Matthew 13
HOMÉLIE XLIV
« COMME IL PARLAIT ENCORE AU PEUPLE, SA MÈRE ET SES FRÈRES ÉTAIENT DEHORS QUI DEMANDAIENT À LUI PARLER. ET QUELQU’UN LUI DIT : VOILA VOTRE MÈRE ET VOS FRÈRES QUI SONT LÀ DEHORS ET QUI VOUS DEMANDENT. MAIS IL RÉPONDIT A CELUI QUI DISAIT CELA : QUI EST MA MÈRE ET QUI SONT MES FRÈRES ? ET ÉTENDANT SA MAIN SUR SES DISCIPLES : VOICI, DIT-IL, MA MÈRE, ET VOICI MES FRÈRES. » (CHAP. 12,46, 47, 48, 49, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XIII)
ANALYSE.
- 1 et 2. Marie est proclamée bienheureuse pour avoir porté le Fils de Dieu dans ses entrailles, et surtout pour avoir été en tout obéissante à la volonté de Dieu.
- 3. Parabole de la semence. Celui qui sème est sorti. – Comment celui qui est partout peut-il sortir de quelque part. – Nous ne recevons pas la semence par notre faute et non par la faute du semeur.
- 4 et 5. Que la même mesure de vertu n’est pas exigée de tous. – Combien il est dangereux de laisser perdre les instructions que Dieu nous donne. – Que les plaisirs de la vie sont très – justement comparés à es épines. – Des maux que l’excès de la bonne chère et l’intempérance de la bouche produit en nous.
1. Jésus-Christ, mes frères, nous fait voir ici dans un exemple bien sensible combien ce que je vous disais l’autre jour est vrai, savoir que là où manque la vertu, tout le reste est inutile. Je vous disais la dernière fois que ni l’âge, ni le sexe, ni le désert, ni tous les saints exercices ne nous serviraient de rien, si nous n’avions une piété sincère dans le cœur. Aujourd’hui nous apprenons quelque chose de plus, nous apprenons qu’il ne servirait de rien d’avoir porté Jésus-Christ dans ses entrailles et de l’avoir enfanté miraculeusement comme a fait la Vierge, si l’on ne possédait en même temps la vertu. C’est là une conséquence évident ? des paroles évangéliques que nous allons expliquer. « Lorsque Jésus-Christ parlait encore au peuple, quelqu’un lui dit (46) : Voilà votre mère et vos frères qui sont là dehors, et qui vous demandent (47). Mais il lui répondit : Qui est ma mère et qui sont mes frères (48) ? » Il ne parlait pas ainsi pour désavouer sa mère, ni par la crainte qu’il eut de passer pour son fils devant les hommes. S’il avait pu rougir d’avoir Marie pour mère, il ne serait jamais descendu dans son sein. Il voulait donc nous apprendre qu’il n’eût servi de rien à la Vierge d’être mère de Jésus-Christ, si sa vie n’eût été en même temps parfaite. Mais ce que les parents de Jésus-Christ faisaient en cette rencontre venait de l’amour propre. Ils veulent montrer devant le peuple que Jésus-Christ leur appartient ; ils n’ont pas encore de lui une juste idée, et ils viennent à contre-temps le trouver. Voyez leur vanité. Au lieu d’entrer avec les autres, et d’écouter Jésus-Christ avec un profond silence, ou d’attendre au moins à la porte qu’il eût achevé de parler, ils vont au contraire l’appeler devant tout le monde, affectant de faire paraître qu’ils avaient pouvoir de lui commander. C’est ce que marque l’Évangile par ces paroles : « Lorsqu’il parlait encore au peuple ;» comme s’il disait : N’avaient-ils point d’autre temps plus propre pour lui parler ? Ne pouvaient-ils le faire sans l’incommoder ? Qu’avaient-ils de si prêt à lui dire ? S’ils lui voulaient faire quelque question de doctrine, que ne la lui proposaient-ils en public, afin que sa réponse servît d’instruction à tout le peuple ? Si ce n’était que pour des affaires particulières, il ne fallait pas témoigner cet empressement. Que si le Sauveur avait refusé à l’un de ses disciples la permission d’aller ensevelir son père, afin qu’il ne différât peint de le suivre, combien eût-il été plus éloigné d’interrompre ses prédications pour des sujets qui ne le méritaient pas ? On voit donc qu’ils agissaient humainement en cette rencontre et par un désir secret de vaine gloire. Saint Jean exprime encore plus clairement cette disposition des parents de Jésus-Christ, lorsqu’il dit : « Que ses frères mêmes ne « croyaient pas en lui. » (Jn 7,5) Il rapporte même de leurs paroles où il y a beaucoup d’indiscrétion. Ils lui faisaient, dit-il, violence pour le faire venir à Jérusalem dans l’espérance de tirer de la gloire des miracles qu’il y ferait : « Si vous faites ces choses, faites-vous connaître au monde. Car nul homme « n’agit en secret ; lorsqu’il veut être connu dans le public. » (Id. 4) C’est alors que Jésus-Christ les réprimanda de leurs pensées charnelles et terrestres, parce que les Juifs disaient de lui : ce N’est-ce pas là ce fils d’un artisan dont nous connaissons le père et la « mère, et dont les frères sont parmi nous ? » lui reprochant ainsi la bassesse de sa naissance ; ses parents le portaient au contraire à se relever par la grandeur de ses miracles. Mais Jésus-Christ les rebute pour les guérir de cette passion. Si le Sauveur avait voulu renoncer sa mère, il l’aurait fait, lorsqu’on en voulait tirer un sujet de le mépriser. Mais il a été si éloigné de cette pensée, et il a eu d’elle un soin si particulier, que près d’expirer sur la croix, il l’a recommandée au plus chéri de ses disciples, et lui a ordonné de la regarder comme sa mère. Que s’il parle d’elle en cet endroit avec plus de sévérité, c’est qu’il voulait guérir l’esprit de ses proches, qui ne le considéraient que comme un homme ordinaire, et qui tiraient vanité de ce qui paraissait de grand en lui. Il les reprend donc, mais comme un médecin ; et ces paroles ne sont pas pour les blesser, mais pour les guérir. Ne considérez donc pas seulement cette réprimande de Jésus-Christ, laquelle est pleine de modération et de sagesse ; mais pensez en même temps, combien était téméraire et inconsidérée la hardiesse de ses proches, et surtout quel est celui qui fait la réprimande. Ce n’est pas un simple homme, c’est un Dieu, et le Fils unique du Père. Pesez bien aussi le dessein dans lequel il leur parle. Car il ne voulait point les confondre, mais les délivrer de la passion la plus tyrannique ; leur inspirer des sentiments plus relevés de sa personne ; et leur persuader qu’il n’était pas seulement le Fils, mais encore le Maître et le Seigneur de Marie. Considérez ces raisons et vous reconnaîtrez que cette réprimande de Jésus-Christ était très-digne de lui, très-utile à ceux à qui il la fait, et toute pleine de modération et de sagesse. Car il ne dit pas : va et dis à ma mère qu’elle n’est pas ma mère ; c’est à celui même qui lui parle qu’il répond : « qui est ma mère « et qui sont mes frères ? » Et ces paroles, outre le sens qui vient d’être indiqué, ont encore une autre portée. Laquelle ? Elles tendent à faire comprendre à ceux qui sont là que ni eux ni personne ne peut trouver assez d’avantage dans les liaisons de la chair et du sang pour avoir le droit de négliger la vertu. Car puisqu’il n’eût servi de rien à la Vierge même d’être la Mère de Jésus-Christ si elle n’eût soutenu cette dignité par sa vertu, combien toutes les alliances charnelles seront-elles moins utiles à tous les autres ? La parenté véritable qui nous lie avec Jésus-Christ, est de faire la volonté de son Père. C’est cette liaison qui ennoblit l’âme, et qui la rend plus illustre que tous les avantages de la chair et du sang. 2. Comprenons donc cette vérité, mes frères, et si nous avons des enfants qui se signalent par leur piété, ne tirons point vanité de leur gloire, si nous n’avons aussi leur vertu. Ne nous glorifions peint de même de la piété de nos pères, si nous ne tâchons de leur ressembler. Il peut se faire dans le christianisme que celui qui nous aura donné la vie ne soit pas notre père, et qu’un autre le sera véritablement, quoiqu’il ne nous ait pas engendrés. C’est pourquoi lorsqu’une femme disait à Jésus-Christ dans un autre endroit de l’Évangile : « Bienheureux le sein qui vous a porté, « et les mamelles que vous avez sucées « (Luc 11,27) », il ne lui répond point : Je n’ai point été porté dans le sein d’une femme, et je n’ai point sucé ses mamelles ; mais « bienheureux au contraire ceux qui font la volonté de mon Père ! » Ainsi on peut remarquer partout qu’il ne désavoue pas cette liaison et cette parenté charnelle ; mais qu’il lui en préfère une autre qui est toute spirituelle et toute sainte. Quand le bienheureux précurseur disait aux Juifs : « Race de vipères, ne dites point : Nous avons Abraham pour père (Mat 3,17) » ils ne niaient pas qu’ils descendissent en effet d’Abraham selon la chair ; mais il leur déclarait qu’il ne leur servirait de rien d’être sortis d’Abraham, si leur vie n’était semblable à la sienne. C’est ce que Jésus-Christ exprime clairement, lorsqu’il leur dit : « Si vous étiez les enfants d’Abraham vous en feriez les actions. » Il ne veut pas dire qu’ils ne descendaient pas d’Abraham selon la chair, mais il les exhorte à s’unir à Abraham par un lien bien plus noble en se rendant les héritiers et les imitateurs de sa vertu. C’est encore ce qu’il veut faire entendre ici, mais d’une manière plus douce, parce qu’il s’agissait de sa mère. Il ne dit point : Ce n’est point là ma mère : ce ne sont point là mes frères, parce qu’ils ne font point ma volonté. Il ne les blâme point, il ne les accuse point ; mais il dit en général : « Quiconque fait la volonté de mon Père, « celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère. (50) » S’ils veulent donc être ma mère et mes frères, qu’ils marchent par cette voie. Lorsque cette femme cria : « Heureux est le sein qui vous a porté », Jésus-Christ ne répondit point que Marie n’était point sa mère ; mais il fit une réponse qui revient à ceci : Il n’y a d’heureux que celui qui fait la volonté de mon Père ; c’est celui-là qui est mon frère, ma sœur, ma mère. O puissance de la vertu ! ô combien grande est la gloire à laquelle elle élève ceux qui l’embrassent ! Combien de femmes, dans la suite des temps, ont admiré le bonheur de la Vierge, et béni ces chastes entrailles qui ont porté le Sauveur du monde ! Combien se sont dit qu’elles auraient tout sacrifié pour une maternité si glorieuse ! Et cependant qui les empêche d’avoir cet honneur ? Jésus-Christ nous ouvre une voie facile pour arriver à cette haute dignité, et il veut bien faire part de ce titre auguste non seulement aux femmes, mais encore aux hommes. Il nous élève même plus haut, et il nous offre encore un plus grand honneur, puisque la liaison que nous avons avec Jésus-Christ par l’Esprit de Dieu, surpasse celle que nous aurait pu donner la chair et le sang. Car on devient ainsi mère de Jésus-Christ d’une manière bien plus excellente que si on l’avait porté dans son sein. Mais ne vous contentez pas de désirer simplement un si grand honneur, et marchez avec ardeur dans la voie qui vous y conduit. En ce jour-là, Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer (1). » Admirez comment, après avoir repris ses proches, fine laisse pas de faire aussitôt ce qu’ils lui demandent. Il se conduisit de même à l’égard de sa mère aux noces de Cana. Car après lui avoir dit que son temps n’était pas encore venu, il ne laissa pas de lui obéir pour faire voir, d’un côté, que tous ses moments étaient réglés, et pour témoigner de l’autre la grande tendresse qu’il avait pour elle. Il fait la même chose en cette rencontre. Il guérit d’abord ses proches de leur vanité, et il sort néanmoins aussitôt de la maison pour rendre à sa mère tout l’honneur que la bienséance exigeait de lui, et cela bien que la demande fût à contre-temps. « En ce jour-là », dit l’Évangile, « Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer ; » comme s’il eût dit à ses parents qui le demandaient : Puisque vous avez tant de désir de me voir et de m’écouter, voici que je viens pour parler. Après avoir fait tant de miracles, il veut de nouveau être utile aux hommes par ses instructions Il s’assied auprès de la mer, pour prendre comme à l’hameçon et au filet les habitants de la terre. Et ce n’est pas sans grande raison que l’Évangéliste rapporte cette circonstance, comme pour marquer que Jésus-Christ s’était placé dans cette assemblée du peuple, d’une telle manière, qu’il avait tous ses auditeurs en face, sans qu’il y en eût un seul derrière lui. « Et une grande multitude s’assembla autour de lui, de sorte que montant dans une barque il s’y assit, tout le peuple se tenant sur le rivage. Et il leur disait beaucoup de choses en paraboles (2, 3). » Il n’usa pas de cette manière d’enseigner lorsqu’il parlait sur la montagne, et il ne dit rien en paraboles, parce qu’il n’y avait alors auprès de lui qu’un peuple simple et grossier, au lieu qu’il est environné ici de scribes et de pharisiens. Considérez, je vous prie, quelle est la première de ces paraboles, et le soin que l’Évangéliste a de les rapporter dames leur ordre. Il choisit pour la première celle qui de toutes était la plus propre pour rendre ses auditeurs attentifs. Comme il ne leur allait parler que par énigmes, il était nécessaire de les réveiller d’abord, et de les exciter par cette première parabole à l’écouter avec grande attention. C’est pourquoi un autre Évangéliste marque que Jésus-Christ leur lit des reproches de ce qu’ils étaient sans entendement, et qu’il leur dit : « Comment ne comprenez-vous point cette parabole ? » (Mrc 4,13) Mais ce n’était pas seulement – pour ces raisons qu’il leur parlait en paraboles. Il 1e faisait encore pour donner plus de poids et plus de force à son discours, pour le mieux imprimer dans la mémoire de ses auditeurs, et pour leur rendre les vérités qu’il leur disait plus sensibles et plus palpables. C’est ainsi que les prophètes ont agi autrefois lorsqu’ils ont parlé aux peuples. Quelle est donc cette parabole ? 3. « Celui qui sème est sorti pour aller semer (3) » D’où est « sorti » celui qui est présent partout et qui remplit tout ? Comment a-t-il pu sortir et où a-t-il pu aller ? Mais quand Jésus-Christ s’est approché de nous par son incarnation, il ne l’a pas fait en passant d’un lieu en un autre, mais en se faisant homme et en se rendant visible à nous. Comme nos péchés nous séparaient de Dieu et qu’ils étaient comme une muraille qui nous fermait l’entrée pour aller à lui, il est lui-même venu à nous. Et – pour quel sujet y est-il venu ? Est-ce pour perdre la terre qui était toute couverte de ronces et d’épines ? Est-ce pour punir les laboureurs de leur lâcheté et de leur paresse ? Nullement. Mais il est venu pour en être le laboureur lui-même ; pour rendre cette terre fertile, en la cultivant avec soin, et pour y semer sa parole comme une semence précieuse de vertu et de piété. Car j’entends ici par cette « semence » sa parole ; par la « terre » qui la reçoit, nos âmes, et il est lui-même « celui qui la sème. » Mais que devient enfin cette semence ? Il s’en perd trois parties, et il ne s’en sauve qu’une. « En semant, une partie de la semence tomba le long du chemin, et les oiseaux vinrent et la mangèrent (4). » Il ne dit pas qu’il ait lui-même jeté cette semence hors du chemin, mais qu’elle y est tombée. « Une autre tomba dans des lieux pierreux, où elle n’avait pas beaucoup de terre, et elle leva aussitôt, la terre où elle était ayant peu de profondeur (5). Le soleil s’étant levé ensuite, elle en fut brûlée ; et comme elle n’avait pas beaucoup de racine, elle se dessécha (6). Une autre tomba dans les épines, et les épines crurent et l’étouffèrent (7). Une autre partie de la semence tomba dans une bonne terre, et elle fructifia ; quelques grains rendant cent pour un, d’autres soixante, et d’autres trente (8). Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (9). Il n’y a que cette quatrième partie de toute la semence qui se sauve, et encore même avec beaucoup d’inégalité et de différence. Jésus-Christ voulait dire par là qu’il offrait indifféremment à tous les instructions de sa parole. Car comme un laboureur ne choisit point en semant, et ne fait aucun discernement d’une terre d’avec une autre, mais répand sa semence également partout, Jésus-Christ de même, en prêchant, ne faisait point de distinction entre le riche et le pauvre, entre le savant et l’ignorant, entre l’âme ardente et celle qui était lâche et paresseuse. Il semait de même sur tous les cœurs, et il faisait de son côté tout ce qu’il devait faire, quoiqu’il n’ignorât pas quel devait être le succès de son travail. Après cela il pourra dire véritablement : « Qu’ai-je dû faire que je n’aie point fait ? » (Isa 13,9) Les prophètes comparent partout le peuple à une vigne. Isaïe dit : « Il est devenu comme une vigne. » (Isa. 5) Et David dit : « Vous avez « transféré votre vigne de l’Égypte. » (Psa 80,13) Et Jésus-Christ le compare à un champ semé, pour marquer que les hommes allaient à l’avenir lui obéir avec plus de promptitude et que la terre porterait bientôt d’excellents fruits. Ces paroles : « Celui qui sème est sorti pour aller semer », ne doivent pas être regardées comme une redite. Car un laboureur sort souvent pour d’antres choses que pour semer. Il sort pour labourer et pour cultiver la terre. Il sort pour en arracher les épines et toutes les mauvaises herbes, ou pour d’autres sujets semblables ; mais Jésus-Christ n’est sorti que pour semer. D’où vient donc, mes frères, qu’une si grande partie de cette semence se perd ? Il n’en faut pas accuser celui qui sème, mais la terre qui reçoit cette semence, c’est-à-dire l’âme qui n’écoute point cette divine parole. Pourquoi ne dit-il pas plutôt que les lâches ont reçu cette semence et l’ont laissé perdre ? que les riches l’ont reçue et l’ont étouffée ? que ceux qui vivaient dans la mollesse l’ont reçue et qu’ils l’ont rendue inutile ? Jésus-Christ ne veut pas parler si clairement pour ne point porter ces peuples au désespoir. Il veut les laisser à eux-mêmes, et il veut que ce soit leur propre conscience qui les justifie ou qui les condamne. Ce qui arrive ici à la semence dont une partie se perd, arrive aussi ensuite à la pêche, où l’on rejette une partie des poissons qu’on avait pris. Jésus-Christ dit à dessein cette parabole à ses disciples, pont les fortifier par avance et pour les avertir que si dans la suite des temps ils voyaient beaucoup de ceux à qui ils auraient prêché l’Évangile, se perdre, ils ne devaient pas pour cela se décourager, puisque la même chose était arrivée à Jésus-Christ, qui, sachant le peu de succès que devait avoir la divine semence, n’avait pas néanmoins laissé de semer. Mais comment peut-on concevoir, me dites-vous, qu’on sème sur des épines, sur des pierres et dans des chemins ? Je vous réponds que cela serait ridicule à l’égard d’une semence matérielle qu’on jette sur la terre ; mais à l’égard de nos âmes et de la parole de Dieu, c’est une chose qui ne peut être que très louable. On blâmerait très justement un laboureur s’il perdait ainsi sa semence, parce que les pierres ne peuvent devenir de la terre et que les chemins ne peuvent cesser d’être des chemins, ni les épines d’être des épines. Mais il n’en est pas ainsi de nos âmes Les pierres les plus dures peuvent se changer en une terre très fertile. Les chemins les plus battus peuvent n’être plus foulés aux pieds, ni exposés à tous les passants, mais devenir un champ bien préparé et bien cultivé. Les épines peuvent disparaître pour faire place à la semence, afin que le grain croisse et pousse en haut, sans qu’il trouve rien qui l’empêche de monter. Si ces changements étaient impossibles, le semeur divin et adorable n’aurait jamais rien semé dans le monde. Et s’ils ne sont pas arrivés dans toutes les âmes, ce n’est point la faute du laboureur, mais de ceux qui n’ont pas voulu se changer. Il a accompli avec un soin entier ce qui dépendait de lui. Si les hommes, au lieu de correspondre à son ouvrage ; l’ont au contraire détruit en eux-mêmes, il n’est point responsable de leur perfidie, après qu’il a témoigné tant de bonté et tant d’affection envers les hommes. Mais remarquez ici, je vous prie, qu’on ne se perd pas en une seule manière, mais en plusieurs qui sont différentes l’une de l’autre. Ceux qui sont comparés « au chemin », sont les paresseux, les lâches et les négligents. Ceux qui sont figurés « par la pierre », sont ceux qui tombent seulement par faiblesse : « Celui », dit l’Évangile, « qui est semé sur les pierres est celui qui écoute la parole, et la reçoit aussitôt avec joie, mais il n’a point de racine en lui-même et n’a cru que pour un temps, et lorsqu’il s’élève quelque persécution à cause de la parole, il se scandalise, aussitôt. Lorsqu’un homme écoute la parole de Dieu et n’y donne point d’attention, l’esprit malin vient ensuite, et il enlève ce qui avait été semé dans son cœur. C’est là celui qui est marqué par la semence qui tombe le long du, chemin. » Ce n’est pas un crime égal de renoncer à la parole de l’Évangile, lorsque personne ne nous y contraint par ses persécutions, ou de le faire seulement en cédant à la force et à la violence. Mais ceux qui sont figurés « par les épines » sont encore bien plus coupables que les autres. 4. Afin donc, mes frères, que nous ne tombions point dans ces malheurs, cachons cette divine semence dans le fond de notre âme et conservons-la comme un trésor précieux dans notre mémoire. Si le diable fait ses efforts pour nous la ravir, il dépend de nous d’empêcher qu’il ne nous l’ôte. Si cette semence se sèche, cela ne vient point de l’excès de la chaleur ; Jésus-Christ ne dit point que ce soit le grand chaud qui produise cet effet ; mais il dit : « Parce qu’elle n’a point de racine. » Si cette sainte parole est étouffée, il n’en faut point accuser les épines, mais celui qui les laisse croître. On peut couper si l’on veut cette tige malheureuse et se servir utilement de ses richesses. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement « le siècle ; » mais « les soins du siècle ; » ni « les richesses » en général, « mais la tromperie des richesses. » N’accusons donc point les choses en elles-mêmes, mais l’abus que nous en faisons et la corruption de notre esprit. On peut être riche sans se laisser surprendre par les richesses. On peut demeurer dans le monde sans être accablé de ses soins. Les richesses ont deux maux qui sont opposés l’un à l’autre ; l’un d’exciter notre avarice et d’allumer nos désirs, et l’autre de nous rendre lâches et mous. Et c’est avec grande raison que Jésus-Christ attribue cette « tromperie » aux richesses. Car il n’y a rien daims les richesses que de trompeur. Ce n’est qu’un nom vain qui n’a rien de solide et de véritable. Le plaisir, la gloire, la beauté et toutes les choses semblables ne sont que des fantômes, qui n’ont point d’être et de subsistance. Enfin, après avoir marqué ces différentes manières, par lesquelles les hommes se perdent, il commence aussitôt à parler « de la bonne terre », pour nous empêcher de tomber dans le désespoir et pour nous donner une sainte confiance que nous pourrons nous sauver par une pénitence sincère, et passer de ces trois états marqués par ces trois sortes de terre en un quatrième, où l’âme devient une bonne, une excellente terre. Mais pourquoi, la terre étant bonne, la semence étant la même, ainsi que le laboureur qui la répand, un grain néanmoins en porte-t-il, l’un « cent », l’autre « soixante », et l’autre « trente ? » Cela ne vient que de la différence de la terre. Car, bien qu’elle soit toute bonne, elle ne laisse pas d’admettre divers degrés-de bonté. Ainsi cette inégalité ne vient ni du laboureur, ni de la semence, mais de la terre qui la reçoit, non selon la différence de sa nature, mais selon la différente disposition de la volonté. Et ce qui fait paraître encore la grande miséricorde de Dieu envers les hommes, c’est qu’il n’exige pas de tous un même degré de vertu, mais qu’eu recevant avec joie les premiers, il ne rejette ni les seconds ni les troisièmes. Le but qu’il avait en tout ceci, était de persuader ses disciples qu’il ne suffit pas d’écouter sa parole sainte. Pourquoi donc, direz-vous, Jésus-Christ ne parle-t-il point des autres passions comme de l’impureté et de la vaine gloire ? Je vous réponds qu’il a tout compris dans ces deux mots « des inquiétudes du siècle, et de la tromperie des richesses ; car la vaine gloire et toutes les autres passions sont des ruisseaux de ces deux sources. Il y joint encore ceux qui sont figurés « par la « pierre » et « par le chemin », pour montrer qu’il ne suffit pas de renoncer à ses richesses, mais qu’il faut encore pratiquer les autres vertus. Car, que vous servirait-il d’être dégagé de l’argent, si vous êtes négligent et lâche ? Que vous servirait-il de même d’être fervent et généreux dans le reste si vous êtes paresseux à écouter la parole de Jésus-Christ ? On ne se sauve point en ne pratiquant la vertu qu’à demi. Il faut premièrement écouter avec ardeur et retenir avec soin les vérités de l’Évangile. Il faut ensuite les pratiquer avec force et avec courage, et enfin mépriser l’argent, renoncer aux richesses, et fouler aux pieds toutes les choses de cette vie. L’enchaînement de toutes ces vertus commence par l’application à écouter la parole de Dieu C’est le premier pas pour le salut. « Comment croiront-ils », dit saint Paul, « s’ils n’entendent ? »(Rom 10,14) Je vous dis aussi la même chose. Comment pratiquerons-nous ce que Dieu nous ordonne, si nous n’écoutons ce qu’il nous dit ? Mais après ce premier degré, Dieu exige de nous le courage et la vigueur, et un mépris général pour toutes les choses d’ici-bas, Écoutons, mes frères, ces vérités saintes que Jésus-Christ nous a enseignées. Qu’elles soient notre bouclier pour nous défendre contre toutes les attaques de nos ennemis. Qu’elles jettent de profondes racines dans notre cœur, et qu’elles nous servent à nous dégager de tous les soins de la terre. Que si nous pratiquons une partie de ces vérités, en négligeant l’autre, quel avantage en retirerons-nous, puisque d’une façon ou d’autre nous ne laisserons pas de nous perdre ? Qu’importe que nous périssions, ou par l’amour du bien, ou par ta paresse, ou par un manquement de courage ? Un laboureur ne plaint-il pas également la perte de sa semence, de quelque manière qu’elle se perde ? Ne nous consolons donc pas de ce que nous ne perdons point le fruit de la parole divine de toutes les manières que nous le pourrions ; mais pleurons plutôt de ce que nous la laissons périr en quelque manière que ce puisse être. Portons le feu dans ces « épines », et dans ces ronces. Ce sont ces tiges malheureuses qui étouffent cette divine semence. Les riches ne le savent que trop, eux que leurs richesses rendent incapables non seulement de la vertu, mais même de tout le reste. Aussitôt qu’ils se sont rendus les esclaves de leurs plaisirs, ils ne peuvent plus s’appliquer aux affaires même de ce monde, et encore bien moins aux choses du ciel qui regardent le salut. Car leur esprit est attaqué en même temps d’une double peste, par les passions qui le corrompent, et par les inquiétudes qui le déchirent. Chacune de ces deux causes suffit pour les perdre. Lors donc qu’elles se joignent ensemble, dans quel abîme les doivent-elles jeter ? 5. Et ne vous étonnez pas que Jésus-Christ donne le nom d’ « épines aux plaisirs de la vie. » Vous êtes trop charnel et trop enivré de vos passions pour comprendre cette vérité. Mais ceux qui renoncent à ces faux plaisirs, savent que les délices ont des pointes plus perçantes et plus mortelles que toutes les épines que nous voyons, et qu’elles perdent encore plus l’âme et le corps même, que les soins et les embarras du monde. Il n’y a point de chagrins et d’inquiétudes, qui nuisent autant à l’esprit, que l’excès de la bonne chair nuit à notre corps. Car ces excès engendrent enfin les maladies, les insomnies et les autres maux de tête, d’oreilles et d’estomac, ce que les épines ne peuvent faire. Comme on se met toutes les mains en sang lorsqu’on presse des épines ; ces excès de même et ces délices perdent toutes les parties du corps, et leur venin se répand sur la tête, sur les yeux, sur les mains, et sur les pieds. Comme les épines sont stériles, les délices le sont aussi ; et elles causent une perte bien plus grande, et dans des choses bien plus importantes. Car elles avancent la vieillesse, elles interdisent les sens, elles étouffent la raison, elles aveuglent l’âme la plus éclairée ; elles rendent le corps lâche et efféminé, elles le remplissent d’un amas d’ordures et de saletés. Elles lui causent mille mauvaises humeurs, et elles deviennent une source de corruption et de pourriture. Elles sont au corps ce qu’une charge trop pesante est à un vaisseau qui coule à fond, accablé par la grandeur de ce poids. Pourquoi travaillez-vous tant à engraisser votre corps ? – En voulez-vous faire ou une victime qui soit bonne à immoler ; ou une masse de chair qu’on nous doive servir sur nos tables ? On peut être excusable d’engraisser des volailles, quoique peut-être on ne le soit pas, puisque si grasses elles sont contraires à la santé. Tant la bonne chair est dangereuse, puisqu’elle l’est même jusque dans les animaux ! Toutes les superfluités ne sont jamais bonnes à rien. Elles sont la source des indigestions et des mauvaises humeurs. Les animaux qu’on nourrit moins et qui travaillent plus, s’en portent mieux, et sont plus utiles pour nous servir. Leur chair est aussi plus saine à ceux qui en mangent. Mais ceux qui se nourrissent de ces animaux si gras, se remplissent de graisse comme eux, entretiennent par cette réplétion une source de maladies, et ne font qu’appesantir les chaînes qu’ils portent. Car rien n’est si contraire au corps que cet excès de manger, et rien ne lui est si mortel que les débauches et les délices. Qui n’admirera donc la stupidité de ces personnes qui épargnent moins leur propre corps, que les autres n’épargnent ces vaisseaux de cuir où ils renferment leur vin ? Ils ont soin de ne les pas remplir si fort qu’ils en crèvent ; mais ceux-ci remplissent tellement leurs corps de vin, qu’ils crèvent de toutes parts. Ils en ont jusques au gosier. Les fumées en montent jusques aux narines, aux oreilles et au cerveau, obstruant de plus en plus les voies de l’esprit et de la puissance vitale. Dieu ne vous a pas donné une bouche et un estomac pour les remplir de vin et de viande, mais pour vous en servir à louer Dieu, à lui offrir de saints cantiques, à prononcer les paroles de la loi sainte, et à les employer à l’édification de vos frères. Et vous au contraire, par un abus criminel, vous ne vous en servez presque jamais pour ce saint usage, et vous l’asservissez à votre intempérance durant toute votre vie. Vous ressemblez à un homme qui aurait entre les mains un luth parfaitement beau dont les cordes seraient de fil d’or, et qu’on regarderait comme un chef-d’œuvre de l’art, et qui au lieu de se servir de cet instrument pour la fin à laquelle il est destiné, le remplirait d’ordure et de boue. C’est là proprement le désordre où vous tombez. Car j’appelle de l’ordure et de la boue, non la nourriture en elle-même, mais l’abus que vous en faites par votre intempérance et par votre luxe. Tout ce qui est au-delà de la nécessité n’est plus une nourriture mais un poison. Le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes ; mais la gorge, la bouche et la langue ont d’autres usages plus nobles et plus nécessaires. Quand je dis même que le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes, je ne l’entends que des viandes qu’on lui donne avec modération, et avec retenue. Une preuve de ce que je dis c’est que lorsqu’on le charge de trop de viandes, non seulement il s’y oppose par les dégoûts qu’il nous cause, et comme par les cris qu’il jette, mais qu’il se venge même de nous, par une infinité de maux qu’il nous fait souffrir. Il commence par punir les pieds qui nous ont conduits à ces festins déréglés. Il attaque ensuite les mains qui l’ont chargé de tant de viandes superflues. Il sert les uns et les autres avec des douleurs très-aiguës. Quelques-uns même en ont perdu les yeux, et d’autres en ont eu des maux de tête épouvantables. Car le ventre est comme un serviteur qui, ayant plus de charge qu’il n’en peut porter, murmure et se révolte contre celui qui l’accable de la sorte. Il se révolte, dis-je, non seulement contre ces membres dont je viens de parler, mais contre l’âme même, et contre la raison et le jugement. Dieu a permis ces mauvais effets par une admirable conduite, afin que si nous ne sommes retenus par notre devoir, et si nous ne sommes sobres par vertu, nous le soyons au moins par force, et par la crainte des maux qui sont une suite de l’intempérance. Comprenons donc ces vérités, mes frères, fuyons le luxe et les délices, aimons la sobriété et la vie réglée, pour jouir dans le corps et dans l’âme d’une parfaite santé, et pour obtenir ensuite les biens à venir, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XLV.
« SES DISCIPLES S’APPROCHANT DE LUI, LUI DIRENT : POURQUOI LEUR PARLEZ-VOUS AINSI EN PARABOLES ? IL LEUR RÉPONDIT PARCE QU’IL VOUS EST DONNÉ DE CONNAÎTRE LES MYSTÈRES DU ROYAUME DES CIEUX, MAIS POUR EUX IL NE LEUR EST PAS DONNÉ », (CHAP. 13,10, 11, JUSQU’AU VERSET 24) ANALYSE.
- 1. Le libre arbitre n’est point supprimé par la grâce.
- 2. Que le péché ne vient ni du tempérament, ni d’aucune nécessité.
- 3. De l’obligation de donner son bien à Jésus-Christ en la personne des pauvres. – Que l’aumône est un excellent sacrifice, et que celui qui la fait devient le prêtre de Jésus-Christ. – Combien ceux qui ne seront point charitables envers les pauvres seront justement condamnés de Dieu.
1.Nous devons ici, mes frères, admirer la retenue des apôtres qui désirant beaucoup de faire une question à Jésus-Christ, savent néanmoins prendre leur temps et attendre une occasion propre pour l’interroger. Car ils ne le font point devant tout le monde. Saint Matthieu le donne à entendre, lorsqu’il dit « Ses disciples s’approchant de lui (Mrc 4,13) », et le reste. Que ce ne soit pas là une simple conjecture, saint Marc nous en donne la preuve, puisqu’il marque formellement qu’ils s’approchèrent de lui « en particulier. » C’est ainsi que ses frères devaient agir, lorsqu’ils le demandaient, et non le faire sortir avec ostentation lorsqu’il était engagé à parler au peuple. Mais admirez encore la tendresse et la charité qu’ils avaient pour tout ce peuple. Ils sont plus en peine de lui que d’eux, et ils en parlent au Sauveur avant que de lui parler d’eux-mêmes. « Pourquoi », lui disent-ils, « leur parlez-vous ainsi en paraboles ? » ils ne disent pas : pourquoi nous parlez-vous en paraboles ? C’est ainsi qu’en plusieurs rencontres ils témoignent beaucoup de tendresse pour ceux qui suivaient Jésus-Christ, comme lorsqu’ils lui dirent : « Renvoyez ce peuple », etc. (Mrc 6,27) « Et vous savez qu’ils se sont scandalisés de cette parole. » (Mat 15,10) Que leur répond donc ici Jésus-Christ ? « Il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux, mais pour eux, il ne leur est pas donné (11). » Il parle de la sorte non pour nous marquer qu’il y eut quelque nécessité fatale, ou quelque discernement de personnes fait au hasard et sans choix. Il veut leur montrer seulement que ce peuple était l’unique cause de tous ses maux : que cette révélation des mystères était l’ouvrage de la grâce du Saint-Esprit, et un don d’en haut ; mais que ce don n’ôte pas à l’homme la liberté de sa volonté, comme cela devient évident par ce qui suit. Et voyez comment, pour empêcher qu’ils ne tombent, les Juifs dans le désespoir, les disciples dans le relâchement, en se voyant les uns privés, les autres favorisés de ce don, voyez comment Jésus-Christ montre que cela dépend de nous. « Car quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens ; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a(12). » Cette parole, quoiqu’extrêmement obscure, fait voir néanmoins qu’il y a en Dieu une justice ineffable. IL semble que Jésus-Christ dise : Si quelqu’un a de l’ardeur et du désir, Dieu lui donnera toutes choses. Mais s’il est froid et sans vigueur, et qu’il ne contribue point de son côté, Dieu non plus ne lui donnera rien : « On lui ôtera même », dit Jésus-Christ, « ce « qu’il croit avoir ;» non que Dieu le lui ôte en effet, mais c’est qu’il le juge indigne de ses grâces et de ses faveurs, Nous agissons nous-mêmes tous les jours de cette façon. Lorsque nous remarquons que quelqu’un nous écoute froidement, et qu’après l’avoir conjuré de s’appliquer à ce que nous lui disons, nous ne gagnons rien sur son esprit, nous nous taisons alors ; parce qu’en continuant de lui parler, nous attirerions sur sa négligence une condamnation encore plus sévère. Lorsqu’au contraire nous voyons un homme qui nous écoute avec ardeur, nous l’encourageons encore davantage, et nous répandons avec joie dans son âme les vérités saintes. C’est avec raison que Jésus-Christ dit : « Ce qu’il croit avoir », puisqu’il ne l’a point en effet. Et pour expliquer encore plus clairement ce qu’il voulait dire par ces paroles « Quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens ; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a ; » il ajoute : « C’est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en écoutant ils n’écoutent ni ne comprennent point (13). » Mais s’ils ne voient point, me direz-vous, ne fallait-il donc pas leur ouvrir les yeux ? Il l’eût fallu si leur aveuglement eût été involontaire, comme l’est celui du corps. Mais il était volontaire, et de leur propre choix : c’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement ; « parce qu’ils ne voient point ; » mais « parce qu’en voyant ils ne voient point. » Car leur aveuglement est un aveuglement de malice. Ils ont vu Jésus-Christ chasser les démons, et ils disent : « C’est par la vertu de Béelzébub, prince des démons, qu’il chasse les démons. » (Jn 19,3) Ils voient que tout son désir est de les attirer à Dieu, et qu’il ne veut jamais que ce que son Père veut, et ils disent : « Cet homme n’est pas de Dieu. » Ils jugent des œuvres de Jésus-Christ autrement qu’ils ne les voient et qu’ils ne les entendent. C’est pourquoi je leur ôterai même cet avantage, et je les empêcherai de voir et d’entendre à l’avenir, puisqu’ils ne s’en servent que pour attirer sur eux une plus grande condamnation. Car ces hommes ne se contentaient pas de ne point croire en Jésus-Christ, mais ils le déshonoraient même, ils le décriaient, et ils lui dressaient des pièges pour le surprendre. Cependant il ne les reprend point de ces excès, parce qu’il ne voulait point leur être pénible par ses accusations et par ses reproches. Il ne leur parlait pas ainsi dans les commencements. Il s’ouvrait davantage à eux, et il s’expliquait plus nettement. Mais depuis que leur esprit s’est altéré par l’envie, il ne leur parle plus qu’en paraboles. Et pour empêcher ensuite que cette sentence terrible ne passât pour un effet de la haine, ou pour une pure calomnie, et que les Juifs ne lui reprochassent qu’il ne leur disait des paroles si dures, que parce qu’il était leur ennemi, il rapporte le témoignage du Prophète. « Et cette prophétie d’Isaïe s’accomplit en eux : Vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point : vous verrez, et en voyant vous ne verrez point (14). (Isa 6,20) Car le cœur de ce peuple s’est appesanti, et leurs oreilles sont devenues sourdes, et ils ont bouché leurs yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur cœur ne comprenne, et que s’étant convertis je ne les guérisse (15). » Considérez, mes frères, avec quelle exactitude le prophète fait ce reproche. Il ne dit pas : Vous ne verrez point : mais « vous verrez, et en voyant vous ne verrez point. » Il ne dit pas non plus : Vous n’entendrez point ; mais « vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point. » De sorte que ce sont eux-mêmes, qui se sont volontairement aveuglés, en se fermant les yeux, en se bouchant les oreilles, et endurcissant leur cœur. » Car non seulement ils n’écoutaient point, mais ils écoutaient avec aigreur et avec peine. Et ils ont agi de la sorte, dit le prophète, « de peur que s’étant convertis je ne les guérisse. » 2. Ces paroles marquent une malice consommée, et un dessein formé d’être rebelle à la vérité. Jésus-Christ néanmoins leur rapporte ce passage d’un prophète pour leur donner encore espérance, et pour les attirer à la foi, en les assurant que s’ils se veulent convertir il les guérira. C’est de même que si quelqu’un disait à un homme : Vous ne m’avez pas voulu regarder, et je vous en suis obligé ; car si vous l’aviez fait, je vous aurais aussitôt pardonné, montrant par ces paroles qu’il est encore tout prêt à le faire. Il en est de même ici : « De peur, » dit Jésus-Christ, « qu’ils ne se convertissent, et « que je ne les guérisse. » Il leur montrait par ces paroles qu’ils pouvaient encore se convertir et se sauver par la pénitence ; et qu’il ne cherchait que leur salut, et non pas sa gloire. S’il n’eût point voulu être écouté d’eux et trouver occasion de les sauver, il n’avait qu’à se taire sans leur proposer ces paraboles. C’est au contraire par cette obscurité même, dont elles sont voilées, qu’il tâche de leur exciter le désir de s’instruire de ce qu’elles cachent. Car nous savons d’ailleurs, mes frères, que « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. » (Eze 18,23) Et pour nous faire voir que le péché n’est point un effet ou de la nature, ou de la nécessité, ou de la violence, il dit ensuite à ses apôtres : « Mais pour vous vos yeux sont heureux de « ce qu’ils voient, et vos oreilles de ce qu’elles « entendent (16). » Il ne parle point ici des yeux ni des oreilles du – corps, mais des oreilles du cœur. Car les apôtres étaient Juifs aussi bien que les autres ; ils avaient été élevés dans l’observance des mêmes lois, et des mêmes cérémonies. Cependant cette prophétie d’Isaïe ne les touchait pas, parce que leur âme et leur volonté étant bien disposées, étaient comme une racine qui devait produire de bons fruits. Ainsi vous voyez que par ce mot : « Pour vous il vous est donné », Jésus-Christ ne marque point quelque nécessité fatale, puisqu’il ne les aurait pas appelés heureux s’ils n’eussent fait le bien librement et sans aucune contrainte. Et ne me dites point pour favoriser les Juifs que ces paraboles étaient obscures, et qu’ils étaient excusables de n’en pas comprendre le mystère. Ils pouvaient s’adresser en particulier à Jésus-Christ aussi bien que les apôtres, pour lui en demander l’intelligence. Mais ils ne le voulaient pas à cause de leur indifférence et de leur paresse. Que dis-je, ils ne le voulaient pas ? Ils firent même tout le contraire, non seulement ils ne croyaient point ce que Jésus-Christ leur disait ; non seulement ils ne le voulaient point écouter, mais ils le combattaient même, et témoignaient n’avoir pour lui que de l’aversion et de la haine. C’est cette disposition que Jésus-Christ marque en rapportant ce reproche du prophète : « Ils ont écouté avec aigreur. » Mais comme les apôtres étaient bien éloignés de cette disposition, Jésus-Christ les appelle « heureux », et confirme encore ce qu’il leur-dit par les paroles suivantes : « Car je vous dis en vérité que beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité de voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu : et d’entendre ce que vous entendez, et ne l’ont « pas entendu (17) ; » c’est-à-dire, mon avènement, ma présence, mes miracles, ma voix, et mes prédications. Il les préfère par ces paroles, non seulement, aux Juifs qui étaient corrompus, mais aux justes même de l’ancienne loi. Il les appelle plus heureux qu’eux, parce qu’ils voyaient ce que ces autres n’avaient pas vu, et qu’ils avaient tant souhaité « de voir. » Les autres ne voyaient ces merveilles que par la foi, mais les apôtres « les voyaient de leurs yeux » même, et beaucoup plus clairement que les anciens. Remarquez encore ici l’union que Jésus-Christ fait voir entre l’Ancien Testament et le Nouveau, lorsqu’il montre que les justes de l’ancienne loi, non seulement ont vu par la foi, les mystères de la nouvelle ; mais encore qu’ils ont souhaité avec ardeur de les voir de leurs propres yeux : ce qu’ils n’auraient pas fait si Jésus-Christ eût été opposé à Dieu, et s’il eût renversé sa loi. « Écoutez donc vous autres la parabole de celui qui sème (18). » Il leur explique ensuite ce que nous avons déjà dit : il leur parle de l’indifférence des uns et de l’ardeur des autres, de la timidité des uns et du courage des autres, de l’amour ou du mépris des richesses ; et il leur fait voir le malheur dans lequel on tombait d’un côté, et l’avantage que l’on retirait de l’autre. Il passe de là à plusieurs différents degrés de vertus. Car dans son amour pour les hommes, il a voulu leur ouvrir plus d’une voie de salut. Il ne dit pas que si l’on ne rapporte « cent » pour un, on ne se sauvera point, mais que celui même qui rapportera « soixante », ne laissera pas de se sauver, et même celui qui ne rapportera que « trente », ce qu’il fait dans le dessein de nous faire voir combien il nous est aisé de nous sauver. Si donc vous ne pouvez demeurer dans l’état de virginité, vivez chrétiennement dans le mariage. Si vous ne pouvez renoncer à tous vos biens, donnez au moins l’aumône de ce que vous avez. Si les richesses vous accablent comme un fardeau insupportable, partagez-les par la moitié avec Jésus-Christ. Si vous ne pouvez vous résoudre à lui donner tout, donnez-lui en la moitié ou la troisième partie. Puisqu’il vous doit rendre son frère et son cohéritier dans le ciel, faites-le aussi votre frère et votre cohéritier sur la terre. Vous vous donnerez à vous-même tout ce que vous lui donnerez. N’entendez-vous pas ce que dit le Prophète : « Ne méprisez pas ceux qui viennent du même « sang que vous ? » (Isa 38) Si vous ne devez pas mépriser ceux de votre race quelque vils et méprisables qu’ils soient ; combien moins devez-vous mépriser celui qui, outre cette liaison du sang qui l’unit à vous, a sur vous une autorité suprême, comme étant celui qui vous a créé ? Sans avoir rien reçu de vous, il vous a fait des avantages prodigieux, il a partagé ses biens avec vous, il vous a prévenu par une libéralité incompréhensible. Ne faut-il donc pas être plus stupide et plus dur que les pierres, pour n’apprendre point à aimer les hommes, après que Dieu vous a tant aimé ; pour ne témoigner aucune reconnaissance de tant de bienfaits dont vous avez été comblé, et pour refuser de si petites choses après en avoir reçu de si grandes ? Il a partagé le ciel avec vous, et vous ne lui voulez point faire part de ce peu de biens que vous avez sur la terre ? Il vous a aimé lors même qu’il n’a vu aucun bien en vous ; il vous a réconcilié à son Père lorsque vous étiez son ennemi, et vous ne faites pas la moindre grâce à celui qui vous aime et qui vous a fait tant de bien ? N’est-il pas raisonnable qu’avant même de recevoir cet héritage du ciel et ces autres biens que Dieu vous promet, vous lui rendiez grâces par avance de cette faveur qu’il vous fait de lui pouvoir donner quelque chose ? Ne savez-vous pas que lorsque les maîtres reçoivent quelque présent de leurs serviteurs, ou qu’ils daignent aller manger à leurs tables, ce sont les serviteurs qui se tiennent pour obligés, et qui croient avoir reçu une grâce ? C’est ici tout le contraire. Ce n’est point le serviteur qui invite son maître à sa table, mais le Seigneur même, qui invite et qui prévient son esclave, et après cela même, vous avez la dureté de ne pas inviter votre maître à votre tour. Il vous a le premier invité à venir manger sous son toit, et vous ne lui rendez pas la pareille ? Il vous a vêtu lorsque vous étiez nu, et vous ne le recevez pas chez vous, lorsqu’il est étranger et qu’il passe ? Il vous a le premier fait boire à sa coupe, et vous ne lui donnez pas un verre d’eau froide ? Il a rassasié votre âme de l’eau si douce du Saint-Esprit ; et vous négligez de soulager la soif de son corps ? Il vous a donné ce breuvage céleste et spirituel lorsque vous ne méritiez que des supplices, et vous lui refusez ces assistances temporelles d’un bien même qui est à lui ? Ne tenez-vous pas à grand honneur de prendre entre vos mains cette coupe sacrée dont Jésus-Christ même doit boire, et de l’approcher de votre bouche ? Et ne savez-vous pas qu’il n’est permis qu’au prêtre seul de vous présenter le calice où est le sang de Jésus-Christ ? Mais je n’examine point avec rigueur, vous dit Jésus-Christ, la grandeur des biens que je vous donne pour les comparer avec ce que je reçois de vous. Je recevrai de bon cœur ce que vous me donnerez. Quoique vous ne soyez que laïque, je ne rejetterai point votre don, et je n’exige pas de vous autant que vous avez reçu de moi. Je ne vous demande pas votre sang ; je ne vous demande qu’un verre d’eau quand elle serait froide. 3. Pensez donc quel est Celui à qui vous donnez à boire et tremblez-en de frayeur. Pensez que vous êtes devenu le prêtre de Jésus-Christ lui offrant de votre propre main, non pas votre chair, mais votre pain ; non votre sang, mais de l’eau froide. Il vous a revêtu des vêtements du salut, et il vous en a revêtu par lui-même ; revêtez-le donc au moins par votre serviteur, Il vous a donné un rang honorable dans le ciel, délivrez-le donc de cette nudité affreuse où vous le voyez, et de ce froid qu’il endure. Il vous a rendu le compagnon de ses anges, recevez-le donc au moins dans votre maison. Quand vous ne me traiteriez, vous dit-il, que comme l’un de vos serviteurs je ne refuse point cette demeure, quoique je vous aie ouvert les cieux. Je vous ai délivré de la plus dure prison qui fût jamais ; je n’exige point néanmoins de vous que vous me fassiez la même grâce. Je ne vous demande point que vous me délivriez des fers et de la prison, mais seulement que vous m’y veniez visiter ; cela me suffit pour me consoler. Je vous ai ressuscité de la mort horrible où vous étiez ; je ne vous demande point cela, venez seulement me voir quand je suis malade. Lors donc que les biens qu’on nous a faits sont si grands et que ceux qu’on exige de nous, sont si petits et que nous négligeons néanmoins de les faire, quels supplices ne devons-nous point attendre ? N’est-ce pas avec sujet qu’on nous condamne à ces flammes éternelles, qui ont été préparées pour le diable et pour ses anges, puisque nous sommes plus insensibles que les pierres ? Car quelle insensibilité qu’après avoir reçu tant de choses, et que devant en recevoir de si grandes, nous soyons encore les esclaves d’un or que nous allons bientôt quitter malgré que nous en ayons ? Tant de personnes ont donné leur propre vie et ont répandu leur sang, et vous ne voulez pas même donner quelques superfluités pour gagner le ciel, et pour mériter ces immortelles couronnes ? Quelle excuse alléguerez-vous, quel pardon espérerez-vous, vous qui êtes si prompt à vider vos greniers pour semer vos terres, si joyeux d’épuiser vos coffres, pour donner tout votre argent à usure ; niais qui êtes si avare et si cruel lorsqu’il s’agit de nourrir votre propre maître dans la personne des pauvres. Pensons donc à ceci, mes frères ; pensons à ce que nous avons reçu, à ce que nous devons recevoir, et à ce que Dieu nous demandera ; et ne tenons plus nos cœurs attachés au monde. Devenons enfin tendres et compatissants à la misère des pauvres, et n’attirons pas sur nous par notre dureté, la rigueur de cet effroyable jugement. Car ne suffirait-il pas pour nous condamner que nous ayons joui de tant de biens pendant cette vie, que Dieu en exige si peu de nous pour en soulager les pauvres, qu’il ne nous demande même que ce que nous serons obligés de quitter bien malgré nous, et qu’ayant si peu d’affection pour ce qu’il nous commande, nous en ayons tant pour tous les biens de la vie ? Une seule de ces choses serait capable de nous perdre : que sera-ce donc lorsqu’elles seront toutes jointes ensemble ? quelle espérance nous restera-t-il de nous sauver ? Pour éviter donc une condamnation si épouvantable, témoignons à l’avenir plus de tendresse envers les pauvres, pour jouir ainsi des biens d’ici-bas et de ceux de l’autre vie, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XLVI.
« JÉSUS LEUR PROPOSA UNE AUTRE PARABOLE EN DISANT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN HOMME QUI AVAIT SEMÉ DU BON GRAIN DANS SON CHAMP. MAIS PENDANT QUE LES HOMMES DORMAIENT, SON ENNEMI VINT ET SEMA DE L’IVRAIE PARMI LE BLÉ ET S’EN ALLA. » (CHAP. 13,24, 25, JUSQU’AU VERSET 34) ANALYSE.
- 1. Combien la vigilance est nécessaire.
- 2. Il ne faut pas tuer les hérétiques. – Les prédicateurs de l’Évangile ne doivent point redouter les maux de cette vie.
- 3 et 4. En quoi consistait ta grandeur des apôtres. – Que ce ne sont point les miracles, mais la bonté qui rend les hommes recommandables. – Que la vertu est plus puissante pour convertir les hommes que les miracles. – Que c’est une plus grande chose de bannir le péché de notre âme que de chasser le démon d’un possédé.
1. Quelle différence y a-t-il entre cette parabole et la précédente ? Dans la précédente Jésus-Christ a en vue les inattentifs, les négligents, ceux qui ne reçoivent même pas la semence de la parole sainte : dans celle-ci, il marque les erreurs et les assemblées des hérétiques. Il veut prévenir le trouble où ses disciples pourraient tomber à l’apparition des hérésies, et il leur prédit qu’il en arriverait, après qu’il leur a appris pourquoi il leur parlait en paraboles. Il leur montre dans la parabole précédente que les Juifs ne recevaient pas sa parole ; et dans celle-ci qu’ils recevraient même les séducteurs et les corrupteurs de sa vérité. C’est l’artifice ordinaire du démon de mêler le mensonge avec la vérité, afin que sous le masque de la vraisemblance, l’erreur passe pour la vérité même, et qu’elle trompe ceux qui sont faciles à séduire. C’est pourquoi Jésus-Christ ne marque point dans cette semence de l’ennemi, d’autre mauvais grain que l’ivraie qui est fort semblable au froment. Jésus-Christ nous apprend ensuite l’occasion que le démon prend pour surprendre les âmes. « Pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, sema de l’ivraie parmi le bon grain, et s’en alla (25). » Ces paroles font voir à quel danger sont exposés les prélats, à qui l’on a particulièrement confié la garde du champ de l’Église, et non seulement les prélats, mais tous les fidèles. Jésus-Christ marque encore ici que l’erreur, ne paraît qu’après l’établissement de la vérité ; comme l’expérience nous l’a fait assez connaître. Les faux prophètes n’ont paru qu’après les vrais prophètes, les faux apôtres qu’après les apôtres véritables, et l’Antéchrist ne doit paraître qu’après Jésus-Christ. Car si le démon ne voyait, ou ce qu’il doit imiter, ou à qui il doit dresser des pièges, il ne saurait pas même par quelle voie il nous pourrait nuire. Mais quand une fois il a vu que cette semence divine de Jésus-Christ fructifiait dans les âmes, que les uns rendaient « cent » pour un les autres « soixante », et les autres « trente ; » qu’il ne pouvait ni arracher ce qui était enraciné trop profondément, ni l’étouffer, ni le brûler, il tente une autre voie, et il mêle le mauvais grain avec le bon, pour confondre ainsi l’un avec l’autre. Quelle différence, me direz-vous, y a-t-il entre ceux « qui dorment » et ceux qui sont figurés « par le chemin » dans la parabole précédente ? Il y a cette différence que dans les autres la semence est enlevée tout d’abord avant même que le démon lui ait laissé prendre racine ; au lieu qu’il a besoin dans ceux-ci d’un artifice particulier, pour rendre le grain inutile, après même qu’il a pris racine, et qu’il a poussé. Jésus-Christ nous avertit ainsi de veiller sur nous, et de nous tenir sur nos gardes : Quand vous auriez, nous dit-il, évité tous les malheurs qui sont marqués dans la première parabole, vous ne seriez pas encore en sûreté. Comme vous y voyez la semence se perdre, ou par « le chemin », ou par « les pierres », ou par les « épines ; elle se perd ici « par le sommeil. » C’est ce qui nous oblige à vivre dans une vigilance continuelle. C’est pourquoi Jésus-Christ dit ailleurs : « Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin. » (Mat 10,22) Ce malheur que Jésus-Christ prédit ici est arrivé dès le commencement de l’Église. Plusieurs de ceux qui étaient alors dans les charges ecclésiastiques introduisaient dans l’Église des hommes corrompus, et des hérésiarques cachés, et donnaient par là une grande facilité au démon pour surprendre les fidèles. Car une fois qu’il a semé ce mauvais grain dans le champ de l’Église, le démon a beau jeu pour tout perdre. Mais vous me direz : Comment peut-on s’empêcher de dormir ? On ne le peut pas s’il s’agit du sommeil du corps ; mais on peut s’empêcher de tomber dans celui de l’âme. C’est pourquoi saint Paul disait : « Veillez, demeurez fermes dans la foi. » (1Co 16,13) Jésus-Christ nous représente ce travail du démon non seulement comme une œuvre de malice, mais encore comme une superfétation. Car après que le champ a été bien cultivé, et qu’on y a mis de bonne semence, lorsqu’il n’y manque plus rien, c’est alors qu’il y vient sursemer l’ivraie. C’est proprement ce pie font les hérétiques, qui en répandant leur poison n’ont point d’autre but que la vaine gloire. Jésus-Christ marque encore mieux par ce qui suit, toutes les intrigues et tous les artifices de ces hommes dangereux. « L’herbe donc ayant poussé et étant montée si en épi, l’ivraie commença aussi à paraître (26). » C’est la conduite que gardent les hérétiques. Ils se cachent avec soin au commencement ; mais après qu’ils sont devenus plus hardis, et que quelqu’un les appuie et leur donne du crédit, ils publient alors leurs dogmes impies. « Alors les serviteurs du père de famille lui vinrent dire : Seigneur n’avez-vous pas semé si de bon grain dans votre champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie (27) ? Il leur répondit : c’est mon ennemi qui a fait cela. Ses serviteurs lui dirent : voulez-vous que nous allions l’arracher (28) ? Non, leur répondit-il, de peur qu’en cueillant l’ivraie vous ne « déraciniez aussi tout ensemble le bon grain (29). » Pourquoi Jésus-Christ nous marque-t-il que ces serviteurs font ce rapport à leur maître, sinon pour nous apprendre par la réponse de ce père de famille qu’il ne faut point tuer les hérétiques ? Il appelle le démon « un homme ennemi », à cause du mal qu’il fait aux hommes. C’est nous qu’il attaque par tous ses efforts, et néanmoins l’origine de cette guerre irréconciliable qu’il nous fait, n’est pas tant l’aversion qu’il a pour nous, que la haine qu’il a conçue contre Dieu. Et nous voyons, mes frères, par le soin que Dieu prend de nous défendre d’un tel ennemi, que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes. Mais considérez encore la malice du démon. Il ne sème point cette semence de mort avant la semence de la vie, parce qu’il n’aurait rien eu à perdre. Mais aussitôt que le champ a été semé, il s’efforce de ruiner en un moment tous les travaux du divin laboureur, tant il se déclare en toutes choses l’ennemi de Dieu ! Considérez aussi l’affection de ces serviteurs envers leur maître. Aussitôt qu’ils aperçoivent cette ivraie, ils pensent à l’arracher. Leur zèle, quoiqu’un peu trop indiscret, témoigne le grand soin qu’ils avaient de la bonne semence, et montre que leur unique but était non de faire punir l’ennemi, mais de prévenir la perte du bon grain. Ils ne cherchent que les moyens de remédier à un si grand mal. Ils ne s’appuient pas même sur leur propre sentiment. Ils consultent la sagesse de leur maître : « Voulez-vous ? » lui disent-ils ; mais il le leur défend et leur dit : « Non, de peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez « aussi tout ensemble le bon grain. » Il leur parle de la sorte pour empêcher ainsi les guerres, les meurtres et l’effusion de sang. Car il ne faut point tuer les hérétiques, puisque ce serait remplir toute la terre de guerres et de meurtres. Il leur défend ces violences pour deux raisons ; la première, parce qu’en voulant arracher l’ivraie on pourrait aussi nuire au froment ; et l’autre parce que tôt ou tard les hérétiques seront punis, s’ils ne se convertissent de leur erreur. Si vous voulez donc qu’ils soient châtiés sans qu’ils nuisent au bon grain, attendez le temps que Dieu a marqué pour en faire justice. 2. Considérons encore cette parole : « De peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez aussi tout ensemble le bon grain. » Il semble qu’il dise par là : Si vous prenez les armes contre les hérétiques ; si vous voulez répandre leur sang et les tuer, vous envelopperez nécessairement dans ce meurtre beaucoup de justes et d’innocents. De plus il y en a beaucoup qui sortant de l’hérésie, d’ivraie qu’ils étaient pourraient se changer en bon grain. Que si on prévenait ce temps, en croyant arracher de l’ivraie on détruirait le froment qui en devait naître. Ainsi il donne du temps aux hérétiques pour se convertir, et pour rentrer en eux-mêmes. Il n’empêche pas néanmoins qu’on ne réprime les hérétiques, qu’on ne leur interdise toute assemblée, qu’on ne leur ferme la bouche, et qu’on ne leur ôte toute liberté de répandre leurs erreurs ; mais il ne veut pas qu’on les tue, et qu’on répande leur sang. Et considérez, je vous prie, la douceur de Jésus-Christ. Il ne défend pas seulement d’arracher l’ivraie ; mais il donne la raison de sa défense, et il répond à ceux qui lui pourraient dire que cette ivraie peut-être demeurerait toujours ce qu’elle est : « Laissez croître », dit-il, « l’un et l’autre jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs. Cueillez premièrement l’ivraie, et liez-la en bottes pour la brûler ; mais amassez le blé dans mon grenier (30). » Il les fait souvenir ici des paroles de saint Jean lorsqu’il parlait du Sauveur comme du Juge de l’univers. Il leur ordonne d’épargner l’ivraie tant qu’elle sera mêlée parmi le froment, pour lui donner lieu de se changer, et de devenir froment elle-même. Que si ces hommes, représentés par l’ivraie, ne font aucun usage de la bonté et de la patience du maître du champ, ils tomberont alors nécessairement dans les mains de l’inévitable justice : « Je dirai aux moissonneurs : Cueillez premièrement l’ivraie. » Pourquoi « cueillez premièrement l’ivraie ? » Afin de ménager les auditeurs qui se seraient effrayés si le bon grain eût été indifféremment cueilli avec le mauvais : « Liez-la en bottes pour la brûler ; mais amassez le blé dans mon grenier. » « Il leur proposa une autre parabole en disant : Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé (31). » Comme Jésus-Christ leur avait déjà dit que les trois quarts de la semence s’étaient perdus, et que la quatrième partie restante avait encore souffert un grand dommage, ils devaient être portés à s’effrayer et à dire : Qui seront donc ceux qui croiront, et combien y en aura-t-il peu qui seront sauvés ? C’est à cette crainte que Jésus-Christ veut remédier par la parabole du grain de sénevé à l’aide de laquelle il raffermit leur foi et leur fait voir l’Évangile s’étendant sur toute la terre. Il choisit pour cela la comparaison de cette semence qui représente parfaitement cette vérité. « Elle est la plus petite de toutes les semences ; mais lorsqu’elle a cru cité est plus grande que toutes les autres, et devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches (32). » Cette dernière circonstance est un indice de grandeur. Or, telle sera la prédication de l’Évangile. Et en effet, ceux qui l’ont prêché étaient bien les plus humbles des hommes, mais comme il y avait en eux une grande vertu, leur prédication s’est étendue sur toute la terre. Après cette parabole, il leur propose celle du levain : « Le royaume des cieux est semblable au levain qu’une femme prend et met dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée (33). » Comme ce levain répand sa force invisible dans toute cette pâte, vous de même, mes disciples, vous changerez et vous convertirez le monde entier. Mais considérez ici la sagesse du Sauveur. Il tire toutes ses comparaisons des choses ordinaires et naturelles, pour marquer que si la nature dans ses ouvrages agit certainement et infailliblement, lui qui est le maître de la nature agira de même. Et ne dites point : Que pourrons-nous faire n’étant que douze, lorsque nous serons mêlés avec tout un monde ? Car c’est en cela même qu’éclatera votre force, qu’étant mêlés avec le monde, vous vaincrez le monde. Comme le levain ne montre sa force que lorsqu’on l’approche de la pâte, et que non seulement on l’en approche, mais qu’on l’y mêle et qu’on l’y confond, puisque non seulement cette femme l’y met, mais qu’elle « l’y cache », de même, lorsque vous serez au milieu des peuples et qu’ils vous environneront de toutes parts pour vous perdre, ce sera alors que vous en serez les vainqueurs. Et comme le levain se répand dans toute la pâte sans rien perdre de sa force, mais que peu à peu, il la change toute en lui-même, votre prédication aussi changera tous les peuples et les rendra semblables à vous, Ne craignez donc point tous les maux que je vous prédis. Tous ces obstacles seront votre gloire et vous surmonterez tous vos ennemis. Dans ces mesures de farine, le nombre de « trois » est mis pour un grand nombre comme c’est l’ordinaire dans l’Écriture. Ne vous étonnez point, mes frères, que Jésus-Christ, découvrant aux hommes les plus grands mystères de son royaume, leur parle si « de sénevé et de levain. » Il parlait à des personnes grossières et ignorantes, qui avaient besoin de ces sortes de comparaisons. Ils étaient si peu éclairés, qu’après même des paraboles si simples, ils avaient encore besoin qu’on leur en donnât l’éclaircissement. Où sont maintenant les Grecs ? Qu’ils reconnaissent enfin la puissance de Jésus-Christ, en voyant que l’événement a justifié ses prophéties. Qu’ils le reconnaissent enfin et qu’ils l’adorent en voyant ce double miracle ; le premier qu’il a prévu et qu’il a prédit une chose si incroyable ; et le second qu’il l’a accomplie de la même manière qu’il l’avait prédite. C’est lui qui donne à ce levain cette force secrète et invisible. C’est lui qui veut encore aujourd’hui, que ceux qui lui sont fidèles, soient mêlés avec la multitude des hommes du siècle, afin qu’ils soient comme un levain sacré qui leur communique la vertu et la sagesse. Qu’on ne se plaigne donc point du petit nombre des apôtres, puisque la vertu de leur parole a eu tant de force. Ce qui a été une fois pénétré par le levain se change en levain. La prédication est comme une étincelle de feu qui s’attache à un bois sec. Elle l’enflamme premièrement et fait qu’il brûle ensuite le bois le plus vert. Jésus-Christ néanmoins ne se sert pas de cette comparaison du feu, mais de celle du levain, parce que lorsqu’un bois sec est embrasé, sa sécheresse est cause en partie de ce qu’il brûle, au lieu que c’est le levain qui fait tout dans le changement qu’il cause dans la pâte. Que si douze hommes autrefois ont été le levain qui a changé et sanctifié toute la terre ; jugez, mues frères, quelle doit être notre corruption et notre lâcheté, si maintenant que nous sommes un si grand nombre de chrétiens, nous ne pouvons servir de levain pour convertir ce qui reste, nous qui devrions être assez saints pour servir à la conversion de dix mille mondes ! 3. Mais ces douze hommes, dites-vous, étaient des apôtres. Il est vrai ! Mais n’étaient-ils pas hommes comme vous ? n’avaient-ils pas été élevés au milieu des villes ? n’avaient-ils pas usé des mêmes biens ? n’avaient-ils pas été engagés dans les mêmes arts ? Était-ce des auges descendus du ciel ? Vous me direz qu’ils faisaient des miracles, Et moi je vous réponds que les miracles n’ont pas été ce qu’il y a eu de plus admirable dans eux, Jusqu’à quand, mes frères, chercherons-nous dans ces miracles un prétexte à notre mollesse ? Que ne regardez-vous ce grand nombre de saints qui n’ont jamais fait aucun miracle ? Ne savez-vous pas que plusieurs de ceux mêmes qui ont chassé les démons, sont ensuite tombés dans le péché et, qu’au lieu de s’attirer l’admiration des hommes, ils n’ont attiré sur eux que la colère de Dieu ? Qu’y a-t-il donc eu dans les apôtres, me direz-vous, qui les a si fort relevés au-dessus des hommes ? C’est le mépris qu’ils ont fait de l’argent. C’est l’éloignement qu’ils ont eu de la gloire ; c’est le retranchement de tous les soins et de toutes les affaires du monde. Si, au lieu d’avoir de telles dispositions, ils eussent été assujettis aux mêmes passions que nous, quand ils auraient ressuscité mille morts, bien loin d’en tirer quelque avantage ils n’auraient passé que pour des fourbes et pour des séducteurs. C’est donc par la sainteté de la vie, que l’homme brille et éclate véritablement : c’est par la sainteté de la vie qu’il attire la grâce du Saint-Esprit. Quel miracle a fait saint Jean qui a instruit tant de villes ? L’Évangile ne dit-il pas clairement : « Que Jean n’a fait aucun miracle ? » (Jn 10,41) Qui a rendu Élie si admirable, sinon cette liberté qu’il a fait paraître en parlant aux rois ? ce zèle qu’il a eu pour Dieu ? ce renoncement à toute chose ? ces habits austères, ces peaux de bêtes dont il se couvrait et ces lieux sauvages où il demeurait ? Tous les miracles qu’il a faits depuis sont beaucoup moindres que sa vie, puisqu’ils n’en ont été qu’une suite. Quel miracle le démon a-t-il vu dans le bienheureux Job qui l’ait irrité contre ce saint homme ? Il n’a point été frappé d’aucun prodige qu’il eût fait ; mais il a été surpris de voir en lui une vie si sainte et un cœur aussi ferme que le diamant. Quel miracle avait fait David, étant encore tout jeune, pour obliger Dieu de dire : « J’ai trouvé David, fils de Jessé, un homme selon mon cœur ? » (1Sa 13,14) Quel mort ont ressuscité Abraham, Isaac et Jacob ? Quel lépreux ont-ils guéri ? Ne savez-vous pas que souvent les miracles nous nuisent, si nous ne veillons sur nous ? Qu’est-ce qui a divisé les Corinthiens les uns d’avec les autres, sinon les miracles ? Qu’est-ce qui a été cause que beaucoup d’entre les Romains sont tombés dans l’égarement sinon les miracles ? N’est-ce pas ce qui a perdu Simon le Magicien, aussi bien que ce disciple qui voulait suivre Jésus-Christ et à qui le Sauveur dit cette parole : « Les renards ont des tanières « et les oiseaux du ciel ont des nids ? » (Mat 8,13) Car l’un de ces deux était avare et l’autre ambitieux, et, en voulant satisfaire leur passion par les miracles, ils tombèrent dans le malheur qui les a perdus. La vertu au contraire et la sainteté de la vie, non seulement ne fait point naître en nous ce désir ; mais elle nous l’ôte même, lorsque nous l’avons. Quand Jésus-Christ instruisait ses disciples, leur disait-il : Faites des miracles, afin que les hommes les voient ? Nullement. Mais : « Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils en glorifient votre Père qui est dans les cieux. » (Mat 5,17) Il ne dit pas non plus à saint Pierre : « Si vous m’aimez », faites des miracles ; mais « paissez mes agneaux. » (Jn 21,15) Et, lorsqu’il le préférait, avec saint Jacques et saint Jean à tous les autres apôtres, était-ce à cause de ses miracles ? Ne guérissaient-ils pas tous également les lépreux ? ne ressuscitaient-ils pas également les morts ? n’avaient-ils pas tous reçu la même puissance ? Pourquoi donc préférait-il ces trois disciples aux autres, sinon à cause de la grandeur de leur vertu et de leur courage ? 4. Il est donc clair que ce que Dieu cherche en nous, c’est la bonne vie et les actions saintes : « Vous les connaîtrez », dit Jésus-Christ, « par leurs œuvres. » (Mat 7,15) Et qu’est-ce qui rend nos actions saintes ? Sont-ce les miracles ou les vertus qui en sont la source et qui se terminent enfin à ce don ? Car la sainteté de la vie attire cette grâce de faire des choses miraculeuses, et celui qui la reçoit ne la reçoit que pour édifier les autres et les convertir. Pourquoi Jésus-Christ a-t-il fait tant de miracles, sinon afin qu’en se rendant digne d’être cru, il attirât les hommes à la foi, et les fît entrer ainsi dans une vie pure ? C’est là la fin qu’il s’est proposée. C’est pour cela qu’il a fait tant de prodiges, qu’il a joint à ses miracles les menaces de l’enfer, et la promesse d’un royaume éternel ; qu’il nous a prescrit des lois si pures et si inconnues au monde ; et tout ce qu’il a fait sur la terre a eu pour but de rendre les hommes non seulement saints, mais égaux aux anges. Telle a été l’unique fin du Sauveur dans tout ce qu’il a fait. Mais que dis-je, du Sauveur ? Vous-même, si Dieu voulait vous donner le pouvoir ou de ressusciter les morts au nom de Jésus-Christ, ou de mourir pour lui, laquelle de ces deux grâces choisiriez-vous ? Ce serait sans doute la seconde, parce que la première ne serait qu’une action extérieure que Dieu ferait par vous, au lieu que la seconde serait une action qui sanctifierait et couronnerait votre vie. Si l’on vous offrait de même, ou la puissance de changer tout le foin du monde en or, ou la grâce de mépriser tout l’or du monde comme du foin, ne préféreriez-vous pas ce second avantage au premier ? Et certes ce serait avec grande raison, puisqu’il n’y aurait point de miracle qui pût faire autant d’impression sur les hommes pour les attirer à Dieu, que ce mépris des richesses. S’ils vous voyaient changer le foin en or, ils en seraient encore plus avares, et ils désireraient en même temps d’avoir cette puissance, comme il arriva à Simon le Magicien ; mais s’ils voyaient au contraire tout le monde fouler aux pieds l’argent comme du foin, ils seraient bientôt guéris de leur avarice. Vous voyez donc, mes frères, que rien ne sert tant aux hommes, que rien ne les rend si illustres que la bonne vie. J’appelle une bonne vie, non pas de, jeûner ou de coucher sur la cendre, ou de vous revêtir d’un sac, mais d’avoir un mépris de la richesse aussi sincère et aussi effectif qu’on le doit avoir, d’aimer tout le monde avec une charité tendre et véritable, de partager notre pain avec les pauvres, de vaincre la colère, de fouler aux pieds la vanité et l’orgueil, et d’étouffer tous les mouvements de l’envie. Ce sont là les instructions que Jésus-Christ lui-même nous a données : « Apprenez de moi », dit-il, « que je suis doux et humble de cœur. » (Mat 11,27) Il ne dit pas : Apprenez de moi que j’ai jeûné ; quoi qu’il pût nous proposer son jeûne de quarante jours ; mais ce n’est pas ce qu’il veut principalement que nous imitions en lui : « Apprenez de moi », nous dit-il, « que je suis doux et humble de cœur. » Et lorsqu’il envoie ses apôtres prêcher l’Évangile dans tout le monde, il ne leur dit pas : Jeûnez, mais « mangez de ce qu’on vous présentera. » Mais pour l’argent, il leur défend très-expressément d’en avoir sur eux : « Ne possédez, leur dit-il, ni or, ni argent, ni d’autre monnaie dans si votre bourse. » (Luc 10,4) Je vous dis ceci, mes frères, non que je blâme le jeûne ; à Dieu ne plaise ! au contraire, je le loue et l’estime de tout mon cœur. Mais ma douleur est de voir que vous méprisiez toutes les autres vertus, et que vous croyiez que c’est assez de jeûner pour être sauvé, quoique le jeûne entre les vertus tienne le dernier rang. Les vertus principales et essentielles sont la charité, l’humilité, la douceur, l’amour des pauvres ; et ces vertus surpassent même la virginité. C’est pourquoi si vous voulez devenir égal aux apôtres, rien ne vous en peut empêcher. Travaillez à monter au comble de ces vertus, et vous ne leur serez pas inférieur en mérite. Qu’on ne s’excuse donc plus sur ce qu’on n’a pas le don des miracles comme les apôtres fi est vrai qu’on ne peut chasser comme eux les démons des corps, mais on peut les chasser de son âme et de celle des autres ; et ce second miracle afflige plus le démon que le premier, parce que le péché est sa grande force. C’est pour le détruire que Jésus-Christ est mort sur la croix. C’est le péché qui a introduit la mort dans le monde, et une confusion générale et universelle parmi les hommes. Si donc vous étouffez le péché en vous, vous étoufferez en même temps la plus grande force du diable ; vous lui briserez la tête ; vous renverserez tout ce qui peut affermir sa tyrannie, vous mettrez en fuite toutes ses légions infernales, et enfin vous ferez le plus grand de tous les miracles. Ce n’est pas moi qui vous dis ceci de moi-même. C’est le bienheureux saint Paul qui ayant dit : si Aspirez aux dons les plus parfaits, et je vous enseignerai une voie encore « beaucoup plus excellente (1Co 1,31) », ne parle point ensuite des miracles ni des prodiges ; mais seulement de la charité qui est le principe et la racine de tous les biens. Si donc nous embrassons cette charité avec toutes les branches saintes dont elle est la tige, nous n’aurons point besoin du don des miracles, comme au contraire si nous la négligeons, tous les miracles ne nous serviront de rien. Pensons à ces vérités, mes frères, et aspirons à ce qui a rendu les apôtres si grands devant Dieu et devant les hommes. Voulez-vous savoir ce qui les a rendus si illustres ? Saint Pierre vous le dit lui-même : « Seigneur, nous avons tout quitté et nous vous avons suivi, quelle récompense donc en recevrons-nous ? » (Mat 19,26) Écoutez aussi la réponse de Jésus-Christ : « Vous serez un jour assis sur douze trônes ; et quiconque quittera pour moi sa maison, ses frères, son père et sa mère, recevra le centuple en ce monde et la vie éternelle en l’autre. » Renonçons donc, mes frères, à toutes les choses de la terre, et abandonnons-nous à Jésus-Christ, afin que selon sa parole, nous soyons égaux aux apôtres et que nous jouissions de cette vie éternelle que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XLVII
« JÉSUS DIT TOUTES CES CHOSES AU PEUPLE EN PARABOLES, ET IL NE LEUR PARLAIT POINT SANS PARABOLES, AFIN QUE CETTE PAROLE DU PROPHÈTE FUT ACCOMPLIE : J’OUVRIRAI MA BOUCHE POUR PARLER EN PARABOLES ; JE PUBLIERAI DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ CACHÉES DEPUIS LA CRÉATION DU MONDE. » (CHAP. 13,34, 35, JUSQU’AU VERSET 53) ANALYSE.
- 1. De l’usage des paraboles et pourquoi Jésus-Christ parlait aux Juifs en paraboles. – L’Évangile nous montre Jésus-Christ semant lui-même, c’est-à-dire répandant les grâces, tandis que s’il faut punir, il le fait par le ministère des anges : c’est pour mieux faire voir sa miséricorde.
- 2. Double supplice des damnés. – Renoncer à tout c’est un gain et non pas une perte.
- 3 et 4. Combien nous devons être soigneux de lire l’Écriture sainte. – Que la vertu est comme un corps d’une beauté parfaite, dont l’humilité est la tête, description du corps. – Excellence de la pauvreté évangélique.
1. Saint Marc dit que Jésus-Christ parlait en paraboles à ce peuple, « autant qu’il était capable de l’entendre », (Mrc 4,33) Et pour montrer ensuite que ce n’était pas là une nouveauté dont on n’eût jamais ouï parler, il fait voir que les prophètes avaient prédit cette manière d’enseigner. Il montre ensuite que le but du Sauveur dans ces paraboles, n’était pas d’aveugler les Juifs et de les jeter dans l’ignorance, mais de les exciter à s’instruire et à se faire éclairer sur ce qu’on leur disait si obscurément : « Il ne leur parlait point », dit-il, « sans paraboles », du moins en ce moment-là, car il leur avait déjà parlé autrement qu’en paraboles. Et néanmoins personne ne l’interrogea. Les Juifs avaient fait autrefois plusieurs questions aux prophètes, comme à Ézéchiel et aux autres, mais ils ne font rien de semblable à l’égard de Jésus-Christ. Quoique ce qu’il leur disait fût de nature à les étonner et à les porter à s’en éclaircir, parce que ces paraboles se terminaient à de grandes menaces, rien néanmoins ne les put toucher. C’est pourquoi, les ayant quittés, il s’en alla. « Après cela Jésus ayant renvoyé le peuple, vint à la maison (36) ; n pas un des scribes et des pharisiens ne le suivit alors, ce qui fait voir qu’ils ne le suivaient que pour lui dresser des pièges. Comme donc ces hommes ne comprenaient rien à ses paroles et ne s’inquiétaient pas de les comprendre, Jésus-Christ les laissa désormais de côté. « Ses disciples s’approchant de lui, lui dirent : Expliquez-nous la parabole de l’ivraie semée dans le champ (36). » On voit les disciples trembler ailleurs, lorsqu’ils veulent faire quelque demande à Jésus-Christ. D’où leur vient donc ici cette hardiesse ? C’est parce que Jésus-Christ venait de leur dire : « Il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux. » Cette parole les avait remplis de confiance. C’est pourquoi ils s’approchent de Jésus-Christ pour lui faire cette question. Ils l’interrogent en particulier et non par aucun mouvement d’envie contre le peuple ; mais seulement pour obéir à la loi de leur maître qui leur avait dit : « Et cela ne leur a pas été « donné. » Ils ne demandent point à Jésus-Christ l’explication de la parabole « du levain » et de celle « du grain de sénevé », parce qu’elles étaient assez claires d’elles-mêmes : mais ils l’interrogent sur celle de « l’ivraie » comme ayant plus de rapport avec la parabole des semences et renfermant encore plus d’instructions. Car ils ne regardaient point cette seconde comparaison seulement comme une redite ; et les menaces étonnantes qu’ils y entrevoyaient, les excitaient encore plus à en demander l’éclaircissement. C’est pourquoi Jésus-Christ ne leur reproche point leur ignorance, mais il satisfait à leur désir. Il leur explique cette parabole ; il l’explique comme je vous ai si souvent dit qu’il fallait faire, c’est-à-dire en ne s’attachant pas à la lettre et aux moindres mots, ce qui donnerait lieu à beaucoup d’absurdités, Il nous apprend lui-même cette vérité par la manière dont il explique cette parabole. Car il ne dit rien de « ces serviteurs » qui vont trouver leur maître quand ils s’aperçoivent « qu’on avait semé de l’ivraie au mi-« lieu du blé. » Mais témoignant que cette circonstance n’avait été ajoutée que comme une suite de la parabole, et pour en rendre l’image plus vive et plus naturelle, il ne s’y arrête point, et passe à ce qui était le but principal de la parabole, et il fait voir clairement qu’il est le juge et le Seigneur de toutes choses. « Et il leur, parla en cette sorte : Celui qui sème le bon grain c’est le Fils de l’homme » (37). Le champ c’est le monde, le bon grain ce sont les enfants du royaume, l’ivraie ce sont les enfants du malin esprit (38). L’ennemi qui l’a semée c’est le diable, la moisson c’est la fin du monde ; les moissonneurs ce sont les anges (39). Comme donc on cueille l’ivraie et on la brûle dans le feu, il en arrivera de même à la fin du monde (40). » « Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils ramasseront et enlèveront hors de son royaume tous les scandales, et ceux qui commettent l’iniquité (41). Et ils les précipiteront dans la fournaise du feu. C’est là « qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (42). » Puisque c’est Jésus-Christ qui sème, que c’est dans son champ qu’il sème, et qu’il ramasse l’ivraie pour la jeter hors de son royaume, il est visible que tout le monde est à lui, et qu’il en est le Seigneur. Mais considérez combien est grande sa bonté envers tous les hommes ; comme il est toujours prompt à leur faire du bien, et éloigné de les punir. Car lorsqu’il faut semer, il le fait par lui-même ; mais lorsqu’il faut punir il le fait par d’autres, c’est-à-dire, par les anges : « Le Fils de l’homme », dit-il, « enverra ses anges. » « Et alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (43). » Non qu’ils ne brillent alors beaucoup plus que le soleil ; mais il se sert de cet exemple, parce que rien sur la terre n’est si brillant que cet astre. Jésus-Christ dit en d’autres endroits de son Évangile, que la « moisson » est déjà arrivée, comme lorsqu’il dit à ses apôtres, au sujet des Samaritains : « Levez vos yeux, et voyez que les campagnes sont déjà blanches pour la moisson (Jn 4,35) ; » et ailleurs : « La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers. » (Luc 10,2) Si « la moisson » est déjà prête, comment dit-il ici qu’elle n’arrivera qu’à la fin du monde ? Le Fils de Dieu, mes frères, dans ces deux endroits de l’Évangile, entend par le mot de « moisson » une autre chose que ce qu’il entend ici. Mais, direz-vous, pourquoi, lorsqu’ailleurs il dit : « Que c’est l’un qui sème et l’autre qui recueille (Jn 4,36) », il dit néanmoins ici que c’est lui-même qui sème ? C’est parce que, lorsqu’il disait : « Que l’un sème et que l’autre « recueille », il comparait les prophètes qui avaient semé, avec les apôtres qui devaient recueillir, ou les Samaritains avec les Juifs ; mais c’était lui-même qui avait toujours semé même par les prophètes. Il se sert même indifféremment en quelques endroits du nom de « semence » et « de moisson », pour marquer une même chose par différents noms. Car lorsqu’il veut exprimer la foi et l’obéissance de ceux qui l’écoutaient, il se sert du nom de « moisson », comme pour montrer qu’il avait alors consommé tout son ouvrage : mais lorsqu’il cherche le fruit de la prédication, il en appelle la consommation tantôt du mot de « moisson », et tantôt du nom de « semence. » 2. Mais comment est-il dit ailleurs que les justes seront les premiers « enlevés en l’air ; » puisque Jésus-Christ commande ici que l’on commence par « cueillir l’ivraie et la lier pour la jeter dans le feu ? » Les justes seront les premiers e enlevés dans l’air auprès de « Jésus-Christ », aussitôt qu’il paraîtra : mais c’est seulement après que les méchants auront été condamnés et livrés aux supplices, que les justes enfin iront dans le royaume des cieux. Comme il faut que les justes soient dans le ciel, et que c’est sur la terre que Jésus-Christ viendra juger tous les hommes, aussitôt qu’il aura condamné les méchants, il s’en retournera au ciel comme un roi triomphant accompagné de ses amis, qu’il rendra héritiers de sa gloire et de son royaume. Ainsi les méchants souffriront une double peine, la première d’être brûlés dans ces feux, et la seconde d’être éternellement privés de la gloire. Mais d’où vient, me direz-vous, qu’après même que le peuple s’est retiré, Jésus-Christ ne laisse pas de parler encore en paraboles à ses disciples ? Parce que les instructions de leur Maître leur avaient ouvert l’intelligence, et qu’ils comprenaient mieux maintenant. C’est pourquoi il leur dit à la fin de ce discours « Avez-vous entendu tout ceci ? Oui, Seigneur, répondirent-ils. » Ainsi outre les autres avantages de ces paraboles, Jésus-Christ en retirait encore cette utilité, qu’elles rendaient ses apôtres plus intelligents et plus habiles. Mais voyons ce que Jésus-Christ leur dit ensuite. « Le royaume des cieux est semblable encore à un trésor caché dans un champ, qu’un homme ayant trouvé, cache de nouveau, et dans la joie qu’il en ressent, il va vendre tout ce qu’il a et achète ce champ (44). » « Le royaume des cieux est semblable encore à un marchand qui cherche de belles perles (45) ; lequel ayant trouvé une perle de grand prix, va vendre tout ce qu’il avait et l’achète (46). » Comme les deux paraboles « du grain de sénevé et du levain » n’ont beaucoup de rapport ensemble, il se trouve aussi que celles du trésor et de la perle sont assez semblables. L’une et l’autre nous font entendre qu’il faut préférer la prédication de l’Évangile à tous les biens de la terre. Ces deux premières du sénevé et du levain en marquent la force, et ces deux dernières nous en font voir l’excellence. La prédication de l’Évangile croît comme « le grain de sénevé ; » elle s’étend comme « le levain » qui pénètre toute la pâte où on le mêle. Elle est aussi précieuse que « les perles », et elle enrichit et sert à toutes choses comme « le trésor. » Nous n’y apprenons pas seulement à mépriser tout pour nous attacher uniquement à la parole évangélique, mais encore à le faire avec plaisir et avec joie. Car celui qui renonce à ses richesses pour suivre Dieu, doit être persuadé que bien loin de perdre il gagne beaucoup en y renonçant. Vous voyez donc, mes frères, que la parole et la vérité évangélique est cachée dans ce monde comme un trésor et que tous les biens y sont renfermés. On ne peut l’acheter qu’en vendant tout. On ne peut la trouver qu’en la cherchant avec la même ardeur qu’on cherche un trésor. Car il y a deux choses qui nous sont entièrement nécessaires ; le mépris des biens de la vie, et une vigilance exacte et continuelle. « Le royaume des cieux », dit Jésus-Christ, « est semblable à un marchand qui cherche « de belles perles, lequel en ayant trouvé une « de grand prix, va vendre tout ce qu’il avait « et l’achète. » Cette perle unique est la vérité qui est une et ne se divise point. Celui qui a trouvé cette perle précieuse sait bien qu’il est riche, mais sa richesse échappe aux autres, parce qu’il la cache, et qu’il peut tenir dans sa main ce qui le fait riche. Il en est de même de la parole et de la vérité évangélique. Celui qui l’a embrassée avec foi, et qui la renferme dans son cœur comme son trésor, sait bien qu’il est riche ; mais les infidèles ne connaissent point ce trésor, et ils nous croient pauvres parmi ces richesses. Mais pour empêcher les hommes de s’appuyer trop sur ce qu’ils auront reçu l’Évangile, et de croire que la foi seule leur suffit pour les sauver, Jésus-Christ ajoute une autre parabole pleine de terreur. « Le royaume des cieux est encore semblable à un filet jeté dans la mer, et qui recueille des poissons de toutes sortes (47). » « Et lorsqu’il est plein, les pêcheurs le tirent sur le bord, où s’étant assis ils mettent ensemble tous les bons dans des vaisseaux, et jettent dehors les mauvais (48). » En quoi cette parabole est-elle différente de celle « de l’ivraie », puisque l’une et l’autre montre que de tous les hommes, les uns seront enfin sauvés, et lés autres réprouvés ? Oui, en effet, nous voyons dans l’une et dans l’autre qu’une partie des hommes se perdent, mais d’une manière différente. Ainsi ceux qui étaient figurés par la parabole des semences se perdent, parce qu’ils n’écoutent point la parole de la vérité ; ceux qui sont figurés par l’ivraie se perdent, par leur doctrine hérétique, et par leurs erreurs : mais ces derniers périssent à cause du dérèglement de leurs mœurs et de leur mauvaise vie. Et ceux-ci sans doute sont les plus misérables de tous, puisqu’après avoir connu la vérité et avoir été pris dans « ce filet » spirituel, ils n’ont pu se sauver dans l’Église même. Jésus-Christ marque en un endroit de l’Évangile qu’il séparera lui-même les bons d’avec les méchants, comme un pasteur sépare les brebis d’avec les boucs ; et il dit ici au contraire, aussi bien que dans la parabole de l’ivraie, que ce discernement se fera par les anges. « C’est ce qui arrivera à la fin du monde. Les anges viendront et sépareront les méchants des justes (49), et les jetteront dans la fournaise du feu ; c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (50). » Le Sauveur parle quelquefois à ses disciples d’une manière plus simple et plus commune, et quelquefois aussi d’une manière plus élevée. Il interprète de lui-même cette parabole des poissons sans attendre qu’on l’interroge, pour inspirer encore plus de terreur. Car afin que vous ne croyiez pas qu’une fois jetés dehors les mauvais poissons n’auront plus rien à craindre, qu’ils en seront quittes pour une simple séparation, Jésus-Christ montre le châtiment qui les attendent dehors en disant qu’ils « seront jetés dans la fournaise du feu », et il marque la violence de la douleur qu’ils souffriront en disant : « Là il y aura des pleurs et des grincements de dents. » Considérez, je vous prie, mes frères, par combien de voies on peut se perdre. On se perd comme les semences ou « dans le chemin », ou « dans les pierres » ; ou « dans les épines. » On se perd par l’ivraie ou l’hérésie. On se perd enfin, comme les mauvais catholiques, dans « le filet » de l’Église. Après cela est-ce sans sujet que le Fils de Dieu dit : « Que la voie qui mène à la perdition est large, et que beaucoup y entrent ? » (Mat 7,13) Ayant donc achevé ces paraboles et terminé ce long discours par la crainte, il l’augmente encore en s’étendant sur ce sujet et disant : « Avez-vous entendu tout ceci ? Oui, Seigneur, « répondirent-ils (54). » Et les louant de ce qu’ils l’avaient compris, il ajoute : « C’est pourquoi tout docteur qui est bien instruit en ce qui regarde le royaume des cieux, est semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et anciennes (52) » 3. Le Fils de Dieu dit ailleurs : « Je vous enverrai des sages et des scribes. » (Mat 23,34) Ainsi on voit qu’il ne rejette point l’Ancien Testament, mais qu’il le loue au contraire en l’appelant « un trésor ». Tous ceux donc qui sont ignorants dans l’Écriture sainte ne seront jamais du nombre des vrais « pères de famille. » Ce sont des lâches qui ne savent rien par eux-mêmes, et qui ne veulent rien apprendre des autres. Ainsi ils meurent de faim, et ils périssent sans qu’ils s’en aperçoivent. Mais ceux-là ne seront pas exclus seuls de cette béatitude. Les hérétiques encore n’y auront aucune part ; parce qu’ils « ne tirent point de leur trésor de choses nouvelles et anciennes. » En rejetant la loi ancienne, ils ne peuvent non plus suivre « la nouvelle » comme ceux qui rejettent « la nouvelle » se vantent en vain d’avoir « l’ancienne ». Ainsi en séparant l’une de l’autre, ils sont privés de l’une et de l’autre. Écoutons ceci, mes frères, nous tous qui négligeons de lire l’Écriture sainte, comprenons quel tort nous nous faisons à nous-mêmes et dans quelle pauvreté nous nous jetons. Car comment nous pourrons-nous appliquer à la pratique de la piété, puisque nous n’en savons pas même les règles ? Les personnes riches et avares ont soin de visiter souvent leurs mets-hies et leurs habits précieux pour empêcher qu’ils ne se gâtent, ou que les vers ne les mangent. Mais vous, lorsque votre âme se perd par l’oubli de ses devoirs, lorsque le ver de l’ingratitude la dévore, vous ne pensez point à avoir recours à ces livres saints pour vous guérir de cette langueur, et pour embellir votre âme, en traçant en elle une image de la vertu où sa tête et tous ses membres soient parfaitement représentés. Car la vertu est comme un corps d’une excellente beauté. Ce corps a sa tête et ses autres parties qui le composent, mais si belles et si agréables qu’il n’y a rien d’égal dans toutes les autres beautés du monde. La tête de ce corps divin c’est l’humilité : c’est pourquoi Jésus-Christ commence les béatitudes par celle-ci : « Bienheureux sont les pauvres d’esprit. » (Mat 5,3) Cette tête n’est point ornée par des cheveux bouclés et frisés, et néanmoins elle a tant d’agréments, qu’elle attire sur elle les yeux de Dieu même : « Sur qui », dit-il, « jetterai-je mes regards, sinon sur celui qui est doux et humble, et qui tremble à la moindre de mes paroles ? » (Isa 66,4) Et ailleurs : « Mes yeux sont sur les doux et sur les humbles de la terre. » (Psa 34,17) Et ailleurs : « Le Seigneur est proche de ceux qui ont le cœur brisé. » (Psa 35,16) L’ornement et la couronne de cette tête sainte c’est d’offrir à Dieu des sacrifices qui lui sont très-agréables. C’est un autel d’or ; un autel spirituel : « Le sacrifice agréable à Dieu », dit David, « est un esprit affligé et un cœur brisé. » (Psa 51,18) Cette humilité sainte est la mère de la sagesse ; celui qui la possède possédera tous les biens. Après avoir vu, mes frères, l’excellence de cette tête auguste, admirez maintenant la beauté de son visage. Considérez quel est son teint et sa couleur, voyez-y cette rougeur si agréable que lui imprime la pudeur et la modestie dont le Sage disait : « La grâce et la beauté marchera devant celui qui a de la pudeur. » (Pro 32,11) Cet éclat relève tout ce qu’elle a d’ailleurs de très-agréable, et il efface toute cette rougeur artificielle dont la vanité des femmes se peint le visage. Que si vous voulez maintenant considérer les yeux de cette tête, admirez quelle grâce la douceur y a imprimée ; combien ils sont non seulement beaux et agréables, mais encore si vifs et si perçants qu’ils pénètrent le ciel et s’élèvent jusque dans le sein de Dieu « Bienheureux », dit-il, « ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu. » (Mat 5,7) La bouche de cette tête dont nous parlons, c’est la sagesse et la prudence, elle est toujours pleine de saints cantiques. Le cœur de cet admirable corps est la connaissance et la pénétration des Écritures ; c’est la pratique et l’observance exacte de la loi de Dieu ; c’est la charité et la bonté. Le corps ne peut vivre sans le cœur, ni les vertus sans la charité. Car toutes les vertus et tous les biens naissent de l’amour et de la charité, commue (le leur source. Ce corps que nous représentons-a encore ses pieds et ses mains qui sont les bonnes œuvres qui paraissent au-dehors, li a une âme qui est la piété sincère. Il aune poitrine plus solide que l’or et le diamant, c’est la force. Et comme dans notre corps la tête et le cœur sont les sources de la vie, ainsi l’amour de Dieu répand l’esprit et la vie daims la tête et le cœur de ce divin corps. 4. Mais voulez-vous que je vous rende cette image vivante, et que vous représentant des actions effectives, je vous fasse voir ce que je vous viens de dire ? Jetez les yeux sur saint Matthieu, sur cet admirable Évangéliste que nous vous expliquons. Nous savons peu de ses actions ; mais ce peu suffit pour nous faire voir un tableau admirable de la vertu. On voit combien il était humble et combien il avait le cœur contrit, puisqu’après même qu’il est devenu apôtre et prédicateur de l’Évangile, il ne laisse pas de s’appeler « publicain. » On voit combien il a aimé les pauvres, puisqu’il se dépouilla tout d’un coup de tous ses biens pour suivre le Fils de Dieu. Sa piété paraît par la sainteté de sa doctrine, et sa sagesse par toute l’économie de son Évangile. Sa charité s’y fait voir par le soin qu’il a eu de toute la terre. L’abondance de ses bonnes œuvres, parce qu’il doit être un jour sur l’un de ces douze trônes pour juger le monde ; enfin son courage et sa patience, « parce qu’il se tient heureux de souffrir pour Jésus, et qu’il sortait de l’assemblée des Juifs avec joie. » (Act 4,35) Imitons, mes frères, ces grandes vertus, mais particulièrement l’humilité et la charité, sans lesquelles nous ne pouvons être sauvés. Ces cinq vierges folles le font assez voir, aussi bien que le pharisien de l’évangile. On peut entrer au ciel sans être vierge ; mais on n’y peut entrer sans être charitable. La charité est la vertu la plus essentielle et la plus nécessaire pour le salut. Elle est le principe de toutes les autres. C’est pourquoi nous avons dit qu’elle tient lieu du cœur dans le corps de la vertu. Mais comme le cœur périt lui-même, s’il ne répand l’esprit et la vie dans tout le corps ; ainsi la charité meurt si elle n’agit. Comme une source se corrompt, si son ruisseau cesse de couler, les riches de même se corrompent s’ils retiennent leurs richesses, et s’ils ne les font couler sur les autres. C’est pourquoi le peuple a coutume de dire d’un riche avare qu’il se perd de grands biens dans sa maison. Il ne dit pas qu’il y a chez lui de grands trésors, mais qu’il s’y perd de grands biens. Et en effet les avares se perdent, et tout ce qu’ils ont se perd aussi. Leurs meubles et leurs habillements dépérissent, leur or se rouille ; leur blé se gâte, et leur âme se corrompt et se perd encore plus que toutes ces choses par les chagrins et les inquiétudes qui la dévorent. Si nous pouvions vous représenter ici l’âme d’un avare, elle vous paraîtrait comme un vêtement rongé de vers. Vous verriez qu’elle n’a plus aucune partie qui soit saine, mais que les vices la déchirent, et que le péché la corrompt de toutes parts. L’âme du pauvre, au contraire, je dis du pauvre qui l’est volontairement et de bon cœur, est bien différente de celle-là. Elle brille comme l’or ; elle éclate comme le diamant elle fleurit comme la rose. Elle n’est sujette ni aux vers, ni à la rouille, ni aux voleurs. Elle n’est point agitée de soins ni d’inquiétudes, mais elle vit sur la terre comme les anges vivent dans le ciel. Voulez-vous voir quelle est la beauté de cette âme, et quelles sont les richesses de sa pauvreté ? Elle ne se fait point obéir des hommes, mais elle commande aux démons. Elle n’a point d’accès auprès des rois de la terre ; mais elle en a beaucoup auprès de Dieu. Elle ne combat point sous les enseignes des hommes ; mais elle combat avec les anges. Elle n’a point deux ou trois coffres pleins d’or ou d’argent, mais elle est tellement riche que tout le monde ne lui paraît rien au prix de ce qu’elle possède. Elle n’a point de trésor sur la terre ; mais le ciel même est son trésor. Elle n’a point besoin de serviteurs, mais elle est la maîtresse de ses désirs déréglés, et elle domine souverainement sur ses passions, dont les rois même sont esclaves. Car quoiqu’ils portent la pourpre et la couronne, aussitôt qu’une passion est entrée dans leur tête, elle les domine souverainement, et ils n’oseraient lui désobéir en la moindre chose. Elle se rit des richesses, de la royauté et de toutes les magnificences du siècle, comme des châteaux de carte, des poupées, des osselets, et de tous les jouets des petits enfants. Car elle a des ornements vraiment magnifiques et précieux, qui ne peuvent seulement être compris par ceux qui s’amusent à ces bagatelles. Qu’y a-t-il donc de comparable à ces pauvres évangéliques ? Ils marchent déjà dans le ciel, et si le ciel même n’est que comme la base du palais où ils habitent, jugez quel en doit être le faîte et le comble. Vous me direz peut-être qu’ils n’ont ni chevaux ni carrosses ? Ils n’en ont point en effet, parce qu’ils n’en ont point besoin. Car que servirait ce vain appareil à celui qui va bientôt être enlevé dans l’air, et transporté dans les nuées, pour être éternellement avec – Jésus-Christ ? Pensez à cela, mes frères ; pensez-y, mes sœurs. Aimons ces richesses qui sanctifient ceux qui les possèdent. Recherchons ces trésors qui ne périront jamais, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.