John 6
HOMÉLIE XLII.
JÉSUS S’EN ALLA ENSUITE AU-DELÀ DE LA MER DE GALILÉE, QUI EST LE LAC DE TIBÉRIADE. – ET UNE FOULE DE PEUPLE LE SUIVAIT, PARCE QU’ILS VOYAIENT LES MIRACLES QU’IL FAISAIT SUR LES MALADES. – JÉSUS MONTA DONC SUR UNE MONTAGNE, ET S’Y ASSIT AVEC SES DISCIPLES. – OR, LA PÂQUE DES JUIFS APPROCHAIT. VERS. 1, 2, 3, 4, DU CHAP. 6, JUSQU’AU VERS. 15)
ANALYSE.
- 1. Il est quelquefois bon de se retirer loin de la persécution.
- 2. Miracle de la multiplication des pains. – Erreur des Marcionites.
- 3. Avec quel soin Jésus-Christ ménagé l’instruction de ses disciples dans l’opération de ses miracles. 4 Mépriser les dignités humaines et les richesses de la terre. – Les honneurs et les richesses de ce monde n’ont rien de comparable aux honneurs et aux biens que Dieu nous a promis.- La gloire des hommes est servile, pernicieuse, et de peu de durée. – Aimer, non cette gloire passagère, mais la gloire immortelle. – Différence de la servitude du monde et de celle de Jésus-Christ. – Contre les spectacles. – L’argent qu’on y dépense est criminellement employé : de quel supplice n’est-on pas digne, lorsqu’on donne à des femmes de mauvaise vie et à des abominables l’argent qu’on doit distribuer aux pauvres ?
1. Ne tenons point tête aux méchants, mes très-chers frères, mais apprenons à laisser le champ libre à leurs attaques contre nous, autant du moins que nous le pourrons sans compromettre notre vertu ; c’est ainsi qu’on arrête et qu’on rend inutile toute leur fureur. Et comme un dard, s’il choque contre un corps dur et solide, revient avec une grande impétuosité sur celui qui l’a décoché ; et, comme il perd aussitôt sa violence et toute sa force, si, quoique violemment lancé, il ne rencontre rien qui ait de la fermeté et de la résistance : de même les hommes colères et emportés deviennent plus furieux, lorsque nous leur résistons ; et si nous cédons, aussitôt leur fureur s’apaise. Voilà pourquoi Jésus-Christ, lorsque les pharisiens eurent appris qu’il avait à sa suite plus de disciples que Jean et qu’il baptisait plus que lui, s’en alla en Galilée pour étouffer leur jalousie, et par sa retraite il calma la fureur qu’avait sans doute allumée dans leur cœur l’envie qu’ils lui portaient. De retour en Galilée, il ne va point aux mêmes lieux où il avait été auparavant. Il ne vint point à Cana, mais il fut au-delà de la mer. Une grande foule de peuple le suivait pour contempler ses miracles. Quels miracles ? Pourquoi saint Jean ne les raconte-t-il pas ? Parce que cet évangéliste a rempli la plus grande partie de son livre des prédications de Jésus-Christ. En effet, dans l’histoire d’une année entière et même de la fête de Pâques, il ne fait mention d’aucun autre miracle que de la guérison du paralytique et du fils de l’officier ; parce qu’il n’a pas voulu tout rapporter, et certainement il ne l’aurait pas pu ; il s’est donc contenté de rapporter une faible partie des grandes œuvres que Jésus-Christ a opérées. « Et une grande foule de peuple le suivait », dit-il, « parce qu’ils voyaient les miracles qu’il faisait ». Ce peuple ne suivait pas Jésus par une foi pure et ferme : il se laissait plutôt entraîner par la curiosité de voir des miracles que par amour pour l’admirable doctrine qu’ils avaient entendu prêcher : ce qui montre une âme grossière ; car, dit l’apôtre : « Les miracles sont, non pour les fidèles, mais pour les infidèles ». (1Co 14,22) Mais le peuple, dont parle saint Matthieu, n’était pas de même, écoutez ce qu’il en dit : « Ils étaient tous dans l’admiration de sa doctrine, parce qu’il les instruisait comme ayant autorité ». (Mat 17,28-29) Pourquoi Jésus monta-t-il sur une montagne et s’y assit-il avec ses disciples ? C’est à cause du miracle qu’il allait faire. Mais que les disciples y soient montés seuls, c’est la faute du peuple qui ne l’avait pas suivi. Au reste, Jésus-Christ n’est pas monté sur une montagne pour cette unique raison, mais encore pour nous apprendre à fuir la foule et le tumulte, et montrer que la solitude est propre à l’étude de la sagesse. Souvent aussi Jésus se retirait seul sur une montagne, et y passait toute la nuit en oraison (Luc 6,12), pour nous enseigner que celui qui veut s’approcher de Dieu, doit avoir l’esprit libre, exempt de tout trouble et de toute dissipation ; et chercher un lieu paisible et tranquille. « Or, le jour de Pâques, qui est là grande fête des Juifs, était proche ». Pourquoi, direz-vous, Jésus ne se rendit-il pas à cette fête, et lorsque tous allaient à Jérusalem, pourquoi fut-il en Galilée, non seul, mais accompagné de ses disciples ; et de là à Capharnaüm ? C’est qu’il prenait l’occasion de la méchanceté des Juifs, pour abolir peu à peu la loi. « Jésus ayant levé les yeux, vit une grande foule de peuple (5) ». Ici Jésus-Christ nous fait connaître qu’il ne ; s’est jamais assis avec ses disciples, sans une raison particulière ; comme de leur parler, de les instruire avec plus d’attention, et de se les attacher : en, quoi nous voyons le grand, soin que sa divine Providence en avait, et combien il s’abaissait pour : se proportionner à leur faiblesse. Ils étaient assis tous ensemble, saris doute les yeux fixés les uns sur les autres. Ensuite « Jésus regardant, vit une grande foule de peuple qui, venait à lui ». Les autres évangélistes, marquent que les disciples, s’approchant de Jésus, l’avaient prié et conjuré de ne les, pas renvoyer, à jeun. Saint Jean dit que Jésus-Christ s’adressa à Philippe. Je tiens pour vrais l’un et l’autre rapport, mais ces choses ne sont point arrivées dans le même temps ; l’une a précédé l’autre, et les faits relatés sont différents. Pourquoi donc s’est-il adressé à Philippe ? Jésus-Christ savait qui, de ses disciples avait lé plus besoin d’instruction : et c’est Philippe qui dit à Jésus : « Montrez-nous votre Père, et il nous suffit ». (Jn 14,8) C’est pourquoi il l’instruit auparavant de ce qu’il va faire : s’il eût tout simplement opéré le miracle, et sans l’y préparer, il ne lui aurait pas paru si grand. Il a donc sain de lui faire d’abord avouer sa disette, afin qu’il connaisse mieux la grandeur du miracle. Faites attention à sa réponse : « Où trouverons-nous tout le pain qu’il faut pour donner à manger à tout ce monde ? » Le Seigneur fit de même, dans l’ancienne loi, à l’égard de Moïse, et, cela avant d’opérer le miracle qu’il voulait faire : « Que tenez-vous à la main ? » (Exo 4,2), lui dit-il. Comme les miracles qui arrivent inopinément et tout à coup, font facilement oublier ce qui s’est passé auparavant, Jésus-Christ rend Philippe attentif en lui faisant premièrement sentir et confesser sa disette ; afin qu’ensuite son étonnement ne lui fasse pas perdre le souvenir de ce qu’ira lui-même reconnu et déclaré, et que la comparaison qu’il fera lui montre toute la grandeur du miracle. Voilà aussi ce qui arriva en cette occasion. Philippe, à la question que lui fait Jésus-Christ, répond : « Quand on aurait pour deux cents deniers de pain, cela ne suffirait pas pour en donner à chacun tant soit peu (7). Mais Jésus disait ceci pour le tenter, car il savait bien ce qu’il devait faire (6) ». Que signifie cette parole : « Pour le tenter » ? Jésus-Christ ignorait-il ce que répondrait Philippe ? Non, c’est ce qu’on ne peut dire. 2. Quel est donc le sens de cette parole ? Nous pouvons l’apprendre des livres de l’Ancien Testament, où on lit : « Après cela Dieu tenta Abraham, et lui dit : Prenez Isaac, votre fils unique, pour qui vous avez tant d’affection », (Gen 22,1-2) Car Dieu ne dit point cela pour savoir si Abraham obéirait ou s’il n’obéirait pas, « lui qui connaît toutes choses avant même qu’elles soient faites ». (Dan 13,42), Mais, en l’un et l’autre endroit, Dieu parle à la manière des hommes, comme lorsque l’Écriture dit : « Dieu pénètre le fond du cœur. ». (Rom 8,27), elle n’attribue pas à Dieu une ignorance, mais une exacte et parfaite connaissance ; ainsi, lorsqu’elle dit : « Dieu tendre » ; cela ne signifie autre chose, sinon que le Seigneur connut exactement, ou bien on peut encore dire que Dieu les rendit plus fermes dans la foi, en donnant alors à Abraham, et maintenant à Philippe, une plus grande connaissance du miracle par la demande même qu’il leur fit. C’est pourquoi l’évangéliste, de crainte que, la simplicité de, ces paroles ne vous inspirât d’absurdes sentiments, a ajouté : « Car il savait bien ce qu’il « devait faire ». D’ailleurs, il faut partout remarquer le soin que prend l’évangéliste de réprimer tous les mauvais soupçons. De même qu’en cet endroit il a soin de prévenir la fausse opinion que les Juifs pouvaient concevoir, en disant : « Car il savait bien ce qu’il devait faire,» ; de même, lorsqu’il dit plus haut les Juifs le persécutaient « parce que non seulement il ne gardait pas le sabbat, mais qu’il disait même que Dieu était son Père, se faisant ainsi égal à Dieu » (Jn 5,18) ; si ce n’eût été là le sentiment que Jésus-Christ lui-même voulait qu’on eût de lui et qu’il avait établi et confirmé par ses œuvres, il n’aurait pas manqué de relever l’erreur. En effet, si dans ce que Jésus-Christ dit de lui-même, l’évangéliste craint les mauvaises interprétations et va au-devant des fausses idées qu’on pouvait se former ; à plus forte raison, dans ce que les autres disaient de lui, a-t-il dû craindre de laisser passer des erreurs sans les signaler. Si donc, en cet endroit, il n’a rien dit, c’est qu’il savait que ces paroles exprimaient la pensée de Jésus-Christ et sa volonté éternelle. Voilà pourquoi saint Jean ayant dit « Se faisant égal à Dieu », n’a point ajouté de correctif, parce que l’opinion des Juifs n’était point fausse, et qu’en cela ils avaient de Jésus-Christ le vrai sentiment qu’ils en devaient avoir, ses œuvres établissant et démontrant cette égalité. Lors donc que Jésus eût interrogé Philippe, « André, frère de Simon Pierre, dit (8) : Il y a ici un petit garçon qui a cinq pains d’orge et « deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour « tant de gens ? (9) ». André a de plus grands sentiments que Philippe, et cependant il n’a pas tout à fait compris l’intention de Jésus-Christ. D’ailleurs, je crois qu’il n’a point parlé ainsi au hasard, mais qu’avant appris les miracles des prophètes, comme celui d’Élisée dans la multiplication des pains (2Ro 4,42), il conçut quelques sentiments plus élevés, sans atteindre toutefois le sommet. Pour nous, mes frères, qui aimons la bonne chère, remarquons ici quelle était la nourriture de ces hommes admirables, combien elle était simple par la qualité et le nombre des mets, et tâchons de les imiter en cela. Ce qu’André dit ensuite marque beaucoup de grossièreté, car à ces paroles : Un petit garçon a cinq pains d’orge, il ajouta : « Mais qu’est-ce que cela pour tant de gens ? » Il pensait apparemment que celui qui opérait des miracles ferait peu de choses de peu et beaucoup de beaucoup. Mais c’est en quoi il se trompait, car il était aussi facile à Jésus de produire une grande abondance avec beaucoup qu’avec peu, car il n’avait nullement besoin d’avoir la matière entre ses mains. Mais de peur qu’on ne crie qu’il n’était pas convenable à sa sagesse de faire usage des créatures, comme l’ont follement enseigné les marcionites, il s’est expressément servi des choses créées pour opérer des miracles. Lors donc que ces deux disciples avaient perdu toute espérance, Jésus-Christ fait le miracle. De cette manière, après qu’ils eurent reconnu et confessé la difficulté de trouver la quantité de pains qu’il fallait pour donner à manger à cette foule de peuple, le miracle, leur fut plus avantageux et plus profitable, en leur faisant connaître la vertu et la puissance de Dieu. Et comme ce miracle était de la nature de ceux que les prophètes avaient opéré, quoique Jésus-Christ ne le produisît pas de même qu’eux et qu’il fît précéder l’action de grâces, de peur toutefois que ces personnes simples et faibles ne tombassent dans quelque soupçon et dans quelque doute, voyez, mes frères, comment il prend tous les moyens pour élever leur esprit et leur faire sentir la différence. Lorsque les pains ne paraissaient point encore, c’est alors même qu’il fait le miracle, afin que vous sachiez que ce qui n’est point, comme ce qui est, lui est également soumis, ainsi que : le déclare saint Paul : « Dieu appelle ce qui n’est point comme ce qui est ». (Rom 4,17) Comme si déjà la table était préparée et le repas servi, Jésus-Christ ordonne sur-le-champ qu’on les fasse asseoir et voilà par où il élève l’esprit de ses disciples. Mais la preuve que la demande qu’il leur avait faite leur avait été utile, c’est qu’aussitôt ils obéirent ; ils ne furent point troublés, ils ne dirent pas : Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi commandez-vous qu’on les fasse asseoir, lorsqu’on ne voit rien à manger ? Ainsi, les disciples, avant de voir le miracle, commencèrent à croire, eux qui au commencement ne croyaient pas de même et qui disaient : « Où achèterons-nous des pains ? » Ou plutôt même ils firent asseoir le peuple avec joie. Mais d’où vient que Jésus-Christ, avant de guérir le paralytique, de ressusciter un mort, de calmer la mer, ne prie point, et qu’ici il prie lorsqu’il va multiplier les pains ? C’est pour nous apprendre qu’avant de manger, il faut rendre grâces à Dieu. Au reste, c’est dans les plus petites choses que Jésus-Christ a coutume de rendre ainsi grâces à Dieu, afin de vous apprendre que ce n’est pas par nécessité qu’il le fait, car s’il avait eu besoin de le faire, il l’aurait plutôt fait dans les grandes œuvres qu’il a opérées. Mais celui qui les a produites avec cette suprême autorité, on ne peut douter que, dans les autres, il n’agisse ainsi par condescendance. 3. De plus, ici était présente une grande foule de peuple à qui il fallait persuader qu’il était envoyé de Dieu. Voilà pourquoi, lorsque Jésus-Christ opère quelque miracle en particulier, il ne fait point d’action de grâces ; mais s’il le produit en présence de plusieurs, il en fait pour ôter le soupçon qu’il était ennemi de Dieu et contraire au Père. « Et il distribua les pains et les poissons à ceux qui étaient assis, et ils furent rassasiés (11) ». Remarquez la différence qu’il y a entre le serviteur et le maître : les serviteurs, recevant la grâce avec mesure, faisaient aussi leurs miracles ; mais Dieu, agissant avec un pouvoir absolu, opère toutes choses avec un luxe de puissance. « Il dit à ses disciples : Amassez les morceaux qui sont restés. Ils les ramassèrent et « remplirent douze paniers (12 et 13) ». Jésus-Christ ne fit pas amasser les morceaux par affectation et par vanité, mais afin qu’on ne regardât pas le miracle comme une illusion et un prestige, et c’est aussi pour cela qu’il crée de nouveau, en se servant de la matière qu’il à sous sa main. Pourquoi Jésus-Christ a-t-il fait distribuer le pain par ses disciples, et non par le peuple ? Parce que ce sont principalement eux qu’il voulait instruire, eux qui devaient être les docteurs de tout le monde. Le peuple ne devait pas encore tirer un grand fruit des miracles ; en effet, ils oublièrent aussitôt celui-ci, et ils en demandèrent un autre. Mais les disciples en devaient beaucoup profiter, et aussi ce ne fut point là un faible sujet de condamnation pour Judas, qui avait porté un panier comme les autres. Or, que, ce soit pour leur instruction que Jésus-Christ ait fait cela, l’allusion qu’il y fit ensuite le montre clairement ; car il leur dit : « Ne vous souvient-il point encore du nombre des paniers que vous avez emportés ? » (Mat 16,9) Et c’est aussi pour la même raison que le nombre des paniers fut égal à celui des disciples. Mais dans le second miracle, comme ils étaient déjà instruits, il ne resta que sept corbeilles. Pour moi, dans ce miracle, je n’admire pas seulement la multiplication des pains, mais, avec cette quantité de morceaux, j’admire ce juste nombre de paniers, et le soin qu’eut Jésus-Christ qu’il n’en restât ni plus ni moins, mais précisément ce qu’il voulut, prévoyant la consommation qui serait faite, signe visible d’une puissance ineffable. Ces morceaux confirmèrent donc le miracle, en prouvant, et qu’il n’y avait point là de prestige ni d’illusion, et que le repas avait laissé des restes. Le miracle des poissons, Jésus-Christ le fit alors des poissons mêmes qu’on lui avait présentés ; mais après sa résurrection, il n’employa plus de matière. Pourquoi ? pour nous apprendre que s’il s’était servi dans cette occasion d’une chose déjà créée, ce n’était pas qu’il eût besoin de matière ni d’éléments, mais que c’était uniquement pour fermer la bouche aux hérétiques ▼▼« Hérétiques ». Les marcionites, les manichéens et leurs sectateurs
. « Le peuple disait : C’est là vraiment le prophète (14) ». O prodige de la gourmandise ! Jésus-Christ avait fait une infinité de miracles plus admirables que ceux-ci, et ils n’ont reconnu et confessé qu’il était le prophète ▼▼« Le Prophète ». C’est-à-dire le prophète attendu, prédit, annoncé par Moïse. (
Deu 18,15)
, qu’après qu’ils eurent été rassasiés. Mais notre récit prouve évidemment qu’ils étaient dans l’attente de quelque grand et excellent prophète. En effet, les uns disaient : « N’êtes-vous pas le prophète ? » les autres : « Il est le prophète. Mais Jésus sachant qu’ils devaient venir l’enlever pour le faire roi, s’enfuit encore sur la montagne (15) ». Ah ! qu’il est grand le tyrannique empire de la gourmandise ! Quelle légèreté d’esprit1 ils ne vengent plus la loi, ils ne se mettent plus en peine de la violation du sabbat. Ils ne sont plus emportés du zèle de l’amour de Dieu ; leur ventre est plein, ils ont tout oublié ; le voilà maintenant, leur prophète, et ils vont le couronner roi : mais Jésus-Christ s’enfuit. Pourquoi ? Pour nous apprendre à mépriser les dignités, et nous faire connaître qu’il n’a nul besoin des choses terrestres : Celui qui, venant au monde, a cherché la simplicité en tout, dans le choix d’une mère, d’une maison, d’une patrie, dans son éducation, dans ses habits, ne devait pas se rendre illustré par les choses de la terre : il était grand et illustre par les choses qu’il a, apportées du ciel, par les anges, par l’étoile, par la voix que le Père a fait retentir, par le témoignage de l’Esprit-Saint, par les prophètes qui longtemps auparavant l’avaient annoncé. Sur la terre, tout était bas, tout était vil, afin que sa puissance en éclatât davantage. De plus, il est venu pour nous enseigner que nous devons mépriser les choses présentes, et ne point admirer ce qui paraît brillant en cette vie, mais nous en moquer et n’aimer que les biens à venir. En effet, celui qui admire les choses de ce monde n’admirera point celles du ciel. Voilà pourquoi Jésus-Christ disait à Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36), afin qu’il ne parût pas se servir d’une crainte ni d’une puissance humaine pour persuader son innocence. Pourquoi donc le prophète dit-il : « Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur ; il est monté sur l’ânon de celle qui est sous le joug ? » (Zac 9,9 ; Mat 21,5) Le prophète parle du royaume céleste et non pas de celui de la terre. C’est pourquoi Jésus-Christ disait encore : « Je ne tire point ma gloire d’un homme ». (Jn 5,41) 4. Apprenons donc, mes très-chers frères, à mépriser les dignités humaines, bien loin de les désirer. Nous sommes élevés à une grande et haute dignité ; c’est un outrage, une moquerie et une vraie comédie que de lui comparer les dignités, les honneurs de ce monde : de même que les richesses de la terre, si vous les comparez à celles du ciel, sont la pauvreté même, et cette vie sans l’autre, une mort : « Laissez aux morts », dit Jésus-Christ, « le soin d’ensevelir leurs morts » (Mat 8,22) ; de même aussi cette gloire, si on la compare à celle qui nous attend, n’est qu’une honte, une risée, un jeu. Ne la recherchez donc pas. Si ceux qui la donnent sont plus vils et plus méprisables que l’ombre et qu’un songe, la gloire elle-même l’est bien plus encore. « La gloire de l’homme est comme la fleur de l’herbe ». (1Pi 1,24) Est-il rien de plus vil que la fleur de l’herbe ? Mais quand cette gloire serait de longue durée, quel profit, quel avantage l’âme en retirerait-elle ? Aucun : au contraire, elle nuit extrêmement, elle nous asservit, nous rend ses valets et de pire condition que les esclaves, des valets forcés de servir, non un seul maître, mais deux, trois et mille qui commandent tout à la fois des choses différentes. Combien n’est-il pas plus avantageux d’être libre que d’être esclave ? d’être libre de la servitude des hommes, et d’obéir aux commandements de Dieu ? Enfin, vous voulez aimer la gloire, aimez-la ; mais aimez la gloire immortelle : elle est plus brillante et beaucoup plus utile. C’est au prix de votre salut que le monde vous rend son admiration ; mais Jésus-Christ vous donne le centuple de tout ce que vous lui donnez, et encore y ajoute-t-il la vie éternelle. Que vaut-il donc mieux : être l’admiration de la terre on du ciel ; des hommes ou de Dieu ? Pour votre perte ou pour votre profit ? Être couronné pour un jour ou pour des siècles sans fin ? Donnez à l’indigent et non à ce baladin, de peur qu’avec votre argent vous ne perdiez aussi son âme. Lorsque vous allez curieusement et fort mal à propos le voir danser, vous êtes responsable de sa perte. Si ces malheureux savaient que leur art ne leur sera d’aucun profit, déjà depuis longtemps ils l’auraient abandonné : mais lorsqu’ils vous voient accourir, applaudir, ouvrir votre bourse et épuiser toutes vos richesses pour les enrichir, encore qu’ils ne voulussent plus s’obstiner dans leur métier, l’appétit du gain les y tient attachés. S’ils savaient que personne ne prendra plaisir à leurs exercices, le profit cessant, vite ils quitteraient le métier ; mais comme ils se voient admirés, l’approbation publique est une amorce qui les séduit. Cessons de faire d’inutiles dépenses : apprenons-en quoi et quand il faut dépenser : craignons d’irriter la colère de Dieu ; et en amassant par où il n’est pas permis d’amasser, et en répandant où il ne le faut point. De quelle vengeance n’êtes-vous pas digne lorsque, laissant là le pauvre, vous donnez à une prostituée ? Et quand même vous ne lui donneriez qu’un argent bien acquis, récompenser le crime et honorer ce qui mérite punition, n’est-ce pas là un grand péché ? Mais si vous dépouillez l’orphelin et frustrez la veuve pour encourager l’incontinence, songez au feu que Dieu allumera pour punir une action si abominable. Écoutez ce que dit saint Paul : « Ceux qui font ces choses sont dignes de mort ; et non seulement ceux qui les font, mais aussi quiconque approuve ceux qui les font ». (Rom 1,32) Peut-être nos réprimandes sont-elles trop dures et trop fortes, mais notre silence même ne vous préserverait pas des supplices préparés pour ceux qui ne se corrigent point. À quoi bon flatter de douces paroles ceux qui sont menacés d’un supplice effectif ? Vous louez ce danseur, vous l’applaudissez, vous l’admirez, donc vous êtes pire que lui. Lui, sa pauvreté semble l’excuser, si elle ne le justifie pas ; mais vous, vous ne pouvez pas même nous apporter cette excuse. Lui, si je l’interroge et lui dis : Pourquoi avez-vous laissé de côté les autres arts pour en exercer un qui est impur et exécrable, il me répondra : C’est parce que, moyennant un petit travail, je puis beaucoup gagner. Mais vous, si je vous demande pourquoi allez-vous applaudir un homme sans mœurs, qui vit pour la perte d’une infinité de gens ? vous ne pourrez pas avoir recours à une pareille excuse vous serez forcé de baisser les yeux, et vous rougirez malgré vous. Que si, même devant nous, vous êtes hors d’état de vous justifier, lorsque le terrible et redoutable Juge paraîtra assis à son tribunal, lorsqu’il nous faudra rendre compte, et de nos pensées et de nos actions, comment pourrons-nous subsister ? De quels yeux regarderons-nous notre juge ? Que dirons-nous ? Quelle défense apporterons-nous ? Quelle excuse bonne ou mauvaise aurons-nous à donner ? Dirons-nous que nous avons été au spectacle pour y faire de la dépense, pour le plaisir que nous y trouvions, pour la ruine de ceux que nous faisons périr par cet infâme métier ? Sûrement nous ne pourrons rien répondre, mais nous serons infailliblement condamnés à un supplice qui ne finira jamais, qui durera éternellement. Dès maintenant prenons garde de ne pas tomber dans ce malheur, afin que ; sortant de cette vie avec une bonne espérance, nous obtenions les biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles ! Ainsi soit-il. HOMÉLIE XLIII.
LORSQUE LE SOIR FUT VENU, SES DISCIPLES DESCENDIRENT AU BORD DE LA MER ET MONTÈRENT SUR UNE BARQUE, POUR PASSER au-delà DE LA MER, VERS CAPHARNAÜM. IL ÉTAIT DÉJÀ NUIT QUE JÉSUS N’ÉTAIT PAS ENCORE VENU À EUX. – CEPENDANT LA MER COMMENÇAIT À S’ENFLER À CAUSE DU GRAND VENT QUI SOUFFLAIT. (VERS. 16, 17, 18, JUSQU’AU VERS. 26) ANALYSE.
- 1. Jésus traverse la mer sans barque et apaise une tempête. – Jésus faisait certains miracles, sans autres témoins que ses disciples.
- 2. Inconstance et légèreté du peuple. – Miracle du passage de la mer Rouge, miracle de Jésus-Christ marchant sur la mer ; leur différence. – Dieu veut que nous lui rendions grâces des biens terrestres et des biens spirituels qu’il nous fait. – Ne demander à Dieu que les biens spirituels, comme les seuls nécessaires. – Quelles sont les choses que nous devons principalement demander au Seigneur. – Les pécheurs, les scélérats sont riches, pourquoi ? – Aimer des véritables richesses.
1. Ce n’est pas seulement quand Jésus-Christ est, de corps, auprès de ses disciples, qu’il s’occupe d’eux, c’est encore lorsqu’il est absent et même fort éloigné. Sa toute-puissance lui permet de produire des effets pareils dans les conjonctures les plus différentes. Remarquez, par exemple, ce qu’il fait ici : ayant laissé ses disciples, il gravit la montagne. Le Maître étant absent, les disciples, sur le tard, descendirent au bord de la mer et demeurèrent là jusqu’au soir à attendre qu’il revînt ; lorsque le soir fut venu, dans l’inquiétude et l’impatience où ils étaient, ils cherchèrent avec empressement leur cher Maître, tant leur âme était embrasée du feu de son amour. Ils ne disent pas : Le soir est venu, la nuit approche, maintenant où irons-nous ? Ce lieu est dangereux, l’heure est périlleuse : inspirés par leur ardente affection, ils montent dans une barque. Et ce n’est pas sans raison que l’évangéliste indique le temps, c’est pour montrer l’ardeur de leur amour. Pourquoi donc Jésus s’était-il éloigné de ses disciples ? ou plutôt pourquoi paraît-il de nouveau tout seul, marchant sur la mer ? Premièrement, pour leur apprendre combien il était triste et dangereux pour eux d’être seuls et séparés de lui, et pour enflammer davantage leur cœur ; en second lieu ; pour leur montrer sa puissance. Comme Jésus-Christ ne les instruisait pas seulement en public avec tout le peuple, mais encore en particulier, de même aussi il faisait pour eux des miracles particuliers que le peuple ne voyait pas, parce qu’il était juste que ceux à qui il devait confier la conversion et le gouvernement de tout le monde, reçussent aussi de plus grandes grâces et de plus grands dons que les autres. Et quels sont les miracles, direz-vous, que les seuls disciples ont vu ? La transfiguration sur la montagne, le miracle que Jésus fait ici sur la mer, beaucoup de choses admirables et merveilleuses après sa résurrection, et, comme je le crois, bien d’autres encore. Les disciples vinrent donc vers Capharnaüm ; véritablement ils ne savaient pas où était allé leur Maître, mais ils espéraient de le rencontrer là ou dans leur navigation. Saint Jean l’insinue en disant que le soir étant arrivé, Jésus n’était pas encore venu, et que la mer s’était enflée à cause d’un grand vent qui soufflait. Et les disciples ? Ils étaient troublés, et certes, il y avait sujet de l’être ; bien des choses étaient capables de les épouvanter : le temps, car il était nuit ; la tempête, car la mer s’était enflée ; le lieu, car ils n’étaient pas proche de la terre. Mais « comme ils eurent fait environ vingt-cinq stades (19) », il leur arrive enfin ce à quoi ils ne s’attendaient pas, « car ils virent Jésus qui marchait sur la mer », et comme ils étaient fort effrayés, il leur dit : « C’est moi, ne craignez point (20) ». Pourquoi donc leur apparaît-il ? Pour leur faire connaître que c’était lui qui apaiserait la tempête. Ces paroles de l’évangéliste nous le font entendre : « Ils voulurent le prendre dans leur barque ; et la barque se trouva aussitôt au lieu où ils allaient (21) ». Ainsi, non seulement il les délivra du danger, mais encore il les fit heureusement arriver au port. Il ne se fit pas voir au peuple marchant sur la mer, parce que ce miracle était au-dessus de sa portée, et même il ne s’y fit pas voir longtemps à ses disciples, mais il se montra, il apparut et disparut aussitôt ; pour moi, il me semble que c’est ici un autre miracle que celui que saint Matthieu raconte, et même bien des choses prouvent qu’il est différent. Au reste, souvent Jésus-Christ fait les mêmes miracles, afin qu’ils n’étonnent pas seulement ceux qui les voient, mais, qu’étant accoutumés à les voir, ceux-ci les reçoivent avec beaucoup de foi. « C’est moi, ne craignez point ». Jésus, par sa parole, chasse la crainte de leur cœur ; il ne fit pas de même dans une autre occasion où Pierre dit : « Seigneur, si c’est vous, commandez que j’aille à vous ». (Mat 14,28) Pourquoi donc alors les disciples ne le reconnurent-ils pas aussitôt, tandis qu’à présent ils le reconnaissent et croient en lui ? Parce qu’alors la tempête continuait et tourmentait la barque, et que maintenant sa voix calme la mer. S’il n’en est pas ainsi, c’est sûrement, comme je viens de le dire, parce que Jésus, faisant souvent les mêmes miracles, les premiers rendaient les seconds plus croyables. Et pourquoi ne monte-t-il pas dans la barque ? C’était pour faire un plus grand miracle, et en même temps pour manifester plus clairement sa divinité, et pour montrer que quand il avait rendu grâces, il ne l’avait pas fait par besoin, mais par condescendance. Il permit que la tempête s’élevât, pour les engager à le chercher toujours, et il l’apaisa sur-le-champ, pour manifester sa puissance ; enfin, il ne monta point dans la barque pour faire un plus grand miracle. « Le lendemain le peuple, qui était demeuré à l’autre côté de la mer, ayant vu qu’il n’y avait point là d’autre barque et que Jésus n’y était point entré avec ses disciples (22) », ils entrèrent aussi eux-mêmes dans d’autres barques, qui étaient arrivées de Tibériade. Pourquoi saint Jean détaille-t-il toutes ces circonstances, ou plutôt pourquoi n’a-t-il pas dit que le lendemain, les gens s’étant embarqués ; s’en allèrent ? Il veut nous apprendre quelqu’autre chose. Quoi ? Que si Jésus-Christ n’avait pas ouvertement déclaré cela au peuple, il l’avait néanmoins secrètement insinué et donné à penser, car il dit : « Le peuple vit qu’il n’y avait eu là qu’une seule barque », que Jésus n’y était point entré avec ses disciples ; et étant entrés dans des barques qui étaient arrivées de Tibériade, « ils allèrent à Capharnaüm chercher Jésus ». En effet, que restait-il à penser, sinon que Jésus était allé à Capharnaüm en traversant la mer à pied ? On ne pouvait pas dire qu’il avait passé la mer sur une autre barque, il n’y en avait qu’une, ait saint Jean celle dans laquelle les disciples sont entrés. Toutefois, après un si grand miracle, ils ne demandèrent pas à Jésus comment il avait fait pour passer la mer, ils ne s’informèrent pas d’un miracle aussi considérable. Que dirent-ils donc ? « Maître, quand êtes-vous venu ici (25) ? » À moins qu’on ne suppose qu’ici l’évangéliste a mis « quand » pour « comment », et dans le même sens. 2. Ici encore, mes frères, il est important de faire attention à l’inconstance et à la légèreté de ce peuple. Les mêmes qui avaient dit c’est là le prophète ; les mêmes qui avaient été cherchés Jésus pour l’enlever et le faire leur roi, l’ont-ils trouvé, ils n’y pensent plus, et perdant, il faut le croire, le souvenir du miracle, ils cessent d’admirer Jésus-Christ pour ses œuvres passées. Peut-être aussi le cherchent-ils, à présent, pour l’engager à leur donner encore à manger, comme précédemment. Les Juifs passèrent la mer Rouge sous la conduite de Moïse, mais ce miracle était bien différent de celui-ci. Ce que fait Moïse, il le fait comme serviteur, il l’obtient par la prière (Exo 14,22), mais Jésus-Christ opère tout par sa suprême autorité et sa souveraine puissance. Là le souille d’un vent du midi dessèche l’eau, et les Juifs passent la mer à sec ; mais ici le miracle est plus grand : l’eau, sans rien perdre de sa nature, porte le Seigneur sur son dos, confirmant cette parole : « Le Seigneur « marche sur la mer comme sur un pavé ». (Job 9,8, 70) Au reste, le miracle des pains était bien à sa place au moment où Jésus-Christ allait entrer dans Capharnaüm, au milieu d’un peuple incrédule et endurci : il voulait amollir ces cœurs obstinés ; non seulement par les miracles qu’il opérerait dans la ville, mais encore par ceux qu’il ferait au-dehors. Une si grande multitude de gens, entrant dans la ville avec tant d’ardeur et d’empressement, n’était-ce pas un spectacle capable d’émouvoir un rocher ? Cependant nul n’en fut ému, nul n’en fut touché ; mais ils ne recherchaient tous que la nourriture corporelle ; voilà pourquoi Jésus-Christ « les reprend ». Instruits par cet exemple, mes très-chers frères, bénissons le Seigneur, rendons-lui grâces, non seulement pour les biens terrestres qu’il nous accorde, mais beaucoup plus encore pour les biens spirituels. Il veut que nous lui rendions grâces des uns et des autres ; et c’est pour répandre sur nous les biens spirituels qu’il nous donne les biens temporels ; il prévient, il attire ceux qui sont plus grossiers et plus imparfaits par des bienfaits sensibles, parce qu’ils désirent encore les choses de ce monde. Mais si, après les avoir reçues, ils s’y renferment, il leur en fait des reproches et des réprimandes. Jésus-Christ voulut première ment donner au paralytique les biens spirituels ; mais ceux qui étaient présents s’y opposaient et ne pouvaient le souffrir ; car Jésus ayant dit : « Vos péchés vous sont remis », ils disaient : « Cet homme blasphème ». (Mat 9,2, 3) Loin de nous de tels sentiments, je vous en conjure, mes frères ; mais recherchons avant toutes choses les biens spirituels. Pourquoi ? Parce que, si nous avons les biens spirituels, la privation des biens temporels ne nous fera aucun tort, ni préjudice ; et au contraire, si nous ne les possédons pas, quelle espérance, quelle consolation aurons-nous ? Prions donc continuellement le Seigneur de nous les accorder, et demandons-les uniquement. Jésus-Christ nous a appris que ce sont là les biens que nous devons demander. Si nous méditons la prière qu’il nous a enseignée, nous n’y trouverons rien de charnel, nous n’y trouverons rien que de spirituel. Car ce peu de bien sensible qu’on y demande devient spirituel par la manière dont on le demande. En effet, ne demander à Dieu rien de, plus que le pain quotidien ou de chaque jour (Mat 6,71), c’est d’une âme spirituelle et d’un vrai philosophe. Mais remarquez ce qui précède : « Que votre nom soit sanctifié ; que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel ». (Id 9, 10) Ensuite, après cette demande d’une chose terrestre et sensible, il recommence la suite des demandes spirituelles qu’il nous est prescrit de faire : « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons » à ceux « qui nous doivent ». (Id 12) Dans cette formule de prière que Jésus-Christ, nous a donnée, il n’est question ni de dignités, ni de richesses, ni de gloire, ni de puissance, nous ne demandons que ce qui est utile à l’âme : nous ne demandons rien de terrestre, rien qui ne soit céleste. Puis donc que Dieu nous ordonne de détourner nos yeux des biens de là vie présente, ne serons-nous pas bien malheureux, si nous lui demandons des choses qu’il nous commande de mépriser jusqu’à nous en dépouiller quand nous les avons, afin de nous délivrer de tout soin et de toute inquiétude ; et si nous ne demandons pas, si même nous ne désirons point ce qu’il nous prescrit de lui demander ? C’est là sûrement parler en pure perte : c’est aussi ce qui rend nos prières vaines et infructueuses. Comment donc, direz-vous, les méchants s’enrichissent-ils ? comment les pécheurs, les scélérats, les voleurs sont-ils dans l’opulence ? Ce n’est point Dieu qui leur donne ces richesses : loin de nous cette pensée ! Mais pourquoi le Seigneur le permet-il ? Il l’a permis à l’égard du riche, pour le réserver à un plus grand supplice. Écoutez ce qu’on lui dit : « Mon fils, vous avez reçu vos biens dans votre vie, et Lazare n’y a eu que des maux. C’est pourquoi il est maintenant dans la consolation, et vous dans les tourments ». (Luc 16,25) Mais, de peur que cette terrible sentence, nous ne l’entendions aussi prononcer contre nous, nous qui perdons notre vie dans les délices, et qui ajoutons péchés sur péchés ; aimons les véritables richesses, appliquons-nous à la vraie philosophie, afin d’obtenir les biens que Dieu nous a promis : puissions-nous y participer tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il. HOMÉLIE XLIV.
JÉSUS LEUR RÉPONDIT : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ JE VOUS LE DIS, VOUS ME CHERCHEZ, NON À CAUSE DES MIRACLES QUE VOUS AVEZ VUS, MAIS PARCE QUE JE VOUS AI DONNÉ DU PAIN À MANGER, ET QUE VOUS AVEZ ÉTÉ RASSASIÉS. – TRAVAILLEZ « POUR AVOIR », NON LA NOURRITURE QUI PÉRIT, MAIS CELLE, QUI DEMEURE POUR LA VIE ÉTERNELLE. (VERS. 26, 27, JUSQU’AU VERS. 37) ANALYSE.
- 1. Dieu attire à lui les hommes sans détruire leur liberté ; réfutation des Manichéens sur ce sujet.
- 2. Différence entre la manne et le véritable pain, de vie.
- 3 et 4. Grandeur et excès de l’amour de Jésus-Christ dans, la divine Eucharistie. – Quel amour nous-mêmes ne devons-nous pas avoir pour lui. – Effets admirables de cet auguste, sacrement ; Jésus-Christ, de lui et de nous, ne fait qu’un seul, corps, dont il est le Chef, et nous les membres. – Il a pris notre chair pour être de même nature que nous. – vertu du sang de Jésus-Christ. – Économie et dispensation de ce précieux sang. – Les mystères que Jésus-Christ a confiés à son Église, l’autel sur lequel il est immolé, sont véritablement terribles et redoutables. – De la sainte Table sortent des sources d’eau et de lumière : leurs effets.— Ceux qui participent aux saints mystères deviennent tout d’or. – Le sang de Jésus-Christ est le prix de la rédemption de tout le monde : c’est avec quoi il a acheté et embelli l’Église son épouse. – Selon les dispositions avec lesquelles on approche de la sainte Table, on y reçoit ou la vie ou la mort : Quiconque reçoit indignement le corps de Jésus-Christ, sera puni comme ceux qui l’out crucifié. – Veiller, être attentif sur soi, penser aux biens dont le Seigneur nous a comblés : cette pensée calme les passions et les réprime.
1. Saint Paul, écrivant aux Philippiens, dit de quelques-uns d’entre eux, « qu’ils font leur Dieu de leur ventre, et qu’ils mettent leur gloire dans leur propre honte » (Phi 3, 19) : Que la même chose pouvait se dire aussi des Juifs, ce qui précède le fait voir, et aussi ce que disaient ceux qui venaient trouver Jésus-Christ. Car quand il leur donnait à manger et qu’il les rassasiait, ils l’appelaient prophète et le voulaient faire roi ; mais lorsqu’il leur fait connaître la nourriture spirituelle et la vie éternelle ; lorsqu’il les détourne des choses terrestres, lorsqu’il leur parle de la résurrection et qu’il élève leur esprit, lorsqu’enfin ils devaient le plus l’admirer ; c’est alors qu’ils se mettent à murmurer, et qu’ils se retirent. Cependant s’il était le prophète, comme auparavant ils l’avaient reconnu en disant : « Voici celui de qui Moïse a parlé : Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophète comme moi, d’entre vos frères, c’est lui que vous écouterez » (Deu 18,15) ; ils devaient donc l’écouter quand il disait : « Je suis descendu du ciel ». Mais ils ne l’écoutaient point, et au contraire ils se mettaient à murmurer, gardant néanmoins encore quelque respect pour lui, à cause du miracle qu’il venait de faire pour eux : c’est aussi pour cette raison qu’ils ne le contredisaient pas ouvertement, quoique par leurs murmures ils fissent assez éclater leur dépit et leur colère, de ce qu’il ne leur donnait pas la nourriture qu’ils désiraient. Et en murmurant ils lui faisaient ce reproche : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » ce qui montre qu’ils n’avaient nulle connaissance de son admirable génération ; c’est pour cela qu’ils l’appelaient encore fils de Joseph. Et toutefois le divin Sauveur ne les reprend point, il ne leur dit pas : Je ne suis point le fils de Joseph : non qu’il fût le fils de Joseph, mais parce qu’ils n’étaient pas encore capables d’entendre parler de son admirable génération. Que s’ils ne pouvaient point encore comprendre sa naissance charnelle, bien moins auraient-ils compris sa génération ineffable et céleste. S’il ne leur découvrit pas le secret de sa naissance terrestre, à plus forte raison n’aurait-il pas entrepris de leur révéler un mystère aussi sublime. Cependant c’était pour eux un sujet de scandale que de le croire de naissance vulgaire : néanmoins, il ne leur découvre pas la vérité, de peur qu’en étant une pierre d’achoppement, il ne fît qu’en mettre une autre à la place. A ces murmures, que répond donc Jésus-Christ ? « Personne ne peint venir à moi, si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire (44) ». Les manichéens s’emparent de ces paroles mal entendues pour s’élever contre la liberté de l’homme, et dire que nous ne pouvons rien faire de nous-mêmes, et toutefois ces paroles prouvent invinciblement que notre volonté est libre et qu’il dépend de nous de vouloir. Eh quoi ! si l’on peut venir à lui, dit le manichéen, quel besoin a-t-on d’être attiré ? Mais que le Père nous attire, cela ne détruit pas notre libre arbitre, cela fait seulement connaître que nous avons besoin d’aide et de secours : le Sauveur ne dit point que, pour venir, on a besoin d’un grand secours. Il montre ensuite de quelle manière le Père attire. Car, de peur que les Juifs ne se figurent ici encore une action sensible, il ajoute : « Ce n’est pas qu’aucun homme ait vu le Père, si ce n’est celui gui est né de Dieu, c’est celui-là qui a vu le Père (46) ». Comment attire-t-il ? dit le manichéen. Déjà depuis longtemps un prophète l’a expliqué par ces paroles : « Ils seront tous enseignés de Dieu (45) ». Remarquez ici, mes frères, quelle est la dignité et l’excellence de la foi : Ceux que le Père attire, ne sont point instruits par les hommes, ni par le ministère d’un homme, mais par Dieu même. C’est pourquoi, afin de persuader ce qu’il dit, il les renvoie aux prophètes. Et s’il est dit que tous seront enseignés de Dieu, objecte encore le manichéen, pourquoi en est-il qui ne croient pas ? parce que ce que dit là le prophète, il le dit seulement de la plupart : à le bien prendre, il ne parle pas absolument de tous, mais de tous ceux qui voudront « croire ». En effet, le Maître se présente à tous, prêt à les enseigner tous, à leur donner sa doctrine qu’il répand sur tous. « Et je le ressusciterai au dernier jour ». Dans ces paroles la dignité du Fils éclate merveilleusement. Le Père attire, et le Fils ressuscite. L’Écriture ne divise point les œuvres du Père et du Fils : et comment le pourrait-elle ? mais elle montre une égalité de puissance, de même qu’en cet endroit : « Et mon Père qui m’a envoyé rend témoignage de moi ». Après, de peur que quelques-uns ne cherchassent avec trop de curiosité à sonder ces paroles, il les a renvoyés aux Écritures ; ici de même il les renvoie aux prophètes, il les leur cite fréquemment, pour leur faire voir qu’il n’est pas contraire au Père. Mais, direz-vous, auparavant par qui les hommes ont-ils été enseignés ? est-ce qu’ils n’ont pas été enseignés de Dieu ? qu’est-il en ceci de si extraordinaire et de si admirable ? C’est qu’alors des hommes servaient de ministres pour instruire les hommes des choses divines, et que maintenant c’est Jésus-Christ et le Saint-Esprit qui les instruisent. Jésus-Christ conclut ensuite par ces paroles : « Ce n’est pas qu’aucun homme ait vu le Père ; si ce n’est celui qui est né de Dieu » : où il ne parle pas de ceux qui sont nés de Dieu en tant que cause, mais de celui qui est engendré de sa substance. S’il disait : Nous sommes tous nés de Dieu, on dirait : En quoi donc le Fils l’emporte-t-il sur les autres, en quoi diffère-t-il d’eux ? Et pourquoi, dira-t-on encore, ne l’a-t-il pas plus clairement expliqué ? c’est à cause de la faiblesse et de la grossièreté des Juifs. Si, lorsqu’il a dit : « Je suis descendu du ciel », ils s’en sont si fort scandalisés, ne se seraient-ils pas encore beaucoup plus scandalisés et irrités, s’il avait dit : Je suis engendré de la propre substance du Père ? Il se dit le pain de Dieu, parce que c’est lui qui nous donne cette vie et la vie future. Voilà pourquoi il ajoute : « Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement (52) ». Mais ici Jésus-Christ appelle pain la doctrine du salut et la foi en lui, ou bien son corps ; car l’une et l’autre chose fortifie et vivifie l’âme. Cependant il a dit ailleurs « Celui qui écoutera ma parole, ne mourra jamais » (Jn 8,52), et ils s’en sont scandalisés. Maintenant ils ne se scandalisent point, peut-être, parce qu’ils le considéraient et le respectaient encore à cause des pains qu’il leur avait donnés à manger. 2. Remarquez, mes frères, la différence que met le divin Sauveur entre ce pain et la manne, différence qu’il tire de l’effet que produisent l’un et l’autre. Premièrement, il montre que la manne n’a rien produit de nouveau, en disant : « Vos pères ont mangé la manne dans le désert ; et ils sont morts (49) ». En second lieu, il s’attache principalement à les convaincre qu’ils ont reçu de beaucoup plus grands biens que leurs pères, faisant allusion par là à Moïse même et aux hommes admirables de ce temps. C’est pourquoi, ayant dit que ceux qui avaient mangé la manne étaient morts, il a incontinent ajouté : « Celui qui mange de ce pain, vivra éternellement ». Or, ce n’est pas sans raison qu’il a mis ce mot : « Dans le désert ». C’est pour leur faire entendre que la manne n’a pas duré longtemps et qu’elle n’est pas venue jusque dans la terre promise, mais ce pain n’est pas de même nature. « Et le pain que je donnerai, c’est ma chair que je dois livrer pour la vie du monde (52) ». Il est probable que quelqu’un demandera ici avec étonnement quelle était l’opportunité d’un langage qui, loin d’être utile ou édifiant, ne pouvait que nuire à ceux qui étaient déjà édifiés. « Dès lors », dit l’évangéliste, « plusieurs de ses disciples se retirèrent de sa suite (Jn 6,67) et dirent : Ces paroles sont bien dures, et qui peut les écouter ? » (Id 61) En effet, Jésus-Christ aurait pu ne découvrir et ne communiquer ces mystères qu’à ses disciples seuls, comme dit saint Matthieu : « Étant en particulier, il expliquait tout à ses disciples ». (Mat 13,36) Que répondrons-nous à cela ? Nous répondrons qu’aujourd’hui encore de telles paroles sont très-utiles et très-nécessaires. Comme les Juifs pressaient instamment Jésus-Christ de leur donner des viandes à manger, mais des viandes corporelles et sensibles ; et que, rappelant la nourriture qui avait été donnée à leurs pères, ils vantaient la manne comme quelque chose de grand, il voulut leur faire connaître que ces choses n’étaient que des ombres et des figures, et que la nourriture qu’il leur promettait était seule la vérité : voilà pourquoi Jésus leur parle de cet aliment spirituel. Mais, repartirez-vous, il fallait dire : Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et moi je vous ai donné du pain. Mais la différence était grande : les Juifs regardaient le pain comme inférieur à la manne, parce que celle-ci était tombée du ciel, et que le miracle des pains avait été fait sur la terre. Comme donc ils demandaient une nourriture qui leur fût envoyée du ciel, c’est pour cela même que le divin Sauveur leur disait souvent : « Je suis descendu du ciel ». Que si quelqu’un demande pourquoi il leur a parlé des mystères, nous répondrons que c’était là, un temps propre à les en entretenir. L’obscurité des paroles excite et réveille toujours l’auditeur et le rend plus attentif. Ils né devaient donc pas se, choquer, ni s’en scandaliser ; mais plutôt il fallait interroger, chercher à s’éclaircir et à s’instruire ; loin de là, ils se retirent. Ils l’appelaient prophète : s’ils le croyaient tel, il fallait donc ajouter foi à ce qu’il disait. C’est pourquoi, qu’ils se soient choqués et scandalisés, cela vient uniquement de leur folie et non de l’obscurité des paroles. Considérez ici, je vous prie, mes frères, de quelle manière le Sauveur gagne le cœur de ses disciples et se les attache ; car ce sont eux qui lui disent. « Vous avez les paroles de la vie éternelle : à qui irions-nous, Seigneur (69) ? » Au reste, Jésus-Christ dit ici que c’est lui-même qui donnera ; il ne dit pas que c’est son Père : « Le pain que je donnerai », dit-il, « c’est ma chair » que je dois livrer « pour la vie du monde ». Mais le peuple ne parle pas de même ; il dit au contraire : « Ces paroles sont bien dures ». Et voilà pourquoi ils se retirent. Cependant cette doctrine n’était point nouvelle, elle n’était point différente de celle qu’on leur avait enseignée. Déjà auparavant Jean-Baptiste leur avait insinué la même vérité, lorsqu’il appela Jésus agneau. Mais, direz-vous, ils n’avaient point compris ce que cela voulait dire. Je le sais : les disciples eux-mêmes ne l’avaient pas entendu. S’ils n’avaient pas encore une trop claire connaissance de la résurrection, puisqu’ils ignoraient ce qu’avait voulu dire Jésus par ces paroles : « Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours » (Jn 11,19), ils comprenaient bien moins les paroles de Jean-Baptiste, qui étaient plus obscures. En effet, ils avaient appris que les prophètes étaient ressuscités, quoique l’Écriture ne le dise pas clairement : mais que quelqu’un eût mangé de la chair « d’un homme », c’est ce qu’aucun d’eux n’avait dit : toutefois, ils étaient dociles et soumis à Jésus-Christ. Ils le suivaient, et ils confessaient qu’il avait les paroles de la vie éternelle. Car c’est le devoir d’un disciple de ne pas examiner avec trop de curiosité les paroles de son maître, mais d’écouter, d’obéir et d’attendre une occasion pour demander ensuite l’explication de ce qu’il n’a point compris. Pourquoi donc en est-il autrement arrivé, dira-t-on, et pourquoi les Juifs rebroussèrent-ils chemin ? Ce fut là un pur effet de leur folie. Lorsque cette douteuse et dangereuse question : « Comment », entre dans l’esprit, l’incrédulité y entre alors avec elle. Ainsi, Nicodème se trouble et s’embarrasse ; ainsi il dit : « Comment un homme peut-il « entrer une seconde fois dans le sein de sa mère ? » (Jn 3,4) Ainsi se troublent ceux-ci, et ils disent : « Comment celui-ci nous peut-il donner sa chair à manger ? (53) » Si vous demandez comment cela se peut faire, pourquoi ne dites – vous pas de même des pains : Comment Jésus a-t-il multiplié cinq pains en tant d’autres ? c’est qu’alors ils ne se mettaient en peine que de se rassasier, et qu’ils ne faisaient point d’attention au miracle. Mais ici, direz-vous, l’expérience les a instruits. Donc aussi, vu l’expérience qu’ils avaient déjà faite, ils auraient dû croire plus facilement. Le Sauveur a fait précéder le grand miracle des pains, afin qu’ayant reconnu sa puissance et l’efficacité de sa parole, ils n’y fussent plus incrédules dans la suite. Que si les Juifs, en ce temps-là, n’ont point profité de sa doctrine, ni de sa parole, nous, aujourd’hui, nous en retirons réellement tout le fruit et tout l’avantage. C’est pourquoi il faut apprendre quel est le miracle qui s’opère dans nos mystères, pourquoi ils nous ont été donnés, quel profit, quel avantage il nous en doit revenir. « Nous ne sommes tous qu’un seul corps », dit l’Écriture, « et les membres de sa chair et de ses os ». Que ceux qui sont initiés à nos saints mystères écoutent attentivement ce que je vais dire. 3. Afin donc que nous devenions tels non seulement par l’amour, mais encore réellement, mêlons-nous à cette chair divine. C’est l’effet que produit l’aliment que le Sauveur nous a octroyé pour nous faire connaître l’ardeur et l’excès de son amour. Voilà pourquoi il a uni, confondu son corps avec le nôtre, afin que nous soyons tous comme un même corps, joint à un seul chef. En effet, c’est là le témoignage et la marque d’un ardent amour. Job insinue cette vérité, quand il dit de ses serviteurs qu’ils l’aimaient si fort, qu’ils auraient souhaité de le manger. Car pour marquer leur vif et tendre attachement, ils disaient : « Qui nous donnera de sa chair pour nous en rassasier ? » (Job 31,31) Voilà ce que Jésus-Christ a fait pour nous ; il nous a donné sa chair à manger pour nous engager à avoir pour lui un plus grand amour, et nous montrer celui qu’il a pour nous ; il ne s’est pas seulement fait voir à ceux qui ont désiré le contempler, mais encore il s’est donné à toucher, à manier, à manger, à broyer avec les dents, à absorber de manière à contenter le plus ardent amour. Sortons donc de cette table, mes frères, comme des lions remplis d’ardeur et de feu, terribles au démon, pleins du souvenir de notre chef, et de cet ardent amour dont il nous a donné de si vives marques. Souvent les parents confient à des nourrices leurs enfants ; moi, au contraire, je les nourris de ma chair, je me donne moi-même à manger. Je veux tous vous anoblir et vous donner à tous une bonne espérance des biens à venir. Celui qui s’est livré pour vous dans ce monde vous fera dans l’autre beaucoup plus de bien encore. J’ai voulu être votre frère pour l’amour de vous ; j’ai pris votre chair et votre sang afin que l’un et l’autre fût commun entre nous : je vous rends cette chair et ce sang, par lesquels je suis devenu de même nature que vous. Ce sang forme en nous une brillante et royale image : il produit une incroyable beauté, il ne laisse pas la noblesse de l’âme se flétrir, lorsqu’il l’arrose souvent et la nourrit. Les aliments ne se tournent pas d’abord en sang, mais auparavant ils se convertissent en quelqu’autre chose. Mais ce sang se répand dans l’âme aussitôt qu’on l’a bu, il l’arrose et la nourrit. Ce sang, quand on le reçoit dignement, met en fuite les démons, il appelle et fait venir à nous les anges, et même le Seigneur des anges. Car, aussitôt que les démons voient le sang du Seigneur, ils fuient, mais les anges accourent. Ce sang, par son effusion, a lavé et purifié tout le monde. Saint Paul, dans son Épître aux Hébreux, dit sur ce sang bien des choses qui sont pleines d’une admirable sagesse. C’est ce sang qui a purifié l’intérieur du temple et le Saint des saints. (Heb. 9) Que si le symbole de ce sang, et dans le temple des Hébreux, et dans la ville capitale de l’Égypte, seulement jeté par aspersion sur les jambages des portes, a eu tant de puissance et de vertu, la vérité en a bien une plus grande et plus efficace. C’est ce sang qui a consacré l’autel d’or : le grand prêtre n’osait entrer dans le sanctuaire sans en avoir auparavant été arrosé. C’est avec ce sang que se faisait la consécration des prêtres : ce sang figuratif lavait les péchés ; si donc la figure a eu tant de vertu et de puissance, si la mort a eu tant de frayeur de l’ombre, combien, je vous prie, craindra-t-elle la vérité ? Ce sang est la sanctification et le salut de l’âme. C’est lui qui la lave, la purifie, l’orne, l’enflamme c’est lui qui rend notre intelligence plus brillante que le feu, notre âme plus resplendissante que l’or. C’est ce sang qui, ayant été répandu, a ouvert le ciel. 4. Les mystères que Jésus-Christ a confiés à son Église sont véritablement terribles : l’autel, sur lequel est immolée cette divine victime, est véritablement redoutable. (Gen 2,10) Du Paradis sortait une source qui se partageait de tous côtés en des fleuves d’eau sensible : de cette table rejaillit une source qui répand des fleuves d’eau spirituelle. Ce ne sont pas des saules stériles qui s’élèvent autour de cette fontaine, mais des arbres dont la hauteur atteint jusqu’au ciel, qui portent toujours du fruit dans la saison, qui jamais ne se flétrissent. Si quelqu’un est échauffé, qu’il aille à cette fontaine, il y tempérera sa fièvre car elle dissipe la chaleur et rafraîchit tout ce qui est brûlé et en feu, non ce qui est échauffé par l’ardeur du soleil, mais ce que des flèches de feu ont enflammé. C’est d’en haut, c’est du ciel que cette fontaine prend sa source et qu’elle tire son origine ; c’est là qu’elle se renouvelle. Elle donne naissance à plusieurs ruisseaux que l’Esprit-Saint fait couler, et dont le Fils fait la distribution : Ce n’est pas avec le hoyau qu’il leur trace leur route, mais il ouvre notre cœur et nous dispose à les recevoir. Cette source est une source de lumière qui répand les rayons de la vérité. Là se trouvent les vertus célestes, qui contemplent la beauté des sources et des canaux, parce qu’ils en connaissent la vertu mieux que nous, et qu’ils voient plus clairement cette lumière inaccessible. Et comme s’il pouvait se faire que quelqu’un mit sa main ou sa langue dans de l’or fondu, il la retirerait toute dorée, de même ceux qui participent aux saints mystères dont nous parlons, changent plus véritablement leur âme en or. Ce fleuve fait bouillonner l’eau à plus gros bouillons et avec plus de véhémence que le feu, mais il ne brûle pas ; seulement il lave, il purifie. Les autels, les cérémonies et les sacrifices de l’ancienne loi étaient des figures qui nous annonçaient d’avance ce précieux sang. Voilà le prix de la rédemption de tout le monde ; voilà avec quoi Jésus-Christ a acheté son Église, c’est par ce sang qu’il l’orne et l’embellit tout entière. De même que celui qui achète des esclaves donne de l’or et les habille d’une étoffe d’or, s’il veut les orner et les parer, ainsi Jésus-Christ nous a achetés et ornés par son sang. Ceux qui participent à ce sang vivent dans la société des anges, des archanges et des puissances des cieux ; ils sont revêtus de la robe royale de Jésus-Christ et équipés des armes spirituelles. Mais c’est trop peu dire ; ils sont revêtus du roi même. Or, comme c’est là quelque chose de grand et d’admirable, si vous approchez de cette table avec une véritable pureté de cœur, vous vous approchez du salut ; mais si votre conscience est impure, vous vous précipitez au supplice et vous avez attiré sur vous la vengeance du Seigneur : car, dit saint Paul, « quiconque en mange et en boit d’une manière indigne du Seigneur, mange et boit sa propre condamnation ». (1Co 11,29) S’il est vrai que ceux qui souillent la pourpre royale sont punis comme s’ils l’avaient mise en pièces, doit-on s’étonner que ceux qui reçoivent le corps de Jésus-Christ avec une âme impure, soient condamnés au même supplice que ceux qui le percèrent de clous ? Remarquez combien est terrible le supplice que l’apôtre expose à nos yeux ! « Celui qui a violé la loi de Moïse », dit-il, « est condamné à mort sans miséricorde, sur la déposition de deux ou trois témoins. Combien donc croyez-vous que méritera de plus grands supplices celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour une chose vile et profané le sang de l’alliance, par lequel il avait été sanctifié ». (Heb 10,28-29) Veillons donc sur nous-mêmes, mes très-chers frères, puisque nous avons eu le bonheur de recevoir de si grands biens, et lorsqu’il nous vient dans l’esprit quelque mauvaise pensée, lorsque nous nous sentons portés à dire quelque parole honteuse, ou lorsque nous nous apercevons qu’il s’élève en nous quelque mouvement de colère ou quelqu’autre mauvais sentiment, pensons alors en nous-mêmes aux bienfaits dont le Seigneur nous a honorés, représentons-nous combien grand et excellent est l’esprit que nous avons reçu. Cette pensée réprimera et calmera nos passions. Jusqu’à quand nous attacherons-nous aux choses présentes ? Quand nous réveillerons-nous ? Jusqu’à quand serons-nous nonchalants, indifférents pour notre salut ? Considérons la grandeur et la magnificence des dons de Dieu, rendons-lui des actions de grâces, glorifions-le, non seulement par la foi, mais encore par les œuvres, afin que nous obtenions les biens futurs, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire appartient, et au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi-soit-il. HOMÉLIE XLVII.
JÉSUS LUI DIT : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : SI VOUS NE MANGEZ LA CHAIR DU FILS DE L’HOMME, ET NE BUVEZ SON SANG, VOUS N’AUREZ POINT EN VOUS LA VIE ÉTERNELLE : CELUI QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG, A LA VIE EN LUI-MÊME. (VERS. 54, 55, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE) ANALYSE
- 1. Suite des admirables effets de la divine Eucharistie. – Jésus-Christ parle souvent de vie, pourquoi ?
- 2. Les disciples de Jésus-Christ trouvent dures les paroles de leur Maître.
- 3. Faire les reproches et les réprimandes avec douceur.
- 4. Jésus prédit à Judas sa trahison. – Notre salut comme notre perte dépend de notre libre arbitre.
- 5. L’exemple de Judas doit faire trembler ceux mêmes dont la vocation est plus visible et plus certaine. – L’avarice, cause de la trahison de Judas, le sera aussi de notre perte. – Mépriser le pauvre dans sa misère, c’est trahir Jésus-Christ. – Celui qui communie indignement, sera puni comme ceux qui ont fait mourir Jésus-Christ. – Les richesses superflues et inutiles. Mépris des choses de la terre. – Contre ceux qui, non seulement nourrissent des chiens, des ânes sauvages, des ours, et d’autres bêtes. – Le ciel est un plus beau toit que tous nos plafonds dorés, il est plus à nous que ceux-là : le regarder, il nous appelle, il nous invite d’aller au Créateur. – Jésus-Christ est nu, nos plafonds sont dorés, quelle honte pour nous, quelle folie ! – Mépriser toutes les choses passagères, ne rechercher que celles qui sont permanentes.
1. Quand nous parlons des choses spirituelles, qu’il ne reste dans nos âmes aucune pensée charnelle ou terrestre ; chassons, éloignons de nous toute idée semblable, pour nous attacher uniquement et tout entier à la divine parole. Si lorsque le roi vient dans la ville, on écarte de sa personne tout ce qui peut faire de l’embarras et du tumulte, n’est-il pas beaucoup plus juste que, lorsque le Saint-Esprit nous parle, nous l’écoutions dans une grande paix et une grande tranquillité, et avec beaucoup de crainte et de respect ? Et véritablement elles sont effrayantes, les paroles qu’on nous a lues aujourd’hui. Écoutez ce que dit Jésus-Christ : « En vérité, je vous le dis, quiconque ne mange pas ma chair et ne boit pas mon sang n’aura point la vie en soi ». Auparavant les Juifs avaient dit que cela était impossible, le divin Sauveur leur montre que non seulement cela n’est point impossible, mais que c’est encore très-nécessaire. C’est pourquoi il ajoute : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour ». Comme il disait : « Si quelqu’un mange de ce pain, il ne mourra jamais », et qu’il y avait toute apparence qu’ils s’en scandaliseraient de même qu’auparavant, lorsqu’ils avaient fait paraître leur scandale par ces paroles : « Abraham est mort, et les prophètes aussi, comment donc pouvez-vous dire : il ne mourra jamais ? » (Jn 8,52) Il leur présente la résurrection, par laquelle il résout la difficulté, et leur fait voir que celui qui mange de ce pain ne mourra pas pour toujours. Au reste, Jésus-Christ revient souvent sur ces mystères, pour faire connaître aux Juifs que la vérité, qu’il leur annonce, est très-importante et très-nécessaire, et qu’absolument il faut manger sa chair et boire son sang. Car il ajoute encore : « Ma chair est véritablement viande, et mon sang est véritablement breuvage (56) ». Que signifie cela ? Ou que la viande véritable est celle qui nourrit l’âme, ou qu’il veut confirmer et persuader ce qu’il dit ; afin qu’ils ne croient pas que ce soit là une énigme ou une parabole, et qu’ils sachent qu’il faut nécessairement manger son corps. Il dit ensuite : « Celui qui mange ma chair demeure en moi (57) », pour marquer qu’il s’incorpore en lui. Mais ce qui suit ne nous paraîtra pas se lier avec ce qui précède, si nous n’y faisons beaucoup d’attention. En effet, après avoir dit : « Celui qui mange ma chair demeure en moi », ajouter : « Comme mon Père qui m’a envoyé est vivant, moi aussi je vis par mon Père (58) » ; où est la suite, où est le rapport ? Ces choses ont une étroite liaison et un parfait rapport entre elles. Car le Sauveur ayant souvent promis la vie éternelle, pour confirmer sa promesse, il ajoute : « Il demeure en moi ». Or, s’il demeure en moi, comme je vis, il est visible qu’il vivra aussi. Il dit ensuite : « Comme mon Père qui m’a envoyé est vivant », ce qui est une similitude, et revient à dire : Je vis comme mon Père vit. Et de peur que vous ne le crussiez « non engendré », il a incontinent ajouté : « par le Père », non que pour vivre il ait besoin d’aucune opération : car, afin d’en ôter la pensée, il a déjà dit : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même ». (Jn 5,26) Que si pour vivre il a besoin d’opération et de secours, il s’ensuivra ou que le Père n’a pas donné au Fils d’avoir la vie, et que cette proposition est fausse ; ou, s’il la lui a donnée, qu’il n’a plus besoin dans la suite d’autre aide ni de secours. Que veut dire ce mot : « Par le Père ? » Il insinue seulement la cause, le principe. Au reste, il veut dire ceci : Comme mon Père vit, moi je vis aussi : « De même, celui qui me mange, vivra aussi par moi ». Ici Jésus-Christ appelle vie, non toutes sortes de vies, mais la vie glorieuse : que le divin Sauveur n’entende point parler ici de la vie simple et commune, mais de cette vie glorieuse et ineffable, cela se voit manifestement, puisque tous les infidèles et les catéchumènes qui ne sont point initiés aux saints mystères vivent, quoiqu’ils n’aient point goûté à cette chair divine. Voyez-vous que Jésus-Christ ne parle point de cette vie, mais de celle du ciel ? Voici ce que signifie ce qu’il dit : Celui qui mange ma chair, quoiqu’il meure et disparaisse à nos yeux, ne périra point et ne tombera point dans le lieu des supplices. D’ailleurs, il ne parle point de la résurrection qui est commune à tous les hommes, car tous ressusciteront pareillement ; mais de cette adorable et glorieuse résurrection, qui sera suivie de la récompense. « C’est ici le pain qui est descendu du ciel. Ce n’est pas comme la manne que vos pères ont mangée, et qui ne les a pas empêchés de mourir. Celui qui mange ce pain, vivra éternellement (59) ». Jésus-Christ parle souvent de la résurrection, pour imprimer cette vérité dans l’esprit de ses auditeurs. Car c’était là le point le plus important de sa doctrine, d’établir et d’affermir la foi en ces choses, la résurrection et la vie éternelle. Et voilà pourquoi il ajoute la résurrection ; soit parce qu’il a parlé de la vie éternelle, soit pour montrer que la vie qu’il promet n’est pas pour le temps présent, mais pour celui qui suivra la résurrection. Et par où, direz-vous, le prouvera-t-on ? Par les Écritures. Jésus-Christ y renvoie incessamment les Juifs, afin que par elles ils s’instruisent de ces vérités. Il a dit que « ce pain donne la vie au monde » (Jn 6,33), pour les exciter à en manger et leur donner de l’émulation et même du dépit, en voyant les autres jouir d’un si grand bien, de telle sorte qu’ils s’efforcent d’y participer eux-mêmes : et il fait souvent mention de la manne, tant pour leur en faire connaître la différence, que pour les attirer à la foi. Si effectivement, sans moisson, sans blé, sans aucun préparatif, Dieu a pu les nourrir pendant quarante ans, maintenant il le pourra bien mieux, puisqu’il est venu pour opérer de plus grandes merveilles. Et d’ailleurs, si ces choses étaient des figures, et si, sans sueurs et sans travail, ils ramassaient alors de quoi se nourrir, à plus forte raison aurons-nous toutes choses avec abondance, maintenant qu’il y a une si grande différence, qu’il n’y a véritablement point de mort, et que nous jouissons d’une véritable vie. Au reste, c’est très à propos que le divin Sauveur parle souvent de la vie : la vie est ce que les hommes désirent le plus ; rien aussi n’est plus doux ni plus agréable que de ne point mourir. Dans l’Ancien Testament Dieu promettait aux hommes une longue vie, maintenant non seulement il nous promet une vie longue, mais aussi il nous en fait attendre une qui n’aura point de fin. De plus, Jésus-Christ veut en même temps nous faire connaître que la peine à laquelle le péché nous avait assujettis, est maintenant révoquée, et qu’il a aboli notre sentence de mort par l’institution non d’une vie ordinaire, mais d’une vie éternelle, contrairement au régime antérieur. « Ce fut en enseignant dans la synagogue de Capharnaüm, que Jésus dit ces choses (60) » ; il a fait dans ce lieu un très grand nombre de miracles ; ainsi on ne devait être nulle part plus attentif à sa parole. 2. Mais pourquoi Jésus enseignait-il dans la synagogue et dans le temple ? C’était pour attirer le peuple et pour montrer qu’il n’était pas contraire au Père. « Plusieurs donc de ses disciples, qui l’avaient ouï, disaient : Ces paroles sont bien dures (61) ». Que veut dire cela : « ces paroles sont dures ? » Elles sont rebutantes et fâcheuses, elles ordonnent des choses trop difficiles et trop pénibles. Mais Jésus-Christ ne disait rien de rebutant, ni de pénible : rien qui prescrivît des règles de vie ; seulement il enseignait ce qu’il fallait croire, parlant de temps en temps de la foi qu’on devait avoir en lui. Comment donc ces paroles sont-elles dures ? Est-ce parce que le Sauveur promettait la résurrection et la vie éternelle ? Est-ce parce qu’il disait qu’il était descendu du ciel ? Est-ce parce qu’il enseignait que personne ne peut être sauvé, s’il ne mange sa chair ? Ces choses, je vous prie, sont-elles dures ? Qui le peut dire ? Que signifie donc ce mot, « dur ? » Une chose difficile à entendre, qui surpassait leur force et leur intelligence, qui les épouvantait et les effrayait. Ils croyaient que Jésus-Christ leur parlait de lui-même en termes trop magnifiques. Voilà pourquoi ils disaient : « Qui peut les écouter ? » Et peut-être aussi parlaient-ils de la sorte pour excuser leur prochaine retraite. « Mais Jésus connaissant en lui-même que ses disciples murmuraient sur ce sujet (62) », il était de sa divinité de révéler publiquement ce qu’il y avait de plus caché dans leur cœur. C’est pourquoi il leur dit aussitôt : « Cela vous scandalise-t-il ? » Que sera-ce donc « si vous voyez le Fils de l’homme monter où il était auparavant ? (63) » Jésus-Christ avait dit la même chose à Nathanaël : « Parce que je vous ai dit que je vous ai vu sous le figuier, vous croyez ». (Jn 1, 50) Et à Nicodème : « Personne n’est monté au ciel, sinon le Fils de l’homme qui est dans le ciel ». (Jn 3,13) Quoi donc ? le Sauveur ajoute-t-il difficulté à difficulté ? Non, loin de nous cette pensée ; mais il tâche d’attirer ses auditeurs et de les gagner par la grandeur et l’excellence de sa doctrine. Si, ayant dit : « Je suis descendu du ciel », il n’avait rien ajouté de plus, il leur eût donné un plus grand sujet de scandale et de chute ; mais quand il dit : « Mon corps donne la vie au monde », et : « Comme mon Père qui est vivant, m’a envoyé, je vis aussi par mon Père » ; et : « Je suis descendu du ciel », il aplanit, il résout la difficulté. Celui qui dit de soi quelque chose de grand se rend suspect de mensonge ; mais celui qui y joint ensuite de telles choses, ôte tout soupçon. Au reste, il n’omet rien pour les empêcher de croire qu’il soit le fils de Joseph. Jésus-Christ n’a donc pas dit ces choses pour augmenter le scandale, mais pour l’ôter. En effet, le regarder comme fils de Joseph, c’était montrer qu’on n’avait pas compris ce qu’il avait dit. Mais être persuadé qu’il était descendu du ciel, et qu’il y devait monter, c’était le vrai moyen d’entendre plus aisément et plus facilement ses paroles. Après cela il apporte une autre solution de la difficulté : « C’est l’esprit », dit-il, « qui vivifie ; la chair ne sert de rien (64) » ; c’est-à-dire, ce que je dis de moi, il faut l’entendre spirituellement ; celui qui l’écoute avec un esprit charnel et terrestre n’y comprend rien et n’en retire aucun fruit. Or, c’était être charnel que de douter que Jésus-Christ fût descendu du ciel, et de le croire fils de Joseph, et de dire : « Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? » Toutes ces pensées sont charnelles, et ce que disait Jésus-Christ, il fallait le prendre dans un sens mystique et spirituel. Et comment, repartirez-vous, pouvaient-ils entendre ce que cela voulait dire : « Mangez ma chair ? » Certes, il fallait attendre un temps propre et favorable, il fallait interroger, et ne point cesser de faire des questions. « Les paroles que je vous dis, sont esprit et vie » ; c’est-à-dire, ce que je dis est tout divin et spirituel : je ne parle point de choses charnelles et qui soient soumises à la nature, mais de choses qui sont exemptes de ces sortes de nécessités et des lois de cette vie : ce que je dis a un sens tout autre et tout différent de celui que vous lui donnez. Comme donc ici le Sauveur a dit : Les paroles que je vous dis sont esprit, au lieu de dire, sont des choses spirituelles ; de même lorsqu’il dit : La chair ne sert de rien, il ne l’entend pas de la chair en elle-même, mais il insinue qu’ils prenaient dans un sens charnel ce qu’il disait, eux qui n’avaient de goût et de désir que pour les choses charnelles, en un temps où tout les invitait à rechercher celles qui sont spirituelles. Prendre dans un sens charnel ce que dit Jésus-Christ, c’est en perdre tout le fruit et le profit. Quoi donc ? Est-ce que sa chair n’est pas chair ? Elle l’est, sûrement. Pourquoi donc a-t-il dit : « La chair ne sert de rien ? » Le divin Sauveur ne l’entend pas de sa chair, Dieu nous garde d’une telle pensée, mais de ceux qui recevaient charnellement ce qu’il disait ; et qu’est-ce qu’entendre charnellement ? C’est prendre tout simplement et à la lettre ce qu’on dit, et ne rien penser, et ne rien imaginer de plus ; c’est là voir les choses avec des yeux charnels. Or il n’en faut pas juger selon ce qu’elles paraissent aux yeux du corps, mais, tout ce qui est mystère, il faut le voir et le considérer avec les yeux de l’âme, c’est-à-dire spirituellement. N’est-il pas vrai, n’est-il pas certain, que celui qui ne mange point la chair de Jésus-Christ et ne boit point son sang, n’a pas la vie en lui-même ? Comment donc la chair ne sert-elle de rien, cette chair sans laquelle nous ne pouvons pas vivre ? Vous voyez bien que le Sauveur, ne parle point là de sa chair, mais de ce qu’on entend ses paroles d’une manière charnelle. « Mais il y en a quelques-uns d’entre vous qui ne croient pas (65) ». Jésus-Christ, selon sa coutume, relève ce qu’il dit ; et lui donne de la dignité ; il prédit ce qui doit arriver et fait voir que c’est pour le salut de ses auditeurs qu’il leur parle de ces choses, et non pour s’attirer de la gloire. Au reste, en disant : « Quelques-uns », il sépare ses disciples de ce nombre. Au commencement, il avait dit : « Vous m’avez vu et vous ne m’avez point cru ». (Jn 6,36) Mais il dit ici : « Il y en a quelques-uns d’entre vous qui ne croient pas ». En effet, il savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croiraient point, et qui était celui qui devait le trahir. « Et il leur disait : C’est pour cela que je vous ai dit que personne ne peut venir à moi, s’il ne lui est donné par mon Père (66) ». L’évangéliste insinue ici que la dispensation des dons et des grâces du Père se fait librement et volontairement. Et il montre la patience de Jésus-Christ. Et ce n’est pas sans raison qu’il met ici ce mot : « Dès le commencement » ; c’est pour vous faire connaître la prescience de Jésus-Christ, et qu’il avait connu leur incrédulité et la trahison de Judas avant qu’ils eussent ouvert la bouche et qu’ils se fussent déclarés par leurs murmures ; ce qui était une preuve bien évidente de sa divinité. Il ajoute ensuite : « S’il ne lui est donné par mon Père », pour les persuader et les engager à croire que Dieu était son Père et non pas Joseph, et leur faire connaître que ce n’était pas une chose commune que de croire en lui ; comme s’il disait : Qu’il y en ait qui ne croient pas en moi, je n’en suis nullement troublé, ni étonné ; car longtemps auparavant que cela arrivât, je l’ai su, j’ai connu qui sont ceux à qui mon Père a donné. 3. Lorsque vous entendez ce mot : « Il a donné », ne pensez pas que le Père donne au hasard ou à l’aventure, mais croyez que celui qui s’est rendu digne de ce don, le reçoit. « Dès lors, plusieurs de ses disciples se retirèrent de sa suite et n’allaient plus avec lui (67) ». C’est avec juste raison que l’évangéliste n’a pas dit : Ils s’en allèrent, mais : « Ils se retirèrent de sa suite » ; pour montrer qu’ils avaient abandonné le chemin de la vertu, et qu’en se séparant de Jésus ils avaient quitté la foi dont jusqu’alors ils avaient fait profession ; mais les douze disciples ne firent pas de même. C’est pourquoi Jésus leur dit : « Et vous, voulez-vous aussi vous en aller ? (68) ». Par où il leur fait connaître qu’il n’a pas besoin de leur ministère, ni de leur service, et que ce n’est pas pour cela qu’il les mène avec lui. Celui qui leur parle de cette manière, quel besoin aurait-il pu avoir d’eux ? Pourquoi ne les a-t-il pas loués, pourquoi n’a-t-il pas exalté leur vertu ? Premièrement, pour conserver sa dignité de maître ; en second lieu, pour montrer que c’est de cette manière qu’ils devaient être attirés et engagés à sa suite. Si Jésus les eût loués croyant qu’ils l’avaient obligé, ils en auraient conçu quelques sentiments humains, quelque amour propre. Mais leur ayant fait connaître qu’il n’avait point besoin de leur compagnie, il les a mieux retenus dans leur devoir, et se les est encore plus fortement attachés. Remarquez aussi, mes frères, avec quelle prudence il leur parle. Il ne leur a pas dit : Allez-vous-en, car ç’aurait été là leur donner leur congé et les renvoyer. Mais il les interroge et leur dit : « Et vous, voulez-vous aussi vous en aller ? » Par là il ôte toute contrainte et toute nécessité ; il les prévient, leur donne la liberté de faire ce qu’ils voudront, afin que ce ne soit pas la honte qui les retienne, et qu’au contraire, ils lui soient obligés de la bonté qu’il a de les garder. Et encore, en évitant de leur faire ce reproche publiquement, en les sondant sur leur volonté avec douceur et avec bonté, le divin Sauveur nous apprend comment nous devons raisonner et nous conduire en ces sortes de rencontres. Pour nous, qui faisons tout par vanité et avec hauteur, et qui croyons perdre de notre gloire si ceux qui nous honoraient nous délaissent, nous méritons par cela même qu’ils nous quittent. En un mot, Jésus-Christ n’a point flatté ses disciples : il ne les a pas congédiés, mais il leur a demandé ce qu’ils voulaient faire, en quoi il ne leur marque aucun mépris, mais seulement il leur témoigne qu’il ne veut pas qu’ils restent avec lui par contrainte et par force, car, autant vaudrait s’en aller que demeurer de cette manière. Mais Pierre, que répondit-il donc à Jésus-Christ ? « À qui irions-nous, Seigneur ? vous avez les paroles de la vie éternelle (68). Nous croyons et nous savons que vous êtes le Christ Fils de Dieu (70) ». Ne voyez-vous pas dans cette réponse que ce n’étaient point les paroles de Jésus-Christ qui scandalisaient ses auditeurs, mais bien leur propre étourderie, leur paresse, leur corruption et leur méchanceté ? Quand il aurait gardé le silence ils n’auraient pas cessé de se scandaliser, eux qui ne lui demandaient que la nourriture corporelle, et qui étaient uniquement attachés à la terre. Les uns et les autres ont tous ensemble entendu ce qu’a dit Jésus-Christ ; mais les vrais disciples, étant dans des dispositions toutes contraires, ont dit : « A qui irions-nous ? » Paroles qui marquent une grande affection et un véritable attachement. Elles font connaître que leur Maître leur était plus cher que toute autre chose, que leurs pères, que leurs mères, que leurs biens ; et que ceux qui se séparent de Jésus n’ont plus de refuge. Ensuite, de peur qu’on ne crût que Pierre avait dit : « A qui irions-nous ? » parce que ni lui, ni ses compagnons, ne savaient chez qui se retirer désormais, il ajoute aussitôt la raison pour laquelle ils veulent demeurer : « Vous avez les paroles de la vie éternelle ». Car les uns écoutaient la divine parole avec un esprit charnel et terrestre, mais les autres l’écoutaient spirituellement, mettant toute leur confiance dans la foi. Voilà pourquoi Jésus-Christ disait : « Les paroles que je vous dis sont esprit » ; c’est-à-dire : Ne pensez pas que ce que je vous dis soit sujet à l’enchaînement et à la dépendance des choses de ce monde : les choses spirituelles ne sont pas de cette nature, elles ne sont pas soumises aux lois de la terre. C’est aussi là ce que déclare saint Paul par ces paroles : « Ne dites point en votre cœur : Qui pourra monter au ciel ? c’est-à-dire pour en faire descendre Jésus-Christ. Ou qui pourra descendre au fond de la terre ? c’est-à-dire pour appeler Jésus-Christ d’entre les morts ». (Rom 10,6-7) Déjà les disciples avaient reçu la doctrine de la résurrection et du partage céleste. Considérez, je vous prie, de quelle manière celui qui aime ses frères prend leur défense et répond pour tous. Pierre n’a point dit : Je sais, mais « nous savons ». Ou plutôt remarquez de quelle manière il suit et il imite les propres paroles de son Maître, et s’éloigne du langage des Juifs. Les Juifs disaient : Celui-là est le fils de Joseph ; mais Pierre répond : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant » ; et : « Vous avez les paroles de la vie éternelle » ; peut-être parce qu’il lui avait souvent entendu dire : « Celui qui croit en moi a la vie éternelle ». Car, se servant des mêmes paroles, il fait voir qu’il les a toutes retenues. Et Jésus-Christ, que répond-il ? Il ne loue point Pierre, ne le vante point, ce que toutefois il fait ailleurs. Mais que dit-il donc ? « Ne vous ai-je point choisi au nombre de douze ? et néanmoins un de vous autres est un démon (71) ». Comme Pierre avait dit : « Et nous savons », Jésus, comme de juste, exempte Judas de ce nombre. Il ne parla point des disciples, lorsqu’en une autre occasion, sur cette demande du Christ : « Et vous autres, qui dites-vous que je suis ? » Pierre lui répondit : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant ». (Mat 10,15-16) Mais ici, attendu qu’il avait dit : « Nous croyons », il retranche justement Judas du nombre, et il le fait longtemps auparavant pour détourner ce traître de sa perfidie, sachant que c’était peine perdue, mais voulant faire tout ce qui était en lui. 4. Admirez la sagesse du divin Sauveur : Il ne fit pas connaître Judas, et aussi il ne permit pas qu’il fût tout à fait inconnu ; d’une part, afin qu’il ne devînt pas plus impudent, et qu’il ne s’obstinât pas dans son crime ; d’autre part, afin que, ne se croyant pas connu, il ne s’y portât pas avec plus de hardiesse et d’insolence. Voilà pourquoi il le reprit dans la suite plus ouvertement. Et certes, la première fois il le comprit parmi les autres incrédules, en disant : « Il y en a quelques-uns d’entre vous qui ne croient pas ». C’est ce que l’évangéliste déclare par ces paroles : « Jésus savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient point, et qui serait celui qui le trahirait ». (Jn 6,65) Mais comme il persévérait dans son malheureux dessein, il lui en fait un reproche plus fort et plus piquant : « Un d’entre vous », dit-il, « est un démon ». Il parle à tous en commun, pour leur inspirer de la crainte à tous et pour couvrir encore Judas. Sur quoi il y a lieu de demander pour quelle raison les disciples ne répondent point à une accusation si terrible, mais ils doutent, ils s’attristent, ils se regardent l’un l’autre et chacun d’eux dit : « Serait-ce moi, Seigneur ? » (Mat 26,22) Et Pierre fit signe à Jean de s’enquérir du Maître qui était le traître. (Jn 13,24) Quelle en est donc la raison ? Avant que Pierre eut entendu cette foudroyante parole : « Retirez-vous de moi, Satan » (Mat 17,23), il ne, craignait point ; mais après que son Maître l’eût si amèrement repris, et qu’ayant parlé avec beaucoup d’affection, il n’en fut point loué, mais il s’entendit même appeler Satan, il eut sujet de craindre pour lui, lorsque Jésus dit : « L’un de vous me trahira ». De plus, maintenant Jésus-Christ ne dit pas : « L’un de vous me trahira » ; mais : « Un de vous autres est un démon ». (Mat 26,21) Voilà pourquoi les disciples ne comprenaient pas ce qu’avait voulu dire leur Maître, et ils pensaient qu’il leur reprochait seulement leur peu de foi et leur imperfection. Mais pourquoi le divin Sauveur a-t-il dit : « Ne vous ai-je point choisi au nombre de douze, et néanmoins un de vous est un démon (71) ? » C’était pour leur faire connaître que sa doctrine était éloignée de toute flatterie, que ce n’était point par l’adulation qu’il voulait se les attacher et les persuader. Lorsque tous se retiraient, qu’ils demeuraient seuls et qu’ils confessaient hautement le Christ par la bouche de Pierre ; ne voulant même pas alors qu’ils s’attendissent qu’il les flatterait, il leur en ôte toute la pensée ; c’est comme s’il leur disait : Rien n’est capable de m’empêcher de reprendre les méchants : ne croyez pas que, parce que vous demeurez arec moi, je vous flatte et je vous donne des louanges, ou que parce que vous me suivez, je m’abstienne de reprendre les méchants. Ce qui peut le plus flatter un maître ne me touche point, moi ; celui qui demeure donne une marque de son amour. Il arrivera que celui que le maître a choisi sera outragé et chassé par les insensés, comme s’il était lui-même insensé. Mais toutefois rien de tout cela ne m’empêche de reprendre ceux qui font le mal. Voilà sur quoi les gentils reprennent, aujourd’hui encore, Jésus-Christ de la manière la plus ridicule. Dieu n’a pas coutume de contraindre ni de forcer personne à devenir homme de bien ; son élection et sa vocation ne contraignent point, mais il opère par la persuasion. Voulez-vous savoir et vous convaincre que la vocation ne force et ne contraint personne ? voyez, examinez combien il y en a parmi ceux qui ont été appelés qui se sont perdus. Par là vous verrez manifestement que le salut et la perte dépendent de notre libre arbitre et de notre volonté. 5. Que ces vérités, mes frères, nous rendent donc extrêmement attentifs et toujours vigilants. Si celui qui était agrégé au sacré collège des apôtres, qui avait reçu un si grand don, qui avait fait des miracles ; car il avait été envoyé avec les autres pour ressusciter les morts et guérir les lépreux ; si, dis-je, un disciple, pour s’être laissé infecter de la cruelle et très dangereuse maladie, de l’avarice, a trahi son Maître ; si tant de bienfaits et de grâces ; si, ni le commerce, ni la familiarité avec Jésus-Christ, ni le lavement des pieds, ni la société de table, ni la garde de la bourse, ne lui ont servi de rien, ou plutôt si toutes ces choses lui ont ouvert le précipice où il s’est jeté ; tremblons et craignons nous-mêmes d’imiter un jour ce perfide par notre avarice. Vous ne trahissez pas Jésus-Christ ? Mais lorsque vous méprisez le pauvre qui sèche de faim, ou qui transit de froid, vous méritez le sort de Judas et la même condamnation. Et lorsque nous participons indignement aux saints mystères, nous tombons dans le même abîme, où se sont précipités ceux qui ont fait mourir Jésus-Christ. Lorsque nous volons, lorsque nous opprimons le pauvre et l’indigent, nous nous attirons une terrible vengeance : et certes nous la méritons bien. Jusques à quand serons-nous donc possédés de l’amour des biens de ce monde, de ces choses superflues et inutiles ? car les richesses sont des choses vaines et sans utilité. Jusques à quand notre cœur s’attachera-t-il à des vanités, à des bagatelles Jusques à quand différerons-nous de lever les yeux au ciel ? de veiller, de mépriser les biens de la terre, les choses qui passent ? Notre propre expérience ne nous apprend-elle pas combien toutes ces choses sont viles et abjectes ? Pensons à ces riches qui ont été avant nous tout ce que la mémoire nous rappelle d’eux, ne nous semble-t-il pas un songe ? N’est-ce pas comme une ombre, une fleur, une eau qui coule, un conte et une fable ? Cet homme était riche : mais ses richesses, que sont-elles devenues ? Elles ont péri, elles se sont évanouies. Mais les péchés que ces richesses lui ont fait commettre demeurent, et le supplice qui lui est préparé l’attend à cause de ses péchés. Ou plutôt, quand même vous n’auriez point de supplice à craindre et de royaume à espérer, il vous faudrait avoir égard au sort de vos semblables qui ne diffèrent pas du vôtre. Voyez plutôt : on nourrit des chiens ; plusieurs même nourrissent des ânes sauvages, des ours et divers animaux ; et l’homme que la faim dévore, nous l’abandonnons ! Nous faisons plus de cas d’une nature qui nous est étrangère que de notre propre nature. N’est-ce pas quelque chose de beau, direz-vous, que de bâtir de brillantes maisons, d’avoir un grand nombre de domestiques ; et quand nous sommes couchés dans nos appartements, de voir des lambris tout éclatants d’or ? C’est là un luxe superflu et inutile. Il y a d’autres édifices beaucoup plus brillants et plus imposants que ceux-là, dont vous devez vous réjouir la vue, et que personne ne peut vous empêcher de contempler. Voulez-vous voir un beau plafond ? sur le soir regardez le ciel orné d’étoiles. Mais, direz-vous, ce plafond n’est point à moi : c’est tout le contraire, il est plus à vous que l’autre. Car c’est pour vous qu’il a été fait, et il vous est commun avec vos frères. Mais celui que vous dites à vous, n’est point à vous, il est à ceux qui hériteront de vous après votre mort. Celui-là peut vous être très-utile puisqu’il vous annonce le Créateur et vous invite à vous élever jusqu’à lui ; mais celui-ci vous nuira beaucoup et il sera votre plus sévère et plus dangereux accusateur au jour du jugement, lorsqu’il paraîtra devant vous tout brillant d’or, Jésus-Christ n’ayant pas un seul habit pour se couvrir. C’est pourquoi, gardons-nous, mes chers frères, de tomber dans un si grand excès de folie. Ne courons pas après ce qui passe, ne fuyons pas ce qui demeure, ne perdons pas notre salut ; mais attachons-nous tous à l’espérance des biens futurs : les vieux, parce qu’ils savent qu’il leur reste peu de temps à vivre ; les jeunes, parce qu’ils doivent être persuadés que la vie est courte : le jour du jugement arrivera, comme un voleur qui vient dans la nuit. (Luc 12,39) Puis donc que ces vérités nous sont parfaitement connues ; que les femmes avertissent leurs maris, et les maris leurs femmes. Apprenons-les aux jeunes garçons et aux jeunes filles, et exhortons-nous tous mutuellement les uns les autres à fuir les choses présentes et à ne rechercher et n’aimer que les biens de la vie future ; afin que nous puissions les acquérir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.