pour lui rendre « un culte raisonnable et spirituel ». (Rom 12,1)

Quand Jésus-Christ dit : « Dieu est esprit (24)», il ne veut marquer autre chose, sinon qu’il est incorporel ; il faut donc que le culte que nous rendons à un Dieu incorporel soit incorporel lui-même, et que nous lui offrions nos adorations par ce qu’il y a dans nous d’incorporel, je veux dire par l’âme et par l’esprit pur. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : « Et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité ». Comme les Samaritains et les Juifs négligeaient leur âme, et avaient au contraire un grand soin de leur corps, qu’ils purifiaient soigneusement en toutes manières, il leur apprend que ce n’est point par la pureté du corps qu’il faut honorer l’incorporel, mais par ce qu’il y a d’incorporel en nous, c’est-à-dire par l’esprit. N’offrez donc pas à Dieu des brebis et des veaux, mais offrez-vous vous-mêmes à lui en holocauste : c’est là lui offrir une hostie vivante. Il faut adorer en vérité.

Dans l’ancienne loi, toutes choses étaient des figures, savoir, la circoncision, les holocaustes, les sacrifices, l’encens. Dans la nouvelle, il n’en est pas de même : tout est vérité. En effet, ce n’est point la chair qu’on doit circoncire, mais les mauvaises pensées : il faut se crucifier soi-même, et retrancher, immoler les désirs honteux de la concupiscence. Voilà ce qui parut obscur à la Samaritaine : son esprit n’ayant pu atteindre à la sublimité de ces paroles, elle hésite, elle doute, elle dit : « Je sais que le Messie, c’est-à-dire, le CHRIST, doit venir (25) ». Jésus lui dit : « C’est moi-même qui vous parle (26) ». Comment les Samaritains pouvaient-ils attendre le CHRIST, eux qui ne recevaient que Moïse ? Grâce aux livres mêmes de Moïse. Au commencement de ses livres, Moïse annonce et fait connaître le Fils. En effet, cette parole : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Gen 1,26), s’adresse au Fils ; c’est le Fils qui parle à Abraham dans sa tente (Gen 18) : Jacob l’annonce prophétiquement en ces termes : « Le sceptre ne sera point ôté de Juda ; ni le Prince qui est de sa race, jusqu’à la venue a de celui à qui il est réservéGen 18) : Jacob l’annonce prophétiquement en ces termes : « Le sceptre ne sera point ôté de Juda ; ni le Prince qui est de sa race, jusqu’à la venue a de celui à qui il est réservé
C’est-à-dire : « De celui à qui le sceptre est réservé », c’est la leçon des Septante, et celle de notre texte.
, et il est l’attente des nations ». (Gen 40,9-10) Moïse aussi lui-même le prédit : « Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un Prophète comme moi, d’entre vos frères : c’est lui que vous écouterez ». (Deu 18,15) Et encore ce qui est écrit du serpent, de la verge de Moïse, d’Isaac, du bélier, et plusieurs autres choses qu’on peut voir et recueillir dans l’Ancien Testament, prédisaient toutes l’avènement du CHRIST.

Et pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ ne s’est-il pas servi de ces figures et de ces preuves pour persuader cette femme ? Il a cité le serpent à Nicodème, à Nathanaël il a rapporté les prophéties, et à celle-ci il n’a fait aucune mention de toutes ces choses ? Pourquoi cela, et quelle en est la raison ? C’est que ceux-là étaient des hommes versés dans les saintes Écritures, et que celle-ci n’était qu’une pauvre femme, simple et grossière, sans connaissance de ces Livres saints. Voilà pourquoi, dans l’entretien que Jésus a avec elle, il n’emploie pas ces figures, mais par l’eau, et par la prophétie, il l’attire à lui : c’est par là qu’il rappelle dans sa mémoire le CHRIST, et enfin il se fait connaître. Que si tout d’abord il eût discouru de ces choses avec cette femme, qui ne l’interrogeait pas, elle l’aurait pris pour un homme insensé, qui parlait sans savoir ce qu’il disait mais, en réveillant peu à peu ses souvenirs, il trouve l’occasion de se découvrir à elle fort à propos. Les Juifs s’étaient souvent assemblés autour de lui, pour lui dire : « Jusqu’à quand nous tiendrez-vous l’esprit en suspens ? Si vous êtes le CHRIST, dites-le-nous » (Jn 10,24) ; sans qu’il leur répondît clairement : mais à cette femme il déclare ouvertement qu’il est le CHRIST, parce qu’elle était dans de meilleures dispositions que les Juifs : les Juifs ne l’interrogeaient pas pour s’instruire, mais toujours ils l’épiaient malignement pour le surprendre. S’ils eussent voulu s’instruire, ils en trouvaient assez le moyen dans sa doctrine, dans ses paroles, ses miracles, et les Écritures. La Samaritaine, au contraire, parlait avec simplicité et sincérité ; comme le fait voir la conduite qu’elle tint ensuite. Car elle écouta, elle crut, elle engagea les autres à croire, et en tout on voit son attention, sa fidélité et sa foi. « En même temps a ses disciples arrivèrent (27) ». Ils arrivèrent à propos, dans lé temps qu’il fallait, lorsque Jésus-Christ l’avait parfaitement instruite. « Et, ils s’étonnaient de ce qu’il parlait avec une femme. Néanmoins nul ne lui dit : Que lui demandez-vous, ou, d’où vient que vous parlez avec elle ?

3. De quoi les disciples s’étonnaient-ils ? qu’admiraient-ils ? Un accès si facile, tant d’humilité dans une si grande et si illustre personne ; qu’il ne dédaignât point de parler à une pauvre femme ; qu’il se rabaissât jusqu’à s’entretenir avec une samaritaine. Néanmoins, dans leur étonnement, ils ne demandèrent point à Jésus pourquoi il s’arrêtait à parler avec cette femme : tant ils savaient bien garder le rang de disciples ; tant était grande et profonde la vénération qu’ils avaient pour leur Maître ! S’ils n’avaient pas encore de lui l’opinion qu’ils devaient avoir, ils le regardaient pourtant, et ils l’honoraient comme un homme admirable. Souvent néanmoins ils ont paru plus hardis nomme lorsque Jean se reposa sur son sein (Jn 13,23) ; lorsqu’ils s’approchèrent de lui et lui dirent : « Qui est le plus grand dans le royaume des cieux ? » (Mat 28,1) ; lorsque les enfants de Zébédée demandent d’être assis dans son royaume, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche (Mat 20,21). Pourquoi donc ici les disciples ne demandent-ils point à Jésus la raison de cet entretien ? Parce que, quand il s’agissait de leur propre intérêt, alors ils étaient dans la nécessité de demander ; mais ici rien ne les regardait. Au reste, ce n’est que longtemps après que Jean se reposa sur le sein de Jésus ; c’est lorsque, s’appuyant sur l’amour que Jésus lui portait, cet amour même lui inspira plus de hardiesse et de confiance. Car, parlant de soi, il dit : « C’était là le disciple que Jésus aimait ». (Jn 19,26) Est-il rien d’égal à ce bonheur ?

Mais n’en demeurons point là, mes chers frères, ne nous contentons pas d’exalter cet apôtre et de le nommer bienheureux : faisons nous-mêmes tous nos efforts pour atteindre à la félicité (les bienheureux ; imitons l’évangéliste et cherchons à connaître ce qui lui a attiré ce grand amour de Jésus-Christ. Quelle en est la cause ? Il a quitté son père, et sa barque, et ses filets, et il a suivi Jésus-Christ : mais cela lui était commun avec son frère, et aussi avec Pierre, et avec André, et avec les autres apôtres. Qu’y a-t-il donc eu en lui de si grand, de si excellent pour lui mériter un si grand amour ? Saint Jean n’a rien dit de soi, sinon qu’il était aimé ; la raison de cet amour, il l’a cachée par modestie. Qu’il fût extrêmement aimé de Jésus-Christ, cela était visible pour tout le monde : cependant nous ne voyons pas qu’il eût des entretiens avec lui, ni qu’il l’interrogeât en particulier, comme souvent le firent Pierre et Philippe, et Judas, et Thomas (Jn 13,24) ; si ce n’est une seule fois, et encore par amitié pour un de ses confrères dans l’apostolat, qui l’en avait prié. Le CORYPHÉE des apôtres lui ayant fait signe d’adresser une question, il le fit car ils avaient une vive affection fun pour l’autre. Ainsi l’on rapporte d’eux qu’ils étaient montés ensemble au Temple, qu’ils avaient prêché ensemble (Act 3,1). D’ailleurs Pierre montre souvent plus d’ardeur e de feu que les autres, et enfin c’est à lui que Jésus-Christ dit : « Pierre, m’aimez-vous plus que ne font ceux-ci ? » (Jn 21,15) Or, celui qui aimait plus que les autres, était sûrement aimé. Mais à l’égard de l’un on voyait éclater son amour pour Jésus, à l’égard de l’autre, c’était l’amour de Jésus qui paraissait visiblement. Qu’est-ce donc qui a fait aimer Jean d’un amour singulier ? Pour moi, il me semble que c’est son humilité et sa grande douceur : c’est pourquoi on remarque souvent une certaine crainte dans sa conduite.

Moïse nous l’apprend, combien est grande cette vertu de l’humilité : car c’est elle qui l’a rendu si grand. Rien, en effet, ne lui est comparable : voilà pourquoi c’est par elle que Jésus-Christ commence les béatitudes (Mat 5,3) ; voulant jeter le fondement d’un grand édifice, il a placé l’humilité la première. En effet, sans elle personne ne peut obtenir la grâce du salut : qu’on jeûne, qu’on prie, qu’on donne l’aumône, si c’est par vanité et par ostentation, tout est abominable ; comme au cou traire avec elle tout est agréable, tout est doux et aimable, tout est paix et sûreté. Conduisons-nous donc humblement, mes chers frères, conduisons-nous humblement : certes il nous sera aisé et facile de pratiquer cette vertu, si nous veillons sur nous-mêmes. O homme, qu’avez-vous enfin qui puisse vous enorgueillir ? Ignorez-vous la bassesse de votre nature ? Ne savez-vous pas que votre volonté est portée au mal ? Pensez à la mort, pensez à la multitude de vos péchés.

Peut-être vos belles actions vous inspirent de hauts sentiments et vous enflent le cœur ? mais cela même vous en fera perdre tout le fruit. Voilà pourquoi ce n’est point tant le pécheur, que l’homme de bien et de vertu, qui doit s’attacher à l’humilité. Pour quelle raison ? Parce que celui-là, sa conscience l’y force ; mais celui-ci, s’il rie veille extrêmement, bientôt un vent impétueux l’emporte, et toute sa vertu s’évanouit, comme celle du pharisien dont parle l’évangéliste (Luc 18,10). Vous faites l’aumône aux pauvres ? mais ce n’est point de votre bien ; c’est de celui qui appartient au Seigneur : c’est de ce qui vous est commun avec vos compagnons. Voilà justement pourquoi vous devez être et plus humbles et plus modestes ; prévoyant par les calamités de vos frères celles qui pendent sur vos têtes, et retrouvant en eux votre propre nature.

Peut-être ne sommes-nous pas sortis de parents si misérables ? Je le veux ; mais si les richesses sont entrées dans nos maisons, sans doute elles nous quitteront bientôt. Et encore, ces richesses, que sont-elles ? Une vaine ombre, une fumée qui s’exhale, la fleur de l’herbe, ou plutôt elles sont plus viles que la fleur de l’herbe. Pourquoi donc vous glorifier d’un peu d’herbe ? Les richesses ne viennent-elles pas, et aux voleurs, et aux impudiques, et aux femmes prostituées, et aux profanateurs des sépulcres ? Est-ce donc d’avoir de tels compagnons de richesses que vous vous glorifiez ? Vous êtes avides d’honneur ? Mais rien n’est plus propre à vous attirer de grands honneurs que l’aumône. Ceux que procurent les richesses et les dignités sont accompagnés de haine ; mais les honneurs que produit l’aumône sont libres et volontaires ; ils partent du cœur et de la conscience de ceux qui les rendent, qui ne peuvent nous les ravir. Que si les hommes ont tant de vénération et de respect pour ceux qui font l’aumône, et s’ils leur souhaitent toutes sortes de biens et de prospérités, songez à la rétribution, à la récompense que le Dieu des miséricordes leur octroiera. Travaillons donc à les acquérir, ces richesses qui demeurent toujours et que jamais on ne peut perdre, afin que, et en cette vie et en l’autre, nous soyons grands et illustres, et que nous jouissions un jour des biens éternels, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIV.

CETTE FEMME CEPENDANT LAISSANT LA SA CRUCHE, S’EN RETOURNA A LA VILLE, ET COMMENÇA A DIRE : A TOUT LE MONDE : – VENEZ VOIR UN HOMME QUI M’A DIT TOUT. CE QUE J’AI JAMAIS FAIT : NE SERAIT-CE POINT LE CHRIST ? (VERS. 28, 29, JUSQU’AU VERS. 39)

ANALYSE.

  • 1. Suite de l’histoire de la Samaritaine : humilité de cette femme.
  • 2. Pour quelle raison Jésus-Christ, ainsi que les prophètes, exprime souvent sa pensée par des comparaisons, des métaphores, des allégories. – Les prophètes ont semé, les apôtres ont moissonné.
  • 3. Suivre l’exemple de la samaritaine ; confesser soi-même ses péchés pour en faire pénitence. – On craint les hommes, on ne craint pas Dieu : on craint d’être déshonoré devant les hommes, et on ne craint pas de l’être devant Dieu. – On cache ses péchés aux hommes, et on ne s’efforce pas de les effacer devant Dieu par la pénitence. – Vraie pénitence, en quoi elle consiste. – Retourner au péché, c’est être semblable au chien qui retourne à ce qu’il a vomi. – Excellents moyens pour se corriger de ses vices : examiner ses péchés chacun en particulier, n’en passer aucun. – Saint Chrysostome a cru que la fin du monde était proche. – Le Seigneur arrivera subitement : se tenir toujours prêt à son avènement.

1. Il nous faut beaucoup de ferveur, il faut qu’un grand zèle nous anime, sans quoi nous ne pourrons acquérir les biens que Jésus-Christ nous a promis. Et certes, il le déclare lui-même, tantôt en disant : « Si quelqu’un ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas, il n’est pas digne de moi ». (Mat 10,38) Et tantôt : « Je suis venu pour mettre le feu sur la terre, et que désiré-je, sinon qu’il s’allume ? » (Luc 12,49) Par ces paroles, Jésus-Christ nous apprend que son disciple doit être fervent, tout de feu et toujours prêt à s’exposer à toutes sortes de périls. Telle était la Samaritaine : son cœur était si brûlant de la parole de Jésus-Christ qu’elle venait d’entendre, que laissant là sa cruche et l’eau pour laquelle elle est allée à ce puits, elle court à la ville inviter tout le peuple à venir voir Jésus. « Venez », dit-elle, venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai jamais fait ». Remarquez son zèle, remarquez sa prudence : elle était venue puiser de l’eau, et ayant trouvé la véritable source, elle quitte, elle méprise la fontaine terrestre, pour nous apprendre, quoique par un exemple bien humble, que si nous voulons soigneusement nous appliquer à l’étude de la céleste doctrine, nous devons mépriser toutes les choses du siècle et n’en faire aucun cas. Ce qu’ont fait les apôtres, cette femme l’a fait aussi, et même avec plus d’ardeur dans la proportion de son pouvoir. Ceux-là étant appelés, ont abandonné leurs filets, mais celle-ci, volontairement, et sans que personne le lui commande, laisse sa cruche et fait l’office d’évangéliste ; sa joie lui prête des ailes, et elle n’amène pas à Jésus-Christ une ou deux personnes, comme André et Philippe, mais elle met toute la ville en mouvement et lui attire tout le peuple.

Observez avec quelle prudence elle parle. Elle n’a point dit : venez voir le Christ ; mais avec ces mêmes ménagements par lesquels Jésus-Christ avait gagné son cœur, elle attire, elle engage les autres. « Venez », dit-elle, « venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai jamais fait » ; elle n’eut point de honte de dire : « Il m’a dit tout ce que j’ai jamais fait », quoiqu’elle eût pu dire : venez voir le Prophète. Mais quand une âme est embrasée du feu divin, rien de terrestre ne la touche plus, elle est insensible à la bonne et à la mauvaise réputation, elle va où l’emporte l’ardeur de sa flamme. « Ne serait-ce point le Christ ? » Remarquez encore la grande sagesse de cette femme : elle n’assure rien, mais elle ne garde pas non plus le silence. Car elle ne voulait pas les attirer à son opinion par son propre témoignage, mais elle voulait qu’ils vinssent entendre Jésus-Christ, afin qu’ils partageassent tous son sentiment, jugeant bien que, par là, ce qu’elle avait dit acquerrait et plus de force, et plus de vraisemblance. Toutefois Jésus-Christ ne lui avait pas découvert toute sa vie, mais ce qu’elle en venait d’entendre lui fit juger qu’il avait aussi la connaissance de tout le reste. Elle n’a point dit : venez, croyez ; mais, « venez, voyez » ; ce qui, certainement, était moins fort et plus propre à les attirer. L’avez-vous bien remarquée, la sagesse de cette femme ? Elle savait, oui, elle savait à n’en point douter, qu’aussitôt qu’ils auraient goûté de cette eau, il leur arriverait ce qui lui était arrivé à elle-même. Au reste, une personne d’un esprit plus grossier aurait parlé du reproche qu’on lui avait fait dans des termes plus enveloppés ; mais cette femme déclare ouvertement sa vie, et en fait une confession publique pour attirer et gagner tout le monde à Jésus-Christ.

« Cependant ses disciples le priaient de prendre quelque chose, en lui disant : Maître, mangez (31) ». Ces mots : « ils le priaient », signifient dans leur langage : « Ils l’exhortaient ». Voyant qu’il était accablé de chaud et de lassitude, ils l’exhortaient : ce n’était point une liberté trop familière qui les portait à le presser de prendre quelque chose, mais l’amour qu’ils avaient pour leur. Maître. Que leur répondit donc Jésus-Christ ? « J’ai une viande à manger que vous ne connaissez pas (32). Ils se disaient donc l’un à l’autre : « Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? (33) » Pourquoi donc vous étonnez vous qu’une femme, entendant nommer l’eau, ait cru qu’il s’agissait d’eau naturelle, lorsque les disciples eux-mêmes n’ont pas d’autres sentiments et ne s’élèvent à rien de spirituel ; ils doutent, tout en montrant, selon leur coutume, la vénération, et le profond respect qu’ils ont pour leur Maître, et discourent ensemble sans oser l’interroger. Ils font de même dans une autre occasion, où, souhaitant de lui demander la raison d’une chose, ils s’en abstiennent pourtant. Que dit encore Jésus-Christ ? « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé, et d’accomplir son œuvre, (34) ». Ici Jésus-Christ appelle sa nourriture le salut des hommes, en quoi il nous montre le soin extrême qu’il a de nous, et la grandeur de sa divine Providence. Car cet ardent désir que nous avons des, choses nécessaires à la vie, Dieu l’éprouve à l’égard de notre salut.

Mais faites attention à ceci : d’abord, Jésus-Christ ne découvre pas tout, mais premièrement il met l’auditeur en suspens, il le jette dans le doute, afin qu’après avoir commencé à chercher le sens de ce qu’il a entendu, tourmenté par l’incertitude, il reçoive ensuite avec plus d’empressement et de joie l’explication qu’il cherchait, et redouble d’empressement à écouter. Pourquoi donc le Sauveur n’a-t-il pas d’abord dit : Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père ? quoique cela ne fût pas tout à fait clair, ce l’était pourtant plus que ce qu’il avait déjà dit ; mais que dit-il ? « J’ai une viande à manger que vous ne connaissez pas ». Premièrement donc, comme j’ai dit, par le doute même où il les met, il les rend plus attentifs, et il les accoutume à comprendre ce qu’il dit énigmatiquement et par figures. Au resté, Jésus-Christ déclare dans la suite quelle est la volonté de son Père.

2. « Ne dites-vous pas vous-mêmes que dans « quatre mors la moisson viendra ? mais moi je vous dis : Levez vos yeux et considérez les campagnes qui sont déjà blanches et prêtes à moissonner (35) ». Voilà encore que Jésus-Christ, par des paroles simples, par une comparaison familière, élève l’esprit de ses disciples à la contemplation des choses les plus grandes et les plus sublimes : sous le nom de viande, il n’a voulu leur faire connaître autre chose, sinon que le salut futur et prochain des hommes ! Par ceux de champ et de moisson il exprime encore la même chose, c’est-à-dire cette multitude d’âmes qui était prête à recevoir la prédication. Par les yeux, il entend ici et ceux de l’âme et ceux du corps. Ils voyaient effectivement alors les Samaritains accourir en foule vers lui ; leur volonté ainsi disposée et soumise, c’est ce qu’il appelle les campagnes blanches. Comme les épis, lorsqu’ils sont blancs, sont tout prêts à moissonner, ainsi ceux-ci sont tout préparés et disposés pour le salut. Mais pourquoi Jésus-Christ n’a-t-il pas dit clairement : Les Samaritains viennent pour croire en moi ; déjà instruits par les prophètes, ils sont disposés et tout prêts à recevoir la parole et à porter du fruit ? et pourquoi les a-t-il désignés sous les noms de campagne et de moisson ? ces figures, que signifient-elles ? En effet, ce n’est pas ici seulement, mais c’est encore dans tout l’Évangile qu’il en use de la sorte : les prophètes font de même, et prédisent bien des choses sous l’enveloppe des métaphores et des figures. Quelle en est donc la raison ? l’Esprit-Saint n’a pas vainement établi cette coutume. Mais enfin pourquoi ? Pour deux raisons : la première, pour donner au discours plus de force et d’énergie, pour l’animer et le rendre plus sensible, car l’objet que représente une image naturelle excite et réveille davantage, et l’esprit qui le voit comme peint sur un tableau en est plus vivement frappé : voilà la première raison. La seconde, afin que la narration soit plus agréable et que le souvenir s’en conserve plus longtemps. En effet, rien ne se fait mieux écouter de la plupart des auditeurs, rien aussi ne les persuade davantage, qu’un discours qui nous présente les choses mêmes dont nous avons l’expérience. Cette parabole en fournit un exemple admirable.

« Et celui qui moissonne reçoit la récompense, et amasse les fruits pour la vie éternelle (36) ». Les fruits qu’on recueille de la moisson des biens de la terre ne servent point pour la vie éternelle, mais pour cette vie présente et passagère ; au contraire, ceux qui proviennent de la moisson spirituelle, sont réservés pour la vie immortelle. Voyez-vous comment, si la lettre est grossière, le sens est spirituel, et comment les paroles elles-mêmes distinguent et séparent les choses terrestres des choses du ciel ? Comme, à l’égard de l’eau, Jésus-Christ en a marqué la qualité propre par ces paroles : « Celui qui boira de cette eau n’aura jamais soif » ; de même ici, à l’égard de la moisson, il déclare que le moissonneur récolte pour la vie éternelle : « Afin que celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble ».

Qui est-ce qui sème?qui est-ce qui moissonne ? les prophètes ont semé, mais ce sont les apôtres qui ont moissonné (Jn 4,28). Ceux-là néanmoins n’ont pas été privés de la joie, ni de la récompense de leurs travaux, et quoiqu’ils ne moissonnent pas avec nous, ils partagent notre allégresse : car le travail de la moisson n’est pas le même que celui des semailles : là donc où il y a moins de travail, il y a aussi plus de joie : je vous ai réservés pour moissonner et non pour semer, en quoi il y a beaucoup à travailler. En effet, dans la moisson le profit est considérable et le travail n’est pas si grand, il est au contraire aisé et facile
En effet, il est toujours plus doux de recueillir que de semer.
. Au reste, par ces paroles, Jésus-Christ veut dire : la volonté des prophètes mêmes est que tous les hommes viennent à moi, la loi a proposé la voie ; ils ont semé pour produire ce fruit : le Sauveur montre aussi que c’est lui qui les a envoyés, et qu’il y a beaucoup d’affinité entre l’ancienne et la nouvelle loi ; et tout cela il le fait par cette parabole. Il cite encore ce proverbe qui était dans la bouche de tout le monde : « Car », dit-il, « ce que l’on dit d’ordinaire est vrai en cette rencontre : que l’un sème et l’autre moissonne (37) ». En effet, plusieurs disaient : Quoi ! les uns ont eu toute la peine, et les autres ont recueilli tout le fruit ? Et Jésus-Christ dit que cette parole trouve ici sa juste application : les prophètes ont travaillé, et vous, vous recueillez le fruit de leurs travaux. Il n’a point dit la récompense, car ils n’ont pas accompli gratuitement un si grand travail ; il dit seulement : le fruit.

Daniel s’est vu dans le même cas ; il cite ce proverbe : « C’est aux méchants à faire le mal
Ou : « Le mal est venu des méchants ».
. David aussi, en répandant des larmes, rappelle le même proverbe
En disant : « Les impies agiront avec impiété ». Dan 12,10.
. (1Sa 24,14) Jésus-Christ avait déjà dit auparavant : « Ainsi que celui qui sème soit dans la joie, aussi bien que celui qui moissonne ». Comme il devait dire que l’un sèmerait et l’autre moissonnerait, afin qu’on ne crût pas, comme j’ai dit, que les prophètes seraient privés de leur récompense, il ajoute quelque thèse de tout nouveau et à quoi on ne pouvait pas s’attendre, quelque chose qui n’arrive point dans les choses sensibles, irais qui distingue les choses spirituelles. Car s’il arrive dans les choses sensibles que l’un sème et que l’autre moissonne, le semeur et le moissonneur ne sont pas ensemble dans la joie ; mais l’un est dans la tristesse d’avoir travaillé pour l’autre, et celui-ci est seul dans la joie. Or, ici il n’en est pas de même : ceux qui ne moissonnent pas ce qu’ils ont semé sont dans la joie comme ceux qui moissonnent ; d’où il est visible qu’ils participent tous à la récompense. « Je vous ai envoyé moissonner ce qui n’est pas venu par votre travail : d’autres ont travaillé, et vous êtes entrés dans leurs travaux (38) ». Par ces paroles Jésus-Christ les excite et les encourage davantage. S’il paraissait dur et pénible de parcourir toute la terre et de prêcher, il fait voir au contraire que cela leur serait facile. En effet, ce qui était laborieux et causait de grandes sueurs, c’était d’ensemencer et d’amener à la connaissance de Dieu une âme qui n’en avait nulle idée.

Mais à quelle fin Jésus-Christ dit-il ceci ? Afin que, quand il les enverrait prêcher, ils ne se troublassent et ne se décourageassent point, comme s’ils étaient envoyés à une œuvre laborieuse et bien difficile. La fonction des prophètes était effectivement pénible, leur dit-il ; et les faits confirment ce que je dis, que votre tâche, à vous, est facile. Ainsi que dans la moisson il est facile d’amasser des fruits, et qu’en peu de temps on remplit l’aire de gerbes, sans attendre la saison, ni l’hiver, ni le printemps, ni les pluies ; c’est la même chose ici : les faits l’attestent assez haut. Pendant que Jésus-Christ discourait ainsi avec ses disciples, les Samaritains sortirent de leur ville et arrivèrent ; et le fruit fut amassé sur-le-champ, Voilà pourquoi il disait : « Levez vos yeux et considérez les campagnes qui sont déjà blanches ». Le Sauveur dit ces choses, et l’effet suit aussitôt, la parole. « Il y eut beaucoup de Samaritains de cette ville-là qui crurent en lui sur le rapport de cette femme, qui les assurait qu’il lui avait dit tout ce qu’elle avait jamais fait (39) ». Car ils voyaient bien que ce n’était ni par faveur, ni par complaisance, qu’elle avait loué Jésus, puisqu’il l’avait reprise de ses péchés et qu’elle n’aurait pas découvert ainsi à tout le monde la honte de sa vie pour faire plaisir à quelqu’un.

3. Suivons donc l’exemple de la Samaritaine, et que la crainte des hommes ne nous empêche pas de confesser publiquement nos péchés ; mais craignons Dieu comme il est juste de le craindre : Dieu qui à présent voit nos œuvres, Dieu qui punira un jour ceux qui maintenant ne font pas pénitence. Mais, hélas ! nous faisons tout le contraire : nous ne craignons pas celui qui nous doit juger ; et ceux dont nous n’avons rien à craindre, qui ne nous peuvent faire, aucun mal, nous les redoutons, nous ne craignons rien tant que d’être flétris par eux. Voilà pourquoi nous serons punis en cela même en quoi nous craignons de l’être
Je rirai à mon tour à votre mort, dit le Seigneur, et je me raillerai lorsque ce que vous craignez sera arrivé, lorsque le malheur un prévu tombera sur vous, etc. Pro 1,16.
 : car celui qui ne prend garde qu’à n’être point déshonora devant les hommes, et qui ne rougit point de commettre le mal devant Dieu, s’il ne fait pénitence, sera diffamé au jour du jugement, non devant une ou deux personnes, mais aux yeux de tout le monde entier. En effet, que là il se doive trouver une grande assemblée, pour voir vos bonnes et vos mauvaises œuvres, c’est ce que vous apprend la parabole des brebis et des boucs. (Mat 25,34) Saint Paul vous en avertit aussi : « Car nous devons tous », dit-il, « comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ ; afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises actions qu’il aura faites pendant qu’il était revêtu de son corps ». (2Co 5,40) Et encore : « Il découvrira les plus secrètes pensées du cœur ». (1Co 4,5)

Vous avez commis un péché, ou vous avez eu la pensée de le commettre, cela, à l’insu des hommes ? mais ce ne sera point à l’insu de Dieu : et cependant vous n’en êtes nullement en peine, et vous ne craignez que les yeux des hommes. Pensez donc que, dans ce jour, il ne vous sera pas possible de vous cacher aux hommes, et qu’alors tout sera exposé à nos yeux comme dans un tableau, afin que chacun prononce la sentence contre soi-même. C’est là de quoi l’exemple du riche ne nous permet pas de douter. Il vit debout devant ses yeux le pauvre qu’il avait méprisé, je veux dire Lazare, et celui qu’il avait rejeté avec horreur : maintenant il le prie de soulager sa soif d’une goutte d’eau sur le bout de son doigt. (Luc 16,49) Je vous en conjure donc, mes frères, encore que personne ne voie ce que nous faisons, que chacun de vous entre dans sa conscience, qu’il prenne la raison pour juge, et qu’à ce tribunal il fasse comparaître ses péchés. Et s’il ne veut pas qu’ils soient divulgués au jour terrible du jugement, qu’il y applique les remèdes de la pénitence et qu’il guérisse ses plaies. Car chacun peut, quoique chargé de mille plaies, chacun peut s’en aller guéri. « Si vous pardonnez », dit Jésus-Christ, « vos fautes vous seront pardonnées ; mais si vous ne pardonnez point, elles ne vous seront point pardonnées ». (Mat 6,14-15) En effet, comme les péchés noyés dans le baptême ne reparaissent plus, ainsi les autres seront effacés, si nous faisons pénitence.

Or, la pénitence consiste à ne plus commettre les mêmes péchés. « Car celui qui y retourne est semblable à un chien qui retourne à ce qu’il avait vomi » (2Pi 11, 21-22), et à celui aussi qui, comme dit le proverbe, bat le feu
« Qui bat le feu ». Ou qui remué, qui agite, qui souffle le leu celui qui retombe dans les mêmes péchés, lui est semblable ; parce qu’au lieu d’éteindre sa passion et sa concupiscence, il l’allume, de même que celui qui bat, ou souffle le feu, le ranime et l’enflamme davantage, bien loin de l’éteindre. Vid. Adag. Erasm.
, et qui tire de l’eau dans un vase percé
On sait que tirer de l’eau dans un vaisseau percé, ou dans un crible, c’est perdre son temps et sa peine ; c’est ne rien faire. Il en est de menue de celui qui retombe toujours dans les mêmes péchés qu’il a pleurés, et dont il a fait pénitence, etc.
. Il faut donc s’abstenir du vice, et de fait et de cœur, et appliquer à chaque péché le remède qui lui est contraire. Par exemple : avez-vous ravi le bien d’autrui ? avez-vous été avare ? abstenez-vous de voler, et appliquez à votre plaie le remède de l’aumône. Vous avez commis le péché de fornication ? cessez de le commettre et appliquez à cette plaie la chasteté. Vous avez terni la réputation de votre frère par votre langue ? cessez de médire et appliquez le remède de la charité. Faisons ainsi la revue de chacun de nos péchés en particulier, et n’en passons aucun ; car le temps de rendre compte est proche, certainement il est proche : c’est pourquoi saint Paul disait. « Le Seigneur est proche : Ne vous inquiétez de rien ». (Phi 4,5-6) Mais à nous, au contraire, peut-être faut-il nous dire : le Seigneur est proche, soyez dans l’inquiétude. Ces fidèles avaient de la joie d’entendre ces paroles : « Ne vous inquiétez de rien », eux qui passaient leur vie dans les calamités, dans les travaux, dans les combats. Mais à ceux qui, vivant dans les rapines et dans les voluptés, ont un terrible compte à rendre, ce n’est point cela qu’il leur faut dire, mais : le Seigneur est proche, inquiétez-vous !

Et certes la consommation du siècle n’est point éloignée, déjà le monde se hâte vers sa fin. Les guerres, la misère, les tremblements de terre, le refroidissement de la charité, la prédisent et l’annoncent. Comme le corps qui expire et qui est près de mourir est accablé de mille douleurs ; comme aussi d’une maison qui va s’écrouler se détachent du toit et des murailles bien des morceaux qui tombent à terre, de même la fin du monde est proche, et voilà pourquoi toutes sortes de maux l’attaquent de toutes parts. Si alors le Seigneur était proche, il l’est bien plus à présent ; si plus de quatre cents ans se sont écoutés depuis que saint Paul à dit : le Seigneur est proche ; s’il appelait son époque l’accomplissement des temps, à plus forte raison, du temps présent, doit-on dire qu’il est la fin du monde. Mais peut-être c’est pour cela que quelques-uns ne le croient pas. Eh ! n’est-ce pas, au contraire, une nouvelle raison de le croire ? D’où le savez vous, ô homme, que la fin n’est pas proche, que cette prédiction de saint Paul est encore loin de son accomplissement ? Comme ce n’est pas le dernier jour que nous disons être la fin de l’année, mais aussi le dernier mois, quoiqu’il soit de trente jours ; de même, quand il s’agit d’un si grand nombre d’années, un espace de quatre cents années peut être appelé la fin. Quoi qu’il en soit, dès lors l’apôtre a prédit la fin du monde.

Modérons-nous donc, changeons de vie, complaisons-nous dans la crainte de Dieu. Car dans le temps même où nous aurons le plus de confiance, lorsque nous y penserons le moins et que nous ne nous y attendrons pas, c’est alors que tout à coup le Seigneur arrivera. Voilà de quoi Jésus-Christ nous avertit, en disant : « Il arrivera, à la consommation de ce siècle, ce qui arriva au temps de Noé et au temps de Loth ». (Mat 24,37) Saint Paul nous le prédit de même : « Lorsqu’ils diront » : Nous voici en « paix » et en « sûreté, ils se trouveront surpris tout d’un coup d’une ruine imprévue, comme l’est une femme grosse des douleurs de l’enfantement ». (1Th 5,3) Qu’est-ce que cela veut dire, des douleurs d’une femme grosse ? Souvent les femmes grosses, au moment où elles jouent, dînent, sont au bain, se promènent sur la place publique, né pensent à rien moins qu’à ce qui va leur arriver, se trouvent subitement attaquées des douleurs de l’enfantement : puis donc que nous sommes également menacés d’être surpris, tenons-nous toujours prêts. On ne nous dira pas toujours ces choses, nous n’aurons pas toujours la même faculté, « Qui est celui », dit l’Écriture, « qui vous louera dans l’enfer ? » (Psa 6,5) Faisons donc pénitence en ce monde, afin que Dieu ait, pitié de nous au jour futur, et que nous obtenions le pardon entier de nos péchés. Je le demande pour nous tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXV.

LES SAMARITAINS ÉTANT DONC VENUS LE TROUVER, LE PRIÈRENT DE DEMEURER CHEZ EUX, ET IL Y DEMEURA DEUX JOURS. – ET IL Y EN EUT BEAUCOUP, PLUS QUI CRURENT EN LUI, POUR L’AVOIR ENTENDU PARLER. – DE SORTE QU’ILS DISAIENT A CETTE FEMME : CE N’EST PLUS SUR CE QUE VOUS NOUS EN AVEZ DIT QUE NOUS CROYONS EN LUI, CAR NOUS L’AVONS OUÏ NOUS-MÊMES, ET NOUS SAVONS QU’IL EST VRAIMENT LE CHRIST, SAUVEUR DU MONDE. – DEUX JOURS APRÈS IL SORTIT DE CE LIEU, ET S’EN ALLA EN GALILÉE. (VERS. 40, 41, 42, 43, JUSQU’AU VERS. 53)

ANALYSE.

  • 1. Plus docile à la grâce que les Juifs, les Samaritains confessent, après avoir seulement vu et entendu Jésus-Christ, qu’il est le sauveur du monde.
  • 2. Guérison du fils d’un officier de la cour d’Hérode.
  • 3. Ne point demander à Dieu des miracles, ou des gages de sa puissance. – Louer et aimer Dieu dans l’une et l’autre fortune : dans la joie et dans les afflictions ; dans la santé et dans la maladie : et souffrir tout pour son amour.

1. Il n’est rien de pire que l’envie et la jalousie. Rien n’est plus dangereux que la vaine gloire : elle corrompt le plus souvent tout le bien que l’on fait. Les Juifs en sont un exemple. Avec de plus grandes connaissances que les Samaritains, grâce aux prophètes qui les avaient élevés, ils leur furent néanmoins inférieurs. Les Samaritains crurent au témoignage d’une femme, et sans avoir vu de miracles ils sortirent de leur ville pour venir, prier Jésus-Christ de demeurer chez eux ; mais les Juifs, même après avoir vu des prodiges et des miracles, bien loin de l’engager à demeurer avec eux, le chassèrent et n’omirent rien pour l’éloigner tout à fait de leur pays ; eux, pour qui il était venu, ils le repoussèrent, tandis que d’autres le sollicitaient de demeurer chez eux. Jésus-Christ ne devait-il donc pas aller chez ceux qui l’en priaient, et se donner à ceux qui brûlaient de le posséder ? Devait-il s’obstiner à ce point à rester parmi des ennemis, parmi des traîtres ? cela n’aurait pas été digne de sa providence. Voilà pourquoi il se rendit à la prière des Samaritains et demeura deux jours chez eux lis auraient bien voulu le retenir et le garder dans leur ville ; l’évangéliste l’insinue par ces paroles : « Ils le prièrent de demeurer chez eux » ; mais il ne le voulut pas, il y demeura seulement deux jours, et dans ce peu de temps un grand nombre crurent en lui ; cependant il n’y avait point d’apparence qu’ils crussent en lui, soit parce qu’ils n’avaient vu aucun miracle, soit à cause de la haine qu’ils portaient aux Juifs. Mais néanmoins, jugeant avec impartialité ses paroles, ils conçurent de si grands sentiments de lui, que tous ces obstacles ne purent les étouffer, et ils l’admirèrent à l’envi : « De sorte qu’ils disaient à cette femme : Ce n’est plus sur ce que vous nous avez dit que nous croyons en lui, car nous l’avons ouï nous-mêmes et nous savons qu’il est vraiment le Christ, sauveur du monde ». Les disciples surpassèrent leur maîtresse ; ils auraient pu, avec justice, accuser les Juifs, eux qui avaient cru en Jésus-Christ et qui l’avaient reçu. Ceux-là pour qui il avait entrepris l’œuvre du salut lui jetèrent souvent des pierres, mais ceux-ci, lorsqu’il n’allait point chez eux, l’engagèrent à y venir ; ceux-là, après avoir vu des miracles, persistent dans leur obstination et dans leur incrédulité ; mais ceux-ci, sans en avoir vu, font paraître une grande foi, et même ils se glorifient d’avoir cru en Jésus sans le secours des miracles ; mais ceux-là ne cessent point de le tenter et de lui demander des miracles. Ainsi, toujours il est nécessaire qu’une âme soit bien disposée ; la vérité venant alors à se présenter, entrera facilement en elle et s’en rendra la maîtresse. Que si elle ne se rend pas la maîtresse, cela ne vient point de la faiblesse de la vérité, mais de l’endurcissement de l’âme. En effet, le soleil éclaire facilement les yeux qui sont purs et nets, mais s’il ne les éclaire pas, c’est la maladie des yeux, ce n’est point la faiblesse du soleil qui en est cause.

Écoutez donc ce que disent les Samaritains « Nous savons qu’il est vraiment le CHRIST, Sauveur du monde ». Remarquez-vous en combien peu de temps ils ont connu qu’il attirerait à soi tout le monde, qu’il était venu pour opérer le salut de tous les hommes, que sa providence ne devait point se renfermer et se borner aux Juifs seulement, et que sa parole se ferait entendre et se répandrait partout ? Mais les Juifs, bien différents d’eux, « s’efforçant d’établir leur propre justice, ne se sont point soumis à Dieu, pour recevoir cette justice qui vient de lui ». (Rom 10,3) Les Samaritains, au contraire, confessent que tous les hommes sont coupables, et publient hautement cet oracle de l’Apôtre : « Tous ont péché et ont « besoin de la gloire de Dieu, étant justifiés « gratuitement par sa grâce ». (Rom 3,23-24) Car en disant qu’il est le Sauveur du monde, ils font voir que le monde était perdu ; ils montrent en même temps la puissance d’un tel Sauveur. Plusieurs sont venus pour sauver les hommes, des prophètes, des anges : mais celui-ci est le vrai Sauveur, qui donne le salut véritablement et réellement, et non pas seulement pour un temps limité. Voilà un témoignage évident de la sincérité et de la pureté de leur foi.

En effet, les Samaritains sont doublement admirables : ils le sont et pour avoir cru, et pour avoir cru sans voir de miracles ; aussi ce sont eux que Jésus-Christ déclare heureux, eu disant : « Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru » (Jn 20,29) : ils sont encore admirables pour avoir cru sincèrement, puisqu’ayant ouï une femme dire, avec quelque sorte de doute : « Ne serait-ce point le CHRIST ? Ils ne dirent pas : Nous doutons aussi, nous en jugeons de même ; mais : « Nous savons », non seulement cela, mais encore « qu’il est vraiment le Sauveur du monde ». Ils ne le regardaient plus comme un homme ordinaire, mais ils le reconnaissaient pour le vrai Sauveur. Cependant, qui avaient-ils vu qu’il eût sauvé ? ils n’avaient entendu que des paroles, et toutefois ils parlent, comme ils auraient pu le faire, s’ils avaient vu beaucoup de miracles et des plus grands. Et pourquoi les évangélistes ne rapportent-ils pas ce que Jésus-Christ a dit, et ne font-ils pas mention de ces discours admirables ? C’est afin que vous sachiez que, parmi les grandes choses qu’il a dites et qu’il a faites, ils en passent beaucoup sous silence ; mais néanmoins, en rapportant l’issue, ils indiquent suffisamment tout le reste. En effet, Jésus-Christ a converti par sa parole tout le peuple et toute la ville. C’est quand les auditeurs n’ont été ni dociles, ni soumis, qu’ils sont dans la nécessité de rapporter ce qu’a dit Jésus-Christ, de peur qu’on ne rejette sur le prédicateur ce qui n’est imputable qu’à l’aveuglement des auditeurs. « Deux jours après, il sortit de ce lieu, et s’en alla en Galilée. Car Jésus témoigna lui-même qu’un prophète n’est point honoré dans son pays (44) ». Pourquoi l’évangéliste ajoute-t-il cela ? Parce qu’il ne fut pas à Capharnaüm, mais en Galilée, et de là à Cana. Et afin que vous ne demandiez pas pourquoi il ne demeura pas chez les siens, mais chez les Samaritains, il vous en donne la raison, en disant que c’est parce qu’ils ne l’écoutaient point : il n’y alla donc pas, pour ne les pas rendre plus coupables, et dignes d’un jugement plus rigoureux.

2. Au reste, par sa patrie, je crois que l’évangéliste entend ici Capharnaüm : Jésus-Christ nous apprend lui-même qu’il n’y a point été honoré ; écoutez ce qu’il dit : « Et toi, Capharnaüm, qui as été élevée jusqu’au ciel, tu seras précipitée jusque dans le fond des enfers ». (Luc 10,15) Il l’appelle sa patrie dans le langage de l’incarnation, comme y résidant habituellement. Quoi donc ! direz-vous, ne voyons-nous pas bien des personnes fort estimées et honorées de leurs compatriotes ? D’abord, de ces exceptions, il n’y a rien à conclure. De plus, si quelques-uns se sont fait une réputation dans leur patrie, ils en avaient une bien plus grande au-dehors : l’habitude de vivre ensemble engendre souvent le mépris.

« Étant donc revenu en Galilée, les Galiléens le reçurent » avec joie, « ayant vu tout ce qu’il avait fait à Jérusalem au jour de la fête, à laquelle ils avaient été aussi (45) ». Ne remarquez-vous pas que ceux dont on parlait mal sont ceux-là mêmes qui accoururent à lui plus promptement ? Qu’on en parlât mal, ce que rapporte l’évangéliste ne nous permet pas d’en douter : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jn 1,46) Et d’autres : « Lisez avec soin les Écritures, et apprenez qu’il ne sort point de prophète de Galilée ». (Jn 7,52) Les Juifs tenaient ce langage pour insulter Jésus-Christ, car plusieurs le croyaient de Nazareth. Ils lui faisaient encore ce reproche, comme s’il eût été samaritain : « Vous êtes un samaritain, et vous êtes possédé du démon » (Jn 8,48) : Mais voilà, dit l’Écriture, que les Samaritains et les Galiléens croient, pour la honte des Juifs : et même les Samaritains se montrent meilleurs que les Galiléens. En effet, ils ont reçu Jésus-Christ sur le seul témoignage d’une femme, mais les Galiléens n’ont cru en lui qu’après avoir vu les miracles qu’il avait faits.

« Jésus vient donc de nouveau à Cana en Galilée, où il avait changé l’eau en vin (46) ». L’évangéliste rapporte ici le miracle à la louange des Samaritains. Les Galiléens crurent en Jésus-Christ, mais après avoir vu les miracles qu’il avait opérés et à Jérusalem et chez eux ; les Samaritains, au contraire, le reçurent pour sa doctrine seulement. Saint Jean rapporte que Jésus vint en Galilée pour mortifier la jalousie des Juifs ; mais pourquoi alla-t-il à Cana ? Il y fut la première fois parce qu’il était invité aux noces ; mais, maintenant pourquoi y va-t-il ? Pour moi, il me semble véritablement qu’il y fut pour confirmer, par sa présence, la foi au miracle qu’il y avait opéré, et aussi pour s’attacher plus sûrement ces hommes, en allant chez eux de son propre mouvement, sans qu’ils l’en eussent prié, et en quittant même sa patrie pour leur donner la préférence sur les siens.

« Or, il y avait un seigneur de la cour dont le fils était malade à Capharnaüm, lequel ayant appris que Jésus venait de Judée, en Galilée, l’alla trouver, et le pria de vouloir venir chez lui, pour guérir son fils (47) » ainsi qualifié seigneur de la cour
« Seigneur de la cour ». C’est ce que signifie le mot βασιλιχὁς dans le grec, et celui de Regulus dans la Vulgate, qui a la même signification que Regius, ou, comme l’explique saint Jérôme, Palatinus. i e. un officier de la cour du prince, ou d’Hérode, que les Galiléens appelaient roi, quoique les Romains ne lui donnassent que le nom de Tétrarque.
, ou comme étant de la race royale, ou comme exerçant quelque dignité. Quelques-uns croient que c’est le même que celui dont parle saint Matthieu, mais on prouve visiblement que c’est un autre, et par sa dignité et par sa foi ; celui-là, quoique Jésus-Christ voulût bien aller chez lui, le prie de ne pas se donner cette peine ; celui-ci, au contraire, le presse de venir dans sa maison, quoiqu’il ne s’y offre pas ; l’un dit « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison » (Mat 8,8), l’autre fait de grandes instances : « Venez », dit-il, « avant que mon fils meure (29) ». Celui-là, descendant de la montagne, vint à Capharnaüm ; celui-ci fut au-devant de lui, de Samarie, comme il allait non à Capharnaüm, mais à Cana. Le serviteur de celui-là était attaqué d’une paralysie, le fils de celui-ci d’une fièvre. « Et il le pria de vouloir venir chez lui pour guérir son fils qui allait mourir:». Que lui répondit Jésus-Christ ? « Si vous ne voyez des miracles et des prodiges, vous ne croyez point (48) ». Toutefois, que cet officier vînt le trouver et le priât, c’était une marque de sa foi, de quoi l’évangéliste lui, rend témoignage, en rapportant ensuite que Jésus lui ayant dit : « Allez, votre fils se porte bien, il crut a la parole que Jésus lui avait dite, et s’en alla (50) ».

Que prétend donc ici l’évangéliste ? ou nous faire admirer avec lui les Samaritains pour avoir cru sans voir de miracles, ou pour censurer en passant la ville de Capharnaüm, qu’on regardait comme la patrie de Jésus. Car un autre qui dit, dans saint Luc
C’est par erreur que Chrysostome cite saint Luc.
 : « Seigneur, je crois, aidez-moi dans mon incrédulité » (Mrc 9,23), s’est servi des mêmes paroles. Au reste, cet officier a cru, mais sa foi n’était point pleine et entière ; il le fait voir en s’enquérant de l’heure où la fièvre avait quitté son fils. Car il voulait savoir si la fièvre l’avait quitté d’elle-même, ou si c’était par le commandement de Jésus-Christ. « Et comme il reconnut que c’était la veille à la septième heure » du jour, « il crut en lui, et toute sa famille (53) ». Ne voyez-vous pas qu’il crut, non sur ce qu’avait dit Jésus-Christ, mais sur le témoignage de ses serviteurs ? Aussi le Sauveur lui fait un reproche sur l’esprit dans lequel il était venu le trouver, et par là il l’excitait davantage à croire en lui. En effet, avant le miracle, il ne croyait qu’imparfaitement. Que si cet officier est venu trouver Jésus et le prier, il n’est rien en cela de merveilleux ; les pères, dans leur tendresse pour leurs enfants, s’ils en ont un de malade, courent précipitamment aux médecins, et non seulement à ceux en qui ils ont une entière confiance, mais aussi à ceux mêmes sur qui ils ne comptent pas entièrement, tant ils craignent de rien négliger. Et toutefois, celui-ci n’est venu trouver Jésus que par occasion, lorsqu’il allait en Galilée ; s’il eût pleinement cru en lui, son fils étant à la dernière extrémité et prêt à mourir, il n’aurait pas manqué de l’aller chercher jusque dans la Judée. Que s’il craignait, c’est aussi en quoi on ne peut l’excuser.

Remarquez, je vous prie, mes frères, que ses paroles mêmes montrent sa faiblesse et son peu de foi. Car il est constant qu’il aurait dû avoir une plus grande opinion de Jésus-Christ, sinon avant, du moins après qu’il eut fait connaître les bas sentiments qu’il avait de lui, et qu’il en eut été repris. Cependant écoutez-le parler, vous verrez combien il rampe encore à terre : « Venez », dit-il, « venez avant que mon, fils meure (49) » comme si Jésus-Christ n’aurait pas pu ressusciter son fils s’il était mort, comme s’il ne savait pas l’état où il était. Voilà pourquoi il le reprend et parle à sa conscience un langage sévère, lui faisant connaître que les miracles se font principalement pour le salut de l’âme. Ainsi il guérit également et le père qui est malade d’esprit, et le fils qui est malade de corps, pour nous apprendre qu’il ne faut pas tant s’attacher à lui à cause des miracles, que pour la doctrine. Le Seigneur opère les miracles, non pour les fidèles, mais pour les infidèles et les hommes les plus grossiers.

3. Dans sa tristesse et dans sa douleur, cet officier ne faisait pas beaucoup d’attention aux paroles de Jésus-Christ, il n’écoutait guère que celles qui tendaient à la guérison de son fils ; mais dans la suite il devait se les rappeler et en faire un grand profit : c’est ce qui arriva. Mais pourquoi Jésus-Christ, sans en être prié, offre-t-il d’aller chez le centenier, et ne fait-il pas la même offre à celui qui le presse et le sollicite vivement ? C’est que la foi du centurion étant parfaite, voilà pourquoi Jésus-Christ offre d’aller chez lui, afin de nous faire connaître la vertu de cet homme ; mais l’officier n’avait encore qu’une foi imparfaite. Comme donc il le pressait instamment en lui disant : « Venez », faisant voir par là qu’il ne savait point encore que Jésus pouvait guérir son fils, quoique absent et éloigné, Jésus lui montre qu’il le peut, afin que la connaissance qu’avait le centurion par lui-même, cet officier l’acquît, voyant que Jésus avait guéri son fils sans aller chez lui. Ainsi quand il dit : « Si vous ne voyez des miracles et des prodiges, vous ne croyez point », c’est comme s’il disait : Vous n’avez point encore une foi digne de moi, et vous me regardez encore comme un prophète. Jésus-Christ donc, pour manifester ce qu’il est et montrer qu’il faut croire en lui, même indépendamment des miracles, s’est servi des mêmes paroles par lesquelles il s’est fait connaître à Philippe : « Ne croyez-vous pas que je suis dans mon a Père et que mon Père est en moi ? (Jn 14,10) Quand vous ne me voudriez pas croire, croyez à mes œuvres ». (Jn 10,38)

« Et comme il était en chemin, ses serviteurs vinrent au-devant de lui, et lui dirent : a Votre fils se porte bien (51).

« Et s’étant enquis de l’heure qu’il s’était a trouvé mieux, ils lui répondirent : Hier, environ la septième heure » du jour « la fièvre le quitta (52).

« Son père reconnut que c’était à cette heure-là que Jésus lui avait dit : Votre fils se porte bien ; et il crut, lui et toute sa famille (53) ».

Ne le remarquez-vous pas, mes très-chers frères, que le bruit de ce miracle se répandit aussitôt ? En effet, cet enfant ne fut pas délivré d’une manière ordinaire du péril où il était, mais sa guérison eut lieu sur-le-champ ; d’où il est visible qu’elle n’était point naturelle, et que c’est Jésus-Christ qui l’avait opérée par sa vertu et par sa puissance. Déjà il était arrivé aux portes de la mort, comme le déclarent ces paroles du père : « Venez avant que mon fils meure », lorsque tout à coup il en fut arraché ; voilà aussi ce qui étonna les serviteurs. Peut-être même accoururent-ils non seulement pour apporter cette bonne nouvelle, mais encore parce qu’ils regardaient comme inutile que Jésus-Christ vînt : ils savaient effectivement que leur maître devait être arrivé ; voilà pourquoi ils furent à sa rencontre par le même chemin. Au reste, cet officier cessant de craindre, ouvre son cœur à la foi, pour montrer que c’est son voyage qui lui a procuré le miracle de la guérison de son fils ; il déploie toute sa diligence de peur qu’on ne croie qu’il l’ait fait inutilement ; et c’est aussi pour cela qu’il s’informe exactement de tout : « Et il crut, lui et toute sa famille ». Ce témoignage était exempt de tout doute et de tout soupçon. En effet, ses serviteurs, qui n’avaient point été présents au miracle, qui n’avaient point entendu Jésus-Christ, ni su l’heure, ayant appris de leur maître que c’était à cette même heure que lui avait été accordée la guérison de son fils, eurent une preuve très-certaine et très-évidente de la puissance de Jésus-Christ, et voilà pourquoi ils crurent aussi eux-mêmes.

Quel enseignement, mes frères, tirerons-nous de là ? Que nous, ne devons point attendre des miracles, ni demander au Seigneur des gages de sa divine puissance. Je vois des gens qui font paraître un plus grand amour de Dieu lorsque leurs fils ou leurs femmes ont reçu quelque soulagement dans leur maladie ; mais quand bien même nos vœux et nos désirs ne sont point exaucés, il est juste de persévérer toujours dans la prière, de ne pas cesser de chanter des cantiques d’actions de grâces et de louanges. C’est là le devoir des serviteurs fidèles ; c’est là ce que doivent au Seigneur ceux qui l’aiment et le chérissent comme il faut ; ils doivent, dans la prospérité et dans l’adversité, dans la paix et dans la guerre, toujours également accourir et s’attacher à lui ! Rien, en effet, n’arrive que par l’ordre de sa divine providence : « Car le Seigneur châtie celui qu’il aime, et il frappe de verges tous ceux qu’il reçoit au nombre de ses enfants ». (Heb 12,6) Celui qui ne le sert et qui ne l’honore que lorsqu’il vit dans la paix et dans la tranquillité, ne donne pas des marques d’un fort grand amour, et ne montre pas qu’il aime purement et sincèrement Jésus-Christ ; mais pourquoi parler de la santé, des richesses, de la pauvreté, de la maladie ? Quand même vous seriez menacés du feu, des plus cruels et des plus horribles tourments, vous ne devriez pas pour cela cesser un instant de chanter les louanges du Seigneur ; mais il vous faudrait tout souffrir pour son amour : tel doit être le fidèle serviteur, telle est une âme ferme et constante. Avec ces dispositions, vous supporterez facilement, mes chers frères, les afflictions et les calamités de la vie présente, vous acquerrez les biens futurs, et vous vous présenterez avec beaucoup de confiance devant le trône de Dieu. Veuille le ciel nous la départir à tous, cette confiance, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
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