Matthew 14
HOMÉLIE XLVIII
JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES PARABOLES PARTIT DE LA, ET ÉTANT VENU DANS SON PAYS IL LES INSTRUISAIT DANS LEUR SYNAGOGUE », (CHAP. XIII, VERSET 53, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. XIV)
ANALYSE.
- 1. L’envie se combat souvent elle-même.
- 2. Puissance de la vertu qui fait que saint Jean après sa mort est encore redouté d’Hérode.
- 3. Pourquoi il n’était pas permis à Hérode d’avoir la femme de son frère, supposé même que ce frère soit déjà mort.
- 4. Combien il est dangereux de jurer ; l’exemple d’Hérode le prouve bien.
- 5-7. Que la méchanceté ne regarde que le moment présent. Que nous ne devons point insulter aux pécheurs. Que l’Écriture nous apprend à user de retenue et de modération en parlant des péchés des autres. Combien les danses sont dangereuses. Qu’il faut fuir les festins.
1.Pourquoi l’Évangéliste a-t-il mis « ces paraboles ? » – Parce que Jésus-Christ en devait prononcer d’autres encore. Pourquoi le Sauveur s’en alla-t-il de là ? – Pour répandre de toutes parts la semence de sa parole. « Et étant venu en son pays il les instruisait dans leur synagogue (54). » Je crois que ce « pays » dont l’évangile parle, est Nazareth, parce que nous allons voir dans la suite, « Que Jésus-Christ ne fit pas là beaucoup de miracles : » ce qu’on ne peut dire de Capharnaüm dont il est écrit : « Et vous, Capharnaüm qui avez été élevée jusqu’au ciel, vous serez abaissée jusques au fond des enfers, parce que si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Sodome, elle se serait conservée peut-être jusques aujourd’hui. »(Mat 11,23 ; Luc 10,16) Étant venu en son pays il n’y fait que peu de miracles, pour ne pas irriter davantage l’envie de ses concitoyens contre sa personne, et pour ne pas attirer une plus grande condamnation sur leur incrédulité si opiniâtre. Mais il leur propose sa doctrine sainte qui ne méritait pas moins d’être admirée que les miracles. Et cependant ces insensés, bien loin d’être frappés d’étonnement et d’admirer un homme qui leur parlait de la sorte, le méprisent au contraire à cause de Joseph qui passait pour son père ; quoiqu’ils eussent tant d’exemples, dans les siècles précédents, d’hommes, qui, sortis d’une race obscure, s’étaient par eux-mêmes rendus très-illustres. David était fils d’un laboureur ; Amos, d’un gardeur de chèvres, et gardeur de chèvres lui-même ; et Moïse, ce grand législateur, était né d’un père beaucoup au-dessous de lui. Plus Jésus-Christ leur paraissait un homme simple, plus ils devaient être frappés des grandes choses qu’il leur disait, puisque c’était une preuve que sa sagesse n’était point l’effet d’une étude humaine, mais de la seule grâce de Dieu. Et cependant ce qui leur devait donner de l’admiration, ne leur donne que du mépris. Jésus-Christ fréquentait les synagogues, de peur qu’en demeurant toujours dans le désert, on ne le regardât comme un schismatique, et comme un ennemi de l’État : « Étant donc saisis d’étonnement, ils disaient : D’où est venue à celui-ci cette sagesse et cette puissance (54) ? » Ils appelaient ses miracles du nom de puissance, ou bien ils marquaient par ce terme la prédication de son Évangile. « N’est-ce pas là le fils de ce charpentier (55) ? » Mais c’est précisément ce qui augmente le miracle et le prodige. « Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie ? et ses frères, Jacques, Joseph, Simon et Jude ? Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes parmi nous ? D’où lui viennent donc toutes ces choses (56) ? Et ils se scandalisaient à son sujet (57). » Quoi donc ! n’était-ce pas cela même qui devait surtout vous porter à le croire ? Mais l’envie est une étrange passion, et elle se combat souvent elle-même. Ce qu’il y avait de plus surprenant, de plus merveilleux, de plus capable d’attirer ces hommes à Jésus-Christ, c’était là ce qui les en éloignait Je plus. Que leur dit donc le Fils de Dieu ? « Un prophète n’est sans honneur que dans son pays et dans sa maison (57). Et il ne fit pas là beaucoup de miracles à cause de leur incrédulité (58). » Saint Luc dit la même chose. Mais, dira quelqu’un, n’était-ce pas au contraire une raison d’en faire davantage ? Car puisque l’Évangile marque qu’il était admiré à cause de ces miracles, pourquoi n’en faisait-il pas un grand nombre dans un pays où il n’était pas considéré comme il méritait ? C’est parce qu’il ne cherchait jamais sa gloire dans ses œuvres miraculeuses, mais le seul avantage des hommes. Comme donc les miracles ne gagnaient rien sur ceux-ci, Jésus-Christ méprisa la gloire qui lui en serait revenue, et il ne voulut pas qu’un plus grand abus de ses grâces rendît ces hommes plus punissables. Cependant remarquez combien il avait laissé passer de temps, et combien il avait fait de miracles avant que de revenir à Nazareth. Et néanmoins ils ne le peuvent encore souffrir, et leur envie en devient plus furieuse. Mais d’où vient, me direz-vous, qu’il a voulu faire parmi eux quelques miracles ? C’était pour ne pas donner sujet à ce peuple de lui dire : « Médecin, guérissez-vous vous-même. » C’était pour l’empêcher de se plaindre de lui et de dire qu’il les haïssait, qu’il était leur ennemi, et qu’il méprisait ses concitoyens. C’était encore pour les empêcher de s’excuser et de dire : s’il avait fait des miracles parmi nous nous aurions cru en lui. C’est pourquoi il en fait quelques-uns et s’abstient d’en faire davantage, pour accomplir d’un côté ce qui était de son devoir, et pour éviter de l’autre d’attirer sur eux une plus grande condamnation. Considérez, mes frères, qu’elle était la force des paroles de Jésus-Christ, puisque malgré leur envie, ces hommes ne laissaient pas d’être frappés d’admiration. Mais comme, dans les miracles de Jésus-Christ, ils n’accusaient pas l’action qui paraissait au-dehors, mais se formaient seulement de vaines chimères qui n’avaient point de fondement, en disant : « Il chasse les démons au nom de Béelzébub « (Mat 12,24 ; Luc 11,14) » de même lorsqu’il s’agit de sa doctrine, ils ne la blâment point en elle-même, mais ils se rejettent sur sa personne pour le décrier par la bassesse de sa naissance. Considérez, mes frères, la modestie du Fils de Dieu : il ne les méprise point, il ne les traite point avec aigreur, mais il leur dit avec une douceur extrême : « Un prophète n’est sans honneur que dans son pays ; » et il ne s’arrête pas là, mais il ajoute « et dans sa maison », pour marquer, je crois, ses propres frères. 2. Jésus-Christ dans saint Luc (Luc 4,25) rapporte quelques exemples semblables. Il fait voir qu’Élie ne se réfugia pas chez ses concitoyens, mais chez une veuve étrangère, et qu’Élisée ne guérit point de lépreux parmi les Juifs, mais le seul Naaman qui était un étranger, et qu’il ne fit aucun miracle sur ses concitoyens. Jésus-Christ leur parlait de la sorte pour leur faire voir que leurs pères avaient été méchants comme eux, et que si leur conduite était coupable, elle n’était pas quelque chose de nouveau. « En ce temps-là Hérode le Tétrarque entendit parler des actions de Jésus (14, 1). » Le roi Hérode, le père de celui dont parle ici l’Évangile, celui enfin qui avait fait mourir les innocents, était mort. Si l’écrivain sacré marque si expressément le temps, ce n’est pas sans raison ; il veut nous faire voir l’orgueil et l’indifférence de ce potentat qui n’entend parler des merveilles qu’opérait Jésus-Christ que longtemps après qu’elles ont commencé d’éclater. C’est ce qui arrive tous les jours aux grands du monde. Comme ils sont pleins du faste de leur grandeur, ils ne connaissent que tard ces choses si extraordinaires, parce qu’ils s’en mettent fort peu en peine. Mais considérez ici, mes frères, quelle est la force de la vertu ! ce tyran craint tellement saint Jean tout mort qu’il est, que cette frayeur lui fait reconnaître la résurrection. « Il dit à ceux de sa cour : C’est sans doute Jean-Baptiste que j’ai tué, qui est ressuscité d’entre les morts, et c’est pour cela qu’il se fait par lui tant de miracles (2). » Admirez jusqu’où va la crainte de ce tyran. Il n’ose pas dire ces paroles à des étrangers. Il ne se découvre qu’à ceux de sa maison. Mais sa pensée était bien absurde, et d’une grossièreté toute militaire. Soit, on avait vu des morts ressusciter, mais en avait-on jamais vus qui eussent opéré les mêmes œuvres que Jésus-Christ opérait alors ? Il me semble que l’ambition se mêle aussi avec la crainte dans ces paroles, Car c’est le propre des âmes déréglées de s’abandonner ainsi en même temps à des passions toutes contraires. Saint Luc rapporte que le peuple, en parlant de Jésus-Christ, disait que « c’était Élie ou Jérémie, ou quelque autre des anciens prophètes (Luc 9,7) ; » mais ce prince voulant parler plus sagement que le peuple, dit cette impertinence de la résurrection de saint Jean. Peut-être aussi qu’Hérode, entendant dire que Jésus-Christ était Jean-Baptiste (quelques-uns en effet le disaient), répondit d’abord ; non ; car j’ai tué Jean à cause de son insolence (Saint Marc et saint Luc rapportent en effet que ce prince se vantait d’avoir décapité Jean) ; et que voyant ensuite la persistance de ce bruit, de cette croyance, il finit, lui aussi, par dire comme tout le monde. L’Évangéliste prend de là occasion de raconter assez au long la mort de saint Jean. Pourquoi ne la rapporte-t-il que comme un fait accessoire, et seulement en passant ? Parce que, son unique objet, c’était de parler de Jésus-Christ. Saint Matthieu, non plus que les autres Évangélistes, ne font jamais de digression, à moins qu’elle ne puisse servir à leur but principal. C’est pourquoi ils n’auraient pas même mentionné cette histoire, si elle n’eût été liée à celle de Jésus-Christ, si Hérode n’eût dit que Jésus-Christ n’était autre que saint Jean ressuscité. Saint Marc dit qu’Hérode estimait beaucoup saint Jean quoiqu’il le reprît avec une grande liberté. Car la vertu a tant de force, qu’elle se fait respecter même de ses plus grands ennemis. L’évangile donc rapporte ainsi cette histoire : « Hérode ayant « fait prendre Jean l’avait fait lier et mettre en « prison à cause d’Hérodiade, la femme de « son frère (3). Parce que Jean lui disait : il ne « vous est point permis d’avoir cette femme (4). « Et ayant envie de le faire mourir il avait eu peur du peuple, parce que Jean était regardé comme un prophète (5). » Saint Jean ne reprenait point cette femme, mais seulement Hérode, parce qu’il avait plus de part au crime, et plus de pouvoir pour le faire cesser. Considérez aussi combien l’Évangéliste se modère, et comme il rapporte cet événement, en le racontant plutôt comme une histoire, qu’en l’exagérant comme un grand crime. « Comme Hérode célébrait le jour de sa naissance, la fille d’Hérodiade dansa publiquement devant lui et elle lui plut (6). » O festin diabolique ! ô assemblée de démons ! ô danse cruelle !, ô récompense encore plus cruelle ! On y décide en un moment la mort la plus injuste. On y fait mourir un homme qui ne méritait que des louanges et des couronnes. On apporte à ce festin cette tête qui était le trophée des démons, et le moyen dont on se servit pour gagner cette victoire était digne d’un si détestable succès : « Car la fille d’Hérodiade dansa, et plut à Hérode. De sorte qu’il lui promit avec serment de lui donner tout ce qu’elle lui demanderait (7). Mais cette fille ayant été instruite auparavant par sa mère, lui dit : Donnez-moi présentement dans ce plat la tête de Jean-Baptiste (8). » Cette fille est doublement criminelle : premièrement en ce qu’elle danse ; secondement en ce qu’elle plaît à Hérode, et lui plaît de telle sorte, qu’elle reçoit un homicide comme le prix de sa danse. Considérez aussi la cruauté de ce prince, et son insensibilité pleine de folie. Il s’engage par min serment, et il permet à cette fille de lui demander tout ce qu’elle veut. Mais lorsqu’il reconnut dans quel excès il s’était engagé, il en fut fâché », dit l’Écriture. Pourquoi fut-il fâché de la mort d’un homme qu’il avait osé faire emprisonner ? C’est parce que la vertu est si puissante, qu’elle se fait admirer même des impies. Mais que dirons-nous de cette femme furieuse ? Au lieu d’admirer saint Jean de l’honorer, de le respecter, et de l’aimer comme celui qui faisait tous ses efforts pour la délivrer de l’oppression honteuse de ce tyran, elle ne lui dresse que des pièges, elle ne désire que sa mort, et elle la demande comme une grâce qui n’était digne que d’un démon. « Néanmoins il craignit à cause du serment qu’il avait fait, et de ceux qui étaient à table avec lui, et il commanda qu’on la lui donnât (9). » Malheureux prince ! que ne craigniez-vous plutôt ce qui était plus à craindre ? Si vous craigniez d’avoir ces personnes pour témoins de votre parjure, que ne craigniez-vous davantage d’avoir tous les siècles pour témoins d’un meurtre si exécrable ? 3. Mais comme je crois que plusieurs de ceux qui m’écoutent, ignorent quel était le crime que saint Jean reprenait en ce prince, et qui donna lieu à sa mort, je pense qu’il est nécessaire d’en dire un mot. Et ceci vous servira pour admirer encore davantage la sagesse des lois de Moïse. Car Hérode avait violé l’une de ces anciennes lois, et saint Jean la soutenait contre lui : « Si quelqu’un », dit Moïse, « meurt sans enfants, qu’on donne à son « frère la femme qu’il laisse veuve. » (Deu 25,5) Comme la mort alors paraissait un mal dont on ne pouvait se consoler, et qu’en ces temps-là on ne s’attachait qu’à la vie présente, Moïse ordonne par une loi, que le frère qui restait épouserait la femme de son frère mort, et donnerait le nom de celui-ci à l’enfant qu’il en aurait, afin que sa maison ne fût point détruite. Comme les enfants font la plus grande consolation de ceux qui meurent, si celui qui mourait n’en avait point laissé après lui, il semblait qu’il aurait été inconsolable dans sa mort. Moïse voulant donc adoucir les regrets de ceux à qui la nature n’aurait point donné d’enfants, commanda que leur frère épousant leur veuve, les enfants qui naîtraient de ce mariage portassent le nom du frère mort. Mais lorsque celui qui mourait avait des enfants, ce mariage n’était plus permis. Vous me direz, peut-être : Pourquoi n’était-il pas aussi bien permis au fière du mort d’épouser sa veuve qu’à un étranger ? C’est parce que Dieu a voulu étendre ainsi davantage les alliances, et donner aux hommes plus de moyens de s’unir les uns avec les autres. D’où vient donc, me direz-vous, que lorsqu’un homme mourait sans enfants, sa veuve n’épousait pas un étranger ? C’est parce que l’enfant sorti de ce second mariage n’eût point été censé du premier mari ; au lieu que le frère même donnant des enfants à son frère mort, ces enfants pouvaient plus aisément passer pour être de lui. On n’obligeait donc le frère du mort à soutenir la maison de son frère, que dans le cas où ce frère n’aurait point laissé d’enfants. Et lorsqu’il y était obligé, cette raison que je viens de dire justifiait son mariage avec la femme de son frère mort. Comme donc Hérode avait épousé la femme de son frère quoique celui-ci en mourant eût laissé des enfants, saint Jean avait raison de blâmer cette alliance criminelle. Il le fait avec une sagesse admirable, et avec un zèle qui était tempéré d’une grande retenue. Mais considérez, je vous prie, tout l’ensemble de ce festin, et vous verrez que c’était le diable qui y présidait. Premièrement tout s’y passe dans les délices, dans la fumée du vin et des viandes, ce qui ne peut avoir que de malheureuses suites. Tous les conviés sont des méchants, et celui qui les convie est le plus méchant de tous. De plus la licence et le libertinage y règnent souverainement. Enfin on y voit une jeune fille qui, étant née du frère mort, rendait ce mariage illégitime, et que sa mère devait cacher comme un témoignage public de son impudicité, qui entre au contraire avec pompe et avec magnificence au milieu de ce festin, et au lieu de se maintenir dans l’honnêteté propre à son sexe, s’expose aux yeux de tous, avec une impudence que n’auraient pas les femmes les plus débauchées. La circonstance du temps et du jour augmente encore le crime d’Hérode. Lorsqu’il devait rendre grâces à Dieu de ce qu’il lui avait donné la vie, il signale le jour de sa naissance par l’action la plus barbare, et au lieu que dans cette joie publique, il aurait dû tirer saint Jean de prison, il couronne sa captivité si inhumaine par une mort cruelle et sanglante. Écoutez ceci, vous jeunes filles, ou plutôt vous, jeunes femmes, qui osez dans les noces des autres vous signaler par votre licence, par vos danses peu modestes, par votre joie trop libre et par une dissolution qui déshonore votre sexe. Écoutez ceci, vous tous qui aimez la bonne chère, et qui recherchez les festins pleins de luxe et de désordre. Craignez cet abîme et ce piège par lequel le démon fit tomber ce malheureux prince dans ce grand crime. Car il l’enveloppa de telle sorte dans ses filets, comme il est rapporté dans saint Marc, qu’il lui fit jurer « de donner » à cette danseuse tout ce « qu’elle lui demanderait, quand ce serait la moitié de son royaume. » Dans la frénésie de la passion, qui le possédait, il estimait si peu la principauté, qu’il était près d’en donner la moitié pour une danse. Mais, faut-il s’étonner qu’on ait vu alors un si grand excès, lorsque nous voyons, en ce temps où la lumière et la piété du christianisme se sont tellement répandues dans tout le monde, des jeunes gens s’abandonner de telle sorte au luxe et à la mollesse, qu’ils donnent pour se satisfaire et sans même y être engagés par serment, non pas un royaume, mais leur âme. Devenus les esclaves de la volupté, ils vont comme des brebis partout où le loup les entraîne. N’est-ce pas ce qui arrive ici à Hérode ? La passion a tellement égaré sa raison, qu’il commet à la fois deux actes de la dernière folie : d’abord, de rendre maîtresse de ses actions une fille furieuse, enivrée de passion, et capable des plus grands emportements ; et ensuite de confirmer par serment une promesse si extravagante. Mais quel qu’ait été le crime du tyran, la femme néanmoins qui inspire une si horrible demande à sa fille est sans comparaison plus criminelle que cette jeune fille qui la fait, et qu’Hérode même qui l’accorde. Car ce fut elle qui conduisit toute cette intrigue, et qui trama cette funeste tragédie. Au lieu de se montrer reconnaissante envers le prophète qui voulait faire cesser son déshonneur, elle affiche elle-même son ignominie ; en faisant danser sa fille en public, elle demande la tête du saint, et elle tend un piège où Hérode vient se prendre. Ainsi la parole de Jésus-Christ a été vérifiée : « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. » (Mrc 6,23) Si la fille d’Hérodiade avait suivi cette loi, elle n’en aurait pas violé tant d’autres, et elle n’aurait pas été la cause d’un crime effroyable. Vit-on jamais une si brutale cruauté ? Une fille pour grâce demande un meurtre. Elle demande une mort injuste, la mort d’un saint, et elle fait cette cruelle demande au milieu d’un festin, devant tout le monde, et sans rougir. Elle ne prend point Hérode en particulier pour lui faire cette demande. Elle la fait devant toute la cour, avec un front d’airain, avec un visage de prostituée, et le démon, qui lui avait inspiré ce qu’elle devait demander, lui fait accorder ce qu’elle demande. C’est lui qui la fit danser avec tant de grâce, qui fit qu’Hérode fut ravi de la voir, et qu’ensuite il s’abandonna aveuglément à sa passion. Car le démon se trouve partout où il y a de la danse. Dieu ne nous a point donné des pieds pour un usage si honteux, mais pour marcher avec modestie. Il ne nous les a pas donnés pour sauter comme font les chameaux (car les chameaux ne sont pas beaux à voir lorsqu’ils dansent, et les femmes encore moins), mais pour avoir place dans le chœur des anges. Que si le corps est déshonoré par ces mouvements indécents, combien l’âme l’est-elle encore davantage ? Les danses sont les jeux des démons. Ses ministres et ses esclaves en font leurs divertissements et leurs plaisirs. 4. Mais je vous prie de considérer avec plus d’attention quelle est la demande de cette fille. « Donnez-moi », dit-elle, « dans ce plat la tête de « Jean-Baptiste. » Voyez-vous l’effronterie ? Entendez-vous l’organe du diable ? Elle sait bien quel est celui dont elle demande la tête, puisqu’elle l’appelle « Jean-Baptiste », et elle la demande néanmoins. Elle veut qu’on lui apporte dans un plat cette tête sacrée et bienheureuse, et elle en parle comme s’il ne s’agissait que d’un mets qu’on servirait sur une table. Elle ne donne aucune raison de cette demande barbare, parce qu’elle n’en avait point. Elle met seulement sa gloire à se faire donner une satisfaction si cruelle et si malheureuse. Elle ne demande point qu’on fasse venir saint Jean et qu’on le tue devant tout le monde. Elle appréhendait trop sa force et sa liberté. La moindre de ses paroles l’aurait fait trembler, et la vue du glaive qui allait lui trancher la tête n’eût point empêché ce courageux prophète de parler. C’est pourquoi elle dit : « Donnez-moi ici dans ce plat la tête de Jean-Baptiste. » Elle veut voir sa tête, mais lorsque sa bouche sera muette. Elle la veut voir toute sanglante, non seulement pour s’assurer qu’elle ne lui fera plus de reproches, mais encore pour satisfaire sa vengeance en lui insultant. Dieu voit cela, mes frères, et il le souffre. Il ne lance point ses foudres sur cette malheureuse. Il ne réduit point en cendres ce front insolent et cette langue homicide. Il ne commande point à la terre de s’ouvrir pour abîmer ce prince et tous ses conviés avec lui. Il retint sa justice en cette rencontre pour préparer à son serviteur une couronne plus illustre, et pour laisser à tous ceux qui le suivraient une plus grande consolation dans leurs maux. Écoutons ceci, nous que la pratique de la vertu expose aux mauvais traitements des méchants. Un homme si admirable, un saint qui avait passé sa vie dans un désert, sous un habit si austère, sous un cilice ; un prophète et le plus grand des prophètes, à qui le Fils de Dieu avait rendu ce témoignage qu’entre tous ceux qui étaient nés des femmes, il n’y en avait point de plus grand que lui : ce saint, dis-je, est sacrifié à la rage d’une femme impudique ; sa tête est le prix de la danse d’une fille effrontée, et il est abandonné à ces furieuses, parce qu’il a soutenu avec vigueur la loi de Dieu. Pensons à ce grand exemple, et souffrons généreusement tout ce qui nous pourra arriver. Cette malheureuse femme était altérée du sang de l’innocent, et elle a le plaisir de le répandre. Elle voulait se venger de l’injure qu’elle croyait que saint Jean lui avait faite, et Dieu permet qu’elle se satisfasse comme elle l’avait désiré, et qu’elle se rassasie de sa vengeance. Qu’avait-elle à reprocher à ce saint homme ? Il ne lui avait jamais fait la moindre réprimande, et il s’était toujours adressé à Hérode. Mais sa conscience criminelle lui fait sentir l’aiguillon du remords. C’est le bourreau qui la tourmente et qui la déchire. Ce qu’elle endure au dedans la rend comme furieuse au-dehors. Elle remplit sa maison de confusion et d’infamie. Elle déshonore tout ensemble en elle-même sa fille et son mari mort, et découvre son adultère vivant ; elle veut surpasser ses premiers excès par d’autres encore plus horribles. Il semble qu’elle dise à saint Jean : Si vous ne pouvez souffrir de voir Hérode adultère, je le rendrai même homicide ; et pour faire cesser vos reproches, je le forcerai de vous ôter la vie. Je vous appelle ici, vous tous qui donnez aux femmes un si grand pouvoir sur votre esprit. Vous qui faites des serments indiscrets sur des choses douteuses et incertaines, et qui creusez ainsi la fosse où vous devez être précipités, en rendant les autres les maîtres de votre perte. Car n’est-ce pas ainsi que périt Hérode ? Il crut que dans une fête et dans un jour de joie, cette fille lui demanderait quelque chose qui fût proportionné à elle, au lieu où elle était, et au temps de cette réjouissance publique ; bien loin de s’imaginer qu’elle dût demander une tête. Et cependant il fut trompé malheureusement, et sa surprise ne l’excuse point. Car si cette fille instruite par sa mère osa lui faire une demande plus digne d’une tigresse que d’une femme, c’était à lui à s’opposer à cette furieuse, et non pas à se rendre le ministre d’une cruauté si odieuse et si inouïe. Qui n’aurait été frappé d’horreur de voir au milieu d’un festin paraître dans un plat cette tête sacrée toute dégoûtante de son sang ? Hérode néanmoins n’en est point touché, et encore moins cette femme barbare. C’est là l’esprit de ces malheureuses prostituées. Elles perdent la compassion avec l’honneur, et elles sont aussi hardies et aussi inhumaines qu’impudiques. Car si le seul récit d’un événement si barbare nous fait frémir d’horreur, combien en devait faire l’action même ? Quel devait être le sentiment de ces convives voyant au milieu du festin une tête qui venait d’être coupée, et qui nageait dans son propre sang ? Cependant cette femme, plus cruelle que les furies, ne trouve que du plaisir dans ce spectacle. Elle triomphe de joie d’être enfin venue à bout de tous ses désirs ; au moins aurait-elle dû se contenter de voir une fois cette tête coupée ; mais non, il faut qu’elle se repaisse de cette vue, qu’elle s’enivre en quelque sorte de ce sang d’un prophète, dont elle avait été si altérée. Voilà ce que produit cette infâme passion. Après avoir fait des impudiques, elle fait encore des meurtriers. C’est pourquoi je ne doute point qu’une femme qui a l’adultère dans le cœur, ne soit prête à ôter la vie à son mari aussi bien que l’honneur, et qu’elle ne soit assez hardie polir commettre, je ne dis pas seulement un ou deux, mais mille homicides. Et on nu voit que trop d’exemples de ce que je dis. C’est par cet esprit de sang et de meurtre que se conduisit alors cette femme, croyant qu’après qu’elle aurait fait mourir saint Jean son crime serait enseveli avec lui. Mais il arriva tout le contraire, parce qu’après sa mort même, le prophète parla plus haut que jamais. 5. Les méchants se conduisent dans leurs desseins comme les malades, qui mourant de soif ne pensent qu’à boire pour se rafraîchir, sans considérer qu’ils se trouveront ensuite beaucoup plus mal. Si cette femme n’eût point fait mourir saint Jean pour l’empêcher de lui reprocher son impudicité, on aurait beaucoup moins parlé contre elle. Car lorsque saint Jean fut mis en prison, ses disciples d’abord demeurèrent dans le silence. Mais lorsqu’ils le virent tué si cruellement, ils furent contraints enfin de dire qu’elle avait été la cause de sa mort. Ils voulaient d’abord épargner la réputation de cette femme adultère, en ne publiant point ce qui aurait pu la déshonorer. Mais ils sont forcés enfin de découvrir toute cette intrigue, de peur qu’on ne crût que leur maître eût été un séditieux comme Theudas et Judas, et qu’il eût été exécuté comme eux, pour avoir fait quelque entreprise contre l’État. On voit par là, que plus on s’efforce de cacher son péché plus on le publie ; et que le moyen de couvrir un crime n’est pas d’y en ajouter un autre, mais de l’expier par une sincère pénitence. Considérez, je vous prie, avec quelle modération l’Évangile parle de cet attentat d’Hérode ; comme il ne l’exagère point, et qu’il semble même l’excuser en quelque sorte. Car i ! rapporte de ce prince « qu’il s’affligea de cette demande, mais que néanmoins, à cause de son serment et de ceux qui étaient à table avec lui », il consentit à cette mort. Il dit de même de cette jeune fille, qu’elle fut poussée à cela par sa mère, et qu’elle lui porta cette tête, comme s’il disait qu’elle ne fit que lui obéir. Car les véritables justes plaignent davantage celui qui fait le mal que celui qui le souffre, parce qu’ils savent que le mal retombe sur celui qui le fait. Ainsi ce n’est point saint Jean qui est à plaindre dans sa mort, puisqu’il n’en reçut aucun mal, mais ceux qui l’ont traité si cruellement. Imitons cette modération, mes frères, plaignons les pécheurs et n’insultons point au malheur des autres. Couvrons leurs excès autant que nous le pourrons, et entrons dans des sentiments vraiment chrétiens. Considérons que l’Évangéliste, contraint de parler de cette femme impudique et meurtrière, le fait sans exagération et fort simplement il ne dit point que cette jeune fille fut instruite par cette cruelle, par cette furieuse, mais « par « sa mère. » Il trouve un terme honorable en parlant de cette femme ; et vous n’avez quo des injures en parlant de votre prochain. Vous n’avez pas la même retenue en parlant de votre frère, lorsqu’il vous a un peu fâché, que l’Évangéliste lorsqu’il parle d’une femme si criminelle. Vous vous emportez alors à des injures atroces, vous l’appelez un méchant, un détestable, un trompeur, un insensé, et mille autres choses encore plus horribles. Vous oubliez que vous êtes homme ; vous le traitez comme un étranger et comme un barbare, et voué le chargez d’outrages et d’injures. Ce n’est pas ainsi qu’agissent les saints. Ils ne font pas des imprécations contre les méchants ; mais ils pleurent et ils soupirent pour eux. Faisons la même chose. Pleurons Hérodiade et celles qui lui ressemblent. Il y a bien aujourd’hui de ces festins homicides. On n’y tue pas le saint précurseur, mais les membres mêmes de Jésus-Christ, et d’une manière encore plus cruelle. On n’y présente pas une tête dans un plat pour le prix d’une danse, mais on y tue les âmes des convives. Car lorsqu’on rend ces personnes esclaves des plaisirs brutaux, et qu’on les engage dans les passions les plus infâmes, n’est-il pas vrai qu’on les tue, non en retranchant leur tête de leur corps, mais en séparant leur âme d’avec Jésus-Christ ? Car oserez-vous me dire que lorsque vous êtes plongé dans le vin et dans l’excès de la bonne chère, cette danse et ces gestes d’une femme prostituée ne font aucune impression sur votre esprit ; que l’impureté ne se saisit point de votre cœur, et que vous ne tombez point alors dans ce malheur horrible dont parle saint Paul : « Faisant des membres de « Jésus-Christ les membres d’une femme prostituée ? » Si la fille d’Hérodiade ne se trouve pas là, le diable s’y trouve. Et comme il était l’auteur de la danse d’Hérodiade, il l’est encore de celle qu’on danse devant vous, et il remporte pour prix de sa danse les âmes de ceux qui la regardent. Quand vous pourriez vous défendre de l’intempérance et de tous ces excès de vin, ne tomberiez-vous pas dans un autre plus grand malheur, en participant aux péchés de ceux qui vous traitent ? Car combien ces festins si magnifiques supposent-ils de rapines et de sols ? Combien a-t-il fallu appauvrir de monde pour couvrir si richement une table ? Ne considérez pas ces viandes si délicieuses qu’on y sert. Pensez aux moyens dont on fournit à ces prodigieuses dépenses, et vous verrez que c’est l’avarice, l’usure, les rapines et la violence, qui-font subsister ces grandes tables. Mais ce n’est point du bien d’autrui, dites-vous, que j’entretiens ces dépenses. Je le veux. Mais quand ce serait du bien le mieux acquis, Pouvez-vous justifier un si grand luxe ? Voyez ce que dit le Prophète ; et comme sans marquer aucune rapine, il condamne seulement la délicatesse et la magnificence de vos tables : « Malheur à vous », dit-il, « qui buvez des vins délicieux, et qui vous parfumez des « plus excellents parfums ! » (Amo 7,7) Vous voyez qu’il n’accuse que la bonne chère, et non les concussions ou l’avarice. Et considérez, je vous prie, ce que vous faites dans vos festins. Vous mangez avec excès pendant que Jésus-Christ n’a pas de quoi soulager sa faim. Vous chargez vos tables de mets délicieux, et il n’a pas un morceau de pain sec. Vous buvez du vin de Thasos, et vous ne lui donnez pas un verre d’eau froide pour apaiser la soif qui le brûle. Vous couchez dans des lits magnifiques, et il couche à l’air, et meurt de froid, Quand donc vos festins ne seraient pas abominables, comme étant le fruit de votre avarice, ils le seraient néanmoins par ces dépenses excessives et superflues que vous y faites, lorsque vous refusez le nécessaire aux membres de Jésus-Christ, quoique ce soit lui qui vous ait donné tout ce que vous avez. 6. Si étant le tuteur d’un orphelin, vous consumiez tout le bien qu’il a, et le laissiez dans la dernière pauvreté, tous les hommes s’élèveraient contre vous, et toutes les lois s’armeraient pour punir une si grande injustice ; et vous croyez que lorsque vous dissipez ainsi le patrimoine du Christ, vous demeurerez impuni ? Je ne parle point ici de ceux qui entretiennent à leurs tables des femmes perdues. Je n’ai rien de commun avec ces hommes. Je les regarde, selon l’Évangile, comme « des chiens. » Je ne parle point non plus à ces avares qui pillent les uns pour traiter magnifiquement les autres ; je n’ai rien à démêler avec eux et je les considère, selon l’Écriture, comme « des pourceaux » et comme « des « loups. » Je ne m’adresse qu’à ceux qui se contentent de jouir paisiblement de leur bien sans en faire part aux pauvres, et dépensent seulement ce qu’ils ont reçu de leur père, sans faire tort à personne. Je dis que ces personnes ne doivent point se croire innocentes. Comment prétendriez-vous n’être point coupable de nourrir tous les jours à votre table des comédiens, et des parasites, et de ne pas croire Jésus-Christ digne de la même grâce qu’eux ? Un bouffon qui divertit trouve place à votre table, et Jésus-Christ qui vous offre le royaume même des cieux, n’y en trouve pas ? Un bon mot, une parole dite avec esprit, vous rend libéral envers celui qui l’a dite, et lorsque Jésus-Christ vous enseigne des choses dont l’ignorance vous mettrait au rang des bêtes, vous le rejetez et le méprisez. Vous avez de l’horreur quand vous écoutez ceci : que n’en avez-vous aussi quand vous le faites ? Bannissez de cette table toutes ces personnes infâmes, et invitez-y Jésus-Christ. Si vous lui faites part ici de votre bien, vous le trouverez favorable, lorsqu’il vous jugera un jour. Il sait reconnaître ceux qui l’auront reçu à leur table. Si les voleurs même ont du respect pour ceux qui les traitent, et qui les font manger avec eux, que devez-vous croire du Sauveur ? Souvenez-vous de la douceur qu’il témoigna autrefois à table pour une femme pécheresse, et de ce reproche qu’il fit à Simon : « Vous ne m’avez pas donné le baiser ? » Si lors même que vous ne faites rien de ceci, Jésus-Christ ne laisse pas de vous nourrir, que fera-t-il lorsque vous le nourrirez ? N’arrêtez pas vos yeux sur ce pauvre que vous voyez. Ne considérez point ces habits déchirés dont vous le voyez à demi-couvert. Croyez que c’est Jésus-Christ même qui, dans la personne de ce pauvre, entre chez vous. Quittez ces paroles outrageuses et cruelles, par lesquelles vous éloignez de vous ceux qui vous demandent l’aumône. Ne les appelez plus des fainéants, des paresseux et des lâches. Souvenez-vous seulement alors quelles sont les actions par lesquelles vos parasites vous plaisent ; à quoi vous servent-ils ? Que vous font-ils qui vous soit utile ? Ce sont des fous, dites-vous. Ils servent à me divertir à table. Quoi ! Des misérables qui ne disent que des sottises, et qui souffrent qu’on leur donne des soufflets, vous paraissent propres à vous divertir ? Qu’y a-t-il au contraire de moins agréable que de frapper ainsi sur un visage fait à l’image de Dieu, et de trouver du plaisir dans la honte de celui qui est homme comme vous ? Ne rougissez-vous point de faire de votre logis un théâtre de comédiens et de bouffons, et appelez-vous vivre en homme d’honneur, que de vous rabaisser à ces infamies ? Vous vous divertissez de ce qui vous devrait faire répandre des ruisseaux de larmes. Au lieu que vous devriez contribuer à convertir ces sortes de gens, et à leur faire changer de vie, vous êtes le premier à les y entretenir. Vous les excitez à dire des paroles déshonnêtes et déréglées ; vous appelez cela un divertissement, et vous faites vos délices de ce qui vous attirera les supplices de l’enfer. Ne faut-il pas-avoir perdu l’esprit pour être capable de ces pensées ? 7. Je ne dis point ceci pour empêcher qu’on ne fasse quelque charité à ces personnes, mais je ne veux pas qu’on le fasse pour une si mauvaise raison. L’aumône doit venir d’un sentiment de compassion et de miséricorde, et non point de ces vanités, ou plutôt de ces cruautés. Ayez pitié de ces gens, mais ne les perdez pas. Nourrissez-les parce qu’ils sont pauvres, parce que vous nourrissez Jésus-Christ en leur personne, et non parce qu’ils disent des paroles diaboliques, ou parce qu’ils font des actions qui vous déshonorent vous-mêmes. Ne regardez point cette bonne humeur qu’ils vous font paraître au-dehors. Pénétrez dans le fond de leur conscience. Vous verrez ce qu’ils souffrent au dedans d’eux-mêmes, et qu’ils se tiennent très-malheureux d’être réduits à gagner ainsi leur vie. S’ils cachent cette douleur qui les ronge, c’est parce qu’ils ne veulent pas vous déplaire. Recevez donc à l’avenir à votre table plutôt des hommes qui aient de l’honneur et de la vertu, quoiqu’ils soient pauvres, que des bouffons et des gens sans foi et sans conscience. Et si vous voulez tirer même quelque avantage de la grâce que vous leur faites, commandez-leur qu’aussitôt qu’ils vous verront faire ou dire quelque chose qui soit peu honnête, ils vous en avertissent et vous en reprennent ; qu’ils aient soin de vos domestiques, et qu’ils veillent sur toute votre famille. Si vous avez des enfants, qu’ils en soient les pères aussi bien que vous, et qu’ils partagent avec vous l’autorité que Dieu vous donne sur eux. Servez-vous d’eux pour vous enrichir selon Dieu, et pour entretenir par eux un trafic et un commerce tout spirituel. Si quelqu’un a besoin de secours, commandez à ces personnes de lui en porter, ordonnez-leur d’assister les malheureux. Envoyez-les chercher les hôtes et les étrangers, revêtez par eux ceux qui sont nus. Visitez par eux les prisonniers. Enfin employez-les pour remédier aux nécessités de tout le monde. C’est ainsi qu’ils reconnaîtront le bien que vous leur faites, d’une manière qui sera avantageuse, et pour vous et pour eux-mêmes, et qui sera estimée de tout le monde. C’est ainsi que vous pourrez lier avec eux une amitié plus étroite. Car bien que vous paraissiez leur ami, lorsque vous prenez soin de leur subsistance, ils ne laissent pas d’avoir toujours quelque pudeur, parce qu’ils croient qu’ils vous sont à charge ; mais s’ils vous rendent quelques services, ils useront de votre bonne volonté avec moins de peine, comme ne vous étant pas tout à fait inutiles. Vous Leur donnerez des marques de votre bonté avec plus de satisfaction, et vous les obligerez encore par cette conduite à vivre auprès de vous avec une déférence accompagnée d’une honnête liberté. Ainsi votre maison qui était auparavant un théâtre, deviendra une église. Le démon en sera banni, et Jésus-Christ y entrera avec la troupe de ses saints anges. Car les anges sont toujours où est Jésus-Christ, et où est Jésus-Christ avec ses anges, là est une lumière plus éclatante que le soleil, ou plutôt là est le ciel et le paradis. Si vous voulez encore retirer d’eux un service plus considérable, priez-les, lorsque vous avez quelque loisir, de vous lire l’Écriture sainte. Ils vous serviront avec plus de joie en cela qu’en toute autre chose, puisque cette occupation contribuera également à leur édification et à la vôtre. Mais lorsque vous nourrissiez chez vous ces bouffons, vous vous déshonoriez aussi bien qu’eux ; vous, comme un homme de désordre et de bonne chère, et eux comme des misérables qui étaient obligés, pour subsister de quelque manière, de vivre sans honneur et sans conscience. Celui qui ne nourrit ces gens que pour des usages honteux, les offense plus que s’il les tuait ; et celui au contraire qui nourrit des hommes pour tirer d’eux ces services de charité, leur est plus utile que s’il les sauvait de la mort. Vous méprisiez alors ces hommes de divertissement plus que le dernier de vos serviteurs, et votre esclave aurait eu plus de liberté auprès de vous qu’ils n’en avaient : mais lorsque vous les employez à l’usage que je vous ai dit, vous les égalez aux anges. Délivrez donc les autres de ces outrages en vous en délivrant aussi vous-mêmes. Qu’on ne parle plus de parasites à votre table, mais que ceux qui y seront invités soient vos véritables amis. Ne les traitez point comme des flatteurs et des complaisants, mais comme des personnes qui vous sont chères. Dieu a donné l’amitié aux hommes, non afin que les amis s’entre-perdent et s’entre-corrompent, mais afin qu’ils s’entr’aident à faire le bien. Lorsqu’on aime au contraire ces personnes infâmes, cette amitié est pire que les inimitiés les plus mortelles. Nous pouvons tirer beaucoup d’avantages de nos ennemis mêmes, si nous en savons bien user, mais nous ne pouvons attendre que du mal de ces faux amis. Bannissez donc de votre maison ces amis, qui ne vous apprendront que ce qui vous peut perdre, et qui sont plutôt les amis de votre table que de votre personne. Ils ne vous cherchent qu’à cause de votre luxe. Quittez-le et ils vous quitteront. Ceux au contraire qui sont liés avec vous par la vertu et la piété, demeureront fermes et vous aimeront, quelque malheur qui vous arrive. Mais de plus ces hommes infâmes se vengent souvent de vous, et sont les premiers à semer contre vous des bruits désavantageux. Je sais que c’est de cette manière que plusieurs, très-honnêtes gens, ont été publiquement décriés et soupçonnés de crimes atroces, les uns de magie, les autres d’adultères, ou d’autres excès encore plus abominables. Comme on voit aussi que ces gens n’ont rien à faire chez vous, et qu’ils sont toujours à votre table sans qu’ils vous rendent aucun service, on se persuade aisément qu’ils sont les ministres de vos passions. Si nous voulons donc, mes Frères, retrancher tous ces soupçons à l’égard des hommes, si nous voulons nous rendre plus agréables à Dieu, et nous préserver des supplices éternels dont il nous menace, fuyons cette coutume diabolique d’inviter des hommes si dangereux à notre table. Pratiquons cet excellent avis de saint Paul : « Soit que vous buviez, soit que vous mangiez, faites tout à la gloire de Dieu (1Co 10,31), afin qu’ayant tout fait pour sa gloire, nous en jouissions un jour, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. » HOMÉLIE XLIX
« JÉSUS DONC AYANT APPRIS CE QU’HÉRODE CROYAIT DE LUI, PARTIT DE CE LIEU DANS UNE BARQUE, ET SE RETIRA EN PARTICULIER DANS UN LIEU DÉSERT : ET LE PEUPLE L’AYANT SU LE SUIVIT A PIED DE DIVERSES VILLES. » (CHAP. 14, VERSET 13, JUSQU’AU VERSET 23) ANALYSE.
- 1. Préludes du miracle de la multiplication des pains.
- 2. Qu’il faut prier avant le repas. – Contre Marcion et les Manichéens et les autres hérétiques qui ne voulaient pas que Jésus-Christ fût le Dieu créateur.
- 3. Des dispositions à apporter à la Sainte Table.
- 4. Contre le luxe et ta bonne chère.
- 5 et 6. Curieuse réprimande contre le luxe des chaussures.
1. Remarquez combien de fois Jésus-Christ se retire. Lorsqu’on met saint Jean en prison, lorsqu’on le fait mourir, lorsque les Juifs disaient qu’il faisait plus de disciples que saint Jean nous voyons qu’il se retire dans toutes ces rencontres. Il voulait la plupart du temps agir en homme, parce que le temps d’agir en Dieu, et de découvrir ce qu’il était, n’était pas encore venu. C’est pour ce sujet qu’il commandait à ses disciples de ne dire à personne qu’il fût le Christ, parce qu’il attendait après sa résurrection à le faire connaître à toute la terre. Aussi il n’a pas témoigné une grande sévérité contre les Juifs, qui jusque-là avaient été incrédules, et on voit qu’il les traite avec beaucoup de douceur et d’indulgence. Lorsqu’il se retire ici, il ne va point dans une autre ville, mais « dans le désert », et il monte sur une barque, afin que personne ne le suive. Il est remarquable que les disciples de saint Jean s’unissent avec Jésus-Christ plus que jamais depuis la mort de leur maître, puisque ce sont eux-mêmes qui lui viennent donner cet avis. Apparemment comme ils avaient renoncé à tout, et qu’après la mort de leur maître ils ne savaient où se retirer, ils s’étaient réfugiés vers le Fils de Dieu. Ainsi la sagesse avec laquelle Jésus-Christ leur répondit, lorsqu’ils le vinrent trouver de la part de saint Jean fit l’effet qu’elle devait sur leur esprit, dans cette affliction que leur causa la mort de leur maître. Mais, direz-vous, pourquoi Jésus-Christ ne se retire-t-il pas même avant qu’on ne lui apporte cette nouvelle, puisqu’il savait l’événement avant qu’on le lui eût annoncé ? C’est parce qu’il voulait agir en homme pour mieux établir la foi de son incarnation. Il voulait montrer qu’il était homme, non seulement par sa présence visible, mais encore par ses actions ; parce qu’il prévoyait que la malice du démon allait tout mettre en usage pour ruiner cette vérité dans le monde. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ se retire. Mais le peuple ne peut encore s’empêcher de le suivre. Rien rie le peut retenir et la mort de saint Jean ne l’effraye point. Tant l’amour est puissant dans ce qu’il désire, pour repousser la crainte de tous les maux, et pour se mettre au-dessus de tous les obstacles ! Aussi cette multitude fidèle reçoit-elle bientôt la récompense de son zèle. « Comme Jésus-Christ sortait, il vit une grande multitude de personnes, et ses entrailles en furent émues de compassion, et il guérit leurs malades (14). » Quelque affection que ce peuple témoigne pour suivre le Sauveur, ce que le Sauveur fait pour lui va néanmoins beaucoup au-delà. C’est pourquoi l’Évangile marque que la première cause de ces guérisons, fut sa compassion et sa grande charité : « Ses entrailles furent émues de compassion, et il guérit leurs malades. » Jésus-Christ ne demande point ici à cette foule de gens s’ils ont la foi ; cette foi éclatait suffisamment dans leur conduite, puisqu’ils abandonnaient leurs villes pour le suivre dans les déserts, qu’ils le cherchaient avec tant de soin, et qu’ils ne pouvaient se séparer de lui malgré la faim qui les pressait. Quoiqu’il eût résolu de les nourrir, il ne le fait pas de lui-même ni de son propre mouvement. Il attend qu’on le prie et qu’on lui parle. Il garde ici la coutume qu’il observait partout, de ne pas aller le premier au-devant des miracles, mais d’attendre que les occasions se présentent. Mais d’où vient que personne parmi tout ce peuple ne s’adressa lui-même à Jésus-Christ, pour lui représenter son état ? C’est parce qu’ils avaient tous pour lui un profond respect, et que la joie qu’ils avaient de le suivre et de l’écouter, leur ôtait le sentiment de la nécessité où ils se trouvaient. Ses disciples même ne viennent point le prier de nourrir ce peuple, parce qu’ils étaient encore trop imparfaits. « Mais le soir étant venu, ses disciples l’allèrent trouver, et lui dirent : Ce lieu-ci est désert et l’heure est déjà passée : renvoyez le peuple afin qu’ils s’en aillent dans les villages acheter de quoi manger (15). » Car si même après avoir vu ce grand miracle, ils en perdent aussitôt la mémoire, et si après avoir remporté tant de corbeilles pleines des morceaux qui restaient, ils ne laissèrent pas encore de croire qu’il leur voulait parler de pain, lorsqu’il leur parlait « du levain » de la doctrine des pharisiens ; combien étaient-ils moins capables de s’attendre à un miracle dont rien de ce qu’ils avaient déjà vu ne pouvait leur donner l’idée ? Quoiqu’en ce moment même ils eussent vu toute sorte de maladies guéries devant leurs yeux, ils étaient néanmoins si faibles qu’il ne leur vint aucune pensée de la multiplication des pains.. Et considérez ici, mes frères, la sagesse avec laquelle Jésus-Christ les attire à la foi. Il ne leur dit point tout d’un coup qu’il les nourrirait lui-même. Ils ne l’eussent pas cru s’il leur eût parlé de la sorte. « Jésus leur répondit : Il n’est pas nécessaire qu’ils s’en aillent ; donnez-leur vous-mêmes à manger (16). » Il ne dit point : Je leur donnerai moi-même à manger ; mais « donnez leur-en vous-mêmes. » Car ils ne le regardaient encore que comme un homme. Cependant ces paroles ne les font point encore rentrer en eux-mêmes : et continuant de lui par1er toujours comme à un simple homme, ils lui disent : « Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons (17). » C’est pourquoi saint Marc écrit : « Qu’ils ne comprirent pas ce que « Jésus-Christ leur avait dit, parce que leur cœur était appesanti. » (Mrc 6,52) Mais Jésus voyant que leurs pensées restaient attachées à la terre, commence à se montrer et il dit : « Apportez-les-moi ici (18). » Si ce lieu est désert, il ne l’est point pour celui qui nourrit toute la terre, et si l’heure est déjà passée, celui qui vous parle n’est sujet ni aux heures ni au temps. Saint Jean marque que ces pains étaient « des pains d’orge », ce qu’il ne fait pas sans mystère, mais pour nous apprendre à fouler aux pieds toutes les délices du monde, et tout le luxe des tables. C’était aussi la nourriture ordinaire des prophètes. 2. « Et ayant commandé au peuple de s’asseoir sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel il les bénit (19). » Pourquoi lève-t-il ainsi les yeux au ciel pour bénir ces pains ? Il fallait que l’on crût également de Jésus-Christ, qu’il était égal à Dieu, et qu’il était envoyé par son Père. Les marques qui prouvaient l’une et l’autre de ces vérités semblaient se combattre et s’entre-détruire. Car pour témoigner qu’il était égal à son Père, il devait tout faire de lui-même, et par sa propre puissance ; au lieu qu’il ne pouvait persuader les hommes que c’était son Père qui l’avait envoyé, qu’en témoignant envers lui une humilité profonde, qu’en lui rapportant toute la gloire de ses actions, et en l’invoquant lorsqu’il devait faire ses plus grands miracles. C’est pourquoi il ne s’est pas attaché exclusivement à l’une ou à l’autre de ces deux conduites ; mais il s’est servi de toutes les deux, et il les a tempérées l’une par l’autre. Tantôt il agit avec autorité ; tantôt il prie avant que d’agir. Et pour empêcher qu’il ne parût se contredire lui-même, lorsqu’il veut faire des miracles moins importants, il lève les yeux au ciel ; mais lorsqu’il fait quelque merveille plus extraordinaire, il agit souverainement et par une puissance absolue, pour nous apprendre qu’il ne tirait point d’ailleurs sa puissance dans les miracles ordinaires, et qu’il ne se servait de prière alors, que pour rendre honneur à Dieu son Père. Ainsi lorsqu’il remit les péchés, qu’il ouvrit le paradis, et y fit entrer un voleur, qu’il abolit si hautement la loi ancienne, qu’il ressuscita tant de morts, qu’il mit un frein aux tempêtes de la mer, qu’il révéla le secret des cœurs, qu’il guérit un aveugle-né, et qu’il fit d’autres actions semblables qui ne peuvent être que les ouvrages d’un Dieu, on ne voit point qu’il fit aucune prière : mais lorsqu’il se prépare à la multiplication des pains, miracle bien moins considérable que ceux que je viens de marquer, alors il lève ses yeux au ciel, pour nous apprendre cette vérité importante que je viens de dire, et nous faire voir en même temps que nous ne devons jamais nous mettre à table sans observer cette louable coutume des chrétiens, de bénir Celui qui par sa bonté nous donne de quoi nous nourrir. Mais on me demandera peut-être pourquoi. Il ne tirait pas plutôt du néant les pains dont il nourrit tout ce peuple. Je réponds que c’était pour fermer la bouche à l’impie Marcion, et aux hérétiques manichéens, qui séparent Dieu de ses créatures, et qui nient qu’il en soit l’auteur. Il voulait nous convaincre par ses actions que tout ce qui se voit sur la terre était son ouvrage et son héritage : que c’était lui qui rendait là terre féconde, et lui faisait produire ses fruits : qu’il avait dit dès le commencement : « Que la terre germe toute sorte d’herbes, et que les eaux produisent toutes sortes de poissons. » Le miracle qui s’opère ici n’est pas moindre que celui-là. Car si les premiers poissons n’étaient pas tirés d’autres déjà existants, ils étaient néanmoins tirés des eaux. Et ce n’est pas une chose moins admirable, de multiplier cinq pains et peu de poissons, en tant d’autres pains et en tant d’autres poissons, que d’avoir autrefois fait sortir tant de fruits du sein de la terre, et d’avoir tiré tant de poissons du sein des eaux. Jésus-Christ ne pouvait montrer plus efficacement qu’il était le Créateur de la terre et de la mer, et qu’il avait un souverain empire sur eux. Après s’être contenté jusqu’ici de répandre seulement ses grâces et ses faveurs sur quelques malades, il opère maintenant un miracle d’une efficacité universelle ; jusqu’ici la multitude n’avait été que témoin des guérisons de quelques individus ; voici maintenant une faveur à laquelle cette multitude tout entière prend part. Il remet sous les yeux des Juifs le miracle qui avait paria si prodigieux à leurs pères, lorsqu’ils disaient : « Pourra-t-il nous « donner du pain, et nous préparer une nourriture dans le désert ? » C’est ce qu’il exécute ici véritablement, il les avait insensiblement attirés dans ce désert, afin que ce miracle parût pins surprenant et moins suspect, et que personne ne pût dire qu’on avait eu secrètement cette nourriture de quelque ville voisine. C’est dans ce dessein que l’Évangile marque non seulement le lieu où il était alors ; mais encore l’heure où ce miracle se fit. Nous apprenons encore ici quelle était la fermeté des apôtres, dans les grandes extrémités Où ils se trouvaient, et combien ils étaient éloignés du luxe et de toutes les délices. Au nombre de douze, ils n’avaient que cinq pains et deux poissons. Tant ils négligeaient ce qui ne regardait que le corps pour ne s’attacher qu’aux choses spirituelles ! Ils n’avaient pas même la moindre attache à ce peu qu’ils avaient, et ils le donnent de bon cœur aussitôt qu’on le leur demande. Ceci nous apprend, mes frères, que quand nous n’aurions que fort peu de bien, nous ne devrions pas laisser de le donner à ceux qui en ont besoin. Car lorsque Jésus-Christ leur commande d’apporter ces cinq pains, ils ne lui répondent point : Seigneur, quand nous les aurons donnés, d’où aurons-nous de quoi nous nourrir, surtout lorsque nous sommes si pauvres ? Ils ne murmurent point de la sorte, et donnent promptement tout ce qu’ils ont. Mais de plus il me semble que Jésus-Christ aime mieux multiplier ce peu de pains qu’ils avaient que d’en produire d’autres du néant, pour porter davantage ses apôtres à la foi. Car ils étaient encore très-faibles. C’est encore pour cette raison qu’il lève les yeux au ciel avant de faire ce miracle d’un genre nouveau pour eux et dont ils n’avaient encore vu aucun exemple. « Purs rompant les pains, il les donna à ses disciples, et les disciples au peuple (19). » ayant pris et rompu ces pains il les distribua au peuple par les mains de ses apôtres, non seulement pour les honorer, par ce ministère, mais encore pour les convaincre de la vérité du miracle, et pour les empêcher, ou d’en douter lorsqu’il se faisait, ou de l’oublier ensuite, parce que leurs propres mains leur en devaient rendre témoignage. C’est pour ce sujet aussi qu’il attend que le peuple se sente pressé de la faim, et que ses apôtres s’approchent de lui et l’interrogent. Il veut que ce soit eux qui commandent au peuple de s’asseoir sur l’herbe, et qu’ils distribuent les pains de leurs propres mains, afin qu’il y eût plus de marques sensibles de ce qu’il allait faire, et plus de témoins de ce miracle. Car si après tant de preuves qu’ils en avaient, ils n’ont pas laissé de l’oublier, qu’auraient-ils fait ; s’il ne se fût conduit avec tant de précaution et de prudence ? 3. Il commande à tout le monde de s’asseoir sur l’herbe, pour inspirer à ce peuple un mépris de toutes les choses de la terre. Car il voulait aussi bien instruire l’âme que nourrir le corps. C’est pourquoi le lieu même où il fait ce miracle, le nombre certain des pains et des poissons, et cette distribution égale qui se fait à tous, sans préférer les uns aux autres, toutes ces choses, dis-je, sont pleines d’instruction : elles nous apprennent comment nous devons conserver l’humilité, la tempérance et la charité ; que nous devons avoir une bienveillance égale et uniforme envers tous, et que tout doit être commun entre les serviteurs d’un même Dieu. « Ils en mangèrent tous et furent rassasiés, et on emporta douze paniers pleins des morceaux qui étaient restés (20). » Jésus-Christ ayant béni et rompu ces pains les donna à ses disciples, et les apôtres au peuple, et ces pains se multipliaient entre les mains des apôtres. Il ne borna pas la multiplication au besoin du peuple, il la fit surabonder, puisqu’il resta non seulement des pains entiers, mais encore des morceaux, afin que ceux qui n’étaient pas présents alors connussent par ces restes la vérité de ce qui s’était passé. Il attend que le peuple ait faim, afin qu’on ne prenne point cette action pour une illusion et un songe li veut encore qu’il en reste douze corbeilles afin que Judas même porte la sienne. Le Sauveur aurait pu, s’il l’eût voulu, éteindre invisiblement la faim ; mais ses apôtres n’eussent rien vu de ce miracle caché, outre que cela s’était déjà fait dans la personne d’Élie et n’eût pas été si surprenant ; au lieu que les Juifs furent tellement épouvantés de ce miracle, qu’ils voulurent sur-le-champ faire Jésus-Christ leur roi, ce qu’ils n’avaient encore fait pour aucun autre de ses prodiges. « Or ceux qui mangèrent de ces pains étaient au nombre d’environ cinq mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants(21). » Mais qui pourrait ici, mes frères, relever par ces paroles la grandeur de ce miracle ? Qui pourrait expliquer comment ces pains se multipliaient, comment ils sortaient des mains de Jésus-Christ comme d’une source féconde qui coulait ensuite clans tout ce désert et qui suffisait pour nourrir tant de personnes ? Car l’Évangile marque expressément qu’il y avait jusqu’à « cinq mille hommes sans les femmes et les enfants. » C’est encore quelque chose qui fait l’éloge de ce peuple, que les femmes témoignent autant d’ardeur que les hommes pour suivre Jésus-Christ. Mais que dirons-nous aussi de « ces restes ? » C’est un second miracle qui n’est pas moindre que le premier ? Pourquoi le nombre des corbeilles qui en reste est-il si juste, qu’il égale celui des apôtres ? Pourquoi n’y en a-t-il pas pus ou moins de douze ? Lorsqu’il fait ramasser ces restes, il ne les donne point au peuple, mais il donne ordre à ses disciples de les emporter, parce que le peuple était plus faible et plus imparfait que ses disciples. « Aussitôt Jésus obligea ses disciples de monter sur une barque, et de passer à l’autre bord avant lui en attendant qu’il renvoyât le peuple (22). » Si ce miracle leur semblait une illusion lorsque Jésus-Christ était présent avec eux, et s’ils doutaient de la vérité de ce qu’ils voyaient, ils devaient se désabuser au moins lorsqu’il était absent. C’est pourquoi, pour leur permettre de soumettre à un examen attentif ce qui venait de se passer, il leur fait prendre ces restes, preuves palpables du prodige, et les fait partir sans lui. On voit qu’ailleurs, lorsqu’il est près de faire ses plus grands miracles, il fait retirer le peuple, et souvent même ses disciples, pour nous apprendre à ne chercher jamais la gloire des hommes, et à ne les point attirer à notre suite. Ce mot de l’Évangile, « il obligea, » marque le grand amour que les disciples avaient pour Jésus-Christ, et combien ils aimaient sa présence. Il les renvoie donc sans lui, sous prétexte de demeurer pour congédier le peuple ; mais en effet, pour se retirer seul sur la montagne. Il agissait de la sorte pour nous donner une instruction très-importante en nous apprenant à ne converser pas continuellement avec le monde, et à ne pas nous en éloigner non plus toujours, mais à faire l’un et l’autre utilement, modifiant notre conduite suivant le besoin du moment. Apprenons donc, mes frères, à suivre le Fils de Dieu, et à nous attacher à lui, mais non à cause de ses faveurs sensibles, pour ne pas tomber dans ce reproche honteux qu’il fit aux Juifs : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous « me cherchez, non parce que vous avez vu ces miracles, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés. » (Jn 6,26) C’est pour cette raison qu’il a évité de faire souvent ce miracle, et qu’il s’est contenté de le faire seulement deux fois, pour nous apprendre à n’être point les esclaves de l’intempérance, mais à nous élever au-dessus de ces choses basses et terrestres pour nous appliquer entièrement aux spirituelles. Que ce soit là notre occupation, mes frères. Cherchons continuellement ce pain céleste et divin ; et lorsque nous l’aurons reçu, bannissons tout autre soin, et tout autre désir de nos âmes. Si ce peuple quitte et oublie sa maison, sa ville, ses proches, et toutes ses affaires ; s’il va dans le fond des déserts, sans que la faim et la nécessité l’en puisse chasser ; combien plus le devons-nous faire, lorsque nous approchons de la sainte table ? combien devons-nous avoir plus de zèle et plus d’ardeur pour les choses spirituelles, et ne donner à l’avenir que les moindres de nos pensées aux affaires d’ici-bas ? Car nous voyons ici le reproche que Jésus-Christ fait aux Juifs, non parce qu’ils le cherchaient à cause des pains qu’il avait multipliés ; mais parce qu’ils ne le recherchaient qu’à cause de cela, et qu’ils en faisaient leur fin principale. Celui qui a reçu de Dieu de grands dons, et qui les méprise pour s’attacher avec passion à d’autres qui sont infiniment moindres, et que celui-là même qui les lui donne l’oblige de négliger, perd par son ingratitude ces grandes grâces qu’il avait reçues. Que s’il recherche au contraire les choses grandes et spirituelles, Dieu lui donnera les autres « comme par surcroît ». Car les biens de la terre, quelque grands qu’ils paraissent, sont si petits, si on les compare avec les véritables biens, qui sont ceux de l’âme, qu’ils ne tiennent lieu que comme d’un accessoire à l’égard des autres. Ne rabaissons donc point nos affections à des objets qui le méritent si peu. Regardons ces biens avec tant d’indifférence, qu’il nous soit égal ou de les posséder ou de les perdre. C’était la disposition où se trouvait le bienheureux Job. Il ne s’était pas attaché à ses richesses lorsqu’il les avait, et il ne s’affligea point lorsqu’elles lui furent ôtées. Vous savez que dans la langue grecque, nous donnons à l’argent le nom « d’usage » cela veut dire que nous ne le devons pas cacher en terre, mais nous en servir selon nos besoins. Comme donc chaque artisan sait le métier qui le fait vivre, que les riches de même apprennent le leur. Le métier des riches ce n’est point de bâtir une maison, ou de construire un vaisseau, ou de travailler le bois et l’or ; mais de bien user des richesses que Dieu leur a données, et de les employer pour nourrir les pauvres. C’est là leur occupation et leur art, qui est sans comparaison le plus élevé de tous les arts. Le lieu où l’on apprend cet art divin est le ciel. Les instruments n’en sont ni le fer ami le cuivre, mais la bonne volonté. Le maître qui l’enseigne est Jésus-Christ même, et Dieu son Père : « Soyez miséricordieux », dit-il, « comme votre Père qui est « dans le ciel. » 4. Ce qu’il y a d’admirable dans cet art, c’est que bien qu’il soit si fort au-dessus de tous les autres, il ne faut ni beaucoup de peine, ni beaucoup de temps pour l’apprendre. La seule volonté suffit, et tout dépend de le vouloir. La fin de cet art, c’est le ciel et les biens infinis qui y sont, cette gloire ineffable, cette couche nuptiale, ces lampes éclatantes, cette demeure éternelle avec le céleste Époux, et tant d’autres choses qui ne peuvent être ni conçues par la pensée, ni représentées par la parole des hommes. Cette considération relève cet art infiniment au-dessus des autres ; puisqu’ils ne servent que pour cette vie si malheureuse et si courte, au lieu que celui-là nous mène à une vie éternellement heureuse. Que si cet art d’user bien des richesses, et d’en assister les pauvres, a tant d’avantage sur les arts les plus nécessaires, comme sur la médecine, sur l’architecture et sur les autres arts utiles pour cette vie, combien en doit-il avoir davantage sur ceux qu’on ne peut même raisonnablement appeler des arts ? Car comment pourrait-on donner ce nom à des occupations entièrement inutiles et si superflues ? A quoi peut être bon l’art aujourd’hui si estimé des cuisiniers et des pâtissiers ? Quelle utilité en peut-on retirer, ou plutôt quel mal n’en reçoit-on pas, et dans l’âme et dans le corps ? Ne sont-ce pas eux qui jettent les hommes dans le luxe des festins et dans la bonne chère qui est la source et comme la mère de toutes les maladies du corps et de toutes les passions de l’âme ? Je ne condamne pas ces arts seulement. Je passe encore à la peinture et à la broderie, et je demande à quoi elles servent. Tous ces autres arts aussi qui ne servent qu’à de vains embellissements ne méritent point ce nom, puisqu’ils ne sont propres qu’à nous faire faire des dépenses superflues, au lieu que les véritables arts doivent être ceux qui regardent les nécessités de la vie, et qui y apportent quelque soulagement. Dieu nous a donné la sagesse, pour que nous trouvions les moyens de pourvoir aux nécessités de cette vie. Mais à quoi sert de peindre des hommes ou des animaux sur du bois ou sur de la toile ? C’est pourquoi dans les arts même les plus nécessaires comme des cordonniers, et de ceux qui travaillent aux draps et aux étoffes, il se mêle beaucoup de choses qu’on en devrait retrancher. On y a passé toutes les bornes de la nécessité, pour les porter à un excès de luxe ; on a corrompu l’innocence de leur première institution ; on a joint un artifice superflu et mauvais, à un art qui de lui-même était bon et nécessaire. C’est encore le désordre qu’on a introduit dans l’architecture. Car la fin de cet art est de bâtir des maisons et non pas des amphithéâtres, et de bâtir encore dans les maisons ce qui est nécessaire sans y ajouter des ornements superflus. Ainsi l’art de la draperie consiste à faire des étoffes d’usage et de service, et non à en faire de si fines qu’elles ressemblent à des toiles d’araignées. L’art d’un cordonnier consiste de même à faire des souliers qui soient propres à notre usage. Mais lorsqu’il fait pour les hommes des souliers, comme il en ferait pour des femmes, et qu’il emploie toute son adresse pour contribuer au luxe et à la mollesse, je ne donne plus à son travail le nom d’art, et je le mets au nombre des choses superflues. Je ne doute point qu’on ne m’accuse ici de petitesse d’esprit. Plusieurs sans doute croiront que je m’arrête à de trop petites choses. Mais je leur déclare que cela ne m’empêchera pas de m’étendre encore plus sur cette matière ; puisque je sais que la cause de tous les maux, c’est qu’on néglige ces péchés parce qu’on les croit petits. Mais quel péché, me direz-vous, peut être plus léger, si c’est même un péché que d’avoir un soulier bien fait, qui soit propre et bien juste au pied ? Voulez-vous donc me permettre de fermer la bouche à ceux qui parlent ainsi, et souffrir que je vous montre quelle est la bassesse d’une vanité si honteuse ? Mais écoutez-moi sans vous fâcher, ou plutôt je vous déclare que, quand vous vous fâcheriez, je m’en mettrai peu en peine. Car c’est vous-mêmes qui serez cause de ce que je vous serai importun, vous qui m’obligerez à descendre dans ce détail, pour vous montrer quel est l’excès de ce désordre, et pour détruire cette fausse persuasion où vous êtes, qu’il y ait le moindre péché dans ces vanités ridicules. Considérons donc jusqu’où va ce mal, et examinons-le avec quelque soin. 5. N’est-ce pas une bassesse dont on devrait rougir, de faire passer avec art des filets de soie sur des souliers, ce qu’on ne devrait pas faire, même sur des habits ? Si vous ne vous rendez pas à ce que je vous dis, écoutez avec quelle force saint Paul condamne cet excès, et reconnaissez-en la grandeur. « Qu’elle ne paraisse point ornée », dit-il d’une femme, « par la frisure de ses cheveux, par l’or, ou les perles, ou les habits précieux. » Qui pourrait donc vous excuser en voyant que, lorsque saint Paul ne permet pas même à une femme mariée d’être recherchée dans ses habits, vous le soyez dans vos souliers ? Ne savez-vous pas combien de malheurs les hommes s’exposent pour aller chercher dans les pays éloignés ces ornements superflus ? Il faut construire des navires, il faut avoir des hommes pour tirer à la rame ou pour tenir le gouvernail, ou pour hausser et baisser à propos les voiles. Il faut que tous ces hommes renoncent à leur pays, à leurs femmes et à leurs enfants, à leur vie même, qu’ils courent les mers avec mille peines et mille périls, et qu’ils trafiquent dans des terres étrangères et barbares, et tout cela pour avoir de quoi satisfaire votre vanité et vous faire de beaux souliers ? Y a-t-il rien de plus honteux que cette bassesse ? Nos pères avaient en horreur ces ajustements puérils. Ils s’habillaient avec bienséance, et non avec cette mollesse indigne des hommes. Pour moi, je prévois qu’avec le temps, les jeunes gens d’aujourd’hui porteront sans rougir des souliers et des habits comme les femmes en portent. Ce qu’il y a encore d’insupportable, c’est que les pères qui voient ces excès dans leurs enfants, les souffrent sans en témoigner de ressentiment, et les regardent comme des choses indifférentes. Mais, voulez-vous que je vous dise ce qui me frappe le plus ? C’est qu’on fait ces folles dépenses lorsque tant de pauvres meurent de faim. Vous voyez Jésus-Christ au milieu de vous, qui n’a pas même de pain, qui est nu, qui est chargé de fers ; de quelles foudres n’Êtes-vous point dignes de le négliger ainsi, lorsqu’il manque de ce qui lui est le plus nécessaire, pour employer l’argent dont il devrait être nourri, à embellir vos chaussures de quelque manière nouvelle et extravagante ? Jésus-Christ a défendu autrefois à ses disciples de porter des souliers, et nous autres, bien loin de nous priver de cette commodité comme eux, nous ne pouvons pas même souffrir de n’en user qu’autant que la nécessité et la modestie le demandent. Doit-on rire ou pleurer du dérèglement de ces personnes, dérèglement qui fait voir en même temps la mollesse de leur cœur, la cruauté de leur esprit, la vanité et la légèreté de leur âme ? Un homme qui s’applique à ces niaiseries est-il capable de penser à rien d’utile et de sérieux ? Peut-il avoir soin de son âme, ou se souvenir même qu’il a une âme ? Ne faut-il pas avoir une âme de terre et de boue, pour s’occuper à ces bagatelles, et ne faut-il pas avoir un cœur de fer, pour donner à cette cruelle vanité et qui était destiné à nourrir les pauvres ? Comment votre esprit pourra-t-il s’élever à la piété et à la vertu, si vous l’occupez tout entier de ces soins frivoles ? Comment celui qui fait sa gloire d’être bien chaussé, qui veut que, lorsqu’il marche, on admire l’éclat de la soie, les fleurs peintes à l’aiguille, et tout ce que l’art a d’agréable et de curieux dans ces sortes d’ouvrages, pourra-t-il lever les yeux en haut pour voir le ciel ? Comment admirera-t-il 1es beautés du monde, lui qui n’est attentif qu’à celle de ses souliers ? Dieu a étendu le ciel au-dessus de la terre. Il y a placé le soleil et l’a fait si beau et si lumineux, afin d’attirer vos yeux en haut, et vous voulez au contraire les tenir toujours baissés vers la terre comme les pourceaux, vous dérobant au dessein que Dieu a sur vous, pour favoriser celui du démon ? Car c’est le démon qui est l’auteur de ces vanités. C’est lui qui a inventé ces ajustements honteux, pour vous séduire et pour détourner votre esprit de la vue des véritables beautés. C’est lui qui fait tous ses efforts pour vous faire descendre du ciel en terre, et il y réussit si pleinement que Dieu vous montrant le ciel et le démon un soulier, vous quittez le ciel pour vos souliers. Je n’en accuse point la matière, parce que c’est l’ouvrage de Dieu, mais l’embellissement et le luxe, parce que c’est l’ouvrage du démon. On voit un jeune homme marcher les yeux attachés en terre, quoique Dieu lui commande de les élever au ciel, et qui met sa gloire non à bien vivre, mais à être bien chaussé. On le voit dans les rues marcher sur le bout du pied. Il craint comme le feu, ou qu’un peu de boue, durant l’hiver, ou qu’un peu de poudre durant l’été, ne ternisse l’éclat de ses beaux souliers. Quoi ! vous plongez votre âme dans la boue par une passion si basse et vous ne daignez pas la relever, ni la tirer de cette honte, et toute votre crainte c’est qu’un peu de poudre ne gâte votre soulier ? Considérez-en la fin et l’usage, et vous perdrez cette vaine crainte. Le soulier n’est-il pas fait pour aller sans crainte au milieu des boues et pour traverser les chemins les plus mauvais ? Si vous appréhendez tarit de marcher, de peur que ces souliers si précieux ne se gâtent, prenez-les donc à votre cou, ou bien attachez-les à votre tête, afin qu’ils ne servent qu’à vous parer. Vous riez quand je dis cela, mes frères, et moi j’ai envie de pleurer en vous te disant. Car cette folie me perce le cœur, et cet attachement à des riens m’arrache des soupirs. Vous en verrez qui, pour éviter que leur soulier ne touche à la boue, se mettent en danger de tomber dedans. 6. Mais il naît encore un très-grand mal de celui-ci ; c’est que ceux qui sont assujettis à cette vanité, deviennent ensuite passionnés pour l’argent. Car il faut nécessairement que celui qui est si recherché dans les habits, tombe dans l’avarice pour avoir de quoi soutenir ces grandes dépenses. Si un jeune homme a un père ambitieux et disposé à entretenir ce luxe, sa passion est encore doublée par cette facilité qu’il trouve à la contenter. Que s’il a un père avare, il est contraint d’avoir recours à des moyens plus honteux, pour trouver de quoi fournir à tant de dépenses. C’est ainsi que plusieurs jeunes hommes se sont perdus à la fleur de leur âge, qu’ils sont devenus les flatteurs des personnes riches et qu’ils se sont prostitués à des ministères honteux pour acheter de la perte de leur honneur ce qui devait servir à satisfaire leur luxe. Vous voyez donc, mes frères, par ce que nous venons de dire, que ceux qui s’engagent dans ces dépenses si folles, sont non seulement lâches et efféminés, mais qu’ils s’exposent même à de grands désordres et deviennent nécessairement avares. Il est visible aussi qu’ils sont en même temps cruels et vains. Ils sont cruels parce que n’étant attentifs qu’à être parés et magnifiques, ils ne daignent pas seulement regarder un pauvre lorsqu’ils le rencontrent et que, donnant tout leur soin pour que l’or et la soie éclatent sur leurs habits, ils se mettent peu en peine qu’un pauvre soit nu ou qu’il meure de faim. Et ils sont vains, puisqu’ils cherchent à se faire remarquer par des choses si petites et si basses. Je ne crois pas qu’un général d’armée soit aussi satisfait dans sa vanité, lorsqu’il a gagné une grande bataille, que le sont ces jeunes gens, lorsqu’ils sont chaussés bien proprement, lorsque leur habit est bien fait et que leurs cheveux sont bien ajustés. Et cependant s’il y a quelque gloire en cela, elle est due à la main et à l’art des autres. Que s’ils tirent tant de vanité de ce qui n’est point à eux, combien s’élèveraient-ils s’ils étaient louables en quelque chose ? J’aurais encore beaucoup de choses à dire sur ce sujet, mais ce que j’ai dit peut suffire, et il est temps de finir. J’ai été contraint de m’étendre un peu pour détruire la fausse imagination de ceux qui croient qu’il n’y a rien de mal dans ces vanités. Je ne doute point que plusieurs des jeunes gens qui m’entendent ne méprisent ce que je dis. Comme cette passion les enivre, je ne m’étonne pas qu’elle ne les empêche de croire à mes paroles. Mais je n’ai pas cru que cela pût me dispenser de dire ce que j’ai dit pour combattre cet excès. Et je m’assure qu’à l’avenir les pères de ces enfants, qui seront sages et raisonnables, les obligeront à être plus modestes et plus réglés. Que personne donc ne dise que cela n’est rien, que cela n’est qu’une bagatelle. Car tout se perd effectivement, parce qu’on néglige ce qu’on appelle des bagatelles. Si les pères élevaient bien leurs enfants, s’ils leur faisaient bien comprendre en quoi consiste le véritable honneur, s’ils leur apprenaient à s’élever au-dessus de ces bassesses et à ne croire pas que leur réputation dépende de leur habit, ils les rendraient capables des plus grandes choses, après les avoir accoutumés à mépriser les petites. Car qu’y a-t-il de plus simple que les premiers éléments des sciences qu’on fait apprendre aux enfants ? C’est néanmoins de là que sortent ensuite les hommes les plus éloquents et les plus grands philosophes. Ceux qui ignorent ces principes et ces premiers rudiments ne pourront jamais acquérir ces sciences plus nobles et plus élevées qui en dépendent. Je ne prétends pas avoir parlé seulement pour les jeunes hommes dans tout ce que j’ai dit jusqu’à cette heure. Les femmes et les jeunes filles n’y doivent pas prendre moins de part que les jeunes hommes. Ces avis les regardent d’autant plus que la modestie a toujours été le plus grand ornement de leur sexe. Prenez donc aussi pour vous, mes chères sœurs, tout ce que j’ai dit aux autres, afin que je ne sois point obligé de redire les mêmes choses. Il est temps aussi bien de finir et de conclure cette instruction par la prière. Priez donc tous ensemble avec moi, que Dieu fasse la grâce aux jeunes gens qui sont devenus les enfants de l’Église, de mener une vie bien réglée, et de croître ainsi en âge et en vertu jusqu’à la vieillesse. Car pour ceux qui demeurent dans leurs débauches, il leur est utile de mourir jeunes. Mais je prie Dieu que ceux qui, dès la jeunesse, auront la sagesse des vieillards vivent longtemps, qu’ils aient des enfants aussi sages qu’eux, qui réjouissent ceux qui leur auront donné la vie sur la terre et Dieu même qui les a créés. Je le conjure encore une fois de vous délivrer non seulement de cette vanité des habits, qui va jusqu’à parer à l’excès vos chaussures, mais généralement de toutes les maladies de vos âmes. Car une jeunesse négligée est semblable à un champ qu’on ne cultive jamais, et qui n’est fertile qu’en ronces et en épines. Adressons-nous donc au Saint-Esprit, afin qu’il brûle par ses flammes sacrées toutes ces épines des mauvais désirs. Défrichons cette terre inculte, rendons-la susceptible d’une divine semence, faisons voir que les jeunes gens parmi nous sont plus sages que ne sont les vieillards parmi les païens. C’est un grand mi-racle de voir la sagesse et la gravité éclater dans la jeunesse. Celui qui n’est sage que quand il est vieux, ne peut attendre une grande récompense d’une vertu qu’il doit presque toute à son âge ; mais, ce qu’on doit admirer, c’est de jouir du calme au milieu de la tempête, de ne point brûler parmi les feux et de n’être point vicieux dans la jeunesse. Pensons à ces vérités, mes frères, et imitons ce bienheureux Joseph qui, dès sa jeunesse, a éclaté en toutes sortes de vertus, afin que nous ayons part à sa couronne, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE L
« ET JÉSUS AYANT RENVOYÉ LE PEUPLE, MONTA TOUT SEUL SUR LA MONTAGNE POUR PRIER, ET LE SOIR ÉTANT VENU, IL ÉTAIT LA SEULE. CEPENDANT LA BARQUE ÉTAIT FORT BATTUE DES FLOTS AU MILIEU DE LA MER, PARCE QUE LE VENT ÉTAIT CONTRAIRE. (CHAP. 14,23, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE) ANALYSE.
- 1. Que Jésus aimait ta solitude ; que la solitude est la mère de la tranquillité.
- 2. Pierre avait parmi les apôtres une primauté incontestée. – Ce n’est pas seulement la frange du vêtement de Jésus-Christ que, nous autres chrétiens, nous pouvons toucher, c’est son corps même que noms sommes appelés à manger.
- 3 et 4. Avec quel respect nous devons approcher de la sainte communion ; combien les présents que nous faisons à l’Église doivent être exempts d’avarice. – Qu’il faut préférer de faire l’aumône aux pauvres, plutôt que d’offrir de magnifiques dons à Dieu.
1. Jésus-Christ monte sur une montagne pour nous apprendre que la solitude et le désert sont très-convenables pour s’entretenir avec Dieu. C’est pour ce sujet qu’il allait souvent dans les déserts, et qu’il y passait les nuits en prières, pour nous exciter par son exemple à choisir les temps elles lieux les plus tranquilles pour prier sans distraction. Car la solitude est la mère du repos. Elle est comme un port qui nous met à couvert de toutes les agitations de l’esprit. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ monte ici sur une montagne. Mais ses disciples cependant sont agités au milieu des flots, et subissent une nouvelle tempête aussi rude que la première. (Mat. 8) Cette seconde est différente de la précédente, en ce que dans l’autre ils avaient Jésus-Christ avec eux dans la barque, tandis qu’ici ils sont seuls et séparés de leur maître. Il les instruisait ainsi peu à peu à se former et comme à s’endurcir aux maux, à devenir courageux dans les accidents, et à souffrir généreusement toutes choses. C’est pourquoi dans le premier péril, il resta auprès d’eux, quoiqu’il dormît, afin qu’ils pussent trouver une prompte consolation dans la frayeur dont ils allaient être frappés. Mais ici, pour les accoutumer à une plus grande patience, il les laisse seuls, et souffre qu’il s’élève une tempête dans son absence, afin qu’il ne leur reste aucune espérance de se sauver. Il les laisse durant toute une nuit dans cet état, et il veut que ce long péril ouvre les yeux de leur cœur aveugle, et qu’il les fasse sortir de leur assoupissement. Le temps et l’obscurité de la nuit, qui se joignait encore à la tempête, redoublait leur crainte. Jésus-Christ voulait que cette double terreur fît qu’ils le désirassent plus ardemment, et que ce péril demeurât mieux imprimé dans leur mémoire. C’est pour cette raison qu’il ne se presse point de les aller secourir, et qu’il les laisse longtemps agiter par les flots. « Mais à la quatrième veille de la nuit, Jésus vint à eux marchant sur la mer (25). » Il voulait ainsi leur apprendre à souffrir les maux avec patience et à ne point demander d’en être si tôt délivrés. Lors donc qu’ils croyaient être déjà sortis de ce danger, ils tombent dans une appréhension nouvelle. « Car le voyant ainsi marcher sur la mer, ils furent troublés, et ils disaient : C’est un fantôme, et ils crièrent de frayeur (26). » C’est la conduite ordinaire de Dieu. Lorsqu’il est près de nous délivrer de nos maux, il en fait naître d’autres encore plus terribles. C’est ce qui arrive ici. Après une tempête si effrayante ils sont encore troublés par le fantôme qu’ils croient voir. Cependant Jésus-Christ ne se hâte point de dissiper leurs ténèbres, et de se montrer à eux, parce qu’il voulait que cette longue suite d’épreuves qui se succédaient les unes aux autres les accoutumât à souffrir, et à être courageux dans les accidents. C’est ainsi qu’il traita Job. Ce fut lorsqu’il s’apprêtait à le délivrer de ses souffrances, qu’il permit qu’il lui en arrivât de plus sensibles, non plus par la mort de ses enfants, ni par les plaintes de sa femme, mais par les reproches de ses domestiques et de ses plus intimes amis. Lorsqu’il se résolut de tirer Jacob d’une pénible servitude dans un pays étranger, il permit qu’il eût à craindre son beau-père qui le poursuivait, et qui menaçait de le tuer. Lorsqu’il fut délivré de cette appréhension, il tomba dans une autre encore plus grande, que lui causa son propre frère par les honneurs qu’il voulut lui rendre. Comme les épreuves ne peuvent être tout ensemble et longues et violentes, quand Dieu voit que les justes sont sur le point de sortir victorieux du combat, c’est alors qu’il permet qu’il leur arrive un exercice plus pénible, afin qu’ils en reçoivent une plus grande récompense. Il traita de même Abraham et il réserva, pour la dernière épreuve de sa foi, le commandement de lui sacrifier son fils. Car c’est ainsi, mes frères, que les maux les plus insupportables nous deviennent aisés à supporter, lorsque nous en voyons presque aussitôt la fin que nous en ressentons Je poids. C’est de cette manière que Jésus-Christ se conduit ici envers ses apôtres. Il ne se découvre à eux qu’après que leur grande peur leur eut fait jeter un grand cri. Car plus la crainte qui les saisissait était forte, plus la joie qu’ils devaient recevoir de sa présence allait être douce. « En même temps donc Jésus leur parla et leur dit : rassurez-vous : c’est moi, ne craignez point (27). » Qui peut dire combien cette parole dissipa leur crainte, combien elle leur donna de confiance ? Comme ils ne le pouvaient connaître des yeux à cause de la nuit et de cette manière si surprenante de marcher, il se fait reconnaître par sa parole. Mais que fait ici saint Pierre qui témoigne partout plus de zèle que les autres ? « Pierre lui répondit : Seigneur, si c’est vous, « commandez que j’aille à vous en marchant sur l’eau (28). » Il ne dit pas : priez et invoquez Dieu, mais « commandez ». Admirez son zèle, et la ferveur de sa foi. On voit souvent que ce disciple tombe en quelque danger considérable pour avoir osé demander des choses qui étaient au-dessus de ses forces. S’il en demande ici une si grande, ce n’est que par la violence de son amour, et non par un mouvement de vanité. C’est pourquoi une dit pas : « Commandez » que je marche sur les eaux ; mais « que j’aille à vous. » Car personne n’aimait autant Jésus-Christ que lui. Il fit la même chose après la résurrection du Sauveur. Ce fut une voie trop lente pour son amour d’aller trouver Jésus-Christ dans une barque avec les autres ; il se jeta promptement dans l’eau pour aller plus vite retrouver son Maître. Il signala en cette rencontre, non seulement sa charité, mais sa foi. Il crut que Jésus-Christ pouvait non seulement marcher lui-même sur les eaux, mais y faire aussi marcher les autres, et comme il souhaitait avec passion de s’approcher de Jésus, « Jésus lui dit : venez. Et Pierre descendant de la barque marchait sur l’eau pour venir à Jésus (29). Mais voyant le grand vent il eut peur. Et comme il commençait à enfoncer dans l’eau, il s’écria en disant : Seigneur, sauvez-moi (30). Et aussitôt Jésus étendant la main le prit et lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous « douté (34) ? » Ce miracle, mes frères, est plus grand que celui de la première tempête, et c’est pour ce sujet que Dieu le fait le dernier. Il avait montré dans la première qu’il commandait à la mer ; mais il fait voir ici un prodige bien plus surprenant. Il s’était contenté alors de se faire obéir des vents, mais il marche ici sur les eaux et il y fait marcher les autres. S’il eût d’abord engagé saint Pierre à marcher ainsi sur la mer, il eût refusé de le faire, parce que sa foi n’était pas encore assez grand. 2. Mais pourquoi Jésus-Christ lui accorde-t-il cette permission ? Parce que s’il lui eût dit : non, tu ne le peux, ce disciple qui était très-ardent, aurait peut-être persisté à le vouloir. Il aime mieux lui laisser apprendre par sa propre expérience que cela était au-dessus de lui, afin qu’à l’avenir il apprît à être plus sage. Il ne peut donc se tenir. Il se jette la barque dans l’eau ; mais il est bientôt en danger d’être submergé. Car « il eut peur, »et cette peur qui venait de la violence du vent fut la cause de son naufrage. Saint Jean marque qu’ils « le voulurent prendre dans leur barque, et que la barque se trouva aussitôt au lieu où ils allaient. » Descendu de la barque, Pierre vint à Jésus, plus joyeux de retrouver son Maître que de marcher sur l’eau. Après avoir fait ce qui était plus difficile, il s’arrête à ce qui était plus aisé. La mer ne l’étonnait pas, lorsqu’il marchait sur elle, et un peu de vent l’épouvante. Tel est l’homme. Souvent après avoir surmonté les plus grandes tentations, il tombe dans les plus petites. Témoin Élie à l’égard de Jézabel, Moïse à l’égard de l’Égyptien, et David à l’égard de Bethsabée. On peut y joindre aussi saint Pierre. Lorsqu’il a l’esprit encore saisi de frayeur à cause de la tempête, il ne craint point de se jeter à la mer, et il ne peut ensuite résister à la crainte que lui cause un peu de vent, et cela lorsqu’il était déjà si proche de Jésus-Christ. Ainsi il ne nous sert de rien d’être proches du Sauveur, si la foi ne nous approche de lui. Cet accident montra enfin la différence du Maître et du disciple qui semblaient marcher tous deux également sur les eaux, et donna quelque consolation aux autres apôtres qui en pouvaient être jaloux. Car il ne faut pas douter que s’ils témoignèrent de l’aigreur contre les deux frères, ils n’en ressentissent ici beaucoup plus contre saint Pierre. Comme ils n’étaient pas encore fortifiés par le Saint-Esprit, ils étaient assez susceptibles de ces mouvements. Mais après qu’ils eurent reçu cette grâce, on ne vit plus rien de semblable en eux. On voit au contraire partout qu’ils cèdent volontairement la primauté à saint Pierre, et qu’ils lui donnent toujours le premier rang dans leurs assemblées, quoiqu’il parût être plus grossier que les autres. D’où vient qu’en cette rencontre Jésus-Christ ne commanda pas aux vents de ne plus souffler, niais qu’il étendit la main pour prendre saint Pierre ? C’est à cause du peu de foi de cet apôtre. Quand nous cessons de faire ce qui dépend de nous, Dieu cesse aussi de nous aider. Jésus-Christ donc voulant montrer que ce n’était point l’impétuosité du vent, mais le peu de foi de cet apôtre qui lui causait cet accident, lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? » Si la foi ne se fût point affaiblie, il eût aisément résisté au vent. C’est pourquoi Jésus-Christ en le prenant par la main, laissa encore souffler le vent dans toute sa violence, pour lui faire mieux reconnaître que tous les vents ne lui pourraient nuire, lorsque sa foi serait terme. Tel qu’un jeune oiseau qui, pour être sorti du nid avant le temps, est en danger de tomber, et que sa mère rapporte au nid sur ses ailes, tel saint Pierre est ramassé dans la barque par Jésus-Christ, son divin Maître. « Et étant monté dans la barque le vent cessa (32). » Ils dirent après le calme de la première tempête : « Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent ? » (Mat 8,27) Mais il n’en est pas de même ici. « Alors ceux qui étaient dans la barque s’approchant de lui l’adorèrent en lui disant : « Vous êtes vraiment le Fils de Dieu (33). » Vous voyez, mes frères, comment Jésus-Christ élève insensiblement ses disciples, et les fait croître en vertu. Car leur foi s’était beaucoup augmentée lorsqu’ils virent Jésus-Christ marcher sur les eaux, commander à saint Pierre d’y marcher lui-même, et le sauver du danger où il se trouva. Il commanda avec empire à la mer de se calmer dans la première tempête ; il ne le fait pas ici ; mais il agit bien plus divinement, en faisant sentir à cet élément une puissance invisible. C’est pourquoi ils lui dirent : « Vous êtes vraiment le Fils de Dieu. » Que fait Jésus-Christ à cette parole, mes frères ? Reprend-il ses apôtres de l’avoir dite ? Il fait tout le contraire, et confirme ce que ses disciples venaient de dire par une multitude innombrable de guérisons miraculeuses qu’il fit sur tous les malades qui se présentèrent à lui. « Et ayant passé l’eau, ils vinrent en la terre de Génésareth (34). Ce que les hommes de ce lieu ayant su, ils envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades (35). Et ils le priaient de les laisser seulement toucher le bord de sa robe. Et tous ceux qui le touchèrent furent guéris (36). » La foi de ce peuple croît visiblement. Ils ne s’empressent plus comme auparavant de faire venir Jésus-Christ dans leurs maisons, ou de toucher leurs malades de sa main, ou de commander de sa bouche aux maladies de se dissiper. Ils commençaient à s’élever au-dessus de ces basses pensées, et à témoigner plus de foi dans les guérisons qu’ils demandaient. C’est sans doute la femme malade d’une perte de sang qui les avaient excités par l’exemple d’une foi si ferme. L’Évangéliste, pour montrer qu’il y avait longtemps qu’il était absent de ces contrées, dit « que les hommes de ce lieu ayant su qu’il était venu, envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades. » Cependant cette longue absence de Jésus-Christ, non seulement n’avait point affaibli la foi de ces peuples, mais l’avait même augmentée et rendue plus vigoureuse. Allons donc, mes frères, toucher aussi nous-mêmes la frange du vêtement de Jésus-Christ, ou plutôt ; si nous le voulons, allons posséder Jésus-Christ tout entier. Car nous avons maintenant son corps entre nos mains. Ce n’est plus son seul vêtement. C’est son propre corps qu’il nous donne, non pour le toucher seulement, niais pour le manger et pour en nourrir nos âmes. Approchons-nous-en donc avec une foi fervente, nous tous qui sommes malades. Si ceux qui touchèrent alors la frange de son vêtement en ressentirent un si merveilleux effet, que doivent attendre ceux qui le reçoivent tout entier ? Mais pour s’approcher de Jésus-Christ avec foi, il ne suffit pas de le recevoir extérieurement. Il faut encore le toucher avec un cœur pur, et savoir, lorsqu’on s’en approche, qu’on s’approche de Jésus-Christ même. Encore que vous n’entendiez pas sa voix, ne le voyez-vous pas qui repose sur le saint autel, ou plutôt ne l’entendez-vous pas parler lui-même, par la bouche des Évangélistes ? Croyez donc que c’est encore ici cette cène où Jésus-Christ était assis avec ses apôtres. Il n’y a nulle différence entre ces deux cènes. On ne peut dire que ce soit un homme qui fasse celle-ci, au lieu que Jésus-Christ a fait celle-là, c’est le même Jésus-Christ qui fait l’une et l’autre. 3. Quand donc vous voyez le prêtre vous présenter cette nourriture sacrée, ne pensez pas que ce soit la main du prêtre qui vous la donne. Croyez que c’est Jésus-Christ même qui vous tend la main pour vous la donner. Car comme, dans votre baptême, ce n’est point le prêtre qui vous lave, mais Jésus-Christ lui-même qui tient, et qui purifie votre tête par son invisible puissance, sans qu’aucun ange ou archange, ou quelque autre que ce soit ose s’approcher de vous et vous toucher, vous devez croire de même que c’est Jésus-Christ qui vous communie de sa propre main. Car lorsque Dieu nous engendre pour être du nombre de ses enfants, il le fait par lui seul, et cette génération est un don qui vient tout de lui. Ne voyez-vous pas qu’en ce monde ceux qui adoptent des enfants ne s’en rapportent pas à leurs serviteurs pour cette affaire ; mais qu’ils se présentent en personne devant les juges, et qu’ils font cette importante action par eux-mêmes ? C’est ainsi que Jésus-Christ n’a pas voulu commettre les anges pour accomplir ce mystère, et qu’il se trouve présent lui-même pour l’opérer par son commandement et par sa puissance. Aussi lorsqu’il vous dit : « N’appelez personne votre père sur la terre (Mat 25,9) », il ne vous parle pas de la sorte pour vous porter à manquer de respect à celui qui vous a mis au monde, mais pour vous apprendre que vous devez préférer à tout autre, Celui qui vous a créé et qui vous a honoré d’une adoption divine. Car comment Celui qui a tant fait pour yods en se livrant lui-même à la mort pour l’expiation de vos péchés, comment dis-je, ne ferait-il pas ce qui est moindre en vous donnant son corps dans ce sacrement ? Écoutons donc ceci, nous tous prêtres et laïques. Reconnaissons quelle est la nourriture dont il plaît à Dieu de nous nourrir, et à quel honneur il nous élève ; et que cette vue nous frappé d’étonnement. Il nous fait l’honneur de mous rassasier de sa chair sacrée. Il se donne à nous lui-même comme une victime qui a été immolée pour l’amour de nous. Quelle excuse nous restera-t-il si, recevant une si auguste nourriture, nous ne laissons pas de commettre de si grands péchés ? si en mangeant l’Agneau nous devenons des loups, et si en nous nourrissant de la chair de cette brebis sacrée, nous ne laissons pas d’être aussi furieux et aussi avides que les lions ? Ce mystère exige de ceux qui s’en approchent qu’ils soient entièrement purs, je ne dis pas des grands excès et des plus grandes injustices, mais des moindres inimitiés. Car ce mystère est un mystère de paix. Ce mystère sacré ne peut souffrir que nous ayons encore de l’attachement pour les richesses. Si Jésus-Christ ne s’épargne pas lui-même, s’il donne sa propre vie pour nous, quelle excuse pouvons-nous avoir d’épargner notre bien, et de négliger notre âme, pour laquelle Jésus-Christ n’a pas épargné la sienne ? Dieu avait ordonné aux Juifs de célébrer certaines fêtes, afin que ces cérémonies revenant tous les ans, rappelassent à leur mémoire le souvenir des grâces qu’ils avaient reçues de Dieu, grâces dont le Seigneur avait voulu que ces fêtes leur fussent un monument éternel. Mais Dieu renouvelle tous les jours le souvenir de ses dons par la célébration de nos saints mystères. Ne rougissez donc point de la croix. C’est la croix qui fait toute notre gloire. C’est d’elle que viennent aujourd’hui nos plus redoutables mystères. C’est ce don auguste qui nous honore infiniment. C’est cette table sacrée qui nous relève. Quand je dirais que Dieu a étendu le ciel, qu’il a créé la terre et les mers, qu’il a envoyé ses anges et ses prophètes, je ne dirais rien d’égal à ce qu’il a fait pour nous dans ce sacrement. Le plus grand de tous nos biens et celui qui est la source des autres, c’est que Dieu n’ait point épargné son propre Fils pour sauver des serviteurs et des esclaves. Que nul Judas, que nul Simon ne s’approche donc de cette table, puisque l’un et l’autre de ces misérables ont péri par leur avarice. C’est pourquoi évitons ce crime, et ne nous imaginons pas que lorsque nous avons dépouillé les veuves et les orphelins par nos rapines et nos violences, ce soit assez pour être sauvés de donner à cet autel un calice d’or enrichi de pierreries. Si vous voulez honorer ce sacrifice, offrez-y votre âme pour laquelle Jésus-Christ a été sacrifié. Faites qu’elle devienne toute d’or. Mais si elle demeure plus pesante que le plomb et que la terre, à quoi vous serviront ces vases que vous offrez ? Ne pensons pas tant, mes frères, à offrir à Dieu de magnifiques présents, qu’à prendre garde que œ que nous lui offrons ne soit le fruit que de nos justes travaux. Les vases qui ne sont point souillés par l’avarice, sont plus précieux que s’ils étaient d’or. L’Église n’est point un magasin d’orfèvrerie, mais une sainte assemblée d’anges. Ce sont nos âmes que nous devons rendre pures et brillantes comme l’or, puisque c’est cette pureté de nos âmes qui fait que Dieu reçoit de nous ces autres vases. La table sur laquelle Jésus-Christ fit la cène avec ses disciples n’était pas d’argent, et le calice dans lequel il leur donna son sang divin ; n’était pas d’or. Cependant tout y était précieux et digne d’un profond respect, parce que tout y était plein du Saint-Esprit. Voulez-vous donc honorer le corps de Jésus-Christ ? Ne le méprisez pas, lorsqu’il est nu et pendant qu’en cette Église vous le couvrez d’étoffes de soie, ne lui laissez pas souffrir ailleurs le froid et la nudité. Car Celui qui a dit « Ceci est mon corps », et qui a produit cet effet par la vertu de sa parole, a dit aussi : « Vous m’avez vu souffrir la faim, et vous ne « m’avez pas donné à manger. Car quand vous « l’avez refusé à quelqu’un de ces petits, c’est « à moi-même que vous l’avez refusé. » (Mat 25) Le corps de Jésus-Christ qui est sur l’autel, n’a pas besoin d’habits précieux qui le couvrent, mais d’âmes pures qui le reçoivent, au lieu que cet autre corps de Jésus-Christ formé des pauvres qui sont ses membres, a besoin de notre assistance et de tous nos soins. Apprenons donc, mes frères, à traiter sagement de si grands mystères, et honorons Jésus-Christ comme il veut être honoré de nous. Le culte le plus agréable que nous puissions rendre à celui que nous voulons honorer, c’est le culte qu’il choisit lui-même et qu’il aime, et non celui que nous choisissons. Saint Pierre prétendait autrefois honorer Jésus-Christ en l’empêchant de lui laver les pieds ; mais il le déshonorait plus qu’il ne l’honorait par sa résistance. Honorez-le donc aussi de la manière qu’il le désire, c’est-à-dire en lui donnant l’aumône dans la personne des pauvres. Dieu, comme je vous l’ai déjà dit, ne cherche point des vases d’argent, mais des âmes d’or. 4. Ce n’est pas que je vous défende de faire ces présents à l’église ; mais je vous conjure seulement qu’après ces offrandes, ou plutôt qu’avant de les faire, vous ayez soin d’assister les pauvres. Dieu reçoit ces présents que vous faites à l’église : mais il agrée bien davantage ceux que vous faites aux pauvres : puisqu’à l’égard des premiers il n’y a que celui qui les fait qui en tire de l’avantage, au lieu que dans les autres, celui même qui les reçoit en tire aussi du secours. On peut croire dans les premiers que nous recherchons notre gloire, mais les seconds ne sont que le fruit de notre compassion et de notre amour. Quel avantage peut recevoir Jésus-Christ, de voir ici sa table couverte de vases d’or, pendant qu’il meurt de faim dans la personne des pauvres ? Commencez par le soulager dans sa faim, et s’il vous reste quelque argent, ornez ensuite son autel. Vous lui faites présent d’une coupe d’or, et vous lui refusez un verre d’eau froide ? Que lui sert d’avoir ici de magnifiques voiles, et de n’avoir pas les vêtements les plus nécessaires dans ses membres ? Croyez-vous que lorsque vous négligez un pauvre qui meurt de faim, et que vous allez couvrir l’autel de Jésus-Christ d’or et d’argent, il vous ait obligation de cet or, et que plutôt il ne s’en irrite pas ? Croyez-vous que lorsque vous ne vous mettez pas en peine de revêtir un pauvre qui meurt de froid, et que vous apportez ici des colonnes d’or, en disant que vous le faites pour sa gloire, il regarde ces richesses comme un honneur que vous lui rendez et non pas plutôt comme une sanglante raillerie, et comme le dernier de tous les outrages ? Croyez donc que c’est là le jugement que Jésus-Christ porte de vous, lorsque vous parez son autel, et que vous négligez d’assister les pauvres. Il est pauvre et étranger. Il va de porte en porte demander de quoi vivre, et vous le méprisez dans cet état pour orner le pavé d’une église et d’une chapelle, pour en revêtir richement les murailles, pour en dorer des pilastres et des colonnes, pour faire briller des lampes d’argent ! A quoi lui sert toute cette magnificence, lorsque vous le laissez gémir dans une prison, sans même aller le visiter ? Je vous prie encore une fois de croire que je ne vous dis point ceci pour vous défendre ces présents que vous faites à l’église. Je ne vous le dis que pour vous exhorter de les accompagner de vos aumônes, ou plutôt de ne les faire qu’après vos aumônes. Dieu n’a condamné personne pour n’avoir pas enrichi nos temples de ces ornements superbes ; mais il menace ceux qui ne feront point l’aumône des supplices de l’enfer. Lors donc que vous ornez vos temples, ne méprisez pas les pauvres, qui sont des temples bien plus excellents. Les rois et les princes infidèles, les tyrans et les voleurs peuvent piller ces premiers ; mais le diable même ne vous peut faire perdre ce que vous donnez au pauvre. Cet argent est pour vous en sûreté, et il est en dépôt dans un lieu où rien ne lui pourra nuire. Que, dit Jésus-Christ lui-même ? « Vous aurez toujours des « pauvres avec vous ; mais vous ne m’aurez « pas toujours. » (Mat 26,12) C’est ce qui me porte à vous dire que nous devons avoir un soin particulier de faire ici l’aumône à Jésus-Christ, parce que nous ne l’aurons pas toujours en cette qualité de pauvre, mais seulement pendant cette vie. Si vous voulez en passant savoir le sens de cette parole, le voici. Il n’adresse pas ces paroles à ses disciples, quoiqu’il semble le faire, mais il les dit à cause de la faiblesse de cette femme qui venait de répandre un parfum sur sa tête. Comme elle était encore imparfaite, et qu’elle voyait les disciples murmurer contre elle, Jésus-Christ dit cette parole pour l’empêcher de se troubler, et comme pour la consoler. C’est pourquoi il dit : « Pourquoi inquiétez-vous cette femme ? » Il montre assez dans un autre endroit que nous l’aurons toujours avec nous, lorsqu’il dit : « Je serai avec vous jusqu’à la consommation du siècle. » (Mat 28) Ce qui fait tous les jours voir que si Jésus-Christ parlait ici autrement, c’était pour empêcher que la foi naissante de cette femme ne fût traitée trop rudement par les apôtres, et qu’elle ne séchât presque aussitôt qu’elle commençait à germer. N’abusons donc point de cette parole qui fut dite pour le sujet que je vous indique. Lisons plutôt l’un et l’autre Testament : voyons ce qui est ordonné à toutes les pages touchant l’aumône, et faisons-la à l’avenir avec autant de soin que l’Écriture nous y exhorte. Ce sera ainsi que nous nous purifierons de nos péchés : « Donnez l’aumône », dit Jésus-Christ, « et tout vous sera pur. » (Luc 13) L’aumône est plus grande même que le sacrifice. Dieu le dit lui-même : « Je veux l’aumône et non le sacrifice. » (Mat. 9) L’aumône nous ouvre les cieux : « Vos prières et vos aumônes », dit l’ange à Corneille, « sont montées en la présence de Dieu. » (Act 10) L’aumône est une vertu plus nécessaire que la virginité. Nous en voyons une preuve dans les dix vierges, dont les unes furent bannies de la chambre de l’époux, parce qu’elles n’avaient pas fait l’aumône, et les autres y entrèrent parce que l’huile de la compassion et de la miséricorde n’avait point manqué dans leur cœur. Considérons ceci, mes frères, et semons nos biens sur les pauvres avec abondance, afin de moissonner avec fruit les biens éternels qui nous sont promis, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.