‏ Matthew 1

COMMENTAIRE SUR L’ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU.

SAINT JEAN CHRYSOSTOME, ŒUVRES COMPLÈTES TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS SOUS LA DIRECTION DE M. JEANNIN, licencié ès-lettres professeur de rhétorique au collège de l’Immaculée-Conception de Saint-Dizier. Bar-le-Duc, L. Guérin &Cie, éditeurs, 1865, Tome VII – Tome VIII, p. 1-91

AVERTISSEMENT.

I.

Les homélies de saint Chrysostome sur saint Matthieu, au nombre de quatre-vingt-dix, ont toutes été prononcées à Antioche, sans qu’on puisse déterminer d’une manière précise en quel temps elles le furent. On a fait des conjectures. On a dit : saint Chrysostome passa toute l’année 388 à parler contre les jurements, notamment dans les homélies sur les Statues ; or, dans tout le Commentaire sur saint Matthieu, c’est à peine s’il en parle deux fois et encore sans insister ; donc, les habitants d’Antioche s’étaient corrigés et ne juraient plus ou presque plus à l’époque où se prêchèrent les homélies sur saint Matthieu ; il faut donc rapporter ces homélies aux dernières années que saint Chrysostome passa dans la ville d’Antioche, c’est-à-dire entre 390 et 398. -

Ces quatre-vingt-dix homélies ont, de tout temps, été regardées non seulement comme le chef-d’œuvre de saint Chrysostome, mais même comme ce qu’il y a au monde de plus complet et de plus excellent sur la morale chrétienne. Là, toutes les vertus, avec la manière de les acquérir et de les pratiquer ; tous les vices, avec les moyens à mettre en œuvre pour les éviter et s’en corriger, sont définis, décrits, expliqués : là, rien n’est omis de ce qui concerne la vie sainte et la vie vicieuse, pour attirer à l’une et éloigner de l’autre. Nulle part saint Jean Chrysostome n’a montré tant d’invention, tant d’éloquence, tant de sagacité dans la formation des mœurs. C’est pourquoi saint Thomas d’Aquin disait, au rapport de Papire-Masson (De Romanis pontif., in Joanne XXI), qu’il attachait plus de prix à l’ouvrage de saint Chrysostome sur saint Matthieu, qu’à la possession de toute la ville de Paris.

II.

La méthode suivie par saint Chrysostome est celle-ci : il cite le texte sacré verset par verset, phrase par phrase, puis il fait ressortir le sens littéral souvent avec tout le soin que pourrait y apporter un grammairien sagace, et cela sans cesser d’être orateur, orateur chaleureux, rapide, entraînant. Il assigne à chaque fait son temps, son occasion, ses circonstances qu’il demande aux autres Évangélistes lorsqu’ils en rapportent qui ne se trouvent pas dans saint Matthieu. Il insiste sur les miracles en s’attachant à en démontrer l’à-propos, le but, toutes les raisons.

Il rapporte parfois, – surtout quand il s’agit de passages difficiles, les opinions de divers interprètes, et si ces opinions exigent une réfutation, il s’en acquitte avec un rare talent ; sa polémique – est expéditive, spirituelle, caustique. Il a grand soin de montrer que les oppositions, que quelques-uns veulent trouver entre les Évangélistes, ne sont qu’apparentes, qu’elles n’ont rien de réel au fond, qu’elles s’expliquent toutes aisément et qu’elles viennent, soit de ce que les écrivains sacrés envisagent les faits chacun à son point de vue et sous une face différente, comme il arrive tous les jours, lorsque plusieurs sont témoins du même fait, que l’un remarque plus spécialement tel détail, l’autre, tel autre ; soit de ce que les Évangélistes racontent effectivement des miracles et des prodiges différents, ce qui, non seulement est très-probable, mais a dû avoir lieu nécessairement. Et en effet, les miracles opérés par le divin Sauveur, ne sont pas en petit nombre, ils sont, au contraire, selon les Évangélistes eux-mêmes, innombrables. Dès lors, quoi d’étonnant s’ils n’ont pas tous raconté les mêmes ? N’y aurait-il pas lieu de s’étonner qu’il en fût autrement ? N’est-il pas vrai que les légères différences qui se remarquent entre les dépositions de ces quatre témoins du Christ, sont beaucoup plus faites pour augmenter que pour diminuer le poids de leur témoignage collectif ?

Toutes ces homélies se terminent par une exhortation morale où le saint orateur fait à son peuple l’application de la doctrine qu’il vient de lui exposer. Il attaque les uns après les autres les vices régnants : les peintures qu’il en fait, pour en inspirer l’horreur à ceux qui l’écoutent, sont animées des couleurs les plus fortes, et c’est ordinairement aux prophètes qu’il les emprunte. Il n’a pas moins de mouvement que de couleur. Ses réprimandes sont hardies, – sévères, âpres même sans cesser d’être paternelles et charitables. Sa parole est un glaive qui frappe pour guérir ensuite.

Il réprimande souvent les riches qui abusaient de leur fortune, toujours entourés de parasites, et ne s’occupant que de bonne chère et continuellement plongés dans l’ivresse. Il poursuit principalement ceux qui s’enrichissaient par la rapine et par l’usure. C’est contre cette espèce d’hommes qu’il lance ses plus terribles invectives ; il les menace, il les effraye en leur montrant l’enfer qui les attend dans ses gouffres où brûle un feu inextinguible. Et ces voluptueux, ces mauvais riches, il les terrifiait au point qu’ils donnaient souvent des signes publics de contrition et de repentir ; mais, dit le saint orateur, à peine avaient-ils franchi le seuil de l’église qu’ils retournaient à leurs habitudes ; c’est que la crainte n’est pas le maître qu’il faut pour enseigner la persévérance dans le devoir, c’est l’affaire de l’amour et de l’affection. Son perpétuel refrain c’est qu’il faut déposer ses richesses en lieu sûr, c’est-à-dire au ciel, et les y faire porter par la main des pauvres Dans ces avis souvent répétés, il donne à entendre qu’il y avait alors à Antioche nombre d’usuriers qui grossissaient leur avoir par la spoliation des pauvres.

Censeur infatigable du faste, de la vanité et dé l’arrogance, il harcèle sans cesse ceux qui se construisaient de splendides demeures, qui entassaient un mobilier sans fin qui avaient des voitures toutes brillantes d’or et d’argent, et ne sortaient jamais que suivis d’une légion de serviteurs. C’est encore le luxe des femmes, qui est l’objet de ses fréquentes, comme de ses plus piquantes invectives ; il jette le ridicule à pleines mains sur leurs fards, leurs enluminures, leurs faux cheveux, leur or, leurs pierreries, sur tout l’attirail de la coquetterie. Il fait honte aux jeunes gens de leurs mœurs molles, efféminées, corrompues, de leurs toilettes presque aussi recherchées que celles des femmes. Il proscrit les rixes et les inimitiés comme diamétralement opposées à l’esprit du christianisme, il recommande la charité fraternelle comme le caractère spécial qui distingue le disciple de Jésus-Christ.

Il parle aussi fort souvent contre l’art des histrions, des comédiens, contre les spectacles et les théâtres, et ce n’était pas sans raison, car rien de plus impur que la scène d’alors, rien de plus impudent et de plus obscène que les comédiens et les comédiennes. Celles-ci paraissaient toutes nues sur la scène, elles nageaient toutes nues dans des bassins disposés pour cela.

Sa voix n’est pas moins éloquente pour faire aimer la vertu que pour faire détester le vice : il recommande surtout la chasteté, la charité envers le prochain, l’oubli des injures, la patience dans l’adversité, l’aumône, etc.

Tout en édifiant la foi et en formant les mœurs des chrétiens, l’orateur n’oublie pas de combattre les ennemis de nos croyances. Les Juifs, les Manichéens, les Marcionites, les Valentiniens sont ceux qu’il prend le plus souvent à partie. L’élément apologétique tient donc une assez grande place dans ce commentaire, et si certain mauvais livre qui a fait tant de bruit et de scandale ces temps passés n’avait pas déjà trouvé, dans l’oubli où il est maintenant tombé, sa plus convenable et sa plus péremptoire réfutation, nous oserions présenter le commentaire de saint Matthieu par saint Chrysostome, comme le meilleur ouvrage à y opposer.

Une traduction des homélies sur saint Matthieu fut donnée, en 1665, par Le Maistre de Sacy, sous le pseudonyme d’Antoine de Marsilly. Les docteurs chargés de l’examen de cette traduction, s’exprimèrent ainsi dans l’approbation donnée par eux à l’ouvrage : « Cette traduction étant aussi fidèle que juste, et conforme à l’expression du style et des pensées du Saint, on peut dire que les beautés naturelles de ce Père si éloquent, né paraissent pas moins sous la plume de cet excellent interprète que sous celle de ce saint… Il semble que ce soit lui-même qui se soit expliqué une seconde fois en notre langue. » Bossuet a parlé de cette traduction, et voici son suffrage : « À l’égard de saint Chrysostome, son ouvrage sur saint Matthieu l’emporte à mon jugement. Il est bien traduit en français ; et on pourrait tout ensemble apprendre les choses et former le style. » On conçoit que nous n’ayons pas négligé de tirer profit d’un tel travail ; nous l’avons donc eu constamment sous les yeux, d’abord pour ne rester jamais au-dessous, ce que nos lecteurs auraient raison do ne pas nous pardonner ; ensuite pour-faire mieux toutes les fois que la chose a été possible ; enfin pour le suivre quand il nous était impossible de mieux faire.

J.-B. JEANNIN

HOMÉLIE PREMIÈRE

ANALYSE.

  • 1. D’où vient que Dieu adonné l’Écriture aux hommes. Quand et comment furent promulguées la loi ancienne et la loi nouvelle.
  • 2. Heureux effets de l’Évangile. – Des différences qui existent entre les évangiles.
  • 3. À quelle occasion saint Matthieu écrivit son évangile.
  • 4. Des pêcheurs et des gens sans lettres n’eussent pas été susceptibles d’une si haute sagesse sans le secours de la puissance divine.
  • 5. La sagesse évangélique, bien supérieure à la philosophie ancienne, règne par tout l’univers chez les barbares comme chez les peuples civilisés et jusque dans les déserts habités par les solitaires.
  • 6. Des questions à résoudre touchant la généalogie du Sauveur.
  • 7. et 8. Nécessité d’écouter la parole de Dieu. Entrons dans la cité céleste à la suite de saint Matthieu qui nous y servira de guide et nous en montrera toutes les beautés.

1. Nous devrions, mes Frères, n’avoir pas besoin du secours des Écritures ; si notre vie était assez pure ; la grâce du Saint-Esprit nous tiendrait lieu de tous les livres. Tout ce qu’on écrit sur le papier avec de l’encre, l’Esprit l’imprimerait lui-même dans nos cœurs. Déchus de cet avantage, attachons-nous du moins résolument à la planche de salut qui nous reste. Cette première manière de communiquer avec Dieu valait mieux. Dieu lui-même nous l’a bien montré par ses actes non moins que jar ses paroles. Il a parlé à Noé, à Abraham, et aux descendants d’Abraham, Job et Moïse, non par des caractères et par des lettres, mais immédiatement par lui-même : parce que la pureté de cœur qu’il avait trouvée en eux, les avait rendus susceptibles de cette grâce. Mais le peuple juif étant tombé depuis dans l’abîme de tous les vices, il fallut nécessairement que Dieu se servît de lettres et de tables, et qu’il traitât avec lui par le moyen de l’Écriture.

Dieu a gardé dans le Nouveau Testament la conduite qu’il avait suivie dans l’Ancien, et il en a usé avec les apôtres comme il avait fait avec les patriarches. Car Jésus-Christ n’a rien laissé par écrit à ses apôtres, mais il leur a promis au lieu de livres la grâce de son Esprit-Saint : « Il vous fera », dit-il, « souvenir de toutes choses. » (Jn 14,26) Pour comprendre l’avantage que cette instruction intérieure a sur l’autre, il ne faut qu’écouter ce que Dieu nous dit par son Prophète : « Je ferai un Testament nouveau : j’écrirai ma loi dans leurs âmes, et je la graverai dans leurs cœurs ; et ils seront tous les disciples de Dieu. » (Jer 31,33) Saint Paul nous marquant aussi l’excellence de cette loi du Saint-Esprit, dit : « Qu’il avait reçu la loi non sur des tables de pierre, mais sur les tables d’un cœur de chair. » (Jn 6,45 ; 2Co 3,3)

Mais, parce que dans la suite des temps, les hommes avaient malheureusement dévié du droit chemin, les uns par la dépravation de leur doctrine, les autres par la corruption de leur vie et de leurs mœurs, nous avons eu besoin de nouveau que Dieu nous donnât par écrit ses instructions et ses préceptes.

Que nous sommes coupables ! Notre vie devrait être tellement pure, que sans avoir besoin de livres, nos cœurs fussent toujours exposés au Saint-Esprit, comme des tables vivantes où il écrirait tout ce qu’il voudrait nous apprendre ; et après avoir perdu un si grand honneur, et avoir eu besoin que Dieu nous donnât ses instructions par écrit, nous ne nous servons pas même de ce second remède qu’il nous a donné pour guérir nos âmes ! Si c’est déjà une faute de nous être rendu l’Écriture nécessaire, et d’avoir cessé d’attirer en noua par nous-mêmes la grâce du Saint-Esprit ; quel crime sera-ce de ne vouloir pas même user de ce nouveau secours pour nous avancer dans la piété ; de mépriser ces écrits divins, comme des choses vaines et inutiles ; et de nous exposer à une condamnation encore plus grande par cette négligence et par ce mépris ? Pour éviter ce malheur lisons avec soin l’Écriture, et apprenons comment l’ancienne et la nouvelle loi ont été données.

Vous savez de quelle manière, en quel lieu, et en quel temps Dieu publia l’ancienne loi. Vous vous souvenez que ce fut après la ruine des Égyptiens, que ce fut dans un désert, sur la montagne de Sina, au milieu du feu et de la fumée qui s’élevaient de cette montagne, au son de la trompette, à la lueur des éclairs, au bruit du tonnerre, et après que Moïse fut entré dans l’obscurité de la nuée. La loi nouvelle ne fut point promulguée de cette manière. Ce ne fut ni dans le désert, ni sur une montagne, ni parmi la fumée et l’obscurité, ni parmi les nuages et les tempêtes ; mais elle fut donnée vers la première heure du jour ; les disciples étaient assis ; tout se passa dans la tranquillité et dans le calme. Les Juifs, dont l’intelligence était bornée, et les passions effrénées, avaient besoin d’un appareil qui frappât les sens, d’un désert, d’une montagne, de la fumée, du bruit des trompettes, et de tout cet appareil extérieur ; mais les disciples qui avaient l’âme plus sublime et plus docile, et qui s’étaient déjà élevés au-dessus des impressions du corps, n’avaient point besoin de toutes ces choses. Que si le Saint-Esprit descendit alors avec un grand bruit, ce ne fut pas pour les apôtres que ce signe extérieur arriva, mais pour les Juifs, aussi bien que ces langues de feu qui apparurent en même temps. Car si après cela même, ils osèrent dire que les apôtres étaient ivres, combien l’auraient-ils dit davantage, s’ils n’eussent point vu cette merveille ?

Dans l’Ancien Testament, Dieu descend sur la montagne après que Moïse y est monté ; niais dans le Nouveau, le Saisit-Esprit descend du ciel après que notre nature y a été élevée comme sur le trône de sa royale grandeur. Et ceci même nous fait voir que le Saint-Esprit n’est pas moins grand que le Père, puisque la loi nouvelle qu’il a donnée est si élevée au-dessus de L’Ancienne. Car ces tables de la seconde alliance sont, sans comparaison, supérieures à celles de la première, et leur vertu a été beaucoup plus noble et plus excellente. Les apôtres ne descendirent point d’une montagne, comme Moïse, portant des tables de pierre dans leurs mains ; ils descendirent du cénacle de Jérusalem, portant te Saint-Esprit dans leur cœur. Ils avaient en eux un trésor de science, des sources de grâces et dé dons spirituels qu’ils répandaient de toutes parts ; et ils allèrent prêcher dans toute la terre, étant devenus comme une loi vivante, et comme des livres spirituels et animés par la grâce du saint-Esprit. C’est ainsi qu’ils convertirent d’abord, trois mille hommes, et cinq mille ensuite. C’est ainsi qu’ils ont depuis converti tous les peuples, Dieu se servant de leur langue pour parler lui-même à tous les habitants de la terre.

C’est sous l’inspiration de ce même Esprit, dont il était rempli, que saint Matthieu a écrit tout son évangile. C’est ce Matthieu qui avait été publicain. Car je ne rougis point d’avouer ce qu’il était, ni ce qu’ont été les autres apôtres, avant que Jésus-Christ les eût appelés. C’est cela même qui relève d’autant plus la grâce du Saint-Esprit en eux, et l’excellence de leur vertu.

Il a appelé son livre « l’Évangile », c’est-à-dire, « la bonne nouvelle. » Car il annonce à tous, aux méchants, aux impies, aux ennemis de Dieu, et à des aveugles assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, la délivrance des peines, le pardon des péchés, la justice, la sanctification, la rédemption, l’adoption des enfants de Dieu, l’héritage de son royaume, et la gloire de devenir les frères de son Fils unique.

Y a-t-il rien de si grand que « ces nouvelles » qu’il nous apporte ? Un Dieu sur la terre, et l’homme dans le ciel ; un concert admirable rétabli dans toute la hiérarchie des, êtres ; les anges qui chantent avec les hommes, les hommes qui entrent en société avec les anges, avec les vertus et les plus sublimes de ces esprits célestes. Quel spectacle plus grand et plus divin, que de voir une guerre aussi ancienne que le monde cesser tout d’un coup ; Dieu réconcilié avec les hommes ; le diable confondu ; les démons en fuite ; la mort vaincue ; le paradis ouvert ; la malédiction détruite ; le péché banni ; l’erreur étouffée ; la vérité rétablie ; la parole divine semée et fructifiant de toutes parts ; la vie du ciel introduite sur la ferre ; les anges descendre souvent ici-bas ; les puissances et les vertus se familiariser avec les hommes, et la possession de ces biens présents affermie en nous par l’espérance des biens futurs ?

C’est donc avec grande raison qu’on donne le nom « d’Évangile » à cette histoire sacrée. Tous les autres écrits qui ne promettent que l’abondance des richesses, la grandeur de la puissance, la principauté, la gloire, les honneurs, et tout ce que les hommes croient être des biens, ne sont que vanité et que mensonge. Mais ce que les pêcheurs nous annoncent est avec raison appelé « l’Évangile » c’est-à-dire, « la bonne nouvelle ; non seulement parce qu’ils nous promettent des biens stables, immuables et, qui sont beaucoup au-dessus de nous, mais encore parce que nous en jouissons sans aucune peine. Car ce n’est ni par nos travaux, ni par nos peines, ni par nos douleurs et nos afflictions que nous nous sommes procuré ces biens. La seule charité que Dieu a pour nous a tout fait, et ce n’est que d’elle que nous avons reçu ces grâces.

Mais pourquoi, sur les douze apôtres qu’avait Jésus-Christ, n’y en a-t-il que deux, Jean et Matthieu qui aient écrit l’Évangile, avec deux disciples, Marc, disciple de saint Pierre, et Luc, disciple de saint Paul ? C’est parce que ces hommes, oubliant la vaine gloire, ne consultaient pour agir que la simple utilité.

Mais à ce compte, me direz-vous, un seul Évangéliste ne suffisait-il pas pour tout dire ? C’est vrai, mais lorsqu’on voit quatre personnes écrire chacune son évangile en divers temps, en divers lieux, sans s’assembler ou conférer ensemble, et parler tous néanmoins, comme s’ils n’avaient qu’une même bouche ; cette union de sentiments et de paroles est une puissante preuve de la vérité.

Il semble, dites-vous, qu’on en pourrait croire le contraire, puisqu’ils se trouvent différents en plusieurs choses. Je vous réponds que ces différences sont précisément la plus forte preuve de la véracité des Évangélistes. Car s’ils étaient si conformes entre eux, et s’ils s’accordaient jusqu’aux moindres circonstances dès lieux et des temps, et jusque dans les expressions qu’ils emploient, vous entendriez les ennemis de l’Église dire qu’ils ont écrit de concert, et qu’une conformité si exacte ne peut être que le fruit d’une entente préalable et d’un arrangement tout humain. Mais maintenant ces petites différences qui se trouvent entre les Évangélistes les purgent visiblement de ce soupçon, et justifient la sincérité de leur conduite. S’ils ont quelquefois parlé différemment des lieux ou des temps, cette diversité ne nuit en aucune sorte aux vérités qu’ils annoncent, comme nous espérons avec le secours de Dieu de le faire voir dans la suite.

Mais nous vous prions cependant de remarquer, que pour ce qui regarde les vérités capitales qui renferment la vie de l’âme et l’essence de la prédication évangélique, on ne trouvera jamais qu’il y ait la moindre opposition entre eux. Ils disent tous qu’un Dieu s’est fait homme, qu’il a fait de grands miracles ; qu’il a été crucifié et enseveli ; qu’il est ressuscité et monté au ciel ; qu’il viendra un jour juger le monde ; qu’il a établi une loi très-sainte (7), et nullement contraire à la première ; qu’il était le Fils unique de Dieu, consubstantiel à son Père, et autres choses semblables, sur lesquelles tous les Évangélistes s’accordent parfaitement.

Que s’ils n’ont pas tous rapporté les mêmes circonstances de quelques miracles, et si nous en lisons quelques-unes dans les uns et quelques autres dans les autres,.il n’y a pas lieu de s’en étonner. Si un seul Évangéliste avait tout dit, c’est en vain qu’il y en aurait eu plusieurs ; et s’ils eussent tous dit des choses nouvelles et différentes, on n’aurait pu faire voir comment ils s’accordent entre eux. C’est pourquoi ils disent tous des choses communes à tous ; et chacun d’eux en dit aussi qui lui sont propres ; afin qu’il parût qu’il était nécessaire qu’il y en eût plusieurs, et afin que chacun d’eux dans ce qu’il rapporte rendît témoignage à la vérité.

3. C’est là la raison qui a porté saint Luc à écrire son évangile, « afin », dit-il, « que vous soyez persuadé de la vérité des choses que l’on vous a enseignées (Luc 1,4) ; » c’est-à-dire, afin qu’en voyant tant de personnes vous confirmer les mêmes choses, vous n’en puissiez plus douter, et que vous en demeuriez parfaitement assuré.

Quant à saint Jean quoiqu’il supprime la cause qui l’a porté à écrire son évangile, nous apprenons néanmoins de la tradition de nos pères qu’il a eu aussi une raison particulière qui l’y a engagé. Comme les trois autres avaient eu principalement pour but d’écrire de Jésus-Christ comme homme, qu’ils s’étaient davantage arrêtés sur son humanité, et qu’il y avait à craindre que ce qui regardait la divinité ne demeurât enseveli dans le silence ; il se résolut par un mouvement particulier de Jésus-Christ à composer son évangile dans ce dessein, comme il est aisé de s’en convaincre tant par l’ensemble de son œuvre, que par ses, premières paroles. Car il ne commence pas comme les autres par la naissance temporelle ; il s’élève tout d’un coup à cette génération divine et éternelle, comme à ce qui le pressait davantage, à ce qu’il s’était proposé principalement en écrivant l’Évangile. C’est pourquoi il parle non seulement dans ce commencement, mais dans toute la suite même de soir livre, d’une manière plus grande et plus relevée que les autres.

Pour saint Matthieu, on dit qu’il écrivit à la prière des Juifs qui s’étaient convertis à la foi ; ceux-ci le conjurèrent de leur laisser par écrit les préceptes qu’il leur avait donnés de vive voix, il se rendit à leurs prières, et écrivit en hébreu son évangile. Saint Marc écrivit aussi le sien en Égypte pour satisfaire aux vœux de ses disciples. Écrivant pour les Juifs, saint Matthieu ne s’est mis en peine que de faire voir que Jésus-Christ descendait de la race d’Abraham et de David. Mais saint Luc, qui s’adresse généralement à tous les hommes, passe plus avant, et fait remonter cette génération jusqu’à Adam. Saint Matthieu commence d’abord son évangile par la généalogie de Jésus-Christ ; parce que rien ne pouvait être plus agréable aux Juifs que de leur dire que Jésus-Christ descendait d’Abraham et de David : mais saint Luc rapporte d’abord plusieurs autres choses et descend ensuite à la généalogie de Jésus-Christ.

Nous ferons donc voir l’union et la conformité de ces historiens sacrés par le consentement de toute la terre qui a reçu comme vrai ce qu’ils ont écrit, et par le témoignage même des ennemis de la vérité. Car il s’est élevé après eux plusieurs hérésies, qui ont publié des dogmes contraires à l’Évangile ; les unes ont reçu généralement tout ce que les Évangélistes ont écrit, et les autres retranchant ce qui leur déplaisait, n’ont plus eu qu’un évangile mutilé. S’il se fût trouvé quelque contradiction dans l’évangile, les hérétiques qui prêchaient des choses toutes contraires, ne l’eussent pas reçu tout entier, mais seulement ce qu’ils auraient cru leur être favorable ; et ceux qui ne le reçoivent qu’en partie, n’auraient pas pu être réfutés au moyen de cette partie ; s’ils l’ont été, c’est que tout est si lié dans l’évangile, que la moindre partie fait voir le rapport qui la joint au tout Lorsque l’on coupe une petite partie du corps d’un homme, on y trouve de la chair, des os, des nerfs, des veines, des artères et du sang, et l’on peut juger, par cette seule partie, ce que renferme tout notre corps. Il en est de même de l’Écriture. Chaque parole en contient tout l’esprit, et elle a une liaison inséparable avec tout le reste.

Que si les Évangélistes étaient contraires les uns aux autres, l’Évangile n’aurait jamais été reçu ; et il se serait détruit lui-même, selon cet oracle que nous y lisons : « Tout royaume divisé sera renversé. » (Luc 11,17) Mais ce qui fait aujourd’hui éclater davantage la force du Saint-Esprit, c’est de persuader ainsi aux hommes de s’attacher si fermement aux points capitaux, et aux maximes fondamentales de l’Évangile, sans se blesser de ces petites différences qui y paraissent.

4. Il est inutile de rechercher en quel lieu chaque Évangéliste a écrit ; j’aime mieux m’attacher à vous faire voir dans toute la suite de cette prédication, qu’ils ne se sont point combattus l’un l’autre ; et il semble, lorsqu’on les accuse de ces petites contradictions apparentes, qu’on leur aurait voulu imposer une loi sévère de se servir tous des mêmes mots et des mêmes expressions.

Je pourrais parler ici de beaucoup d’écrivains, très-fiers de leur éloquence et de leur savoir, qui ont composé des livres sur une même matière et qui ont été non seulement différents entre eux, mais même entièrement contraires les uns aux autres. Il y a bien de la différence entre ne dire pas les mêmes choses, ou en dire d’entièrement opposées. Mais je ne m’arrête pas à cela. Dieu me garde de chercher l’apologie des saints Évangélistes dans l’extravagance de ces faux sages. Je ne prétends point me servir du mensonge pour établir la vérité. Je me bornerai à demander si une doctrine contradictoire dans ses parties aurait acquis une bien grande autorité dans le monde, si elle aurait prévalu sur les autres, si enfin des hommes dont les discours se seraient détruits réciproquement, auraient pu s’acquérir la créance et l’admiration de toute la terre. On sait de plus qu’ils avaient beaucoup de témoins et d’ennemis de leur doctrine. Car ils n’écrivaient point dans un coin du monde, et ils ne cachaient rien de leurs dogmes ; ils couraient les terres et les mers ; et ils parlaient devant tous les peuples : ils lisaient alors comme nous lisons encore aujourd’hui, ces livres saints en présence de leurs ennemis ; néanmoins leur doctrine n’a jamais blessé personne par ses contradictions. Et nous ne devons pas nous en étonner, puisque la force et la vertu de Dieu même les accompagnait partout, et leur faisait faire tout ce qu’ils faisaient.

A moins de cela comment un publicain, un pêcheur, des hommes grossiers et ignorants eussent-ils pu annoncer des vérités si grandes et si relevées ? Car ils publiaient et persuadaient : avec une certitude merveilleuse des mystères dont les anciens philosophes n’ont pu même se former la moindre idée ; et ils les ont publiées non seulement durant leur vie, mais encore après leur mort ; et non à quinze ou vingt personnes, non à cent, non à mille ou à dix mille, mais à des villes, et à des peuples entiers, aux Grecs et aux barbares, sur mer et sur terre, dans les lieux habités, et dans le fond des déserts.

Mais de plus ils annonçaient aux hommes une doctrine élevée au-dessus de la nature humaine. Ils ne disaient rien de terrestre, et ils ne parlaient que des choses du ciel. Ils prêchaient une vie et un royaume dont on n’avait jamais entendu parler. Ils découvraient d’autres richesses et une autre pauvreté ; une autre liberté, et une autre servitude ; une autre vie, et une autre mort ; un nouveau monde, et une manière de vie toute nouvelle ; et enfin un changement, et comme un renouvellement général de toutes choses.

Ils étaient bien éloignés ou d’un Platon qui a tracé l’idée de cette république ridicule, ou d’un Zénon, ou de ces autres philosophes qui ont formé des projets de gouvernements et de républiques, et qui ont voulu se rendre les législateurs des peuples. Il ne faut que lire ces auteurs pour voir que c’est le démon, ce tyran des âmes, cet ennemi de la chasteté, et de toutes les vertus qui les a animés, et qui a répandu de si profondes ténèbres dans leur esprit pour confondre par eux tout l’ordre des choses. Car si l’on considère cette communauté des femmes qu’ils ont voulu introduire ; ces spectacles honteux et publics de filles nues ; ces mariages clandestins qu’ils autorisaient ; et ce renversement universel de ce qu’il y a de plus naturel et de plus juste dans le monde ; que peut-on dire autre chose sinon que toutes ces maximes étaient des inventions du démon, qui voulait détruire par eux les lois les plus inviolables de la nature ? Et certainement toutes ces choses qu’ils soutiennent lui sont tellement contraires, qu’elle se rend témoignage à elle-même en les abhorrant, et en ne voulant pas seulement les entendre nommer. Et cependant ces philosophes avaient alors la liberté tout entière de publier ces maximes si étranges, sans craindre ni les persécutions ni les périls ; et ils s’efforçaient de les insinuer dans les esprits, en les parant de tous les plus beaux ornements de l’éloquence. L’Évangile au contraire qui n’était prêché que par des pauvres et des pêcheurs persécutés de tout le monde, traités comme des esclaves, et exposés à tous les périls, a été embrassé tout d’un coup avec un profond respect par les savants et par les ignorants ; par les libres et par les esclaves ; par les gens de guerre et par les princes, en un mot par les Grecs et par les peuples les plus barbares.

5. On ne peut pas dire que ce soit la bassesse et pour ainsi dire le terre à terre de la doctrine des apôtres qui l’aient fait recevoir aussi facilement par tout le monde, puisqu’au contraire elle est infiniment puis sublime que tous les systèmes des philosophes. Ni l’idée, ni le nom même de la virginité, de la pauvreté chrétienne, du jeûne et des autres points les plus élevés de notre morale n’avaient été dans le cerveau ou sur les lèvres d’un seul parmi les sages du paganisme ; tant ils étaient éloignés de ces premiers docteurs du christianisme qui ne condamnaient pas seulement les mauvaises actions et les mauvais désirs, niais encore les regards impudiques, les paroles déshonnêtes, les ris immodérés, qui étendaient même leur sollicitude jusqu’à régler les plus petites choses, comme la contenance extérieure, la démarche, le son de la voix, et qui ont propagé par toute la terre la plante sacrée de la virginité. Ils ont inspiré aux hommes des sentiments de Dieu et des choses du ciel, que nul de tous ces sages n’avait jamais pu même soupçonner.

Et en effet, comment ces adorateurs de serpents, de monstres, et des animaux les plus vils et les plus horribles, eussent-ils été capables de comprendre ces vérités ? Cependant ces maximes si relevées que les apôtres ont annoncées, ont été reçues et embrassées avec amour par tout le genre humain ; elles fleurissent et se multiplient de jour en jour, pendant que les vaines idées de ces philosophes s’effacent tous les jours de plus en plus, et disparaissent plus facilement que des toiles d’araignées, parce que ce sont les ouvrages des démons.

Outre l’impudicité qui les déshonore, leurs écrits sont encore enveloppés de tant d’obscurités et de ténèbres, qu’on ne les peut comprendre sans un grand travail. Y a-t-il rien de plus ridicule que de remplir comme ils font, des volumes entiers, pour expliquer ce que c’est que la justice, et de noyer et faire disparaître le sujet qu’ils traitent, sous les flots débordés d’une intarissable faconde. Quand même ils auraient quelque chose de bon, cette prolixité démesurée, les rendrait inutiles pour le règlement de la vie des hommes. Car si un laboureur, ou un maçon, ou un marinier, ou quelque autre artisan que ce soit, qui gagne sa vie de son travail, voulait apprendre de ces personnes ce que c’est que la justice, il faudrait pour cela qu’il quittât son art et ses occupations les plus nécessaires ; et ainsi après avoir passé plusieurs années sans rien faire, il se trouverait que pour avoir voulu apprendre à bien vivre, il se serait mis en danger de mourir de faim.

Rien de semblable dans les préceptes de l’Évangile. Jésus-Christ nous y enseigne ce qui est juste, honnête, utile, et généralement toutes les vertus, en très peu de paroles, claires et intelligibles pour tout le monde, comme quand il dit : « Toute la loi et les prophètes consistent en ces deux commandements (Mat 22,40) ; » c’est-à-dire, dans l’amour de Dieu et du prochain ; ou lorsqu’il nous donne cette règle : « Faites aux autres tout ce que vous voudriez qu’ils vous fissent à vous-mêmes ; car tel est le résumé de la loi et des prophètes. » (Mat 7,12). Il n’y a point de laboureur, ni d’esclave, ni de femme si simple, ni d’enfant, ni de personne de si peu d’esprit, qui ne comprenne ces maximes sans aucune peine et cette clarté même est la marque, et comme le caractère de la vérité. C’est ce que l’expérience a fait voir. Tout le monde non seulement a compris ces règles divines, mais les a même pratiquées soit au milieu des villes, soit dans les déserts et sur le haut des montagnes. C’est là qu’on peut voir des chœurs d’anges revêtus d’un corps, et la vie du ciel fleurir sur la terre. Ce sont des pêcheurs qui nous ont appris cette divine philosophie. Ils n’ont pas eu besoin pour cela d’y élever les hommes dès leur enfance, selon la méthode de ces philosophes, et ils, n’ont pas limité l’étude de la Vertu à un certain nombre d’années ; mais ils ont prescrit des règles pour tous les âges. La manière d’instruire des philosophes n’est qu’un jeu d’enfants, au lieu que la nôtre est l’ouvrage de la vérité même. Le lieu que nos saints docteurs ont choisi pour leur école est le ciel, et Dieu même est le maître de l’art qu’ils nous ont appris, et le législateur des lois qu’ils ont promulguées. Le prix qui nous est proposé dans cette céleste académie, ce n’est pas un rameau d’olivier ou une couronne de laurier, ni l’honneur d’être nourri aux dépens du public, ou une statue d’airain, choses trop vaines et trop basses ; mais c’est la gloire de jouir dans le ciel d’une vie sans fin, de devenir enfant de Dieu, d’être associé aux chœurs des anges, d’assister devant te trône de Dieu, et de demeurer éternellement avec Jésus-Christ. Les princes de cette république sont des pêcheurs, des publicains, des faiseurs de tentes, qui n’ont pas vécu seulement un petit nombre d’années, mais qui sont vivants dans l’éternité, et qui peuvent aider encore leurs imitateurs et leurs disciples, et les soutenir même après leur mort.

6. Dans cette sainte république on ne fait pas la guerre contre les hommes, mais contre les démons et les puissances spirituelles. C’est pourquoi elle n’a pour chef dans ces combats invisibles ni un homme ni un ange, mais Dieu même. Les armes aussi de ces soldats sont bien différentes de ces armes d’ici-bas. Elles ne sont formées ni de peaux de bêtes, ni de fer, mais de la vérité, de la foi, de la justice, et de toutes les vertus.

Puis donc que le livre que nous entreprenons d’expliquer, contient les lois de cette divine, république ; écoutons avec soin saint Matthieu, qui en parle très clairement, ou plutôt Jésus-Christ qui en est le législateur, qui parle lui-même par la bouche de son saint Évangéliste. Appliquons-nous à ces divines instructions, afin de pouvoir être un jour du nombre de ses heureux citoyens, de ceux qui se sont rendus illustres en suivant ses lois, et qui se sont acquis des couronnes immortelles.

Plusieurs croient que ce livre est facile, et qu’il n’y a que les Prophètes qui soient difficiles ; mais ce sentiment est celui de ceux qui ne connaissent pas assez la profondeur des mystères de l’Évangile. C’est pourquoi je vous conjure de me suivre avec soin, afin que nous entrions ensemble dans cette vaste mer des vérités évangéliques, sous la conduite de Jésus-Christ, qui nous servira de guide. Afin que vous compreniez mieux mes explications, je vous engagerai fortement, suivant mon habitude, à lire d’avance en votre particulier le passage de la sainte Écriture que je dois vous expliquer. Ainsi la lecture servira de préparation à l’enseignement, comme il arriva à l’eunuque dont parlent les Actes et nous facilitera à nous-mêmes l’accomplissement de notre tâche. Sur notre route les questions vont se presser en foule les unes sur les autres. Considérez combien, dès l’entrée de l’Évangile, il se présente de difficultés à éclaircir ! Premièrement, d’où vient qu’on fait descendre la généalogie de Jésus-Christ par Joseph, qu’on sait n’être pas le père de Jésus-Christ ?

En second lieu comment peut-on connaître que le Sauveur vient de la tige de David, puisque les parents de Marie, sa mère, sont entièrement inconnus, et que cette généalogie de l’Évangile ne se tire point du côté de Marie ?

En troisième lieu, pourquoi l’Évangile rapporte-t-il la généalogie de Joseph qui est complètement étranger à la naissance de Jésus-Christ, sans se mettre en peine de rechercher les parents et les aïeux de la Vierge dont il était fils ?

Pourquoi tirant cette généalogie des hommes, y nomme-t-il aussi quelques femmes ?

Pourquoi en ayant nommé quelques-unes, ne les a-t-il pas toutes nommées ? Et pourquoi passant les plus saintes, comme Sara et Rébecca, et d’autres semblables, ne nomme-t-il que celles qui sont connues par quelque vice, comme par la fornication, par l’adultère, par des mariages illégitimes, ou par la qualité d’étrangères et de barbares à l’égard du peuple de Dieu ? Car l’Évangéliste parle de Ruth, de la femme d’Urie, et de Thamar, dont l’une était étrangère, l’autre une impudique, et l’autre une incestueuse, qui voulut concevoir de son beau-père, non selon la loi du mariage, mais par une surprise qu’elle lui fit sous l’habit d’une courtisane. Tout le monde sait quelle était la femme d’Urie, et l’adultère qu’elle commit avec David. Cependant l’Évangile, passant toutes les autres femmes, ne parle que de celle-ci dans cette généalogie. N’était-il pas raisonnable, si on voulait parler des femmes, de les nommer toutes, ou s’il n’en fallait nommer que quelques-unes, de choisir plutôt celles qui étaient recommandables par leur vertu, que celles qui étaient décriées pour, le dérèglement de leur vie ?

Il est donc aisé de voir combien ce commencement même est difficile, quoiqu’il paraisse clair à tout le monde, et même superflu à plusieurs, qui n’y voient autre chose qu’une liste de quelques noms propres.

Nous devons encore rechercher pourquoi l’on passe trois rois dans la suite de cette généalogie. Si l’on dit que c’est à cause de leur impiété, n’en devait-on pas aussi retrancher beaucoup d’autres qui ont été aussi méchants que ceux-ci ?

On demande encore pourquoi, lorsque saint Matthieu dit expressément que la généalogie du Christ jusqu’à Abraham contient trois séries, chacune de quatorze générations, ce nombre se trouve incomplet dans la troisième série telle qu’il la domine ?

On demande enfin pourquoi saint Luc et saint Matthieu ayant fait la généalogie de Jésus-Christ, saint Luc ne rapporte pas les mêmes noms, et en rapporte beaucoup plus que saint Matthieu ; en d’autres termes pourquoi saint Matthieu marque moins de noms et des noms différents de ceux de saint Luc, quoique l’un et l’autre continuent la généalogie de Jésus-Christ jusqu’à Joseph ?

Comprenez donc combien il faudra d’application pour éclaircir ces choses, puisqu’il en faut même pour discerner ce qui a besoin d’éclaircissement. Car ce n’est pas un petit avantage, que de bien discerner ce qui est douteux, et ce qui peut donner lieu à des difficultés.

Par exemple on fait encore cette question Pourquoi sainte Elizabeth, étant de la tribu de Lévi, est appelée la cousine de la sainte Vierge ?

7. Mais pour ne pas accabler votre mémoire, finissons ici ce discours. Il suffit pour vous donner de l’ardeur, de vous avoir proposé les questions que nous aurons à résoudre. Si les solutions vous intéressent, il dépendra de vous de les connaître en assistant à nos entretiens. Car si je vois en vous un véritable désir de vous instruire, je lâcherai de vous satisfaire en répondant à ces questions. Mais si je vous vois dans l’indifférence et dans la froideur, je vous cacherai et les difficultés et les réponses-qu’on y pourrait faire, parce que la loi de Dieu me défend « de donner les choses saintes aux chiens, et de jeter les perles devant les « pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds. » (Mat 7, 6)

Mais qui est celui qui voudrait fouler des perles aux pieds, me dites-vous ? C’est celui qui ne les croit pas précieuses, et qui il n’a pas pour elles toute l’estime qu’elles méritent. Et qui est assez malheureux, dites-vous, pour ne pas les apprécier, et pour ne les pas préférer à tout ? C’est celui qui s’y applique avec moins d’ardeur qu’il n’en a pour voir d’infâmes comédiennes dans des spectacles diaboliques. Car on en voit plusieurs passer là les jours entiers ; mettre les affaires de leur famille en désordre pour satisfaire cette passion ; ne rien perdre de ce qu’ils entendent ; et conserver précieusement dans leur mémoire ce qui doit perdre et tuer leurs âmes. Mais lorsque ces mêmes personnes sont dans l’Église, où Dieu même leur parle, elles n’y peuvent demeurer un moment sans entrer dans l’impatience. C’est pour cela que notre vie qui devrait être toute céleste, n’a rien de commun avec le ciel, et que nous ne sommes plus chrétiens que de nom et en apparence. C’est pour cela que Dieu nous menace de l’enfer, non pour nous y jeter, mais pour nous en préserver par ses menaces, en nous portant à fuir une si détestable coutume. Cependant nous faisons tout le contraire de ce qu’il désire. Nous entendons qu’il nous menace de l’enfer, et nous courons tous les jours à ce qui nous y mène, à ce qui nous damne. Dieu nous commande non seulement d’écouter, mais même de faire ce qu’il nous dit : et nous n’avons pas seulement la patience de l’entendre. Quand donc ferons-nous ce qu’il nous ordonne, si nous ne pouvons pas seulement souffrir qu’il nous parle ; si nous nous ennuyons, si nous nous impatientons aussitôt, si nous un pouvons pas lui donner seulement un quart d’heure de notre temps ?

Lorsque, dans une conversation, nos paroles n’obtiennent pas l’attention des personnes présentes, nous nous en offensons comme d’une injure, quelque vaines que soient d’ailleurs les choses que nous disons ; et nous croyons que Dieu ne s’offensera pas, lorsque les grandes vérités qu’il nous annonce nous laissent indifférents, que nous avons l’esprit ailleurs, et que nous ne daignons pas seulement nous y appliquer ? On prend plaisir à écouter des personnes qui ont vieilli dans les voyages, qui savent et qui rapportent exactement la distance, la situation, la grandeur, les, places publiques, et les ports des villes qu’elles ont vues : et nous autres qui sommes voyageurs en cette vie, et qui marchons vers le ciel, nous ne nous mettons pas seulement en peine de savoir combien nous en sommes encore éloignés. Si nous y pensions, cependant, nous nous hâterions peut-être davantage pour y arriver. Si nous nous négligeons dans ce chemin qui mène à Dieu, nous sommes infiniment plus éloignés du but que la terre ne l’est du ciel ; mais si nous nous hâtons d’aller vers cette cité bienheureuse, nous nous trouverons bientôt à ses portes ; car son éloignement ne vient point de la distance des lieux, mais de la disproportion de notre conduite et de notre vie.

Vous avez soin de vous rendre habiles dans l’histoire de ce monde, d’en connaître le présent et le passé. Vous vous souvenez des rois sous qui vous avez porté les armes, des officiers particuliers qui vous commandaient, des jeux publics qui se sont donnés, des gladiateurs qui y ont combattu, de ceux qui ont remporté le prix, et de cent autres choses qui ne vous regardent point, et vous n’avez pas seulement la moindre pensée de considérer quel est le prince de cette cité céleste, quels sont ceux qui y tiennent le premier, le second ou le troisième rang, combien chacun d’eux a combattu, et par quelles actions il s’est signalé. Enfin vous ne vous donnez pas seulement la patience d’entendre ceux qui vous proposent les lois de cette sainte cité. Après cela comment oseriez-vous espérer de jouir un jour de ces biens suprêmes, puisque vous ne daignez pas seulement écouter maintenant ceux qui vous en parlent ?

Faisons donc au moins aujourd’hui, mes Frères, ce que jusqu’ici nous avons toujours négligé de faire. Puisque la miséricorde de Dieu nous fait espérer d’entrer un jour dans cette ville toute d’or, comme parle l’Écriture, et qui, en vérité, est infiniment plus précieuse que l’or ; apprenons quels en sont les fondements, et quelles sont ces portes toutes composées de perles et de diamants. Nous avons un excellent guide qui est saint Matthieu, et nous commençons aujourd’hui d’entrer par la porte qu’il nous ouvre. Redoublons notre attention de peur que s’il remarque que quelqu’un l’écoute négligemment, il ne le bannisse de cette ville céleste.

Car cette ville, mes Frères, est une ville vraiment royale et magnifique, elle n’est pas comme nos villes d’ici-bas, divisée en rues, en palais et en places. Elle n’est toute que le palais de son Roi. Ouvrons donc les portes de nos âmes, ouvrons l’oreille de nos cœurs, et, sur le point d’entrer dans cette ville éternelle, adorons avec une frayeur respectueuse le Roi qui y règne. Celui qui désire d’en contempler les merveilles, peut être d’abord frappé de terreur, car ces portes nous sont encore fermées maintenant ; mais quand nous les verrons ouvertes, c’est-à-dire, quand nous aurons découvert les mystères que nous vous avons proposés, nous verrons alors l’éclat qui brille au dedans. Ce bienheureux publicain vous conduira par les yeux de l’esprit, et il vous promet de vous montrer tout. Il vous fera voir où est le trône du Roi, quels sont les soldats qui l’environnent, où sont les anges et les archanges, quel est le lieu destiné pour les nouveaux citoyens de cette ville, par quels chemins on y va, quel honneur on rend à ceux qui y tiennent ou le premier, ou le second, ou le troisième rang, et combien il y a de dignités différentes, soit dans le sénat, soit dans le peuple de cette cité divine. C’est pourquoi n’entrons point ici avec bruit et avec tumulte, mais avec un respect et un silence digne de ces grands mystères. Si l’on entre dans un silence si profond lorsqu’on doit lire les lettres du roi dans une assemblée publique, quel doit être le vôtre, lorsqu’on doit vous rapporter, non les ordonnances d’un prince de la terre, mais les oracles du Roi du ciel ? Si nous agissons de la sorte, le Saint-Esprit nous conduira lui-même, par sa grâce, jusqu’au dedans de ce palais, et jusqu’au trône du Roi, pour y jouir des biens infinis, par la grâce et par la miséricorde de Jésus-Christ notre Seigneur, auquel est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE II

Analyse

  • 1. Description du royaume du ciel. Pourquoi David est mentionné le premier dans la généalogie du Christ.
  • 2. Le Christ est le lien qui unit les deux Testaments et les deux natures divine et humaine.
  • 3. L’Ancien Testament contient la figure, le Nouveau, la vérité. – Gloire de David. – Question touchant la généalogie du Christ.
  • 4. Pourquoi saint Matthieu décrit-il la généalogie de Joseph et non celle de Marie ?
  • 5 et 6. Exhortation à écouter et à pratiquer la parole de Dieu. – Qu’il est nécessaire à tout le monde de lire l’Écriture sainte.

1. Je crois que vous vous souvenez, mes Frères, de la prière que je vous fis hier, de vous recueillir dans un respectueux silence et dans la paix du cœur et de l’esprit, pour écouter la parole de Dieu. Comme nous allons franchir aujourd’hui le seuil sacré du temple où réside le Verbe divin, je suis obligé de vous renouveler cet avis. Car, si autrefois, lorsque les Juifs furent à la veille d’approcher de la montagne de Sinaï, de ce feu, de cette fumée, de ces ténèbres et de ces tourbillons, ou plutôt à la veille de regarder de loin un rayon de la gloire de Dieu, et d’entendre à distance quelques mots de sa bouche ; si, dis-je, on leur commanda de se séparer de leurs femmes durant trois jours, et de laver leurs vêtements ; s’ils étaient, ainsi que Moïse lui-même, dans la crainte et le tremblement, il est bien plus raisonnable que, sur le point d’entendre des paroles si saintes et non pas de regarder de loin une montagne ardente, mais d’entrer dans le ciel même, vous témoigniez une disposition plus parfaite, que vous laviez non les vêtements du corps mais ceux de l’âme, et que vous vous sépariez de tout le commerce de la vie du monde.

Vous ne verrez point ici de fumée, ni de tourbillons, ni de ténèbres, mais le Roi même assis sur son trône, dans une gloire ineffable, accompagné de ses anges et de ses archanges, et de la troupe des saints, joints au nombre infini de ces bienheureux esprits. Telle est la sainte cité, elle contient, dit saint Paul, « l’Église des premiers-nés, les esprits des justes, les troupes des anges, et le sang dont l’aspersion a réconcilié toutes choses. » (Heb 12,20) Car le ciel a reçu ce qui était sur la terre, la terre a reçu ce qui était dans le ciel, et ainsi s’est faite cette paix des hommes et des anges qui avait été souhaitée durant tant de siècles.

Le trophée qui brille dans cette cité sainte est la croix, les dépouilles qui y sont attachées sont notre nature même, dont Jésus-Christ a fait sa proie et sa conquête, comme vous le verrez dans la suite de l’Évangile. Si vous voulez me suivre avec un profond silence, j’espère vous faire voir la mort terrassée et détruite, le péché crucifié, et les monuments illustres de la victoire que Jésus-Christ a remportée dans cette guerre. Vous verrez le tyran enchaîné, une multitude de captifs qui suivent leur libérateur, et la forteresse où le démon s’était renfermé depuis tant de siècles, et d’où il faisait ses sorties sur les hommes, forcée en un moment et renversée par terre. Vous verrez la caverne même et les antres profonds de ce prince des ténèbres, qui ont été découverts à nos yeux, parce que notre Roi vainqueur a bien voulu y descendre lui-même en personne et y faire luire l’éclat de sa gloire.

Ne craignez point que ce récit vous soit ennuyeux. Si, lorsque quelqu’un vous raconte les guerres et les victoires des hommes, bien loin d’en concevoir de l’ennui, vous perdez même le manger et le boire pour les écouter, combien trouverez-vous plus de goût aux choses beaucoup plus admirables dont nous devons vous parler ? Considérez ce que c’est que de voir un Dieu qui vient du ciel, et qui descend du plus haut de son trône sur la terre et jusqu’au fond des enfers, pour en combattre le prince ; de voir le démon lutter contre un Dieu qui s’est caché sous la forme de l’homme, et ce qu’on ne peut assez admirer, la mort détruite parla mort, la malédiction abolie par la malédiction, et la tyrannie du démon renversée par tes mêmes armes dont il s’était servi pour l’établir.

Sortons donc de notre assoupissement et réveillons-nous. Je vois déjà les portes ouvertes. Entrons avec une modestie respectueuse et une sainte frayeur. Mais quelles sont ces portes ?

Quoi, dites-vous ? Vous promettez de parler du Fils unique de Dieu, et vous nous parlez du fils de David, un homme qui vivait il y a plusieurs siècles, et vous l’appelez le père et l’aïeul de Jésus-Christ ? Mais attendez un peu, ne désirez pas savoir tout d’un coup toutes choses, apprenez peu à peu et par degrés. Souvenez-vous que vous n’êtes qu’à la porte et encore dans le vestibule. Pourquoi vous hâtez-vous de pénétrer jusque dans le fond du sanctuaire lorsque vous n’avez pas encore bien considéré ce qui est au-dehors ?

Ce n’est pas la naissance divine du Sauveur que je vais vous expliquer maintenant, ni même dans la suite. Je sais qu’elle est incompréhensible et ineffable. Le prophète Isaïe l’a dit avant moi. Car, après avoir prédit la passion du Sauveur, et l’extrême charité qu’il a eue pour tous les hommes, et admiré de quel comble de gloire il était descendu dans le dernier abaissement, il s’écrie : « Qui pourra dire quelle est sa génération ? » (Isa 53,8)

Ce n’est donc point de cette première naissance que je parle ici ; c’est sa naissance terrestre prouvée par une infinité de témoins, dont je tâcherai de vous dire ce que la grâce du Saint-Esprit aura daigné m’en apprendre.

Il n’est pas même possible d’expliquer celle-ci bien clairement, parce qu’elle est elle-même pu mystère grand et redoutable. Ne la considérez donc pas comme peu importante lorsqu’on vous en parle, mais au contraire soutenez votre attention, et tremblez lorsque vous entendez dire qu’un Dieu est venu sur la terre. C’est une merveille si étonnante et tellement inouïe, que les anges en chœur en ont rendu gloire à Dieu au nom de toute la terre, par leurs acclamations et par leurs louanges. Les prophètes mêmes se sont longtemps auparavant écriés avec une profonde admiration « Enfin il a été vu, sur la terre, et il a conversé parmi les hommes ! » (Bar 3,38) Car c’est un étrange prodige que ce Dieu ineffable, incompréhensible, égal en tout à son Père, soit venu à nous en passant par le sein d’une vierge, et qu’il se soit rabaissé jusqu’à naître d’une femme ; qu’il ait bien voulu avoir David et Abraham pour ses ancêtres, et non seulement David et Abraham, mais ce qui est encore plus étonnant, des femmes semblables à celles dont nous vous avons déjà parlé.

Lors donc que vous entendez de si grandes choses, élevez votre esprit et ne concevez rien de bas, que votre admiration redouble en voyant le vrai et unique Fils du Père, souffrir d’être appelé fils de David, pour vous rendre enfant de Dieu, et ne refuser pas d’avoir pour père son esclave, afin que vous qui étiez esclave ayez Dieu pour père. Voyez combien cet Évangile, c’est-à-dire, cette bonne nouvelle qu’on nous annonce est admirable dès l’entrée.

Si vous doutez de la gloire qui vous est promise, soyez-en persuadé par l’humiliation de Jésus-Christ. Car la raison de l’homme a bien plus de peine à comprendre qu’un Dieu soit devenu homme, qu’à s’expliquer qu’un homme puisse devenir enfant de Dieu. Lors donc que vous entendez dire que le Fils de Dieu est aussi fils de David et d’Abraham, ne doutez plus que vous, qui êtes enfant d’Adam, vous ne soyez aussi enfant de Dieu. Car ce serait en vain qu’un Dieu se fût abaissé si profondément, si ce n’avait été pour relever l’homme. Il est né selon la chair afin que vous renaissiez selon l’esprit. Il est né d’une femme, afin que vous cessiez d’être le fils d’une femme. C’est pourquoi il est né en deux manières différentes, dont l’une est semblable à notre naissance, et l’autre est infiniment élevée au-dessus de nous : car il a cela de commun avec nous, qu’il est né d’une femme, mais ce qu’il a de particulier c’est : « Qu’il n’est point né du sang, ni de la volonté de l’homme ou de la chair (Jn 1,13) », mais du Saint-Esprit, et que sa naissance en ce point était la figure de cette renaissance divine, qu’il nous devait donner par la grâce du Saint-Esprit. On peut dire la même chose de tous ses autres mystères. Son baptême avait quelque chose de l’Ancien Testament et du Nouveau ; de l’Ancien, en ce qu’il l’a reçu d’un prophète ; du Nouveau, en ce qu’il reçut visiblement le Saint-Esprit. Jésus-Christ, en s’incarnant, a fait comme une personne qui, voyant deux hommes se battre, les prendrait tous deux par la main et les réconcilierait ensemble. Ainsi, en venant au monde, il a réuni la nature humaine avec la nature divine ; la grandeur de Dieu avec la bassesse de l’homme ; et la loi ancienne avec la nouvelle.

Vous voyez donc, dès l’entrée, quel est l’éclat de cette ville sainte ; et, comme le Roi y paraît d’abord revêtu de notre chair, ainsi qu’un prince au milieu de son armée. Souvent un roi dans le combat ne porte point les marques de sa dignité et de sa puissance. Il quitte la pourpre et le diadème, et s’habille comme l’un de ses soldats. Mais les rois de la terre se déguisent de la sorte de peur d’attirer sur eux, en se faisant connaître, tous les efforts de leurs ennemis, au lieu que le nôtre l’a fait pour ne pas mettre d’abord tous ses ennemis en fuite, et ne pas épouvanter ses amis. Il était venu, non pour nous effrayer, mais pour nous sauver. C’est pourquoi, dès le commencement de l’Évangile, il est appelé Jésus ; et ce mot qui est hébreu et non grec, signifie « Sauveur », parce que, dit l’Évangile, « il sauvera son peuple. » (Mat 1,21)

3. Considérez comme l’écrivain sacré élève nos esprits, et comment, en ne nous disant que des choses communes, il nous découvre des merveilles qui dépassent toutes nos espérances. Car ces deux noms du Fils de Dieu, celui de Jésus et celui de Christ étaient tous deux connus de tous les Juifs Dieu prévoyant que les mystères qu’il devait accomplir seraient incroyables, a voulu qu’il y eût même des anciennes figures de ce nom divin, pour prévenir ainsi tous les troubles que la nouveauté cause d’ordinaire. Car Josué qui succéda à Moïse, et qui fit entrer le peuple dans la terre promise, s’appelait aussi Jésus. Vous voyez la figure, comprenez-en maintenant la vérité. Jésus a fait autrefois entrer les Juifs dans la terre promise : Jésus nous fait entrer dans le ciel et dans la jouissance des biens éternels. Le premier fait cette merveille après la mort de Moïse ; le second la fait après la fin de la loi de Moïse ; le premier a été le chef du peuple de Dieu ; le second en a été le Roi et le Souverain.

Mais de peur qu’en entendant ce nom de Jésus, vous n’hésitiez entre lui et ses homonymes, l’Évangéliste ajoute aussitôt le surnom de Christ : « De Jésus-Christ fils de David. » Josué n’était pas de la tribu de, David, mais d’une autre.

Vous me demanderez peut-être pourquoi saint Matthieu appelle son livre « le livre de la génération de Jésus-Christ », puisqu’il ne contient pas seulement sa naissance, mais encore toute la suite de sa vie. C’est parce que la naissance de Jésus-Christ est le principe, et comme la racine de tous ses autres mystères, et l’unique source de tous nos biens. Et comme Moïse a appelé son livre le livre de la création du ciel et de la terre, quoiqu’il y parle aussi de beaucoup d’autres choses, de même l’Évangéliste nomme son livre du mystère qui est la source et le principe de tous les autres. Car c’était une chose bien pleine d’étonnement, et qui surpassait l’espérance et l’attente de tous les hommes qu’un Dieu se fît homme ; mais après une si grande merveille, tout le reste suit naturellement de ce principe.

Mais pourquoi ne le nomme-t-il pas d’abord « fils d’Abraham », et ensuite, « fils de David ? » Ce n’est pas, comme disent quelques-uns, pour remonter du dernier au premier, puisqu’il l’aurait fait dans tout le reste comme saint Luc, ce qu’il ne fait pas néanmoins. Pourquoi donc nomme-t-il d’abord David ? Parce que le nom de David, prince illustre, et beaucoup moins ancien qu’Abraham, était alors dans toutes les bouches. Quoique Dieu leur eût fait à tous deux la même promesse, néanmoins la longue suite du temps faisait que l’on ne se souvenait plus de l’une, et qu’on ne parlait que de l’autre, comme plus nouvelle et plus récente. Les Juifs disent eux-mêmes dans l’Évangile : « Ne savons-nous pas que le Christ doit venir de la race de David, et de la ville de Bethléem où était David ? » (Jn 7,42) Nul d’entre eux ne l’appelait fils d’Abraham, et tous l’appelaient fils de David. Je le répète, on se souvenait beaucoup plus de David, et parce qu’il était moins ancien, et parce qu’il avait été roi. C’est pourquoi ils appelaient de son nom les rois qu’ils voulaient le plus honorer. Dieu même use de cette manière de parler. Ézéchiel et les autres prophètes disent que « David s’élèvera et qu’il régnera. » (Eze 37,24) ce qu’il ne disait pas de David qui était mort, mais des antres rois qui devaient être les imitateurs de sa piété. Dieu dit encore à Ézéchias : « Je protégerai cette ville, à cause de moi, et à cause de David mon serviteur. » (2Ro 19,34) Il promet aussi à Salomon, « que de son vivant il ne détruirait pas son royaume, à cause de son serviteur David. » (1Ro 2,34) Ce roi était dans une grande gloire devant Dieu et devant les hommes. C’est pourquoi l’Évangéliste commence d’abord par lui, et il passe aussitôt au plus ancien de ses pères ; croyant qu’il était superflu, au moins à l’égard des Juifs, de remonter encore plus haut dans le dénombrement de ses ancêtres, parce que ces deux-là étaient les plus illustres de tous, l’un parce qu’il était roi et prophète, et l’autre parce qu’il était prophète et patriarche.

Mais comment peut-on prouver, me direz-vous, que Jésus-Christ descende de la race de David ? Car s’il n’est pas né d’un homme mais seulement d’une vierge dont on ne rapporte point la généalogie, comment saurons-nous qu’il soit de la race de ce roi ? Voici donc deux difficultés qui se présentent : l’une pourquoi l’on ne rapporte point la généalogie de la Vierge, et l’autre pourquoi on rapporte celle de saint Joseph, entièrement étranger à la naissance du Sauveur. Il semble que la première de ces généalogies était seule nécessaire, et que la seconde était inutile.

Que répondrons-nous donc à cela ? Comment montrerons-nous que la Vierge descendait de David ? Comment le prouverons-nous ? Écoutez ce que Dieu dit à l’ange Gabriel : « Allez, lui dit-il, à une vierge fiancée à un homme qu’on nomme Joseph, qui est de la maison et de la famille de David. » (Luc 1,27) Que voulez-vous de plus clair, puisque Joseph était de la maison et de la famille de David, il est démontré que la Vierge en était aussi ? Car il était défendu par la loi de chercher une femme hors de sa tribu, et d’en épouser une qui n’en fût pas.

Le patriarche Jacob avait prédit que Jésus-Christ naîtrait de la tribu de Juda, lorsqu’il dit : « Les princes ne cesseront point dans la « tribu de Juda et les chefs sortiront toujours de sa chair jusqu’à ce que Celui qui a été destiné de Dieu soit venu, et il sera l’attente des nations. » (Gen 44,10) Cette prophétie nous assure d’abord que Jésus-Christ est sorti de la tribu de Juda, mais elle ne montre pas qu’il soit de celle de David. Est-ce que toute la tribu de Juda n’était composée que de la famille de David ? n’en avait-il pas beaucoup d’autres ? Beaucoup au contraire étaient de la tribu de Juda sans être de la race de David. Mais pour vous empêcher de vous arrêter à cette pensée, l’Évangéliste dit formellement, que Joseph était « de la maison et de la famille de David. » (Luc 1,27)

Si vous voulez encore d’autres preuves, nous en avons une très constante. Il n’était pas permis pour se marier, de sortir, non seulement de sa tribu, mais même de sa famille et de sa parenté. Ainsi que ces paroles « de la famille et de la maison de David », s’entendent ou de la Vierge ou de Joseph, on n’en peut tirer que la même conséquence. Car si Joseph était de la maison et de la famille de David, il n’a pris certainement une femme que de la famille d’où il était descendu.

Mais si Joseph, dites-vous, a violé l’ordonnance de la loi ? L’Évangéliste prévient cette objection, lorsqu’il dit « qu’il était juste (Mat 1,19) », afin qu’en reconnaissant sa vertu, on ne l’accusât point de violation de la loi. Comment un homme qui était si charitable et si modéré qu’il ne voulut pas même penser à faire punir la Vierge, quoique toutes les apparences semblassent l’y forcer, comment, dis-je, un homme si vertueux aurait-il pu violer la loi pour satisfaire sa passion ? Comment un homme dont la vertu allait au-delà même de la loi, comme on le voit par le dessein qu’il prit de quitter sa femme en secret, eût-il pu se résoudre à pécher ouvertement contre la loi, sans y être contraint par aucune nécessité ?

Il est donc évident par ces preuves que la Vierge était de la race de David. Voyons maintenant pourquoi l’Évangéliste ne rapporte point sa généalogie, mais seulement celle de Joseph. C’est parce que ce n’était point l’ordinaire parmi les Juifs de tirer la généalogie du côté des femmes. Ainsi pour garder cette coutume, et pour ne point troubler les esprits par aucune nouveauté, il ne parle point des parents de la Vierge ; mais il se contente, pour nous la faire connaître, de nous rapporter la généalogie de Joseph. Si donc il eût rapporté la généalogie de la Vierge, il n’aurait pas gardé l’ordre commun, et s’il n’eût point rapporté celle de saint Joseph, nous n’aurions point su de quelle tribu était la Vierge. C’est pourquoi, afin que nous connussions qui était Marie et d’où elle descendait, et que la coutume des Juifs fût gardée, l’Évangéliste décrit la généalogie de Joseph l’époux de la Vierge, et montre qu’il était de la famille de David. Il s’ensuivait que La Vierge en était aussi, puisque indubitablement un homme si juste, comme j’ai déjà dit, n’aurait point voulu épouser une femme d’une autre tribu que de la sienne.

Nous pourrions encore rapporter une autre raison plus mystérieuse, pour montrer pourquoi on n’a rien dit de la généalogie de la Vierge, mais ce n’est pas ici le lieu de la dire, parce qu’il y a trop longtemps que nous sommes sur ce sujet.

Il vaut mieux terminer ce discours, et retenir avec soin ces points que nous avons tâché d’expliquer : Pourquoi l’Évangéliste parle d’abord de David ; pourquoi il appelle ce livre le livre de la génération du Sauveur ; pourquoi il lui donne le nom de Jésus, et de Jésus-Christ ; ce que cette naissance a de commun ou de différent avec la nôtre ; comment on fait voir que Marie était de la race de David, et enfin pourquoi on rapporte la généalogie de Joseph, et non celle de la Vierge.

Si vous avez soin de vous souvenir de ces choses, vous nous donnerez du courage pour continuer ; mais si vous êtes indifférents, et que vous laissiez tout échapper de votre mémoire, votre froideur nous rendra plus froids et plus lent dans toute la suite. Car un laboureur ne se porte pas aisément à cultiver une terre où il voit que ce qu’il sème se perd et ne lève point. C’est pourquoi je vous conjure de faire croître cette semence, puisque ce soin vous produira de grands biens pour le salut de vos âmes. Ce saint exercice vous rendra agréables à Jésus-Christ, et en méditant les paroles sorties de sa bouche, vous apprendrez à purifier la vôtre de toutes les paroles déshonnêtes et injurieuses. Nous deviendrons ainsi terribles aux démons lorsqu’ils verront notre langue armée de ces paroles de feu : nous nous attirerons une plus grande grâce de Dieu, et cette lecture assidue rendra les yeux de notre cœur plus vifs et plus éclairés.

Dieu nous a donné des yeux, une bouche et des oreilles, afin que nous les consacrions à son service, afin que nous ne parlions que de lui, que nous n’agissions que pour lui, que nous ne chantions que ses louanges, que nous lui rendions de continuelles actions de grâces, et que par ces saints exercices nous purifiions le fond de nos cœurs. Car, comme la pureté de l’air rend le corps sain, ainsi la sainteté de ces occupations rend l’âme plus sainte et plus pure.

5. Ne voyez-vous pas que les yeux nous pleurent dans un lieu plein de fumée, et qu’aussitôt que nous passons au grand air, que nous considérons la beauté des campagnes, les fleurs des prés et les eaux courantes, ils reprennent leur première vigueur ? Il en est ainsi de l’œil de l’âme. S’il se plaît dans les Écritures comme dans un pré spirituel, il deviendra plus sain, plus pur, et plus pénétrant ; mais s’il se laisse obscurcir par la fumée des choses du siècle, il se trouvera réduit à pleurer et en ce monde et en l’autre. Car tout ce qui est en ce monde est semblable à la fumée ; ce qui fait dire à David : « Mes jours se sont évanouis comme la fumée. » (Psa 102,12) Il l’entendait de la brièveté et de l’instabilité de la vie ; mais je crois qu’on peut dire encore que les choses du monde nous aveuglent comme la fumée ; et qu’elles nous enveloppent par des liens semblables aux toiles d’araignées.

Car il n’y a rien qui blesse et qui trouble plus les yeux de l’âme que cet embarras des soins et des affaires du monde, et cette multiplicité de désirs et de passions, qui sont comme le bois qui produit ensuite cette fumée. Et comme le feu fume beaucoup lorsqu’il s’attache à une matière humide ; ainsi lorsqu’un désir ardent entre dans une âme qui est comme humide par son relâchement et par sa paresse, il faut nécessairement qu’il y excite une effroyable fumée. C’est pourquoi nous avons besoin de la rosée du Saint-Esprit, et de ce souffle bienheureux, afin d’éteindre ce feu des passions, de dissiper cette fumée, et de rendre notre cœur plus libre et plus dégagé. Car il est impossible qu’une âme appesantie de tant de soins puisse s’élever en haut pour voler au ciel. Nous devons nous dégager de tout, pour pouvoir courir dans la voie de Dieu. Et nous ne le pourrons faire à moins que d’être soulevés sur les ailes du Saint-Esprit. S’il faut donc que notre âme soit non seulement déchargée des soins du siècle, mais qu’elle soit encore soutenue de la grâce de Dieu pour nous élever en haut, comment le pourrons-nous faire, puisque, bien loin d’avoir cette disposition, nous nous engageons tous les jours dans une autre toute contraire, et qu’au lieu de voler au ciel, nous nous laissons charger de ce poids insupportable, dont le démon nous accable, et par lequel il nous entraîne toujours en bas ? Car si on voulait peser tous nos discours dans une juste balance, je ne crois pas que, pour mille talents qu’on trouverait d’entretiens tout séculiers, on pût trouver je ne dis pas pour cent deniers, mais pour dix oboles de paroles vraiment chrétiennes et spirituelles. N’est-ce pas une chose honteuse et ridicule, tandis que nous ne nous servons de nos domestiques, quand nous en avons, que pour des affaires qui sont pour la plupart nécessaires, d’employer notre bouche à des choses où nous rougirions d’employer le dernier de nos serviteurs, c’est-à-dire, toutes vaines et superflues ? Et plût à Dieu même qu’elles ne fussent que superflues, et non mauvaises et dangereuses ! Si nos paroles nous étaient utiles, il est certain qu’elles seraient aussi agréables à Dieu ; mais nous disons au contraire tout ce que le démon nous inspire : des railleries et des bons mots, des imprécations et des injures, des jurements, des mensonges, des parjures ; des cris de colère et des futilités, des contes de vieilles femmes, des questions oiseuses et sans intérêt, voilà ce qui sort continuellement de notre bouche.

Quel est celui de vous tous qui m’écoutez maintenant, qui pourrait me dire par cœur ou un psaume ou quelque autre partie de l’Écriture, si je le lui demandais ? Il ne s’en trouverait pas un seul. Et ce qui est encore plus à déplorer, c’est que, étant si indifférents pour les choses saintes, vous êtes tout de feu pour les choses du diable. Car si l’on vous priait au contraire de dire quelqu’une de ces chansons infâmes, quelques-uns de ces vers lascifs et honteux, il s’en trouverait plusieurs qui les auraient appris avec soin, et qui les réciteraient avec plaisir.

Mais comment excuse-t-on de si grands excès ? Je ne suis pas religieux ni solitaire, dit-on, j’ai une femme et des enfants, et j’ai le soin d’un ménage. Telle est en effet la grande plaie de notre temps, on croit que la lecture de l’Écriture n’est bonne que pour les religieux, au lieu que les gens – du monde en ont encore plus besoin qu’eux. Car ceux qui sont au milieu du combat, et qui reçoivent tous les jours de nouvelles plaies, ont plus besoin de remèdes que les autres. C’est tin grand mal de ne pas lire les livres qui contiennent la parole de Dieu, mais il y a quelque chose de pire encore, c’est de se persuader que cette lecture est inutile. Une telle pensée ne peut venir que du démon. N’entendez-vous point ce que dit saint Paul : « Que tout ce qui est écrit, est écrit pour notre instruction ? » (Rom 15,4) Si l’on voulait vous faire toucher l’Évangile avec des mains malpropres, vous ne voudriez jamais le faire, et cependant vous ne croyez pas qu’il soit nécessaire de savoir ce qu’il enseigne. C’est là la cause du dérèglement général que l’on voit aujourd’hui parmi les hommes.

Si vous voulez éprouver combien la lecture de l’Écriture sainte est utile, examinez-vous vous – mêmes. Voyez dans quelle disposition vous êtes, ou lorsque vous écoutez des psaumes, ou lorsque vous entendez ces chansons diaboliques ; lorsque vous êtes à l’église, ou lorsque vous êtes au théâtre ; et vous serez surpris de voir combien votre âme étant la même, est néanmoins différente d’elle-même dans ces rencontres. C’est pourquoi saint Paul disait : « Les mauvais entretiens corrompent « les bonnes mœurs. » (1Co 15,33) Nous avons continuellement besoin des cantiques du Saint-Esprit. Chanter les louanges de Dieu est le plus beau privilège de l’homme, rien ne le distingue autant des bêtes qui ont cependant sur lui de nombreux avantages. C’est là, la nourriture de l’âme ; c’est là son ornement ; c’est là son assurance ; au contraire la négligence de la parole de Dieu lui cause la faim et la-mort : « Je leur enverrai », dit Dieu, « non la famine du pain ni la soif de l’eau, mais la famine de la parole de Dieu. » (Amo 8,11)

Qu’y a-t-il de plus déplorable que d’attirer volontairement sur vous un malheur dont Dieu menace les hommes comme d’un très grand supplice, et de réduire vous-même votre âme à une faim cruelle qui la met dans une extrême langueur ? Car c’est par la parole que l’âme se perd ou qu’elle se sauve. Un mot l’enflamme de colère, et un mot l’apaise ; une parole déshonnête la jette dans une passion brutale, et une parole modeste et grave la rend chaste et pure. Si donc la parole d’un homme produit de si grands effets, comment pouvez-vous mépriser la parole de Dieu même ? Et si l’exhortation d’un homme est si puissante, combien celle de l’Esprit-Saint le sera-t-elle davantage ?

Une parole de l’Écriture excite souvent dans l’âme une flamme plus vive que le feu, et la rend capable des actions les plus belles. C’est ainsi qu’autrefois saint Paul abaissa l’orgueil des Corinthiens, qui se glorifiaient d’une chose dont ils eussent dû rougir, et qu’ils devaient étouffer dans un éternel silence. Mais lorsque cet apôtre leur eût écrit, voyez quel changement ses paroles firent en eux, comme il leur en rend témoignage lui-même : « Voyez, en effet » dit-il, « ce qu’a produit en vous cette tristesse selon Dieu que vous avez ressentie : quelle sollicitude, quel soin de vous justifier, quelle indignation, quelle crainte, quel désir, quel zèle, quelle ardeur pour punir le crime ! » (2Co 7,11). C’est ainsi que vous réglerez vos serviteurs, vos enfants, vos femmes et vos amis, et que vous forcerez vos ennemis mêmes à vous aimer. C’est par ces paroles saintes, que tant de grands hommes si chéris de Dieu, se sont avancés dans la vertu. David après son péché écouta la parole du Prophète, et il embrassa aussitôt cette pénitence, qui est devenue le modèle de tous les pénitents. C’est par ces paroles saintes, que les apôtres sont devenus ce qu’ils ont été, et qu’ils ont attiré à eux toute la terre.

Mais que sert, dites-vous, d’entendre la parole de Dieu, lorsqu’on ne la pratique pas ? On ne laisse pas d’en retirer même alors une utilité très-considérable. Car on s’accusera soi-même, on soupirera, on gémira, et on se mettra enfin en état de faire ce qu’on nous apprend. Mais lorsqu’on ne comprend pas même le mal qu’on fait, comment peut-on s’en retirer ou s’en repentir ?

Ne négligeons donc point d’entendre l’Écriture sainte. C’est le démon qui nous inspire ce dégoût, parce qu’il ne peut souffrir que nous approchions de ce trésor, de peur qu’il ne nous en demeure des perles et des diamants qui nous enrichissent. C’est pourquoi il nous persuade qu’il nous est inutile d’entendre la parole de Dieu, afin qu’il n’ait pas le regret de nous la voir mettre en pratique après que nous l’aurons entendue. Reconnaissons donc cet artifice si dangereux, et fortifions-nous de toutes parts contre ces attaques ; afin que couverts de cette armure spirituelle, nous soyons invulnérables à notre ennemi, et que l’ayant vaincu et portant les marques de notre victoire, nous jouissions à jamais des biens du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE III.

LIVRE DE LA GÉNÉRATION DE JÉSUS-CHRIST, FILS DE DAVID, FILS D’ABRAHAM. (CHAP. 1, V. 1, JUSQU’AU VERSET 16)

ANALYSE.

  • 1. Pourquoi c’est la généalogie de Joseph et non celle de Marie qui se trouve ici décrite ?
  • 2. Pourquoi nommer Thamar dans une généalogie du Fils de Dieu ? Qu’il ne faut pas rougir de ses ancêtres.
  • 3 et 4. Pourquoi Zara et Pharès sont-ils nommés tous les deux dans la généalogie du Christ ? L’iniquité des parents ne nuit pas aux enfants qui ont de la piété, et réciproquement.
  • 5. Exhortation il faut sanctifier toutes les bonnes œuvres par l’humilité.

1. J’avais raison de le dire, ces paroles divines ont une admirable profondeur, puisque après tout ce que nous avons déjà dit, nous n’avons pas encore achevé d’expliquer ce commencement. Achevons donc aujourd’hui ce qui nous en reste.

La question que nous avons à traiter est celle-ci : Pourquoi l’Évangéliste donne-t-il la généalogie de Joseph qui est étranger à la naissance du Fils de Dieu ? Nous en avons déjà rapporté une raison, mais il faut en ajouter une autre plus mystérieuse et plus cachée. Quelle est donc cette raison ? L’Évangéliste ne voulait pas que les Juifs connussent sitôt le secret de cet enfantement divin, et que. Jésus-Christ était né d’une vierge. Ne vous troublez pas de l’apparente étrangeté de cette raison elle n’est pas de moi ; je vous dis ce que j’ai reçu de nos pères, de ces hommes illustres et admirables. Si Jésus-Christ lui-même a d’abord caché beaucoup de choses, en s’appelant fils de l’homme, en ne déclarant pas nettement partout qu’il était égal à son Père, doit-on s’étonner s’il a voulu céler aussi quelque temps le mystère de sa naissance, par une conduite pleine de sagesse, et pour de très importantes raisons ?

Quelles sont, dites-vous, ces raisons si importantes ? C’était pour épargner la Vierge, sa mère, et pour la défendre d’un fâcheux soupçon. Si les Juifs eussent su d’abord cette merveille, ils n’auraient pas manqué de l’interpréter malignement, et peut-être auraient-ils lapidé la Vierge après l’avoir condamnée comme adultère : car si leur impudence combattait en Jésus-Christ des actions dont ils avaient vu des exemples dans l’Ancien Testament ; s’ils appelaient démoniaque Celui qui chassait les démons ; et ennemi de Dieu celui qui faisait des miracles le jour du sabbat, quoique le sabbat eût été souvent violé sans aucun crime, que n’eussent-ils point dit en écoutant cette naissance si miraculeuse, puisqu’ils avaient pour eux l’autorité de tous les siècles passés, où l’on n’avait jamais rien vu de semblable ? Si après tant de miracles ils ne laissaient pas de l’appeler fils de Joseph, comment l’auraient-ils cru fils d’une Vierge avant ces miracles ? C’est pourquoi l’Évangéliste fait la généalogie de Joseph, où il rapporte qu’il épousa la Vierge. Si Joseph même, quoique si saint et si juste, a besoin de tant de preuves pour croire cette merveille ; s’il faut qu’un ange lui parle, qu’il ait des révélations durant la nuit, qu’il soit rassuré parle témoignage des prophètes ; comment les Juifs si aveugles, si corrompus, et si déclarés contre Jésus-Christ, eussent-ils pu se rendre à cette vérité ? Une merveille si rare et si inouïe dans toute l’antiquité, les aurait jetés sans doute dans un trouble étrange.

Une fois bien persuadé que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, on ne s’étonne plus de sa merveilleuse naissance ; mais comment ceux qui l’ont appelé depuis un séducteur et l’ennemi de Dieu, n’eussent-ils pas été scandalisés de cette vérité, et n’en eussent-ils pas conçu quelque soupçon détestable ? C’est pourquoi les apôtres ne se hâtent point d’annoncer d’abord cette naissance merveilleuse de Jésus-Christ. Ils établissent fortement sa résurrection, fait qui était plus à la portée des Juifs, parce qu’il y avait eu, autrefois, des exemples de personnes ressuscitées, quoique d’une manière bien différente de la sienne ; mais ils ne publient point d’abord que Jésus-Christ est né d’une vierge. Sa mère même n’ose pas en découvrir le secret ; et on voit qu’elle dit à Jésus-Christ, lorsqu’elle le trouva dans le temple « Nous vous cherchions, votre père et moi. » (Luc 2,48)

Si les Juifs eussent eu quelque connaissance de ce mystère, jamais ils n’auraient cru que Jésus-Christ était fils de David, et leur incrédulité, sur ce point, aurait eu les plus funestes conséquences. Aussi les anges mêmes ne révèlent point ce secret ; ils ne le découvrent qu’à Joseph et à Marie ; et lorsqu’ils annoncèrent aux pasteurs la naissance du Sauveur, ils ne leur dirent point de quelle manière elle s’était faite.

Mais d’où vient que l’Évangile, en parlant d’Abraham, dit qu’il a engendré Isaac, et qu’Isaac a engendré sans dire un seul mot d’Esaü, son frère, au lieu que parlant de il dit expressément qu’il engendra Juda et ses frères?

Quelques-uns disent que c’est parce qu’Esaü et ceux de sa race ont été méchants, mais je ne crois pas que cette raison soit bonne ; si elle l’était, pourquoi un peu après nommerait-on des femmes qui ont été fameuses par leur déshonneur ? Il semble plutôt que l’Évangéliste a eu dessein de relever la gloire de Jésus-Christ par l’effet d’un contraste, par la petitesse et la vulgarité de ses ancêtres plutôt que par leur gloire ; car rien n’est plus glorieux à Celui qui est infiniment grand, que d’avoir bien voulu se rabaisser de la sorte.

Pourquoi donc l’Évangéliste ne dit-il rien d’Esaü et de sa race ? C’est parce que les Sarrasins, les Ismaélites, les Arabes, et tous les autres peuples descendus de lui n’avaient rien de commun avec les Israélites. C’est pour ce sujet que saint Matthieu n’en dit rien, pour passer plus vite à ceux qui entraient dans la généalogie de Jésus-Christ, et qui étaient du peuplé juif. Il dit donc : « Jacob engendra Juda et ses frères », parole qui marque la race des Juifs.

2. « Juda engendra Pharès et Zara, de Thamar. » Que faites-vous saint Évangéliste, de rapporter ainsi une histoire, qui nous fait souvenir d’un inceste ? – Mais de quoi vous étonnez-vous ? vous dira-t-il. Si je ne rapportais la généalogie que d’un simple homme, je pourrais dissimuler quelque chose ; mais puisque nous parlons du mystère d’un Dieu incarné, non seulement nous ne devons pas taire ces choses, mais nous devons même en faire gloire, parce qu’elles relèvent davantage sa bonté et sa puissance, puisqu’il est venu, non pour éviter notre ignominie, mais pour l’effacer. Il en est de sa naissance comme de sa mort ; sa mort serait moins admirable sans la croix, qui en a été l’instrument infâme, mais dont l’infamie fait d’autant mieux éclater la bonté de Celui qui n’a pas craint de l’affronter pour l’amour des hommes ; de même, ce qu’il faut admirer dans sa naissance, ce n’est pas seulement qu’il ait pris un corps et se soit fait homme, mais encore qu’il ait daigné descendre de parents comme ceux que nous venons de voir sans rougir d’aucun des maux propres à l’humanité.

Il voulait nous déclarer hautement, dès sa naissance, qu’il ne dédaignait point nos bassesses, et nous apprendre en même temps qu’il ne faut point rougir des vices et des défauts de nos parents, mais ne penser, nous-mêmes, qu’à nous rendre vertueux. Car celui qui l’est, ne reçoit aucune tache de l’obscurité ou de l’infamie de sa naissance, quand il serait né d’une mère étrangère, ou d’une femme impudique. Que si le fornicateur, qui s’est converti, n’a plus à rougir de sa première vie, nous rougirons bien moins du désordre de nos parents, lorsque nous effacerons par notre vertu la honte de notre naissance.

Mais Jésus-Christ n’a pas voulu seulement nous donner cette instruction, il a voulu encore réprimer l’orgueil des Juifs : car ce peuple négligeant la vraie noblesse de l’âme, avait sans cesse le nom d’Abraham à la bouche, comme si la vertu de ses pères devait être la justification de ses vices. Jésus-Christ détruit d’abord cette erreur, et il leur apprend à ne se pas appuyer sur la vertu des autres, mais sur la leur propre. Il voulait encore leur représenter que leurs pères avaient été vicieux, et que Juda même, qui était le patriarche dont ils tiraient leur nom, était tombé dans un grand crime, puisque Thamar, qu’on nomme aussitôt, semble s’élever contre lui, et lui reprocher son impudicité. David aussi eut son fils Salomon de cette même femme d’une, avec laquelle il avait commis auparavant un adultère.

Si donc, ces grands hommes n’avaient pas toujours accompli la loi de Dieu, leurs descendants, moins bons qu’eux, étaient bien plus éloignés de le faire. Et si personne n’a parfaitement accompli la loi, tous ont donc péché, et la venue de Jésus-Christ était entièrement nécessaire. C’est aussi dans ce dessein que l’Évangile nomme les douze patriarches, afin d’abattre l’orgueil que les Juifs tiraient de la noblesse de leurs ancêtres : car plusieurs d’entre les patriarches étaient nés de mères esclaves. Cependant la différence des mères ne causa point de différence entre les enfants, et ils furent tous également patriarches et princes de leurs tribus. Cette égalité marquait déjà le privilège de l’Église. Car tel est l’avantage des Chrétiens, telle est la noblesse que nous tirons de Dieu même : que l’on soit libre, que l’on soit esclave, on a droit aux mêmes grâces. On ne considère dans cette cité du Christ que la seule bonne volonté et la noblesse de l’âme.

3. Outre ces raisons, il y en a encore une autre. Car ce n’est pas sans sujet, qu’après avoir dit : « Juda engendra Pharès », l’Évangéliste ajoute aussitôt, « et Zara. » Il paraissait assez inutile, après avoir nommé Pharès d’où Jésus-Christ descendait, de parler encore de Zara. Pourquoi donc le fait-il ? En voici la raison. Lorsque Thamar accouchait de ces deux enfants, Zara fit passer le premier sa main dehors, que la sage-femme lia d’un cordon rouge, afin de connaître lequel des deux était l’aîné. Mais Zara retirant aussitôt son bras et s’étant renfermé dans le ventre de sa mère, Pharès en sortit le premier et Zara ensuite. La sage-femme dit à Pharès en voyant ce qui était arrivé : « Pourquoi la haie a-t-elle été coupée à cause de vous ? » (Gen 38,29) Considérez-vous les figures et les énigmes de nos mystères ? Ce n’est point sans un motif grave que Dieu a fait marquer ces particularités dans l’Écriture, Sans cela il aurait été indigne de la majesté de cette histoire, de rapporter les paroles d’une sage-femme et de particulariser ces circonstances, que l’un passa sa main le premier, quoiqu’il ne soit sorti qu’après son frère.

Que veut donc dire cette énigme ? Car tout y est mystérieux, jusqu’au nom-même de cet enfant. Car le mot de « Pharès » veut dire, « séparation et division. » Voyons donc ce qu’un événement si extraordinaire nous marquait (22). Ce n’était point un effet naturel, que cet enfant qui avait passé sa main le premier, la retirât ensuite après qu’on lui eut lié le bras. Cela était contre tout l’ordre de la raison et de la nature. Il pouvait se faire assez naturellement que le premier avait passé sa main, l’autre le prévînt pour sortir ; mais qu’il retirât sa main pour laisser passer l’autre, ce n’était plus la loi de la nature, mais celle de Dieu et de sa grâce, qui était présente à ces enfants et qui traçait en eux une image des choses futures.

Ceux qui ont examiné avec le plus de soin cette histoire, ont dit que ces deux enfants figuraient deux peuples, les Juifs et les Gentils. Et afin que nous comprenions que le dernier de ces deux peuples a brillé même avant le premier, l’un de ces deux petits enfants fait sortir sa main sans faire voir tout son corps, et après que son frère est sorti il paraît et se montre tout entier. C’est ce qui est arrivé dans l’un et l’autre des peuples. Car l’Église après avoir commencé à briller vers le temps d’Abraham, s’arrêta comme au milieu de sa course pour laisser passer tout le peuple juif et toutes ses cérémonies ; et ce nouveau peuple parut ensuite avec toutes ses lois et toutes ses maximes saintes. C’est pour cela que cette sage-femme dit : « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de vous ? » la loi est survenue et a comme divisé et entrecoupé ce peuple libre qui l’avait devancée. Car l’Écriture appelle assez ordinairement la loi du nom de haie : « Vous avez détruit la haie », dit David, « et tous ceux qui passent par la voie ruinent cette vigne. » (Psa 80,13) Et ailleurs « Il l’a environnée d’une haie. » (Mat 21,33) Et saint Paul dit : « Que Jésus-Christ a rompu la haie et la muraille de séparation. » (Eph 2,14)

4. D’autres néanmoins entendent ces paroles : « Pourquoi la haie a-t-elle été rompue à cause de vous ? (Gen 38,29) », du peuple nouveau, parce qu’il est venu après la loi et qu’il l’a détruite. Ainsi vous voyez que ce n’est pas sans grand mystère que l’Évangéliste nous fait souvenir de cette histoire de Juda. C’est par la même raison qu’il rapporte aussi celle de Ruth et de Raab, dont l’une était étrangère et l’autre une prostituée, afin de nous assurer que Jésus-Christ était descendu du ciel pour nous guérir de tous nos maux. Car il est venu dans le monde pour être le médecin et non le juge des hommes. Comme donc quelques-uns de ces patriarches ont épousé des femmes prostituées, ainsi Jésus-Christ s’est uni à nous et a épousé la nature humaine, qui était prostituée à tous les vices. Les prophètes ont souvent dit que Dieu avait épousé la synagogue, mais elle a toujours été ingrate après un si grand bienfait, au lieu que l’Église, une fois délivrée de la corruption de ses pères, s’est attachée ensuite inviolablement à son époux.

Considérez encore dans Ruth la figure de ce qui devait arriver. Elle était étrangère et dans la dernière indigence. Et cependant Booz ne méprisa ni sa bassesse, ni sa pauvreté comme Jésus-Christ a pris l’Église quoiqu’étrangère et pauvre pour l’épouser et lui faire part de tous ses biens. Mais comme Ruth n’eût jamais été honorée de cette alliance, si elle n’eût quitté son père, renoncé à son pays et méprisé sa maison, sa race et tous ses parents ; l’Église de même n’est devenue agréable à son Époux, qu’après avoir quitté sa première vie et tout le dérèglement de ses pères. C’est pourquoi le Prophète lui dit : « Oubliez votre peuple et la maison de votre père, et le Roi aimera votre beauté. » (Psa 45,41) C’est ce qu’a fait Ruth et ce qui l’a rendue ensuite comme l’Église, la mère des rois. Car c’est de sa race qu’est sorti David. L’Évangéliste donc pour confondre les Juifs, et pour leur apprendre à ne point s’élever, nomme ici ces femmes impudiques ou étrangères, et il leur fait voir que David même descendait de Ruth et que ce grand roi n’en rougissait point. Ainsi, mes frères, nul homme n’est digne de blâme ou de louange par la vertu ou par le dérèglement de ses pères. Ce n’est point là ce qui peut nous relever ou nous rabaisser, Mais s’il est permis de dire un paradoxe, je soutiens au contraire que celui-là est le plus illustre, qui devient très-vertueux quoique né de pères qui ne l’étaient pas.

Que personne donc ne tire vanité de la gloire de ses ancêtres ; mais que chacun jetant les yeux sur la généalogie du Sauveur, étouffe toutes les pensées d’orgueil, et ne se glorifie que de ses seules vertus ; ou plutôt qu’il ne s’en glorifie pas même, puisque ce fut ainsi que le pharisien devint pire que le publicain. Si vous voulez que votre vertu soit grande, n’en ayez pas une grande estime, et alors elle sera véritablement grande. Croyez ne rien faire et vous ferez tout.

Car, si lors même qu’étant pécheurs nous sommes justifiés, pourvu que nous nous croyions tels que nous sommes, comme on le voit par l’exemple du publicain ; combien serons-nous plus agréables à Dieu, si étant justes, nous croyons être pécheurs ? Si l’humilité justifie le pécheur, quoiqu’elle soit en lui plutôt une confession de son indignité qu’une humilité véritable ; combien sera-t-elle puissante dans le juste même ? Ne perdez point le fruit de vos travaux. Ne rendez point inutiles toutes vos peines ; et ne vous exposez point à demeurer sans récompenses, après avoir fait une longue course. Dieu connaît mieux que vous le bien que vous faites. Quand vous ne donneriez qu’un verre d’eau, il ne le méprise pas. Il compte jusqu’à la plus petite aumône, jusqu’à un soupir même. Il reçoit tout ; il se souvient de tout ; et il vous prépare une grande récompense.

Pourquoi donc comptez-vous si exactement vous-même vos bonnes œuvres ? Pourquoi nous en parlez-vous si souvent ? Ignorez-vous que si vous vous louez vous-même, Dieu ne vous louera jamais ? Et que si au contraire vous pleurez sur vous-même comme étant digne de compassion, il ne cessera point de publier vos louanges ? Il ne veut point diminuer le fruit de vos travaux. Que dis-je, diminuer ? Il fait tout, il ménage tout afin de vous couronner pour de très-petites choses, et il cherche par tous les moyens à vous délivrer de l’enfer.

5. C’est pourquoi, quand vous n’auriez commencé qu’à travailler à la dernière heure, il ne laissera pas de vous donner la récompense tout entière, « Quand il n’y aurait rien en vous qui contribuât à votre salut, néanmoins c’est pour moi-même que je vous fais grâce », dit le Seigneur, « afin que mon nom ne soit point blasphémé. » (Eze 36,22) Vous ne laisseriez échapper qu’un soupir, qu’une larme, il la prend aussitôt, et il s’en sert pour vous guérir.

Ainsi évitons surtout de nous élever dans des sentiments d’orgueil. Protestons que nous sommes des serviteurs inutiles, afin que Dieu nous rende dignes de le servir. Si vous vous croyez un bon serviteur, vous deviendrez inutile quand vous seriez bon ; si vous vous croyez mauvais, vous deviendrez bon quand vous seriez inutile. C’est ce qui fait voir la nécessité d’oublier ses bonnes œuvres.

Mais comment cela se peut-il faire ? dites-vous. Comment pouvons-nous ignorer ce que nous savons ? Quoi ! vous offensez Dieu tout le jour, et après cela vous vous divertissez, vous riez, tant vous savez bien oublier les nombreux péchés que vous commettez, et vous ne pouvez oublier le peu de bien que vous faites ? La crainte néanmoins des jugements de Dieu nous devrait bien plus toucher que la complaisance d’une bonne œuvre. Et néanmoins il arrive tout le contraire. Nous offensons Dieu tous les jours et nous n’y faisons pas la moindre réflexion, et si nous donnons à un pauvre la moindre chose, nous sommes prêts à le publier partout. C’est certainement de la folie. C’est dissiper les richesses spirituelles au lieu de les amasser. L’oubli de nos bonnes œuvres en est le trésor et la garde la plus assurée. Lorsqu’on porte publiquement de l’or ou des vêtements précieux, on invite les voleurs à chercher les moyens de les voler ; mais lorsqu’on les tient cachés dans sa maison, on les y conserve en sûreté. Il en est de même des richesses des vertus. Si nous les retenons toujours dans notre mémoire, d’abord nous irritons Dieu, puis nous armons notre ennemi contre nous, et nous l’invitons à les dérober ; mais si elles ne sont connues que de Celui qui doit les connaître, nous les posséderons dans une pleine assurance. N’exposez donc pas les richesses de vos vertus, de peur qu’on ne vous les ravisse, et qu’il ne vous arrive ce qui arriva au pharisien, qui portait sur ses lèvres le trésor de ses bonnes œuvres et donna ainsi au démon le moyen de le dérober. Il ne parlait de ses vertus qu’avec actions de grâces et il les rapportait toutes à Dieu, et néanmoins cela ne le sauva point. Car ce n’est pas rendre grâce à Dieu que de rechercher sa propre gloire, que d’insulter aux autres, et de s’élever au-dessus d’eux. Si vous rendez grâces à Dieu, ne pensez qu’à plaire à lui seul ; ne cherchez point à être connu des hommes ; ne jugez point votre prochain ; autrement, votre action de grâces n’est point véritable.

Voulez-vous voir un modèle admirable de la reconnaissance des bienfaits de Dieu ? Écoutez ces trois jeunes hommes au milieu de la fournaise : « Nous avons péché », disent-ils, « nous avons commis l’iniquité ; vous êtes juste, Seigneur, dans tout ce que vous nous avez fait, parce que vous avez fait tomber ces maux sur nous par un effet de votre justice (24). » (Dan 3,28) Oui, c’est rendre grâces à Dieu que de lui confesser ses péchés, que de reconnaître qu’on est digne de tous les supplices, et qu’on ne souffre jamais autant qu’on devrait. C’est en cela que consiste l’action de grâces.

Prenons donc garde, mes frères, de ne point parler avantageusement de nous, puisque cette vanité nous rend odieux aux hommes, et abominables devant Dieu. Que nos paroles soient d’autant plus humbles que nos actions seront plus grandes ; et cette modestie nous attirera l’estime des hommes et la gloire de Dieu même ; ou plutôt non seulement la gloire de Dieu, mais ses récompenses infinies. N’exigez point votre récompense afin que vous méritiez de la recevoir. Reconnaissez que c’est la grâce de Dieu qui vous sauve, et Dieu agira comme s’il était votre débiteur, en récompensant non seulement vos bonnes œuvres, mais même cette humble reconnaissance.

Lorsque nous faisons des bonnes œuvres, Dieu ne nous doit récompense que pour ce que nous faisons ; mais lorsque nous croyons n’avoir rien fait, nous nous attirons une récompense encore plus grande que par toutes nos vertus. Car l’humilité seule n’est pas moins considérable que les plus grandes œuvres, puisqu’elles ne sont grandes qu’avec elle, et que sans elle, elles ne sont rien. Nous-mêmes, quand nous avons des serviteurs, nous ne les estimons jamais davantage que lorsque nous ayant servi avec une pleine volonté, ils croient néanmoins n’avoir rien fait. Si vous voulez donc que le bien que vous faites soit véritablement grand, croyez qu’il n’est rien, et il sera grand. C’est dans ce sentiment que le centenier disait autrefois : « Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez dans ma maison. » (Mat 8,8) C’est par cette humilité qu’il en devint digne, et qu’il mérita d’être préféré par Jésus-Christ à tous les Juifs. Ainsi saint Paul dit : « Je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, (1Co 15,9) », et c’est par là qu’il a mérité d’être le premier de tous. Ainsi saint Jean dit : « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers » (Luc 3,16), et il mérite par là de devenir l’ami de l’époux, et cette main qu’il ne croyait pas digne de toucher aux sandales du Christ, le Christ voulut qu’il la posât sur sa tête divine elle-même. Ainsi saint Pierre dit : « Retirez-vous de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur (Luc 5,8) », et il devient par là le fondement de l’Église.

Car rien ne plaît tant à Dieu que de voir qu’on se met au rang des plus grands pécheurs. C’est là le principe de toute sagesse. Celui qui a le cœur humilié et brisé, ne sera point touché ni de vaine gloire ni d’envie, ni de colère contre son prochain ; il ne sera point sujet à quelque autre passion que ce puisse être. Comme lorsqu’un homme a le bras rompu, quelque effort qu’il puisse faire, il ne peut jamais le lever en haut, ainsi lorsque notre cœur sera vraiment contrit et brisé, quelque violence que les passions lui fassent pour le piquer de vanité, il ne pourra jamais s’élever. Que si celui qui pleure une perte temporelle, est alors comme insensible à toutes les passions de l’âme ; combien celui qui pleure ses péchés, jouira-t-il plutôt de la paix et de la tranquillité de la vertu ?

Mais qui peut, dites-vous, briser son cœur jusqu’à ce point ? Écoutez David en qui cette vertu a brillé de son éclat le plus vif. Voyez jusqu’où allait ce brisement de son cœur ! Car après avoir fait autrefois tant d’actions excellentes ; lorsqu’il fut chassé de sa maison et de sa ville, et qu’il se trouva même en danger de sa vie, voyant un homme vil et méprisable qui l’insultait, et qui le chargeait d’injures, non seulement il ne lui dit aucune parole fâcheuse, mais il arrêta même un de ses capitaines qui allait le tuer, en lui disant : « Laissez-le dire ; car le Seigneur le lui a commandé. » (2Sa 19,6) Les prêtres lui offraient de l’accompagner partout dans sa fuite avec l’arche, mais il ne le souffrit pas, et il leur répondit : « Reportez l’arche de Dieu dans la ville, et remettez-la dans sa place ; et si je trouve grâce auprès du Seigneur, et qu’il me délivre des maux qui m’accablent, je reverrai son tabernacle ; mais s’il me dit : Je ne veux point de vous, me voici tout prêt, qu’il me traite comme il lui plaira. » (2Sa 15,25)

Ne voyons-nous pas aussi le comble de la vertu dans cette modération, dont il usa envers Saül, non une ou deux fois, mais plusieurs ? Car il s’était déjà élevé au-dessus de toute la loi ancienne, et il approchait de la perfection de la vie apostolique. C’est pourquoi il agréait tout ce qui lui venait de la part de Dieu, sans demander le pourquoi de rien, sans avoir d’autre souci que d’obéir à la divine volonté et de la suivre en tout. Lorsqu’après avoir fait tant d’actions illustres, il vit son fils Absalon, ce tyran cruel, ce parricide, ce meurtrier de son frère, cet insolent et ce furieux, qui voulait se faire roi au lieu de lui, il ne fut point ébranlé par une si rude épreuve : Si la volonté de Dieu, dit-il, est que je sois chassé, que je sois errant et fugitif, et que mon fils soit en honneur, je le veux de tout mon cœur, et je rends grâces à mon Dieu pour cette foule de maux dont il m’accable.

Il était bien différent de ces hommes téméraires jusqu’à l’effronterie contre la Majesté divine, lesquels, sans posséder la moindre partie des mérites de ce saint roi, s’irritent de la plus petite contrariété qui leur arrive, surtout s’ils voient les autres dans la prospérité, et perdent leurs âmes en éclatant en mille blasphèmes. David au contraire, au milieu des maux, fait voir une douceur, une modération, et une patience admirables ; ce qui fait dire à Dieu : « J’ai trouvé David, fils de Jessé, qui est un homme selon mon cœur. » (Act 22) Imitons nous-mêmes cette disposition de David. Quoi que nous souffrions, souffrons-le avec courage, pour recevoir, avant la récompense qui nous est promise, le fruit de notre humilité, selon la parole de Jésus-Christ : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. » (Mat 2,26) Pour jouir de ce repos et en ce monde et dans l’autre, ayons soin de graver profondément dans nos cœurs cette humilité sainte, qui est la mère de toutes les vertus. Ainsi nous jouirons d’un calme continuel parmi les tempêtes de cette vie, et nous arriverons enfin à ce port de l’éternité, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IV

DONC, D’ABRAHAM JUSQU’A DAVID, QUATORZE GÉNÉRATIONS ; DE DAVID JUSQU’À LA TRANSMIGRATION BABYLONE, QUATORZE GÉNÉRATIONS ; ET DE LA TRANSMIGRATION DE BABYLONE JUSQU’A JÉSUS-CHRIST, QUATORZE GÉNÉRATIONS (CHAP. 1,17, JUSQU’AU VERS. 21).

ANALYSE.

  • 1. Diverses questions sur la manière dont chaque Évangéliste a procédé. Miracles plus ou moins nécessaires et plus ou moins nombreux suivant les temps. Qu’on en vit sous Julien l’Apostat.
  • 2. Diverses remarques sur la généalogie de Jésus-Christ par saint Matthieu.
  • 3. Si nous ne pouvons pas savoir même comment la nature agit dans les autres femmes, serait-il convenable de scruter dans la Vierge l’opération du Saint-Esprit ?
  • 4. Eloge de saint Joseph.
  • 5. Apparition de l’ange à Joseph.
  • 6. et 7. Explication des paroles que l’ange adresse à Joseph.
  • 8-12. Exhortation à combattre ses passions et à faire l’aumône. Éloge de la pauvreté. Il la compare à la fournaise de Babylone.

1. L’Évangéliste divise en trois parties toutes ces générations, pour montrer aux Juifs que toutes leurs transformations politiques n’ont pu les rendre meilleurs, que sous tous les gouvernements, aristocratique, monarchique, oligarchique, ils ont toujours vécu dans les mêmes misères morales ; sans que ni leurs juges, ni leurs rois, ni leurs prêtres aient pu les faire avancer d’un pas dans la voie de la vertu.

Mais pourquoi dans la seconde partie passe-t-il trois rois de suite ? ou pourquoi dans la dernière, n’ayant mis que douze générations, en compte-t-il néanmoins quatorze ? Je vous laisse à résoudre la première de ces difficultés. Car il n’est pas nécessaire que je le fasse toujours moi-même, afin que vous ne deveniez pas lents et paresseux. Je passe donc à la seconde. Pour moi, je crois qu’il compte le temps de la captivité pour une génération, et la naissance de Jésus-Christ pour une autre, car tout ce qui rapproche le Christ de l’humanité, notre Évangéliste le rapporte avec un soin particulier. Et il rappelle le souvenir de cette captivité fort à propos, pour leur montrer qu’ils n’en sont pas revenus meilleurs et qu’il était nécessaire que Dieu lui-même vînt habiter parmi eux pour les corriger.

Mais saint Marc, direz-vous, procède autrement : il ne dit rien de la généalogie de Jésus-Christ, et il abrège tout ; pourquoi cela ? Je crois que saint Matthieu a écrit le premier de tous, et que c’est ce qui l’a obligé à rapporter exactement cette généalogie, et à s’étendre assez au long sur ce qu’il était urgent de dire ; au lieu que saint Marc écrivant après lui, a tout naturellement abrégé ce qu’un autre avait déjà rapporté en détail, et ce que tout le monde connaissait. Vous me direz peut-être que cette raison n’a pas empêché saint Luc de donner la généalogie du Seigneur, et même plus longuement que ne fait saint Matthieu. À quoi je réponds que c’est parce qu’ayant été prévenu par saint Matthieu, il tâchait d’ajouter quelque chose à la relation de son devancier. Chacun d’eux imitant son maître, saint Marc reproduit le laconisme de saint Pierre, et saint Luc l’abondance de saint Paul, qui coule et se répand comme un grand fleuve.

2. Mais pourquoi saint Matthieu ne dit-il pas comme les prophètes au commencement de son évangile : « Voici la vision qui m’a apparu (Isa 1,1) ; » ou : « Voici la parole que le Seigneur m’a adressée ? » (Jer 2,1) C’est parce qu’il écrivait pour des personnes dociles et remplies de déférence et d’attention. D’ailleurs les miracles mêmes rendaient témoignage à ses paroles, et les chrétiens pour qui il composait son évangile étaient déjà affermis dans la foi. Mais les prophètes ne faisaient pas tant de miracles, et ils étaient combattus par beaucoup de faux prophètes, auxquels les Juifs ajoutaient plus de foi qu’aux véritables. Voilà pourquoi ils usaient de ce genre de début. S’ils ont fait des miracles en certains temps, c’était à cause des étrangers et des barbares, afin d’augmenter le nombre des prosélytes, et pour donner quelque marque de la toute-puissance de Dieu, de peur que les ennemis de son peuple ne crussent l’avoir vaincu par la puissance de leurs idoles. Ainsi il est marqué qu’après les miracles opérés en Égypte, beaucoup d’Égyptiens suivirent les Israélites dans le désert. C’est ce qui arriva encore en Babylone après le miracle de la fournaise, ou l’interprétation des songes. Ils en virent aussi éclater beaucoup, lorsqu’ils étaient dans le désert, comme il s’en est fait aussi parmi nous pour l’établissement du christianisme, lorsque nous sommes sortis de l’erreur pour embrasser la loi du Sauveur. Mais ils ont cessé après que la religion a eu pris racine dans tout l’univers.

Après ces deux époques, les miracles ont été rares, et pour ainsi dire clairsemés, chez les Hébreux comme parmi les chrétiens ; ainsi Josué arrêta le soleil au milieu de sa course, et Isaïe le fit retourner en arrière. De nouveaux miracles ont également éclaté parmi nous, par exemple de notre temps sous l’empereur Julien, le plus impie de tous les princes. Car lorsque les Juifs entreprirent de rebâtir leur temple de. Jérusalem, on a vu sortir des fondations un feu qui mit en fuite ceux qui y travaillaient. Lorsque cet impie porta sa fureur jusqu’à profaner les vases sacrés, on a vu son trésorier, et son oncle qui portait le même nom que lui, mourir tous deux : l’un fut mangé des vers, et l’autre creva tout d’un coup par le milieu du corps. On a vu des fleuves cesser de couler dans des pays, à cause des sacrifices abominables qu’on y avait faits. On a vu enfin une famine se répandre sur toute la terre, en même temps que cet empereur impie y répandait ses désordres, Et ce sont là certes de grands miracles. Dieu fait d’ordinaire ces prodiges lorsque le mal se multiplie sur la terre ; lorsqu’il voit que les siens sont dans les dernières extrémités, et que leurs ennemis, enivrés de leur prospérité, les tyrannisent avec violence. Il a coutume de se déclarer alors, et de signaler sa puissance par des miracles, comme il le fit dans la Perse en faveur des Juifs.

Il est donc clair par ce que nous avons dit, que ce n’est pas sans raison que l’Évangéliste divise en trois parties la liste des ancêtres du Christ. Voyez maintenant où il commence chacune de ces parties, et où il la finit. La première commence à Abraham, et finit à David. La seconde commence à David, et finit à la transmigration de Babylone ; et la troisième commence à la transmigration de Babylone, et finit à Jésus-Christ. Bien que dès le commencement de cette généalogie, il nomme David et Abraham l’un à la suite de l’autre, il ne laisse pas de les nommer encore en leur rang : s’il les nomme ensemble et à part des autres, c’est parce qu’ils étaient les deux hommes à qui Dieu avait particulièrement promis le Messie.

Mais puisque l’Évangéliste parle de la captivité de Babylone, pourquoi ne parle-t-il pas de même de celle d’Égypte ? C’est parce que les Juifs ne craignaient point alors les Égyptiens, et qu’ils tremblaient au contraire au seul nom de Babylone. La Servitude de l’Égypte était une chose fort ancienne, mais celle de Babylone était toute récente. D’ailleurs ils n’avaient pas été envoyés en Égypte pour leurs péchés, tandis qu’ils furent transportés à Babylone, en punition de leurs crimes et de leur idolâtrie.

Si l’on voulait examiner le sens des noms hébreux, on y trouverait de grands mystères, qui ne servent pas peu à l’intelligence du Nouveau Testament, comme dans les noms d’Abraham, de Salomon, de Zorobabel, parce que ces noms n’ont été donnés que pour des raisons très importantes. Mais je passe ces choses pour ne point vous ennuyer par des longueurs, et pour venir à d’autres remarque plus considérables.

Après avoir énuméré tous les ancêtres de Jésus-Christ, lorsqu’il vient à Joseph, il ne le nomme pas simplement comme les autres ; mais il ajoute : « Qui était l’époux de Marie », afin de nous apprendre par ces mots que c’était à cause de Marie qu’il avait rapporté la généalogie de Joseph. Mais de peur qu’en lisant ces mots : « Qui était l’époux de Marie », on ne crût que Jésus-Christ serait né par la voie ordinaire du mariage, voyez comment il prévient cette pensée. Vous avez entendu, semble-t-il nous dire, le nom de l’époux, celui de la mère, et celui de l’enfant : écoutez maintenant comment cette naissance s’est passée.

Or Jésus-Christ « naquit de cette manière. » De quelle naissance allez-vous parler, saint Évangéliste, puisque vous avez déjà nommé tous les ancêtres de Jésus-Christ ? Je veux, nous répond-il, vous expliquer la manière dont il est né. Voyez comme il excite l’attention du lecteur ; il va raconter une chose nouvelle et extraordinaire, il prend donc une précaution et promet de dire la manière dont elle s’est faite.

Considérez, je vous prie, l’ordre admirable qu’il garde dans ce qu’il dit. Il ne rapporte point d’abord comment Jésus-Christ est né. Il prend soin auparavant de nous dire de combien de degrés Jésus était éloigné d’Abraham de David, et de la transmigration en Babylone, il avertit ainsi le lecteur d’avoir soin de bien supputer les temps, afin de se convaincre que le Christ dont on parle, est celui-là même qui a été prédit par les prophètes. Quand on aura compté les générations, et reconnu parla supputation des temps que Jésus-Christ est le Messie, le miracle de sa naissance se fera croire plus aisément. Comme il devait dire une grande chose, savoir, que Jésus-Christ est né d’une vierge, avant d’arrêter l’attention sur le compte des temps il couvre en quelque sorte délicatement ce mystère en nommant Joseph « l’époux de Marie. » Puis il divise la suite de cette généalogie, et il marque les temps pour donner sujet au lecteur de considérer que Jésus-Christ est Celui dont le patriarche Jacob avait prédit la naissance lorsque la race des princes de Juda cesserait ; Celui que le prophète Daniel avait aussi annoncé devoir venir au monde après ces semaines si fameuses dont il précise le nombre. En effet que l’on compte les années éboulées depuis le rétablissement de Jérusalem jusqu’à Jésus-Christ, et l’on trouvera que leur nombre concorde exactement avec le nombre révélé par Venge à Daniel. Mais comment donc est né Jésus-Christ ? « Joseph », dit l’Évangile, « ayant épousé Marie sa mère. » Il ne dit pas la Vierge ; mais simplement « sa mère » afin que ce qu’il dirait fût reçu plus aisément. Et après avoir préparé le lecteur en se retenant d’abord, et en ne lui faisant entendre qu’une chose commune et ordinaire, il le frappe ensuite par une merveille surprenante en disant : « Avant qu’ils eussent été ensemble elle fut reconnue grosse ayant conçu du Saint-Esprit. » Il ne dit pas avant qu’elle fût entrée dans la maison de son époux, parce qu’elle y était déjà. La coutume était autrefois de faire venir les fiancées dans la maison de leurs futurs maris ; ce qui se fait encore quelquefois. On voit que les gendres de Loth demeuraient chez leur beau-père avec leurs épouses. Marie demeurait donc ainsi avec Joseph son époux.

3. Mais pourquoi la Vierge ne conçut-elle point avant que Joseph l’eût épousée ? C’était, comme j’ai déjà dit, afin que ce mystère demeurât caché, et que la Vierge fût exempte de tout soupçon. Ensuite lorsqu’on voit un homme si juste qui eût dû plus que tout autre être jaloux en pareil cas, non seulement ne pas rejeter ni déshonorer son épouse, mais la garder avec lui respectueusement, mais la servir et la protéger pendant sa grossesse, on doit reconnaître que s’il n’eût été convaincu que tout ce mystère était du Saint-Esprit, il n’eût jamais voulu la retenir auprès de lui, ni lui rendre les assistances qu’il lui a rendues.

3. Cette expression, « elle fut trouvée grosse », est parfaitement choisie, elle marque une chose extraordinaire, surprenante, inattendue. N’allez donc pas plus loin dans ce mystère, et n’en demandez pas plus qu’on ne vous en dit. Ne dites point : Comment le Saint-Esprit a-t-il pu opérer cette merveille dans la Vierge ? Car s’il est impossible d’expliquer la manière dont se fait la génération des hommes, lors même que la nature agit toute seule ; comment le pourrons-nous faire, lorsque le Saint-Esprit agit lui-même, et d’une manière si ineffable ? Aussi l’Évangéliste voulant arrêter votre curiosité, et couper court à toutes vos questions sur ce sujet, dit d’abord qui est Celui qui n fait cette merveille. Tout ce que je sais, dit-il c’est que le Saint-Esprit a opéré.

Que ces esprits curieux rougissent ici de la témérité, avec laquelle ils veulent expliquer la naissance éternelle du Fils de Dieu. Car si cette naissance temporelle qui est prouvée par mille témoins, qui a été prédite avant tant de siècles, qui selon l’expression de saint Jean : « a été vue et touchée au doigt », est néanmoins ineffable, quel n’est pas l’excès de ceux qui osent sonder avec un œil curieux l’abîme profond de la génération divine ? C’est pourquoi, l’archange saint Gabriel et l’Évangéliste saint Matthieu n’en peuvent dire rien autre chose, sinon que c’est l’ouvrage du Saint-Esprit seul. Ni l’un ni l’autre n’entreprend d’expliquer comment et en quelle manière le Saint-Esprit a fait ce grand œuvre, parce qu’ils savaient que ce secret est entièrement inexplicable.

Mais après que l’Évangile vous a enseigné que Jésus-Christ a été conçu du Saint-Esprit, ne croyez pas pour cela comprendre tout ce mystère. Il reste encore après cela beaucoup d’autres choses que nous ignorons. Car, comprenons-nous comment un Dieu infini s’est renfermé dans sa créature ? comment Celui qui contient tout est porté dans le sein d’une femme ? comment une vierge peut enfanter et demeurer toujours vierge ? comment le Saint-Esprit a formé ce temple de chair ? Pourquoi il n’a pas pris d’abord toute sa chair de la Vierge, mais seulement une partie, qui a pris son accroissement et sa forme dans la suite de l’âge ?

Car on ne peut pas douter qu’il ne soit né de la Vierge après ce que dit l’Évangile : « Ce qui est né dans elle. » Saint Paul dit aussi : « Dieu a envoyé son Fils né d’une femme (Gal 4,4) ; » ce qui ferme la bouche à ceux qui disent que Jésus-Christ n’a passé par Marie que comme par un canal. Car si cela était, qu’aurait-il eu besoin d’être conçu dans le sein de la Vierge ? qu’aurait-il de commun avec nous, puisque sa chair aurait été différente de celle des hommes, n’étant pas prise de la même masse que la nôtre ? Comment donc est-il de la tige de Jessé ? comment en est-il un rejeton et une fleur ? comment est-il fils de l’homme ? comment Marie est-elle sa mère ? comment vient-il de la race de David ? comment a-t-il pris la forme d’esclave ? comment le Verbe s’est-il fait chair ? comment saint Paul dit-il aux Romains : « Jésus-Christ est né des Juifs selon la chair, lui qui est Dieu élevé au-dessus de tout ? » (Rom 9,5) Nous voyons par toutes ces preuves et par beaucoup d’autres, que la chair de Jésus-Christ a été semblable à la nôtre et qu’il est né d’une mère vierge ; mais nous ne voyons pas de même comment ces merveilles ont été faites. Ne vous mettez donc point en peine de les pénétrer. Recevez humblement ce que Dieu vous découvre et ne recherchez point curieusement ce qu’il vous cache.

Il ne se contente pas de dire que cette naissance venait toute du Saint-Esprit, et qu’elle n’était pas le fruit d’un mariage ordinaire, il le prouve encore. Car pour empêcher qu’on ne dît : comment peut-on savoir cela ? qui a jamais vu, qui a jamais entendu rien de semblable ? et pour prévenir le soupçon qu’on aurait pu avoir que le disciple eût inventé cette fiction afin de favoriser son maître, il fait paraître Joseph qui prouve la vérité de cet événement par la peine qu’il en a soufferte, comme s’il disait : Si vous ne voulez pas me croire, si mon témoignage vous est suspect, croyez au moins celui de l’époux de cette Vierge : « Joseph », dit-il, « son époux, étant juste, », etc. Ce mot de « juste », en cet endroit, marque un homme qui avait toutes les vertus. Car le mot de justice se prend quelquefois particulièrement et pour une seule vertu, comme lorsqu’on dit : Celui qui n’est point avare est juste. Mais il se prend aussi généralement et pour la perfection de toutes les vertus. L’Écriture sainte le prend le plus souvent dans ce dernier sens, comme lorsqu’elle dit d’un homme qu’il est juste et véridique : « Ils étaient tous deux », dit saint Luc, « justes devant Dieu. » (Luc 1,6)

4. « Joseph » donc « étant juste », c’est-à-dire, étant bon et charitable, « voulut quitter Marie secrètement. » L’Évangile nous fait savoir les pensées de ce saint homme avant qu’il connût ce mystère, afin que nous ne doutions pas nous-mêmes de ce qui se passa quand il l’eut connu. Si Marie eût été telle qu’il la croyait, elle ne méritait pas seulement d’être déférée ou déshonorée en public, mais encore d’être condamnée au supplice qu’ordonnait la loi. Cependant Joseph épargne non seulement la vie, mais même l’honneur de la Vierge ; et bien loin de la punir, il évite même de la décrier. Que cette sagesse et cette vertu est extraordinaire, et combien ce saint était-il éloigné de cette passion, qui tyrannise les hommes avec tant de violence ! Car vous savez jusqu’où vont les ressentiments de la jalousie. Salomon qui les connaissait parfaitement, disait : « La jalousie du mari sera pleine de fureur, il ne pardonnera point au jour de la vengeance. » (Pro 6,34) Et ailleurs : « La jalousie est dure comme l’enfer (Can 8,6) », et nous connaissons plusieurs personnes qui aimeraient mieux mourir que d’être exposées à ces soupçons qui déchirent l’âme.

Mais il y avait ici bien plus qu’un simple soupçon, puisque la grossesse de la Vierge paraissait une preuve convaincante de ce qu’il craignait. Cependant il est si pur et si exempt de passion, qu’il ne veut pas même affliger Marie dans la moindre chose. Comme d’une part il aurait cru violer la loi en la retenant chez lui, et que de l’autre la déshonorer et l’appeler en jugement, c’était l’exposer à la mort, il ne fait ni l’un ni l’autre, mais il tient une conduite qui est déjà bien supérieure à la loi ancienne. Il convenait qu’aux approches de la grâce du Sauveur, il parût déjà beaucoup de marques d’une perfection plus haute. Comme lorsque le soleil se lève, avant même qu’il répande ses rayons sur l’horizon, on voit paraître de loin une lumière qui éclaire une partie de la terre ; ainsi Jésus-Christ près de sortir du sein de la Vierge éclairait déjà le monde avant que de naître. C’est pourquoi longtemps avant ce divin enfantement, les prophètes ont tressailli d’allégresse, les femmes ont prédit l’avenir, et saint Jean encore dans le sein de sa mère, a bondi dans l’excès de sa joie. Telle est aussi l’origine de la vertu sublime que Joseph fit paraître en cette occasion. Il n’accuse point la Vierge, il ne lui reproche rien : il se contente de se séparer d’elle en secret.

Les choses en étaient là, l’embarras du saint patriarche était extrême lorsque l’ange survient tout à coup et dissipe toutes ces ténèbres. Il y a sujet de s’étonner pourquoi l’ange ne prévient pas plus tôt le trouble et les pensées de Joseph, et pourquoi il ne l’informe de ce mystère qu’après que ce soupçon est entré dans son esprit. D’où vient que l’ange n’avertit point d’abord Joseph comme il avait averti la Vierge avant qu’elle eût conçu du Saint-Esprit ? Et ceci donne lieu encore à une nouvelle difficulté. Car, si l’ange ne découvrait rien à Joseph, pourquoi la Vierge, qui avait tout appris de l’ange, ne l’en avertissait-elle pas ? Comment, en voyant son fiancé si troublé, ne lui donnait-elle point la lumière qui eût dissipé ses doutes ?

Pour résoudre ces deux questions, je dis que l’ange n’apparut point d’abord à Joseph, de peur qu’il ne demeurât incrédule, et qu’il n’éprouvât la même défiance que Zacharie. Lorsqu’on voit une chose de ses yeux, il est aisé de la croire ; mais lorsqu’il n’en paraît encore rien, on ne la croit pas si facilement. C’est pourquoi l’ange ne prévient point Joseph, et c’est pour la même raison que la Vierge garde le silence. Elle ne comptait pas être crue de son fiancé, si elle lui annonçait elle-même une chose si extraordinaire, elle appréhendait même de l’irriter, et qu’il ne prît ce qu’elle lui dirait pour une excuse dont elle voudrait couvrir sa faute. Que si la Vierge qui allait être comblée d’une si grande grâce, éprouve elle-même quelque effet de la faiblesse humaine, et dit à l’ange : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme ? (Luc 1,34) », saint Joseph aurait eu plus de raison de douter de ce mystère, lorsqu’il l’aurait appris de son épouse, et dans le temps même où elle lui était devenue suspecte. Voilà pourquoi la Vierge garde le silence, et pourquoi l’ange attend pour le rompre le temps propice et favorable.

5. Pourquoi Dieu, dites-vous, ne garde-t-il pas la même conduite à l’égard de la Vierge, en ne lui annonçant ce mystère qu’après la conception ? Pour lui épargner une grave inquiétude et un grand trouble. Si le mystère de la conception divine se fût opéré en elle sans qu’elle eût été prévenue, songez à quelle extrémité elle aurait pu se porter pour échapper à l’infamie. Car cette vierge était admirable, et saint Luc montre quelle était sa vertu, lorsqu’il dit qu’à la salutation de l’ange, elle ne se livra pas incontinent à la joie, et ne crut pas légèrement ce qu’on lui disait, mais « qu’elle fut troublée, et qu’elle considérait en elle-même quelle pouvait être cette salutation », (Luc 1,29)

Oui, une vierge si pure et si sainte, eût pu mourir de regret dans la seule vue de l’opprobre dont elle était menacée. En effet à qui eût-elle fait croire que sa grossesse venait d’ailleurs que de l’adultère ? C’est donc pour éviter ce désordre que l’ange vient la trouver avant qu’elle eût conçu Jésus-Christ. Il convenait souverainement que le sein si pur où le Créateur du monde devait s’incarner ne fût altéré par aucun trouble, et que l’âme de celle qui avait été choisie pour avoir tant de part à ce grand mystère, conservât toujours une paix profonde. Ce sont là les raisons pour lesquelles l’ange parle à Marie avant la conception, et à Joseph lorsque la grossesse était déjà avancée.

Quelques personnes peu intelligentes ont dit qu’il y avait ici de la contradiction, parce que saint Luc dit que ce fut à Marie, et saint Matthieu que ce fut à Joseph que l’ange annonça le mystère de l’Incarnation. Mais elles n’ont pas vu que cette révélation fut faite à l’un et à l’autre ; et c’est une règle que nous aurons besoin de garder dans la suite, afin de concilier plusieurs endroits des Évangélistes qui paraissent se combattre. L’ange donc vint trouver Joseph lorsque celui-ci était dans le trouble ; il avait différé de lui parler pour la raison que nous avons dite, et pour faire mieux connaître la grandeur de sa vertu ; mais le mystère allait s’accomplir, et enfin l’ange apparaît : « Joseph », dit l’Évangile, « était dans ces pensées, lorsque l’ange du Seigneur lui apparut en songe. » Considérez la modération de ce saint homme ! non seulement il ne punit point son épouse, mais il ne découvre pas même ses pensées à celle qui lui était si suspecte. Il retenait tous ces mouvements dans son cœur, cachant même à la Vierge tous ses ressentiments et toute sa peine. Car l’évangile ne dit pas qu’il voulut la chasser de son logis, mais la quitter en secret, tant cet homme était doux et modéré. « Lors donc que Joseph était dans ces pensées, l’ange lui apparut en songe. » Pourquoi pas manifestement comme aux pasteurs, à Zacharie et à la Vierge ? C’est parce que Joseph avait beaucoup de foi, et qu’il n’avait aucun besoin d’une révélation plus claire. Pour la Vierge, en raison des grandes choses qu’on avait à lui annoncer, choses beaucoup plus incroyables que tout ce qu’on avait dit à Zacharie, il fallait non seulement la prévenir avant l’accomplissement, mais le faire par une révélation manifeste. Les pasteurs, hommes grossiers, avaient aussi besoin d’une vision très-claire. Mais Joseph, qui avait vu la grossesse de Marie, qui était troublé de soupçons très fâcheux, et tout prêt à changer sa douleur en joie, si quelqu’un lui en donnait l’ouverture, Joseph reçoit de tout son cœur la révélation de l’ange. L’ange attend donc après le soupçon, pour accomplir son message, parce que cette disposition d’esprit devait incliner Joseph à croire plus facilement ce qu’on lui dirait. En effet Joseph n’avait dit ses craintes à personne, il les avait concentrées dans son cœur, et il entendait l’ange lui en parler : n’était-ce pas une preuve indubitable que c’était Dieu qui le lui avait envoyé, Dieu qui seul sonde le fond des cœurs ?

Considérez donc combien cette conduite a été sage, puisqu’elle a servi et à faire voir l’excellence de la vertu de Joseph, à le disposer à la foi par le temps même où cette révélation lui a été faite, et à rendre l’histoire évangélique plus croyable en ce que Joseph passa par tous les sentiments qu’un homme devait nécessairement éprouver en pareille circonstance.

6. Mais comment l’ange le persuade-t-il ? Écoutez et admirez avec quelle sagesse il lui parle : « Joseph, fils de David, ne craignez point de prendre avec vous Marie votre épouse (20). » Il nomme d’abord David de qui le Messie devait naître ; il apaise tout d’un coup ses doutes en le faisant souvenir, par le nom d’un de ses ancêtres, de la promesse que Dieu avait faite à tout le peuple Juif. Du reste il indique pourquoi il l’appelle « fils de David », en ajoutant aussitôt : « Ne craignez point. » Dieu n’agit pas ainsi dans une autre occasion que nous marque l’Écriture. En effet Abimélech entretenant en lui-même des pensées illicites au sujet de la femme d’Abraham, Dieu lui parla d’une manière terrible et menaçante, quoique ce prince eût agi par ignorance et qu’il ne sût pas que Sara était la femme d’Abraham. Dieu parle ici plus doucement, mais aussi quelle différence entre les choses qui se passaient dans l’un et l’autre cas, entre la disposition de Joseph et celle d’Abimélech ! Celle de Joseph ne comportait aucunement la réprimande.

Ces paroles, « ne craignez point », marquent qu’il craignait d’offenser Dieu en retenant auprès de lui une adultère, et que sans cela il n’eût jamais pensé à la quitter.

Je le répète, en entretenant Joseph de ses plus secrètes pensées, de ses sentiments les plus intimes, l’ange veut prouver, et il prouve suffisamment qu’il vient de la part de Dieu. Mais quand il a dit : « Ne craignez point de « prendre avec vous Marie », pourquoi ajoute-t-il « votre épouse ? » C’est pour justifier la Vierge par un seul mot, car il ne donnerait pas ce titre à une adultère. Ce mot d’épouse ici veut dire fiancée, comme l’Écriture appelle gendres ceux qui ne sont encore qu’à la veille de le devenir. Et ce mot « prenez Marie », que veut-il dire ? Rien, sinon que Joseph garde Marie dans sa maison ; car il avait déjà résolu de la quitter. Retenez, lui dit l’ange, votre épouse que vous méditez de quitter, puisque c’est Dieu même qui vous la donne, et non ses parents. Il vous la donne non pour l’usage ordinaire du mariage, mais seulement pour demeurer avec vous, et il l’unit avec vous par moi qui vous parle.

Jésus-Christ confie sa mère à Joseph, comme il la recommandera plus tard à son disciple, L’ange ne touche qu’obscurément ce qui se passait, et sans parler à Joseph du soupçon qu’il avait formé, il le détruit d’une manière bien plus noble et bien plus avantageuse, et il tire le saint homme de toutes ses craintes en lui expliquant le secret de cette conception, et en lui montrant que ce qui lui faisait craindre de retenir Marie, et ce qui le portait à la quitter, devait au contraire le porter, étant juste comme il était, à la garder avec lui. non seulement, lui dit-il, elle n’a rien fait contre la loi de Dieu, mais elle a conçu même d’une manière qui est élevée au-dessus des lois de la nature. Quittez donc toutes ces frayeurs, et entrez dans des transports de joie. « Car ce qui est né en elle, est du Saint-Esprit (20). » Paroles certes tout à fait surprenantes, et qui surpassent toutes les pensées des hommes, et toute la puissance de la nature ! Comment donc un homme qui n’a jamais rien ouï de pareil, peut-il croire cette vérité ? C’est parce que l’ange lui avait découvert tout ce qui était caché dans le fond de son cœur, tout ce qu’il souffrait, tout ce qu’il craignait, et tout ce qu’il était résolu de faire ; oui, cette connaissance si extraordinaire et si divine que l’ange avait des plus secrètes pensées de Joseph contraignit celui-ci à croire. L’ange aussi ne se sert pas seulement du passé pour le rassurer, mais encore de l’avenir. « Elle enfantera un fils », lui dit-il, « à qui vous donnerez le nom de Jésus (21). » Car bien que cet enfant soit conçu du Saint-Esprit, ne croyez pas néanmoins que vous soyez dispensé d’en prendre soin, et de le servir en toutes choses. Quoique voussoyez étranger à sa naissance, et que Marie soit toujours demeurée parfaitement vierge, je vous donne néanmoins à l’égard de cet enfant la qualité de père en tout ce qui ne blessera point celle de vierge, et je vous laisse le pouvoir de le nommer. Ce sera vous qui lui donnerez son nom ; et quoiqu’il ne soit pas votre fils, vous, ne laisserez pas d’avoir pour lui l’affection et le soin d’un père. C’est pour cette raison que je vous permets de le nommer vous-même, afin de vous unir d’abord très étroitement avec cet enfant.

Mais pour empêcher que cela ne fît croire que Joseph était véritablement son père, voyez ce qui suit, et avec quelle exactitude l’ange lui parle : « Elle enfantera », dit-il. Il ne dit pas qu’elle enfanterait pour lui, mais il dit indéterminément qu’elle enfantera parce qu’elle n’a pas enfanté Jésus-Christ pour Joseph seul, mais pour tous les hommes.

7. C’est pour la même raison que l’ange apporte du ciel à Joseph le nom qu’il faudra donner à l’enfant ; il montre ainsi combien admirable devait être Celui que Dieu lui-même prenait le soin de nommer. Et le nom qu’il lui donne n’est pas un nom ordinaire, mais c’est un nom qui renferme comme dans un trésor la somme de tous les biens. C’est pourquoi l’ange l’interprète, pour exciter encore la foi de Joseph par l’espérance des grands biens qu’il lui promet. Car l’homme se porte naturellement à ce qui lui plaît, et il croit aisément ce qu’il désire.

Après donc que l’ange pour persuader Joseph, s’est servi du présent, du passé et de l’avenir, et de la gloire infinie de l’enfant qu’il lui prédit, il scelle tout ce qu’il a dit par le témoignage des prophètes. Mais il le fait précéder de l’annonce des grands biens que cette naissance devait apporter au monde. Et quels sont ces grands biens ? C’est la réconciliation des hommes avec Dieu, et la destruction du péché. « Parce que ce sera lui », dit-il, « qui sauvera son peuple de leurs péchés (22). » Cette grâce qu’il promet est une grâce bien nouvelle. Il ne promet point d’apaiser les guerres, et de défaire les barbares et les ennemis visibles, il promet de détruire et de guérir le péché, dont la plaie a toujours été incurable à tous les hommes.

Mais, dites-vous, pourquoi ce mot, « son peuple ? » Que n’étend-il cette grâce à toutes les nations ? C’était afin de ne point causer un étonnement trop fort ; du reste ce terme, si l’on y prend bien garde, comprend aussi toutes les nations de la terre. Car ce ne sont pas les Juifs seuls qui sont le peuple de Jésus-Christ, mais tous ceux qui viennent à lui, et qui connaissent son nom. Remarquez encore comment l’ange présage la grandeur de Jésus-Christ en disant « qu’il sauvera son peuple de leurs péchés. » C’était déclarer on ne peut plus expressément que l’enfant dont il parle, n’est point un roi de la terre, mais un Roi du ciel, et qu’il est le Fils de Dieu, puisqu’il n’appartient qu’à Dieu de remettre les péchés.

Puis donc que Dieu nous a comblés de tant de grâces, vivons de telle sotte que nous ne déshonorions pas un si grand don. Car si même avant que d’avoir reçu une faveur si ineffable nous méritions d’être punis pour nos péchés, combien le mériterons-nous davantage après l’avoir reçue ? Je ne vous dis point ceci sans sujet. Je vous le dis, parce que j’en vois plusieurs qui vivent d’une manière plus relâchée après le baptême que ceux même qui ne l’ont point reçu, et qui ne font voir par aucune marque qu’ils sont chrétiens. On ne peut distinguer aujourd’hui ni dans les assemblées publiques ni dans l’Église même celui qui est fidèle d’avec celui qui ne l’est pas. Tout ce qui les distingue l’un de l’autre, c’est que lorsqu’on est près de célébrer les saints mystères, les uns sont chassés du temple, et que les autres y demeurent. Cependant ce ne devrait point être le lieu, mais la vie de chacun qui fît remarquer quel il est.

Les dignités du monde se font reconnaître par des marques extérieures : mais les signes de ce que nous sommes, nous chrétiens, doivent venir de l’âme et du fond du cœur. Un fidèle doit faire voir ce qu’il est, non par la seule participation des choses saintes, mais par la sainteté et par le renouvellement de sa vie. Il faut qu’un chrétien, selon l’Évangile, soit la lumière et le sel du monde. Si donc vous ne vous éclairez pas vous-même, et si vous n’empêchez pas votre propre corruption, à quoi pourrai-je juger que vous êtes un chrétien ? Sera-ce parce que vous avez été régénéré dans les eaux sacrées du baptême ? C’est ce qui vous rend encore plus coupable. Car plus ce qu’on a reçu est excellent, plus il attire de supplices sur celui dont la vie ne répond pas à la dignité d’un si grand don. Il faut qu’un chrétien montre ce qu’il est, non seulement parce qu’il n reçu de Dieu, mais encore parce qu’il offre lui-même à Dieu. Il faut que sa vertu éclate au-dehors par sa démarche, par ses regards, par sa contenance, par ses paroles.

Je vous dis ceci afin que nous soyons réglés en toutes choses, non pour plaire aux hommes, mais pour les édifier. Mais lorsque je cherche en vous des marques de ce que vous êtes, j’en trouve de toutes contraires. Si j’en juge par le lieu, je vous vois passer les jours dans les spectacles, dans le cirque, dans le théâtre, dans les assemblées publiques, et dans la compagnie de personnes toutes corrompues. Si je considère votre extérieur, je vois des ris immodérés, et des effusions de joie semblables à celles des femmes perdues. Que si je m’arrête à vos habits, je ne puis les discerner d’avec les habits des comédiens. Si je juge de vous par ceux qui vous suivent, je ne vois que des flatteurs et des gens de bonne chère. Si j’examine vos paroles, je n’y vois rien d’utile, rien de sérieux, ni rien qui ressente ce que nous sommes. Enfin si j’en juge par votre table, c’est encore où je trouve plus de sujet de vous accuser.

8. Que me reste-t-il donc pour reconnaître que vous êtes chrétiens, puisque tout ce qui paraît en vous publie le contraire ? Mais que dis-je, si vous êtes chrétiens ? Je ne puis même juger si vous êtes hommes ? Car lorsque vous êtes, pour user des expressions de l’Écriture, récalcitrants comme les ânes ; que vous folâtrez comme les jeunes taureaux ; que vous courez après les femmes, comme les chevaux hennissent après les cavales ; que vous êtes avides et gourmands comme les ours ; que vous vous engraissez comme les mulets ; que vous êtes vindicatifs comme les chameaux ; ravisseurs comme les loups ; colères comme les serpents ; que vous piquez comme les scorpions ; que vous êtes déguisés comme les renards ; pleins de venin et de fureur comme l’aspic et la vipère ; et enfin lorsque vous êtes méchants comme le démon, et que vous vous plaisez comme lui à faire une guerre cruelle à vos frères : comment vous puis-je mettre au rang des hommes, puisque je ne vois point en vous les traits et les caractères de la nature des hommes ?

Je cherchais à discerner un chrétien d’avec un catéchumène, et je suis en peine maintenant de distinguer un homme d’avec une bête. Que dirai-je donc que vous êtes ? Vous mettrai-je au nombre des bêtes ? Les bêtes n’ont chacune qu’un vice qui leur est particulier ; mais vous les rassemblez tous en vous seul, et ainsi vous allez plus loin dans la déraison que les bêtes mêmes. Vous appellerai-je un démon ! Mais le démon n’est l’esclave ni de l’intempérance du manger ni des richesses. Si donc vous vous êtes mis au-dessous même des bêtes et des démons, comment vous appellerons-nous hommes, et si vous ne méritez pas d’être appelés hommes, comment vous appellerons-nous chrétiens ?

Mais ce qui est encore plus déplorable, c’est qu’étant dans un état si funeste, nous ne comprenons pas même quelle est la laideur et la difformité de notre âme. Lorsqu’on vous fait les cheveux, vous avez soin qu’un cheveu ne passe pas l’autre. Vous consultez le miroir, vous demandez l’avis de ceux qui sont présents, et du coiffeur même, pour voir si tout est bien ajusté, et tout vieux que vous êtes, vous ne rougissez point d’être encore aussi léger et aussi ardent dans ces folles passions que les jeunes gens. Et lorsque notre âme est non seulement défigurée, mais aussi difforme que les monstres des fables, aussi hideuse qu’une Scylla ou qu’une chimère, nous n’en avons pas le moindre souci ! Cependant l’âme a son miroir aussi bien que le corps, et un miroir beaucoup plus clair et plus avantageux. Il ne découvre pas seulement nos laideurs ; mais il nous montre encore la manière de les changer, si nous le voulons, en une rare beauté.

Ce miroir, mes frères, est le souvenir des Saints, l’histoire de leur bienheureuse vie ; la lecture de l’Écriture sainte, et la loi de Dieu. Si vous vous appliquez une fois à considérer l’image de ces saints hommes, vous reconnaîtrez aussitôt toutes les laideurs de votre âme, et quand vous les aurez reconnues, vous n’aurez besoin que de ce même miroir pour vous en pouvoir délivrer. Tant l’usage que nous en faisons est puissant, et tant il nous donne de facilité pour nous convertir !

Que personne donc ne demeure plus dans cet état de bête. Car si le serviteur n’a pas droit d’entrer dans la maison du père, comment celui qui est devenu bête, pourra-t-il seulement approcher de là porte ? Que dis-je celui qui est devenu bête ? Ces sortes de personnes sont pires que toutes les bêtes. Les bêtes, quoique naturellement farouches, s’apprivoisent par l’artifice dès hommes, mais vous qui les rendez douces de sauvages qu’elles étaient, comment pouvez-vous vous excuser, puisque vous vous dépouillez de la douceur qui vous était naturelle, pour vous revêtir de la cruauté des bêtes, après avoir forcé les bêtes à quitter leur cruauté naturelle, pour imiter la douceur des hommes ?

Vous apprivoisez le lion, et vous le rendez traitable ; et vous devenez vous-même plus furieux et plus intraitable que les lions. Cette bête a deux, grands obstacles pour être apprivoisée, l’un qu’elle n’a point de raison, et l’autre qu’elle est pleine de fureur. Cependant l’adresse que Dieu vous a donnée, fait que vous trouvez le moyen de l’adoucir, et de forcer la nature même. Comment donc vous, qui vous rendez maître de la nature dans les bêtes, trahissez-vous vous-même et votre nature et votre raison ? Si je vous donnais un autre homme à apprivoiser, je ne vous demanderais rien de fort difficile ; quoique vous pourriez me dire, que vous n’êtes pas maître de la volonté d’un autre, et que ce que je vous demanderais ne dépendrait point de vous. Mais ici je vous donne à apprivoiser votre naturel qui est en vous, et qui vous est assujetti.

9. Quelle excuse donc vous restera-t-il, quel spécieux prétexte aurez-vous à mettre en avant, vous qui forcez en quelque sorte un lion à devenir homme, pendant que vous ne vous mettez pas en peine de ce qu’étant homme, vous agissez en lion ? Vous donnez à l’un ce que la nature lui refuse, et vous vous ôtez à vous-même ce que la nature vous avait donné. Vous élevez les bêtes farouches à la dignité de l’homme, et vous descendez vous-même de votre trône, pour vous rabaisser à l’état de bête.

Considérez la colère comme une bête farouche, et appliquez-vous à l’apprivoiser, et à la vaincre par la douceur, avec le même soin que les autres apprivoisent les lions. Cette passion a ses dents et ses ongles dont elle est armée ; et si on ne l’adoucit, elle mettra tout en pièces. Le lion ou la vipère ne déchire pas tant les entrailles, que la colère les déchire comme par des ongles de fer. Elle ne tyrannise pas seulement le corps, elle passe jusqu’à l’âme, attaquant ce qu’elle a de plus sain, corrompant ce qu’elle n de plus pur, paralysant sa force, et la rendant inutile à tout. Si ceux qui ont les entrailles rongées de vers, ne peuvent pas même respirer : comment pourrons-nous former aucune pensée sainte et généreuse, tant que nous entretiendrons en nous cette passion, qui comme une cruelle vipère nous ronge le cœur ?

Quel est donc le moyen, dites-vous, de chasser de nous cette bête si cruelle ? C’est de boire un breuvage qui puisse tuer, au dedans de nous, tous ces vers et tous ces serpents. Quel est ce breuvage, me répondrez-vous, et comment pourrait-il avoir tant de force ? C’est le précieux sang du Sauveur, si on le prend avec une sainte confiance. Car il n’y a point de maladie qui ne cède à la vertu de ce remède.

Mais il faut ajouter l’amour et la pratique de la parole de Dieu, avec le soin de faire l’aumône. C’est par ces remèdes que nous ferons mourir toutes ces passions qui empoisonnent notre âme. C’est ainsi que nous vivrons véritablement, au lieu que maintenant nous ne différons guère des morts. Car il est impossible que notre âme vive, pendant que ces vices vivront dans nous. Travaillons donc sans cesse à les étouffer. Car si nous ne nous hâtons de les faire mourir ici, ils nous feront mourir en l’autre monde et avant même notre mort, ils nous feront souffrir mille maux.

Chacune de ces passions est cruelle, violente et insatiable, et, elle nous dévore tous les jours sans nous donner de relâche. Leurs dents comme dit l’Écriture, sont des dents de lion, et elles sont encore plus cruelles. Le lion quitte sa proie quand il est rassasié, mais ces passions ne s’assouvissent point et ne quittent point celui qu’elles ont commencé une fois à dévorer, jusqu’à ce qu’elles l’aient rendu semblable au démon. Elles ont un tel empire sur leurs esclaves, qu’elles exigent d’eux le même assujettissement que saint Paul rendait volontairement à Jésus-Christ, lorsqu’il méprisait pour lui l’enfer et le ciel. Quand un homme est une fois possédé de l’amour des beautés charnelles, ou des richesses ou de la gloire, il se rit de l’enfer et méprise le ciel pour exécuter ce que sa passion lui commande.

Après cela pourrons-nous douter de ce que saint Paul a dit de la violence de l’amour qu’il avait pour Jésus-Christ ? Car s’il se trouve des personnes qui servent leurs passions avec une semblable violence, pourquoi trouverons-nous incroyable l’ardeur que le saint Apôtre témoigne pour le service du Sauveur du monde ? Et d’où vient que notre amour pour Jésus-Christ est si faible, sinon de ce que nous épuisons toute la force de nos âmes dans ces vaines passions ; que nous ravissons le bien d’autrui, que nous sommes avares et esclaves de la vaine gloire, ce qui est la dernière et la plus méprisable de toutes les servitudes ? Tant que vous serez possédé de cette passion, on aura beau vous estimer grand et illustre, vous n’aurez rien au-dessus du dernier des hommes. Votre grandeur au contraire sera votre confusion et votre honte. Ces flatteurs qui s’empressent de vous louer, se jouent de vous par cela même que vous aimez leur louange. Ainsi en cherchant à vous élever, vous vous ravalez jusqu’à vous rendre ridicule. Car l’amour de la vaine gloire est une chose mauvaise et blâmable par elle-même.

10. Comme donc si on louait et si on flattait un homme qui se vante de son impudicité, on deviendrait plus criminel par ces louanges, que celui même qui commet ces brutalités ; ainsi lorsque nous louons ceux qui recherchent la gloire, nous ne les rendons pas pour cela plus jouables, mais nous nous rendons plus coupables qu’eux.

Pourquoi cherchez-vous avec tant de passion ce qui produit un effet tout contraire à ce que vous désirez ? Si vous voulez posséder la gloire, méprisez-la et vous deviendrez véritablement digne de gloire. Pourquoi, étant chrétien, entrez-vous dans la disposition où était le roi Nabuchodonosor, dont il est parlé dans l’Écriture ? Ce prince se fit dresser une statue. Il s’imagina que cette figure vaine serait son honneur, et quoiqu’il fût vivant lui-même et cette image, morte, il crut néanmoins que ce qui n’avait point de vie, lui donnerait de la gloire à lui qui vivait. Qui n’admirera cette extravagance et cette folie ? Plus il tend à s’élever, plus il se rabaisse. Il met sa confiance dans une chose sans âme plutôt qu’en lui-même, qui était vivant et animé. Il veut diviniser du bois ou de l’or, et il se rend d’autant plus ridicule, qu’il espère acquérir plus d’estime par cette vile matière qui est hors de lui, que par sa vertu propre et par le mérite de sa vie. C’est comme si un homme se croyait plus estimable, de ce qu’il n une grande maison et un escalier magnifique, que de ce qu’il est homme.

Plusieurs encore aujourd’hui imitent ce prince. Il se voulait faire estimer par une statue, ils veulent se signaler, ou par leurs habits, ou par leurs chevaux, ou par leurs chariots superbes, ou par leurs maisons et leurs colonnes magnifiques. Car après avoir perdu la gloire propre à la dignité d’hommes, ils cherchent de tous côtés une gloire misérable et digne du dernier mépris.

Ce n’est pas ainsi que ces trois généreux serviteurs de Dieu fâchèrent de se signaler autrefois. Ils s’attachèrent au véritable honneur ; jeunes, étrangers, captifs, esclaves et manquant de tout, ils ne laissèrent pas d’être plus glorieux que ceux qui étaient au faîte des honneurs et des biens du monde. Toutes les richesses de Nabuchodonosor, cette statue, ces gouverneurs de provinces, ces officiers, ces gens de guerre sans nombre, enfin tout ce qu’il pouvait avoir ou en vérité ou en apparence, ne lui suffit pas pour le faire paraître aussi grand qu’il l’aurait souhaité. Et ces trois jeunes hommes, qui n’ont rien de toutes ces choses, trouvent que leur seule vertu leur suffit, et tout pauvres qu’ils sont, ils sont à l’égard de ce prince paré de sa pourpre et de son diadème, ce qu’est la lumière du soleil à l’égard d’une pierre qui n quelque éclat.

Ces jeunes captifs et ces admirables esclaves sont conduits devant tout le monde. Ils sont présentés devant ce roi, qui fait allumer sous leurs yeux une fournaise épouvantable. Tout ce qu’il y avait de grand dans le royaume, les gouverneurs, les généraux, les satrapes, et tout cet appareil du diable y était. Le bruit des trompettes et des clairons, et le son de tous les instruments de musique, frappait l’air et l’oreille de tous côtés. On allumait cependant la fournaise et sa flamme s’élevait jusqu’aux nuées. Tout était rempli de frayeur et de tremblement. Il n’y n que ces trois jeunes hommes qui demeurent intrépides. Ils se rient de cet appareil tragique comme d’un jeu d’enfants. Ils montrent un courage et une humilité admirable. Et parlant à ce prince d’une voix qui s’élève au-dessus du bruit des trompettes, ils lui disent : « Sachez, roi (Dan 3,17) ; » ils l’appellent de la sorte, quoique ce fût un tyran, parce que leur dessein n’était pas de lui dire quelque parole injurieuse, mais seulement de donner des preuves de leur piété. C’est pourquoi ils ne lui font pas de longs discours, mais ils lui disent en un mot : « Il y a un Dieu dans le ciel qui peut nous délivrer de vos mains (Id). » Pourquoi nous effrayez-vous de ces troupes si nombreuses, de cette fournaise ardente, de ces épées qui nous menacent et de ces gardes qui nous environnent ? Le Dieu que nous adorons est au – dessus de tout cela et il peut tout.

Mais comme ils savaient que Dieu pouvait permettre qu’ils fussent brûlés, et craignant, si cela arrivait, de passer pour menteurs, ils ajoutent : « Et quand il ne plairait pas à Dieu de nous retirer de vos mains, sachez, ô roi, que nous n’adorerons point vos dieux. » (Dan 3,18)

11. S’ils eussent dit : S’il ne plaît pas à Dieu de nous délivrer, c’est à cause de nos péchés, ces impies ne l’eussent pas cru. C’est pourquoi ils n’en disent rien alors ; mais ils le font dans la fournaise, où ils avouent et répètent sans cesse qu’ils ont péché, et qu’ils sont punis pour leurs péchés. Devant le roi, ils ne disent rien de semblable, ils déclarent simplement que quand ils devraient être brûlés, ils ne trahiront point leur religion. Car ils ne cherchaient point ici leur récompense, mais ils faisaient tout pour le seul amour de Dieu. Cependant ils étaient dans la servitude, ils gémissaient dans la captivité, et ne jouissaient d’aucune douceur de la vie ; ils avaient perdu leur pays, leur liberté et leurs biens.

Et ne dites point qu’on les honorait dans la cour de ce prince. Car saints et justes comme ils étaient, ils eussent mieux aimé mille fois mendier leur pain en leur pays, et avoir la joie d’adorer Dieu dans son temple, que d’être honorés parmi ces barbares. Ils disaient comme David : « J’aime mieux être vil et abject dans la maison de Dieu, que de demeurer dans la tente des pécheurs. Un seul jour, mon Dieu, vaut mieux dans votre temple que mille partout ailleurs. » (Psa 84,11) Ils auraient cent fois mieux aimé être les derniers dans le peuple de Dieu que de régner dans Babylone. Ils le font assez voir par ce qu’ils disent dans la fournaise, où ils témoignent que la demeure de ce pays leur était insupportable. Car quelque honneur qu’on leur rendît dans la maison de ce prince, ils ne pouvaient être sans douleur, en voyant leurs frères dans les dernières extrémités du malheur. Et c’est le propre des saints de ne préférer jamais la gloire et l’honneur, ni toute autre chose, au salut et à l’avantage de leurs frères.

Considérez donc comment ces saints, lorsqu’ils étaient dans les flammes, prient pour tout le peuple, au lieu que nous oublions, nous, de prier pour nos frères, lorsque nous sommes dans l’état le plus tranquille. En interprétant le songe du roi, ils n’avaient eu aucun égard à leurs intérêts, mais au bien des autres. Car ils firent assez voir depuis combien ils méprisaient la mort. Ils s’offrent dans toutes les rencontres pour fléchir la colère de Dieu, et ne croyant pas le mériter par eux-mêmes, ils ont recours aux mérites de leurs pères, et ils protestent qu’ils ne peuvent offrir à Dieu « qu’un esprit humilié et un cœur contrit. » (Dan 3,39)

Imitons donc, mes frères, ces jeunes hommes. Il y a encore aujourd’hui une statue d’or que le démon veut nous faire adorer, c’est l’amour de l’argent : mais demeurons toujours fermes. Que le bruit des trompettes, le concert des instruments, ni tous les attraits de ces biens trompeurs ne nous touchent point. Quand nous devrions tomber dans la fournaise de la pauvreté, entrons-y plutôt que d’adorer cette idole, et nous trouverons que les flammes deviendront pour nous une rosée rafraîchissante. N’appréhendez point la pauvreté, quoique nous l’appelions une fournaise. Car, jetés dans la fournaise, ces jeunes hommes en devinrent plus purs et plus éclatants ; au lieu que la flamme qui en sortit consuma ceux qui avaient adoré l’idole.

Tout se passa alors en un même temps et visiblement ; mais Dieu n’accomplit aujourd’hui ces choses qu’en partie, et il réserve le reste en l’autre vie. Ceux qui aiment mieux souffrir dans la fournaise de la pauvreté que d’être idolâtres des richesses, brillent déjà dès ici-bas, mais ils brilleront encore plus dans le ciel : et ceux au contraire qui amassent des richesses d’iniquité, souffriront alors les plus grands supplices. Le Lazare est sorti de cette fournaise aussi éclatant que ces trois jeunes hommes, et le mauvais riche, qui était du nombre de ceux qui adorèrent l’idole, fut condamné au feu éternel.

Ce qui est arrivé à ces jeunes hommes n’était qu’une figure de l’avenir. De même que, jetés dans la fournaise, ils n’éprouvèrent aucun mal, et qu’il en sortit un feu qui dévora ceux qui étaient au-dehors, ainsi les saints passent sans douleur par la fournaise de la pauvreté, et ils en deviennent même plus éclatants ; au lieu que la flamme se lancera sur les idolâtres de la richesse avec plus de violence que les bêtes les plus farouches, et les entraînera dans l’abîme du feu éternel.

Si quelqu’un ne croit pas à l’enfer, qu’il jette les yeux sur cette fournaise de Babylone. Que la créance des choses passées l’aide à croire celles qui sont à venir, et qu’il n’appréhende pas la fournaise où le pauvre est éprouvé, mais celle où les péchés seront punis. Dans celle-là, il n’y n que paix et que rosée ; dans celle-ci il n’y a que flammes et que douleur. Les anges sont dans la première pour en adoucir l’ardeur, et les démons sont dans la seconde pour en rendre le feu encore plus brûlant.

12. Que les riches écoutent ceci, eux qui allument la fournaise de la pauvreté, pour y consumer les pauvres. Les pauvres n’y trouveront rien qui leur nuise, parce que Dieu leur fera ressentir la douceur d’une rosée céleste, mais les riches seront eux-mêmes la proie des flammes qu’ils ont allumées de leurs propres mains. L’ange descendit alors pour soulager ces jeunes hommes. Allons de même soulager ceux qui sont dans la fournaise de la pauvreté. Que nos aumônes soient comme une rosée qui les rafraîchisse. Éloignons d’eux les flammes qui les environnent, afin d’avoir quelque part à la couronne que Dieu leur prépare. C’est ainsi que nous mériterons d’éloigner de nous le feu de l’enfer par cette parole que Jésus-Christ nous dira : « J’ai eu faim, et vous m’avez nourri (Mat 25,35) », laquelle dans le dernier jour nous tiendra lieu d’une divine rosée, pour nous rafraîchir au milieu des flammes.

Allons avec nos aumônes dans le fond de cette fournaise. Voyons-y ces pauvres évangéliques qui y marchent au milieu des flammes. Voyons-y un prodige nouveau, un homme qui, au milieu du feu de l’indigence, chante des cantiques à Dieu, qui lui rend des actions de grâces, et qui, pressé de la misère la plus extrême, n’a la bouche ouverte que pour le louer. Car ceux qui souffrent leur pauvreté avec action de grâces, sont égaux en mérites à ces trois jeunes hommes, puisque la pauvreté est plus terrible, et qu’elle brûle encore plus que le feu même. Mais le feu ne brûla point ces jeunes hommes, il consuma seulement leurs liens aussitôt qu’ils commencèrent à louer Dieu ; de même, si lorsque vous tombez dans la pauvreté, vous en rendez des actions de grâces, vos liens seront brûlés, et le feu qui vous environnait s’éteindra. Que s’il ne s’éteint pas, il se changera par un miracle encore plus grand en une rosée, comme il arriva alors, puisque, sans que ce feu s’éteignît, ces jeunes hommes ne laissèrent pas d’y jouir d’une fraîcheur très agréable, qui les empêcha d’y brûler. C’est ce qui se voit dans les pauvres évangéliques, qui trouvent plus de repos et plus de joie dans leur pauvreté, que les riches n’en trouvent dans leurs richesses.

Ne nous tenons point auprès de cette fournaise sans y entrer, en considérant sans compassion les nécessités des pauvres, afin de n’être point enveloppés dans le malheur que souffrirent les ministres du prince. Si vous descendez au fond de ces feux, ils ne vous toucheront pas plus que ces jeunes hommes ; mais si les regardant d’en haut vous méprisez ceux qui y souffrent, vous vous en trouverez enveloppés. Descendez donc dans cette fournaise pour n’en être pas brûlés. Ne vous tenez pas au-dehors, de peur que ces flammes ne vous attaquent. Si vous êtes avec les pauvres, elles ne vous blesseront pas, mais si vous en êtes séparés, elles vous dévoreront.

Ne vous éloignez donc point de ceux qui souffrent dans ces flammes, et lorsque le démon commande qu’on jette dans la fournaise ceux qui refusent d’adorer l’or, ne soyez pas du nombre de ceux qui y jettent les autres, mais de ceux qui y sont jetés afin que vous soyez aussi du nombre de ceux qui seront sauvés, et non de ceux qui seront brûlés : car il n’y a pas de rosée plus abondante ni plus douce que le détachement des richesses et la compagnie des pauvres. Les plus riches de tous les hommes sont ceux qui foulent aux pieds l’amour des richesses ; comme ces jeunes hommes devinrent par le mépris qu’ils firent du roi, plus glorieux que ce roi même. Si vous méprisez tout ce qu’il y a dans ce monde, vous serez plus grands que le monde, comme ont été autrefois ces saints, dont le monde n’était pas digne. Méprisez tous les biens d’ici-bas, pour vous rendre dignes de ceux du ciel. Car c’est ainsi que vous serez grands en cette vie et heureux en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE V. « OR TOUT CECI S’EST FAIT POUR ACCOMPLIR CE QUE LE SEIGNEUR AVAIT DIT PAR LE PROPHÈTE EN CES TERMES : UNE VIERGE CONCEVRA ET ENFANTERA UN FILS, A QUI ON DONNERA LE NOM D’EMMANUEL, C’EST-A-DIRE, DIEU AVEC NOUS, ETC. » (CHAP. 1,22, JUSQU’AU CHAP. 2,23)

ANALYSE.

  • 1. Que le tumulte du monde fait perdre le fruit de l’instruction entendue à l’Église.
  • 2. Pourquoi l’ange renvoie Joseph au prophète Isaïe ? Pourquoi le Christ n’est pas appelé vulgairement Emmanuel. Que la version des Septante est préférable aux autres.
  • 3. Marie demeure vierge après l’enfantement.
  • 4. et 5. Exhortation qu’il faut joindre à l’invocation des Saints la pratique des bonnes œuvres. Que l’aumône est une usure très avantageuse et très sainte.

1. Voici ce que disent beaucoup d’entre vous : « Lorsque nous sommes à l’église et que nous écoutons la parole de Dieu, touchés de componction, nous devenons tout à coup meilleurs, mais à peine sommes-nous dehors que notre ferveur s’éteint et que notre disposition change complètement. » Y aurait-il un moyen de faire cesser une instabilité si fâcheuse ? Considérons d’abord quelle en est la cause. D’où vient donc un changement si prompt et si grand ? De vos mauvaises fréquentations, de vos relations avec les hommes de péché. Vous ne devriez pas, dès que vous êtes sortis de l’église, vous jeter dans des occupations qui contredisent ce que vous avez entendu à l’église : aussitôt que vous êtes rentrés chez vous, vous devriez prendre l’Écriture sainte, et, avec votre femme et vos enfants, repasser ensemble les instructions qu’on vous a données, et, après cela, reprendre le soin de vos affaires temporelles.

Que si vous évitez de vous trouver dans des lieux d’affaires en sortant du bain, pour n’en pas empêcher l’effet par une trop grande application : combien cette précaution vous est-elle plus nécessaire, lorsque vous sortez de l’église pour aller chez vous ? Mais nous faisons tout le contraire et nous perdons ainsi tout le fruit de cette divine semence : car avant qu’elle ait eu le temps de prendre racine dans notre âme, un torrent d’affaires l’emporte et l’arrache de notre cœur. Afin donc que ce malheur ne vous arrive plus, n’ayez rien de plus pressé, au sortir de cette assemblée, que de recueillir par la méditation les leçons salutaires et les pieuses impressions que vous en rapportez chaque fois.

Ce serait une extrême ingratitude de donner cinq ou six jours aux affaires de ce monde, et de refuser un jour, ou même une partie d’un jour, aux choses de Dieu. Ne voyez-vous pas que vos enfants étudient, et répètent depuis le matin jusqu’au soir ce qu’on leur a donné à apprendre ? Imitons-les donc en ce point, puisqu’à moins de cela, c’est en vain que nous nous assemblons ici. C’est puiser l’eau dans un vase percé, et n’avoir pas, tant s’en faut, le même soin pour conserver la parole de Dieu dans notre cœur, que nous en avons pour garder l’or et l’argent. Lorsqu’un homme a reçu quelque argent, il l’enferme avec soin dans un sac, et il y met son cachet ; mais nous, après avoir écouté des paroles infiniment plus précieuses que l’argent et que les pierreries, après que Dieu a répandu sur nous les trésors et les richesses de son esprit, nous n’avons pas le soin de les tenir cachées dans notre cœur ; mais nous les laissons se perdre avec indifférence et se dissiper à l’aventure. Qui pourra avoir quelque compassion de nous, puisque nous sommes si impitoyables envers nous-mêmes, et que nous nous réduisons à une si extrême pauvreté ?

Pour empêcher ce désordre, imposez-vous à vous-mêmes, à vos femmes et à vos enfants, l’inviolable loi de consacrer tout ce jour du dimanche à écouter d’abord, puis à méditer la parole de Dieu. Cette application vous disposera à mieux comprendre ce que nous vous dirons dans la suite ; vous nous épargnerez ainsi un grand travail, en même temps que vous retirerez plus de profit de nos instructions, quand vous y viendrez, ayant encore l’esprit rempli de ce que vous y aurez entendu auparavant. Car il importe beaucoup, pour bien comprendre ce que nous disons, d’en retenir avec exactitude la suite et l’enchaînement. Comme il est impossible de dire tout en un jour, votre mémoire doit rejoindre ce que nous sommes forcés de diviser par parties, et en faire comme une longue chaîne ; afin que vous puissiez voir de l’œil de l’esprit toute l’Écriture réunie en elle-même, et comme recueillie en un corps.

Souvenez-vous donc de ce que nous vous avons déjà expliqué de l’Évangile, afin que nous passions à ce qui nous reste. Voici l’endroit dont nous devons vous parler aujourd’hui.

2. « Or tout cela s’est fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le Prophète (23). » L’écrivain sacré s’exprime d’une manière aussi digne que possible, du grand mystère qu’il raconte, lorsqu’il dit : « Tout cela s’est fait. » Cet abîme de l’amour de Dieu ; cet océan de miséricorde ; ces grâces inespérées ; ce renversement de toutes les lois de la nature ; cette réconciliation de Dieu avec les hommes ; cet abaissement de Celui qui était au-dessus de tout, jusqu’à l’état le plus humble ; la destruction de « cette muraille de séparation (Eph 2,14) », dont parle saint Paul ; tous les obstacles de notre salut entièrement levés, et ce grand nombre de merveilles renfermées dans ce mystère, il les embrasse toutes d’un coup d’œil, il les exprime toutes par ce mot : « Tout cela s’est fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par son Prophète. » Ne considérez pas ce qui se passe maintenant, dit-il, comme une œuvre dont l’idée soit nouvelle dans les desseins de Dieu, il y a longtemps qu’il l’a prédite et préfigurée ; saint Paul s’applique à le démontrer partout dans ses écrits. L’ange renvoie Joseph à Isaïe afin que s’il oubliait à son réveil ce qu’il entendait en songe, les paroles du Prophète, dans la lecture desquelles il avait été nourri, l’en fissent souvenir. L’ange ne cite pas de même des prophéties à la Vierge, parce que n’étant encore qu’une jeune fille, elle pouvait n’en avoir pas connaissance ; mais lorsqu’il parle à un homme, et à un homme juste, qui s’appliquait à la lecture des Prophètes, il a soin de lui citer leur témoignage. Remarquez aussi comment l’ange, avant d’avoir cité le Prophète, ajoute au nom de « Marie » les mots « votre femme ; » et comment, après avoir invoqué l’autorité d’Isaïe, il ne craint plus de lui donner le nom de « vierge. » Car Joseph n’eût pas été si disposé à croire Marie vierge et mère tout ensemble, si l’ange ne lui eût fait voir auparavant qu’Isaïe autorisait cette vérité. Mais pour un homme qui avait longuement médité le Prophète, la merveille d’une vierge mère cessait d’être étrange pour devenir une idée familière et parfaitement admissible. C’est donc pour préparer l’esprit de Joseph à entendre ce miracle, que l’ange en appelle d’abord à Isaïe.

Il ne s’arrête pas encore là, mais il s’autorise par le témoignage de Dieu-même. Car il ne dit pas : « Tout cela s’est fait pour accomplir ce qui a été dit par Isaïe » en ces termes : mais « ce qui a été dit par le Seigneur. » Dieu même était celui qui avait prononcé cet oracle ; Isaïe n’avait été que sa langue et sa voix. Mais que dit cet oracle ? « Une vierge concevra et enfantera un fils, à qui on donnera le nom d’Emmanuel, c’est-à-dire Dieu avec nous (23). »

Pourquoi donc, me direz-vous, ne lui a-t-on pas donné le nom « d’Emmanuel », mais celui de Jésus-Christ ? C’est parce que l’ange ne dit pas, « vous l’appellerez », mais indéterminément, « on lui donnera », c’est-à-dire, que les peuples lui donneront ce nom, d’après l’événement. Ce terme d’Emmanuel définit un événement selon la coutume de l’Écriture. Et lorsque l’ange dit : « On lui donnera le nom d’Emmanuel, c’est-à-dire, Dieu avec nous », c’est comme s’il disait : Les hommes verront Dieu vivant avec eux. Car bien que Dieu ait toujours été avec eux, il n’y était pas néanmoins d’une manière visible et sensible, comme depuis l’incarnation. Que si les Juifs osent s’opposer à ce que je dis, je leur ferai remarquer qu’on n’a jamais donné non plus à Jésus-Christ un autre nom marqué par le Prophète, et qui veut dire : « Hâtez-vous de prendre les dépouilles, hâtez-vous de ravir votre butin », (Isa 8,3) Et qu’auront-ils à répondre ? Pourquoi donc Isaïe dit-il : « Appelez son nom », c’est parce qu’aussitôt qu’il est né, il a remporté les dépouilles du démon, et le Prophète lui attribue comme son nom propre, cet effet si glorieux du pouvoir qu’il a eu dès sa naissance.

Il est dit de même que la ville de Jérusalem sera appelée : « Une ville de justice, la mère des cités, la fidèle Sion. » (Isa 1,26) Cependant nous ne voyons point que Jérusalem ait porté le nom de « ville de justice ; » et elle a toujours conservé son premier nom ; et lorsque le Prophète dit qu’elle portera ce nom c’est un tour particulier qu’il emploie pour exprimer le fait de sa conversion au bien et à la justice. Lorsqu’une action d’éclat signale davantage celui qui l’a accomplie, que ne pourrait faire son nom propre, on lui donne un autre nom qui rappelle ce qu’il a fait.

Refoulés sur ce point, les Juifs reviennent à la charge sur un autre, ils s’en prennent à la virginité que nous attribuons à la mère du Messie, ils objectent que tous les interprètes n’entendent pas comme nous ce passage d’Isa. qu’ils traduisent non pas « une vierge », mais « une jeune fille. » A cela nous répondrons que les plus sûrs interprètes sont les Septante, qu’il n’y en a pas dont l’autorité soit égale à la leur ; les autres ont écrit depuis Jésus-Christ, ils sont juifs, et par conséquent suspects, parce qu’ils ont malicieusement corrompu beaucoup d’endroits, et qu’ils ont fâché d’obscurcir les Prophètes. Au contraire les Septante ont fait leur version plus de cent ans avant Jésus-Christ et ils étaient plusieurs ensemble : ils évitent par là jusqu’à l’ombre du soupçon ; leur temps, leur nombre et leur union leur donnent une autorité que les autres ne peuvent avoir.

3. Mais quand même nos adversaires voudraient s’appuyer sur ces interprètes nouveaux, ce que nous disons subsisterait toujours, puisque l’Écriture marque ordinairement une vierge par le mot de « jeune fille », comme elle marque un garçon par le mot de jeune homme ; comme lorsqu’elle dit dans le psaume : « Vous, jeunes hommes, et vous, vierges, louez le Seigneur. » (Psa 45,8) Et l’Écriture parlant d’une vierge à laquelle on voudrait faire violence dit : « Si cette jeune fille, » c’est-à-dire, si cette vierge « a élevé sa voix pour crier. » (Deu 22,27)

Mais ce qui précède dans ce prophète, confirme assez ce que nous disons. Car il ne dit pas simplement : « La vierge concevra et enfantera un fils », mais il dit : « Le Seigneur vous donnera un signe miraculeux », et il ajoute aussitôt : « La vierge concevra. » Si celle qui devait enfanter n’était vierge, ou qu’elle n’eût conçu que par la voie ordinaire du mariage, où serait le prodige et le miracle que Dieu promet ? Un prodige est nécessairement une chose extraordinaire ; et l’on ne peut donner ce nom à rien de ce qui arrive dans l’ordre commun de la nature. « Joseph donc étant réveillé de son sommeil fit ce que l’ange du Seigneur lui avait ordonné et il prit sa femme avec lui (24). » Considérez l’obéissance de ce saint homme, et la docilité de son esprit : voyez la circonspection et la pureté incorruptible de son âme. Lors même qu’il a lieu de soupçonner la Vierge, il ne veut rien faire qui la déshonore ; et aussitôt qu’il est délivré de son doute, il ne pense plus à la quitter, mais il la retient avec lui, et devient le ministre et comme le dispensateur de ce mystère. « Et il prit sa femme avec lui. » Remarquez comme l’Évangéliste nomme souvent ainsi la Vierge, parce qu’il ne voulait pas trop découvrir cette merveille, et qu’il en avait dit assez pour ôter le soupçon que Jésus-Christ fût né comme le reste des hommes. « Et il ne l’avait point connue, jusqu’à ce qu’elle enfantât son fils premier-né (25). » Ce mot, « jusqu’à ce que », ne vous doit pas faire croire que Joseph la connut ensuite ; mais seulement qu’il ne l’avait point connue avant ce divin enfantement, et que la mère de Jésus était toujours demeurée vierge. L’Écriture a coutume de se servir ainsi de ce mot, « jusqu’à ce que », sans marquer un temps limité. Elle dit quand le corbeau sortit de l’arche, « qu’il n’y rentra point jusqu’à ce que la terre fut desséchée (Gen 3,4) ; » cependant il n’y rentra point non plus après. En parlant de Dieu elle dit aussi : « Vous êtes depuis l’éternité jusqu’à l’éternité (Psa 90,2) », sans prétendre lui donner des bornes. De même quand elle annonce la naissance de Jésus-Christ elle dit : « La justice s’élèvera dans ses jours avec une abondance de paix jusqu’à ce que la lune passe (Psa 72,7) », ce qui ne marque pas néanmoins que la lune doive ensuite cesser d’être. L’Évangéliste donc ne se sert ici de ce mot, que pour lever tout soupçon sur ce qui s’était passé avant la naissance de Jésus-Christ, vous laissant après juger vous-même de ce qui avait pu suivre. Il dit ce que vous ne pouviez apprendre que de lui, c’est-à-dire, que Marie était toujours demeurée vierge jusqu’à son enfantement ; mais il vous laisse à conclure vous-mêmes, ce qui n’est qu’une suite claire et comme nécessaire de ce qu’il dit, savoir, qu’un homme si juste n’a eu garde depuis de penser à s’approcher de celle qui était devenue mère si divinement, et qui avait été honorée d’une fécondité si miraculeuse. Si Joseph eût depuis vécu avec Marie comme avec sa femme, et qu’il eût eu des enfants d’elle comme quelques-uns ont osé dire, pourquoi Jésus-Christ sur la croix, l’eût-il recommandée à son disciple, afin qu’il la prît avec lui comme n’ayant personne qui pût avoir soin d’elle ? D’ou vient donc, me direz-vous, que Jacques et Jean sont appelés dans l’Évangile « frères de Jésus-Christ ? » (Mat 13,55) Ils ont été appelés frères de Jésus de la même manière que Joseph était appelé époux, de Marie. Dieu a voulu couvrir comme de beaucoup de voiles ce grand mystère, afin que ce divin enfantement demeurât quelque temps caché. C’est pourquoi saint Jean les appelle lui-même dans son évangile frères du Seigneur, lorsqu’il dit : « Ses frères ne croyaient pas en lui. » (Jn 7,5) Mais ceux qui ne croyaient pas alors en lui se sont signalés depuis par la grandeur de leur foi. Car lorsque saint Paul monta à Jérusalem, pour conférer avec les autres apôtres des vérités qu’il prêchait, il vint d’abord trouver saint Jacques dont la vertu était si grande qu’il mérita d’être le premier évêque de Jérusalem. On dit de lui qu’il négligeait tellement son corps que tous ses membres étaient comme morts, et qu’il s’agenouillait et se prosternait si souvent en terre pour faire oraison, que son front et ses genoux s’étaient endurcis comme la peau d’un chameau.

Ce fut lui aussi qui, lorsque saint Paul monta de nouveau à Jérusalem, lui parla avec tant de prudence, et qui lui dit : « Vous savez, mon frère, quelle multitude de juifs se sont convertis à la foi de Jésus-Christ. » (Act 21,20) Telle était sa prudence et son zèle, ou plutôt la puissance de Jésus-Christ. Ceux qui murmuraient si souvent contre Jésus-Christ vivant l’admirèrent après sa mort jusqu’à mourir eux-mêmes pour lui avec joie ; quelle marque visible de la vertu de sa résurrection ! Il a réservé à dessein après sa mort ces grands effets de sa puissance pour s’en servir comme d’une preuve indubitable de ce qu’il était. Car si nous oublions aisément après leur mort ceux même que nous avons le plus admirés durant leur vie : comment ceux qui avaient méprisé Jésus-Christ durant sa vie, l’auraient-ils regardé comme un Dieu après sa mort, s’il n’eût été qu’un pur homme ? Comment se seraient-ils fait égorger pour lui, s’ils n’eussent eu des preuves certaines de sa résurrection ?

4. Je vous dis ceci, mes frères, non pour vous causer une stérile admiration, mais afin que vous imitiez cette constance, cette fermeté, et cette justice, afin que nul ne désespère de lui-même, quelque lâche qu’il ait été jusqu’ici, et qu’après la grâce de Dieu, personne ne mette sa confiance que dans la sainteté de sa vie. S’il n’a servi de rien aux apôtres d’être unis à Jésus-Christ par des liens de patrie, de maison et de parenté, jusqu’à ce qu’ils se soient rendus recommandables par leur vertu ; comment serons-nous excusables, nous autres, de nous vanter d’avoir des frères et des proches vertueux sans nous mettre en peine de les imiter ? C’est cette même vérité que David insinue lorsqu’il dit : « Le frère ne délivre point, c’est l’homme qui délivrera. » (Psa 49,8) Quand Moïse, Samuel ou Jérémie, prieraient pour leurs parents, ils ne seraient point exaucés. Voyez ce que Dieu dit à Jérémie : « Ne me priez plus pour ce peuple, car je ne vous écouterai point. » (Jer 2,14) Ne vous en étonnez pas, saint prophète, Moïse ou Samuel prieraient pour des pécheurs obstinés, que le Seigneur ne les exaucerait pas, il le déclare lui-même. Les supplications d’Ézéchiel n’obtiendront pas davantage, il lui sera répondu comme à vous : « Quand Noé, Job et Daniel se présenteraient devant moi, ils ne sauveront pas leurs fils et leurs filles. » (Eze 14,14) Quand le patriarche Abraham prierait pour ceux qui demeurent volontairement dans le vice, et qui rendent leurs maladies incurables, Dieu détournerait sa face, et n’écouterait point ses prières. Quand Samuel ferait la même chose, Dieu lui dirait aussitôt : « Ne pleurez point Saül. » (1Sa 16,1) Quand quelqu’un prierait à contre-temps pour sa propre sœur, Dieu lui dirait comme Moïse : « Si son père lui avait craché au visage, n’aurait-elle pas dû être couverte de confusion ? » (Nom 12,14)

Ne nous appuyons donc point lâchement sur le mérite des autres. Il est vrai que les prières des saints ont beaucoup de force, mais c’est lorsque nous y joignons notre pénitence, et que nous changeons de vie. Sans cela Moïse lui-même, qui avait délivré son frère, et six cent mille hommes de la colère de Dieu, n’a pas le pouvoir de délivrer sa sœur, quoique son péché fût beaucoup moindre. Elle n’avait murmuré que contre Moïse son frère, mais le crime des autres était une impiété contre Dieu même. Je vous laisse à examiner la conduite de Dieu en cette rencontre, et je passe à d’autres choses plus difficiles. Car pourquoi parler de la sœur, puisque Moïse lui-même, ce grand conducteur du peuple de Dieu, n’a pu obtenir ce qu’il désirait, et qu’après mille travaux et mille peines, après un gouvernement de quarante ans, Dieu lui refuse d’entrer dans cette terre si souvent promise ?

Quelle est donc la raison de cette conduite ? C’est parce que cette grâce, qu’on eût faite à Moïse, n’eût pas été avantageuse pour tout le peuple, et qu’elle eût pu être une occasion de chute et de ruine à un grand nombre de Juifs. Car si après avoir été seulement délivrés de la servitude de l’Égypte, ils quittaient Dieu pour ne s’attacher qu’à Moïse, qu’ils regardaient comme l’unique auteur de toutes ces grâces, s’il les eût encore introduits dans cette terre promise, à quelle impiété ne se fussent-ils point emportés ? C’est pour ce sujet que Dieu leur a même voulu cacher son sépulcre.

Samuel aussi a souvent sauvé tout le peuple juif, mais il n’a pu sauver Saül de la colère de Dieu. Jérémie ne put rien pour le peuple juif, quoiqu’il soit marqué qu’il en sauva d’autres. Daniel put bien délivrer de la mort les sages de Babylone, mais il ne put délivrer les Juifs de la servitude. Ce prophète alors délivra les uns, et ne put délivrer les autres ; mais nous voyons dans l’Évangile qu’un même homme qui avait pu se délivrer en un temps, ne put plus se délivrer en un autre ; celui qui devait les dix mille talents, obtint d’abord la remise de la dette, et ne la put obtenir ensuite. Un autre, au contraire, s’étant perdu d’abord, se sauva depuis, comme cet enfant prodigue, qui, après avoir dissipé le bien de son père, revint à lui et obtint le pardon de sa faute.

Si donc nous sommes lâches et paresseux, les autres ne nous pourront secourir : mais si nous veillons sur nous, nous nous secourrons nous-mêmes, et beaucoup mieux que les autres ne le pourraient faire. Dieu aime bien mieux accorder sa grâce aux prières que nous lui en faisons nous-mêmes, qu’à celles que lui font les autres pour nous, parce que l’application même avec laquelle nous nous mettons en peine de détourner sa colère, fait que nous approchons de lui avec plus de confiance, et que nous réglons notre vie avec plus de soin. C’est ainsi qu’il fit autrefois miséricorde à la Chananéenne, qu’il guérit Madeleine, et qu’il fit passer ce saint larron de la croix dans le paradis, sans aucun médiateur qui priât pour eux.

5. Je vous dis ceci, mes frères, non pour vous détourner de prier les saints, mais de peur que vous ne vous abandonniez à la négligence, et que demeurant vous-mêmes dans un profond sommeil, vous ne vous contentiez de charger les autres du soin de votre salut. Quand Jésus-Christ dit « Faites-vous des amis (Luc 16,9) », il ne s’arrête pas là, mais il ajoute : avec les biens que vous avez acquis injustement, afin de concourir vous-mêmes à l’œuvre de votre salut. Car il ne recommande par là que l’aumône, et ce qui est admirable, il n’entre point avec nous dans un compte exact et rigoureux, pourvu que nous nous retirions de l’iniquité. Il semble qu’il dise : Vous avez jusqu’ici acquis du bien par de mauvaises voies, employez-le maintenant en de bonnes œuvres. Vous l’avez amassé par vos injustices, répandez-le selon la justice.

Est-ce une vertu bien haute de donner ce qui n’est pas à soi ? Cependant Dieu, dans l’amour extrême qu’il a pour les hommes, porte la condescendance jusqu’à nous promettre de grands biens, si nous en usons de la sorte.

Mais nous sommes dans une insensibilité si grande, que nous ne faisons pas même l’aumône d’un bien acquis injustement, et que si après avoir volé des millions nous en donnons une très-petite partie, nous croyons nous être acquittés de tout. Avez-vous oublié ce que dit saint Paul : Que « qui sème peu recueillera peu ? » (1Co 9,6) Pourquoi donc semez-vous avec parcimonie ? Ce n’est pas perdre, mais gagner, que de semer avec abondance ; ce n’est pas répandre, mais amasser. Après la semence, la moisson ; avec la semence, la multiplication.

Si vous aviez à cultiver une bonne terre et qui pourrait rapporter beaucoup, vous ne vous contenteriez pas d’y mettre le blé que vous avez, mais vous en emprunteriez même pour pouvoir la semer comme il faut, et vous croiriez que ménager en cette occasion ce serait perdre. Et lorsque vous avez à cultiver non la terre, mais le ciel, qui n’est sujet à aucune inégalité de saisons, et qui infailliblement rend avec usure ce qu’on lui confie vous hésitez, vous tremblez et vous ne comprenez pas que c’est perdre alors que d’épargner et gagner que de dépenser. Répandez donc afin de ménager ; n’amassez point afin d’amasser ; perdez afin de conserver, prodiguez afin de gagner. S’il faut conserver votre bien, ne vous en chargez pas vous-même, car vous perdriez tout ; laissez-le à Dieu en dépôt et nul ne pourra le lui ravir. Ne faites pas valoir vous-même votre argent, vous ne vous entendez pas à le faire profiter, prêtez sinon tout du moins la plus grande partie de votre capital à Celui qui vous le rendra avec les intérêts. Déposez-le là où il ne sera exposé ni aux surprises, ni aux craintes, ni aux accusations, ni à l’envie. Donnez votre argent à Celui qui n’a besoin de rien et qui est néanmoins dans la nécessité à cause de vous. Donnez-le à Celui qui nourrit toutes choses et qui a faim néanmoins pour empêcher que vous ne mouriez de faim. Donnez-le à Celui qui s’est fait pauvre, afin de vous enrichir. Pratiquez cette usure qui vous donnera non la mort, mais la vie. L’autre usure mène en enfer, celle-ci ouvre le paradis. L’une est un effet de l’avarice et l’autre de la vertu ; l’une vient de la cruauté et l’autre de la charité.

Quelle excuse donc nous restera-t-il, si nous rejetons un gain si grand, si avantageux, si assuré, si favorable, exempt de contrainte, d’appréhension, de reproche et de péril, pour en chercher un autre si vil, si honteux, si fragile, si incertain, où nous ne trouvons que notre éternelle damnation ? Car il n’y a rien de plus infâme ni de plus cruel que l’usure terrestre. L’usurier trafique du malheur des autres. Il s’enrichit de leur pauvreté ; il exige ensuite ses intérêts, comme s’ils étaient dus à sa charité. Il est impitoyable, et il a peur de paraître tel. Il semble qu’il veut obliger le pauvre, et il l’accable davantage ; sous une apparence d’humanité, il creuse de plus en plus l’abîme, sous les pas de son frère. Il lui tend une main, et il le pousse de l’autre dans le précipice. Il s’offre pour secourir celui qui périt, et au lieu de le mener dans le port, il le jette contre les écueils, et le brise sur les rochers.

Mais que ferai-je donc, dites-vous ? Irai-je donner un argent que j’ai gagné, et qui m’est si nécessaire, afin qu’un autre en profite, sans que j’en retire moi-même aucun avantage ? Je ne vous dis pas cela. Je veux que vous en retiriez de l’avantage, et un plus grand même, que vous ne pouviez désirer. Je veux qu’au lieu de l’or vous acquériez le ciel même. Pourquoi vous procurez-vous une pauvreté si extrême, en vous tenant toujours attaché à la terre, et en préférant un petit gain à une si grande récompense ? N’est-ce pas ignorer le véritable moyen de s’enrichir ? Quand Dieu vous promet au lieu d’un peu d’argent tous les biens du ciel, et que vous le priez au contraire de ne vous point donner le ciel, mais un peu d’argent, qu’est-ce autre chose, que de le prier de vous laisser toujours pauvre ? Celui au contraire qui veut devenir véritablement riche, préfère les grands biens aux petits ; les certains aux incertains ; les célestes aux terrestres ; les incorruptibles aux périssables, et c’est ainsi qu’il se rend digne de posséder les uns et les autres. Car celui qui préfère la terre au ciel, perdra l’un et l’autre, mais celui qui préfère le ciel à la terre, jouira de tous les deux, et d’une manière sans comparaison plus stable et plus heureuse. Méprisons donc les biens présents, et n’aspirons qu’aux biens à venir, pour jouir ainsi des biens présents et des biens futurs, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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