Matthew 11
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HOMÉLIE XXXVI
JÉSUS AYANT ACHEVÉ DE DONNER CES INSTRUCTIONS A SES DOUZE DISCIPLES, IL PARTIT DE LÀ POUR S’EN ALLER ENSEIGNER ET PRÊCHER DANS LES VILLES DE CETTE CONTRÉE » (CHAP. 11,1, JUSQU’AU VERSET 7) ANALYSE.
- 1 et 2. Jalousie des disciples de Jean contre Jésus-Christ.
- 3. Les prophètes savaient que le Christ mourrait sur la croix.
- 4. Combien il faut craindre les supplices de l’enfer. Que le seul crime d’avoir profané le corps et le sang de Jésus-Christ par des communions sacrilèges suffit pour justifier l’éternité des peines.
1. Après que Jésus-Christ a donné mission à ses apôtres, il se retire, et il les laisse pour leur donner lieu d’agir par eux-mêmes, et de faire ce qu’il leur venait de prescrire. Car s’il fût demeuré toujours avec eux, personne n’eût voulu quitter Jésus-Christ pour s’adresser aux apôtres et leur faire guérir des malades. « Mais Jean ayant appris dans la prison les œuvres merveilleuses de Jésus-Christ lui fit dire par deux de ses disciples qu’il lui envoya, etc. (2). » Saint Luc marque que les disciples de saint Jean rapportèrent à leur maître les miracles de Jésus-Christ, et que saint Jean les envoya le trouver. Cette circonstance néanmoins ne fait aucune difficulté, mais elle renferme seulement une grande instruction, puisqu’elle fait voir que les disciples de saint Jean avaient comme une secrète envie contre le Sauveur. Mais la parole qui suit est un peu plus difficile et mérite que nous nous y arrêtions davantage. « Êtes-vous celui qui doit venir, ou si nous devons en attendre un autre (3) ? » Comment celui qui avait connu Jésus-Christ avant même qu’il fît des miracles, à qui le Saint-Esprit l’avait révélé, à qui la voix du Père l’avait enseigné, qui avait dit hautement devant tout le monde : « Voilà l’Agneau de Dieu (Jn 1,29) », comment, dis-je, envoie-t-il savoir maintenant si c’est celui qui doit venir, ou s’il en doit venir un autre ? Si vous doutez que Jésus soit le Christ, comment prétendez-vous qu’on vous croie lorsque vous rendez témoignage d’une chose que vous ignorez ? Avant qu’un homme assure une chose, il faut qu’il la sache tellement, qu’il mérite qu’on ajoute foi à ce qu’il dit. N’est-ce pas vous qui disiez : « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers ? » (Luc 3,15). N’avez-vous pas dit : « Pour moi je ne vous connaissais pas ; mais celui qui m’a envoyé baptiser avec de l’eau, m’a dit : « Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, c’est celui qui baptise par le Saint-Esprit ? » (Jn 1,33) N’avez-vous pas vu le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe ? N’avez-vous pas ouï la voix du Père ? (Mat 3,17) Ne l’avez-vous pas empêché vous-même, lorsqu’il s’est venu faire baptiser ? Ne lui avez-vous pas dit : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par vous, et vous venez à moi ? » (Id 44) N’avez-vous pas dit à vos disciples : « Il faut qu’il croisse et que je diminue ? » (Jn 3,30) N’avez-vous pas enfin témoigné devant tout le peuple que ce serait lui « qui baptiserait par le Saint-Esprit, et par le feu », et que « c’était lui qui était l’Agneau de Dieu qui portait le péché du monde ? » (Id) N’avez-vous pas rendu ces témoignages de Jésus-Christ avant qu’il fît aucun miracle ? Comment donc maintenant qu’il s’est fait connaître par tant de prodiges, que sa réputation s’est répandue dans toute la Judée, qu’il ressuscite les morts, qu’il chasse les démons, qu’il guérit toutes sortes de maladies, comment, dis-je, envoyez-vous maintenant savoir si c’est celui qui doit venir, ou si on en doit attendre un autre ? Tout ce que vous nous avez dit jusqu’ici n’était donc qu’un songe et une fable, ou un artifice pour nous tromper ? Qui serait, mes frères, l’esprit un peu raisonnable qui pût avoir cette pensée, je ne dis pas de saint Jean qui tressaillit de joie dès le ventre de sa mère ; qui annonça Jésus-Christ avant même que de naître ; qui passa toute sa vie dans le désert, et y vécut comme un ange ; mais je dis même du dernier des hommes ? Pourrait-il, après tant de témoignages qu’on lui avait rendus de Jésus-Christ ou qu’il en avait rendus lui-même aux autres, douter encore de ce qu’il était ? Il est donc visible que si saint Jean s’informe ainsi de Jésus-Christ, ce n’est pas qu’il ne sût qui il était ou qu’il en doutât. On ne peut pas dire qu’à la vérité il l’avait connu avant sa prison, mais que depuis il était devenu timide, et que sa crainte lui avait fait dissimuler ce qu’il savait. Pouvait-il espérer sa délivrance par cette ambassade ? Et quand il l’aurait espérée, aurait-il pu trahir la vérité, lui qui était si résolu de mourir ? S’il n’eût été ainsi préparé à la mort, aurait-il témoigné tant de vigueur et tant de force en parlant à tout un peuple accoutumé depuis longtemps à répandre le sang des prophètes ? Aurait-il repris avec une liberté si généreuse ce tyran incestueux en présence de ses sujets, et avec aussi peu de crainte que s’il eût parlé à un homme du peuple ? Si sa prison l’avait rendu timide, comment n’eût-il pas rougi au moins devant ses disciples qui étaient témoins de tout ce qu’il avait publié de Jésus-Christ, et comment les eût-il choisis pour cette ambassade, puisqu’il aurait pu en envoyer d’autres, et s’épargner ainsi cette honte ? Car il savait fort bien qu’ils avaient conçu de la jalousie contre Jésus-Christ, et qu’ils auraient été ravis de trouver une occasion de le décrier. Comment n’aurait-il point même appréhendé la confusion de témoigner, devant tous les Juifs, qu’il avait quelque doute touchant Jésus-Christ, après qu’en leur présence il lui avait rendu des témoignages si avantageux ? Que pouvait-il aussi espérer de cette ambassade pour sa délivrance ? Ce n’était point sur le sujet de Jésus-Christ, ni pour lui avoir rendu témoignage, qu’on l’avait mis en prison, mais pour avoir condamné un mariage incestueux et illégitime. Il est donc clair, qu’à moins d’avoir perdu le sens, on ne peut porter de saint Jean un jugement si peu raisonnable. Mais quel est donc le sujet de cette ambassade ? Et puisqu’il est visible par tout ce que nous venons de dire qu’il ne pouvait plus rester, je ne dis pas à saint Jean mais à la personne du monde la plus grossière, le moindre doute touchant Jésus-Christ, nous devons rechercher maintenant quel a pu être le dessein de Jean lorsqu’il a envoyé ses disciples vers le Sauveur. On voit clairement par l’Évangile que les disciples de ce saint avaient de l’éloignement pour Jésus-Christ, et qu’ils ont toujours nourri une secrète jalousie contre lui. Cette disposition paraît assez, par ce qu’ils disent à leur maître : « Celui qui était avec vous au-delà du Jourdain, à qui vous avez rendu témoignage, baptise maintenant, et tout le monde vient à lui. » (Jn 2,30) Il s’éleva aussi quelque contestation entre eux et les Juifs au sujet de la purification. (Mat 15) On voit encore qu’ils vinrent dire à Jésus-Christ : Pourquoi nous et les pharisiens jeûnons-nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent pas ? » (Mat 15) On voit encore qu’ils vinrent dire à Jésus-Christ : Pourquoi nous et les pharisiens jeûnons-nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent pas ? » (Mat 9,14) Comme ils ne savaient pas encore qui était Jésus-Christ, et qu’ils avaient de lui une opinion fort médiocre, et une très-grande, au contraire, de saint Jean qu’ils regardaient comme plus qu’un homme, ils ne pouvaient souffrir de voir la réputation de Jésus-Christ croître de jour en jour et celle de saint Jean diminuer, selon la parole de celui-ci. 2. C’est ce qui les empêchait de croire en Jésus-Christ ; leur envie était comme un mur qui leur fermait la voie pour aller à lui. Tant que saint Jean fut avec eux, il les instruisait et les exhortait continuellement, sans qu’il pût rien gagner sur eux ; mais se voyant près de mourir, il s’y appliqua avec encore plus de soin. Il craignait qu’il ne restât dans leurs esprits quelque semence de schisme, et qu’ils demeurassent toujours séparés de Jésus-Christ. C’était l’unique but que ce saint homme avait eu dès le commencement, et il avait tâché dès le principe de mener tous ses disciples au Sauveur. N’ayant pu jusque-là les persuader, il fait ce dernier effort, lorsqu’il se voit près de mourir. S’il leur eût dit : Allez trouver Jésus-Christ, parce qu’il est plus grand que moi, l’attachement qu’ils avaient pour saint Jean les eût empêchés de lui obéir. Ils eussent pris ces paroles comme un effet de son humilité, de sa modestie, et bien loin de les détacher de lui, elles eussent encore redoublé cette grande affection qu’ils avaient pour lui. Que s’il eût gardé le silence, ce silence ne lui aurait pas été plus avantageux. Que fait-il donc ? Il veut apprendre par eux-mêmes combien Jésus-Christ fait de miracles. Il ne veut pas même les envoyer tous à Jésus. Il en choisit deux qu’il savait être les plus disposés à croire, afin que s’acquittant de leur mission sans prévention, ils vissent eux-mêmes par des effets sensibles la différence qui était entre Jésus-Christ et lui. « Allez », leur dit-il, « et dites-lui : Êtes-vous celui qui doit venir, ou en attendons-nous un autre ? » Jésus-Christ, pénétrant dans la pensée de saint Jean ne répond point à ces deux disciples : Oui, c’est moi : ce que naturellement il devait faire ; mais sachant qu’ils en auraient été blessés, il aime mieux leur faire connaître ce qu’il est par les miracles qu’il fait devant eux. Car l’Évangile remarque que plusieurs malades s’approchèrent alors de lui, et qu’il les guérit tous. Quelle conséquence aurait-on pu tirer lorsqu’on lui demande s’il est le Christ, et que pour toute réponse il guérit beaucoup de malades, sinon qu’il voulait faire entendre ce que je viens de dire ? Il savait que le témoignage des œuvres est moins suspect que celui des paroles. Jésus-Christ donc étant Dieu, et connaissant les pensées de saint Jean qui lui envoyait ses disciples, guérit aussi beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades, non pas pour apprendre à saint Jean qui il était, puisqu’il les avait déjà, mais seulement à ses disciples qui étaient encore dans le doute. C’est pourquoi après tous ces miracles il leur dit : « Allez dire à Jean ce que vous entendez, et ce que vous voyez (4). Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent, l’Évangile est annoncé aux pauvres (5). Et bienheureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute (6). » Il leur montrait par ces paroles qu’il pénétrait dans leurs pensées. S’il leur eût dit : Oui, c’est moi, cette réponse les eût blessés, et ils eussent pu dire, au moins en eux-mêmes, ce que lui dirent les Juifs : « Vous vous rendez témoignage à vous-même. » (Jn 8,27) Pour éviter cela, il ne leur dit rien de lui ; il les laisse juger eux-mêmes de toutes choses par les miracles qu’il fait devant eux, les instruisant ainsi de la manière la plus persuasive et la moins suspecte. Il leur fait même un reproche secret par ces paroles. Sachant qu’ils étaient scandalisés en lui, il leur découvre leurs maladies cachées, mais n’en rend témoin que leur propre conscience. Il leur fait voir à eux seuls le scandale où ils tombaient à son sujet, et il tâche en les épargnant de les attirer à lui davantage : « Heureux », leur dit-il en les désignant, « celui qui ne tirera point de moi un sujet de chute et de scandale ! » Mais pour éclaircir davantage cette difficulté, il est bon qu’après vous avoir dit ma pensée, je vous rapporte aussi celles des autres, afin qu’en les examinant et les comparant ensemble, nous en puissions tirer quelque lumière pour le discernement de la vérité. Il y en a qui soutiennent que saint Jean n’a pas envoyé cette ambassade au Sauveur pour la raison que nous venons de dire. Ils prétendent que saint Jean doutait en effet, non pas absolument si Jésus était le Christ, mais s’il devait mourir pour les hommes, et que c’est pour cette raison qu’il fait dire à Jésus-Christ : « Êtes-vous celui qui doit venir ? » c’est-à-dire Êtes-vous celui qui doit descendre dans les enfers pour en retirer les captifs ? Mais ce sentiment est sans apparence, parce que saint Jean ne pouvait pas même ignorer ce qu’on dit qu’il ignorait, puisqu’il l’avait prêché lui-même et qu’il avait dit : « Voilà l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde. » Il l’appelle « l’agneau » pour marquer qu’il devait être immolé sur la croix ; et il dit la même chose par ces autres paroles : « C’est lui qui ôte le péché du monde », puisqu’il ne devait ôter le péché du monde qu’en mourant sur une croix. C’est ce que saint Paul déclare, lorsqu’il dit que Jésus-Christ a effacé « la cédule qui nous était contraire, et qu’il l’a entièrement abolie en la clouant à sa croix. » (Col 2,14) De plus saint Jean nous assurant que ce serait lui qui baptiserait par le Saint-Esprit, prédit comme prophète ce qui devait suivre la résurrection du Sauveur. 3. Il est vrai, réplique-t-on, que saint Jean savait que Jésus-Christ ressusciterait et qu’il donnerait le Saint-Esprit ; mais il ne savait pas qu’il serait crucifié. Et moi je demande comment Jésus-Christ pouvait-il ressusciter sans être mort et sans avoir été crucifié ? Comment saint Jean qui était le plus grand de tous les prophètes, aurait-il ignoré ce que tous les autres prophètes avaient su et prédit de Jésus-Christ ? Car on ne peut douter que saint Jean n’ait été le plus grand de tous les prophètes, puisque Jésus-Christ le dit lui-même ; et on voit partout que les prophètes ont su et prédit la croix et la passion du Sauveur. (Mat 11,9) « Il a été mené comme un agneau à la boucherie », dit Isaïe : « et il se taira comme une brebis qui n’ouvre pas la bouche devant celui qui la tond. » (Isa 53,7) Et il avait dit auparavant : « Il sortira une tige de Jessé d’où naîtra Celui qui doit régner sur les Gentils, et les Gentils mettront en lui leur espérance. » (Id 11,1) Et marquant ensuite les souffrances et la gloire de la passion, il ajoute : « Le sépulcre où il reposera sera en honneur. » Isaïe ne prédit pas seulement que le Christ serait crucifié, mais il marque ceux mêmes qui seraient compagnons de son supplice : « Il a été mis au nombre des scélérats. » (Id) Il prédit encore qu’il ne se défendrait pas : « Il n’ouvrira pas sa bouche », et fait voir l’injustice de ceux qui le condamneraient en ajoutant : « On lui a prononcé son arrêt dans son humilité. » (Id) David avait prédit avant lui ces mêmes choses : « Pourquoi », dit-il, « les nations se sont-elles assemblées en tumulte, et pourquoi les peuples ont-ils formé de vains projets ? Pourquoi les rois de la terre et les princes se sont-ils élevés ensemble et ont-ils conspiré contre le Seigneur et contre son Christ ? » (Psa 2,1) Il marque ailleurs la croix en particulier, lorsqu’il dit : « Ils ont percé mes pieds et mes mains. », (Psa 22,17) Et il décrit même exactement l’attentat des soldats : « Ils ont partagé entre eux mes vêtements et ils ont jeté le sort sur ma robe. » (Id) Il n’oublie pas même ailleurs de marquer le vinaigre qu’on lui présenta : « Ils m’ont donné pour mets du fiel très amer et lorsque j’ai eu soif, ils m’ont donné du vinaigre à boire. » (Psa 68) Ainsi après que les prophètes ont décrit si longtemps auparavant le jugement et la condamnation de ceux qui seraient crucifiés avec le Sauveur, le partage de ses vêtements, le sort qu’on, jetterait sur sa robe et plusieurs autres particularités semblables que je ne rapporte point de peur d’être long, qui pourrait croire que le plus grand des prophètes aurait ignoré ces choses ? Ce sentiment ne se soutient donc pas. D’ailleurs si telle eût été la pensée de saint Jean pourquoi ne disait-il pas clairement à Jésus-Christ : Êtes-vous celui qui doit venir aux enfers, et non pas simplement « Êtes-vous celui qui doit venir ? » Psa 68) Ainsi après que les prophètes ont décrit si longtemps auparavant le jugement et la condamnation de ceux qui seraient crucifiés avec le Sauveur, le partage de ses vêtements, le sort qu’on, jetterait sur sa robe et plusieurs autres particularités semblables que je ne rapporte point de peur d’être long, qui pourrait croire que le plus grand des prophètes aurait ignoré ces choses ? Ce sentiment ne se soutient donc pas. D’ailleurs si telle eût été la pensée de saint Jean pourquoi ne disait-il pas clairement à Jésus-Christ : Êtes-vous celui qui doit venir aux enfers, et non pas simplement « Êtes-vous celui qui doit venir ? » Ils ajoutent encore à cela quelque chose de bien plus ridicule, savoir, que saint Jean lui faisait cette question, afin d’y annoncer sa venue prochaine. Ne peut-on pas dire à ces personnes ces paroles de saint Paul : « Mes frères, n’ayez point un esprit d’enfants ; mais soyez sans malice comme des enfants et ayez un esprit d’hommes. » (1Co 14,17) La vie présente est le temps auquel il faut penser à soi. On ne trouve plus à la mort que le jugement de Dieu et le supplice des coupables. David dit : « Qui vous confessera dans l’enfer ? » (Psa 6,5) Comment donc, me direz-vous, Jésus-Christ « a-t-il brisé les portes d’airain ? comment a-t-il rompu les gonds de fer (Psa 101,17) », comme il est dit dans le psaume ? Je vous réponds que ce fut par la vertu de son corps. Car on vit alors, pour la première fois, un corps immortel vaincre la mort et détruire sa domination et sa tyrannie. Ce que prouvent ces paroles de l’Écriture, c’est que Jésus-Christ fut alors le vainqueur de la mort, mais non pas qu’il délivra de leurs péchés ceux qui étaient morts avant sa venue au monde. Que si ce que je dis n’était pas, et s’il était vrai que Jésus-Christ eût délivré de l’enfer tous ceux qui y étaient auparavant, comment aurait-il dit lui-même : « Le peuple de Sodome et de Gomorrhe sera traité plus doucement alors ? » (Luc 10,12) Il ne dit pas qu’ils ne seront point punis alors, mais qu’ils seront moins punis. Il suppose donc que ceux qui auront été punis comme ceux de Sodome, le seront encore éternellement. Que si ceux qui auront été châtiés si sévèrement dès ce monde ne laissent pas de l’être dans l’autre ; combien plus le seront ceux qui n’auront point été punis de leurs crimes dans cette vie ? Vous me direz, peut-être, que la manière dont ceux qui sont morts avant Jésus-Christ, ont été traités, ne paraît pas juste. Si, leur punition est juste. Car ils pouvaient se sauver sans confesser Jésus-Christ. Dieu n’exigeait point cela d’eux, mais seulement qu’ils s’éloignassent de l’idolâtrie, et qu’ils adorassent le vrai Dieu : « Le Seigneur votre Dieu est seul Dieu. » C’est pourquoi nous admirons les Macchabées qui aimèrent mieux souffrir de si grands tourments que de trahir leur loi. Nous admirons encore ces trois enfants de la fournaise et beaucoup d’autres d’entre les Juifs qui vécurent sans reproche et qui conservèrent inviolablement cette connaissance qu’ils avaient de Dieu, sans qu’on exigeât d’eux rien de plus. Car, comme j’ai déjà dit, il suffisait alors de connaître un seul Dieu. Mais il n’en est plus ainsi maintenant. Il faut joindre à cette foi la connaissance de Jésus-Christ. C’est pourquoi il dit lui-même : « Si je n’étais point venu et si je ne leur avais point parlé, ils n’auraient point de péché ; mais ils n’ont plus maintenant d’excuse de leur péché. » (Jn 15,22) Nous sommes de même obligés de vivre plus saintement, et d’être plus réglés dans les mœurs que n’étaient les Juifs. Les Juifs étaient condamnés à mort quand ils avaient tué un homme, et un chrétien est condamné, lors seulement qu’il se met en colère contre un autre homme. On punissait alors celui qui commettait un adultère, et on punit maintenant jusqu’aux regards impudiques. Comme les connaissances sont devenues plus grandes dans la loi nouvelle, la morale aussi est devenue plus pure et plus parfaite que dans la loi ancienne. Nous voyons donc par tout ce que j’ai dit que Jésus-Christ n’avait pas besoin de précurseur dans les enfers. Car si les incrédules pouvaient se convertir après leur mort et croire en Dieu, personne ne périrait jamais, puisque tous se repentiront un jour et adoreront Jésus-Christ selon cette parole : « Toute langue confessera que Jésus-Christ est le Seigneur, et tout genou fléchira devant lui dans le ciel, sur la terre et dans les enfers. » (Phi 2,14) Et ailleurs : « La mort sera le dernier ennemi que Jésus-Christ détruira. » (1Co 5,11) Mais toutes ces adorations seront alors très-inutiles, parce qu’elles ne viendront point d’une humiliation volontaire, mais d’une reconnaissance forcée. 4. Éloignons de nous, mes frères, ces opinions puériles et ces fables judaïques. Écoutons plutôt ce que dit saint Paul : « Tous ceux qui ont péché sans la loi périront aussi sans la loi (Rom 2,12) », ce qu’il dit de ceux qui l’ont précédée ; « et tous ceux qui ont péché dans la loi seront jugés par la loi », ce qu’il dit de tous ceux qui sont venus après Moïse. « Car Dieu », dit le même apôtre, « découvre du ciel sa colère et sa vengeance contre toute l’impiété et l’injustice des hommes. L’affliction et le désespoir accablera tout homme qui fait le mal, le juif premièrement, et puis le gentil. » Les histoires saintes et profanes nous font assez voir selon cette parole de saint Paul, combien les gentils dans tous les siècles ont souffert de maux. Car qui peut dire ce qu’ont enduré les Babyloniens ou les Égyptiens ? Et pour faire voir que ceux qui ont précédé Jésus-Christ, et qui sans l’avoir pu connaître ont fui l’idolâtrie et adoré le vrai Dieu en réglant leurs mœurs selon la justice, seront comblés de tous biens, il ne faut que considérer ce que dit saint Paul : « La gloire, l’honneur, la paix à tout homme qui fait le bien, au juif premièrement, et au gentil. » (Id) Ainsi vous voyez clairement par tout ce que nous venons de dire, que Dieu récompense toujours les bons, comme il punit toujours les méchants. Où sont donc ceux qui croient qu’il n’y a point d’enfer ? Si ceux qui ont précédé l’avènement de Jésus-Christ, qui n’ont jamais entendu parler de l’enfer ni de la résurrection, et qui ont souffert de si grands maux en ce monde, ne laissent pas d’être encore punis après cette vie, que deviendrons-nous nous autres, après avoir reçu de Dieu des connaissances si saintes et si relevées ? Mais comment se peut-on persuader, me direz-vous, que ceux qui n’ont jamais entendu parler de l’enfer durant leur vie y tombent après leur mort ? Ne pourraient-ils pas dire à Dieu : Si vous nous aviez menacé de ces flammes éternelles, nous les aurions appréhendées, et nous aurions mieux vécu ? Et moi je vous dis sur cela, mes frères, que ces personnes auraient donc été bien plus sages que nous puisque nous entendons à tout moment parler de l’enfer, sans y faire la moindre réflexion et sans en devenir meilleurs. Mais sans m’arrêter à cela, ne peut-on pas dire que celui qui n’est point retenu par les peines qu’il voit tous les jours dans ce monde le serait bien moins par tout ce qu’on pourrait lui dire de celles de l’autre ? Car les choses présentes touchent beaucoup plus les hommes grossiers et charnels que celles qu’ils ne voient pas, et qui ne leur doivent arriver que longtemps après. Vous me direz, peut être : Si nous avons aujourd’hui tant de sujets de crainte, que n’ont pas eu ceux qui ont précédé Jésus-Christ ? Dieu les a-t-il traités avec toute la justice qu’il serait à souhaiter ? Oui, mes frères, la conduite de Dieu est très-juste. Car nos obligations sont beaucoup plus grandes que n’ont été les leurs, Il était donc bien raisonnable que ceux qui étaient chargés de plus de préceptes, fussent aussi soutenus d’un plus grand secours. C’est ce que Dieu a fait en augmentant notre crainte. Que si nous avons l’avantage de mieux connaître l’avenir que ceux qui ont précédé Jésus-Christ, ils ont eu eux aussi leur avantage sur nous : c’est d’avoir vu dès ce monde des châtiments épouvantables qui les retenaient dans le devoir. Il y en a encore qui nous disent : Où est la justice de Dieu de punir et sur la terre et dans l’enfer ceux qui n’ont péché que sur la terre ? Voulez-vous bien rue permettre de vous répondre à cela par vous-mêmes, et que sans me mettre en peine de chercher d’autres raisons, je vous prie seulement de vous rendre attentifs à ce que vous pensez, et à ce que vous dites tous les jours ? J’ai souvent ouï plusieurs d’entre vous se plaindre, lorsqu’ils voyaient conduire un voleur au supplice et dire hautement : Quoi ! ce scélérat a tué cent hommes durant sa vie, et il ne mourra qu’une fois ? Où est la justice ? Vous avouez vous-mêmes qu’une mort ne suffit pas à ce voleur pour le punir selon la justice : pourquoi donc jugez-vous autrement en cette rencontre, sinon parce qu’il s’agit de vous-mêmes ? Tant il est vrai que l’amour-propre couvre l’âme de ténèbres, et l’empêche de voir ce qui est juste. Ainsi quand nous jugeons les autres, nous voyons clairement tout ce qu’il faut voir : mais quand nous nous jugeons nous – mêmes, nous sommes aveugles. Si nous tenions la balance aussi droite, lorsque nous examinons ce qui nous touche, que ce qui se passe dans les autres, nous jugerions de nous-mêmes selon l’équité. Car combien avons-nous commis de crimes, qui ne méritent pas une ou deux, mais dix mille morts ? Souvenons-nous seulement, pour ne rien dire de tout le reste, combien de fois nous avons participé indignement aux saints mystères, et cependant selon saint Paul nous nous sommes rendus autant de fois coupables du corps et du sang de Jésus-Christ. Quand donc vous parlez avec tant d’ardeur contre les homicides, pensez à vous en même temps. Ce meurtrier a tué un homme, et vous vous êtes rendu coupable de la mort d’un Dieu. Ce voleur, lorsqu’il a commis ses crimes, était banni de nos saints mystères ; mais vous avez commis les vôtres, lorsque vous aviez l’avantage d’approcher de cette table sacrée. Que dirai-je encore de ceux qui dévorent leurs frères, en quelque sorte, qui déchirent leur réputation et l’infectent du venin de leur langue ? Que dirai-je de ceux qui ravissent le pain du pauvre ? Si celui qui ne donne pas l’aumône tue le pauvre, combien est plus meurtrier celui qui lui ravit son sang et sa vie ? N’est-il pas vrai encore que les avares sont plus cruels que les voleurs, et que les usuriers sont plus barbares que les meurtriers et les violateurs des sépulcres ? Com bien en voyons-nous à qui il ne suffit pas d’avoir pillé le bien des autres, mais qui sont encore altérés de leur sang ? Non, non, dites-vous, personne n’est assez cruel pour cela : Vous le dites maintenant ; mais dites-le, lorsque vous aurez un ennemi. Dites-vous alors ces paroles à vous-mêmes, et arrêtez votre colère pour ne pas tomber dans le malheur de Sodome et de Gomorrhe, et pour ne pas vous exposer aux supplices de Tyr et Sidon ; ou plutôt pour ne point offenser Jésus-Christ, ce qui est encore bien plus horrible. Car quoique plusieurs regardent l’enfer comme le plus grand de tous les maux, je ne cesserai jamais néanmoins de publier et de soutenir que c’est un mal sans comparaison plus grand, de voir Jésus-Christ irrité contre nous, que d’être condamné au feu de l’enfer. Et je vous conjure, mes frères, d’entrer avec nous dans cette pensée, parce que c’est le moyen d’éviter l’enfer et de mériter la gloire de Jésus-Christ, par la grâce et la miséricorde de ce même Sauveur, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XXXVII
« MAIS COMME ILS S’EN ALLAIENT, JÉSUS COMMENÇA À DIRE AU PEUPLE, EN PARLANT DE JEAN : QU’Êtes-vous ALLÉS VOIR DANS LE DÉSERT ? UN ROSEAU AGITÉ DU VENT ? QU’ÊTES-VOUS, DIS-JE, ALLÉS VOIR ? UN HOMME VÊTU AVEC LUXE ET AVEC MOLLESSE ? VOUS SAVEZ QUE CEUX QUI S’HABILLENT DE CETTE SORTE SONT DANS LES MAISONS DES ROIS. » (CHAP. 11,7, JUSQU’AU VERSET 25) ANALYSE.
- 1. Jésus-Christ défend saint Jean.
- 2. En quoi saint Jean l’emporte sur les autres prophètes. Que Jésus-Christ ne se compare point à saint Jean.
- 3 et 4. Jésus-Christ et saint Jean tendaient au même but par des voies différentes.
- 5-7. Combien il est dangereux pour les chrétiens d’assister aux spectacles et aux comédies. Qu’ils doivent éviter les divertissements honteux et criminels, et ne rechercher que ceux qui sont saints et innocents.
1. Tout ce qui se passa entre Jésus-Christ et les disciples de saint Jean fut conduit avec une admirable sagesse, et ils s’en retournèrent persuadés par tons ces miracles qu’ils virent de leurs propres yeux. Il restait encore d’apporter quelque remède aux illusions de ce peuple. En effet, quoique ces disciples n’eussent aucun mauvais soupçon de leur maître en cette rencontre, le peuple pouvait néanmoins avoir des pensées fâcheuses et très-déraisonnables touchant cette ambassade que saint Jean envoyait faire à Jésus-Christ. Ces hommes qui ne pénétraient pas les raisons du saint précurseur, pouvaient aisément dire en eux-mêmes : Jean n’a-t-il pas rendu un témoignage très-avantageux à Jésus-Christ ? d’où vient donc qu’il doute maintenant si c’est lui qui doit venir, ou si on en doit attendre un autre ? est-ce qu’il n’est plus uni maintenant à lui comme il était auparavant ? est-ce qu’il est devenu plus timide dans sa prison ? ou que ces témoignages qu’il avait rendus autrefois n’étaient pas fondés en vérité ? Voilà les soupçons qui pouvaient s’élever dans l’esprit de ces hommes. Or admirez, mes frères, comment Jésus-Christ soutient leur faiblesse, et de quelle manière il éloigne d’eux toutes ces pensées. « Lorsque ces disciples s’en allaient, Jésus « commença à dire au peuple, en parlant de Jean (7). » Pourquoi attend-il qu’ils s’en soient allés ? C’est afin de ne pas paraître flatter saint Jean. Mais en voulant redresser l’égarement de ce peuple, il ne rapporte point publiquement leurs soupçons, et il se contente de répondre à leurs secrètes pensées pour leur apprendre qu’il connaissait le fond de leur cœur. Il ne leur dit point comme aux Juifs : « Pourquoi avez-vous des pensées mauvaises dans votre cœur ? » Car s’ils avaient formé ces soupçons, ce n’était pas néanmoins par malice, mais par ignorance. C’est pourquoi Jésus-Christ leur parle fort doucement. Il ne les reprend point, mais il les guérit de leurs doutes. Il justifie devant eux la conduite de saint Jean et il leur fait voir qu’il n’est point changé, et qu’il est demeuré toujours ferme dans son premier sentiment : que ce n’était point un homme léger et volage, mais ferme et constant, et entièrement incapable de trahir le ministère que Dieu lui avait confié. Il les dispose même peu à peu à entrer dans ce sentiment. Il ne leur parle pas d’abord comme de lui-même, mais il se sert de leur propre témoignage, et il les fait souvenir qu’ils ont assez fait voir non seulement par leurs paroles, mais encore par leurs actions qu’ils avaient été toujours persuadés de la fermeté de saint Jean. Car il leur dit : « Qu’Êtes-vous allés voir dans le désert ? Un roseau agité du vent(7) ? » C’est-à-dire : qui vous a portés à quitter les villes et vos maisons pour aller en foule dans le désert ? Était-ce pour y voir un homme inconstant et léger ? Cela serait sans apparence. Vous n’auriez pas-sans doute témoigné un si grand empressement pour si peu de chose. Tant de peuples et tant de villes ne seraient pas venus fondre de tous côtés sur le bord du Jourdain, si vous n’eussiez eu une idée de Jean comme d’un grand homme, comme d’un homme admirable et plus ferme qu’un rocher. « Car vous n’êtes pas allés dans le désert pour y voir un roseau agité du vent. » Le roseau est proprement la figure des esprits légers qui se laissent emporter sans aucune résistance, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, qui disent aujourd’hui une chose et demain tout le contraire. Considérez comme Jésus-Christ s’applique particulièrement à lever ce soupçon qu’ils avaient pu avoir de quelque inconstance qui aurait paru dans saint Jean. « Qu’Êtes-vous, dis-je, allés voir ? un homme vêtu avec luxe et avec mollesse ? Vous savez « que ceux qui s’habillent de la sorte sont dans les maisons des rois (8). » Il semble qu’il leur dise par ces paroles : Il est certain que Jean ne vous a pas paru de lui-même léger et inconstant, puisque cette ardeur avec laquelle vous l’avez été trouver en foule prouve le contraire. Vous ne pouvez pas dire non plus qu’étant ferme par lui-même, il s’est laissé amollir et relâcher par les délices de la vie. Car les hommes sont d’ordinaire ce qu’ils sont, ou parce qu’ils sont nés tels, ou parce qu’ils le sont devenus ensuite. Il y a des personnes qui sont colères naturellement. Il y en a d’autres qui, tombés dans une longue maladie, sont devenus colères par l’impatience que leur a causé leur mal. Il y en a de même qui sont légers et inconstants de leur nature, et il y en a d’autres qui le sont devenus en vivant dans le luxe et dans les délices. Mais Jean leur dit Jésus-Christ, n’est ni léger par lui-même, puisque « vous n’êtes point allés dans le désert pour y voir un roseau agité du vent ;» et il n’a point depuis cessé d’être ferme, en s’abandonnant au plaisir et au luxe, puisque son vêtement, son désert et sa prison prouvent le contraire. S’il avait aimé les délices, il n’aurait point choisi un désert pour sa demeure. Il aurait bien pu aussi éviter la prison, et demeurer dans les maisons des princes. Il n’avait qu’à se taire pour cela, et il eût joui en paix d’un très grand bon fleur. Car si Hérode l’a tant respecté, quoiqu’il le reprît si librement, et s’il l’a révéré dans sa prison même, combien l’aurait-il encore plus honoré s’il eût voulu garder le silence ? Qui peut donc raisonnablement soupçonner de légèreté un homme qui témoigne tant de constance dans ses actions ? 2. Après avoir ainsi relevé saint Jean par le lieu où il demeurait, par le vêtement dont il usait, et par ce concours de peuple qui affluait vers lui de toutes parts, il ajoute une chose qui lui est encore plus avantageuse. « Qu’Êtes-vous donc allés voir ? un prophète ? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète (9). Car c’est de lui qu’il est écrit : j’envoie devant vous mon ange qui vous préparera la voie (10). » Après avoir rapporté le témoignage que tous les Juifs ont rendu à Jean il passe à celui que lui ont rendu les prophètes, ou plutôt il rapporte premièrement le témoignage des Juifs qui était très-considérable, puisqu’il lui était rendu par ses propres ennemis. Le second témoignage est celui que rendait à saint Jean la sainteté de sa vie. Le troisième est celui qu’il lui rend lui-même, et le quatrième enfin celui que lui rend le Prophète, fermant ainsi la bouche à tous ceux qui auraient pu avoir des pensées désavantageuses à ce saint. Et pour les empêcher de dire : mais s’il a d’abord été tel, ne peut-il pas s’être relâché dans la suite ? il leur montre le contraire par l’habit dont il s’est toujours servi, par la prison où sa générosité l’a fait mettre, et enfin par le témoignage du prophète même. Ensuite, comme il l’avait appelé le plus grand des prophètes, il montre en quoi il est le plus grand. En quoi est-il plus grand que les autres ? Parce qu’il était lé plus proche du Messie que les prophètes avaient annoncé « J’envoie », dit-il, « mon ange devant vous », c’est-à-dire proche de vous. Comme ceux qui sont les plus proches de la personne du roi sont les plus honorables ; ainsi saint Jean comme le plus grand de tous, marche immédiatement devant le Sauveur. Mais remarquez que ce témoignage si avantageux ne le satisfait pas encore, il va plus loin et ajoute cet oracle de sa propre bouche. « Je vous dis en vérité qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste (11) », c’est-à-dire que jamais femme n’a eu de fils plus grand ni plus saint que saint Jean. Quoique cet oracle suffise tout seul, néanmoins si vous en voulez mieux voir la vérité, souvenez-vous de la vie de Jean quelle était sa nourriture, quelle était sa demeure, et combien son esprit était élevé en Dieu. Il vivait sur la terre comme s’il eût été déjà dans le ciel. Il s’était mis au-dessus de toutes les nécessités de la nature. Sa vie était toute nouvelle et inouïe jusqu’alors ; il était toujours occupé à la contemplation et à la prière. Il ne parlait jamais à personne, et il ne s’entretenait qu’avec Dieu seul. Il ne voulait voir aucun homme, ni ne se laissa voir à aucun. Il ne fut point nourri de lait. Il ne se servit ni de lit, ni de maison, ni de tous les secours qu’on va chercher dans les villes, et qui sont les plus nécessaires à la vie des hommes. Et quoique sa vie fût si dure, il était doux néanmoins, et il avait allié en lui la douceur avec la fermeté et le courage. Sa douceur paraît dans la manière dont il supporte les défauts de ses disciples, sa fermeté dans les exhortations qu’il fait aux Juifs, et son courage dans la liberté avec laquelle il reprend Hérode. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : « Entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste. » Mais pour empêcher encore que ces louanges ne fissent un mauvais effet dans l’esprit des Juifs, qui estimaient plus saint Jean que Jésus-Christ, considérez avec quelle sagesse il remédie à ce mal. Comme, en effet, ce que saint Jean avait fait dire à ses disciples troublait le commun des Juifs en leur faisant croire qu’il y avait quelque légèreté dans sa conduite, ce que Jésus-Christ aussi avait dit à l’avantage de saint Jean pour le justifier de ce reproche pouvait beaucoup nuire à ses disciples en leur donnant lieu de préférer leur maître à Jésus-Christ même. C’est donc ce qu’il veut prévenir par ces paroles : « Mais, dans le royaume des cieux, le plus petit est plus grand que lui (11). » Jésus-Christ s’appelle plus petit que Jean parce qu’il était un peu moins âgé, ou parce qu’il était plus petit que saint Jean dans l’esprit du peuple qui disait de Jésus : « Voici un homme de bonne chère, et « qui aime à boire : n’est-ce pas là le fils de cet « artisan ? » et qui partout parlait de lui avec mépris. – Quoi donc ! me direz-vous, Jésus-Christ se compare avec saint Jean et nous marque qu’il était plus grand que lui ? Dieu nous garde de cette pensée ! Quand saint Jean dit lui-même de Jésus-Christ : « Il est plus fort que moi », ce n’est point en se comparant à Jésus-Christ qu’il parle de la sorte. Que saint Paul parlant de Moïse dise que Jésus-Christ « mérite plus de gloire que lui (Heb 3,3), » ce n’est point en faisant aucune comparaison entre eux deux. Et lorsque Jésus-Christ dit de lui-même : « Celui qui est ici est plus grand que Salomon (Mat 12,42) », il ne se compare nullement avec ce roi. Que si nous accordions que ces paroles renferment une comparaison, il faudrait dire que le Fils de Dieu n’en avait usé que pour s’accommoder à la faiblesse de ce peuple, parce que les Juifs avaient conçu une estime extraordinaire de saint Jean qui s’était encore beaucoup augmentée depuis sa prison, parce qu’ils voyaient que la générosité avec laquelle il avait repris le roi lui avait fait perdre sa liberté. Et ainsi c’était relever Jésus-Christ à leur égard que de l’égaler à saint Jean. Nous voyons que l’Écriture se sert de cette même conduite, et qu’elle compare des choses qui n’ont aucune proportion entre elles pour condescendre à la faiblesse des hommes, et pour les tirer de leurs erreurs, comme lorsqu’elle dit : « Entre tous les dieux il n’en est point qui vous ressemble, Seigneur. Il n’y a point de Dieu qui soit semblable à notre Dieu. » (Psa 86,7) Quelques-uns disent que ces paroles de Jésus-Christ en parlant de Jean : « Celui qui est le plus petit dans le royaume de Dieu, est plus grand que lui (Exo 8,8) », se doivent entendre des apôtres ; d’autres les appliquent aux anges : mais cette explication ne peut subsister. Lorsqu’on s’écarte une fois du point de la vérité, on tombe aisément dans beaucoup d’erreurs. Car quelle liaison auront ces paroles avec celles qui les précèdent, si on les entend des apôtres ou des anges ? D’ailleurs s’il voulait parler de ses apôtres, pourquoi ne les aurait-il pas nommés ? Que s’il ne se nomme pas lui-même, bien que ce soit de lui-même qu’il parle, cela s’explique, parce que le peuple était prévenu contre lui, et parce qu’il ne voulait pas parler à son avantage, ce que nous voyons qu’il a toujours évité avec grand soin. Qu’est-ce à dire dans le royaume des cieux ? c’est-à-dire, dans les choses spirituelles, et qui regardent le ciel. Mais Jésus-Christ fait voir encore qu’il ne fait point comparaison de lui avec saint Jean lorsqu’il dit : « Qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’est point élevé de plus grand prophète que Jean-Baptiste. » Car s’il est né d’une femme, il n’en est pas né comme saint Jean. Il n’était pas un simple homme, il n’était pas né comme les hommes naissent d’ordinaire, mais d’une manière tout extraordinaire et tout ineffable. 3. « Et depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu’à présent le royaume des cieux se prend « par violence, et ce sont les violents qui l’emportent (12). » Quel rapport y a-t-il de ces dernières paroles avec celles qui les précèdent ? Il y en a un grand et profond. Jésus-Christ porte ici ce peuple à croire en lui, et il confirme ce qu’il avait dit auparavant de saint Jean. Car si toutes choses ont été accomplies jusqu’à saint Jean c’est donc moi, dit-il, qui devais venir selon ce qui avait été prédit. « Car jusqu’à Jean tous les prophètes aussi bien que la loi ont prophétisé et annoncé des choses futures (13). » Les prophètes n’auraient donc point cessé si je n’étais venu au monde. N’attendez donc plus personne, et n’en cherchez plus d’autre que moi. Il est clair que c’est moi qui devais venir, puisque tous les prophètes ont cessé dès que je suis venu, et que tous les jours le monde se hâte de croire en moi. La foi que l’on a en moi est déjà si claire et si connue, que plusieurs la prennent et la ravissent comme par violence. Qui sont, dites-vous, ces personnes qui l’ont prise par violence ? tous ceux qui se sont approchés de Jésus-Christ avec ardeur. Il ajoute ensuite une autre marque, lorsqu’il dit : « Si vous voulez le recevoir, c’est lui-même qui est cet Élie qui doit venir (14). » Il est dit dans l’Écriture : « Je vous enverrai Élie pour réunir les cœurs des pères avec leurs enfants. » (Mal 4,5) « C’est là », dit-il, « cet Élie si vous voulez le recevoir. Car j’enverrai mon ange devant votre face. » (Id. 3) Il dit fort bien : « si vous le voulez recevoir », pour montrer qu’il ne contraint et ne violente personne. Et il parlait de la sorte afin qu’on l’écoutât favorablement, et qu’on reconnût qu’en effet Élie était Jean et que Jean était Élie. Ils ont eu tous deux le même ministère, et l’un et l’autre ont été véritablement précurseurs. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas généralement : C’est là Élie, mais : « Si vous le voulez recevoir, c’est Élie », c’est-à-dire, si vous voulez comprendre ce que je dis, et examiner avec soin et sans contention les actions de l’un et de l’autre. Et ne se contentant pas encore de cela, pour montrer quelle prudence il fallait pour entendre ces paroles, il ajoute : « Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (45). » Il leur disait tant de choses si obscures et si confuses pour les exciter à lui faire des questions, que s’ils ne sortaient pas encore de leur assoupissement, ils en seraient bien moins sortis s’il leur eût dit des choses claires et manifestes. Car on ne peut pas dire que les Juifs n’avaient pas la hardiesse d’interroger Jésus-Christ, parce qu’il était trop difficile d’approcher de lui. Comment ces Juifs qui lui faisaient des questions sur les moindres sujets, qui le tentaient en tant de manières, qui après avoir été tant de fois confondus par les réponses de Jésus-Christ, ne se rebutaient jamais comment, dis-je, ces hommes ne l’eussent-ils pas interrogé, questionné, quand il s’agissait d’un sujet si important, s’ils avaient eu quelque désir de s’instruire ? Après lui avoir fait si à contre-temps des questions sur la loi, et lui avoir demandé quel en était le premier commandement, sans qu’ils eussent aucun besoin de l’apprendre de lui, comment, s’ils avaient eu l’amour de la vérité, ne l’eussent-ils pas prié d’expliquer une réponse obscure qu’il semblait être obligé d’éclaircir, et qu’il ne leur faisait même que pour les exciter à en demander l’éclaircissement ? Car en disant : « Les violents l’emportent », et ajoutant aussitôt, « que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre », il est clair qu’il les invitait en quelque sorte à lui demander l’intelligence de ces paroles. « Mais à qui dirai-je que ce peuple-ci est semblable ? Il est semblable à ces enfants qui sont assis dans la place, et qui crient à leurs compagnons, et leur disent (16) : Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil (17). » Quoique ce passage paraisse encore détaché de ce qui précède, il y est néanmoins fort bien lié, c’est toujours sur le même sujet que parle Jésus-Christ : il veut montrer que, malgré toutes les apparences contraires, il existait entre lui et Jean un parfait accord ; c’est ce qui a déjà été indiqué à propos de l’ambassade. Il fait donc voir aux Juifs que de tous les moyens qui pouvaient procurer leur salut, il n’en a omis aucun. C’est la répétition de ce que disait le Prophète : Que puis-je faire à cette vigne que je ne lui aie déjà fait ? – « A qui », dit en effet le Sauveur, dirai-je que ce peuple-ci est semblable ? Sinon à ces enfants qui sont assis dans la place et qui crient à leurs compagnons : Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil. » (Isa 5,4) « Car Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils disent : Il est possédé du démon (18). Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent : C’est un homme de bonne chère, et qui aime à boire ; c’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie (19). » Il semble que Jésus-Christ veuille leur dire par ces paroles : Nous sommes venus Jean et moi par deux voies toutes contraires : nous avons imité les chasseurs qui poursuivant une bête fort difficile à prendre, lui tendent des filets en divers endroits, afin que s’ils la manquent d’un côté ils la prennent de l’autre. Comme tout le monde d’ordinaire admire ceux qui jeûnent beaucoup, et qui mènent une vie dure et austère, Dieu par une mesure pleine de sagesse, fait que Jean dès le berceau s’accoutume à cette vie, afin que le peuple surpris de cette austérité, l’écoute avec respect, et ajoute foi à ses paroles. Pourquoi donc, me dira quelqu’un, Jésus-Christ n’a-t-il pas suivi la même voie ? je réponds qu’il l’a suivie, comme on le voit assez par les quarante jours de son jeûne, et par le reste de sa vie, puisqu’allant prêcher de village en village, il n’avait pas même un lieu pour reposer sa tète. Mais il a trouvé encore un autre moyen de tirer avantage de ce genre de vie, qui avait paru dans saint Jean avec tant d’éclat. Car il s’est acquis une aussi grande estime dans l’esprit des Juifs par le témoignage que lui a rendu saint Jean si célèbre par l’autorité de sa vie, que s’il eût été – lui-même aussi austère que son précurseur. D’ailleurs saint Jean n’a été recommandable que par l’éminence de sa vertu. Car « Jean n’a fait aucun miracle (Jn 10,20) », comme il est marqué dans l’évangile : au lieu que Jésus-Christ n joint encore à sa vertu le témoignage de ses miracles. C’est pourquoi Jésus-Christ laissant à saint Jean la gloire qu’il s’était acquise par ses jeûnes, a voulu marcher par une autre voie. Il s’est trouvé, pendant le temps de sa prédication ; à la table des publicains et des pécheurs, et il a bien voulu boire et manger avec eux. 4. Après cela voici ce que nous avons à dire aux Juifs. Aimez-vous l’austérité ? Louez-vous le jeûne ? Pourquoi donc n’avez-vous pas cru saint Jean lorsqu’il a voulu vous persuader que Jésus-Christ était le Messie ? Que s’ils répondent au contraire que le jeûne est une chose rude et pénible, nous leur dirons : pourquoi donc n’avez-vous pas cru en Jésus-Christ, qui n’a pas jeûné comme saint Jean et qui amené une vie commune ? Ainsi qu’ils approuvassent l’une ou l’autre de ces conduites différentes, Dieu leur avait ouvert un chemin pour gagner le ciel. Mais au lieu de se servir de ce double moyen qu’ils avaient de se sauver, ils se sont jetés comme des bêtes furieuses et sur saint Jean et sur Jésus-Christ même. Il n’y a donc pas de faute à imputer à ceux qui n’ont pas été crus, tout le crime retombe sur ceux qui n’ont pas voulu croire. Car il n’y a point d’homme raisonnable qui loue et qui blâme en même temps des choses toutes contraires. Par exemple celui qui aime les personnes gaies et de bonne humeur, n’aime point celles qui sont d’un naturel triste et sauvage. Et celui qui aime ces derniers, n’aura point d’inclination pour les premiers. Car nous ne pouvons avoir la même affection pour deux choses toutes contraires. C’est pourquoi Jésus-Christ fait parler ces enfants ainsi : « Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé ; » c’est-à-dire : j’ai voulu vous attirer à moi, en menant une vie commune et ordinaire, et vous ne m’avez pas écouté : « Nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil. » C’est-à-dire, Jean est venu à vous, menant une vie dure et austère, et vous ne l’avez pas cru. Nous n’avions l’un et l’autre qu’un même but et qu’une même pensée, et quoique nous ayons suivi une conduite toute différente, cette contrariété apparente n’a pas empêché que nous n’ayons eu la même fin dans nos actions. C’était au contraire votre parfaite union qui produisait ces deux conduites si opposées. Après cela, quelle excuse vous reste-t-il ? C’est pourquoi il ajoute : « Mais la sagesse a été justifiée par ses enfants (19) » C’est-à-dire : Quoique vous n’ayez pas voulu me croire, vous n’aurez pas néanmoins sujet de vous plaindre de moi. David dit la même chose du Père : « Afin que vous paraissiez juste dans vos paroles. » (Psa 51,6) Car encore que Dieu prévoie que tout le soin qu’il prend de nous par sa providence et par sa bonté doive être inutile, il ne laisse pas de faire de sa part tout ce qu’il doit faire, pour confondre les âmes ingrates, et pour ne leur laisser pas la moindre ombre dont ils puissent couvrir leur opiniâtreté et leur impudence. Que si ces comparaisons de « flûtes » et de « danses » dont Jésus-Christ se sert ici pour expliquer de si grandes choses, paraissaient basses, ne vous en étonnez pas, puisqu’il en usait par condescendance pour la faiblesse de ses auditeurs. C’est ainsi qu’Ézéchiel (Eze 4,16) se proportionne aux Juifs dans des exemples qui paraissent bas et disproportionnés à la majesté de Dieu. Car rien n’est plus digne de la bonté et de la grandeur de Dieu, que de s’abaisser ainsi pour gagner les hommes. Mais considérez, je vous prie ici, dans quelles contradictions s’engagent les Juifs. Ils disent de saint Jean qu’il était possédé du démon. Ils disent encore la même chose de Jésus-Christ qui avait suivi une conduite toute différente. Ainsi ils se combattent dans leurs pensées, et ils ne sont pas d’accord avec eux-mêmes. Saint Luc ajoute ensuite une circonstance qui aggrave beaucoup le crime des Juifs, lorsqu’il dit : « Que les publicains ont justifié Dieu en recevant le baptême de Jean. Jésus-Christ donc ayant fait voir que la sagesse était justifiée par ses enfants, et que Dieu avait fait tout ce qu’il devait de sa part, commence ensuite à faire des reproches aux villes où il avait prêché. N’ayant pu rien gagner sur ces peuples par ses raisons, il déploie leur malheur, ce qui n souvent plus de force que les menaces. Après que sa doctrine et ses miracles leur ont été inutiles, il ne reste plus qu’à leur reprocher leur incrédulité opiniâtre. « Alors Jésus commença à faire des reproches aux villes dans lesquelles il avait fait plusieurs miracles, de ce qu’elles n’avaient point fait pénitence (20). Malheur à vous Corozaïn ! malheur à vous Bethsaïde (21) ! » Pour montrer que ces peuples n’étaient pas tombés dans ce malheur par une nécessité naturelle et inévitable, mais par leur seule malice, il marque entre ces villes celle d’où il avait tiré cinq de ses disciples, puisque Philippe et les quatre autres, qui ont tenu le premier rang entre les apôtres, étaient tous de Bethsaïde. « Parce que si les miracles qui ont été faits chez vous, avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, il y a déjà longtemps qu’elles auraient « fait pénitence dans le sac et dans la cendre (21). C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement, Tyr et Sidon seront irritées moins rigoureusement que vous (22). « Et vous Capharnaüm, qui avez été élevée jusqu’au ciel, vous serez abaissée jusqu’au fond des enfers ; parce que si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Sodome, elle se serait conservée jusqu’aujourd’hui (23). C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement, Sodome sera traitée moins rigoureusement que vous (24). » Ce n’est pas sans sujet que Jésus-Christ parle ici de Sodome. Il veut par cette comparaison augmenter le crime de ces villes. Car il n’y avait point de plus grande preuve à donner de leur malice, que de les montrer pires que les cités les plus corrompues, non seulement qui étaient alors sur la terre, mais qui y eussent jamais été. Il condamne encore ailleurs les Juifs en rapportant l’exemple des Ninivites et de la reine de Saba. Mais au lieu qu’en cet autre endroit il les compare avec un peuple dont la conduite avait été très-louable, il les compare ici avec les plus corrompus des hommes, moyen beaucoup plus énergique d’exprimer la même pensée. Ézéchiel connaissait et pratiquait aussi ce mode de réprobation, lorsqu’il disait, s’adressant à Jérusalem : « Vous avez justifié vos sœurs criminelles par la grandeur de vos crimes (Eze 16,2) ; » et on voit partout que Jésus-Christ se sert des mêmes expressions dont Dieu s’est servi dans la loi ancienne. Il ajoute ensuite : « C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement Sodome sera traitée moins rigoureusement que vous (24). » Il augmente encore ici la frayeur qu’il leur avait inspirée auparavant, en disant qu’ils seront punis plus rigoureusement que ceux de Sodome et de Tyr. Ainsi il te sert d’un double moyen pour les toucher, en déplorant d’une part leur malheur extrême, et en leur représentant de l’autre la grandeur du supplice dont Dieu les menace. 5. Écoutons ceci, mes frères, Jésus-Christ ne menace pas seulement les incrédules de les traiter avec plus de sévérité que Sodome et que Gomorrhe. Il nous fait aussi la même menace, si nous ne recevons les hôtes qui viennent chez nous, lorsqu’il leur commande de « secouer contre nous la poussière de leurs pieds. » Et c’est avec grande raison qu’il nous châtiera ainsi. Car si les désordres de Sodome furent effroyables, il faut néanmoins observer qu’ils eurent lieu avant la loi de grâce. Mais à quels supplices nous exposons-nous, si après que Dieu a fait de si grandes choses pour nous sauver, nous sommes encore si éloignés d’exercer l’hospitalité, si nous n’ouvrons point nos maisons aux hôtes, si nous fermons même l’oreille pour ne point entendre leurs prières et leurs cris. Mais pourquoi me plaindre de ce que vous n’écoutez pas les pauvres lorsqu’ils vous prient, puisque vous ne voulez pas écouter les apôtres même lorsqu’ils vous parlent, et que c’est pour cela même que vous n’écoutez point les pauvres ? Saint Pan ! vous parle dans ses épîtres, lorsqu’on le lit ici devant tout le monde. Saint Jean vous prêche dans son Évangile, et vous ne daignez écouter ni l’un ni l’autre. Et après cela nous étonnerons-nous que vous soyez sourds aux cris des pauvres, puisque vous l’êtes à la voix des apôtres mêmes ? Afin donc que nos maisons soient toujours ouvertes aux pauvres, et l’oreille de nos cœurs aux instructions des apôtres, purifions-les de tout ce qui les souille et qui les rend sourds. Car de même que l’oreille du corps, si elle est remplie de terre et de boue, ne peut pins entendre, ainsi l’oreille de notre cœur devient sourde, lorsqu’elle est remplie de chansons impudiques, des fables et des vains discours du monde ; des inquiétudes que causent les dettes, et du soin d’amasser de l’argent par des usures. Toutes ces choses ne bouchent pas seulement les oreilles du cœur, mais elles les souillent plus que ne pourraient faire les choses les plus immondes. C’est le sens de la parole de ce barbare qui menaçait le peuple de Dieu, en lui disant : Vous mangerez vos propres excréments. Voilà l’indignité que vous font endurer ces chanteurs que vous allez entendre au théâtre, non plus seulement en paroles, mais par les effets ; ou plutôt, ce qu’ils vous font est encore pire, puisqu’il n’y a pas d’ordures aussi dégoûtantes que leurs chansons lubriques. Et cependant lorsque les comédiens les récitent devant vous, non seulement vous n’en avez pas de la peine, mais vous en riez, vous vous en divertissez, bien loin d’en avoir de l’aversion et de l’horreur. Que ne montez-vous donc aussi sur le théâtre, aussi bien que ces bouffons, qui vous font rire ? Si ce qu’ils font n’est pas infâme, que n’imitez-vous ce que vous louez ? Allez seulement en public avec ces sortes de personnes. Cela me ferait rougir, dites-vous. Pourquoi donc estimez-vous tant ce que vous auriez honte de faire ? Les lois des païens rendent les comédiens infâmes ; et vous allez en foule, avec toute la ville, pour les regarder sur leur théâtre, comme si c’étaient des ambassadeurs ou des hérauts d’armées, et vous y voulez mener tout le monde avec vous, pour emplir vos oreilles des ordures et des infamies qui sortent de la bouche de ces bouffons. Vous punissez très-sévèrement vos serviteurs lorsqu’ils disent chez vous des paroles peu honnêtes. Vous ne pouvez souffrir rien de sale dans vos enfants, ni dans vos femmes le moindre mot qui choque l’honnêteté ; et lorsque les derniers des hommes vous invitent à entendre publiquement ces infamies que vous détestez si fort dans vos maisons, non seulement vous n’en avez point de peine, mais vous vous en divertissez, et vous louez ceux qui les débitent. N’est-ce pas là le comble de l’extravagance ? Vous me répondrez peut-être que ce n’est pas vous qui dites ces choses si infâmes. Si vous ne les dites pas, vous aimez au moins ceux qui les disent. Mais d’où prouverez-vous que vous ne les dites pas ? Si vous n’aimiez point à les dire, vous n’auriez point tant de plaisir à les écouter, ni tant d’ardeur à courir à ces folies. Quand vous entendez des personnes qui blasphèment, vous ne prenez point de plaisir à ce qu’elles disent. Vous frémissez au contraire, et vous vous bouchez les oreilles pour ne les point entendre. D’où vient cela, sinon parce que vous n’êtes point blasphémateur ? Conduisez-vous de même à l’égard de ces paroles infâmes ; et si vous voulez que nous croyions que vous n’aimez pas à dire des turpitudes, n’aimez pas non plus à les écouter. Comment vous pourrez-vous appliquer aux bonnes choses, étant accoutumé à ces sortes de discours ? Comment pourrez-vous supporter le travail qui est nécessaire pour s’affermir dans la continence, lorsque vous vous relâchez jusqu’à prendre plaisir à entendre des mots et des vers infâmes, Car si, lors même qu’on est le plus éloigné de ces infamies, on a tant de peine à se conserver dans toute la pureté que Dieu nous demande : comment notre âme pourra-t-elle demeurer chaste, lorsqu’elle se plaira à entendre des choses si dangereuses ? Ne savez-vous pas quelle pente nous avons au mal ? Lors donc qu’à cette inclination naturelle nous ajoutons encore l’art et l’étude, comment ne tomberons nous pas dans l’enfer, puisque nous nous hâtons de nous y jeter ? N’entendez-vous point ce que dit saint Paul : « Réjouissez-vous dans le Seigneur ? » (Phi. 1) Il ne dit pas, réjouissez-vous dans le démon. Comment écouterez-vous ce saint apôtre, comment serez-vous touché du ressentiment de vos péchés, étant toujours comme ivre et hors de vous, par la vue malheureuse de ces spectacles ? 6. Que si vous ne laissez pas néanmoins de venir en ce lieu, je ne m’étonne pas que vous vous acquittiez encore de ces devoirs extérieurs, ou plutôt je m’en étonne. Car vous ne venez ici que froidement et comme par coutume, au lieu que vous courez au théâtre avec une ardeur et une avidité insatiable. On n’en voit que trop les malheureux effets, lorsque vous retournez chez vous. C’est là que chacun de vous remporte toutes ces ordures dont les paroles licencieuses, les vers impudiques et les ris dissolus ont rempli vos âmes. Toutes ces images honteuses demeurent dans votre esprit et dans votre cœur. De là vient que vous n’avez que de l’aversion pour ce que vous devriez aimer, et que vous aimez ce que vous devriez avoir en horreur. Il y en a parmi vous qui entrent dans le bain, lorsqu’ils reviennent d’un enterrement ; et lorsqu’ils reviennent de la comédie, ils ne pleurent point, au lieu qu’ils devraient verser des torrents de larmes. Un corps mort n’a rien d’impur, et ne souille point celui qui en approche. Mais le péché infecte l’âme de telle sorte, et y imprime des taches si horribles que toutes les eaux de la mer ne suffiraient pas pour les effacer. Il n’y a que les larmes et la pénitence qui le puissent faire. Mais comme ces taches sont invisibles, on n’y pense point. Ainsi nous ne craignons pas ce qui serait véritablement à craindre, et nous craignons ce qui n’est rien. Mais que dirai-je du bruit et du tumulte de ces spectacles ? de ces cris et de ces applaudissements diaboliques ? de ces représentations et de ces habits qu’il n’y a que le démon qui ait inventé ? On y voit un jeune homme, qui, les cheveux rejetés derrière la tête, prend des airs de femme et s’étudie à paraître une fille dans ses habits, dans son marcher, dans ses regards et dans sa parole. On y voit un vieillard qui, après avoir quitté toute honte avec ses cheveux qu’il a fait couper, se ceint d’une ceinture, s’expose à toute sorte d’insultes, et est prêt à tout dire, à tout faire, et à tout souffrir. On y voit des femmes, qui, la tête nue, paraissent hardiment sur un théâtre devant un peuple ; qui ont fait une étude de l’impudence, qui par leurs regards et par leurs paroles répandent le poison de l’impudicité dans les yeux et dans l’oreille de tous ceux qui les voient et qui les écoutent, et qui semblent conspirer par tout cet appareil qui les environne à détruire la chasteté, à déshonorer la nature, et à se rendre les organes visibles du démon, dans le dessein qu’il a de perdre les âmes. Enfin tout ce qui se fait dans ces représentations malheureuses ne porte qu’au mal les paroles, les habits, la démarche, la voix, les chants, les regards des yeux, les mouvements du corps, le son des instruments, les sujets mêmes et les intrigues des comédies, tout y est plein de poison, tout y respire l’impureté. Comment donc espérez-vous de demeurer chaste après que le diable vous a fait boire de ce calice de l’impudicité ; qu’il en a enivré votre âme, et que par ses noires fumées il vous a obscurci la raison ? Car c’est là qu’il vous fait voir tout ce que le vice a de plus honteux, la fornication, l’adultère, le déshonneur du mariage, la corruption des femmes, des hommes et des jeunes gens, enfin le règne de l’abomination et de l’infamie. Toutes ces choses devraient donc porter ceux qui les voient, non à rire, mais à pleurer. Quoi ! me direz-vous : voulez-vous que nous fermions le théâtre pour jamais, et que nous renversions tout pour vous obéir ? Tout est déjà renversé, mes frères. Car d’où viennent tous ces pièges que l’on tend tous les jours à la chasteté des mariages, sinon de ces représentations honteuses ? N’est-ce pas de là que naissent ces adultères, dont tout est plein aujourd’hui ? N’est-ce pas de là que viennent ces maris insupportables à leurs femmes, et ces femmes qui se rendent si justement méprisables à leurs maris ? Il est donc visible que c’est le théâtre qui perd tout, et qu’il détruit l’autorité des rois légitimes pour introduire celle d’un tyran. Vous me direz peut-être que le théâtre est autorisé par les lois, et qu’ainsi on n’y peut rien trouver de violent et de tyrannique. Mais je vous demande si les tyrans ne sont pas ceux qui s’emparent injustement des villes, qui séparent les femmes d’avec leurs maris, qui violent la loi de la nature, et qui font servir tout à leur passion détestable ? Qui est-ce, me direz-vous, que le théâtre a rendu adultère ? Et moi je vous demande au contraire, qui est celui qu’il n’a point rendu adultère ? Si je pouvais ici citer des noms propres, je vous ferais voir combien ces femmes prostituées, qui paraissent sur le théâtre, ont perdu d’hommes ou en les séparant de celles avec qui Dieu les avait unis, ou en leur faisant préférer l’avantage honteux du vice et de l’infamie au lien sacré du mariage. Quoi donc ! me direz-vous, renverserons-nous les lois en détruisant le théâtre qu’elles autorisent ? Quand vous aurez détruit le théâtre, vous n’aurez pas renversé les lois, mais le règne de l’iniquité et du vice. Car le théâtre est la peste des villes. C’est de là que naissent toutes les séditions et tous les troubles. Ceux qui sont accoutumés à cette vie de théâtre, qui vendent leur voix pour avoir rie quoi vivre, qui n’ont point d’autre occupation ni d’autre étude que de dire et de faire des folies, sont les plus propres à exciter des séditions, et à causer des troubles parmi le peuple. Tous ces jeunes gens accoutumés à l’oisiveté, et nourris à cette vie de divertissements et de plaisir, sont les premiers à se soulever et deviennent plus cruels que les bêtes les plus farouches. 7. Qui a porté encore les hommes à rechercher les secrets de la magie sinon le théâtre ? Afin d’attirer tout un peuple à venir en foule voir leurs folies, pour assurer à leurs représentations et à leurs danses le plus d’acclamations et d’applaudissements qu’ils peuvent pour procurer à d’infâmes prostituées comme une escorte d’honnêtes femmes, ils se sont tellement plongés dans toutes les abominations de la magie, qu’ils n’épargnent pas même les os des morts. N’est-ce pas de là que vient cette profusion de tant d’argent que l’on dépense pour avoir un commerce détestable avec le démon ? Que dirai-je des impuretés et de mille autres crimes qui se commettent en ce lieu ? Il est donc clair que c’est vous-mêmes qui corrompez les mœurs des hommes, en les attirant à ces divertissements si dangereux. Irons-nous donc, direz-vous, détruire tout l’amphithéâtre ? Plût à Dieu qu’il fût déjà détruit ! quoiqu’à notre égard, il le soit il y a longtemps. Néanmoins, je ne vous le commande pas : conservez l’amphithéâtre, mais bannissez-en tous les spectacles et les comédies, et ce vous sera une plus grande gloire que si vous l’aviez détruit. Imitez au moins les barbares qui se passent bien de tous ces jeux. Quelle excuse nous restera-t-il, si étant chrétiens, c’est-à-dire citoyens des cieux et associés aux anges et aux chérubins, nous ne sommes pas néanmoins si réglés en ce point que le sont les païens et les infidèles ? Que si vous avez tant de passion pour vous divertir, il y a bien d’autres divertissements moins dangereux et plus agréables que ceux-là. Si vous voulez vous relâcher l’esprit, allez dans un jardin, promenez-vous sur le bord d’une rivière ou d’un étang. Allez dans un lieu dont la vue soit belle, écoutez le chant des oiseaux ; ou pour vous divertir plus saintement, allez visiter les tombeaux des martyrs. Tous ces plaisirs sont innocents, vous y trouverez la santé du corps et le bien de l’âme ; et ils n’ont rien de ces divertissements criminels, où l’on ne trouve qu’une joie fausse et un prompt repentir. Mais de plus vous avez votre femme, vous avez vos enfants. Qu’y a-t-il de comparable à la satisfaction que vous trouvez en eux ? Vous avez votre famille ; vous avez vos amis ce sont là les honnêtes divertissements que vous pouvez prendre, et qui soient également utiles et modestes. Car en vérité qu’y a-t-il de plus agréable que les enfants ? qu’y a-t-il de plus doux qu’une femme chaste à un mari chaste ? Les barbares ont dit autrefois une parole digne des plus sages d’entre les philosophes. Car entendant parler de ces folies du théâtre et de ces honteux divertissements qu’on y va chercher : « Il semble », dirent-ils, « que les Romains n’aient ni femmes ni enfants, et qu’ainsi ils aient été contraints de s’aller divertir hors de chez eux ; » ils voulaient dire par là qu’il n’y à point de plaisir plus doux à un homme sage et réglé, que celui qu’il reçoit de sa femme et de ses enfants. Mais si je vous montre, me direz-vous, des personnes à qui ces jeux et ces comédies n’ont fait aucun mal ? N’est-ce point un assez grand mal que d’employer si-inutilement un si long temps, et d’être aux autres un sujet de scandale ? Quand vous ne seriez point blessé de ces représentations infâmes, n’est-ce rien que d’y avoir attiré les autres par votre exemple ? Comment donc Êtes-vous innocent, puisque vous êtes coupable du crime des autres ? Tous les désordres que causent parmi le peuple ces hommes corrompus, et ces femmes prostituées ; et toute cette troupe diabolique qui monte sur le théâtre, tous ces désordres, dis-je, retombent sur vous. Car s’il n’y avait point de spectateurs, il n’y aurait point de spectacles ni de comédies ; et ainsi tant ceux qui les représentent que ceux qui les voient, s’exposent au feu éternel, C’est pourquoi, quand même vous seriez assez chaste pour n’être point blessé par la contagion de ces lieux, ce que je crois impossible, vous ne laisserez pas d’être sévèrement puni de Dieu, comme coupable de la perte de ceux qui vont voir ces folies, et de ceux qui les représentent sur le théâtre. Que s’il est vrai que vous soyez tellement pur, que ces assemblées dangereuses ne vous nuisent point, vous le seriez encore bien davantage, si vous aviez soin de lés éviter. Quittons donc ces vaines excuses, et ne cherchons point des prétextes si déplorables. Le meilleur moyen de nous justifier est de fuir cette fournaise de Babylone, de nous éloigner des attraits de l’Égyptienne, et s’il est nécessaire, de quitter plutôt notre manteau, comme Joseph, pour nous sauver des mains de cette prostituée. C’est ainsi que nous jouirons dans l’esprit, d’une joie céleste et ineffable, qui ne sera point troublée par les remords de – notre conscience ; et qu’ayant mené ici-bas une vie chaste, nous serons couronnés dans le ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XXXIX
« ALORS JÉSUS DIT CES PAROLES : JE VOUS RENDS GLOIRE, MON PÈRE, SEIGNEUR DU CIEL ET DE LA TERRE, DE CE QUE VOUS AVEZ CACHÉ CES CHOSES AUX SAGES ET AUX PRUDENTS, ET QUE VOUS LES AVEZ RÉVÉLÉS AUX SIMPLES ET AUX PETITS. OUI, MON PÈRE, PARCE QU’IL VOUS A PLU AINSI. » (CHAP. XI, 25,26, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE) ANALYSE.
- 1. Comment Jésus-Christ se dispense d’observer le sabbat.
- 2. Comment il se justifie de la violation du sabbat que lui reprochaient les Juifs.
- 3. Utilité du sabbat. – le sabbat sous le règne de la Loi Ancienne et de la Loi Nouvelle.
- 4. Que nos efforts personnels doivent concourir avec la grâce divine. – Que les préceptes évangéliques sont faciles à pratiquer.
1. Saint Luc dit que ceci arriva le jour du sabbat appelé « le second premier. » Que veut dire ce mot, sinon qu’il y avait alors une double solennité : l’une du sabbat du Seigneur, et l’autre de quelque fête qui y survenait encore ? Car les Juifs appelaient ces fêtes également du nom de sabbat. Mais d’où vient que celui qui prévoyait tout, conduisait ses disciples par cet endroit, sinon pour montrer qu’il ne voulait point alors observer le sabbat ? Il ne le voulait pas garder alors pour de grandes raisons, Car on voit partout qu’il ne se dispense de l’observer que lorsqu’il en avait un légitime sujet, afin de faire cesser la loi sans scandaliser personne. Il y a néanmoins eu des occasions où il a témoigné vouloir à dessein ne la pas garder, comme lorsqu’il fit de la boue pour en frotter les yeux de l’aveugle-né, et lorsqu’il dit « Mon Père depuis le commencement du monde agit, et moi j’agis aussi avec lui. » (Jn 5,8) Jésus-Christ se conduisait avec cette modération ou pour glorifier son Père ou pour épargner la faiblesse de ce peuple. C’est ce qu’il fait dans notre évangile, lorsqu’il s’excuse de la violation du sabbat, par la nécessité où se trouvaient ses disciples. Or, ce qui est évidemment péché ne s’excuse par aucune raison. Un homicide ne peut point s’excuser sur sa colère, ni un adultère sur sa passion. Mais comme il ne s’agissait point ici d’une chose essentiellement mauvaise, la nécessité où les apôtres étaient réduits pouvait suffire pour les exempter de faute. Mais admirons ici, je vous prie, le détachement des apôtres : comme ils n’avaient aucun soin du corps ; comme les moindres choses leur suffisaient pour les nourrir, et comme dans les besoins même les plus pressants, ils ne pensaient point à s’éloigner tant soit peu de la compagnie de Jésus-Christ ! Car s’ils n’eussent souffert une grande faim, ils n’auraient jamais voulu violer le sabbat. « Ce que voyant les pharisiens, ils lui dirent : Voilà vos disciples qui font ce qui n’est point permis de faire au jour du sabbat (2). » Les pharisiens ne paraissent pas ici aussi aigres qu’à l’ordinaire, quoique le sujet semble le comporter. Ils se contentent de dire assez simplement le mal qu’ils reprennent dans les disciples ; au lieu que lorsque Jésus-Christ rétablit miraculeusement la main desséchée, on les vit s’emporter d’une si furieuse colère, qu’ils délibérèrent de le tuer. D’où vient cette différence ? C’est que lorsqu’ils ne voient rien d’éclatant dans les actions de Jésus-Christ, ils sont un peu plus paisibles ; mais lorsqu’ils voient des guérisons miraculeuses, ils deviennent cruels et furieux. Tant ils étaient ennemis du salut des hommes ! Mais remarquez comment Jésus-Christ excuse ses disciples. « N’avez-vous pas lu ce que fit David lorsque lui et ceux qui l’accompagnaient furent pressés de la faim (3) ? Comme il entra dans la maison de Dieu, et mangea les pains qui y étaient exposés, qu’il n’était permis de manger qu’aux seuls prêtres, et non point à lui ni à ceux qui étaient avec lui (4). » Quand Jésus-Christ défend ses apôtres, il allègue David ou quelque prophète ; mais quand il se défend lui-même, il allègue son Père céleste. Il leur parle avec force : « N’avez-vous point lu », leur dit-il, « ce que fit David ? » La gloire et la réputation de ce saint roi était si grande que saint Pierre, après la résurrection de Jésus-Christ, parlant de lui devant les Juifs, se croit obligé d’user de ces termes : « Permettez-moi, mes frères, de vous dire avec liberté, touchant le patriarche David, qu’il est mort, et qu’il a été mis dans le sépulcre. » (Act 2,29) Mais pourquoi Jésus-Christ, lorsqu’il parle de ce saint prophète, soit ici, soit plus tard, ne lui donne-t-il jamais de louanges ? C’était peut-être parce qu’il descendait de lui. Si les pharisiens eussent été plus doux et plus compatissants, Jésus-Christ se fût contenté d’excuser ses apôtres par la faim qu’ils enduraient ; mais parce qu’ils étaient durs et inhumains, il leur rapporte cet exemple. Saint Marc dit que le fait concernant David se passa sous le grand-prêtre Abiathar ; en cela il ne contredit pas l’auteur du premier livre des Rois, mais montre seulement que ce prêtre avait deux différents noms. Il marque même que ce fut ce prêtre qui donna ces pains, pour mieux défendre ses disciples, en rappelant qu’un prêtre avait non seulement permis une pareille action, mais y avait même contribué. Et il serait inutile de dire que David était prophète, puisque les prophètes mêmes n’avaient point ce droit qui était uniquement réservé aux prêtres, ainsi que le dit expressément Jésus-Christ : « Il n’était permis de les manger qu’aux seuls prêtres. » Quand il eut été mille fois prophète, il n’était point prêtre. Et s’il était prophète, ceux qui l’accompagnaient ne l’étaient pas, et ils mangèrent néanmoins de ces pains que le grand prêtre leur donna. Mais quoi ! me direz-vous, les apôtres étaient-ils égaux à David ? Que me parlez-vous de dignité quand il est question d’une violation au moins apparente de la loi, et d’une pressante nécessité naturelle ? Si la nécessité a excusé David, elle doit à plus forte raison excuser les apôtres. Et plus David aura été grand, plus ceux qui l’auront imité seront excusables. 2. Mais à quoi sert toute cette histoire, me direz-vous, puisque David n’a point violé le sabbat ? Il n’a point violé le sabbat, mais il a fait ce qui était encore moins permis : c’est donc une raison de plus pour admirer la sagesse de Jésus-Christ qui, pour justifier ses disciples d’avoir violé le sabbat, rapporte un exemple qui n’est pas tout à fait semblable, mais qui prouve beaucoup plus. Car ce n’était pas une égale faute de ne pas garder le respect dû au jour du sabbat, ou de toucher à cette table sacrée, dont il n’était pas permis d’approcher. Il y avait plusieurs exemples de la violation du sabbat. On le violait presque tous les jours, comme dans la circoncision, et dans plusieurs actions semblables. On voit même qu’il fut violé dans la prise de Jéricho. Mais il n’y avait que ce seul exemple de la profanation de ces pains ; ce qui le rendait bien plus fort, et plus propre aux desseins de Jésus-Christ. Il aurait pu même insister davantage sur cet exemple, et leur dire : Comment personne n’a-t-il accusé David de cette profanation, puisqu’elle donna même lieu à la mort de tant de prêtres ? Mais il ne le fait pas, et il se contente de prendre de cette histoire ce qui était entièrement attaché à son sujet. Il justifie encore ses apôtres d’une autre manière, et après avoir fermé la bouche aux pharisiens par l’exemple de David, et réprimé leur insolence par l’autorité de ce saint prophète, il leur apporte un autre argument pour les confondre encore davantage. « N’avez-vous point lu dans la loi que les prêtres au jour du sabbat violent le sabbat dans le temple et ne sont pas néanmoins coupables (5) ? » Dans l’action de David, c’est la circonstance qui produit la violation, mais il n’y avait rien de semblable dans la manière dont les prêtres violaient le sabbat. Néanmoins Jésus-Christ ne rapporte point d’abord cette raison si convaincante. Il défend premièrement cette action de ses apôtres, comme en l’excusant, et ensuite il la justifie entièrement. Il fallait ainsi réserver pour la fin ce qu’il y avait de plus fort, quoique cette première raison eût aussi sa force. On me dira que ce n’est pas décharger quelqu’un d’un crime que de dire qu’un autre y soit tombé. Mais lorsqu’une action s’est faite publiquement sans donner lieu à une accusation, il semble que son exemple est la justification de ceux qui l’imitent. Cependant Jésus-Christ ne se contente pas de cela. Il apporte encore une raison plus puissante, et il montre que cette violation du sabbat n’est point un péché, ce qui lui donnait tout l’avantage sur ses ennemis. Il fait voir que la loi se détruisait elle-même ; qu’elle se détruisait doublement, puisqu’elle ne permettait pas seulement de violer le sabbat, mais de le violer dans le temple même ; ou plutôt qu’elle se détruisait triplement, car ce n’était pas simplement le sabbat qui était violé et dans le temple, mais encore c’étaient les prêtres qui commettaient cette violation, sans qu’il y eût en cela aucun péché : « Et ils ne sont pas néanmoins coupables », dit Jésus-Christ. Considérez donc, mes frères, combien de preuves Jésus-Christ rapporte tout ensemble : preuves tirées du lieu, c’est dans le temple ; des personnes, ce sont des prêtres ; du temps, c’est le jour du sabbat ; de la chose même, c’est la violation d’un jour saint. Car Jésus-Christ ne dit pas : Ils n’observent pas le sabbat ; mais ce qui est beaucoup plus, ils « le violent », et ceux qui sont plus que ses apôtres, non seulement n’en sont point punis, mais ils ne fout pas même la moindre faute : « Et ne sont pas néanmoins coupables. » Cette dernière preuve est donc bien différente de la première. Car David n’a fait qu’une fois ce qu’il fit alors : il ne l’a fait que par une nécessité absolue ; il n’était pas prêtre lorsqu’il le faisait, ce qui le rendait fort excusable : au lieu que ce que dit Jésus-Christ dans cette dernière raison, se faisait à chaque jour de sabbat, et par les prêtres, et dans le temple même, et par l’ordre de la loi. Car lorsque j’excuse les prêtres en cette rencontre, dit Jésus-Christ, ce n’est point en usant envers eux d’aucune condescendance, mais en les jugeant selon la justice. Il semble faire l’apologie des prêtres, mais il fait en effet celle des apôtres : et en assurant des uns « qu’ils ne sont aucunement coupables », il fait voir que les autres sont très-innocents. Mais les apôtres, direz-vous, n’étaient pas prêtres, ils étaient plus que les prêtres, puisqu’ils appartenaient au véritable Seigneur du temple, à Celui qui n’était pas la figure des choses divines, comme le temple des Juifs, mais la vérité même. C’est pourquoi Jésus-Christ leur dit : « Et cependant je vous dis que Celui qui est ici est plus grand, que le temple (6). » J’admire que les Juifs entendant cette parole n’en sont point irrités. C’était peut-être parce qu’elle n’était point accompagnée de miracles et de la guérison de quelque malade. Cependant comme elle, pouvait leur paraître dure, il la couvre aussitôt et détourne son discours ailleurs en leur disant avec quelque force ! « Que si vous entendiez bien cette parole : J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice, vous n’auriez pas condamné, des innocents. (7) ». (Ose. 6) Il diversifie son discours. Il fait voir tantôt que ses apôtres méritent qu’on les excuse et tantôt qu’ils n’ont rien fait dont on les puisse accuser : « Vous n’auriez pas », dit-il, « condamné des innocents » Il avait déjà fait voir par la comparaison des prêtres que ses disciples n’étaient point coupables, mais il l’assure ici de son autorité propre qu’il appuie néanmoins sur la loi, en rapportant le passage du prophète Enfin, après tant de raisons, il finit par cette dernière. 3. « Car le Fils de l’Homme est maître du sabbat même (8) » Ce qu’il entend de lui-même, quoique saint Marc témoigne que cette parole a été dite en général de tous les hommes. Car il dit « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ». Si cette parole est vraie, me direz-vous, pourquoi celui qui ramassait du bois le jour du sabbat en fut il puni ? Je vous réponds que Dieu usa alors de cette rigueur, parce que s’il eut laissé violer impunément cette loi aussitôt qu’elle fut faite, on ne saurait point garder ensuite. L’observation du sabbat était d’abord très avantageuse aux hommes Elle leur apprenait a être doux et charitables les uns envers les autres, et les instruisait de la sagesse et de la providence de Dieu dans la conduite du monde, comme le témoigne Ézéchiel. (Eze 20,6) Elle les avertissait de se séparer au moins pour un peu de temps de leurs dérèglements et de leurs péchés, et de s’appliquer aux choses spirituelles. Si Dieu, en donnant cette loi aux Juifs, leur eut dit Vous pourrez vous appliquer à quelque bon ouvrage au jour du sabbat, mais vous ne ferez en ce jour rien de ce qui sera mauvais, ils n’eussent pu s’empêcher de travailler. C’est pourquoi il leur dit absolument : Ne faites aucun ouvrage en ce jour ; et ils ne peuvent pas même ainsi se soumettre à cette loi. Mais Dieu a fait assez voir, en l’établissant, qu’il ne désirait autre chose des Juifs, sinon qu’ils s’abstinssent de faire le mal : « Vous n’y ferez rien », dit-il, « excepté les ouvrages qui sont propres à « l’âme. » Car dans le temple tout se passait ce jour-là comme les autres jours : on y travaillait même beaucoup plus que les autres jours, Et ainsi Dieu découvrait dès lors à ce peuple par des ombres et des figures la lumière de sa vérité. Jésus-Christ donc, me direz-vous, a-t-il voulu abolir une loi qui était si utile ? À Dieu ne plaise ! Bien loin de l’abolir, il l’a étendue encore plus loin. Le temps était venu d’instruire les hommes de toutes les vérités, et d’une manière plus sublime et plus élevée. Il ne fallait plus que ces ordonnances légales liassent les mains à un homme qui, étant délivré et affranchi du péché, courait avec ardeur dans la voie de Dieu. Ce n’était plus le temps d’apprendre seulement par l’observation du sabbat que Dieu était le maître et le créateur da toutes choses, ni de se servir de cette considération pour être plus doux et plus humain, lorsque les hommes étaient invités à se rendre les imitateurs de la charité infinie de Dieu même : « Soyez », dit-il, « miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. » (Luc 6,22) Il ne fallait plus non plus nous ordonner de célébrer seulement un jour de la semaine, puisque Dieu nous commande maintenant de ne faire de toute notre vie qu’une seule fête : « Célébrons une fête », dit saint Paul, « non pas dans le vieux levain, ou dans le levain de la malice ou de la corruption, mais avec les pains purs de la sincérité et de la vérité. » (1Co 5,7) Pourquoi commander de passer le jour auprès de l’arche de Dieu et de l’autel d’or, à ceux qui deviennent eux-mêmes le temple de Dieu, qui l’ont toujours présent dans eux et qui s’entretiennent sans cesse avec lui par leurs prières, par leurs sacrifices, par la lecture de sa parole et par la pratique de l’aumône et des bonnes œuvres ? Enfin de quoi servirait l’observation du jour du sabbat à celui qui passe sa vie dans une fête qui ne finit point, et dont la conversation est toujours dans le ciel ? Célébrons, mes frères, ce sabbat céleste et continuel, et abstenons-nous de toute œuvre servile et mauvaise Appliquons-nous de plus en plus à des choses divines et spirituelles, et séparons-nous de tout ce qui est humain et terrestre : entrons comme dans un saint repos, dans une inaction et une oisiveté bienheureuse, empêchant nos mains de se prêter à l’avarice et tout notre corps de s’employer à des travaux vains et inutiles, semblables à ceux où s’occupaient autrefois les Juifs en Égypte. Car lorsque nous amassons évidemment de l’or, nous ne différons en rien de ces Hébreux que des maîtres cruels tenaient attachés à la boue et à la paille qu’ils travaillaient sous le fouet, et dont ils faisaient de la brique. Le démon oblige encore aujourd’hui à ces mêmes ouvrages et avec la même barbarie que Pharaon autrefois y forçait les Juifs. Car qu’est autre chose l’or et l’argent sinon de la terre et de la paille ? L’argent n’allume pas moins la passion et l’avarice que la paille n’allume le feu, et il ne salit pas moins notre âme que la boue notre corps. C’est pourquoi Dieu nous a donné un Sauveur, non en nous envoyant Moïse du fond d’un désert, mais son Fils même du haut du ciel. Si après cela vous demeurez encore en Égypte, vous serez enveloppé dans le malheur des Égyptiens. Mais si vous y renoncez pour être du nombre des véritables Israélites, vous verrez toutes les merveilles que Dieu fera en votre faveur. 4. Ce n’est pas que cette seule retraite vous suffise pour le salut. C’est peu que de sortir de l’Égypte, si l’on n’entre dans la terre promise. Les Juifs, comme dit saint Paul, ont tous passé la mer Rouge, ils ont mangé la manne, ils ont bu un breuvage spirituel, et néanmoins ils n’ont pas laissé de périr. De peur donc que ce mal-heur ne nous arrive, ne soyons point lâches et paresseux. Quand il y aurait encore aujourd’hui des personnes dangereuses comme ces espions d’autrefois qui rendraient suspecte la vie évangélique, et qui décrieraient la voix étroite en la représentant comme trop rude et trop pénible, n’imitez point la lâcheté de ce peuple juif, qui se laissa abattre par ces faux rapports, mais le zèle de Josué et de Caleb, et ne les quittez point jusqu’à ce que vous soyez entré avec eux dans la véritable terre promise. Ne craignez point toute la peine et tous les périls qui peuvent se rencontrer dans ce chemin. Lorsque nous étions ennemis de Dieu, il nous a réconciliée avec lui nous abandonnera-t-il après nous avoir rendus ses amis ? Vous me direz peut-être que cette voie que je vous propose est bien étroite et bien difficile. Et moi je vous réponds que celle où vous marchiez auparavant était bien plus dure et plus pénible. Elle n’était pas seulement étroite et resserrée, mais pleine de ronces et d’épines, et infestée par un grand nombre de bêtes farouches. Comme il était impossible aux Égyptiens de passer la mer, si Dieu ne l’eût ouverte par un grand miracle, il nous est impossible de même de passer de notre première vie à une vie sainte et céleste, à moins que le Sauveur ne nous ouvre les eaux salutaires du baptême. Si Dieu a bien pu faire alors que ce qui était entièrement impossible devînt possible, il pourra bien faire maintenant que ce qui est difficile devienne facile. Mais cette merveille qui se fit alors, me direz-vous, était purement l’ouvrage de la grâce et de la bonté de Dieu. C’est ce qui vous doit donner plus de confiance. Car si les Juifs alors, sans contribuer en rien de leur part, ont surmonté de si grandes difficultés par la seule miséricorde de Dieu, que ne devez-vous point espérer, lorsque vous tâcherez de joindre votre travail et vos efforts au secours et à l’opération de la grâce ? S’il a sauvé ceux qui étaient lâches et paresseux, abandonnera-t-il ceux qui agissent et qui travaillent ? Nous vous avons exhortés, jusqu’à cette heure, à avoir confiance en Dieu, dans ce qui vous paraîtra rude et pénible, en considérant qu’il a fait autrefois des choses entièrement impossibles ; mais je vous dis maintenant que si nous sommes vraiment sages, ce que nous appréhendions tant ne nous paraîtra plus difficile. Car considérez combien Jésus-Christ nous a aplani la voie. La mort a été foulée aux pieds ; le démon a été terrassé ; la domination du péché a été détruite ; la grâce du Saint-Esprit a été donnée ; toutes ces ordonnances si pénibles de la loi ont été abolies, et la vie même, qui est le temps du travail, a été réduite à fort peu d’années. Et pour vous faire voir par des preuves effectives combien tout ce que Dieu nous demande est léger, voyez combien de personnes sont allées même au-delà des commandements de Jésus-Christ. Et après cela vous craignez des ordonnances si douces et si modérées ? Quelle excuse donc restera-t-il à votre lâcheté, si lorsque les autres courent avec joie au-delà même des bornes prescrites, vous perdez courage avant que d’y arriver ? Nous avons peine à vous persuader de donner seulement une partie de, vos biens aux pauvres, et les autres renoncent à tout ce qu’ils possèdent. Nous travaillons beaucoup pour obtenir de vous que vous, viviez chastement dans le mariage, et les autres n’en ont pas même voulu user. Nous avons peine à gagner, sur vous que vous ne soyez plus envieux, et la charité des autres sacrifie pour leurs frères leur propre vie. Nous vous conjurons, beaucoup de pardonner aisément les injures qu’on vous fait et de ne vous point laisser emporter à la colère contre ceux qui vous offensent, et les autres, lorsqu’on leur a donné un soufflet, tendent l’autre joue. Que dirons-nous donc à Dieu un jour ? que lui répondrons-nous, pour nous excuser de n’avoir pas fait ce qu’il nous ordonne, lorsque tant d’autres vont même au-delà, par l’ardeur et le zèle de leur piété ? Ces personnes auraient-elles été si ferventes dans les œuvres saintes, si elles ne les avaient trouvées faciles ? Car je vous demande lequel des deux sèche de déplaisir, ou celui qui se fâche du bien de ses frères, ou celui qui s’en réjouit comme du sien propre ? Lequel des deux est toujours dans la crainte, ou celui qui est pur et chaste, ou celui qui est impudique et adultère ? lequel des deux est toujours dans la joie, ou celui qui ravit le bien d’autrui, ou celui qui donne le sien aux pauvres ? Pensons à ceci, mes frères, et ne témoignons plus à l’avenir de tant de mollesse dans les exercices de la piété. Courons avec vigueur dans cette carrière sainte. Souffrons un travail léger pour recevoir enfin cette couronne immortelle que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.