Matthew 12
HOMÉLIE XXXVIII
« EN CE TEMPS-LA JÉSUS PASSAIT, UN JOUR DE SABBAT, À TRAVERS LES BLÉS ; ET SES DISCIPLES, AYANT FAIM, SE MIRENT A ROMPRE DES ÉPIS ET À MANGER. CE QUE VOYANT LES PHARISIENS, ILS LUI DIRENT : VOILA VOS DISCIPLES QUI FONT CE QU’IL N’EST POINT PERMIS DE FAIRE AU JOUR DU SABBAT. » (CHAP. 12,1. 2, JUSQUES AU VERSET 9)
ANALYSE.
- 1. Qu’il faut fuir l’orgueil et aimer la simplicité.
- 2. Que le Fils est consubstantiel au Père. Contre l’hérétique Marcion. Que l’humilité est la mère des vertus.
- 3. Que la loi de Jésus-Christ est un fardeau léger.
- 4. Il en coûte encore plus pour satisfaire ses passions que pour les vaincre.
1. Considérez, mes frères, de combien de moyens Jésus-Christ se sert peur exciter les Juifs à croire en lui. Premièrement, il donne des louanges extraordinaires à saint Jean en leur présence, parce qu’en leur représentant la grandeur et la sainteté d’un homme si admirable, il leur faisait voir en même temps qu’ils devaient ajouter foi aux témoignages si avantageux qu’il rendait de lui. Secondement, il dit que le royaume des cieux souffrait violence, ce qui était non pas les porter simple ment, mais comme les pousser et les entraîner à la foi. Troisièmement, il les assure que les prophéties ont cessé, leur déclarant ainsi que c’était lui que les prophètes avaient promis. Quatrièmement, il leur apprend qu’il avait fait de son côté tout ce qu’il devait faire pour leur salut, ce qu’il exprime par la comparaison de ces enfants que nous avons vue. Cinquièmement, il reproche aux incrédules leur peu de foi, il déplore leur misère, et tâche de les étonner par les maux terribles dont il les menace. Et enfin il rend grâces à son Père pour ceux qui avaient cru en lui. Car ce mot : « Je vous rends gloire », est la même chose que s’il disait : « Je vous rends grâces. Je vous rends grâces », dit-il, « de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux « prudents. » Quoi donc ! est-ce qu’il se réjouit de la perte de ceux qui n’ont pas voulu croire ? Nullement, mais Dieu garde cette conduite très-sage pour notre salut. Lorsque les hommes s’opposent à la vérité, et refusent de la recevoir, il ne les force point, mais il les rejette, afin qu’ayant méprisé celui qui les appelait, et ne s’étant point corrigés de leurs désordres, ils rentrent en eux-mêmes, en se voyant rejetés, et qu’ils commencent à désirer ce qu’ils avaient négligé. Cette conduite servait aussi à rendre plus ardents ceux qui avaient embrassé la foi. Ces mystères donc, si grands et si divins, ne pouvaient être révélés aux uns sans que Jésus-Christ en ressentît de la joie, ni cachés aux autres, sans lui causer une profonde tristesse, comme il le témoigna en effet en pleurant sur cette Ville malheureuse. Ce n’est donc point parce que ces mystères sont cachés aux sages que Jésus-Christ se réjouit, mais parce que ce qui était caché aux sages était révélé aux petits. C’est ainsi que saint Paul dit : « Je rends grâces à Dieu de ce qu’ayant été auparavant esclaves du péché, vous avez obéi du fond du cœur à la doctrine de l’Évangile, à laquelle vous vous êtes conformés comme à votre modèle. » (Rom 6,7) Il ne se réjouit pas de ce qu’ils avaient été esclaves du péché, mais de ce qu’ayant été tels, ils se sont convertis à Dieu. Jésus-Christ, par ce mot de « sages », entend les scribes et les pharisiens. Et il parle de la sorte pour relever le courage de ses disciples, en leur représentant que tout pécheurs et grossiers qu’ils sont, ils ne laissent pas d’avoir reçu des lumières et des connaissances que les sages et les prudents avaient laissé perdre. Jésus-Christ marque donc par ce mot de « sage » non ceux qui le sont véritablement, mais ceux qui le croient être, parce qu’ils ont cette sagesse que le monde estime. Aussi il ne dit pas : « Et vous les avez révélées » aux fous et aux insensés, mais « aux petits », c’est-à-dire à ceux qui sont simples et sans déguisement. Ce qui fait voir que si ces faux sages n’ont pas reçu cette grâce, ç’a été par une grande justice de Dieu. Il nous avertit aussi par ces paroles de fuir la vaine gloire, et de rechercher avec ardeur la simplicité et l’humilité. C’est ce que saint Paul marque clairement et avec force, lorsqu’il dit : « Que nul ne se trompe soi-même : Si quelqu’un d’entre vous pense être sage selon le monde, qu’il devienne fou à l’égard du monde pour devenir vraiment sage. » (1Co 3,17). C’est dans cette sainte folie que paraît la grâce de Dieu. Mais pourquoi Jésus-Christ rend-il grâces de cette conduite à son Père, puisqu’il en est lui-même l’auteur ? Comme il prie ailleurs son Père pour nous, il lui rend à cette occasion ces actions de grâces pour nous, et dans lés deux cas il montre l’excès de l’amour qu’il nous porte. Il fait voir encore par ces paroles que ces sages superbes sont rejetés de son Père comme de lui. Il pratique ici par avance ce qu’il a commandé à ses apôtres, lorsqu’il leur a dit : « Ne donnez point les choses saintes aux chiens. » (Mat 7,6) Il montre encore par là, et que lui et que son Père nous préviennent de leur bonne volonté, le Fils en se réjouissant et en rendant grâces des faveurs que nous recevons, et le Père en nous faisant voir qu’il les a faites de son mouvement propre, et sans y être excité par aucune prière. « Oui », dit-il, « mon Père, parce qu’il vous a plu ainsi. » Saint Paul nous apprend pourquoi il a plu à Dieu de cacher ses mystères à ces faux sages : « Parce que cherchant », dit-il, « à établir leur propre justice, ils n’ont pas été assujettis à la justice de Dieu. » (Rom 1,3) Dans quels sentiments croyez-vous qu’étaient alors les apôtres d’avoir des connaissances que les sages du monde n’avaient pas, de les avoir en demeurant toujours petits, et de les avoir par la révélation de Dieu même ? Saint Luc marque que Jésus-Christ vit alors ses soixante-douze disciples revenir à lui, et lui dire « que les démons leur étaient assujettis », et qu’il commença à se réjouir en esprit, et à dire ces paroles précédentes, qui leur inspiraient tout ensemble, et du zèle pour Dieu, et un humble sentiment d’eux-mêmes. 2. Cet empire qu’ils exerçaient sur les démons élevait naturellement les cœurs des disciples. Jésus-Christ les rabaisse par ces paroles, en leur montrant que les 1umières qu’ils avaient ne venaient que de la pure volonté de Dieu, et non point de leur mérite ; comme s’il leur disait : Les scribes et les pharisiens qui ont été sages et prudents en eux-mêmes sont tombés par leur orgueil. Si donc Dieu leur a caché ces mystères à cause de leur présomption, vous, mes apôtres, appréhendez un traitement semblable, et demeurez toujours petits, puisque c’est cette simplicité et cette humilité d’enfants qui vous a fait mériter ces secrets du ciel, comme il n’y a que l’orgueil qui en ait privé ces sages. Lorsque Jésus-Christ dit à son Père : « Vous leur avez caché ces choses », il ne marque pas qu’il soit le seul auteur de cette punition, sans qu’ils y aient contribué de leur part. Mais comme lorsque saint Paul, en disant que Dieu « a livré et abandonné les sages du monde à l’égarement d’un esprit dépravé et corrompu (Rom 1,28) », n’entend pas que ce soit Dieu qui, de lui-même, les ait jetés dans ces ténèbres, mais qu’ils s’y sont précipités par leur faute ; il faut entendre de même ce que Jésus-Christ dit en ce lieu : « Vous avez caché ces choses aux sages, et les avez révélées aux petits. » Mais Jésus-Christ voulant empêcher qu’on ne crût par ces paroles « Je vous rends gloire, mon Père, de ce que vous avez révélé ces choses aux petits », qu’il n’eût pas lui-même la puissance de faire ces révélations, il ajoute : « Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains (27). » Il semble dire à ses disciples qui se réjouissaient de ce que les dé-mous leur étaient assujettis Pourquoi admirez-vous tant que les démons vous obéissent ? Tout est à moi : « Mon père m’a mis toutes choses entre les mains. » Quand vous entendez ces paroles : « Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains », n’ayez point de pensées basses et terrestres. Car, de peur que vous ne crussiez qu’il y eût deux dieux non engendrés, il se sert à dessein du mot de « Père », et il montre ainsi en plusieurs autres endroits qu’il est, et engendré du Père, et en même temps le Seigneur souverain de toutes choses. Mais il ajoute encore quelque chose de plus grand pour élever nos esprits plus haut. « Nul ne connaît le Fils que le Père, comme « nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils l’aura voulu révéler (47). » Ces paroles paraîtront peut-être à ceux qui n’ont pas assez de lumière n’avoir aucune liaison avec ce qui les précède, mais cette liaison existe. Après avoir dit : « Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains », il semble qu’il ajoute : Pourquoi vous étonnez-vous que, je sois le Maître souverain ? J’ai quelque chose encore de bien plus grand, savoir, de connaître parfaitement mon Père, et d’être de même substance que lui. Car c’est ce qu’il donne à entendre en disant qu’il est le seul qui connaît son Père. Mais il ne leur parle ainsi, que lorsqu’il leur a donné par ses miracles une preuve de sa puissance, et que non seulement ils lui voyaient faire ces miracles à lui-même, mais qu’ils en faisaient eux-mêmes, par la vertu de son nom. Et comme il venait de dire en parlant à son Père : « Vous avez révélé ces choses aux petits », il montre que cette révélation venait aussi de lui-même en disant : « Nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils l’aura voulu révéler ;» non celui à qui Dieu aura ordonné, ou à qui il aura commandé de révéler le Père, « mais à qui le Fils l’aura voulu révéler. » Que « s’il révèle son Père », il se révèle aussi lui-même ; mais il ne le dit pas expressément parce que c’est une chose qui s’entend assez d’elle-même. Mais il marque positivement qu’il révèle son Père, il le fait ici et ailleurs encore, comme lorsqu’il dit : « Nul ne peut venir à mon Père, sinon par moi. » (Jn 14,8) Il montre encore par ces paroles, qu’il n’a qu’une même volonté et qu’un même sentiment avec son Père : Je suis, dit-il, si éloigné d’avoir jamais de différend avec lui et de le combattre en rien, qu’il est au contraire impossible de venir à lui que par moi. Comme les Juifs étaient particulièrement scandalisés de ce que Jésus-Christ leur paraissait un adversaire de Dieu, un homme qui usurpait la Divinité, il s’efforce par tout, et par ses actions, et encore plus ici par ses paroles, de détruire cette pensée. Quand il dit « que personne ne connaît le Père que le Fils », il ne veut pas dire que tout le reste des hommes l’ignore entièrement, mais seulement que les hommes n’ont pas la même connaissance du Père qu’en a le Fils, et que de même ils ne connaissent point le Fils, comme le connaît le Père. Car Jésus-Christ ne dit pas ces paroles comme l’impie Marcion le croit, de quelque Dieu inconnu dont jamais personne n’ait eu la moindre connaissance ; mais il marque ici une connaissance très-claire et très-parfaite ; et cette connaissance, nous ne la possédons ni du Père, ni du Fils, selon cette parole de saint Paul : « Ce que nous avons maintenant de connaissance et de prophétie est très-imparfait. » (1Co 13,12) Le Fils de Dieu, après avoir excité par ces paroles l’ardeur de ses disciples, et leur avoir montré qu’il est tout-puissant, commence ensuite à les appeler à lui. « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai (28). » Il n’appelle point celui-ci ou celui-là en particulier, mais en général tous ceux qui sont accablés de soins, de tristesses, d’inquiétudes et de péchés. « Venez à moi », leur dit-il, non pas afin que je tire vengeance de vos crimes, mais afin que je vous en délivre. « Venez à moi », je vous invite, non que j’aie aucun besoin de vos louanges, mais parce que j’ai une ardente soif de votre salut. « Et je vous soulagerai. » Il ne dit pas seulement : Je vous sauverai, mais : Je vous établirai dans un très-parfait repos. « Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau est léger (29, 30). » Ne tremblez point quand vous entendez parler de « joug », car il est « doux. » Ne craignez point quand je vous parle d’un « fardeau », car il est « léger. » Comment donc, me direz-vous, Jésus-Christ dit-il ailleurs : « que la porte est petite et la voie « étroite ? » Elle est petite si vous êtes lâche, elle est étroite si vous êtes paresseux. Mais quand vous accomplirez ce que Jésus-Christ vous commande, son fardeau vous sera léger. C’est dans ce sens qu’il lui donne ici ce nom. Mais comment, me direz-vous, pourrai-je accomplir ce que Jésus-Christ commande ? Vous l’accomplirez, si vous êtes doux, modeste et humble. Car l’humilité est la mère de toutes les vertus. C’est pour cette raison que lorsque Jésus-Christ, prêchant sur la montagne, veut apprendre aux hommes la loi de Dieu, il commence par l’humilité. Il confirme encore ici ce qu’il a dit alors, et il promet à cette vertu une grande récompense. Elle ne vous rendra pas, dit-il, seulement utile aux autres ; vous serez le premier qui en recevrez le fruit, puisque « vous trouverez le repos de vos âmes. » Il vous donne dès ce monde ce qu’il vous prépare en l’autre, et il vous fait goûter par avance le repos » du ciel. 3. Mais pour vous rendre plus doux et plus agréable ce qu’il vous commande, il se propose lui-même pour modèle. Que craignez-vous ? dit-il. Appréhendez-vous de paraître méprisable en vous humiliant ? Regardez-moi ; considérez-en combien de manières je me suis humilié, et vous reconnaîtrez quel bien c’est que l’humilité. Remarquez, mes frères, par combien de raisons Jésus-Christ exhorte ses apôtres à être humbles. Il leur propose son exemple : « Apprenez de moi », dit-il, « que je suis doux et humble de cœur. » Il leur marque les récompenses des humbles : « Vous trouverez », dit-il, « le repos de vos âmes. » Il leur promet lui-même de les assister : « Car je vous soulagerai », dit-il. Enfin il les assure qu’il leur adoucira son joug : « Car mon Joug est doux, et mon fardeau est léger. » C’est ce que saint Paul tâche de persuader aux chrétiens, lorsqu’il leur dit : « Le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons, produit en nous le poids éternel d’une souveraine et incomparable gloire. » (2Co 4,17) Mais comment, me direz-vous, peut-on appeler ce fardeau léger ; puisqu’il nous dit : « Si quelqu’un ne hait son père et sa mère et s’il ne porte sa croix et ne me suit, il n’est pas digne de moi. Si quelqu’un ne renonce à toutes choses, il ne peut être mon disciple (Luc 14,26-29) ; » et qu’il nous commande même de donner notre propre vie ? Il faut que saint Paul vous apprenne comment ces deux choses peuvent s’allier : « Qui nous séparera », dit-il, de l’amour de Jésus-Christ ? Sera-ce « l’affliction, ou les déplaisirs, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou le fer et la violence ? » (Rom 8,35) Il dit encore au même endroit : « Quand je considère les souffrances de la vie présente, je trouve qu’elles n’ont aucune pros portion avec cette gloire que Dieu doit découvrir un jour, et faire éclater en nous. » Mais passez des paroles aux actions, et considérez la joie que recevaient les apôtres, lorsqu’après avoir été fouettés dans les synagogues, ils s’en retournaient avec joie : « Parce qu’ils avaient été trouvés dignes de souffrir cette ignominie pour le nom de Jésus-Christ. » (Act 5,54) Que si après cela vous tremblez encore en entendant ce mot de « joug et de fardeau », vous n’en devez accuser que votre propre paresse. Quand vous serez prêts à tout, et que vous vous offrirez de bon cœur à ce qui vous arrivera, tout vous paraîtra facile. C’est pourquoi Jésus-Christ voulant nous montrer que nous devons nous efforcer de notre part à nous faire violence, évite égale ment ou de ne nous dire que des choses douces et agréables, ou de ne nous en dire aussi que de pénibles et sévères ; mais tempérant les unes par les autres, il appelle sa loi un « joug », mais un joug agréable ; et un « fardeau », mais un fardeau « léger ; » afin que vous n’en ayez ni horreur comme étant trop pénible, ni mépris comme étant trop léger. Si donc la vertu vous paraît encore rude et austère, jetez les yeux sur les peines encore plus fâcheuses qui accompagnent la mauvaise vie. Jésus-Christ les indique assez, lorsqu’avant que de parler de son joug, il dit : « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés », pour montrer combien le péché est pénible, et que c’est un fardeau accablant et insupportable li ne dit pas seulement « qui êtes fatigués ; » mais il ajoute : « Qui êtes chargés », ce que David marque plus clairement en exprimant quelle est la nature du péché : « Mes iniquités se sont appesanties sur « moi comme un lourd fardeau. » (Psa 38, 4) Et le prophète Zacharie décrivant le péché l’appelle « un talent de plomb. » (Zac 5,9) Mais nous ne le sentons que trop par notre propre expérience. Rien ne rend l’âme si pesante, ne l’accable davantage, et ne la rend plus aveugle que le poids du péché, et la mauvaise conscience, comme il n’y a rien au contraire qui la rende plus légère, et qui l’élève plus à Dieu que la vertu. Qu’y a-t-il de plus pénible en apparence que de ne rien posséder ? que de tendre la joue droite quand on nous a frappés sur la gauche ? que de ne point rendre le mal pour le mal, que de s’exposer à une mort violente ? Cepen ==[[Page:Jean_Chrysostome_-_Oeuvres_complètes,_trad_Jeannin,_Tome_7,_1865.djvu/325]]== dant si nous jugeons sainement des choses, non seulement nous ne trouverons pas ces choses pénibles, mais elles nous paraîtront même très-douces et très agréables. Ne soyez point surpris de ceci, et ne vous troublez pas de ce que je dis. Examinons avec soin chacune de ces choses dont je viens de vous parler. Commençons, si vous voulez, par ce qui paraît plus insupportable presque à tout le monde. Dites-moi donc lequel des deux vous choisiriez, d’avoir simplement le Soin de votre nourriture de chaque jour, ou de vous charger l’esprit de mille inquiétudes pour l’avenir ? de n’avoir qu’un habit sans en désirer davantage, ou d’en posséder un grand nombre, et d’être tourmente jour et nuit par le soin de les garder, d’être toujours dans l’appréhension, ou que les vers ne les mangent, ou que les voleurs ne les emportent, ou qu’un serviteur ne vous les dérobe ? Je ne puis pas vous exprimer par mes paroles le bonheur de cet état autant qu’on le ressent par l’expérience, et je souhaiterais de tout mon cœur qu’il y eût ici un de ces chrétiens parfaits qui vivent retirés du monde. Vous reconnaîtriez le contentement ineffable dont il jouit dans cette profession, et vous verriez que, considérant sa pauvreté comme son trésor, il ne voudrait pas la changer contre tous les biens du monde. Mais les riches, dites-vous, voudraient-ils devenir pauvres, pour se décharger des soins qui les accablent ? Il est vrai qu’ils ne le voudraient pas. Mais cet attachement qu’ils ont à leurs richesses n’est pas une preuve de la satisfaction qu’ils y trouvent, mais de la maladie et du dérèglement de leur esprit. Je n’en veux point d’autres juges qu’eux-mêmes, puisqu’ils se trouvent tous les jours accablés de nouvelles inquiétudes, et qu’ils pro-testent que la vie leur est à charge. Ces pauvres évangéliques dont je parle ont bien différents. Ils sont toujours dans la joie, toujours dans la paix, et ils se glorifient plus de leur pauvreté que les rois de leur diadème. 4. Considérez aussi combien la pratique des conseils de l’Évangile peut contribuer à notre repos, puisqu’il est plus aisé de tendre l’autre joue à celui qui nous a donné un soufflet, que de se mettre en état de le lui rendre. L’un est la source des divisions et des guerres, l’autre apaise toutes les querelles. L’un allume encore davantage le feu de la passion qui brûlait dans notre frère, l’autre l’éteint, et dans lui et dans nous-mêmes. Or il est indubitable qu’il est plus doux de ne point brûler que d’être consumé du feu. Et si cela est vrai du corps, c’est encore plus vrai de l’âme. Vous regardez de même la mort comme un grand mal, et cependant elle est un bien pour les serviteurs de Dieu. Car lequel est le plus agréable de lutter dans le combat, ou d’être déjà vainqueur ; de courir dans la carrière, ou d’être déjà couronné ; de combattre encore contre les flots, ou d’être déjà arrivé au port ? La mort donc est préférable à la vie. L’une délivre de la tempête, l’autre en ajoute toujours de nouvelles, et nous expose à mille périls et mille malheurs qui nous rendent insupportables à nous-mêmes. Si vous ne me croyez pas, demandez à ceux qui ont été témoins de la constance des martyrs ; Ils savent que ces saints ont été battus de verges et déchirés par des ongles de fer, avec un visage serein et tranquille, qu’ils se sont étendus sur des grils brûlants, comme s’ils se fussent couchés sur des roses, et qu’ils ont trouvé les délices et une joie toute céleste dans les supplices les plus effroyables, et dans la mort même. C’est pourquoi saint Paul, près de mourir, et d’une mort violente, dit : « Je me réjouis et je me conjouis pour vous tous, et vous, réjouissez-vous de même, et conjouissez-vous avec moi. » (Phi 2,16-17) Qui n’admirera le zèle avec lequel ce grand apôtre exhorte toute la terre à prendre part à sa joie ? Tant il croyait que c’est un grand avantage de sortir bientôt de cette vie, et que la mort qui paraît si terrible n’a rien que d’aimable et de désirable à un disciple de Jésus-Christ ! On pourrait prouver encore par beaucoup d’autres raisons combien le joug du Sauveur est doux et léger, mais considérons maintenant combien celui du péché est dur et insupportable. Examinons ces avares qui ne rougissent point de leurs rapines et de leurs usures. Qu’y a-t-il de plus pénible que ce commerce infâme ? combien de soins, combien d’afflictions, combien de périls, combien de piéges, combien de guerres naissent tous les jours de ce désir d’amasser ? Comme la mer n’est point sans agitation, ainsi ces personnes ne sont jamais sans trouble et sans crainte. Les peines et les inquiétudes se succèdent les unes aux autres, et avant que les unes soient finies les autres recommencent, et trouvant l’âme déjà blessée, lui font encore de nouvelles plaies. Que si vous passez des avares aux personnes colères et insolentes, où trouverez-vous un supplice aussi grand que le leur ? Combien se blessent eux-mêmes en blessant les autres, et combien est ardente cette fournaise qu’ils allument sans cesse dans leur cœur, dont la flamme secrète et intérieure ne s’éteint jamais ? Qu’y a-t-il encore de plus misérable que ceux qui sont possédés d’une passion brutale et honteuse ? ils vivent comme Cala, toujours dans l’agitation, toujours dans la crainte ; et ils sont plus touchés de la mort des personnes qu’ils aiment criminellement, qu’ils ne le sont de celles de leurs plus proches. Qu’y a-t-il aussi de plus inquiet et de plus furieux que l’orgueilleux ? Venez donc, venez tous à moi, dit Jésus-Christ : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. » Car la douceur qui est humble est la mère de tous les biens. Ne craignez donc point ce joug, ne fuyez point ce fardeau, qui vous décharge de ces autres infiniment plus pesants. Soumettez-vous à ce joug de tout votre cœur, et vous reconnaîtrez combien il est doux. Il ne vous accablera point. Il vous sera un ornement plutôt qu’une charge. Il vous conduira dans la voie droite et royale sans tomber dans les précipices, à droite et à gauche, et il vous fera marcher avec plaisir et avec liberté dans le sentier de Jésus-Christ. Puis donc que ce joug est si doux, qu’il nous met dans une si grande assurance, et qu’il nous remplit d’une joie ineffable, embrassons-le de tout notre cœur, et portons-le avec ardeur et avec zèle, afin que nous trouvions ici le repos de nos âmes, et dans le ciel les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XL
« JÉSUS ÉTANT PARTI DE LA, VINT EN LEUR SYNAGOGUE. ET COMME IL S’Y TROUVA UN HOMME QUI AVAIT LA MAIN DESSÉCHÉE, ILS LUI DEMANDÈRENT S’IL ÉTAIT PERMIS DE GUÉRIR LE JOUR DU SABBAT, POUR AVOIR UN SUJET DE L’ACCUSER. » (CHAP. 12,9,10, JUSQU’AU VERSET 25) ANALYSE.
- 1. Guérison de la main sèche.
- 2-3. Que l’envie est un très grand mal.
- 4 et 5. Des remèdes propres à guérir l’envie. – Combien les honneurs sont funestes à ceux qui n’y prennent pas garde. – Qu’on devrait plutôt avoir de la compassion que de l’envie pour ceux qui sont dans les charges de l’Église. – Que leur réputation même est capable de les perdre.
1. Jésus-Christ guérit encore ici cet homme le jour du sabbat pour justifier davantage ses apôtres. Les antres Évangélistes remarquent que Jésus-Christ ayant mis cet homme au milieu des Juifs, leur demanda s’il était permis de faire du bien au jour du sabbat. N’admirez-vous point, mes frères, la bonté et la tendresse du Sauveur ? Il met cet homme au milieu d’eux, afin de les toucher par la seule vue de sa misère, et que la compassion prenant la place de la malignité et de l’envie, ils rougissent de perdre la douceur naturelle à l’homme pour agir avec une brutalité barbare et inhumaine. Mais ces cœurs de pierre, que rien ne peut amollir et qui semblent avoir déclaré la guerre à l’humanité, trouvent bien plus de délices à noircir la réputation du Sauveur, qu’à voir un miracle qui guérit cet homme. Ils montrent doublement leur malice, et par le dessein formé de contredire Jésus-Christ en tout, et par cette opiniâtreté si étrange avec laquelle ils s’opposaient à la guérison des autres. Quelques Évangélistes disent que ce fut Jésus-Christ qui interrogea les Juifs ; mais le nôtre marque que ce fut au contraire les Juifs qui lui demandèrent : « S’il était permis de guérir le jour du sabbat, pour avoir un sujet de l’accuser. » Il est vraisemblable que les deux versions sont vraies l’une et l’autre. Comme ils étaient malicieux, et que d’ailleurs ils ne doutaient pas que Jésus-Christ ne guérît ce malade, ils voulaient le prévenir par cette question, pour empêcher ainsi ce miracle. Ils lui demandent donc « s’il est permis de guérir au jour du sabbat », non pour s’instruire en effet, si cela était permis, mais pour avoir lieu de le calomnier ensuite. Pour leur donner lieu de l’accuser, il suffisait que Jésus-Christ fit ce miracle. Mais ils veulent encore que ses paroles leur donnent prise contre lui, pour multiplier autant qu’ils peuvent les moyens de lui nuire. Cependant Jésus-Christ demeure dans sa douceur ordinaire. Il guérit ce malade et il leur répond pour faire retomber leurs pièges sur eux, pour nous apprendre la modération, et pour faire voir leur dureté inhumaine. Saint Luc remarque qu’il fit mettre cet homme « au milieu » des Juifs (Luc 6,8) : non qu’il eût quelque crainte d’eux, mais pour les aider à rentrer en eux-mêmes et pour les toucher de compassion. Mais n’ayant pu fléchir leur dureté, il est dit dans saint Marc (Mrc 3,5), qu’il s’affligea en voyant l’aveuglement de leur cœur, et qu’il leur dit : « Quel est celui d’entre vous, qui ayant une brebis qui vienne à tomber dans une fosse le jour du sabbat, ne la prenne et ne l’en retire (11) ? Et combien un homme ne vaut-il pas mieux qu’une brebis ? Il est donc permis de faire du bien les jours du sabbat (12). » Pour leur ôter d’abord tout sujet de s’emporter contre lui avec insolence, et de l’accuser encore de violer la loi, il se sert de cette comparaison, et il nous donne lieu d’admirer combien il diversifiait selon les rencontres, les raisons dont il se défend de violer le sabbat. Il est vrai que dans le miracle de l’aveugle-né, il ne se défendit point d’avoir fait de la boue un jour de sabbat, quoique les Juifs l’en accusassent, parce qu’un miracle si extraordinaire suffisait pour montrer qu’il est l’auteur et le maître de la loi. Lorsqu’il commanda au paralytique de porter son lit le jour du sabbat et que les Juifs l’en accusaient, il se défendit, tantôt en Dieu, tantôt en homme. Il parle en homme lorsqu’il dit : « Si un homme est circoncis le jour même du sabbat, afin que la loi ne soit point violée », il ne dit pas, afin qu’un homme reçoive assistance, « pourquoi vous mettez-vous en colère contre moi, parce que j’ai guéri un homme dans tout son corps (Jn. 5) ? » Et il parle en Dieu lorsqu’il dit : « Mon Père agit depuis le commencement du monde jusqu’ici, et moi j’agis avec lui. » Lorsqu’il excuse ses disciples que l’on calomniait devant lui, il dit : « N’avez-vous point lu ce que fit David, quand il eut faim lui et ceux qui étaient avec lui ; comment il entra dans la maison de Dieu, et y mangea les pains offerts ? » Il les défend encore par la conduite ordinaire des prêtres qui faisaient beau coup de choses le jour du sabbat sans commettre aucune faute. Mais ici il leur demande : « S’il était permis, le jour du sabbat, de faire du bien ou de faire du mal », et il leur fait cette question : « Qui d’entre vous ayant une brebis », et le reste ; parce qu’il savait qu’ils étaient avares, et qu’ils craignaient plus la perte d’une brebis qu’ils ne désiraient le salut des hommes. Saint Marc rapporte « que Jésus-Christ les regardait (Mrc 3,5) », en leur faisant cette question, afin que son regard pût encore aide ; à les toucher de compassion. Mais tout cela ne put faire aucun effet sur leur endurcissement. Il guérit cet homme par sa seule parole, quoique souvent ailleurs il impose les mains sur les malades pour les guérir. Et cette circonstance rendait ce miracle encore plus grand. Mais rien ne pouvait adoucir les Juifs, le paralytique était guéri, et eux devenaient plus malades encore par là. Jésus-Christ avait tâché, et par ses paroles, et par ses raisons, et par ses actions de les faire revenir et de les gagner. Mais voyant que leur opiniâtreté était inflexible, il les quitte et il fait son œuvre. « Alors il dit à cet homme : Étendez votre main, et l’ayant étendue elle fut rendue saine comme l’autre (13). » Que font à cela les Juifs ? Ils sortent d’avec Jésus-Christ, ils s’assemblent et ils consultent entre eux pour lui dresser quelque piège. 2. « Mais les pharisiens étant sortis tinrent du conseil ensemble contre lui sur les moyens qu’ils pourraient prendre pour le perdre (14). » Il ne les avait blessés en rien, et ils voulaient le faire périr. Tant il est vrai que l’envie est cruelle et furieuse, et qu’elle n’épargne ni amis, ni ennemis. Saint Marc dit qu’ils se lièrent avec les hérodiens, pour voir ensemble comment ils perdraient Jésus-Christ. Mais que fait ici le Sauveur, cet agneau si doux et si paisible ? Il se retire pour ne pas les aigrir davantage. « Mais Jésus, sachant leurs pensées, se retira de ce lieu (45). » Où sont maintenant ceux qui croient qu’il serait à souhaiter que Dieu fît aujourd’hui des miracles comme autrefois ? Jésus-Christ fait bien voir par ce qui lui arriva alors, que les esprits rebelles ne se rendent point aux miracles même. Tout ce qui se passe dans cette guérison miraculeuse montre clairement que les Juifs avaient accusé injustement les apôtres. Il est à remarquer que plus Jésus-Christ faisait du bien aux hommes, plus ses ennemis s’en aigrissaient. S’ils le voient ou guérir les corps, ou convertir les âmes, ils entrent en furie, et ils cherchent les moyens de l’accuser. Lorsque chez le pharisien il change miraculeusement la pécheresse, ils le condamnent. Lorsqu’il mange avec les publicains et les pécheurs, ils le calomnient. Et ils conspirent ici pour le perdre, après qu’il a guéri cette main desséchée. Mais considérez, je vous prie, comme Jésus-Christ continue de faire son œuvre. Il guérit les malades comme auparavant, et il tâche en même temps d’adoucir et de guérir les esprits. « Une grande foule de peuple l’ayant suivi, il les guérit tous, et il leur recommanda en des termes forts et pressants, de ne le point découvrir (16). » Le peuple partout suit et admire Jésus-Christ, et les pharisiens ne quittent point cette aversion qu’ils ont pour lui. Mais pour nous empêcher d’être surpris d’une animosité si opiniâtre, Jésus montre que cela même avait été prédit par le prophète. Car les prophéties ont été faites avec tant de lumière et d’exactitude, qu’elles n’ont rien omis, et qu’elles marquent en particulier les voyages même de Jésus-Christ, les changements de lieux, et le dessein dans lequel il les faisait, pour nous apprendre que c’est le Saint-Esprit qui a tout dicté. Car si les hommes, selon saint Paul, ne peuvent connaître les secrètes pensées des hommes, ils auraient bien moins pu pénétrer les pensées et les raisons de Jésus-Christ, sans une révélation particulière de l’Esprit de Dieu. Voyons donc ce que dit ce prophète : « Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie (17) : Voici mon Fils que j’ai élu, mon bien-aimé dans lequel mon âme a mis toute son affection. Je ferai reposer sur lui mon Esprit, et il annoncera la justice aux nations (8). » Le Prophète relève en même temps la douceur et la puissance de Jésus-Christ. Il ouvre aux gentils une porte large et spacieuse pour leur donner entrée dans la grâce du Sauveur, et il prédit aux Juifs les maux qui devaient leur arriver un jour. Il montre encore l’union parfaite de Jésus-Christ avec son Père. « Voici », dit-il, « mon Fils que j’ai élu, mon bien-aimé dans « lequel mon âme a mis toute son affection. » Si le Père l’a élu pour son fils bien-aimé, ce n’est donc point pour le combattre qu’il se dispense de garder la loi. Jésus-Christ n’agit point en ennemi du législateur de l’ancienne loi. Ce qu’il fait, il le fait parce qu’il entre dans les desseins de son Père, et qu’il est parfaitement d’accord avec lui en toutes choses. Pour relever ensuite sa douceur, le Prophète dit : « Il ne disputera point ni ne criera point, et personne n’entendra sa voix dans les rues (19). » Il souhaitait d’être toujours au milieu d’eux pour les guérir, mais puisqu’ils ne l’ont pas voulu, il ne leur a point résisté. Il marque encore la toute-puissance du Sauveur et l’extrême faiblesse de ses ennemis lorsqu’il ajoute : « Il ne brisera point le roseau cassé (20) ; » pour montrer qu’il était aussi aisé à Jésus-Christ de terrasser tous les Juifs, que de « briser un roseau », et un roseau déjà « cassé ». Il n’achèvera point d’éteindre « la mèche de la lampe qui fume encore (20). » Le Prophète nous représente par ces paroles l’excès de la colère des Juifs et la toute-puissance du Sauveur, qui peut avec tant de facilité éteindre cette fureur et calmer ces violences. Que s’il ne l’a pas fait quelquefois, c’est ce qui marque la grandeur de son humilité et de sa douceur. Mais sa patience n’aura-t-elle point de fin, et souffrira-t-il éternellement cette malignité si cruelle et si envenimée de ses ennemis ? Non certes ! mais quand il aura accompli ce qu’il a résolu, il se rendra justice à lui-même. C’est ce que marquent ces paroles suivantes : « Jusqu’à ce qu’il rende victorieuse la justice de sa cause (20). » Saint Paul dit la même chose : « Nous avons en notre main le pouvoir de punir toute désobéissance, lorsque vous aurez satisfait à tout ce que l’obéissance demande de vous. » (1Co 10,7) Que veulent dire ces paroles : « Jusqu’à ce qu’il rende victorieuse la justice de sa cause ? » C’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il ait accompli ce qui le regarde. C’est alors qu’il tirera une vengeance éternelle de ses ennemis, Ils souffriront alors des peines cruelles, lorsqu’il aura fait éclater « sa victoire », lorsqu’il aura fait voir « la justice de sa cause », et lorsque l’impudence de ses ennemis deviendra muette et sera couverte de confusion et de honte. Ce jugement ne se terminera pas seulement à punir les coupables, mais à attirer encore à lui toute la terre. « Et les nations espéreront en son nom (21). » Et pour marquer que cela se faisait ainsi par l’ordre et par la disposition du Père, le Prophète commence d’abord par ces paroles : « Voici mon Fils que j’ai élu, mon bien-aimé dans lequel mon âme a mis toute son affection. » Car il est visible qu’un Fils qui est aimé de la sorte ne fait rien qu’avec le consentement de son père. 3. « Alors on lui présenta un possédé aveugle et muet, lequel il guérit, en sorte que cet homme qui était auparavant aveugle et muet commença à parler et à voir (22) » Combien est grande, mes frères, la malice du démon ! Il ferme les deux voies par lesquelles cet homme pouvait croire en Jésus-Christ, en lui ôtant la parole et la vue Mais Jésus-Christ lui rend l’une et l’autre « Et tout le peuple fut rempli d’admiration, et ils disaient : N’est-ce pas là le fils de David (23) ? » Ce qu’entendant les pharisiens, ils dirent : « Cet homme ne chasse les démons que par la vertu de Béelzébub, prince des démons (24). » Quelle louange si extraordinaire ce peuple donnait-il à Jésus-Christ, et quel sujet les pharisiens avaient-ils de s’en scandaliser ? Mais ils ne peuvent supporter ces louanges, et comme je l’ai déjà dit, les bienfaits que les hommes reçoivent de lui irritent ces pharisiens. Ce qui réjouit tous les autres est pour eux une affliction sensible, et là guérison certaine et indubitable des hommes leur perce le cœur. Il s’était retiré de devant eux ; il avait donné lieu à leur passion de s’apaiser ; mais elle se renouvelle, aussitôt en voyant un homme guéri de nouveau. Ainsi leur fureur en cette rencontre a surpassé même celle du démon. Car nous voyons que le démon cède à la toute-puissance de Jésus-Christ, il s’enfuit du corps qu’il possédait, et il demeure dans le silence ; mais ceux-ci, après un si grand miracle de Jésus-Christ, s’efforcent ou de lui ôter la vie, ou de le perdre d’honneur. Et voyant qu’ils n’avaient pas assez de pouvoir pour le faire mourir, ils tâchent au moins de noircir sa réputation par leurs calomnies. Vous voyez, mes frères, par cet exemple, ce que c’est que l’envie, et ce que peut dans une âme, ce mal, qu’on peut appeler le plus grand des maux. L’adultère cherche une malheureuse satisfaction son crime, et il le commet en peu de temps ; mais l’envieux se punit et se tourmente longtemps, lui-même avant que de tourmenter les autres : il est tellement possédé de sa passion, qu’elle ne lui donne point de trêve. Son crime se commet et dure toujours. Comme le pourceau trouve son plaisir dans la boue, et les démons dans notre perte : l’envieux du même trouve ses délices dans l’affliction de son frère. S’il lui voit arriver quelque mal, est alors qu’il respire et qu’il trouve du repos. Il se réjouit de ce qui afflige les autres Il compte leurs pertes au nombre de ses bonnes fortunes, et leurs avantages sont ses plus grandes disgrâces. Enfin il ne s’arrête pas tant à considérer le bonheur qui lui arrive que le malheur qui arrive aux autres. Ne faudrait-il pas lapider ces sortes de gens ? Ne faudrait-il pas leur arracher la vie par mille tortures, eux qui comme des chiens enragés aboient contre tout le monde, qui sont comme des démons visibles, et pires que ces furies que les fables ont invitées ? Comme il y a des animaux qui ne se repaissent que d’ordures personnes aussi ne se nourrissent que de la misère des autres, et ils se déclarent ennemis communs de tous les hommes. Nous avons souvent de la compassion pour les bêtes, même lorsqu’on les tue ; mais vous cruel, lorsque vous voyez un homme guéri, vous devenez furieux comme une bête farouche, et vous en séchez d’envie. Peut-on trouver rien de plus détestable que cet excès ? N’est-ce donc pas avec raison que les fornicateurs et les publicains ont trouvé accès au royaume bienheureux de Dieu, et que les envieux en ont été éternellement bannis, quoiqu’ils en fussent les enfants et les héritiers légitimes ? « Les enfants légitimes », dit l’Évangile, « seront jetés dehors. » (Mat 8,13) Les uns en quittant leurs désordres, ont reçu de Dieu des biens qu’ils n’avaient pas espérés, et les autres par envie, ont perdu ceux qu’ils avaient déjà reçus. Et certes cette conduite de Dieu est bien juste. Car cette passion cruelle fait que l’envieux, d’homme qu’il était devient un démon. C’est l’envie qui a causé le premier homicide dans le monde. C’est elle qui a animé le frère contre le frère, et qui lui a fait oublier tous les sentiments de la nature. C’est l’envie qui a souillé la terre du sang de l’innocent Abel, et qui depuis a fait que cette même terre s’est ouverte pour dévorer tout vivants Coré, Dathan, Abiron, et tous ceux qui s’étaient joints à eux contre Moïse. On me dira peut-être qu’il est aisé de par1er contre l’envie, mais qu’il serait bien plus utile de trouver des moyens de s’en défendre. Voyons donc comment nous pourrons nous préserver d’un mal si funeste. Nous devons considérer premièrement que comme il n’est pas permis aux adultères d’entrer dans l’assemblée des fidèles, il ne le doit pas être non plus aux envieux. Et j’ajoute encore que l’entrée de l’Église devrait être plus interdite aux envieux qu’aux adultères même. Comme on croit que ce vice n’est rien, on se met souvent peu en peine de le combattre : mais lorsque nous en aurons compris la grandeur, il nous sera bien plus aisé de nous en défendre. Si donc vous vous sentez prévenu de cette passion, pleurez et soupirez. Versez des ruisseaux de larmes devant Dieu, et appelez-le à votre secours. Soyez très-persuadé qu’en portant envie à un autre vous commettez un grand crime, et faites-en pénitence. Si vous entrez, dans ces sentiments, vous pourrez bientôt vous guérir d’une maladie si mortelle. Vous me direz peut-être : qui ne sait que l’envie est un péché ? Il est vrai que tout le monde le sait ; mais qui est-ce qui en a autant d’horreur que de la fornication ou de l’adultère ? quel est l’envieux qui prie Dieu avec larmes de le délivrer de ce crime ? ou qui ait tâché de fléchir sa colère, et de se réconcilier avec lui ? On ne voit personne qui ait cette idée de l’envie. L’homme le plus envieux du monde se croit en sûreté s’il jeûne un peu, et s’il fait quelque légère aumône. Il ne croit pas avoir fait un crime, lorsqu’il s’est abandonné à la plus furieuse et la plus criminelle de toutes les passions. Qui a rendu Caïn le meurtrier de son frère, et Esaü le persécuteur du sien ? qui a irrité Laban contre et les enfants de Jacob contre leur frère Joseph ? qui a suscité Coré, Dathan et Abiron contre Moïse ? qui a fait murmurer encore contre lui Aaron son frère et Marie sa sœur ? qui a rendu le démon même ce qu’il est, et lui a donné le nom de diable, c’est-à-dire de calomniateur ? 4. Considérez aussi que vous ; vous nuisez beaucoup plus qu’à celui à qui vous portez envie, et que l’épée dont vous voulez le blesser vous perce vous-même. En effet, quel mal Caïn a-t-il fait à Abel ? Il lui a procuré contre son intention le plus grand des biens, en le faisant passer plus tôt dans une vie très-heureuse, et il s’est enveloppé lui-même dans une infinité, de maux. En quoi Esaü a-t-il nui à Jacob ? Son envie a-t-elle empêché qu’il ne se soit enrichi au lieu que cet envieux, en perdant l’héritage et la bénédiction de son père, a vécu et est mort malheureusement ? Quel mal a fait à Joseph l’envie de ses frères, qui les porta presque jusqu’à répandre son sang ? Ne se sont-ils pas vus enfin dans la dernière extrémité, et près de périr par la famine, pendant que leur frère régnait, sur toute l’Égypte ? Ainsi plus vous avez d’envie contre votre frère, plus vous lui procurez de bien. Dieu qui voit tout, prend en main la cause de l’innocent ; et touche de l’injustice avec laquelle vous traitez, il se plaît à le relever lorsque vous cherchez à l’abaisser, et vous punit en même temps selon la grandeur de votre crime. Si Dieu a coutume de punir ceux qui se réjouissent du mal de leurs ennemis ; s’il dit dans ses Écritures : « Ne vous réjouissez pas de la chute de votre ennemi, de peur que Dieu ne le voie, et que cela ne lui plaise pas (Pro 14,17) ; » combien punira-t-il davantage ceux qui, poussés par leur envie, veulent du mal à ceux qui ne leur en ont jamais fait ? Étouffons donc, mes frères, dans nous, ce monstre à plusieurs têtes. Car il y a plusieurs sortes d’envie. Si celui qui n’aime que celui qui l’aime, n’a rien de plus qu’un publicain, que deviendra celui qui hait une personne qui ne l’a point offensé ? Comment évitera-t-il l’enfer puisqu’il est pire que les païens mêmes ? C’est, mes frères, ce qui me remplit de douleur. Nous devrions imiter les anges, ou plutôt le Seigneur et le Dieu des anges, et nous imitons le démon. Car je sais que dans l’Église même il y a beaucoup d’envieux, et encore plus entre nous autres qui en sommes les ministres, qu’entre les fidèles qui nous sont soumis. C’est pourquoi il est bon que nous nous parlions aussi à nous-mêmes. Dites-moi donc, vous qui êtes ministre de l’Église : pourquoi portez-vous envie à cet homme ? Est-ce parce que vous le voyez élevé en dignité et en honneur, et célèbre par son éloquence ? Ne savez-vous pas que tous ces avantages sont souvent de véritables maux pour ceux qui ne veillent pas assez sur eux ? qu’ils les rendent orgueilleux, vains, insolents et lâches ? et qu’enfin ils disparaissent bientôt et perdent tout leur éclat ? Car ce qu’il y a de plus déplorable dans ces faux biens, c’est que le plaisir qui en naît est court, et que les maux qu’ils causent sont éternels. Dites-moi donc en vérité, est-ce là le sujet de votre envie ? Mais il est puissant, dites-vous, auprès de l’évêque. Il conduit, il ordonne, il fait tout ce qui lui plaît. II peut faire du mal à tous ceux qui lui résistent. Il peut faire du bien à tous ceux qui le flattent. Enfin il a toute la puissance entre les mains. Les gens du monde pourraient parler de la sorte. On excuserait ces pensées dans des hommes charnels, et tout attachés à la terre. Mais un homme spirituel en est incapable. Car que lui pourrait faire celui que vous prétendez être si puissant ? Le déposera-t-il de sa dignité ? Quel mal en recevra-t-il ? s’il mérite d’être déposé, ce sera son bien, puisque rien n’irrite Dieu davantage, que d’être dans les fonctions saintes et d’en être indigne. Que si c’est à tort qu’il le dépose, toute la honte de cette action retombe sur celui qui l’a faite, et non sur celui qui la souffre. Car celui à qui l’on fait une si grande injustice, et qui la souffre généreusement, en devient bien plus pur, et en acquiert une bien plus grande confiance auprès de Dieu. Ne pensons donc point, mes frères, aux moyens d’avoir des dignités, des honneurs et des charges ecclésiastiques, mais aux moyens d’avoir de véritables vertus. Les dignités portent d’elles-mêmes à faire beaucoup de choses qui ne plaisent pas à Dieu. Il faut avoir une vertu grande et héroïque pour n’en user que selon les règles de son devoir. Un homme qui est sans charge se purifie et se perfectionne par l’humilité de son état même. Mais celui qui est dans une dignité, est semblable à un homme qui demeurerait avec une fille d’une rare beauté, et qui serait obligé de n’arrêter jamais les yeux sur elle. C’est ainsi que ceux qui sont puissants dans l’Église doivent craindre de se laisser éblouir par l’éclat de leur puissance. Telle est la puissance ; elle en pousse beaucoup à traiter injurieusement les autres ; elles ont allumé la colère dans leur cœur ; elles ont rompu le frein de leur langue, pour ouvrir leur bouche aux paroles insolentes et injurieuses, et enfin elles ont été à leur égard comme une tempête furieuse, qui rompt tous les mâts et les cordages d’un vaisseau, et qui le fait périr au milieu des flots. Croyez-vous donc un homme heureux, lorsqu’il est environné de tous ces périls, et son état vous paraît-il bien digne d’envie ? Il faudrait, ce me semble, avoir perdu le sens pour en juger de la sorte. Que si ces périls secrets et invisibles ne vous touchent pas assez, représentez-vous encore combien ces personnes qui sont en charge sont exposées aux flatteries, aux jalousies et aux médisances. Appelez-vous donc cet état un état heureux et digne d’envie ? Mais tout le peuple, dites-vous, honore cet homme. De quoi lui sert cet honneur ? Est-ce le peuple qui le jugera ? Est-ce au peuple qu’il rendra compte de ses actions ? N’est-ce pas Dieu qui lui redemandera un compte très-exact de toute sa vie ? Ne tremblez-vous point pour lui, lorsque le peuple l’estime ? Cet applaudissement et ces louanges, ne sont-ce pas comme autant d’écueils et de rochers où il est en danger de se perdre ? Plus les honneurs que le peuple lui rend sont grands, plus ils sont accompagnés de périls, de soins et d’inquiétudes. Celui qui dépend ainsi du peuple a bien de la peine à respirer un peu, et à demeurer ferme dans le même état. Quelque vertu que ces hommes aient d’ailleurs, il leur est très difficile de se sauver, et d’entrer dans le royaume de Dieu. Rien ne corrompt tant l’esprit et ne relâche tant les mœurs, que cet honneur qu’on reçoit du peuple qui rend les prélats timides, lâches, flatteurs et hypocrites. Pourquoi les pharisiens disaient-ils que Jésus-Christ était possédé du démon, sinon par un désir ardent d’être estimés et d’être honorés du peuple ? Et d’où vient au contraire que les autres Juifs jugeaient plus favorablement du Sauveur, sinon parce qu’ils n’étaient pas frappés de cette passion comme les pharisiens ? Car rien ne rend un esprit si déraisonnable et si insensé que cette avidité de la gloire ; et rien ne le rend si équitable, si solide et si ferme que le mépris de l’honneur. C’est pourquoi ce n’est pas sans sujet que je vous ai dit qu’il faut qu’un homme qui est en charge ait un esprit ferme et héroïque pour résister à tant de flots dont il est battu, et pour se sauver de la tempête, qui l’attaque de toutes parts. Car quand un homme est possédé du désir de l’honneur, lorsque le vent de la gloire humaine lui est favorable, il est prêt à s’exposer à tout : et lorsqu’il lui est contraire, il s’abîme dans la tristesse. La gloire est pour un tel homme un paradis, et le déshonneur un enfer. 5. Est-ce donc là le sujet de votre envie, et n’en devriez-vous pas plutôt faire le sujet de votre compassion et de vos larmes ? Lorsque vous croyez l’état de ces personnes digne d’envie, il me semble que vous êtes semblable à celui qui voyant un misérable lié, fouetté cruellement, ou déchiré par des bêtes farouches, regarderait avec envie sa douleur cuisante, et le sang qui lui coulerait de toutes parts. Car autant il y a d’hommes dans tout un peuple, autant ce ministre de l’Église a de liens qui l’environnent, et de maîtres auxquels il doit obéir. Ce qui est encore plus insupportable, c’est que chaque homme a ses pensées différentes, Ils attribuent tout le mal qui arrive à celui qui les conduit. Ils n’examinent rien à fond. Qu’une imputation imaginaire et sans fondement vienne à quelqu’un d’eux, elle passera pour une vérité constante dans l’esprit de tous les autres. Quelle tempête est aussi pénible à souffrir que ces bizarreries du peuple ? Celui qui s’arrête à ces louanges populaires, est comme ces flots de la mer qui s’élèvent jusqu’au ciel, et s’abaissent ensuite jusqu’aux abîmes il est toujours dans l’agitation, et jamais en paix. Avant que le jour de parler publiquement soit venu, il tremble de peur, et il appréhende le succès ; et après que son discours est prononcé, ou il meurt de déplaisir et de tristesse, ou il entre dans une joie excessive qui est pire encore que son déplaisir. Car il est aisé de voir combien cette joie nuit à l’âme par les mauvais effets qu’elle y cause. Elle la rend légère et inconstante, sans solidité et volage. Nous pouvons voir une preuve de cette vérité dans ces excellents hommes de l’Ancien Testament. Quand David a-t-il fait paraître plus de vertu ? Est-ce lorsqu’il était dans le bonheur ou dans la joie, ou lorsqu’il était accablé de tristesse et de misère ? Quand les Juifs servaient-ils Dieu avec plus de fidélité ? Était-ce lorsque l’extrémité de leurs maux les obligeait d’appeler Dieu à leur secours que la joie qu’ils ressentaient dans le désert les portait à adorer le veau d’or ? C’est ce qui a fait dire à Salomon, qui savait parfaitement ce que c’était que la joie : « qu’il vaut mieux aller dans une maison de pleurs que dans celle où l’on rit » (Ecc 7,2) ; et que Jésus-Christ appelle heureux ceux qui pleurent, et ceux qui rient malheureux : « Malheur à vous qui riez, parce que vous pleurerez ! » Et c’est avec grande raison qu’il parle de la sorte, parce que l’âme devient plus molle et plus relâchée dans la joie ; au lieu que dans la tristesse elle rentre en elle-même, elle devient plus sage et plus modérée, elle se dégage de ses passions, elle s’élève plus aisément vers Dieu, et elle trouve en soi-même plus de solidité et de force. Pensons, mes frères, à ces vérités : fuyons la vaine gloire et le faux plaisir qu’on y trouve, afin de mériter cette gloire véritable qui ne passera jamais, que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XLI
« JÉSUS CONNAISSANT LEURS PENSÉES LEUR DIT : TOUT ROYAUME DIVISÉ CONTRE LUI-MÊME SERA RUINÉ ; ET TOUTE VILLE OU TOUTE MAISON DIVISÉE CONTRE ELLE-MÊME NE POURRA SUBSISTER. QUE SI SATAN CHASSE SATAN, IL EST DIVISÉ CONTRE LUI-MÊME. COMMENT DONC SON ROYAUME SUBSISTERA-T-IL ? » (CHAP. 12,25, 26, JUSQU’AU VERSET 33) ANALYSE.
- 1. Jésus-Christ en révélant les secrètes pensées des cœurs, prouve sa divinité.
- 2. Jésus-Christ daigne se justifier devant les Juifs qui le calomniaient en disant qu’il chassait le démon par le démon.- En quel sens le blasphème contre le Saint-Esprit n’est point remis.
- 3. et 4. Qu’il faut se représenter tous ses péchés pour en concevoir un vif regret – Qu’il faut faire attention aux péchés intérieurs, non moins qu’aux autres. – Qu’on doit guérir les plaies de l’âme par les vertus qui leur sont opposées.
1. Les Juifs avaient déjà dit de Jésus-Christ qu’il chassait les démons au nom de Béelzébub. Jésus-Christ ne les en avait pas repris. Il s’était contenté de leur faire connaître sa puissance par la multitude de ses miracles et par la sainteté de sa doctrine. Mais voyant qu’ils continuent à tenir les mêmes propos, il se croit enfin obligé de leur répondre. Il commence par leur faire connaître sa divinité, en déclarant publiquement ce qu’ils avaient dans le cœur, et en délivrant en leur présence les possédés avec une facilité toute-puissante. Quelque imprudente et absurde que fût cette calomnie, parce que, comme j’ai dit, l’envie ne se met pas en peine de ce qu’elle dit pourvu qu’elle dise une injure, néanmoins Jésus-Christ ne néglige pas d’y répondre. Il le fait avec une douceur et une modération digne de lui, voulant nous apprendre à être doux à l’égard même de nos ennemis, quand ils publieraient de nous des choses dont nous ne nous sentons point coupables, et qui n’ont pas la moindre vraisemblance. Il veut que nous ne nous troublions point alors, mais que nous leur rendions raison de notre conduite avec beaucoup de douceur et de patience. C’est ce qu’il pratique lui-même en cette rencontre, afin que sa modestie fût même la conviction de leur fausseté, puisqu’un homme possédé du démon n’aurait pu être ni assez éclairé pour pénétrer dans le fond des cœurs, ni assez humble pour leur répondre si modérément. La pensée qu’ils avaient de lui était trop effroyable pour oser la publier devant le peuple, mais ils s’en entretenaient en eux-mêmes. Jésus-Christ veut leur faire connaître qu’il voyait à nu tout ce qu’ils pensaient, et, sans publier leurs calomnies, ni découvrir leur, malice, il se contente de répondre au mouvement de leur cœur, laissant ensuite à leur conscience à leur reprocher, l’excès de leur propre malice. Car l’unique but du Sauveur était de convertir les pécheurs, et non pas de les confondre. Rien ne l’empêchait, s’il l’eût voulu, de les convaincre par ses raisons, de les rendre ridicules et de punir leur impiété très sévèrement. Mais il ne veut pas le faire. Il oublie ses intérêts pour ne s’appliquer qu’à les guérir de leur prévention haineuse et à les rendre plus doux et plus susceptibles de conversion. Mais comment se détend-il ? Il ne leur oppose point l’Écriture, parce qu’ils négligeaient eux-mêmes de s’y appliquer, et qu’ils la corrompaient par de faux sens. Il se sert de raisons communes et d’exemples qui arrivent tous les jours. « Tout royaume », dit-il, « qui « est divisé contre lui-même sera ruiné ; et toute ville ou toute maison divisée contre elle-même ne pourra subsister (25). » On sait assez que les guerres domestiques et civiles sont bien plus dangereuses que les étrangères il en est de même pour nos corps et généralement pour toutes choses. Il aime mieux d abord leur rapporter deux exemples plus communs, et qu’ils pouvaient mieux connaître. Car qu’y a-t-il sur la terre de plus fort qu’un puissant royaume ? Cependant, si la division s’y mêle, il se détruit aisément. Que si l’on dit qu’un royaume ne se détruit si aisément, lorsqu’il se divise, que parce que son étendue et la multitude des parties qui le composent, contribuent beaucoup à sa ruine, Jésus-Christ montre que la division fait le même effet dans une seule ville, et même dans une maison particulière. Il est donc clair que tout ce qui subsiste, qu’il soit grand ou petit, périt lorsqu’il se divise. Si donc, dit Jésus-Christ, je chasse tes démons parce que je suis possédé d’un démon, n’est-il pas évident que les démons se combattent, qu’ils sont opposés les uns aux autres, et qu’ainsi leur puissance, étant divisée contre elle-même, ne pourra plus subsister ? « Si Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même. Comment donc son royaume subsistera-t il (26) ? » Il ne dit pas si Satan chasse les démons mais « si Satan chasse Satan », afin de faire mieux voir l’union qui est entre eux « Il est divisé contre lui-même ». S’il est divisé il est affaibli et ruine, et s’il est affaibli et ruine, comment pourra-t-il chasser les autres ? Voyez donc combien cette accusation des Juifs est ridicule, combien elle est extravagante, et comme elle se combat et se détruit elle – même Car c’est assurément bien mal raisonner de reconnaître que le règne des démons subsiste, lorsque les démons chassent les démons, et de prétendre qu’en se combattant de la sorte, ils établissent leur règne, au lieu que cette division même serait la destruction de leur règne. Voila la première réponse que Jésus-Christ fait à leurs accusations. L’autre est celle qu’il tire de ses disciples et des miracles qu’ils faisaient sur les possédés. Car Jésus-Christ ne se contente pas de réfuter leurs objections impertinentes par une seule raison. Il leur en oppose plusieurs pour confondre davantage leur impudence. C’est ainsi qu’il a détruit cette vaine accusation de la violation du sabbat, non seulement en produisant l’exemple du roi David, mais encore en rapportant la conduite ordinaire des prêtres, puis cet endroit de l’Écriture, où Dieu dit : Je veux la miséricorde et non pas le sacrifice », en ajoutant enfin que l’institution du sabbat avait été faite pour l’homme même. Il réfute ici de même cette objection par une seconde raison plus claire que la première en disant : 2. « Si donc je chasse les démons par la vertu de Béelzébub, par qui vos enfants les chassent-ils (27) ? » Considérez, mes frères, combien il est doux encore et modéré dans cette réponse. Il ne dit pas, mes disciples ou mes apôtres, mais « vos enfants, et il leur donne ainsi le moyen de se rendre dignes de la même grâce qu’avaient reçue ceux qui étaient Juifs comme eux ; mais s’ils voulaient au contraire demeurer toujours dans leur ingratitude, il les rend entièrement inexcusables. Voici donc ce qu’il leur dit : « Si je chasse les démons par la vertu de Béelzébub, par qui les chassent vos enfants ? » Car les apôtres avaient déjà chassé les démons par la puissance que Jésus-Christ leur avait donnée. Cependant les Juifs ne les accusaient point, comme Jésus-Christ, de chasser les démons au nom des démons parce qu’ils n’en voulaient pas à la chose même, mais à la personne. Ainsi pour leur faire voir que tout ce qu’ils disaient contre lui ne venait que de leur envie, il leur propose ses apôtres qui chassaient aussi les démons, comme s’il leur disait : Si je chasse les démons par la vertu de Béelzébub, c’est aussi par Béelzébub que vos enfants les doivent chasser, puisqu’ils n’ont point d’autre puissance que celle que je leur ai donnée. Cependant vous n’avez point eu d’eux ces pensées. Comment donc les pouvez-vous avoir de moi ? Pourquoi me condamnez-vous, lorsque vous les justifiez, quoique je n’aie fait que ce qu’ils font ? Ce jugement favorable que vous portez sur vous, vous rendra encore plus coupables pour l’injustice que vous me faites ; aussi, il ajoute ensuite : « C’est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges (27). » Juifs comme vous et suivant même loi que vous, ils ont obéi en toute chose ; ils condamneront donc un jour tout ce que vous faites, et tout ce que vous dites contre moi avec tant d’insolence et tant d’imposture. « Mais si je chasse les démons par l’Esprit de s Dieu, vous devez donc croire que le règne de Dieu est parvenu jusqu’à vous (28). » Quel est ce royaume de Dieu » ? C’est ma présence sur la terre. Remarquez encore combien il attire à lui les Juifs, combien il cherche à les guérir, et à faire en sorte qu’ils le connaissent. Il leur représente qu’ils s’opposent eux-mêmes aux grands biens qu’il leur veut faire et qu’ils agissent contre leur propre salut. Au lieu que vous devriez vous réjouir et être ravis de ce que je suis ici pour vous dispenser les grâces que les prophètes ont prédites au-autrefois, et de ce que le temps de votre bonheur est enfin venu, vous faites tout le contraire, et non seulement vous vous opposez aux grands dons que je vous offre, mais vous me déshonorez même par vos fausses accusations et par vos calomnies. Saint Matthieu dit ici : « Que si je chasse les démons par l’Esprit de Dieu ; » et saint Luc : « Que si je chasse les démons par le doigt de Dieu », ce qui montre que c’est l’ouvrage de la toute-puissance de Dieu de chasser ainsi les démons, et non pas l’effet d’une grâce qui soit ordinaire. Il veut aussi qu’ils puissent conclure de là que le Fils de Dieu est venu. Mais il ne le dit pas clairement. Il se sert d’une expression figurée en disant : « Vous devez croire que le règne de « Dieu est parvenu jusqu’à vous. » O sagesse admirable du Sauveur ! Il établit son incarnation et prouve son avènement au monde par les accusations mêmes de ses ennemis. Et pour les attirer davantage à lui, il ne dit pas seulement : « Le royaume de Dieu est venu », mais il dit, « est parvenu jusqu’à vous ; » comme s’il disait : ces grands biens sont venus pour vous. Pourquoi donc recevez-vous avec chagrin et avec tristesse la nouvelle de votre bonheur ? Pourquoi combattez-vous votre salut ? Voici le temps que les prophètes vous ont marqué autrefois. Ils ont prédit que je viendrais, et ils ont donné pour marque de mon avènement, qu’il se ferait alors des miracles par une puissance toute divine. Vous êtes témoins que ces miracles se font, et ils sont assez grands pour faire voir qu’il n’y a que Dieu qui les puisse faire. Le démon ne peut être maintenant plus puissant qu’il l’a été jusqu’ici. Il faut nécessairement qu’il soit plus faible. Et il est impossible que le démon étant faible chasse un autre démon qui est très-fort. C’est ainsi qu’il leur parlait, pour leur montrer que toute la force vient de la charité et de l’union, et toute la faiblesse de la division et du schisme. C’est pourquoi il exhorte sans cesse et à tout propos ses disciples à la charité, leur représentant que le démon fait tous ses efforts pour la détruire. Après cette seconde raison Jésus-Christ en donne une troisième. « Aussi comment quelqu’un peut-il entrer dans la maison d’un « homme fort et puissant et piller ses armes et ce qu’il possède, si auparavant il ne le lie pour pouvoir ensuite piller sa maison (29) ? » Il est clair par ce qui a déjà été dit que Satan ne peut point chasser Satan. Il est encore évident que personne ne peut chasser un homme fort, si auparavant il ne le surmonte. Que devez-vous donc conclure de là, dit Jésus-Christ aux Juifs, sinon la vérité de ce que je vous al déjà dit, de ce qui vous est encore une fois démontré ici avec un surcroît de force ? savoir, que je suis si éloigné de faire ces miracles par la puissance du démon et d’avoir quelque intelligence avec lui, que je lui fais au contraire une guerre continuelle, que je l’ai vaincu, et que je le tiens dans les chaînes ? Et je ne veux point vous en donner d’autre preuve que ces dépouilles que je lui ai arrachées. Considérez, mes frères, comment Jésus-Christ tire toujours des raisonnements des Juifs le contraire de ce qu’ils avaient prétendu. Ils voulaient montrer que Jésus-Christ ne faisait pas ces miracles par lui-même, mais par la vertu des démons. Et Jésus-Christ au contraire prouve qu’il a vaincu non seulement les démons, mais leur prince même et leur chef, et qu’il le tient « enchaîné » par sa puissance. Et il le prouve par les effets. Car si les démons ont un chef et un prince, comment aurait-il pu prendre leurs dépouilles, sans avoir auparavant vaincu leur prince ? Il me semble qu’il parle ici prophétiquement, parce que non seulement les démons sont « les vases » et les instruments de Satan, mais encore tous les hommes qui vivent comme le démon leur commande. Il déclare donc ici qu’il ne chasse pas seulement les démons, mais qu’il va encore bannir de la terre toutes les erreurs dont ils l’ont remplie ; qu’il va détruire tous les enchantements dont il aveuglait les âmes, et rendre inutiles toute sa méchanceté et ses artifices. Il ne dit pas qu’il ravira, mais qu’il « pillera », pour marquer qu’il le fera avec plus d’autorité et de puissance. Il lui donne le nom de « fort », non qu’il soit tel par lui-même, Dieu nous garde de cette pensée ! mais pour marquer la tyrannie qu’il avait exercée jusque-là sur les hommes, dans laquelle il ne s’était affermi que par notre lâcheté et par notre faiblesse. 3. « Celui qui n’est point avec moi est contre moi : et celui qui n’amasse point avec moi dissipe au lieu d’amasser (30). » Voici la quatrième raison dont Jésus-Christ se sert pour réfuter l’accusation des Juifs. Que désiré-je, dit Jésus-Christ, si ce n’est de convertir les hommes à Dieu, de les instruire dans la vertu, et de leur annoncer un nouveau royaume ? Que veut au contraire le diable et tous les démons, sinon la perte des hommes et leur éternelle damnation ? Comment donc celui qui « n’est point avec moi, et qui n’amasse point « avec moi », pourrait-il m’aider de son secours, et contribuer à mes desseins ? Mais que dis-je, contribuer à mes desseins ? A-t-il d’autre désir que de dissiper ce que j’aurais amassé moi-même ? Est-il donc vraisemblable que celui qui non seulement ne recueille pas avec moi, mais qui tâche même de dissiper ce que j’aurais amassé, voulût s’accorder avec moi pour chasser ensemble les démons ? Mais si cette parole de Jésus-Christ fait voir que le démon est contre lui, et qu’il travaille à détruire tout ce que fait Jésus-Christ, elle montre aussi que Jésus-Christ est toujours opposé au démon, et qu’il renverse tout ce que le démon établit. Comment doit-on entendre ces paroles : « Celui qui n’est point avec moi est contre moi ? » C’est-à-dire par cela même qu’il ne recueille et n’amasse pas avec lui. Si cela est vrai, mes frères, combien plus celui-là sera-t-il l’ennemi de Jésus-Christ, qui s’oppose à lui, et qui le combat ? Si celui qui ne s’accorde pas avec Jésus-Christ, et qui ne contribue pas à ses desseins, est son adversaire, combien plus le sera celui qui lui déclare une guerre ouverte ? Il parle de la sorte pour marquer davantage l’inimitié immortelle qui est entre lui et lé démon. Car dites-moi, je vous prie, si vous aviez un ennemi à combattre et que quelqu’un ne voulût pas vous assister contre lui, ne le regarderiez-vous pas comme un homme qui vous serait opposé ? Que si Jésus-Christ dit ailleurs : « Celui qui n’est pas « contre vous est pour vous (Luc. 9) ; » cela ne contredit pas ce qui est dit ici, car il parle ici des personnes qui sont entièrement opposées à ses disciples ; et il parle en cet autre endroit de celles qui ne seraient pour eux qu’en partie : « Nous avons vu quelqu’un qui chassait « les démons en votre nom. » (Mat 9,22) Mais il me semble qu’ici il désigne particulièrement les Juifs qu’il met du côté des démons. Car ils étaient opposés à Jésus-Christ, et ils dispersaient tout ce qu’il avait amassé. Il déclare assez qu’il avait cette pensée lorsqu’il dit : « C’est pourquoi je vous déclare que tout péché et tout blasphème sera remis aux hommes (31). » Après s’être défendu ; après avoir satisfait à toutes les objections ; après avoir découvert l’impudence de ses ennemis, il les effraye ensuite par ses menaces. Car ce n’est pas une petite preuve du zèle qu’il avait du salut des hommes, de ne pas se contenter de se justifier devant eux et de les persuader de son innocence, mais de les intimider même par les menaces. C’est ce qu’il fait souvent à leur égard dans les avis qu’il leur donne, et dans les lois qu’il leur impose. Cette parole d’abord paraît fort obscure ; mais si nous la considérons avec soin, nous n’y trouverons plus de difficulté. Il est donc important de la peser et de la bien examiner : « Tout péché », dit-il, « et tout blasphème sera remis aux hommes. » « Mais le blasphème contre le Saint-Esprit ne leur sera point remis (31). Et si quelqu’un parle contre le Fils de l’homme, il lui sera remis, mais s’il parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle ni en l’autre (32). » Que veut-il dire par ces paroles ? Vous avez, leur dit-il, publié contre moi plusieurs choses. Vous avez dit que j’étais un séducteur et un ennemi de Dieu. Je vous pardonne ces excès, et je ne vous en punirai point si vous en faites pénitence, mais le blasphème contre le. Saint-Esprit ne sera point remis à ceux même qui en feront pénitence. Quoi donc ! ce blasphème ne sera-t-il point pardonné même à ceux qui s’en repentiront ? Qui pourrait raisonnablement le croire, après que nous avons vu effectivement ce crime pardonné à ceux qui se sont repentis de l’avoir commis ? Plusieurs de ceux qui avaient blasphémé ainsi contre Jésus-Christ, ont ensuite cru en lui, et Dieu leur a pardonné leurs crimes. Qu’est-ce donc que Jésus-Christ veut faire entendre par ces paroles, sinon que ce péché était de tous celui qui se pardonne le moins ? Car celui qu’ils commettaient contre Jésus-Christ était plus excusable, puisqu’ils ne le connaissaient pas ; au lieu qu’ils ne pouvaient ignorer le Saint-Esprit, après tant de preuves qu’ils en avaient. Car c’était par lui que les prophètes avaient prédit de Jésus-Christ tout ce qu’ils en avaient annoncé. Et généralement tous les saints de l’Ancien Testament avaient eu une grande connaissance du Saint-Esprit. Il semble donc que Jésus-Christ leur dise : Je demeure d’accord que vous ayez eu quelque sujet d’être scandalisés à mon sujet à cause de cette chair dont vous me voyez revêtu ; mais pouvez-vous dire du Saint-Esprit que vous ne le connaissez pas ? « Je vous déclare donc que le blasphème contre le Saint-Esprit ne vous sera point remis ; et vous en serez punis ici et en l’autre monde. » Plusieurs d’entre les pécheurs n’ont été châtiés qu’en cette vie, (comme le fornicateur de Corinthe et les autres Corinthiens qui participaient indignement aux saints mystères), mais vous autres vous serez punis, et en ce monde et en l’autre. Je vous pardonne toutes les injures que vous avez publiées contre moi durant ma vie ; je vous pardonne même ma mort, cet outrage sanglant de la croix ; il n’y a que votre infidélité qui ne vous sera point remise. Il dit ceci parce que plusieurs d’entre ceux qui avaient cru en lui avant sa passion n’avaient pas une foi pleine. C’est pourquoi il est souvent obligé d’ordonner à ceux qu’il guérissait de ne le point découvrir avant sa mort ; et sur la croix même il prie son Père de pardonner à ceux qui l’y avaient attaché. Mais pour ce qui regarde, leur dit-il, les blasphèmes que vous dites contre l’Esprit-Saint, c’est un crime irrémissible. Il marque donc qu’il entend ces paroles des injures qu’on lui disait avant sa passion, lorsqu’il ajoute : « Si quelqu’un parle contre le Fils de l’homme, il lui sera remis, mais s’il parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle, ni en l’autre. » Pourquoi ? Parce que le Saint-Esprit ne vous est pas inconnu, et que vous attaquez impudemment une vérité trop claire. Car si vous dites que vous ignorez qui je suis, pouvez-vous ne pas connaître le Saint-Esprit, et pouvez-vous ignorer que chasser les démons et guérir miraculeusement les maladies, ne peut être l’ouvrage que du Saint-Esprit ? Ce n’est donc pas nous seulement que vous offensez. Vos outrages retombent sur l’Esprit-Saint. C’est pourquoi vous ne pourrez éviter d’être punis de ce crime et en ce monde et en l’autre. De tous les hommes qui sont sur la terre, les uns sont punis et en cette vie et en l’autre ; les autres ne le sont qu’ici ; les autres ne le seront qu’en l’autre monde ; enfin les autres ne le seront ni en celui-ci ni en l’autre. Les Juifs ont été punis et en cette vie et en l’autre. Ils ont été punis ici lorsque les Romains ont assiégé leur ville et qu’ils ont souffert des maux effroyables, mais temporels, d’où ils sont passés dans les supplices éternels. Les peuples de Sodome et de Gomorrhe et plusieurs autres ont souffert de même sur la terre et dans les enfers. D’autres ne sont punis qu’en l’autre monde, comme le mauvais riche, qui, après avoir vécu dans un si grand luxe, ne trouva pas même une goutte d’eau après sa mort. D’autres ne sont punis qu’ici, comme le fornicateur de Corinthe. Et d’autres ne sont punis ni en ce monde ni en l’autre, comme les saints apôtres, comme les prophètes et comme le bienheureux Job. Car les maux qu’ils ont souffert n’étaient point la punition de leurs crimes, mais l’épreuve de leur vertu. 4. Travaillons, mes frères, à être du nombre de ces saints amis de Dieu ; et si nous ne sommes pas assez heureux pour leur ressembler, soyons au moins de ceux qui ont expié leurs péchés en cette vie. Car le tribunal de ce grand Juge sera terrible, en l’autre vie. L’arrêt de la condamnation ne se révoquera point, et les tourments seront insupportables. Si vous voulez empêcher que Dieu ne vous punisse même en cette vie, jugez-vous vous-mêmes, et punissez-vous de vos péchés. Écoutez ce que dit saint Paul : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions point jugés de Dieu. » (1Co 11,31) Si vous suivez ce conseil, et si vous vous avancez peu à peu dans cette voie, vous remporterez enfin, la couronne. Et comment, direz-vous, pouvons-nous nous juger et nous punir nous-mêmes. ? Pleurez, soupirez dans l’amertume de votre cœur, gémissez amèrement, humiliez-vous, affligez-vous, souvenez-vous de tous vos péchés en particulier. Ce souvenir est un supplice secret et intérieur, qui n est connu que de celui qui est entre dans les sentiments d’une vive componction et qui a éprouvé combien la mémoire des fautes passées est sensible à une âme touchée d’un véritable regret. C’est pourquoi Dieu propose la justification comme le prix de cette pénitence sincère. « Accusez-vous le premier de vos péchés », dit-il, « afin que vous deveniez juste. » (Isa 43,26). Car c’est, n’en doutons pas, un moyen bien propre pour nous corriger, que de rassembler tous les péchés de notre vie, de les repasser dans notre mémoire, et de nous en occuper sans cesse. Celui qui en usera de la sorte sera tellement percé de douleur qu’il se croira même indigne de vivre. Et ce sentiment le tiendra tellement humilié sous la main de Dieu, qu’il le rendra flexible à tous ses ordres comme de la cire. Mais ne rappelez pas seulement en votre mémoire les crimes honteux, les fornications, les adultères et les autres péchés semblables qui font horreur à tout le monde. Rappelez-y tous ces péchés intérieurs et invisibles : ces calomnies et ces médisances cachées, ces pièges tendus en secret, cet amour dola vaine gloire, ces mouvements d’envie, et tons les dérèglements de cette nature. Car pour être invisibles ils n’en seront pas moins punis. Les calomniateurs seront précipités dans la géhenne, les ivrognes n’auront aucune part dans le royaume du ciel, et celui qui n’aime pas son frère est tellement rejeté de Dieu, que le martyre même ne lui servirait de rien. Celui qui n’a pas soin de ses proches a renoncé la foi, et celui qui méprise le pauvre sera condamné au feu. Ne négligez pas ces fautes comme peu considérables, mais recueillez-les toutes ensembles et écrivez-les dans votre cœur comme dans un livre. Si vous les écrivez dans votre, mémoire, Dieu les effacera de la sienne. Si vous négligez de les marquer, Dieu les marquera lui-même, et en tirera la vengeance. Ne vaut-il donc pas beaucoup mieux nous en souvenir, afin que Dieu les oublie, que de les oublier afin que Dieu nous les représente et nous les reproche devant toute la terre dans son effroyable jugement ? Pour éviter ce malheur, rappelons dans notre souvenir tous nos désordres passés et nous nous trouverons étrangement redevables à la justice de Dieu. Qui par exemple est pur et exempt de toute avarice ? ne me dites point que vous ne tirez de vos usures qu’un gain modéré. Ce peu de gain que vous faites, vous coulera un jour de grands supplices Pensez-y sérieusement et faites-en pénitence Qui peut dire qu’il n’a jamais outragé son frère ? Cependant Jésus-Christ dit lui-même, que qui traite mal son frère sera jeté dans l’enfer. Quel est celui qui n’a point parlé mal en secret de son prochain ? Cependant les calomniateurs seront éternellement bannis du royaume. Qui n’a point eu de mouvements d’orgueil ? Qui ne s’est point enflé de vanité ? Et c’est ce crime néanmoins qui est le plus horrible de tous. Qui n’a jamais jeté de regards déshonnêtes sur une femme ? Vous savez cependant ce que Jésus-Christ dit de ces regards. Qui ne s’est point mis en colère contre son frère sans aucun sujet ? Cependant celui qui le tait se rend coupable de jugement. Qui n’a jamais tait de jurements ? Et l’Évangile nous assure que les jurements viennent d’une mauvaise cause. Qui ne s’est jamais parjuré ? Et cela néanmoins vient d’une cause bien plus mauvaise. Qui n’a point été l’esclave de l’argent ? Cependant on ne peut l’être sans se retirer de la bienheureuse servitude de Jésus-Christ. Je pourrais rapporter encore beaucoup d’autres choses encore plus considérables. Mais ceci suffira pour toucher les cœurs qui ne seront pas plus durs que la pierre. Si chacun de ces péchés suffit en particulier, pour jeter une personne dans l’enfer, que sera-ce de tous ensemble ? Comment donc, me direz-vous, est-il possible de se sauver ? Nous le ferons si nous appliquons à nos maux des remèdes tout contraires, la, miséricorde, les aumônes, les prières, la componction, la pénitence, l’humilité, la contrition du cœur, et le mépris de toutes les choses de ce monde. Dieu nous a ouvert mille voies, pour nous sauver, si nous y voulons prendre garde. Veillons donc sur nous-mêmes ; tâchons de guérir nos plaies par toutes sortes de remèdes. Faisons l’aumône ; pardonnons à ceux qui s’emportent de colère contre nous ; rendons grâces à Dieu de tout ; jeûnons autant que nous le pourrons ; prions avec assiduité, et faisons-nous des amis de notre bien. Car c’est ainsi que, nous pourrons obtenir de Dieu le pardon de nos fautes, et recevoir de lui les biens, qu’il nous a promis. Je le prie de nous faire à tous cette grâce, par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XLII
« OU DITES QUE L’ARBRE EST BON ET QUE LE FRUIT AUSSI EN EST BON, OU DITES QUE L’ARBRE EST MAUVAIS ET QUE LE FRUIT AUSSI EN EST MAUVAIS. CAR C’EST PAR LE FRUIT QUE L’ON CONNAÎT L’ARBRE. » (CHAP. 12,33, JUSQU’AU VERSET 38) ANALYSE.
- 1 et 2. Les méchants ne retirent aucun avantage de la vertu de leurs ancêtres.- la bouche parle de l’abondance du cœur soit en bien soit en mal.
- 3. Qu’il ne faut pas révéler les vices du prochain, même s’ils sont les nôtres.
- 4. Utilité de l’examen de conscience, du soin que l’on doit y apporter.- Exhortation à la pratique de la vertu qui n’est pas plus difficile que celle du vice.
1. Jésus-Christ se sert encore ici d’un autre raisonnement pour confondre ses adversaires, et il ne se contente pas des réfutations précédentes. Il est visible qu’il n’agissait pas ainsi pour se justifier devant eux du crime qu’ils lui imputaient, puisqu’il en avait déjà dit assez pour cela ; mais pour tâcher de les convertir, et de les rappeler à Dieu. Il semble qu’il leur dise par ces paroles : Personne de vous ne s’en prend à ceux qui ont été guéris, comme ne l’ayant pas été véritablement : personne ne dit non plus que ce soit un mal de délivrer un homme du démon qui le possède. Car quelle que fût leur impudence, ils n’auraient cependant pas osé dire pareille chose. Puis donc que ne trouvant rien à dire dans ses actions, ils ne laissaient pas de décrier sa personne, il leur montre que leurs accusations étaient entièrement déraisonnables, et qu’elles combattaient l’ordre naturel des choses. Il leur laissait à conjecturer de là quelle impudence il fallait avoir pour dire des choses qui non seulement étaient détestables, mais même sans aucune apparence de raison. Mais considérez la modération du Sauveur. Il ne dit pas : Dites que l’arbre est bon, parce que le fruit en est bon ; mais pour les confondre entièrement, et pour leur faire mieux comprendre quelle était sa douceur et leur audace, il leur dit : Si vous voulez reprendre mes actions, je ne vous en empêche pas : mais que vos accusations au moins paraissent un peu raisonnables, et qu’elles ne se contredisent point elles-mêmes. Car le moyen le plus propre pour les convaincre de leur malice était de leur faire voir qu’ils voulaient obscurcir les choses du monde les plus claires. En vain, leur dit-il, votre malignité s’aveugle elle-même et veut allier ce qui est incompatible. On reconnaît l’arbre par le fruit, et non pas le fruit par l’arbre. Mais vous faites le contraire. Quoi que l’arbre soit le principe du fruit, c’est néanmoins le fruit qui fait juger quel est l’arbre. Il fallait donc, pour être conséquents, blâmer mes actions pour pouvoir m’accuser moi-même, ou bien ne pas m’accuser si vous approuviez mes actions. Pour vous, vous agissez d’une manière tout opposée. Sans rien blâmer dans mes actions qui sont les fruits, vans accusez ma personne qui est comme l’arbre, et vous allez jusqu’à m’appeler démoniaque. Jésus-Christ confirme encore ici ce qu’il a dit précédemment : « Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre en porter de bons. » (Mat 7,18) Ce qui fait voir que leurs accusations étaient tout à fait absurdes, et contre toute sorte de raison. Et comme ce n’est plus lui qu’il justifie, mais le Saint-Esprit, il leur parle avec chaleur et avec force. « Race de vipères, comment pourriez-vous dire de bonnes choses étant méchants comme vous êtes, puisque la bouche parle de la plénitude du cœur (34) ? » Jésus-Christ, par ces paroles, accuse en même temps ses ennemis, et prouve par eux la vérité de ce qu’il vient de leur dire. Vous autres, leur dit-il, étant d’aussi mauvais arbres que vous êtes, vous ne pouvez porter de bons fruits. Je ne m’étonne donc pas que vous disiez ce que vous dites, puisqu’étant sortis de si mauvais pères, vous avez eu une éducation semblable à votre naissance, et que vous en retenez encore l’esprit et le cœur. Mais remarquez avec quelle sévérité il les reprend, et combien ce qu’il leur objecte est sans réplique. Il ne leur dit point : « Comment pourriez-vous dire de bonnes choses, vous qui êtes une race de vipères ? La conséquence serait moins frappante ; mais comment pouvez-vous dire de bonnes choses, étant méchants comme vous êtes ? » Il les appelle « Race de vipères », parce que ces hommes se glorifiaient de leurs ancêtres. Et, pour leur montrer qu’ils n’en devaient attendre aucun avantage, il les retranche de la race d’Abraham ; il leur ôte ce titre d’honneur, dont ils s’enorgueillissaient si insolemment, et, au lieu d’un ancêtre si illustre, il leur donne pour pères des serpents, extraction plus conforme à leur malice noire et envenimée. « Puisque la bouche », ajoute-t-il, « parle de la plénitude du cœur. » Il leur fait voir encore ici qu’il est Dieu, et qu’il connaît le fond des cœurs. Il nous apprend que nous rendrons compte un jour non seulement de nos paro1es, mais encore de nos mauvaises pensées, et qu’elles ne peuvent être cachées aux yeux de Dieu. Il montre même que les hommes peuvent aussi les connaître. Car il y a une si grande liaison et un si grand rapport du dedans avec le dehors, que lorsque le venin est au dedans, il faut nécessairement qu’il se répande et qu’il paraisse au-dehors par les paroles. Lors donc que vous entendez dire à quelqu’un des paroles mauvaises et scandaleuses, vous devez croire qu’il a en lui beaucoup plus de mal qu’il n’en fait paraître. Car ce qu’il dit de mauvais a un principe et une source, et ce qui paraît au-dehors n’est qu’une petite partie de cette plénitude de corruption qui est cachée au dedans. Cc reproche est sanglant, vous le comprenez ; car si l’impiété de leurs paroles fait voir que c’est le démon qui les leur inspire, jugez quelle est la corruption de leur cœur, et combien cette source d’où elle coule est empoisonnée. Et cette conséquence est très-certaine, parce que la langue n’ose pas dire tout ce que le cœur lui dicte, et qu’elle ne laisse pas sortir toute la corruption intérieure ; mais comme le cœur n’a aucun homme pour témoin, et qu’ayant perdu la crainte de Dieu, il n’appréhende point ses jugements, il produit hardiment dans ses pensées tout le mal qu’il a conçu en lui-même. Ainsi il arrive d’ordinaire qu’il y a encore plus de corruption dans notre volonté que dans nos paroles, parce que la crainte même de ceux qui nous écoutent nous retient dans ce que nous disons, au lieu que le cœur n’étant connu de personne, s’abandonne avec plus de liberté au dérèglement de ses pensées. Mais lorsqu’il y a au dedans une trop grande corruption, elle se répand enfin au-dehors. Et comme ceux qui sont pressés de rejeter les mauvaises humeurs qui les incommodent, se contraignent d’abord, mais enfin ne les peuvent plus retenir ; de même ceux qui ont de mauvaises pensées et de mauvais desseins dans le cœur, après s’être retenus quelque temps, rejettent enfin au-dehors ce venin caché, qui se répand en injures et en calomnies. 2. « L’homme qui est bon tire du bon trésor de son cœur ce qui est bon, et l’homme qui est mauvais tire de son mauvais trésor ce qui est mauvais (38). » – Ne croyez pas, nous dit-il, que cette parole : « Que la bouche ne parle que de la plénitude du cœur », ne soit vraie que dans le mal, elle l’est aussi dans le bien. Car il y a plus de vertu dans le fond du cœur des bons qu’il n’en paraît au-dehors dans leurs paroles. Il concluait donc de là qu’on devait croire les Juifs plus malicieux qu’ils ne le paraissaient être par ce qu’ils disaient, et qu’on devait aussi supposer en lui plus de bonté qu’il n’en paraissait dans ses paroles. Il donne au cœur le nom de « trésor » pour mieux exprimer la multitude des biens ou des maux qu’il renferme. Il tâche ensuite de les frapper de terreur. Ne croyez pas, leur dit-il, que le jugement que Dieu vous réserve se termine seulement à faire connaître à tout le monde la corruption de vos cœurs, mais votre malice sera de plus condamnée à des tourments éternels, Il ne leur adresse pas son discours en leur parlant à eux-mêmes et se serrant du mot de « vous », pour instruire tout le monde en général, et pour rendre ce qu’il dit moins odieux. « Aussi je vous déclare que les hommes rendront compte au jour du jugement de la moindre parole inutile qu’ils auront dite (36). » Une parole inutile est une parole qui n’a point de rapport avec les choses dont on parle, ou qui tient du mensonge et de la médisance. Quelques-uns disent aussi qu’une parole inutile est une parole vaine, comme celles qui font rire, qui ne sont pas assez réglées, qui sont trop libres, et qui blessent l’honnêteté et la pudeur. « Car vous serez justifié par vos paroles et vous serez condamné par vos paroles (37). » Peut-on accuser ce jugement d’une trop grande sévérité ; et ce compte que Dieu redemandera ne paraît-il pas être plein d’équité et de douceur ? Le juge ne prononcera point l’arrêt contre vous sur le simple rapport des autres, mais sur ce que vous aurez dit vous-même manière de juger de toutes la plus juste et la plus équitable, puisque vous êtes entièrement maître ou de dire ou de ne pas dire ce que vous voudrez. Ce ne sont donc point, mes frères, ceux qui sont calomniés qui doivent trembler, mais bien les calomniateurs eux-mêmes. Car ceux qui auront été déchirés par les médisances ne seront pas contraints de justifier leur innocence, mais ceux qui les auront décriés seront obligés dé rendre compte de toutes leurs paroles injurieuses. C’est sur eux que tout le péril tombera ; c’est contre eux que le juge prononcera la sentence. C’est pourquoi ceux qui sont calomniés doivent être dans une entière assurance, puisqu’ils ne seront point responsables des médisances des autres ; mais leurs calomniateurs doivent frémir d’horreur et d’effroi aux approches de ce juge qui leur fera rendre compte de leurs impostures. Ce crime est un crime diabolique. C’est un péché qui n’apporte aucune satisfaction à celui qui le commet et qui ne lui cause que du mal. C’est une passion qui amasse dans l’âme un trésor funeste de malice et de péchés. Que si celui qui a le corps plein de mauvaises humeurs, tombe malade nécessairement, combien plus celui qui se remplit de cette humeur noire et maligne, infiniment plus nuisible à l’âme que la bile ne l’est au corps, ne s’expose-t-il à une maladie plus dangereuse, dont les douleurs seront infinies et éternelles ? On en peut juger par les effets. Car si la médisance afflige de telle sorte celui qu’elle attaque, combien doit-elle plus tourmenter celui qui l’a dit ? Le calomniateur se blesse toujours le premier avant que de blesser les autres. Celui qui marche sur les charbons ardents se brûle lui-même ; et celui qui frappe sur un diamant sent que le coup retombe sur lui : celui qui regimbe contre l’aiguillon se pique et se blesse lui-même. Car le chrétien qui sait supporter généreusement l’injustice et la calomnie, est en vérité comme un diamant, comme un feu, et comme un aiguillon perçant : au lieu qui celui qui médit de ses frères est plus faible et plus méprisable que la boue. Ce n’est donc pas un mal que d’être calomnié par les autres : mais c’est un très grand que d’être assez méchant pour publier des calomnies, ou de n’être pas assez ferme pour les souffrir. Avec quelle injustice Saül persécuta-t-il autrefois David ? et combien David eut à souffrir de sa part ? et cependant lequel des deux a été le plus fort ou le plus heureux ? lequel des deux a été le plus misérable et le plus digne de compassion ? n’est-ce pas celui qui a fait l’injure et non celui qui l’a soufferte ? Considérez, je vous prie, la conduite de l’un et de l’autre. Saül avait promis à David que s’il tuait Goliath, il lui donnerait sa fille en mariage. Cependant David tue Goliath, et Saül manque à sa parole, et bien loin de le faire son gendre, il ne pense qu’à le tuer. Lequel des deux s’est donc acquis le plus de gloire ? l’un est en proie à une tristesse profonde, il est possédé d’un démon ; l’autre par ses victoires et par sa piété envers Dieu devient plus éclatant que le soleil. Nous en voyons aussi que, à propos de cette danse fameuse des femmes israélites après la mort de Goliath, Saül sécha de dépit et d’envie contre David, et que David garda une modération et un silence qui lui attira le cœur et l’affection de tout le monde. Quand ensuite David eut Saül entre ses mains, et qu’étant maître de sa vie, il lui pardonna ; lequel des deux fut le lus fort ou le plus faible, le plus heureux ou le plus malheureux ? n’est-il pas visible que c’est celui qui ne voulut point se venger d’un ennemi qui avait tant cherché à le perdre ? l’un était armé de soldats et d’un grand nombre de troupes ; David, au contraire, n’était armé que de la justice qui le couvrait comme d’un bouclier qui lui tenait lieu de toute une armée. C’est pourquoi après avoir souffert tant d’injustices et de violences il ne voulut point tuer son persécuteur, quoiqu’il eût pu le faire sans blesser la justice, parce qu’il savait que le courage d’un homme doit paraître non à faire le mal, mais à le souffrir. Jetez maintenant les yeux sur le patriarche Jacob. Ne fut-il pas traité, par Laban avec beaucoup d’injustice et de violence ? cependant qui des deux fut le plus fort ? ou Laban qui tenant Jacob en sa puissance n’osa jamais le toucher ; ou Jacob qui étant sans armes et sans soldats ne laissa pas dé lui être plus redoutable que n’auraient été dix mille rois ? 3. Mais pour vous mieux prouver ce que je vous ai déjà dit, je retourne encore à David, pour le considérer, d’une manière toute contraire à celle dont nous l’avons envisagé. Car après avoir été si ferme et si courageux lorsqu’on lui faisait violence, n’a-t-il pas été ensuite le plus faible de tous les hommes lorsqu’il a fait violence aux autres ? Ne vit-on pas dans l’injustice qu’il fit à une que l’auteur de l’injure devient le plus faible et l’offensé le plus fort ? Une, tout mort qu’il était, mettait le désordre dans la famille de David et troublait tout son royaume ; et David tout vivant et tout roi qu’il était, était trop faible pour lui résister. Il ne pouvait empêcher qu’un seul homme, et un homme mort, ne remplît tout son État de confusion et de trouble. Voulez-vous que je vous fasse voir encore plus clairement ce que je vous dis ? Examinons ce qui est arrivé à ceux qui se sont vengés même avec justice. Car nous avons déjà fait voir que ceux qui outragent injustement les autres, sont sans comparaison plus faibles que ceux qu’ils haïssent, puisqu’ils se perdent eux-mêmes en les voulant perdre. Joab, général de l’armée de David, peut me servir à prouver ce que je vous dis. Il voulut venger la mort de son frère et il excita pour cela une guerre civile, et s’engagea dans une longue suite d’afflictions et de maux, qu’il se serait épargnés, s’il eût eu assez de vertu et de sagesse pour souffrir constamment la perte d’une personne qui lui était chère. Fuyons donc ce crime, mes frères, et n’offensons jamais nos frères, ni par nos actions, ni par nos paroles. Jésus-Christ n’a pas dit : Si vous accusez publiquement, si vous dénoncez au juge, mais simplement : « Si vous dites du mal », quand ce ne serait qu’en vous-même, vous ne laisserez pas d’en être très-sévèrement puni. Quand ce que vous auriez dit se trouverait en effet véritable, et que vous en connaîtriez d’une manière certaine la vérité, vous ne laisserez pas d’être puni. Car Dieu vous jugera non point par ce qu’un autre aura fait, mais par ce que vous aurez dit vous-même : « Vous serez », dit-il, « condamné par vos paroles. » Ne vous souvenez-vous pas que le pharisien ne disait rien qui ne fût très-véritable et très – connu de tout le monde, et que néanmoins sans qu’il eût révélé : des fautes secrètes et cachées, il fut condamné aux derniers supplices ? S’il ne faut donc point accuser les autres de fautes qui sont connues et qui sont publiques, il faut encore bien moins leur reprocher celles qui sont incertaines et douteuses ? Le pécheur n’a-t-il pas un juge qui le jugera ? Pourquoi usurpez-vous l’autorité du Fils unique du Père ? C’est à lui que le Père a donné tout le pouvoir de juger. C’est à lui qu’il réserve ce trône et ce tribunal. Que si vous avez tant d’envie de juger, jugez-vous vous-même. Ce jugement ne vous exposera à aucun blâme et vous sera même très-avantageux. Élevez ce tribunal au milieu de vous et représentez-vous tous les dérèglements de votre vie. Redemandez-vous un compte exact de toutes vos actions. Dites à votre âme : Pourquoi avez-vous eu la hardiesse de faire telle ou, telle action ? Que si elle ne prend pas déplaisir à se juger ainsi elle-même et qu’elle aime mieux examiner les fautes des autres, dites-lui encore : Ce n’est pas sur les actions des autres que je vous juge ; ce n’est pas de celles-là que vous avez à vous justifier. Que vous importe qu’un tel vive mal ? Pourquoi vous-même osez-vous faire une telle faute ? Défendez-vous vous-même et n’accusez pas les autres. Examinez-vous vous-même et n’examinez point votre frère. Intimidez aussi votre âme. Tenez-la dans la crainte et dans la frayeur. Si elle n’a rien à répondre et qu’elle tâche de s’échapper à ce tribunal, contraignez-la d’y comparaître traitez-la comme une criminelle, frappez-la de verges comme une esclave orgueilleuse qui s’est laissée corrompre. Ne laissez passer, aucun jour sans la juger de la sorte. Représentez-lui ce fleuve de feu, ce ver qui la rongera sans cesse et tous ces supplices si effroyables de l’enfer. Ne lui permettez point à l’avenir de se laisser souiller par le démon. Ne souffrez plus qu’elle se serve de ces vaines excuses : c’est le démon qui vient me chercher, c’est lui qui me tend des pièges, c’est lui qui m’assiège et qui me tente. Répondez-lui que si elle ne voulait point consentir, il ne lui ferait aucun mal et que tous ses artifices seraient inutiles à son égard. Que si elle se défend d’une autre manière et qu’elle dise : Je suis liée avec mon corps, je suis environnée d’une chair faible, je demeure parmi des hommes et je suis encore sur la terre, répondez-lui que ce ne sont là que des prétextes pour entretenir ses désordres. Que tels et tels sont, aussi bien qu’elle, environnés d’une chair, qu’ils demeurent en ce monde et qu’ils sont encore sur la terre. Que néanmoins ils vivent dans une vertu admirable et que quand elle aura pris une ferme résolution de bien vivre, la chair ne l’en empêchera plus. Que si ce discours l’afflige, ne cessez point de la blesser. Ces blessures salutaires que vous lui ferez, ne la tueront pas, mais la sauveront. Si elle répond encore : qu’un tel homme l’a irritée et l’a mise en colère, répondez-lui qu’il était en sa puissance de ne s’y pas mettre et que souvent elle s’en était abstenue. Si elle dit : la beauté de cette personne m’a surprise, répondez-lui qu’il était encore en son pouvoir d’étouffer cette passion. Rapportez-lui l’exemple de beaucoup d’autres personnes qui l’ont éteinte et faites-la souvenir des paroles de la première femme : « Le serpent m’a trompée « (Gen. 3) », à qui néanmoins cette excuse ne servit de rien. 4. Lorsque vous jugerez ainsi votre âme, que personne ne soit présent et que personne ne vous trouble. Imitez les juges qui font tirer les rideaux pour être plus en repos et pour mieux former leurs jugements. Cherchez de même, au lieu de rideaux, un temps et un lieu de solitude et de paix. Quand vous avez soupé et que vous êtes près de vous mettre au lit, jugez-vous alors et examinez vos fautes. Tout y est très-favorable, le temps, le lieu, le lit, le repos. David l’a marqué, lorsqu’il a dit : « Dites dans vos cœurs ce que vous dites, et soyez touchés de componction, lorsque vous êtes sur vos lits. » (Psa 4,5) Punissez avec sévérité les moindres fautes, afin que vous soyez d’autant plus éloigné de tomber jamais dans les grandes. Si vous êtes exact à faire cela tous les jours, vous paraîtrez avec confiance devant ce tribunal terrible qui fera trembler tout le monde. C’est ainsi que saint Paul s’est élevé à un si haut point de pureté et d’innocence, et c’est ce qui lui a fait dire : « Si nous nous jugions « nous-mêmes, nous ne serions point jugés de « Dieu. » (1Co 2,31) C’est ainsi que Job a purifié ses enfants, puisqu’il est bien croyable qu’offrant à Dieu des sacrifices pour leurs fautes secrètes, il les punissait sévèrement de celles qui paraissaient. Pour nous autres nous sommes bien éloignés de cette vertu, et nous faisons le contraire de ces grands saints. Aussitôt que nous nous sommes mis au lit, nous repassons dans notre esprit nos affaires domestiques. Il y en a même qui s’entretiennent alors de choses qui blessent l’honnêteté. D’autres pensent à leurs biens et à leurs usures, et s’embarrassent dans mille sortes de soins. Si vous aviez une fille unique, vous veilleriez avec soin pour la conserver chaste et pure ; et vous souffrez que votre âme qui vous devrait être plus précieuse que votre fille, s’abandonne à des fornications spirituelles, et vous lui suscitez vous-même une infinité de pensées mauvaises. Si l’amour de l’argent, si le désir du gain, si un objet dangereux, si la haine ou la colère, ou quelque autre passion se présente à la porte de notre âme, nous la lui ouvrons aussitôt, nous l’invitons à entrer, nous l’attirons, et nous lui permettons sans rougir de la déshonorer et de la corrompre. Y a-t-il rien de plus cruel que cette mortelle négligence ? Nous n’avons qu’une âme qui nous doit être plus chère que toutes choses ; et nous la prostituons à ces pensées malheureuses et à ces fantômes, comme à des adultères qui ne la quittent qu’après lui avoir fait perdre la pureté, et lorsqu’ils en sont bannis par le sommeil ; ou plutôt ces fantômes ne s’en retirent pas même alors. Les songes de la nuit lui représentent encore les images dont elle s’était remplie durant le jour. Elle se trouve encore occupée alors par ces représentations de la nuit, qui l’expose souvent à des chutes et à des crimes véritables. Nous ne pouvons souffrir que la moindre poussière ou la moindre paille entre dans notre œil ; et nous négligeons notre âme, lorsqu’elle est accablée de tant de maux. Quand la purgerons-nous de toutes ces 1m puretés dont nous la souillons chaque jour ? Quand couperons-nous toutes ces ronces et ces épines ? Quand y répandrons-nous la semence des vertus ? Ne savez-vous pas que le temps de la moisson approche ? et cependant nous n’avons pas encore commencé à défricher la terre qui nous a été commise. Que si le maître du champ nous surprend dans cette paresse, que lui dirons-nous, que lui pourrons-nous répondre ? Dirons-nous que personne ne nous a donné de semence ? On a soin de le faire tous les jours. Dirons-nous que personne n’a arraché les épines qui couvraient toute la terre. Nous tâchons à tous moments d’y mettre cette faux » dont il est parlé dans l’Écriture. Nous excuserons-nous sur les nécessités de la vie qui nous attachent et qui nous tiennent comme captifs ? Pourquoi ne vous Êtes-vous pas « crucifié au monde ? » selon la parole de l’Apôtre. Si celui qui n’a rendu que le talent qu’il avait reçu de son maître, est appelé « méchant serviteur », parce qu’il ne l’a pas rendu au double, comment appellera-t-on celui qui aura même dissipé ce qu’on lui aura donné ? Si ce serviteur fut lié et précipité dans le lieu « des s pleurs et des grincements de dents ; » que souffrirons-nous, nous autres qui demeurons toujours lâches et paresseux, quoique tant de considérations nous portent à nous convertir ? Car qu’y a-t-il en ce monde qui ne vous dût aider à penser à Dieu ? Ne voyez-vous pas combien la vie est fragile et incertaine, et de combien de maux et d’afflictions elle est traversée ? Ne croyez pas, je vous supplie, qu’il n’y ait que la vertu qui soit pénible. Le vice a aussi ses épines et ses travaux. Puis donc que le travail est égal de part et d’autre, pourquoi n’embrassez-vous pas plutôt celui qui sera suivi d’une si grande récompense ? Il y a même des vertus qui s’exercent sans aucune peine. Car quelle peine y a-t-il à ne point médire, à ne point mentir, à ne point jurer, à ne se point mettre en colère contre son frère ? S’il y a de la peine, ce n’est pas à fuir ces vices, mais à les commettre. Ne serons-nous donc pas inexcusables, et indignes de pardon, si nous ne nous appliquons pas à ces vertus mêmes qui sont si faciles ? Et qui s’étonnera que nous n’arrivions jamais à ce qu’il y a de plus élevé et de plus pénible dans la vertu, puisqu’en négligeant les choses les plus aisées, nous nous rendons incapables des plus grandes ? Souvenons-nous, mes frères, de ces avis si importants ; fuyons le mal, embrassons la vertu, afin de jouir et du vrai bonheur de cette vie, et dans l’autre des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XLIII
« ALORS QUELQUES-UNS DES DOCTEURS DE LA LOI ET DES PHARISIENS LUI DIRENT : MAÎTRE, NOUS VOUDRIONS BIEN QUE VOUS NOUS FISSIEZ VOIR QUELQUE PRODIGE. MAIS IL LEUR RÉPONDIT : CETTE RACE MÉCHANTE ET ADULTÈRE DEMANDE UN PRODIGE, ET ON NE LUI EN ACCORDERA POINT D’AUTRE QUE CELUI DU PROPHÈTE JONAS. » (CHAP. 12,38, 39, JUSQU’AU VERSET 46) ANALYSE.
- 1. Cette génération perverse et adultère demande un signe. – Cette génération est adultère parce qu’elle repousse son légitime maître ; ainsi par cette parole qu’il adresse aux Juifs incrédules, Jésus-Christ montre qu’il est l’égal de Dieu le Père.
- 2. Que la passion et la mort de Jésus-Christ ont été réelles et non pas seulement apparentes comme le voulait l’hérésiarque Marcion. – Jonas, figure de Jésus-Christ.
- 3. Condamnation des Juifs déicides ; leur punition dès cette vie.
- 4 et 5. Combien on doit craindre d’irriter Dieu, et de s’endurcir comme Pharaon. — Description du feu et des tourments effroyables de l’enfer. – Qu’on doit éviter ces peines par un véritable changement de vie. – Comment on peut se sauver au milieu des engagements et des soins du monde.
1. Peut-on trouver quelqu’un de plus déraisonnable et plus impie que les pharisiens, qui après tant de miracles que Jésus-Christ a faits devant eux, lui disent ici comme s’il n’en avait fait aucun : « Maître, nous voudrions bien que « vous nous fissiez voir quelque prodige ? » Pourquoi donc lui font-ils cette question ? C’est encore dans le dessein de le surprendre. Après que Jésus-Christ leur a souvent fermé la bouche, après qu’il a réprimé leur audace par la force de ses paroles, ils lui demandent de nouveaux miracles. C’est ce que l’Évangéliste admire, lorsqu’il dit : « Alors quelques-uns des docteurs de la loi et des pharisiens demandèrent un prodige. » Car quel temps marque-t-il en disant : « Alors ? » un temps où les Juifs devaient le plus céder à Jésus-Christ, l’admirer, être épouvantés de ses raisons, s’éloigner de lui avec confusion ? C’était au contraire alors que leur malice redoublait, et qu’ils étaient plus opiniâtres. Mais remarquez combien leurs paroles sont pleines de flatteries et d’illusion tout ensemble. Car ils espéraient le gagner par là. Tantôt ils l’injurient, et tantôt ils le flattent. Ils l’appellent quelquefois « démoniaque » ; et quelquefois ils l’appellent « maître. » L’un et l’autre de ces traitements si opposés venaient d’un même fond de malice. C’est aussi ce qui oblige Jésus-Christ à leur faire une sévère réprimande. Lorsqu’ils lui parlaient avec aigreur, et qu’ils l’interrogeaient fièrement, il leur répondait avec une douceur admirable ; mais lorsqu’ils le flattaient, il leur parlait avec force. Il montrait ainsi qu’il était au-dessus de toutes ces passions, et que comme leur colère ne l’irritait pas, leurs flatteries aussi ne le touchaient point. Mais remarquez que cette réprimande n’est pas une simple réprimande, mais qu’elle est encore une preuve et une conviction de leur malice. Car voici ce qu’il répond : « Cette race méchante et adultère demande un prodige (39). » Il semble qu’il leur dise par ces paroles.: faut-il s’étonner que vous me traitiez de la sorte, lorsque vous ne me connaissez pas encore, puisque vous traitez aussi indignement mon Père, dont vous avez tant de fois éprouvé la puissance ? Vous l’avez quitté néanmoins souvent pour courir aux idoles, et pour en attirer d’autres à ce culte impie. C’est le reproche continuel que leur faisait le prophète Ézéchiel. (Eze 15) Jésus-Christ leur parlait ainsi pour leur montrer qu’il était parfaitement d’accord avec son Père, et qu’ils ne faisaient, eux, que ce que leurs pères avaient déjà fait. Il voulait leur montrer qu’il connaissait clairement le secret de leurs pensées et l’intention hypocrite et malveillante avec laquelle ces prodiges lui étaient demandés. C’est pour ce sujet qu’il les appelle « une race méchante », parce qu’ils avaient toujours été ingrats aux bienfaits de Dieu, devenant d’autant plus méchants qu’ils en recevaient plus de grâces, ce qui est le comble de la malice. Il les appelle encore une « race adultère », pour marquer leur infidélité passée et leur incrédulité présente. Et il montre en cela – même qu’il est égal à son Père, puisque, l’âme se rend également adultère ou en ne croyant pas au Fils, ou en ne croyant pas au Père. Après cette forte réprimande il ajoute : « Mais on ne lui en accordera point d’autre que celui du prophète Jonas (39). » Il commence à marquer ici sa résurrection et à la prouver par l’exemple de ce prophète qui en fut une figure. Vous me direz peut-être : mais le Fils de Dieu n’a-t-il pas donné « un prodige à cette race méchante et adultère », puisqu’il a fait depuis tant de miracles ? Je vous réponds qu’il n’a point donné ici ses miracles à la demande de ces pharisiens, puisqu’il ne les a point faits pour les convertir, connaissant trop leur opiniâtreté et leur aveuglement, mais seulement, pour servir aux autres. Nous pouvons dire encore qu’il ne devait point leur faire voir de miracle semblable à celui de Jonas. Dieu leur a donné un autre signe, lors par exemple que les afflictions qui les accablèrent leur firent sentir quelle était la puissance de Celui qu’ils avaient crucifié. C’est de quoi il les menace ici, quoiqu’assez obscurément, comme s’il disait : je vous ai comblé de bienfaits, sans que rien vois ait pu attirer à moi, et que vous ayez voulu reconnaître et adorer ma souveraine puissance. Mais vous la connaîtrez un jour non plus par la grandeur de mes dons, mais par les effets de ma justice, lorsque vous verrez votre ville prise et pillée, vos murs abattus, votre temple démoli, votre État ruiné, votre liberté perdue, vos cérémonies abolies, et que vous serez errants et fugitifs sur toute la ferre. Tout ceci vous arrivera après que vous m’aurez crucifié, et c’est là le grand prodige que je vous réserve. Car n’est-ce pas en effet un prodige épouvantable, que le peuple juif soit toujours accablé des mêmes maux, et que malgré les efforts que plusieurs ont faits pour le soulager, il demeure néanmoins toujours misérable, depuis que la main de Dieu s’est une fois appesantie sur lui pour le châtier ? Mais Jésus-Christ ne leur parle qu’obscurément de ces choses, qui ne devaient être éclaircies que par ce qui devait arriver un jour. Il se contente ici de leur parler de sa résurrection dont ils devaient être plus pleinement informés par ce qu’ils souffriraient dans la suite. « Car comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine ; ainsi le Fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le cœur de la terre (40). » Il ne leur dit pas néanmoins qu’il ressusciterait, parce que ces impies s’en seraient moqués ; il se contente de le leur marquer en énigme pour leur faire voir, quand cela serait arrivé, qu’il le leur avait prédit. Car pour se convaincre que les pharisiens comprenaient ce que Jésus leur disait par ces’ paroles, il ne faut que voir ce qu’ils dirent à Pilate. « Ce, séducteur a dit, lorsqu’il « était encore vivant : je ressusciterai après « trois jours. » (Mat 27,43) Cependant ses disciples mêmes ignoraient cela parce qu’ils étaient bien plus grossiers et plus ignorants alors que les pharisiens. C’est pourquoi les Juifs ont été convaincus par leur propre lumière, et se sont condamnés eux-mêmes. 2. Mais remarquez avec quelle exactitude Jésus-Christ parle, de sa résurrection, quoique en termes énigmatiques. Car il ne dit pas qu’il sera dans la terre, mais « dans le cœur de la terre », pour mieux marquer son sépulcre, et pour empêcher qu’on ne crût que sa mort n’était qu’une feinte. C’est pour cette même raison qu’il a voulu demeurer mort durant trois jours, afin que personne n’en pût douter, Il a voulu confirmer la certitude de sa mort, non seulement en mourant sur une croix devant tout le monde, mais encore en demeurant trois jours dans le sépulcre. Toute la suite des temps devait rendre témoignage à sa résurrection, mais on eût pu douter de sa mort, s’il ne l’eût établie par des preuves très-constantes et très-assurées. Que si l’on eût douté de sa mort, on eût douté aussi par une suite nécessaire de sa résurrection. C’est pourquoi il donne à sa mort le nom « de signe », et il n’aurait point « donné ce signe » s’il n’eût point été crucifié. Il rapporte aussi une figure de sa mort, afin qu’on en crût la vérité. Car je vous prie de me dire si Jonas n’était qu’en figure « dans le ventre « de la baleine ? » Et si l’on ne peut dire cela avec quelque apparence de raison, pourquoi veut-on douter que Jésus-Christ n’ait été de même « dans le cœur de la terre ? » Est-il croyable que la figure ait été réelle, et que la vérité n’ait été qu’une illusion ? C’est pourquoi nous avons tant de soin d’annoncer partout la mort de Jésus-Christ, et dans les sacrés mystères, et dans le baptême, et généralement en toutes choses. De là vient encore que saint Paul crie si hautement : « A Dieu ne plaise que je « mette ma gloire en autre chose que dans la « croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! » (Gal 7,14) C’est, mes frères, ce qui nous fait voir que ceux qui sont infectés de l’hérésie de Marcion sont les vrais enfants du diable, parce que, en soutenant, comme cet hérésiarque, qua Jésus-Christ n’a point été crucifié et n’est point mort véritablement, ils se rendent les ministres du diable, s’efforçant comme lui d’effacer le souvenir de choses dont Dieu a voulu éterniser la mémoire, je veux dire la croix et la passion. C’est pourquoi Jésus-Christ dit dans un autre endroit de l’Évangile : « Détruisez ce temple et je le réédifierai en trois jours (Jn 2,17) » ; et ailleurs : « Les jours viendront qu’on leur ôtera l’époux. » Et ici : « On ne leur donnera point d’autre prodige que celui du prophète Jonas », montrant qu’il souffrirait pour eux, mais que ce serait inutilement, et qu’ils ne tireraient aucun fruit de ses souffrances, ce qu’il témoigne clairement un peu après. Il le savait, et néanmoins, il n’a pas laissé de mourir, tant était grande sa charité ! Et ne croyez pas que le sort réservé aux Juifs ressemble à celui des Ninivites que Dieu, après avoir été sur le point de les perdre, sauva à cause de leur pénitence en faisant reculer les barbares qui les menaçaient ; ne croyez pas, dis-je, que les Juifs doivent se convertir après la résurrection du Sauveur, écoutez plutôt comment Jésus-Christ assure le contraire. Car ce qu’il dit ensuite d’un démon qui rentre dans celui dont il avait été chassé, fait voir clairement que les Juifs n’éviteraient point la colère de Dieu comme les Ninivites, et que rien n’arrêterait les malheurs dont ils étaient menacés, et il déclare que leur punition sera très-juste. Il suit en cela la même conduite qu’il avait suivie dans les siècles passés. Car sur le point de ruiner Sodome, il s’en justifie auparavant devant Abraham, et il fait voir que la vertu était si rare et si inconnue dans cette ville qu’il n’y avait pas seulement dix personnes justes. Il fait voir de même à Loth combien ce peuple qu’il allait ruiner était ennemi de l’hospitalité, et combien il était plongé dans des vices détestables, et après cela il les consume par le feu du ciel. Il en usa de même au temps du déluge, ayant voulu que toute sa conduite fit voir à Noé combien était juste une si effroyable punition. Il fit voir de même à Ézéchiel, lorsqu’il était a Babylone, les maux qui se commettaient dans Jérusalem. Il agit ainsi encore envers Jérémie, lorsqu’il lui disait comme pour se justifier : « Ne priez point pour eux, « car ne voyez-vous pas ce qu’ils font ? » (Jer 23,10) Enfin on voit qu’il garde partout la conduite dont il use ici. « Les Ninivites s’élèveront au jour du jugement contre ce peuple, et le condamneront, parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas, et cependant celui qui est ici est plus grand que Jouas (41). » Jonas était le serviteur, et moi le Maître. Il est sorti d’une baleine, et je sortirai vivant du tombeau. Il a annoncé à un peuple la ruine de sa ville, et moi je vous annonce le royaume des cieux. Les Ninivites ont cru sans aucun miracle. Et moi j’en ai fait un très-grand nombre. Ils n’avaient reçu aucune instruction avant la prédication de ce prophète, et moi je vous ai instruits de toutes choses, et je vous ai découvert les secrets de la plus haute sagesse. Jonas est venu aux Ninivites comme un serviteur qui leur parlait de la part de son maître, et moi je suis venu en Maître et en Dieu. Je n’ai point menacé comme lui, je ne suis point venu pour vous juger, mais pour vous offrir à tous le pardon de vos péchés. De plus ces Ninivites étaient un peuple barbare, au lieu que les Juifs avaient toujours entendu les prédications des prophètes. Personne n’avait prédit aux Ninivites la naissance de Jon. et les prophètes avaient prédit de Jésus-Christ une infinité de choses, et les événements répondaient ponctuellement aux prophéties. Jonas prit la fuite, et voulut se dispenser de sa prédication, de peur d’être raillé des Ninivites ; et moi qui savais devoir être attaché en croix et moqué, je suis néanmoins venu. Jonas ne put souffrir d’être méprisé de ceux qu’il devait convertir, et moi je souffre pour eux la mort, et une mort honteuse, et je leur envoie encore après moi mes apôtres pour achever mon ouvrage. Enfin Jonas était un étranger inconnu aux Ninivites ; et moi je suis de la même race que les Juifs, et j’ai selon la chair les mêmes aïeux qu’eux. On pourrait trouver ainsi d’autres avantages de la prédication de Jésus-Christ sur celle de Jonas, si on s’arrêtait à les bien, considérer. Mais Jésus-Christ ne se contente pas dé cet exemple. Il en joint aussitôt un autre. 3. « La reine du midi s’élèvera au jour du jugement contre ce peuple, et le condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre, pour entendre la sagesse de Salomon, et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon (42). » Cet exemple est encore plus puissant que e premier. Car Jonas au moins alla trouver les Ninivites, mais la reine du midi n’attendit pas que Salomon la vînt trouver. Elle le prévint et le visita dans son royaume. Elle ne considéra ni son sexe, ni sa qualité d’étrangère, ni l’éloignement des lieux. Elle se résolut à ce long voyage, non par la terreur des menaces, ni par la crainte de la mort, mais par le seul amour de la sagesse : « Et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon. » Là c’est une femme qui va trouver un roi ; ici au contraire c’est un Dieu qui cherche des hommes. Elle vient trouver Salomon des extrémités de la terre ; et moi, descendu du haut du ciel, je viens vous chercher dans vos bourgs et dans vos villes. Salomon discourait sur les arbres et sur les plantes, ce qui ne pouvait pas être fort utile à celle qui le venait chercher ; et moi je vous annonce des choses également terribles et salutaires. Après donc les avoir mis dans leur tort, et leur avoir prouvé par tant de raisons, qu’ils ne méritaient point le pardon de leurs péchés ; après avoir montré et par l’exemple des Ninivites, et par celui de la reine du midi que leur désobéissance et leur incrédulité ne venait pas de la faiblesse du maître qui les instruisait, mais de leur opiniâtreté inflexible ; il leur déclare enfin le châtiment qui devait fondre sur eux. Il ne le fait que par des énigmes obscures, mais qui ne laissent pas d’imprimer la crainte dans les esprits. « Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il s’en va par des lieux arides cherchant du repos, et il n’en trouve point (43). Alors il dit : Je retournerai dans ma maison d’où je suis sorti, et venant il la trouve vide, nettoyée et bien parée (44). En même temps il s’en va prendre avec lui sept autres esprits plus méchants que lui, et entrant dans cette maison ils y habitent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier. C’est ce qui arrivera à cette race (45). » Jésus-Christ montre clairement par ces paroles que les Juifs souffriraient d’étranges tourments, non seulement dans l’autre monde, mais même dès celui-ci. Comme il leur avait dit que les Ninivites s’élèveraient contre eux au jour du jugement, et qu’ils les condamneraient, de peur que ces menaces si éloignées ne fissent pas une assez forte impression sur eux pour les tirer de leur négligence, il leur marque les maux qui devaient leur arriver dès cette vie. Le prophète Osée leur avait prédit aussi ces malheurs, lorsqu’il leur dit : « Qu’ils seraient « comme un prophète et comme un homme « qui aurait perdu le sens et qui serait possédé « d’un mauvais esprit. » (Ose 8,7) C’est-à-dire, comme des furieux, comme des démoniaques, et comme des faux prophètes possédés du malin esprit. Car Os. par ce mot de « prophète », entend ici les faux prophètes, comme sont les devins et autres semblables. C’est ce que Jésus-Christ montre ici, lorsqu’il dit que les Juifs souffriraient les dernières extrémités. Considérez comme il tente toutes sortes de voies pour forcer ce peuple à l’écouter. Il les presse de tous côtés. Il leur représente le présent et l’avenir ; il les stimule par de beaux exemples comme ceux des Ninivites et de la reine du midi : il les effraie par l’exemple de ceux qui ont péché comme du peuple de Tyr et de Sodome. C’est ce qu’ont fait tous les prophètes, lorsqu’ils ont proposé aux Juifs, tantôt l’exemple « des Réchabites (Jer 35,8) » ; tantôt celui d’une « épouse » qui ne peut oublier ses ornements (Ose 24) ; tantôt celui « du bœuf » qui connaît son maître, et « de l’âne » qui n’ignore pas l’étable de celui qui le nourrit. (Isa. 1) Jésus-Christ suit donc ici la coutume de ces hommes éclairés de Dieu ; et après avoir fait connaître aux Juifs l’excès de leur ingratitude, en les comparant avec d’autres moins ingrats qu’eux, il leur déclare enfin quels seraient les tourments dont cette ingratitude sera punie. Ose 24) ; tantôt celui « du bœuf » qui connaît son maître, et « de l’âne » qui n’ignore pas l’étable de celui qui le nourrit. (Isa. 1) Jésus-Christ suit donc ici la coutume de ces hommes éclairés de Dieu ; et après avoir fait connaître aux Juifs l’excès de leur ingratitude, en les comparant avec d’autres moins ingrats qu’eux, il leur déclare enfin quels seraient les tourments dont cette ingratitude sera punie. Mais examinons ce que veut dire l’exemple que Jésus-Christ leur rapporte d’un homme possédé du démon. Comme ceux, dit-il, qui sont délivrés d’un démon qui les possédait, et qui deviennent ensuite lâches et paresseux, attirent de nouveau le démon en eux, et en sont possédés encore plus dangereusement ; ainsi vous arrivera-t-il. Vous étiez possédés du démon, lorsqu’autrefois vous adoriez les idoles, et que vous égorgiez vos enfants pour en faire des sacrifices au diable, avec une cruauté qui fait horreur. Cependant je ne vous ai pas abandonnés en cet état. J’ai chassé ce démon qui vous possédait, par la voix de mes prophètes, et je suis venu moi-même pour vous purifier et pour vous guérir entièrement. Mais puisque vous ne voulez pas m’écouter, et que vous vous plongez toujours dans de nouveaux crimes, puisqu’après avoir persécuté les prophètes, vous voulez couronner votre malice en me tuant moi-même aussi bien qu’eux ; ne vous étonnez pas si vous souffrez des maux qui égalent vos offenses, et qui surpasseront tout ce que vous avez jamais souffert en Égypte, à Babylone et sous Antiochus. En effet, Vespasien et Titus ont fait plus de mal aux Juifs que leurs anciens ennemis. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : « Il y aura alors une affliction telle « que l’on n’en a jamais vue et qu’on n’en « verra jamais de pareille. » (Mat 24,31) Mais cet exemple du possédé montre encore que les Juifs, alors destitués de toute vertu, seront d’autant plus susceptibles de toutes les impressions des démons. Quand ils péchaient autrefois, ils avaient des hommes de Dieu parmi eux qui les reprenaient. La providence de Dieu leur tendait la main pour les secourir. La grâce du Saint-Esprit veillait sur eux pour les redresser. Elle faisait tout pour les rappeler au bien. Mais quand le temps de la colère sera venu, ils seront entièrement privés de tous ces secours, ce qui rendra la vertu bien plus rare, le crime bien plus commun, et la tyrannie du démon bien plus violente. Vous savez tous ce que nous avons vu de notre temps sous l’empire de ce Julien, qui a surpassé en impiété tous ceux qui avaient régné avant lui, et que lorsqu’il portait le fer et le feu contre l’Église, les Juifs se sont unis avec les païens, qu’ils ont pris leurs cérémonies, et qu’ils ont adoré comme eux les idoles. S’ils paraissent un peu plus sages maintenant, ce n’est que la crainte des empereurs qui les retient dans le devoir. Si leur malice n’avait ce frein qui l’arrête, ils seraient plus cruels que jamais, et ils se porteraient à des excès encore plus grands. Car on voit que dans les autres crimes, tels que les enchantements, la magie, et l’impudicité, ils vont plus loin que n’ont jamais été leurs pères. Et quoique retenus par un frein si fort, ils n’ont pas laissé de conspirer souvent, et de se soulever contre les empereurs, et de s’attirer ainsi d’effroyables maux. 4. Où sont donc ceux qui demandent des prodiges et des miracles ? Qu’ils reconnaissent enfin que tout ce que nous devons désirer, c’est d’avoir un esprit sage et une volonté reconnaissante envers Dieu ; et que lorsque cela nous manque tous les miracles sont inutiles. Les Ninivites ont cru sans avoir vu de miracles, et les Juifs, après tant de prodiges, sont devenus pires qu’auparavant. Ils ont été possédés de nouveau par des démons encore plus furieux, et ils se sont attiré un déluge de maux. Et certes c’est avec justice, puisque celui qui une fois délivré d’une affliction temporelle, n’en devient pas plus sage et plus retenu, mérite d’en souffrir une encore plus grande. C’est pourquoi Jésus-Christ dit que ce démon, après qu’il est sorti, « ne trouve plus de repos », c’est-à-dire, qu’il attaquera de nouveau l’homme où il était avec tarit d’adresse qu’il y rentrera une seconde fois. Ces deux choses les devaient faire rentrer en eux-mêmes : les maux qu’ils avaient soufferts et la délivrance qu’ils en avaient obtenue. Une troisième devait même encore leur faire plus d’impression, savoir, la crainte de tomber dans un état encore plus funeste que le premier. Mais ce qui se passe aujourd’hui nous fait bien voir que ces paroles n’ont pas été seulement dites pour les Juifs. Elles nous regardent comme eux, puisqu’après avoir été éclairés de la lumière de Dieu, et avoir renoncé à nos anciens égarements, nous y retombons encore. Faut-il douter après cela que les péchés que nous commettons maintenant ne soient un jour plus sévèrement punis ? C’est l’avis que Jésus-Christ donnait au paralytique : « Vous voilà maintenant guéri, ne péchez plus, de peur qu’il ne vous arrive pis. » (Jn 5,14) Vous me demanderez peut-être ce qui pouvait arriver de pis à un homme qui était paralytique depuis trente-huit ans. Mais hélas ! qu’il était facile à Dieu de le faire souffrir davantage. Dieu nous garde d’éprouver tout ce qu’un homme est capable d’endurer de maux. Dieu a des trésors de supplices et de peines. Sa colère est aussi infinie que sa miséricorde. C’est le reproche qu’il fait par Ézéchiel à Jérusalem : « Je vous ai trouvée toute souillée de sang, je vous ai lavée, j’ai répandu sur vous mes parfums, on a admiré voire beauté. Et après cela vous vous êtes honteusement abandonnée à tous les peuples voisins de votre pays. C’est pourquoi je me prépare, dit le Seigneur, à me venger de votre crime avec plus de sévérité que jamais. » (Eze 17,7) Ne considérez pas seulement dans ces paroles quelle est la vengeance de Dieu, mais encore combien sa patience est infinie. Combien de fois l’avons-nous irrité par nos crimes, sans qu’il cesse pour cela de nous traiter avec douceur ? Cependant n’ayons pas trop confiance, mais craignons plutôt. Si Pharaon était rentré dans lui-même à la première plaie dont Dieu le frappa, il n’aurait point senti les suivantes, et il n’aurait point péri enfin dans lamer avec toute son armée. Je rapporte à dessein cet exemple, parce qu’il y a bien des personnes aujourd’hui qui disent comme Pharaon : « Je ne sais pas qui est Dieu, je ne le connais point (Exo 3,7) », et qui tiennent comme lui leurs sujets attachés à la boue et à l’argile. Combien, lorsque Dieu nous défend d’être durs même en paroles envers nos serviteurs, combien se montrent impitoyables dans les travaux qu’ils leur imposent. Ces imitateurs e Pharaon ne seront point abîmés dans la mer Rouge, mais ils seront précipités dans une mer dont les flots sont de feu, d’un feu étrange et horrible. Car c’est un abîme qui n’a point de fond, dont la flamme vive et subtile court de toutes parts, et cause une douleur si cuisante, qu’elle surpasse sans comparaison toutes les morsures des bêtes les plus cruelles. Que si le feu de la fournaise de Babylone, quoique sensible et matériel, se lança avec tant d’impétuosité sur ceux qui environnaient les trois jeunes hommes, que fera ce feu infernal sur ceux qui y seront précipités ? Considérez comment les prophètes parlent de ce jour terrible : « Le jour du Seigneur est un jour inévitable et sans remède, un jour plein de colère et de fureur. » (Isa 13,7) Il n’y aura personne alors pour nous secourir. Il n’y aura personne qui nous puisse tirer d’un si grand malheur, et ce visage si doux du Sauveur nous sera caché pour jamais. Tels que ceux qui sont condamnés aux mines sont livrés à des hommes sévères et impitoyables, et que sans pouvoir être vus d’aucun de leurs amis ou de leurs proches, ils ne voient que ceux qui sont établis pour les accabler de travail ; tels ces malheureux ne verront que les démons qui ne se lasseront jamais de les tourmenter. Mais je dis trop peu. Tout ce que nous voyons en ce monde n’a point de rapport avec cet état. Nous pouvons ici nous adresser à l’empereur. Nous pouvons lui demander et obtenir grâce pour les criminels ; mais la condamnation de ceux qui vont en enfer est entièrement irrévocable. Ils ne sortent jamais de ces abîmes, de feu. Ils y demeureront accablés de douleurs et plongés, dans des maux qui sont au-dessus et de nos paroles et de nos pensées. Si nous ne pouvons concevoir ni exprimer la peine de ceux qui passent par ce feu sensible et matériel qui est sur la terre combien moins pourrait-on représenter les tourments de ceux qui brûlent dans ces flammes qui ne s’éteindront jamais ? Un homme qu’on jette ici dans le feu y est consumé en un moment ; mais ce feu-là brûle toujours, et il ne consume jamais. Que ferons-nous donc, mes frères, dans ces lieux horribles ? Car je me dis cela à moi-même aussi bien qu’à vous. Vous me direz peut-être : Si vous, qui nous apprenez à connaître et à servir Dieu, vous dites ces choses pour vous-même, à quoi bon me donner une peine : inutile ? Car quelle merveille que je tombe dans ce malheur, si ceux qui me conduisent y peuvent tomber aussi ? Ah ! mes frères, ne vous consolez point d’une manière si malheureuse. Ce n’est point, là une consolation, c’est un désespoir. Car, dites-moi, je vous prie, le, démon n’est-il pas une, puissance incorporelle ? N’est-il pas par sa nature élevé au-dessus des hommes ? Cependant il est tombé dans ces abîmes de feu. Qui pourrait donc se consoler un jour de se trouver avec lui dans les enfers, et d’y souffrir les mêmes tourments que lui ? Lorsque Dieu frappait l’Égypte de tant de plaies, le peuple se consolait-il de ce qu’il voyait les plus grands et le roi même frappés aussi de la main de Dieu, et de ce que chaque maison pleurait son mort ? Nullement, et les Égyptiens le montrèrent bien par ce qu’ils firent, puisque, se sentant comme frappés par une verge de feu, ils coururent en foule à Pharaon et le contraignirent de faire sortir le peuple hébreu. C’est une pensée bien dépourvue de toute raison, de croire que ce soit une grande consolation d’être puni avec beaucoup d’autres, et de dire : Il ne m’arrivera que ce qui arrive à tout le monde. Un tel raisonnement est si loin d’adoucir les maux de l’enfer, qu’il ne rend pas même plus supportables ceux de cette vie. Considérez, je vous prie, ceux qui sont tourmentés de la goutte. Je vous demande si, lorsqu’ils souffrent les douleurs les plus aiguës, ils seraient fort disposés à se consoler, lorsque vous leur représenteriez qu’il y en a mille qui souffrent autant ou même plus qu’eux ? Il leur est impossible de tirer de là le moindre soulagement. Leur esprit est tout occupé par la violence de leur mal. Il est comme absorbé dans cette pensée, et il ne lui en reste plus pour faire aucune réflexion sur les maux des autres. Ainsi ne nous flattons point d’une espérance si fausse et si malheureuse. La vue de ce que souffrent les autres peut nous consoler dans les petits maux ; mais quand la douleur est vive et perçante, l’âme en est tellement possédée, que, bien loin de penser aux autres, elle ne se connaît plus elle-même. Loin donc ces consolations imaginaires ! Loin ces raisonnements frivoles, ou plutôt ces contes fabuleux, qui ne sont bons à dire qu’aux petits enfants. Ce moyen de consolation, qui consiste à se dire que tel et tel sont dans le même cas que soi, produit tout au plus quelque effet dans les médiocres chagrins ; que, s’il ne diminue pas toujours même les petits chagrins, comment adoucirait-il l’effroyable tourment que l’Évangile exprime par le grincement de dents ? 5. Je sens que ce que je vous dis vous afflige, et que ce discours vous fait de la peine à entendre. Mais que voulez-vous que je fasse ? Plût à Dieu que vous fussiez tous si vertueux, que je ne fusse point obligé de vous parler de l’enfer ! Mais puisque nous sommes la plupart engagés dans le péché, je voudrais de tout mon cœur que mes paroles, entrant dans vos esprits, pussent y imprimer le sentiment d’une douleur véritable. Je cesserais alors de vous représenter ces objets funestes. Mais jusques ici je n’ai que des sujets de craindre pour la plupart de vous, et d’appréhender que le mépris que vous faites de ce que je dis, ne vous attire un plus grand supplice. Vous savez que lorsqu’un serviteur est assez insolent pour mépriser les menaces de son maître, ce mépris même est une nouvelle faute dont on le punit encore plus sévèrement. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, d’entrer dans des sentiments de componction, lorsque nous vous parlons de l’enfer. Il doit être doux d’en entendre parler, parce qu’il n’y a rien de plus triste ni de plus effroyable que d’y tomber. Vous me demanderez peut-être comment on peut trouver du plaisir à entendre parler de l’enfer. Il y en a sans doute, mes frères, car l’enfer est une chose si horrible, que les entretiens qui servent à nous en éloigner, quel que durs et insupportables qu’ils paraissent, doivent être doux. Nous en tirons de plus grands avantages. Car ils font rentrer notre âme en elle-même, ils la rendent plus innocente, ils élèvent ses pensées au ciel, ils la détachent de la terre et de toutes ses passions. Enfin ils lui servent comme d’un excellent remède qui prévient les maux et qui l’empêche d’y tomber. Maintenant que j’ai parlé du supplice des damnés, permettez-moi de vous parler encore de leur honte. Car, comme les Ninivites condamneront les Juifs, de même beaucoup de ceux qui paraissent vils et méprisables parmi nous, s’élèveront contre nous alors pour nous condamner. Représentons-nous donc quelle sera cette confusion, afin que cette pensée nous jette dans quelque commencement de pénitence. Je vous déclare encore une fois que je me dis ceci à moi-même. Je m’exhorte le premier en vous exhortant. Ainsi que personne ne se fâche contre moi ; que nul ne croie que je le méprise et que je le condamne. Entrons, mes frères, dans la voie étroite. Jusques à quand la mollesse ? jusques à quand les délices ? Ne nous lasserons-nous jamais de notre indifférence, de nos froides plaisanteries, de nos délais insensés ? Ne changerons-nous jamais ? Est-ce que nos pensées ne s’élèveront jamais au-dessus des objets exprimés par ces mots de table, de bonne chère, de luxe, d’argent, de propriétés, de bâtiments ? La fin de tout cela, quelle sera-t-elle ? la mort. Quelle sera encore un coup cette fin ? un peu de cendre et de poudre, les vers et la pourriture. Entrons donc enfin, mes frères, dans une vie toute nouvelle. Faisons de la terre un ciel. Apprenons aux païens, par notre conduite, combien est grand le bonheur dont ils sont privés. Lorsque nous vivrons d’une manière si chrétienne, ils verront en nous une image de ce qui se passe dans les cieux. Lorsqu’ils nous verront toujours dans la douceur et dans la modestie, exempts de colère, dégagés d’envie, éloignés de l’avarice, libres des passions, et réglés en toutes choses, ils s’écrieront dans un transport d’admiration : si les chrétiens sont des anges dès cette vie, que doivent-ils être après leur mort ? Si leur vie est si éclatante dans un lieu où ils se considèrent comme étrangers, quelle sera leur gloire dans leur véritable patrie ? C’est ainsi que nous édifierons les infidèles, que nous les porterons à la foi, et que le bruit de notre vertu se répandra aussi vite que la foi se répandait du temps des apôtres. Puisque douze hommes purent alors convertir des villes et des provinces entières, si nous les imitions aujourd’hui, et si chacun de nous s’efforçait de faire de sa vie une prédication vivante, jugez jusqu’où s’étendrait la religion chrétienne. Car un païen sera moins touché de la résurrection d’un mort que de la vie sainte d’un chrétien véritable. Il est surpris de l’un, mais il est touché et édifié de l’autre. Le premier passe et s’oublie, l’autre demeure et subsiste et fait une impression profonde dans les esprits. Travaillons donc à notre salut, afin de travailler ensuite à celui des autres. Je ne vous dis rien de trop austère. Je ne vous ordonne rien de trop rude. Je ne vous défends point de vous marier. Je ne vous commande point de vous retirer dans le désert, et de renoncer à toutes les affaires du monde ; mais je vous exhorte à vivre dans le monde comme un chrétien y doit vivre. Je souhaiterais que, tout en demeurant comme vous faites au milieu des villes, vous eussiez plus de piété que les solitaires qui habitent les montagnes. Et pourquoi désiré-je cela de vous, sinon parce que l’Église en retirerait un grand avantage ? « Personne », dit l’Évangile, « n’allume une lampe pour la mettre sous un boisseau. » (Mat 5,20) Soyons donc des lampes brillantes et élevées sur le chandelier, afin que notre lumière éclate de toutes parts. Allumons et entretenons en nous ce feu du ciel. Éclairons ceux qui sont assis dans les ténèbres, afin qu’ils sortent de leurs égarements et de leurs erreurs. Ne me dites point : Je suis engagé avec une femme ; j’ai des enfants ; je suis embarrassé dans de grands soins, et il m’est impossible de faire ce que vous dites. Quand vous n’auriez aucun de tous ces empêchements, si vous demeuriez toujours dans la même apathie, vous n’en seriez pas plus vertueux ; comme au contraire si vous étiez dans des engagements encore plus grands, et que vous eussiez de l’ardeur et du zèle, vous vous élèveriez enfin au-dessus de tout. Dieu ne vous demande qu’une chose : une âme fervente et généreuse. Et alors ni l’âge, ni la pauvreté, ni les richesses, ni quoi que ce soit, ne vous empêchera d’être vertueux. On a vu dans tous les siècles des vieillards, des jeunes gens, des personnes mariées et occupées à élever leurs enfants, des artisans, et des soldats qui ont été très-fidèles à Dieu, et qui dans tous les temps ont accompli tous ses préceptes. Daniel était jeune, Joseph était esclave ; Aquila était artisan ; Lidie vendait de la pourpre ; le geôlier de saint Paul gouvernait une prison ; Corneille était centurion ; Timothée était presque toujours malade ; Onésime était non seulement esclave, mais fugitif : et cependant toute cette différence d’états n’a point empêché que toutes ces personnes, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, esclaves ou libres, officiers ou particuliers, n’aient brillé par la sainteté de leur vie. Ne nous couvrons donc plus de ces vains prétextes. Ayons des pensées plus sages et plus chrétiennes. Quels que nous puissions être par notre condition dans le monde, soyons grands par notre vertu dans l’Église, et nous mériterons un jour les biens du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est, avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire et l’empire maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.