‏ Matthew 15

HOMÉLIE LI.

« ALORS DES DOCTEURS ET DES PHARISIENS DE JÉRUSALEM VINRENT, ET LUI DIRENT : POURQUOI VOS DISC1PLES, ETC. » (CHAP. 15,1, JUSQU’AU VERSET 21)

ANALYSE.

  • 1. Les Pharisiens se plaignent à Jésus de ce que ses disciples violaient les traditions des anciens en négligeant de se laver les mains avant de se mettre à table.
  • 2. Que les Juifs tenaient moins à la loi de Dieu qu’à leurs traditions qui n’étaient pas toujours indifférentes et innocentes comme celle de se laver les mains avant le repas, mais qui étaient parfois mauvaises et subversives de la loi divine, comme celle qui permettait de refuser l’assistance à son père, sous prétexte que ce que l’on aurait pu lui donner était consacré à Dieu.
  • 3. Précaution et prudence de Jésus-Christ dans l’abrogation des anciennes observances.
  • 4. Combien les apôtres eux-mêmes étaient portés à se scandaliser en entendant parler contre la loi de Moïse. 5 et 6. Que la pureté des chrétiens consiste à avoir non les mains, mais l’âme pure. – Combien nous offensons Dieu lorsque nous le prions avec une âme corrompue par le péché. – Que c’est celui qui offense qui reçoit le mal et non celui qui est offensé.

1. « Alors », dit l’Évangile. Et quand donc ? Et qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire, lorsqu’il eut fait tant de miracles, et qu’il eut guéri tant de malades par le seul attouchement de la frange de ses habits. Et cette circonstance du temps, soigneusement exprimée, nous fait mieux voir jusqu’où allait la malice de ces hommes, malice qui ne pouvait céder à rien.

Pourquoi est-il marqué que ces docteurs et ces pharisiens étaient « de Jérusalem » ? C’est parce qu’ils étaient répandus partout et divisés dans toutes les douze tribus : mais ceux de Jérusalem étaient les pires de tous, étant plus honorés que les autres, et par suite plus orgueilleux. Et considérez de quelle manière Jésus-Christ les prend par eux-mêmes, et parleur propre demande.

« Pourquoi vos disciples violent-ils la tradition des anciens ? Car ils ne lavent point leurs mains, lorsqu’ils prennent leur repas (2). » Ils ne disent pas : Pourquoi vos disciples violent-ils « la loi de Moïse » ? Mais, pourquoi violent-ils « la tradition des anciens ? » Cela nous fait voir que ces prêtres avaient introduit plusieurs nouvelles maximes. Cependant Moïse avait défendu très-expressément que personne n’eût la témérité de rien changer dans la loi, d’y rien ajouter ou d’en retrancher la moindre chose : « Vous n’ajouterez rien », dit-il, « à ce que je vous commande « aujourd’hui, et vous n’en retrancherez rien. » (Deu 4,2) Les pharisiens avaient néanmoins violé cette ordonnance en introduisant de nouvelles traditions, comme était celle de ne se point mettre à table sans se laver les mains, de laver leurs vases d’airain, et de se laver eux-mêmes.

Lorsqu’ils devaient ne penser qu’à se délivrer de toutes ces cérémonies, parce que le temps en était passé, ils en inventaient au con traire tous les jours de nouvelles, dont ils se surchargeaient volontairement. Ils craignaient si ces lois s’abolissaient, de perdre leur autorité, et ils voulaient se rendre redoutables aux peuples par cette liberté qu’ils prenaient de faire de nouvelles lois. Cet état de choses en vint à un tel excès, qu’on n’osait pas violer leurs lois, lorsqu’on violait sans crainte celles de Dieu même ; et ils s’étaient établis dans une si grande autorité, que c’était un crime que de contrevenir à leurs ordonnances. En quoi certes ils se rendaient doublement coupables premièrement en prenant la liberté de faire de nouvelles lois ; et en second lieu, en vengeant si sévèrement la violation de leurs ordonnances, lorsqu’ils étaient si indifférents pour la profanation de la loi de Dieu.

Ils s’adressent donc à Jésus-Christ, et sans lui parler des vases d’airain ou d’autres et d’autres observances qui eussent paru par trop ridicules, ils s’attachent à ce qui leur paraissait plus considérable, et tâchent, autant que j’en puis juger, de l’irriter et de le mettre en colère. Ils parlent d’abord de leurs « anciens », afin que si Jésus-Christ les méprisait, il donnât par là prise contre lui.

Mais voyons d’abord pourquoi les disciples mangeaient sans laver leurs mains. Ils n’affectaient point de ne se laver jamais : ils n’en faisaient point une règle ; mais ils commençaient à mépriser tout ce qui était superflu, ils ne s’attachaient plus qu’à ce qui était nécessaire. Ainsi ils ne se faisaient plus une loi ou de se laver, ou de ne pas se laver, mais ils en usaient indifféremment selon les rencontres. Car comment ceux qui négligeaient si fort le soin même de la nourriture, eussent-ils pu en avoir pour ces puérilités ? Comme il arrivait donc souvent que les apôtres, à cause des occurrences qui se présentaient, mangeaient sans laver leurs mains ; comme lorsqu’ils mangèrent dans le désert ou qu’ils rompirent des épis de blé, les pharisiens leur en font ici un crime, parce que leur faux zèle négligeait toujours les choses les plus importantes, et ne s’attachait qu’aux basses et aux superflues.

Que fait Jésus-Christ en cette rencontre ? Il ne répond point à leur question. Il n’entreprend point de justifier ses disciples ; mais c’est par une accusation qu’il répond à leur accusation, il leur reproche leur témérité, et leur apprend qu’il sied mal à celui qui est coupable lui-même des plus grands crimes, de reprendre dans les autres avec chaleur les fautes les plus légères. Lorsque vous méritez qu’on vous reprenne vous-mêmes, leur dit-il, vous osez reprendre les autres !

Mais remarquez, mes frères, lorsque Jésus-Christ veut se dispenser de quelque ordonnance de la loi, quel ordre il garde, et comme il se justifie. Il ne vient pas tout d’un coup au crime de cette transgre6sion dont on l’accuse. Il ne dit point : ce n’est rien : c’est une chose superflue, Cette réponse eût rendu ses adversaires plus insolents, il commence par réprimer leur audace en leur objectant d’autres infractions de la loi en des choses plus importantes, et en leur reprochant d’autres crimes qui les couvraient de confusion.

Il ne dit pas non plus que ses disciples sont irrépréhensibles, en passant par-dessus ces ordonnances, afin de ne donner aux pharisiens aucune prise sur lui il ne dit point encore qu’ils aient fait une faute, parce qu’il ne veut pas autoriser les traditions judaïques. Il évite de même d’attaquer les anciens. Il ne parle point contre eux, comme contre des prévaricateurs et des méchants, pour empêcher qu’ils n’aient horreur de lui, comme d’un calomniateur, et comme d’un impie. Il rejette tous ces moyens pour s’attacher à celui que l’Évangile marque. Il semble blâmer ceux qui lui parlent, mais il attaque en effet ceux qui avaient osé établir ces lois. Ainsi sans dire un mot des anciens, il les comprend dans le reproche qu’il fait à ceux qui lui parlent, et fait voir qu’ils sont tombés dans deux grandes fautes. La première, parce qu’ils n’ont pas obéi aux véritables lois de Dieu ; et la seconde, parce qu’ils leur en ont substitué d’autres par complaisance pour les hommes. Il semble qu’il leur dise : C’est cela même qui vous perd, que vous soyez si soumis en tout à vos anciens. Il ne le dit pas néanmoins en termes formels, mais il le marque tacitement par ces paroles : « Pourquoi vous-mêmes violez-vous le commandement de Dieu pour suivre votre tradition (3) ? Car Dieu a fait ce commandement : « Honorez votre père et votre mère ; et cet autre : Que celui qui outragera de paroles son père ou sa mère, soit puni de mort (4). Et cependant vous dites : Quiconque dira à son père ou à sa mère : Tout ce dont j’aurais pu vous assister, est déjà consacré à Dieu, satisfait à la loi (5), quoiqu’après cela il n’honore et n’assiste point son père ou sa mère ; et ainsi vous avez rendu inutile le commandement de Dieu par votre tradition (6). »

2. Il ne dit pas par la tradition de vos anciens ; mais « par votre tradition » : comme il n’a pas dit : Vos anciens ont dit, mais « vous dites » ; afin que ce terme les offensât moins. Comme les pharisiens voulaient montrer que les apôtres violaient la loi, Jésus-Christ leur montre au contraire qu’ils tombaient eux-mêmes dans ce crime, et que ses disciples étaient innocents. Car on ne peut donner pour loi ce qui n’est ordonné que par les hommes (c’est pourquoi Jésus-Christ dit ici tradition et non pas loi) et surtout par des hommes qui ont été les plus grands violateurs de la loi. Et comme cette tradition qui commandait de laver ses mains avant que de se mettre à table n’était point formellement contraire à la loi de Dieu, Jésus-Christ en rapporte une autre qui lui était entièrement opposée. Voici ce que c’est :

Ils avaient appris aux jeunes gens à mépriser leur père et leur mère sous prétexte de piété. Ils avaient pour cela inventé cet artifice. Lorsque le père demandait à son fils une brebis ou un veau, ou quelque autre chose semblable, cet enfant lui répondait : Ce que vous désirez de moi, mon père, n’est plus en ma puissance. Il est déjà consacré à Dieu et je ne puis vous le donner. Ils commettaient ainsi un double crime. Car d’un côté ils n’offraient rien à Dieu et ils trompaient de l’autre – l’attente de leurs parents sous prétexte de piété. Ainsi ils déshonoraient leur père à cause de Dieu, et ils déshonoraient Dieu dans leurs pères.

Cependant Jésus-Christ ne leur fait point d’abord ce reproche. Il leur rapporte premièrement la loi de Dieu, par laquelle il leur fait voir jusqu’où doit aller le respect des enfants envers leurs pères : « Honorez », dit-il, « votre père et votre mère, afin que vous viviez longtemps sur la terre. » Et ailleurs : « Que celui qui maudira son père ou sa mère, meure de mort ! »

Mais il ne s’arrête pas aux seules récompenses que Dieu promet à ceux qui honoreraient leur père. Il passe à une matière plus effrayante et parle de la punition qui serait inévitable aux enfants qui déshonoreraient ceux dont ils ont reçu la vie. Il voulait par ce moyen les frapper de crainte et faire rentrer en eux-mêmes ceux d’entre eux qui auraient encore quelque reste de sentiment. En un mot, il leur fait voir à tous qu’ils avaient mérité la mort. Si celui qui déshonore son père par ses paroles en est puni, combien plus le doit être celui qui le déshonore par ses actions, ou plutôt qui non seulement le déshonore lui-même, mais qui apprend encore aux autres à le déshonorer ? Comment donc, vous qui êtes indignes de vivre, osez-vous accuser mes disciples ? Faut-il s’étonner que vous me traitiez si outrageusement, moi qui vous suis inconnu, puisque vous ne traitez pas mieux mon Père en violant ses ordonnances ? Ainsi il leur montre partout que le mépris qu’ils font de lui découle comme de sa source, du mépris qu’ils font de son Père.

Quelques-uns expliquent autrement ces paroles : Δῶρον,õ ἐὰν έξ ἐμοῦ ώφεληθτῆς, et ils prétendent qu’elles veulent dire ceci : Je ne vous dois aucun honneur, et, si je vous en rends, c’est par un don pur et gratuit. Mais Jésus-Christ n’a pas témoigné parler d’un si grand outrage. Saint Marc s’explique plus clairement, car il se sert du mot « Corban » qui ne signifie proprement ni pardon ni présent, mais « offrande ». (Mrc 6,11)

Après donc que Jésus-Christ leur a montré qu’il n’était pas raisonnable que ceux qui foulaient aux pieds la loi de Dieu accusassent avec tant de chaleur ceux qui ne violaient que les traditions des hommes, il confirme ce qu’il leur a dit par un passage des prophètes. Comme il les a déjà confondus, il le fait encore davantage, et s’appuie, comme il fait presque partout, sur l’autorité de l’Écriture, pour montrer qu’il s’accordait en toutes choses avec Dieu. Mais que dit le Prophète ? « Hypocrites, Isaïe a bien prophétisé de vous quand il a dit (7) : Ce peuple est proche de moi en paroles, et il m’honore des lèvres, mais son cœur est bien éloigné de moi. Et c’est en vain qu’ils « m’honorent, publiant des maximes et des ordonnances humaines (8). » On ne peut assez admirer le rapport qui se trouve entre les paroles du prophète et celles de l’Évangile, et comment Isaïe a prédit si longtemps auparavant la corruption de ce peuple. Car il avait longtemps auparavant fait aux Juifs le même reproche que Jésus-Christ leur fait ici : « Vous violez les commandements de Dieu », leur dit Jésus-Christ : Ils m’honorent en vain, avait dit le Prophète : « Vous suivez », dit Jésus-Christ, vos propres maximes de préférence aux lois de Dieu : Ils publient, dit le Prophète, des maximes et des ordonnances humaines.

3. Après que Jésus-Christ a confondu ses adversaires par sa parole, qu’il les a réfutés par le témoignage de leur propre conscience, et par l’autorité du Prophète, il ne leur adresse plus son discours et il les quitte enfin, parce qu’ils étaient inconvertibles. Il se tourne vers le peuple tt lui apprend une vérité très-importante, et pleine d’une grande instruction. Il prend occasion de ce qu’il venait de dire, et il s’en sert pour rejeter la distinction des viandes et pour abolir cet – usage. Et remarquez qu’il ne le fait qu’après qu’il a guéri les lépreux, qu’il nous a dispensés de l’observance du sabbat, qu’il s’est fait reconnaître pour le Maître de la mer et de la terre, qu’il a établi de nouvelles lois et qu’il a ressuscité les morts.

Après tant de marques de sa divinité et de sa puissance souveraine, il commence enfin à parler des viandes, pour en abolir la distinction. Il avait différé jusque-là de donner aucune atteinte à cette règle, parce qu’elle s’enfermait tout le judaïsme-et qu’en la détruisant il détruisait en même temps tout le reste. On en devait conclure qu’il fallait-de même abolir la circoncision : mais Jésus-Christ ne le dit pas expressément, parce que cette loi, beaucoup plus ancienne que les commandements de Moïse, était encore alors dans une plus grande vénération. C’était un point sur lequel il se réservait de statuer par ses disciples après sa résurrection. La circoncision était un point si important parmi les Juifs que les apôtres, voulant la détruire, sont obligés auparavant de la confirmer et de la maintenir, pour l’anéantir ensuite avec plus de facilité. Mais remarquez avec quelle sagesse Jésus-Christ introduit ici la loi.

« Et ayant appelé à lui le peuple, il leur dit : Écoutez et comprenez bien ceci (10). » Il ne leur déclare pas tout d’un coup ce qu’il leur veut dire. Il les rend attentifs d’abord en leur parlant d’une manière obligeante (c’est ce que l’Évangéliste marque par ce mot : « Et ayant appelé à lui le peuple) », puis en choisissant le moment favorable. Après qu’il a confondu les pharisiens et qu’il leur a fermé la bouche par le reproche du Prophète, il commence alors à établir sa loi, lorsque ce peuple était plus disposé à recevoir ce qu’il devait dire. Il ne se contente pas d’appeler simplement ce peuple, il demande son attention en disant : « Écoutez et comprenez bien ceci ; » comme s’il disait : Ce que je vais vous dire a besoin d’une grande application, et vous devez bien m’écouter pour le comprendre. Si vous avez témoigné tant de déférence pour des hommes qui ont violé la loi de Dieu, et qui ne vous ont appris que des traditions humaines, combien en devez-vous plus avoir pour moi qui vous instruis de la vraie sagesse, et qui vous donne des lumières proportionnées au temps bienheureux auquel Dieu vous a fait naître. Il ne dit point que cette distinction des viandes fût une chose superflue et inutile ; que Moïse en cela eût fait une ordonnance déraisonnable, ou qu’il ne l’eût fait que par condescendance. Mais en leur parlant d’une manière familière, et en se servant d’une comparaison commune, il leur confirme ce qu’il leur dit, par ce qui arrive tous les jours dans la nature.

« Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur, mais c’est ce qui en sort qui le rend impur (11). » Il se sert toujours de comparaisons naturelles, lorsqu’il établit des lois ou qu’il prononce des sentences. Les pharisiens et les docteurs écoutant ceci ne le contredisent point, ils ne lui disent point : que nous dites-vous ? Après que Dieu a fait mille ordonnances touchant le discerne ment des viandes, osez-vous maintenant les ruiner par cette ordonnance nouvelle ? Comme Jésus-Christ les avait réfutés et couverts de confusion, en découvrant la corruption de leur cœur et le secret de leurs pensées, ils se retirent sans oser rien répondre. Et remarquez, mes frères, avec quelle retenue Jésus-Christ leur parle, et comment il n’ose pas d’abord se déclarer contre le discernement des viandes. Il ne dit pas absolument : Ce ne sont pas les viandes qui rendent l’homme impur ; mais : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui « rend l’homme impur ; » ce qui se pouvait entendre des mains qu’on ne lavait pas avant que de se mettre à table. Et quoique Jésus-Christ l’entendît de la nourriture, le peuple néanmoins le pouvait prendre en ce sens. Cette distinction des viandes s’observait si exactement que saint Pierre même, après la résurrection, dit à Dieu : « Non, Seigneur, je n’ai jamais rien mangé qui fût souillé ou impur. » (Act 10,7) Car bien que cet apôtre parlât de la sorte plutôt à cause des autres, et seulement pour se justifier à l’égard de ses accusateurs, en leur montrant qu’il avait voulu résister à Dieu même sur ce point, et que toutes ses résistances avaient été inutiles, il ne laisse pas néanmoins de faire voir par ces paroles combien on avait d’égard à cette observance et avec quelle exactitude elle se pratiquait. C’est pourquoi Jésus-Christ n’exprime pas formelle ment le mot de « viandes », et qu’il use de cette expression : « ce qui entre dans la bouche. »

Et de peur même de s’être fait entendre encore trop clairement par ce terme, il voile encore son discours par ce qu’il ajoute pour le terminer : « Mais un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses mains », comme pour témoigner que ce n’était que de ce sujet qu’il parlait dans tout son discours. C’est pourquoi, comme je l’ai déjà remarqué, il ne dit pas : « Un homme ne devient point impur pour manger des viandes ; » mais, « sans avoir lavé ses mains ; » comme s’il n’eût voulu établir que ce point dans tout ce qu’il dit ici, afin que les pharisiens ne pussent le contredire. Ces paroles néanmoins scandalisèrent non le peuple, mais les pharisiens et les docteurs. « Alors les disciples s’approchant de Jésus-Christ lui dirent : Savez-vous bien que les pharisiens ayant entendu ce que vous venez de dire, en ont été scandalisés (12) ? » C’était sans aucun sujet, puisque Jésus-Christ n’avait rien dit qui fût contre eux. Mais que fait le Sauveur en cette rencontre ? Il ne se met point en peine de lever ce scandale. Il prononce au contraire cette, sentence terrible : « Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée (43). » Car Jésus-Christ savait lorsqu’il fallait négliger les scandales, ou lorsqu’il fallait y avoir égard. Il dit ailleurs : « Afin que nous ne les scandalisions point, allez jeter votre filet dans la mer ; » au lieu qu’il dit ici : « Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles : que si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice (14). » Ce qui porta les apôtres à représenter à Jésus-Christ le scandale des pharisiens, ce n’était pas tant la douleur qu’ils en ressentaient, que le trouble dont ils étaient eux-mêmes quelque peu émus pour avoir entendu ces paroles. Mais comme ils n’osaient exprimer au Sauveur leurs propres sentiments, ils mettent en avant les pharisiens pour obtenir ainsi l’éclaircissement qu’ils désiraient. Et pour voir qu’en effet c’était là leur pensée, il ne faut que considérer ce que fait saint Pierre, le plus zélé de tous les apôtres, et qui les prévenait toujours. « Pierre lui dit : Expliquez-nous cette parabole (15). » Il cache à Jésus-Christ le trouble qu’il sentait dans son cœur ; et n’osant dire clairement qu’il était aussi scandalisé de ces paroles, il tâche de se guérir de son scandale par l’explication qu’il en demande. C’est pourquoi Jésus-Christ lui fait ce reproche. « Et Jésus lui répondit : Quoi ! vous avez encore vous-même si peu d’intelligence (16) ? » Mais examinons ici, mes frères, cette parole du Sauveur : « Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée. » Les Manichéens soutiennent que ces paroles se doivent entendre de l’ancienne loi ; mais ce qui les précède doit fermer la bouche à ces impies. Car si cela se pouvait entendre de la loi, comment Jésus-Christ aurait-il voulu un peu auparavant la soutenir avec tant de force ? Comment aurait-il dit aux pharisiens : « Pourquoi vous-mêmes violez – vous la loi de Dieu pour suivre votre tradition ? » Comment se serait-il aussi servi de l’autorité du Prophète, en disant : « Ce peuple m’honore des lèvres ; mais son cœur est bien éloigné de moi ? » Ce n’est donc point de la loi que Jésus-Christ parle en ce lieu ; mais des traditions des Juifs. Si Dieu a dit : « Honorez votre père et votre mère », comment peut-on ne pas regarder comme une « plante » de Dieu, ce qui a été dit par Dieu même ?

4. Mais la suite fait bien voir encore qu’il ne parle que contre les pharisiens, et contre leurs traditions humaines. Car il dit aussitôt après : « Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. » Il est clair qu’il se serait exprimé autrement s’il eût voulu parler de la loi, et qu’il eût dit par exemple : « c’est un aveugle qui conduit des aveugles. » S’il ne parle pas ainsi, c’est qu’il voulait détourner de la loi et faire retomber sur les seuls pharisiens tout le poids de sa condamnation. Puis pour séparer d’eux le peuple qui les écoutait, il dit : « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice. » C’est déjà un grand mal que d’être aveugle ; mais lorsque nous sommes en cet état, bien loin de prendre un guide, vouloir même être le conducteur des autres, c’est un double et un triple mal. Si un aveugle doit tout craindre lorsqu’il est sans guide, combien est-il plus en danger lorsqu’il veut être lui-même le guide et le conducteur des autres ?

Que dit donc saint Pierre à Jésus-Christ ? Il ne lui dit point : Seigneur, que venez-vous de dire, ou à quel dessein nous parlez-vous de la sorte ? Il se contente de le prier d’éclaircir ce qui lui paraissait obscur. Il ne l’accuse point d’avoir rien dit qui pût blesser la loi ; il craignait trop que Jésus-Christ ne remarquât qu’il s’était scandalisé. Mais pour montrer encore que ce n’était point son ignorance mais son scandale qui le faisait parler de la sorte, il ne faut que considérer que cette parole dont il demande l’éclaircissement n’avait rien d’obscur. C’est pourquoi Jésus-Christ lui fait ce reproche ainsi qu’aux autres disciples : « Quoi ! vous avez encore vous-mêmes si peu d’intelligence ? » Peut-être que le peuple qui écoutait ces paroles n’y comprenait rien ; et que les apôtres scandalisés en demandèrent l’éclaircissement comme de la part des scribes ; et qu’après avoir entendu ces grandes menaces : « Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée : Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles ; » ces paroles les étonnèrent, et qu’ils demeurèrent dans le silence. Mais saint Pierre toujours plein de feu ne put se taire en cette rencontre. Il s’approcha de Jésus-Christ et lui dit « Expliquez-nous cette parabole. » Et c’est alors que Jésus-Christ leur fit ce reproche : « Quoi ! Vous avez encore vous-mêmes si peu d’intelligence ? » Ce qu’il leur dit pour dissiper cette préoccupation qui les avait scandalisés. Il poursuit encore : « Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche descend dans le ventre, et est jeté au lieu secret (17) ? Mais ce qui sort de la bouche part du cœur : et c’est ce qui rend l’homme impur (18). Car c’est du cœur que partent les mauvaises pensées, les meurtres ; les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les médisances (19). Ce sont là les choses qui rendent l’homme impur ; mais un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses mains (20). »

Remarquez, mes frères, avec quelle force Jésus-Christ leur parle. Il se sert pour les guérir d’une comparaison naturelle, lorsqu’il leur dit : « Descend dans le ventre et est jeté ensuite « dans le lieu secret. » Il se proportionne ainsi à leur faiblesse. Car il dit que la nourriture que l’on prend ne demeure pas, mais qu’elle est rejetée, quoique, quand même elle demeurerait dans l’homme, elle ne le rendrait pas impur. Mais ils n’étaient pas encore capables de supporter cette parole. Il semble que Jésus-Christ leur dise : Moïse ne dit rien des viandes pendant qu’elles demeurent dans le corps, mais quand elles en sortent ; c’est alors qu’il commande qu’on lave ses habits sur le soir, et qu’on soit pur, marquant ainsi le temps que le corps se purge lui-même. Mais ce qui entre au contraire dans le cœur, y demeure, et rend l’homme aussi impur lorsqu’il en sort, que lorsqu’il y demeurait.

Jésus-Christ met en premier lieu les pensées mauvaises », parce que les Juifs y étaient sujets ; et sans les accuser encore des crimes effectifs qui passent dans l’action extérieure, il fait voir seulement qu’au lieu que les viandes impures sortent du corps, les pensées mauvaises demeurent au contraire dans le cœur. Ce qui n’entre qu’extérieurement en nous en est rejeté de même ; mais ce qui naît au dedans de nous, nous souille lorsqu’il y demeure, et encore plus lorsqu’il en sort. Il leur parle de la sorte, parce qu’ils étaient incapables, comme je l’ai déjà dit, de comprendre cette haute vérité exprimée sans ménagement et dans toute sa pureté.

Saint Marc rapporte qu’il disait ceci pour montrer que toutes les viandes étaient pures. Cependant il ne dit point clairement qu’un homme ne devenait pas impur pour manger des viandes défendues. Cette parole eût été trop forte pour eux : C’est pourquoi il change son discours et dit : « Un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses « mains. »

Apprenons donc, mes frères, quelles sont les choses qui rendent les hommes vraiment impurs : mais apprenons-les pour les détester. Nous voyons assez de personnes qui ont soin d’avoir des habits propres et de laver leurs mains, lorsqu’ils viennent à l’église, mais ils n’ont pas le même soin d’y offrir à Dieu une âme pure. Je ne dis point ceci pour blâmer ceux qui se lavent les mains ou la bouche, lorsqu’ils viennent dans nos églises ; mais pour les exhorter à se purifier comme Dieu nous le commande, non par l’eau, mais par les vertus et la sainteté de la vie. Les médisances, les calomnies, les blasphèmes, les paroles de colère, ou de raillerie, ou de dissolution, et celles qui sont déshonnêtes, sont comme des ordures qui souillent la bouche. Si votre conscience vous rend témoignage que vous n’êtes point tombé dans ces dérèglements de langue, entrez avec confiance dans l’église. Mais si vous vous y êtes laissé aller, pourquoi travaillez-vous inutilement à laver votre bouche avec l’eau, lorsque vous négligez de la purger de tant d’ordures ? Si vous aviez les mains pleines de boue, oseriez-vous les lever au ciel pour prier ? Vous rougiriez de le faire en cet état, quoi qu’il n’y eût en cela aucun mal : et vous ne craignez pas de prier, lorsque vos mains sont pleines de sang et de crimes ? Comment Êtes-vous si scrupuleux dans des choses indifférentes ; et si indifférents lorsque vous devriez être scrupuleux ?

5. Vous me direz : Quoi ! Ne faut-il donc point prier ? il faut prier, mais il ne le faut pas faire avec une âme impure. Mais si je me trouve surpris, dites-vous, et que je sente dans moi ces impuretés dont vous parler ? Tâchez de vous en purifier. Comment le ferai-je ? dites-vous. Gémissez, pleurez, donnez l’aumône ; donnez satisfaction à ceux que vous avez offensés. Servez-vous de tous ces moyens pour rentrer en grâce avec Dieu, et pour ne l’aigrir pas davantage par des prières impures. Si quelqu’un venait se prosterner devant vous, et vous embrasser les pieds avec des mains pleines d’ordures, n’est-il pas vrai qu’au lieu d’écouter ses prières, vous le rejetteriez avec horreur ? Pourquoi traitez-vous Dieu plus indignement que vous ne traiteriez un homme ? La langue n’est-elle pas comme la main de ceux qui prient, et avec laquelle nous tâchons comme d’embrasser les genoux de Dieu ? Ne la souillez donc point par l’impureté des vices, afin que Dieu ne vous dise pas ce qu’il dit aux Juifs par son prophète Isaïe : « Quand vous multiplieriez vos oraisons, je ne vous écouterai pas. (Isa 1,15) Car la vie et la mort sont dans la main de la langue (Pro 16,21), selon le langage de l’Écriture. « Et vous serez justifié ou condamné par vos paroles. » (Mat 12,39) Conservez donc votre âme avec plus de soin que vous ne gardez la prunelle de vos yeux. Nos langues ressemblent à ces excellents chevaux qu’on destine au service du prince. Si nous leur donnons un frein pour les dompter et pour les dresser, le prince les montera et y trouvera ses délices, mais si nous leur laissons suivre leur impétuosité naturelle, elles ne seront propres qu’au service des démons et du prince des ténèbres.

Vous n’osez venir ici prier Dieu après l’usage d’un légitime mariage, encore qu’en cela vous ne commettiez aucun péché ; et vous avez la hardiesse d’élever vos mains au ciel après être tombés dans de noires médisances, et dans des calomnies qui vous font mériter l’enfer ?

Comment ne tremblez-vous pas de crainte ? N’entendez-vous pas saint Paul qui vous dit « que, le lit est pur, et que le mariage est honorable ? » (Heb 13,4) Que si vous n’osez néanmoins, en portant de ce lit pur et de cette bouche honorable, lever vos mains vers Dieu comment, en sortant du lit des démons, oserez-vous prononcer ce nom adorable qui est également saint et terrible ? Car le démon se plaît dans les médisances et dans les outrages. C’est comme un lit délicieux où il trouve son repos. La fureur est comme un adultère qui vient corrompre la pureté de notre couche. Elle se mêle à notre âme, avec un plaisir secret. Elle la rend malheureusement féconde, et lui fait enfanter des haines et des inimitiés diaboliques. Elle fait le contraire du mariage. Le mariage ne fait de deux qu’une chair, et la colère divise ceux que l’amour unissait ensemble, et sépare même l’âme, et la divise d’avec elle-même.

Si vous voulez donc vous approcher de Dieu avec pureté et avec confiance ne souffrez pas que cette adultère, je veux dire que la colère approche de vous. Chassez-la comme un chien furieux. C’est ce que saint Paul nous commande : « Levez au ciel », dit-il, « vos mains pures et saintes sans colère et sans dispute. » (1Ti 2,7)

Ne souffrez donc point que votre langue devienne impure. Comment pourrait-elle prier pour vous, si elle avait perdu la liberté que lui donnait son innocence ? Ornez-la plutôt par votre humilité, par votre douceur et par volte modestie. Rendez-la digne de parler au Dieu qu’elle invoque. Qu’elle se répande en bénédictions et en actions de grâces. Enfin, occupez-la aux actions de charité et de miséricorde. Car on peut, mes chers frères, pratiquer la charité par ses paroles : « Une parole », dit le Sage, « vaut mieux qu’un don, et répondez aux pauvres des paroles de paix avec douceur. » (Sir 4,7) Que votre langue soit en tout temps armée des paroles sacrées de l’Écriture, et que, selon le même Sage ; « tous vos discours et tous vos entretiens soient dans la loi du Très-Haut. » (Sir 9,25)

Quand nous nous serons ainsi ornés, approchons-nous de notre Roi. Prosternons-nous à ses pieds, non seulement de corps, mais encore de l’âme. Souvenons-nous quel est Celui devant qui nous nous présentons ; pour quel sujet nous y venons, et ce que nous prétendons. Nous nous approchons d’un Dieu devant qui les séraphins tremblent, que les chérubins n’osent regarder ; devant qui ils sont contraints de voiler leur face, parce qu’ils ne peuvent supporter l’éclat de ce visage adorable. Nous nous approchons d’un Dieu qui habite dans une lumière inaccessible, et nous nous en approchons pour le prier de nous délivrer de l’enfer, de nous pardonner nos péchés ; d’éloigner de nous les tourments insupportables que nous avons mérités, de nous donner le ciel, et les biens dont jouissent les saints. Prosternons-rions donc devant lui de corps et d’esprit, afin qu’il nous relève lui-même. Invoquons sa miséricorde avec un cœur contrit et avec une humilité parfaite.

6. Vous me demandez peut-être qui est assez misérable pour n’être pas humble quand il prie ? C’est celui qui prie, lorsqu’il a le cœur plein d’imprécations et de fureur, qui persécute ses ennemis, et qui crie contre eux pour en demander vengeance. Si vous voulez accuser quelqu’un dans vos prières, accusez-vous vous-même. Si vous voulez en priant armer votre langue contre les fautes de quelqu’un, que ce soit contre les vôtres. N’y représentez point à Dieu le mal que les hommes vous ont fait, mais celui que vous vous êtes fait à vous-même. Personne ne peut vous faire de tort si vous ne vous en faites pas vous-même le premier. Si vous demandez vengeance contre ceux qui vous offensent, demandez vengeance contre vous-même. Personne ne vous en empêche. Quand vous attaquez un autre homme pour vous en venger, le mal que vous lui faites vous blesse encore plus que vous ne l’étiez auparavant.

Mais quelles sont ces offenses dont vous souhaitez d’être vengé ? Est-ce qu’un autre vous a fait un affront, une injustice ? est-ce qu’il vous a exposé à quelque péril ? Appelez-vous cela souffrir une offense ? si nous étions chrétiens, nous regarderions cela comme une grâce. Ce n’est pas celui qui souffre une injure que je trouve à plaindre, c’est celui même qui la fait. La source de nos maux, mes frères, c’est que nous ne comprenons pas encore quel est véritablement celui qui fait ou qui souffre une injustice. Si nous étions en ce point bien persuadés de la vérité, nous ne nous ferions pas si souvent tort à nous-mêmes, et nous n’invoquerions pas Dieu contre nos frères ; parce que nous serions très-assurés que tous les hommes ensemble ne peuvent nous faire aucun tort.

C’est le voleur qui est à plaindre, et non celui qu’il a volé. Si vous avez donc volé les autres, accusez-vous-en devant Dieu ; mais si un autre vous a volé, priez non contre lui, mais pour lui ; parce que dans la vérité, il vous a fait un grand bien en se faisant un grand mal. Quoiqu’il n’ait pas eu cette pensée en vous dérobant, il n’est pas douteux néanmoins qu’il vous a beaucoup obligé malgré 1ui-même, si vous souffrez chrétiennement cette, injustice. Toutes les lois humaines et divines s’arment contre cet usurpateur injuste ; et elles vous promettent au contraire, si vous souffrez cet outrage, un véritable, bonheur et une éclatante couronne.

Dirait-on qu’un malade qui dans une fièvre violente aurait pris à un autre un vase plein d’eau fraîche pour satisfaire la soif qui le brûle aurait fait grand tort à celui auquel il a fait ce larcin ? Ne dirait-on pas plutôt qu’il se serait perdu lui-même, puisqu’il a augmenté sa fièvre, et qu’il a rendu sa maladie plus dangereuse ? Jugez, de même d’un avare lorsqu’il fait une injustice. Il est brûlé d’une fièvre sans comparaison plus grande que n’est celle des malades, et les rapines qu’il fait ne servent qu’à allumer encore davantage le feu qui le consume. Si un homme transporté de fureur arrachait l’épée d’un autre, pour s’en percer, lequel des deux aurait souffert la violence, celui dont on prend l’épée, ou l’autre qui l’arrache pour s’en percer ? N’est-il pas visible que c’est ce dernier ?

Disons la même chose de celui qui vole le bien d’un autre. L’argent est à l’avare ce que l’épée est au furieux. On peut dire même que c’est quelque chose encore de plus dangereux. Quand un furieux s’est une fois percé le corps de cette, épée qu’il a prise, il cesse, d’être furieux en cessant de vivre, et il ne peut plusse faire de nouvelles plaies ; mais l’avare se fait chaque jour cent blessures plus dangereuses que ne sont celles de ce furieux, sans qu’il soit pour cela délivré de sa fureur. Elle en devient au contraire plus ardente qu’auparavant. Ses dernières blessures donnent toujours lieu à de nouvelles, et plus il est percé de coups, plus il se met en état de l’être encore davantage.

Pensons souvent à ceci, mes frères. Fuyons l’avarice. Détournons de nous cette épée funeste. Évitons cette mortelle fureur. Devenons enfin sages quoique trop tard. Celui qui n’est point avare ne mérite pas moins le nom de sage que ceux qui se possèdent eux-mêmes, et qui ne courent point aux épées pour s’ôter la vie. Le furieux n’a qu’une passion à combattre, mais l’avare en a une infinité à vaincre. Il n’y a rien de plus insensé que celui qui est esclave des richesses. Il croit avoir l’avantage quand il est vaincu. Il croit être le maître quand il est l’esclave. Plus les chaînes dont il le charge sont pesantes, plus il se réjouit. Plus les bêtes qui le dévorent sont furieuses, plus il en a de plaisir. Quand il est captif il en tressaille de joie. Lorsqu’il voit sa passion aboyer comme un chien furieux, au lieu de lier cette bête ou de la faire mourir de faim, il la nourrit au contraire et l’engraisse, afin qu’en devenant plus forte, elle devienne en même temps plus terrible.

Pensons donc à ces vérités, mes frères. Délivrons-nous enfin de nos chaînes. Tuons cette bête furieuse. Guérissons cette maladie mortelle. Chassons loin de nous cette manie, afin qu’en jouissant ici d’un heureux calme nous nous avancions avec un plaisir ineffable vers ce bienheureux port que nous désirons ; et que nous y trouvions toutes les richesses du ciel, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LII

« APRÈS, JÉSUS S’EN ALLANT DE CE LIEU, SE RETIRA DU CÔTÉ DE TYR ET DE SIDON, ET UNE FEMME CHANANÉENNE QUI ÉTAIT SORTIE DE CE PAYS-LÀ, S’ÉCRIA EN LUI DISANT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE MOI, MA FILLE EST MISÉRABLEMENT TOURMENTÉE DU DÉMON. » (CHAP. 15,21 JUSQU’AU VERSET 32)

ANALYSE.

  • 1. Pourquoi, Jésus-Christ va chez les Gentils.
  • 2. Humilité et foi admirable de la Chananéenne.
  • 3. Ce que peut l’assiduité à la prière. – Qu’elle est la vraie aumône.
  • 4-6. De l’excellence de la charité. – Que c’est la charité qui distingue l’homme du reste des animaux. – Que les plus pauvres peuvent et doivent faire l’aumône. – Combien il serait cruel de voler le bien des autres pour en faire des charités. – Des restitutions. – Ce qui distingue les véritables restitutions d’avec les fausses.

1. Saint Marc dit qu’étant entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût ; mais qu’il ne put rester caché. D’où vient, mes frères, que le Sauveur allait en ce pays ? Aussitôt qu’il a montré qu’il ne fallait plus à l’avenir faire aucune distinction entre les viandes, il avance peu à peu et ouvre insensiblement aux gentils l’entrée à la grâce de son Évangile en les allant trouver lui-même. Nous voyons de même dans les Actes, qu’aussitôt que saint Pierre eut reçu l’ordre de ne plus regarder aucune viande comme impure, il fut aussitôt envoyé chez le centenier Corneille. (Act 10) Que si quelqu’un me demande pourquoi Jésus-Christ va chez les gentils et chez les païens, lui qui défendait à ses apôtres d’y aller : « N’allez point », leur dit-il, « dans la voie des gentils (Mat 10,5) ; » je réponds en premier lieu que Jésus-Christ n’était point obligé d’observer lui-même ce qu’il commandait à ses apôtres. En second lieu il n’allait point dans ce pays pour y prêcher son Évangile, comme saint Marc le fait voir en disant « qu’il voulut s’y cacher et qu’il ne le put. » Au reste, si la suite de sa conduite ne Lui permettait pas d’un côté d’aller le premier trouver les païens chez eux, il était aussi de l’autre indigne de sa grâce et de sa bonté de les rebuter, lorsqu’ils le venaient chercher. Si le Fils de Dieu était venu en ce monde pour courir après ceux qui le fuyaient, comment eût-il pu fuir ceux qui d’eux-mêmes couraient à lui ?

Mais admirons ici, mes frères, combien cette femme se rend digne de toutes les grâces du Sauveur. Elle n’ose venir à Jérusalem, parce qu’elle s’en jugeait trop indigne. Si cette crainte si humble et si respectueuse ne l’eût retenue, la foi qu’elle témoigne, et le voyage qu’elle fait hors de son pays, nous font assez voir qu’elle fût venue chercher Jésus-Christ au milieu de la Judée.

Quelques-uns ont trouvé un sens allégorique dans cette histoire. Ils ont remarqué que lorsque Jésus-Christ commence à sortir de la Judée, l’Église, que cette femme représentait, sort aussitôt de son pays, et se présente au-devant de lui. « Oubliez, ma fille », lui dit Dieu par son prophète, « votre peuple et la maison de votre père. » (Psa 45,12) Comme Jésus-Christ de son côté sort de son pays, cette femme aussi sort du sien ; et c’est ainsi qu’ils purent se rencontrer et s’entretenir.

« Car une femme chananéenne qui était sortie de ce pays-là, s’écria en lui disant : Seigneur, fils de David, ayez pitié de moi (22). » L’Évangéliste accuse d’abord cette femme, et semble la décrier en l’appelant « chananéenne. » mais il parle en effet de la sorte pour nous faire plus admirer sa foi, et pour relever davantage ce miracle. Car en entendant ce mot de « chananéenne », il est impossible que nous ne nous souvenions de ces nations détestables qui avaient même renversé toutes les lois de la nature. Ce souvenir nous doit porter en même temps à admirer la force et la puissance du Sauveur. Car ces nations qui autrefois avaient été chassées de peur qu’elles ne pervertissent les Juifs, sont devenues meilleures qu’eux, au point de sortir de leur propre terre pour venir au-devant du Fils de Dieu, lorsque les Juifs le chassent de leur pays même où il les était venu visiter.

Cette femme donc s’étant approchée de Jésus-Christ, ne lui dit autre chose que ces paroles : « Seigneur, ayez pitié de moi ! » ce qu’elle disait avec des cris si touchants que tout le monde s’arrêtait pour la regarder. En effet, qui n’eût été touché de compassion en voyant une femme forcée par sa douleur de jeter de si grands cris, en considérant une mère qui implorait la miséricorde du Sauveur pour sa fille si misérablement affligée ? Elle n’ose pas même la présenter à Jésus-Christ parce qu’elle était tourmentée par le démon. Elle la laisse chez elle ; elle vient seule faire sa prière. Elle représente seulement le mal que sa fille endure, sans rien exagérer.

Elle ne le conjure point de venir chez elle, comme cet officier du roi qui pria le Sauveur de venir toucher son fils, et de descendre avant qu’il mourût. (Mat 9,17 ; Jn 4,49) Après qu’elle lui a représenté en un mot combien sa fille était malade, elle se contente d’implorer sa miséricorde par de grands cris. Elle ne lui dit pas : Ayez pitié de ma fille ; mais, « Ayez pitié de moi ; » comme si elle disait : Le mal que souffre ma fille lui ôte tout sentiment ; mais moi je souffre mille maux, et je sens ce que je souffre ; et c’est ce sentiment que j’en ai qui me transporte hors de moi.

« Mais Jésus-Christ ne lui répondit pas un seul mot. Et ses disciples s’approchant de lui le priaient en lui disant : Contentez-la afin qu’elle s’en aille, parce qu’elle crie après nous (23). » Que cette conduite du Sauveur est nouvelle ! qu’elle est surprenante ! qu’elle est différente de celle qu’il a gardée envers les Juifs ! Lorsqu’ils sont le plus rebelles et le plus ingrats, il tâche de les attirer à lui, et il les prévient lui-même. Lorsqu’ils le noircissent de blasphèmes, il les adoucit par ses prières. Lorsqu’ils le tentent, il ne dédaigne pas de leur répondre. Et au contraire lorsque cette, femme vient d’elle-même et qu’elle court à lui de son propre mouvement, lorsqu’elle le prie et qu’elle le conjure avec une foi si ardente et une humilité si profonde, quoiqu’elle n’eût été instruite ni par la loi, ni par les prophètes, il ne lui dit pas même un mot.

Qui ne se serait scandalisé en voyant Jésus-Christ oublier en quelque sorte toute sa conduite, et faire le contraire de ce que tout le monde publiait de lui ? Le bruit courait de toutes parts qu’il allait chercher les malades et les affligés dans toutes les villes pour les soulager ; et on le voit au contraire ici rejeter cette femme qui venait de son propre mouvement implorer son assistance. Qui n’aurait été touché de voir une mère affligée, jeter des cris si lugubres dans la douleur que lui causait la misère de sa fille, et être ainsi rebutée du Fils de Dieu ?

Elle ne demande point cette grâce comme en étant digne : elle ne l’exige point comme une dette : elle demande seulement miséricorde. « Ayez pitié de moi ! » Elle représente humblement sa misère, et Jésus-Christ « ne lui répond pas même une parole ! » Pour moi je ne doute point que plusieurs de ceux qui étaient présents alors, ne fussent scandalisés, mais cette femme ne se scandalisa point. Mais que dis-je, que plusieurs de ceux qui étaient présents s’en scandalisèrent, puisque les apôtres mêmes furent touchés de l’état de cette femme, et troublés et attristés ? Cependant ils n’osent prier pour elle, ni dire : Accordez-lui la grâce qu’elle demande, mais « ils s’approchent du Sauveur, et lui disent « Contentez-la afin qu’elle s’en aille, parce qu’elle crie après nous. » Nous agissons souvent de la sorte. Lorsque nous désirons porter quelqu’un à une chose, nous lui disons le contraire de ce que nous avons dans l’esprit.

2. « Jésus-Christ leur répondit : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui étaient perdues (24). » Que fait cette femme en entendant cette parole ? Demeure-t-elle dans le silence ? Cesse-t-elle de prier et se refroidit-elle dans son désir ? Ne redouble-t-elle pas au, contraire ses cris et ses prières ? Ce n’est pas ainsi que nous agissons nous autres. Quand Dieu diffère de nous donner ce que nous lui demandons, nous nous rebutons aussitôt au lieu de le prier avec encore plus d’instance. Mais qui n’aurait été abattu de cette réponse de Jésus-Christ ? Si son seul silence pouvait faire perdre à cette femme l’espérance d’être exaucée, combien plus le devait faire cette réponse ? Ne devait-elle pas encore désespérer de la guérison de sa fille, en voyant, que ceux même qui priaient pour elle éprouvaient un refus ; et que Jésus-Christ dit clairement que c’est une grâce qu’il ne lui pouvait accorder ?

Cependant elle ne perd point courage. Voyant que les apôtres n’avaient rien gagné auprès du Sauveur pour elle, elle use alors d’une sainte impudence. Elle n’avait osé d’abord se présenter en face devant Jésus-Christ. Elle s’était contentée « de crier » seulement « derrière lui. » Mais lorsqu’il semblait qu’elle n’avait plus qu’à s’en aller et que la guérison de sa fille était entièrement désespérée, elle s’approche plus près du Sauveur, elle l’adore et le prie de l’assister.

« Mais elle, s’approchant, l’adora en lui disant : Seigneur, assistez-moi (25). » O femme ! que faites-vous ? Avez-vous plus d’accès auprès du Sauveur que ses apôtres mêmes ? Espérez-vous d’être plus puissante qu’eux ? Nullement, nous répond-elle. Je reconnais que je n’ai ni accès ni pouvoir auprès de Jésus : je n’ai qu’une grande hardiesse et une grande impudence, et c’est cette impudence même qui me tient lieu de prière. J’espère que mon impudence lui donnera de la pudeur à lui-même, et que cette liberté avec laquelle je le prie lui ôtera la liberté de me refuser.

Mais ne venez-vous pas de lui entendre dire à lui-même : « Qu’il n’était envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël qui étaient perdues ? » Oui, je sais qu’il l’a dit, mais je sais aussi qu’il est le Maître souverain de toutes choses, C’est pourquoi elle ne dit point à Jésus-Christ : Priez ou invoquez un autre pour moi, mais : « assistez-moi vous-même » Que fera donc enfin Jésus-Christ dans cette rencontre ? Il ne se rend pas encore : il ne se contente pas de cette foi, et il semble ne parler que pour rebuter encore davantage cette femme.

« Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (26). » Il l’avait d’abord rebutée par son silence, mais lorsqu’il lui parle, ce n’est que pour la rebuter encore plus par ses paroles qu’il n’avait fait par son silence. Il ne s’excuse plus par d’autres raisons, il ne dit plus : « qu’il n’est envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël. » Plus cette femme fait d’instances pour le prier, plus il est fermé à la refuser. Il n’appelle plus les Juifs des « brebis », mais des « enfants », et il appelle au contraire celle qui le prie « un chien. »

Que fait cette femme admirable ? Elle trouve dans les paroles mêmes du Sauveur, de quoi le forcer à lui faire miséricorde. Si je suis une, « chienne », dit-elle, je suis donc aussi du logis, et je ne suis point étrangère. Jésus-Christ, mes frères, avait bien raison de dire, qu’il était venu en ce monde pour y faire un discernement. Cette femme étrangère témoigne une vertu, une patience, et une foi incomparable, au milieu des injures dont on l’outrage ; et les Juifs, après avoir eu tant de grâces du Sauveur, n’ont pour lui que de l’ingratitude. Je sais, dit-elle, Seigneur, que le pain est nécessaire aux enfants ; mais puisque vous dites que je suis « une chienne », vous ne me défendez pas d’y avoir part. Si j’en étais entièrement séparée, et qu’il me fût défendu d’y participer, je ne pourrais pas même prétendre aux miettes. Mais quoique je n’y doive avoir qu’une très-petite part, je n’en puis être néanmoins tout à fait privée, bien que je ne sois qu’une chienne ; c’est au contraire parce que je suis une chienne que j’y dois participer.

C’était certainement pour donner lieu à une foi si humble et si vive que Jésus-Christ avait rebuté cette femme jusqu’alors. Comme il prévoyait ce qu’elle allait lui dire, il rejetait ses prières, et demeurait sourd à ses demandes pour faire connaître à tout le monde jusqu’où allait sa foi et l’excellence de sa vertu. S’il eût été résolu d’abord de ne lui point accorder cette grâce, il ne la lui aurait pas même accordée après ces paroles, il n’aurait pas pris la peine même de lui répondre une seconde fois. Il la traite comme il avait traité le centenier, lorsqu’il lui dit : « J’irai chez vous, et je guérirai votre fils (Mat 8,7) », ce qu’il ne fit qu’afin de nous donner lieu de voir quelle était la foi de cet homme, qui lui répondit : « Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi ; » comme il avait traité l’hémorrhoïsse, à laquelle il dit : « Je sais qu’il est sorti de moi quelque vertu (Luc 7,46),» afin de nous apprendre quelle avait été la foi de cette femme : enfin il tient encore la même conduite envers la Samaritaine, et il lui rappelle les désordres de sa vie passée pour nous montrer qu’ainsi confondue cette, femme ne laisse pas de rester attachée au Sauveur.

C’est donc la même règle que Jésus-Christ suit ici envers cette femme. Il ne voulait pas que cette vertu si rare nous fût cachée. Toutes ces paroles rebutantes qu’il lui disait ne venaient d’aucun mépris pour elle, mais du désir de l’exercer et de découvrir à tout le monde le trésor inestimable qui était caché dans sou cœur. Et admirez ici, mes frères, non seulement la foi, mais encore la modestie de cette femme. Jésus-Christ ayant appelé les Juifs « enfants », elle ne se contente pas de leur donner ce nom auguste ; mais elle les appelle « ses maîtres », tant elle était éloignée de s’affliger ou d’être envieuse des louanges que le Sauveur donnait aux autres.

« Il est vrai, Seigneur, répliqua-t-elle, mais les petits chiens mangent au moins des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (27). » Peut-on assez admirer la sagesse et l’humilité de cette femme, qui ne s’oppose joint aux paroles de Jésus-Christ, et qui n’est point envieuse des louanges qu’on donne aux autres en sa présence ? Peut-on assez admirer cette patience qui ne se rebute d’aucun mépris, et cette fermeté de courage qui ne peut s’abattre de rien ? Jésus-Christ dit : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens. » Et elle répond : « Il est vrai, Seigneur. » Jésus-Christ appelle les Juifs « enfants » ; et elle les appelle « ses seigneurs et ses maîtres. » Jésus-Christ lui donne le nom « de chienne », et elle accepte cette injure, elle s’y soumet et se rabaisse aussitôt à l’état et à la nourriture des chiens.

Pour voir encore mieux l’humilité de cette femme, il ne faut que la comparer avec l’orgueil insupportable, des Juifs, qui lorsque Jésus-Christ leur parle ont la hardiesse de lui répondre : « Nous sommes la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été asservis, à personne, mais nous sommes nés de Dieu. » (Jn 8,33) Ce n’est pas ainsi qu’agit cette femme, Elle prend pour, elle le nom de « chienne » ; et donne aux Juifs celui de « maîtres » et de « seigneurs ; » et c’est ce qui la fit entrer elle-même au rang des « enfants. » Car que répond Jésus-Christ ?

« Alors Jésus lui dit : O femme, votre foi est grande ! qu’il vous soit fait comme vous le désirez ! et sa fille fut guérie à la même heure (28). » Il ne lui avait dit toutes ces dures paroles que pour avoir occasion de lui dire celle-ci : « O femme, votre foi est grande », et de lui rendre ainsi la gloire qu’elle méritait : « Qu’il vous soit fait comme vous le « désirez ; » comme s’il lui disait : il est vrai que votre foi pourrait obtenir beaucoup plus que vous ne demandez ; néanmoins « qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Cette parole a du rapport avec celle de Dieu, lorsqu’il dit : « Que le ciel soit fait ; et le ciel se fit. » Car « sa fille », dit l’évangile, « fut guérie à la même heure. » Nous voyons dans ces paroles, combien la mère contribua à la guérison de sa fille. Car Jésus-Christ ne dit pas : Que votre fille soit guérie, mais : « O femme, votre foi est grande ; qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Il voulait nous faire voir par cette parole que ce n’était point par complaisance ou par flatterie qu’il lui parlait de la sorte ; mais pour rendre un témoignage illustre à sa vertu et à sa foi, à laquelle il voulut que l’événement même, servît de preuve. Car « sa fille fut guérie à la même heure. »

3. N’admirez-vous point, mes frères, comment cette femme vint par elle-même à bout de son dessein, lorsque les apôtres mêmes n’avaient pu réussir à l’aider ? tant une prière ardente et continuelle a de force pour fléchir Dieu ! Il aime mieux les prières que nous lui faisons pour nous-mêmes, quoique nous soyons coupables, que celles que les autres lui font pour nous. Les apôtres avaient plus d’accès auprès de Jésus-Christ que cette femme ; mais cette femme avait plus de constance et de persévérance que les apôtres. Et Jésus-Christ leur fit assez voir par l’événement la sagesse de sa conduite, lorsqu’il différait de l’exaucer, qu’il n’écoutait point ses prières, et qu’il rejetait même celles que ses apôtres lui adressaient en sa faveur.

« Jésus quittant ce lieu vint le long de la mer de Galilée et montant sur une montagne il, s’y assit (29). Et une grande multitude s’approcha de lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des muets, des estropiés, et beaucoup d’autres malades qu’ils mirent aux pieds de Jésus, et il les guérit (30). De sorte qu’ils étaient tous dans l’admiration, voyant que les muets parlaient, que les estropiés étaient guéris, que les boiteux marchaient, que les aveugles voyaient et ils rendaient gloire au Dieu d’Israël (31). » Jésus-Christ va quelquefois de lieu en lieu chercher les malades pour les guérir. D’autres fois il attend qu’ils viennent à lui, et il souffre que les boiteux montent avec peine au haut des montagnes pour y aller chercher leur guérison. Ces malades dont il est parlé ici ne demandent plus à toucher le bord de sa robe, comme on voit qu’ils le souhaitaient auparavant. Ils semblent déjà plus avancés, et, on voit que leur foi s’est augmentée. Ils se contentent de se prosterner à ses pieds ; et ils donnent ainsi une double preuve de leur foi ; la première en montant, quoique boiteux sur les plus hautes montagnes dans la ferme espérance qu’ils ont de leur guérison ; et la seconde, en ce qu’ils croyaient qu’il suffit pour l’obtenir de se jeter aux pieds de leur Sauveur.

C’était un prodige bien surprenant de voir des personnes qu’on était auparavant obligé de porter, marcher tout d’un coup sans aucune peine, et des aveugles qui ne pouvaient faire un pas sans guide, voir clair en un moment et n’avoir plus, besoin de personne pour les conduire. On était également surpris, et de la multitude de ces malades qui étaient miraculeusement guéris, et de la facilité avec laquelle Jésus-Christ les guérissait.

Mais remarquez ici, mes frères, la conduite du Fils de Dieu, Il n’exauce cette femme chananéenne qu’après beaucoup de rebuts, il guérit au contraire tous ces malades, au moment même qu’ils se présentent. Ce n’était point parce que ces derniers étaient préférables à cette femme, mais parce que tette femme avait plus de foi qu’eux tous. Jésus-Christ en différant de la guérir voulait faire voir sa générosité et sa constance, et il guérissait au contraire ces malades sans différer, pour fermer la bouche à l’ingratitude des Juifs, et pour leur ôter toute excuse. Car plus nous avons reçu de grâces, plus nous devenons coupables si nous sommes ingrats, et si les faveurs dont Dieu nous honore ne nous rendent pas meilleurs.

C’est pour cette raison que, les riches qui auront mal vécu, seront bien plus punis que les pauvres parce que l’abondance où ils se sont vus ne les a pas rendus plus reconnaissants envers Dieu, et plus charitables envers leurs frères. Et ne me dites, point qu’ils ont fait quelques aumônes. Si les aumônes qu’ils ont faites ne sont en rapport avec leurs richesses, elles ne les délivreront pas de la peine qu’ils méritent. Dieu ne jugera pas de nos charités par la mesure que nous y aurons gardée : mais par la plénitude du cœur, et par l’ardeur de la volonté avec laquelle nous les aurons faites. Que si ceux qui ne donnent pas autant qu’ils le peuvent seront condamnés de Dieu, combien le seront davantage, ceux qui amassent, des biens superflus, qui font des bâtiments immenses, et qui négligent en même temps les pauvres ; qui appliquent tous leurs soins à augmenter leurs richesses, et qui n’ont jamais la moindre pensée de les partager à ceux qui souffrent de la faim ?

Mais puisque nous sommes tombés sur le sujet, de l’aumône, je vous prie de trouver bon que nous reprenions aujourd’hui le discours que nous laissâmes imparfaits, il y a trois jours. Vous vous souvenez que lorsque je vous parlais de la charité envers les pauvres, notre sujet nous voilà insensiblement à condamner les dépenses superflues qui la pouvaient diminuer, et que nous descendîmes dans les détails, jusqu’à parler du soin qu’on apporte à orner ses chaussures et de mille autres vains ornements pour lesquels la jeunesse d’aujourd’hui est si fort passionnée, Vous savez que je commençai à vous représenter alors que la charité était comme un art divin. Que l’école où l’on apprenait cet art était le ciel, et que le maître qui nous en instruisait, était-non un homme, mais Dieu même.

Nous nous étendîmes ensuite sur la question de savoir ce que c’était proprement qu’un art, ou ce qui ne méritait pas ce nom. Enfin nous fîmes une longue digression sur la vanité de la plupart des arts d’aujourd’hui, et nous nous appliquâmes particulièrement à montrer la superfluité que l’on recherche dans les chaussures. Reprenons donc encore aujourd’hui ce sujet, et faisons voir que la charité est l’art le plus excellent et le plus divin de tous. Car si le propre d’un art est d’avoir pour objet quelque chose qui soit utile ; et s’il n’y a rien de plus utile que la charité que nous exerçons envers les pauvres, n’est-il pas clair que la charité est le plus excellent de tous les arts ?

Cet art céleste ne nous apprend pas à faire un soulier avec élégance, à faire des étoffes bien fines, ou à bâtir des maisons de boue, mais à hériter la vie éternelle ; à nous délivrer de la mort, à nous rendre illustres dans cette vie et dans l’autre. Cet art divin nous apprend à nous bâtir une demeure dans le ciel, à nous préparer des tentes célestes et à nous construire des tabernacles éternels. Il ne nous laisse point éteindre nos lampes. Il ne souffre point que nous nous présentions aux noces célestes de l’époux avec un habit sale et en désordre, mais il lave nos vêtements et les rend plus blancs que la neige. « Quand vos péchés », dit Dieu, « auraient rendu vos habits plus rouges que l’écarlate, je les rendrai plus blancs que la neige. » (Isa 1,17) C’est cet art qui nous empêche de tomber dans le malheur du mauvais riche, et d’entendre les paroles terribles qui lui furent dites, mais qui nous conduit dans le bienheureux sein d’Abraham.

4. De plus chaque art en cette vie n’a qu’un but et une fin qui lui est particulière. On n’exerce l’agriculture que pour avoir de quoi se nourrir. La draperie ne se met en peine que du vêtement. Nous voyons même qu’un seul de ces arts ne peut de lui-même atteindre sa fin ni se donner ce qui lui est nécessaire pour agir. Comment, par exemple, pourrait subsister l’agriculture, si les forgerons ne lui préparaient le hoyau, la faux, la hache et tous les instruments dont elle a besoin ; si les charpentiers ne lui faisaient des charrues ; si les bourreliers ne lui taillaient les cuirs qui lui sont nécessaires ; si l’architecture n’élevait quelque toit ou pour les bœufs qui labourent, ou pour les hommes qui les conduisent ; si d’autres n’allaient abattre et équarrir le bois dans les forêts ; enfin, si les boulangers ne savaient faire le dernier usage du blé que le laboureur recueille par ses travaux ?

Combien de choses aussi sont nécessaires à la draperie, et de combien d’autres arts dépend-elle sans lesquels elle ne pourrait pratiquer le sien ? Ainsi chaque art a besoin des autres, et il tomberait s’il n’en était soutenu. Mais l’art divin de la charité n’a besoin que de lui seul. Lorsque nous voulons l’exercer, nous sommes indépendants de tous les hommes. La seule volonté suffit.

Que si vous me dites que pour l’exercer il faut avoir de grands biens, souvenez-vous de ce que Jésus-Christ dit de cette veuve de l’Évangile, et détrompez-vous de cette fausse pensée. Quand vous seriez pauvre jusqu’à mendier votre pain, si vous donnez seulement, deux oboles, vous pratiquez divinement la charité. Quand vous ne donneriez qu’un morceau de pain, si vous ne pouvez donner davantage, vous excellez en cet art céleste.

Appliquons-nous donc, mes frères, à cet art divin. Exerçons-le avec amour. Il vaut sans comparaison mieux s’y rendre habile que d’être roi et de porter une couronne. Car l’avantage que cet art a sur les autres n’est pas seulement qu’il ne dépend point des autres arts. Il nous devient encore lui seul une source féconde de mille biens. Il nous dresse dans le ciel des édifices qui subsisteront éternellement. Il apprend à ceux qui le pratiquent à fuir une immortelle mort. Il nous enrichit et nous fait trouver des trésors inépuisables, qui ne craignent ni les voleurs ni la rouille ni la loi du temps, qui consume toutes les choses d’ici-bas. Si l’on vous promettait de vous enseigner un moyen de garder votre blé pendant plusieurs années sans se corrompre, que ne donneriez-vous point pour l’apprendre ? Et cet art admirable dont nous parlons vous apprend à garder en toute sûreté non votre blé, mais vos biens, votre corps et votre âme pure et incorruptible ; et vous ne le recherchez pas ?

Mais pourquoi m’arrêté-je à dire en détail tous les avantages de cet art divin ? Il suffit de dire en général qu’il nous apprend le moyen de nous rendre semblables à Dieu même ; ce qui seul sans doute est le plus grand de tous les biens. Ainsi vous voyez que cet art ne se borne pas à un seul objet, et que sans avoir besoin d’autre appui que de lui-même, il bâtit des édifices admirables, il fait des vêtements d’une beauté extraordinaire il amasse des trésors qui ne périssent jamais, il nous fait surmonter la mort et le diable, et nous rend semblables à Dieu.

Quel autre art donc peut être aussi utile que celui-ci ? Les autres, outre ce que nous en avons déjà dit, périssent avec cette vie, et cessent même par la moindre maladie. Leurs ouvrages ne peuvent subsister toujours, et il faut, pour les achever, beaucoup de peine et de temps. Mais quand le monde passera, c’est alors que cet art divin dont nous parlons éclatera davantage.. C’est alors qu’il fera briller ces ouvrages merveilleux et qu’il les fera subsister avec plus de fermeté. Il n’a besoin pour agir ni de temps, ni de peine, ni de travail. La maladie n’interrompt point son action. La vieillesse ne l’affaiblit pas. Il nous accompagne jusque dans l’autre vie. Il ne nous quitte point à notre mort, et ne nous abandonne jamais.

Il nous met au-dessus des plus grands philosophes et des orateurs de ce siècle. Et au lieu que ceux-ci, lorsqu’ils sont habiles, ont mille envieux qui les déchirent, ceux au contraire qui excellent en cet art divin, sont estimés de tout le monde. Les orateurs ne peuvent défendre les autres qu’aux tribunaux de la terre. C’est la seulement qu’ils soutiennent la cause de ceux qui ont souffert quelque injustice, et souvent même de ceux qui l’ont faite ; mais cet art céleste nous rend puissants au tribunal de Jésus-Christ ; non seulement il parle en faveur des autres devant ce redoutable juge, mais il oblige le juge même à parler en faveur du coupable, à le protéger ; et à lui prononcer une sentence favorable. Quand il aurait commis cent crimes, s’il a tâché de les laver par une charité sincère, Dieu est comme forcé de les lui pardonner, de le couronner et de le combler de gloire. « Donnez », dit-il, « l’aumône, et toutes, choses vous seront pures. »

Mais pourquoi parler de l’autre monde ? Si dans celui-ci même on donnait le choix aux hommes, et qu’on leur demandât lequel ils aimeraient qu’il y eût, ou beaucoup d’habiles orateurs, ou beaucoup d’hommes charitables, on les verrait préférer la charité à l’éloquence. Et n’aurait-on pas raison, mes frères, de faire ce choix, puisque quand ces ornements de discours seraient bannis de toute la terre, elle n’en serait pas moins heureuse, et qu’elle a subsisté sans cela durant tant de siècles ? mais si vous en ôtiez la charité, tout le monde tomberait aussitôt dans une confusion et dans une ruine générale ? On ne pourrait aller sur la mer, si l’in en détruisait les ports et les autres lieux favorables aux vaisseaux qui s’y retirent, et il serait impossible de même que les hommes subsistassent sans la charité et sans la miséricorde.

5. C’est pourquoi Dieu n’a pas voulu que les hommes ne fussent charitables que par étude et par la force des raisonnements. Il a comme enté cette vertu dans la nature même, et il a voulu qu’un instinct et une loi naturelle rendit les hommes doux et compatissants les uns envers les autres. C’est cette loi intérieure qui inspire aux pères et aux mères la tendresse pour leurs enfants, et qui donne réciproquement aux enfants de l’amour et du respect pour leurs pères ; ce qui se retrouve jusque dans les bêtes mêmes. C’est elle qui lie tous les hommes par une amitié mutuelle.

Car nous avons tous une pente naturelle qui nous porte à la miséricorde. Et c’est ce secret instinct de la nature qui fait que nous ressentons de l’indignation lorsque l’on fait injustice aux autres et que nous pleurons lorsque nous en voyons d’autres qui pleurent. Comme Dieu veut que nous ressentions cette compassion pour tous les hommes, il l’a lui-même imprimée et comme gravée dans la nature. Il semble lui avoir voulu commander de contribuer de sa part à produire en nous ces sentiments, afin que nous reconnaissions dans cet instinct naturel, combien la miséricorde lui est agréable, et combien il désire de nous que nous l’exercions envers tout le monde.

Pensons donc à ceci, mes frères. Allons à cette école céleste, et conduisons-y nos enfants, nos parents et nos proches. Que l’homme apprenne avant toutes choses à être charitable, puisque c’est la charité qui le rend proprement homme. C’est une grande chose, mes frères, que d’être homme, Mais un homme charitable est une chose bien plus précieuse. Celui qui n’a pais cette charité cesse d’être homme, puisque c’est elle, comme j’ai dit, qui fait qu’il est homme. Et vous étonnez-vous que ce soit le propre de l’homme d’être charitable, puisque c’est le propre de Dieu même ? « Soyez miséricordieux », dit-il, « comme votre Père céleste est miséricordieux. » (Luc 6,36)

Apprenons donc à devenir charitables, non seulement pour les raisons que nous avons dites et pour l’utilité des autres, mais, encore pour notre avantage particulier, puisque nous avons aussi besoin nous autres d’une grande miséricorde. Tenons pour perdu tout le temps, que nous né consacrons point à la pratique de la charité. Mais j’appelle ici charité celle qui est exempte de toute avarice. Car si celui qui se contente de posséder paisiblement ce qu’il a sans en faire part aux autres, est bien éloigné d’être charitable, que sera-ce de celui qui ravit le bien de ses frères, quand il ferait des aumônes infinies ? Si c’est être cruel et inhumain que de jouir seul de ses richesses, que sera-ce de voler le bien des autres ? Si ceux qui ne font aucune injustice sont punis parce qu’ils n’ont pas fait l’aumône, que deviendront ceux qui font tant d’actions injustes ?

Ne me dites donc point qu’à la vérité vous avez volé cet homme, mais que c’était pour en faire l’aumône à un autre. C’est un crime qu’on ne peut souffrir. Ne fallait-il pas rendre cet argent à celui-là même à qui vous l’aviez ôté ?

Vous avez fait une plaie à un homme et vous voulez guérir un autre que vous n’avez pas blessé. C’était à ce premier que vous deviez appliquer vos remèdes, ou plutôt que vous deviez ne point faire de plaie. Ce n’est pas être miséricordieux que de frapper les autres et de les guérir ensuite il faut que nous guérissions ceux que nous n’avons pas blessés. Portez donc les premiers remèdes aux maux que vous avez faits vous-mêmes, et vous penserez ensuite au reste. Qu plutôt, comme je vous l’ai déjà dit, ne faites tort à personne, et ne faites point de plaie que vous soyez obligé de refermer. Ce serait se jouer de Dieu que d’ôter le bien d’autrui pour lui rendre ensuite ce qu’on lui avait ôté.

Il est impossible aussi qu’un avare répare le mal qu’il a fait par son avarice, lorsqu’il ne rend qu’autant qu’il a pris. Il ne suffit pas, pour une obole qu’il a volée de donner une, obole aux pauvres. Il faut qu’il rende un talent pour se laver de son crime devant Dieu. Lorsqu’un voleur est surpris il est obligé de rendre quatre fois plus qu’il n’a volé. Ceux qui, par des voies injustes ravissent le bien des autres, sont pires que des voleurs déclarés. Si donc ces derniers doivent restituer quatre fois au tant, n’est-il pas visible que ceux qui ravissent le bien d’autrui doivent rendre dix fois davantage ?

Et Dieu veuille encore qu’en restituant de cette manière, leurs injustices et leurs rapines soient effacées aux yeux de Dieu ! car pour espérer d’être récompensés, comme s’ils avaient fait de grandes aumônes, c’est ce que je ne crois pas qu’ils doivent prétendre. C’est pourquoi Zachée disait : « Si j’ai fait tort à quelqu’un, je lui rends le quadruple, et je donne la moitié de mon bien aux pauvres. » (Luc 19,8) Si la loi obligeait de rendre quatre fois autant, à combien plus nous obligera le temps de la grâce du Sauveur ? Et si un voleur était obligé à cette rigueur, celui qui ravit le bien d’autrui est obligé à une sévérité bien plus grande. Car outre le tort qu’il fait à son frère, il témoigne encore avoir pour lui un si grand mépris que quand il lui rendrait le centuple de ce qu’il lui a ôté, à peine pourrait-il satisfaire.

Vous voyez donc que j’ai eu raison de dire que si vous avez volé un sou, vous aurez peine à réparer cette offense en rendant même un talent. Que si en restituant de la sorte, tout ce que vous pouvez faire c’est d’éviter de vous perdre pour jamais, que pouvez-vous prétendre si vous renversez cet ordre, et si, ravissant des successions tout entières, vous vous contentez de rendre de légères sommes, et non pas même à ceux à qui vous avez fait tort, mais à d’autres au lieu d’eux ? Quelle espérance peut-il vous rester, et quel salut devez-vous attendre ? Voulez-vous savoir le mal que vous faites par cette fausse miséricorde ? Écoutez l’Écriture qui vous l’apprend : « Celui », dit-elle, « qui offre à Dieu un sacrifice du bien des pauvres ressemble à celui qui égorge le fils devant son père. » (Sir 34,22)

Ne sortons donc de ce saint lieu, mes frères, qu’après avoir gravé cette parole de l’Écriture dans notre cœur ; gravons-la aussi sur nos mains et sur nos murailles. Imprimons-la partout, afin qu’elle soit toujours-présente devant nos yeux, et que cette crainte étant vivante dans nous, retienne nos mains et les empêchent de se tremper dans le sang des pauvres. Car, celui qui vole le pauvre fait pis que s’il le tuait ; et cette mort qu’il lui cause par son avarice est d’autant plus cruelle qu’elle est plus lente.

Afin donc que nous puissions nous délivrer d’un crime si horrible aux yeux de Dieu, comprenons-en nous-mêmes l’excès, et faisons-le comprendre aux autres. Ce sera ainsi que nous deviendrons plus ardents à faire l’aumône, et que nous recevrons dès ici la récompense de nos charités, qui sera enfin suivie des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Tome IV

HOMÉLIE SUR LE RENVOI DE LA CHANANÉENNE

AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Les critiques reconnaissent tous que cette homélie est écrite un peu négligemment, comme beaucoup de celles que saint Chrysostome a prononcées à Constantinople. Elle a beaucoup de choses communes avec la 528 sur saint Matthieu. Saville et Tillemont, ainsi que Montfaucon, la regardent comme authentique. Fronton-du-Duc seul la range parmi les spuria. Montfaucon estimé qu’on ne peut contester l’authenticité, sinon de toute la pièce, au moins des trois premiers numéros jusqu’à miratur Evangelista.

1° Saint Chrysostome exalte la fidélité de ses diocésains. Ses ennemis ont disparu. L’Église est Indestructible. – 2° Saint Matthieu le publicain, devenu Évangéliste, va fournir la matière de l’instruction, c’est lui qui va dresser la table spirituelle ; qu’est-ce qu’un publicain ? 3° Si grand pécheur que l’on soit, on peut devenir un saint. Voyez le publicain Matthieu. – 4° La Chananéenne, après s’être adressée aux apôtres, aborde Jésus lui-même. Elle confesse la divinité du Christ et le mystère de l’incarnation. – 5° Mais Jésus ne lui répondit pas un seul mot. – 6° Le Christ est venu pour sauver indistinctement tous les hommes. – 7° Vineum plantavi et sepem ipsi circumdedi. – 8. Le Christ a accompli la loi de Moise avant que de l’abroger. – 9° Jésus, en maintes circonstances avait égard aux préjugés de sa nation. – 10° Il faut persévérer dans la prière. – 11° On peut prier en tout lieu.

1. La tempête a redoublé sans abattre vos courages et vous êtes venus ; les tentations ont redoublé, sans éteindre votre ferveur. Toujours assaillie, l’Église ne se lasse pas de remporter des victoires. On la veut ruiner, elle triomphe ; plus on fait d’efforts pour assurer sa ruine, plus elle grandit ; les flots ont été dissipés, le roc demeure inébranlable. Le jour, les.enseignements de la doctrine ; là nuit, les veilles ;. c’est un combat du jour avec la nuit. Ici des collectes, et là, des collectes encore. La nuit fait du forum une église, et votre ardeur est plus vive que le feu. Vous n’avez pas besoin d’exhortations, tant vous montrez de zèle. Qui ne serait pas frappé d’étonnement et d’admiration ? non seulement ceux qui nous appartiennent, ne sont pas restés en arrière, mais ceux qui n’étaient pas avec nous, se sont joints à nous. Voilà ce qu’on. gagne aux épreuves : comme la pluie réveille les germes, ainsi l’épreuve, en s’infiltrant dans l’âme, y réveille la bonne volonté. Dieu l’a dit : L’Église est inébranlable : Les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. (Mat 16,18) Celui qui lui fait la guerre, se détruit lui-même, quant à l’Église, il la rend plus puissante ; qui lui fait la guerre, perd ses propres forces, et rend plus glorieux nos trophées. Job était un noble cœur avant la lutte ; il parut, après la lutte, plus généreux encore. Il était moins noble et moins grand, dans son corps plein de santé et de vie, qu’à l’heure où ses ulcères lui faisaient une couronne. Gardez-vous de redouter jamais les épreuves si vous avez une âme bien préparée. L’affliction ne nuit pas, elle opère la patience. (Rom 5,3) La fournaise ne peut nuire à la vertu de l’or ; l’affliction, de même, ne détruit pas la vertu d’un cœur noble. Que fait la fournaise à l’or ? Elle le rend d’une pureté parfaite. Qu’opère l’affliction dans celui qui l’endure ? elle y opère la patience. Elle l’exalte, elle retranche la nonchalance, elle rassemble toutes les forces de l’âme, elle ravive la sagesse. Ils ont envoyé les épreuves pour dissiper les brebis, et c’est le contraire qui est arrivé ; les épreuves ont fait accourir le pasteur.

Où en sommes-nous ? en possession de notre gloire. Où en sont nos ennemis ? à subir leur honte. Où sont-ils donc ? on ne les voit plus. Je parcours la place publique, je n’aperçois personne. Il y avait des feuilles, le vent a soufflé, elles sont tombées ; il y avait de la paille, et elle s’est dispersée, et le froment a paru dans sa maturité ; il y avait du plomb, qui a fondu, et l’or est resté, l’or pur. Quel est donc celui qui les chasse ? personne, mais ils ont un ennemi secret, la conscience, qu’ils portent dans leur cœur à côté du péché. Ils savent ce qu’ils ont fait. Caïn voulait tuer son frère (Gen. 4) ; tant qu’il voulut le tuer, son mauvais désir ne s’éteignit point dans son cœur ; le péché une fois commis, gémissant, tremblant, le meurtrier ne fut plus qu’un vagabond sur la terre. Ceux-ci, pour n’être pas des meurtriers de fait, n’en sont pas moins des meurtriers, par (intention. Le meurtre a été consommé autant qu’il a dépendu de leur' scélératesse : la vie conservée, ne l’a été que par la bonté de Dieu. Ce que j’en dis, c’est pour donner à vôtre ardeur l’huile fortifiante, c’est pour que les épreuves ne vous causent jamais d’épouvante. Êtes-vous pierre ? regardez sans épouvante les flots. Sur cette pierre j’édifierai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. (Mat 16,18) Dieu l’a dit. Tantôt guerres du dehors, tantôt guerres du dedans, mais nul ne peut submerger le navire.

2. Je ne voudrais pourtant pas dépenser tout notre temps à rappeler leurs crimes ; abandonnons-les aux terreurs de leur conscience, laissons leur bourreau torturer ces âmes aux pensées déréglées, aux désirs sans frein, laissons ces fugitifs que personne ne poursuit, ces infâmes que nul ne veut combattre, quant à nous, préparons la table accoutumée. Il n’est pas juste de perdre le temps à parler de leurs crimes, et de négliger nos enfants que la faim tourmente. Hier donc, c’est Paul qui nous a servi notre table ; aujourd’hui, c’est Matthieu qui va la dresser ; hier, le faiseur, de tentes ; aujourd’hui le publicain ; hier le blasphémateur ; aujourd’hui l’homme à la main rapace ; hier le persécuteur ; aujourd’hui l’avare. Mais ce blasphémateur n’est pas resté blasphémateur, il est devenu un apôtre ; et l’homme de rapines n’a pas toujours vécu dans les rapines, il est devenu un Évangéliste. Je constate et la perversité première, et la vertu qui l’a suivie, afin que vous appreniez toute l’efficacité du repentir, afin que vous ne désespériez jamais de votre salut. Nos docteurs furent d’abord illustres dans le péché, mais bientôt ce fut dans la justice que s’illustrèrent, jet le publicain et le blasphémateur, ces deux sommets de la perversité. Cap qu’est-ce que la profession de publicain ? la rapine au nom de la loi, la violence pleine de confiance, l’injustice soutenue parla loi ; les brigands sont moins durs que le publicain. Qu’est-ce que la profession de publicain ? la violence qui se fait un rempart de la loi, qui transforme le médecin en bourreau. Comprenez-vous mes paroles ? Les lois, voilà nos médecins, et il arrive que ces médecins deviennent des bourreaux, car parfois ils ne guérissent pas la blessure, ils l’enveniment. Qu’est-ce que la profession de publicain ? un péché sans pudeur, une rapine sans prétexte, plus détestable que le brigandage. Le brigand, du moins, rougit en commettant le vol, mais l’autre, c’est avec une pleine assurance qu’il pille, Eh bien ! ce publicain tout à coup est devenu un Évangéliste. Comment et de quelle manière ? Chemin faisant, dit-il, Jésus vit Matthieu assis au bureau des impôts, et il lui dit : Suivez-moi. (Mat 9,9) O puissance de la parole ! l’hameçon est entré, et voilà le soldat captif, la boue est devenue de l’or ; l’hameçon est entré, Et aussitôt se leva et il le suivit. Il était au fond de l’abîme de la perversité, et il s’est élevé sur la cime de la vertu. Que personne donc, mes bien-aimés, ne désespère de son salut. La perversité n’est pas le propre de la nature ; nous avons reçu en privilège le choix volontaire et la liberté. Tu es publicain ? tu peux devenir Évangéliste. Tu es blasphémateur ? tu peux devenir apôtre. Tu es un brigand ? tu peux voler le paradis. Tu es livré à la magie ? tu peux adorer le Seigneur. Il n’est pas de vice de l’âme, qui ne puisse être dissipé par le repentir. Voilà pourquoi le Christ s’est choisi ceux qui habitaient les sommets de l’iniquité, il n’a voulu nous laisser pour le dernier jour aucun subterfuge.

3. Ne me dites pas : Je suis perdu, que me. reste-t-il ? Ne me dites pas, je suis un pécheur, que ferai-je ? Vous avez un médecin plus fort que votre mal, vous avez un médecin qui sait vaincre la nature de votre maladie, vous avez un médecin à qui il suffit d’un signe pour guérir, vous avez un médecin à qui il suffit de vouloir pour vous rendre la santé, qui peut, qui veut vous la rendre. Vous n’étiez pas, il vous a appelés ; maintenant vous êtes, et l’erreur vous tient, à bien plus forte raison, il pourra vous redresser. N’avez-vous pas entendu dire comment, au premier jour, il prit de la poussière de la terre, et forma l’homme ? comment, avec de la terre, il fit de la chair ? il fit des nerfs ? il fit des os ? Il fit une peau ? il fit des veines ? il fit un nez ? il fit des yeux, des paupières, des sourcils, une langue, une poitrine, des mains, des pieds, tout le reste ? De la terre pour matière, une seule substance ; et l’art vint et il fit une œuvre variée. Pouvez-vous dire de quelle manière vous avez été créés ? De même, impossible à vous de dire comment les péchés se purifient. Si le feu qui tombe, sur les épines les consume, à bien plus forte raison la volonté de Dieu met à néant nos fautes, en arrache et en disperse-les racines, et met le pécheur dans le même état que celui qui n’a pas, péché. Ne recherchez pas le comment, ne scrutez pas ce qui est arrivé, croyez au miracle. J’ai péché, dites-vous, et souvent et grandement péché. Et qui est donc sans péché ? Mais, me répond celui-ci, mes péchés sont considérables, énormes, dépassant toute mesure. Voici ce qui te suffit pour le sacrifice : Sois le premier à dire tes iniquités, pour être justifié. (Isa 11, 43,26) Reconnais que tu as péché, et ce sera pour toi un commencement de correction. Afflige-toi, abaisse-toi, verse des pleurs. La femme adultère a-t-elle fait autre chose ? Rien autre chose que de verser des pleurs de repentie ; elle a pris le repentir pour guide, et s’est approchée de la fontaine

4. Que dit le publicain Évangéliste ? écoutons : Jésus étant parti de ce lieu, se retira du côté de Tyr et de Sidon, et voici qu’une femme. L’Évangéliste s’étonne : Voici qu’une femme, l’ancienne arme du démon, celle qui m’a chassé du paradis, la mère du péché, la première tête de la prévarication, c’est cette même première femme qui vient, c’est la nature même ; merveille étrange, incroyable ; les Juifs fuient le Sauveur, et une femme le suit. Et voici qu’une femme, qui était sortie de ce pays-là, s’écria en lui disant : Seigneur, fils de David, ayez pitié de moi ! (Mat 15,21-22) Une femme devient Évangéliste et proclame la divinité et l’incarnation Seigneur, elle reconnaît la puissance ; Fils de David, elle confesse l’incarnation ; ayez pitié de moi ; voyez la sagesse. Ayez pitié de moi ; je n’ai pas de bonnes œuvres par-devers moi, je n’ai pas la confiance que donne une bonne vie, j’ai recours à la pitié, je me réfugie dans le port ouvert aux pécheurs, je me réfugie auprès de la miséricorde, où il n’y a pas de tribunal, où se trouve, sans examen, le salut ; et ainsi malgré ses péchés, malgré ses infractions à la loi, elle a osé s’approcher. Voyez encore la sagesse de la femme ! Elle ne s’adresse pas à Jacques, elle ne fait pas de prières à Jean, elle ne s’approche pas de Pierre, elle ne fait pas de distinction dans le chœur des apôtres. Je n’ai pas besoin d’intermédiaire, le repentir parle pour moi, et je vais droit à la source même. S’il est descendu, s’il a revêtu notre chair, c’est pour que moi aussi je m’entretienne avec lui. En haut, les chérubins tremblent près de lui, et, sur la terre, la femme impudique s’entretient avec lui. Ayez pitié de moi. Courte parole, mais elle a découvert l’immense mer d’où le salut découle. Ayez pitié de moi. C’est pour cela que vous êtes venu près de moi ; c’est pour cela que vous lavez revêtu ma chair, c’est pour cela que vous êtes devenu ce que je suis. En haut, le tremblement ; en bas, la confiance Ayez pitié de moi. Je n’ai pas besoin d’intermédiaire. Ayez pitié de moi. Qu’avez-vous ? Je cherche la pitié. Que souffrez-vous ? Ma fille est misérablement tourmentée par le démon. La nature est torturée, la commisération s’exerce. Elle est sortie dans la pensée de parler pour sa fille : elle n’apporte pas la malade, ce qu’elle apporte, c’est sa foi. Il y a un Dieu qui voit tout. Ma fille est misérablement tourmentée par le démon. Deuil cruel ; l’aiguillon de la nature a déchiré le sein maternel, la tempête est dans ses entrailles. Que ferai-je ? Je suis perdue. Et pourquoi ne dis-tu pas, ayez pitié de ma fille, mais, ayez pitié de moi. C’est qu’elle est insensible à son mal, elle n’a pas conscience de ce qu’elle souffre, elle ne sent pas la douleur, elle a comme un voile qui lui dérobe son mal, c’est l’absence de la douleur, ou plutôt l’absence du sentiment. C’est de moi, de moi qu’il faut que vous ayez pitié ; de moi, qui vois ces maux de chaque jour ; j’ai chez moi un spectacle continuel de malheur. Où aller ? dans le désert ? Mais je n’ose pas la laisser seule. Rester à la maison ? Mais j’y trouve l’ennemi chez moi, les flots grondent dans le port, chez moi, un spectacle de malheur. Quel nom lui donner ? Est-elle morte ? mais je la vois se mouvoir. Est-elle vivante ? mais elle n’a pas la conscience de ce qu’elle fait. Je ne saurais trouver le mot qui exprime sa souffrance. Ayez pitié de moi. Si ma fille était morte, je ne souffrirais pas ce que je souffre ; j’aurais déposé son corps dans le sein de la terre, et, avec le temps, l’oubli serait venu, la blessure se serait cicatrisée ; mais maintenant j’ai toujours un cadavre sous les yeux, qui fait à mon cœur une continuelle blessure, qui toujours accroît ma douleur. Comment puis-je voir des yeux bouleversés par la convulsion, des mains qui se tordent, des cheveux en désordre, l’écume qui sort de la bouche, le démon intérieur qui se manifeste sans se montrer ? Le bourreau qui flagelle est invisible ; mais les coups, je les vois. Je suis là contemplant ces douleurs hors de moi ; je suis là, et la nature me perce de son aiguillon. Ayez pitié de moi. Affreuse tempête, douleur épouvantable ; douleur qui vient de la nature, épouvante qu’inspire le démon. Impossible à moi de l’approcher, impossible à moi de la toucher. La douleur me pousse auprès d’elle, l’épouvante me repousse loin d’elle. Ayez pitié de moi.

5. Méditez bien la sagesse de la femme. Elle ne va pas trouver les sorciers, elle n’appelle pas les devins, elle n’a pas recours aux amulettes, elle n’a pas la pensée de payer des femmes qui vendent des sortilèges, qui évoquent les démons, qui ne font qu’aigrir la maladie ; elle quitte l’officine du démon, elle se rend près du Sauveur de nos âmes. Ayez pitié de moi, ma fille est misérablement tourmentée par le démon. Vous comprenez sa douleur, vous tous qui êtes pères ; venez en aide à mon discours, vous toutes qui êtes mères. Je ne peux pas décrire la tempête qu’a supportée cette pauvre femme. Ayez pitié de moi : ma fille est misérablement tourmentée par le démon. Avez-vous compris la sagesse de la femme ? avez-vous compris sa constance ? avez-vous compris sa force virile ? avez-vous compris sa patience ? Mais il ne lui répondit pas un seul mot. Chose étrange ! elle le prie, le conjure, déplore auprès de lui son malheur, développe cette tragique histoire, lui raconte son affliction, et lui, plein de bonté pour les hommes, il ne répond pas. Le Verbe se tait, la source demeure fermée, le médecin garde ses remèdes. Quelle nouveauté surprenante ! Tu cours auprès des autres, cette malheureuse accourt auprès de toi, et tu la chasses ! Mais considérez la sagesse du médecin. Mais il ne lui répondit pas un seul mot. Pourquoi ? c’est qu’il ne considérait pas ses paroles, il remarquait les secrets de sa pensée. Mais il ne lui répondit pas un seul mot. Et les disciples ? la femme n’obtenant pas de réponse, ils s’approchent de lui et lui disent : Accordez-lui ce qu’elle demande, parce qu’elle crie derrière nous. (Mat 15,23) Mais tu n’entends, toi, que le cri du dehors ; j’entends, moi, le cri du dedans : grande est la voix de la bouche ; plus grande, celle de la pensée. Accordez-lui ce qu’elle demande, parce qu’elle crie derrière nous . Un autre Évangéliste dit, devant nous
Saint Marc (Mrc 7, 25) dit : Elle se jeta devant ses pieds ; de là vient que saint Chrysostome qui cite de mémoire, dit devant nous.
. Les paroles se contredisent, mais il n’y a pas de mensonges ; la femme fit les deux. D’abord elle cria derrière ; ensuite, n’obtenant pas de réponse, elle alla devant, comme un chien qui lèche les pieds de son maître. Accordez-lui ce qu’elle demande. Elle était là en spectacle, elle, rassemblait le peuple ; les disciples ne considéraient que d’une façon tout humaine la douleur de la femme, le Maître, au contraire, considérait en outre le salut de cette femme. Accordez-lui ce qu’elle demande, parce qu’elle crie, derrière nous. Que fait donc alors le, Christ ? Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues. (Mat 15,21) Par cette réponse, il irrita sa blessure : c’était le médecin qui coupe, non pour diviser, mais pour réunir.

6. Ici accordez-moi toute votre attention. Je veux traiter une question profonde. Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues. Est-ce là toute votre mission ? vous vous êtes fait homme, vous vous êtes incarné, vous avez fait de si grandes choses pour ne sauver qu’un coin du monde, et qui périr sait. La terre entière n’est-elle donc qu’un désert dans le pays des Scythes, des Thraces, des Indiens, des Maures, en Cilicie, en Cappadoce, en Syrie, en Phénicie, dans tous les lieux.que voit le soleil ? C’est pour les seuls Juifs que vous êtes venu ? toutes les n nions, vous les négligez ? et peu vous importe la graisse des sacrifices, la fumée, votre Père outragé, les idoles adorées, les démons qui reçoivent un ' culte ? Cependant les prophètes ne nous disent vas cela ; votre aïeul selon là chair, que dit-il ? Demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour votre héritage, et j’étendrai votre possession jusqu’aux extrémités de la terre. (Psa 2,8) #Rem II, 8) Et maintenant Isaïe, qui a contemplé les séraphins : Le rejeton de Jessé se lèvera pour commander à tous les peuples ; les nations espéreront en lui. (Isa 11, 10) Et Jacob : Le sceptre ne sera point ôté de Juda ; ni le prince de sa postérité jusqu’à ce que Celui qui doit être envoyé soit venu, et c’est lui qui est l’attente des nations. (Gen 49,10) Et Malachie : Parce qu’en vous seront fermées les portes d’airain, et elles ne changeront pas ce qui est proposé, parce que, du levant jusqu’au couchant, votre nom est glorifié parmi les nations, et en tons lieux on offre l’encens au Seigneur, et un sacrifice pur. (Mal 1,10-11) Et David encore : Nations, frappez des mains toutes ensemble : témoignez à Dieu votre ravissement par des cris d’allégresse. Car le Seigneur est élevé et terrible ; il est le roi suprême qui a l’empire sur toute la terre. Dieu est monté au milieu des cris de joie, et le Seigneur au bruit de la trompette. (Psa 47, 1-2.5) Et un autre : Nations, réjouissez-vous avec son peuple. (Deu 32,43) Et vous-même, à votre avènement, ne vous Êtes-vous pas empressé d’appeler à vous les mages, la citadelle des nations, la tyrannie de Satan, la vertu des démons ? en descendant sur la terre, n’en avez-vous pas fait des prophètes ? c’est vous qui appelez les mages ; les prophètes parlent des nations. Après être ressuscité de l’enfer, Nous dites aux disciples : Allez, instruisez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit (Mat 28,19) ; et quand vient cette malheureuse, cette infortunée, vous implorant pour sa fille, vous conjurant de la délivrer, vous lui dites : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues ; au centenier qui s’approche, vous dites : J’irai, et je le guérirai (Mat 8,7) ; au larron : Aujourd’hui, vous serez avec moi dans le paradis (Luc 23,43) ; au paralytique : Levez-vous, emportez votre lit, et allez (Mat 9, 6) ; à Lazare : Lazare, venez ici, sortez (Jn 11,43) ; et au bout de quatre jours qu’il était mort, il sortit. Vous purifiez les lépreux, vous ressuscitez les morts, vous rendez la force au paralytique, vous guérissez les aveugles ; vous sauvez les brigands, vous rendez la courtisane plus chaste qu’une vierge, et à celle-ci vous ne répondez rien ? Quelle étrange conduite ! qu’elle est étonnante ! incroyable !

7. Faites bien attention ! comprenez la force virile de cette femme et la sagesse et la sollicitude du Seigneur ; comprenez le profit du retard qu’elle supporta, le trésor que lui ménageait un refus ; et si vous priez, vous aussi, sans recevoir, ne vous désistez jamais. Attention, faites bien attention. Quand les Juifs furent affranchis de la tyrannie des Égyptiens, et qu’ils s’échappèrent des mains de Pharaon, ils se dirigèrent vers le désert, pour entrer sur la terre des Chananéens ; idolâtres, impies, qui adoraient des pierres, des morceaux de bois, et manifestaient une grande impiété. Dieu alors imposa aux Juifs cette loi : Vous ne prendrez pas de leurs fils pour vos gendres, vous ne leur donnerez pas votre fille pour bru. N’échangez pas l’or avec eux, ne vous asseyez pas à la même table, n’habitez pas avec eux, n’ayez aucun autre rapport semblable, parce que ce sont des peuples injustes, et je vous mène dans leur pays pour qu’il devienne votre partage. (Exo 23, 24 ; Deu 7,3) Telles étaient à peu près les prescriptions de la loi : n’achetez pas, ne vendez pas, ni mariages, ni contrats ; quoique voisins, soyez séparés par les mœurs. N’ayez rien de commun avec eux, ni pactes, ni ventes, ni achats, ni mariages : il pourrait se faire que les liens de la parenté vous fissent glisser dans l’impiété ; la réciprocité des dons vous rendrait amis ; soyez, au contraire, toujours leurs ennemis. Qu’il n’y ait rien de commun entre vous et les Chananéens ; ne recevez ni leur or, ni leur argent, ni leurs vêtements, ni leurs filles, ni leurs fils, ni rien de semblable ; vivez à part vous. Vous avez une langue qui vous sépare, et je vous ai donné une loi, voilà pourquoi la loi s’appelle une baie. Car, de même qu’on entoure la vigne d’une baie, de même les Juifs sont entourés et défendus par la loi pour éviter qu’en la franchissant ils ne se mêlent avec les Chananéens. Ces peuples, en effet, avaient des commerces illégitimes ; les lois naturelles étaient perverties ; ils adoraient des idoles ; ils rendaient un culte à des morceaux de bois ; Dieu était outragé ; on égorgeait les enfants ; on méprisait les pères ; on insultait les mères ; tout était confondu, tout était bouleversé, c’était une vie de démons. Aussi les Juifs n’avaient aucun commerce avec eux, ils ne leur vendaient rien ; la loi interdisait aux Juifs, sous des peines sévères, tout mariage tout pacte, tout marché ; les Juifs n’avaient rien de commun avec eux. La loi avait donc pourvu à ce que les Juifs ne fissent aucun pacte avec les Chananéens, à ce qu’ils ne leur livrassent point d’or, ni rien autre chose, de peur que l’amitié ne devînt une occasion d’impiété. La loi était comme une haie autour d’eux. J’ai planté une vigne, dit-il, et je l’ai environnée d’une haie, c’est-à-dire, je l’ai environnée avec la loi, qui n’a pas d’épines, mais des prescriptions, pour protéger, pour séparer. Donc les Chananéens étaient abominables ; dignes d’exécration, des impies, des criminels, des infâmes, des êtres immondes, et, pour cette raison les Juifs ne voulaient même pas les entendre, jaloux d’ailleurs d’observer la loi. Or cette femme était chananéenne. Et voici qu’une femme, qui était sortie de ce pays-là, dit l’Évangéliste. C’est parce que cette femme était chananéenne, et s’était approchée du Christ, que le Christ dit : Qui de vous me convaincra de péché ? Est-ce que j’ai transgressé la loi ? Car s’étant fait homme, il remplissait les devoirs de l’homme.

8. Attention, maintenant. Donc, cette femme était chananéenne ; elle sortait d’un pays où les fureurs, la rage, l’impiété, la tyrannie de Satan, tous les transports des démons foulaient aux pieds la nature, où l’on ne voyait que l’aveugle brutalité des brutes, les fureurs infernales ; de plus, la loi avait dit : Entre toi et les Chananéens, rien de commun, ne leur donne rien, ne reçois rien d’eux, ni femme, ni gendre ; ni pactes, ni contrats ; car c’est pour cela que j’ai planté la haie tout autour de mon peuple ; maintenant le Christ est venu, s’est fait homme, et tout d’abord a subi la circoncision légale, a offert les sacrifices, a présenté les offrandes d’usage, s’est en tout conformé à la loi, lui qui venait pour abroger la loi. On aurait pu lui dire que c’était, parce qu’il ne pouvait pas satisfaire à la loi, qu’il l’abrogeait : il commence par y satisfaire, et ensuite, il l’abroge, parce qu’il ne veut pas que vous pensiez qu’il ne pouvait pas y satisfaire ; tout au contraire, il y satisfait en tout, selon l’usage. Voilà pourquoi il s’écrie : Qui de vous me convaincra de péché ? Donc, la loi interdisant tout rapport avec les Chananéens, les Juifs pouvant accuser le Christ et lui dire : Voilà pourquoi nous ne croyons pas en vous, c’est que vous transgressez la loi, vous avez violé la loi, vous êtes allé dans le pays des Chananéens, vous avez eu commerce avec les Chanéens, malgré la loi qui dit, tu n’auras aucun commerce ; pour cette raison, au premier moment, le Christ n’adresse aucune parole à cette femme. Attention, voyez comme il satisfait à la loi, en différant d’accorder à cette femme la guérison, comme il ferme la bouche aux Juifs, et ranime cette femme : Mais il ne lui répondit pas un seul, mot, dit l’Évangéliste. Ne vous saisissez pas de prétextes ; voyez, je ne dis rien ; voyez, je ne lui parle pas ; voyez, le malheur est là, et je ne me montre pas ; voyez le naufrage, et moi, le pilote, je ne lutte pas contré la tempête, parce que vous êtes là, méchants, et que je ne veux pas vous fournir de prétextes. Voyez, cette femme a rassemblé autour de moi le peuple qui me regarde, et elle n’a pas encore une réponse ; je ne veux pas que vous me disiez, vous vous êtes livré aux Chananéens, vous avez transgressé la loi, nous nous emparons de ce prétexte pour ne pas croire en vous. Ainsi vous le noyez, s’il n’a pas répondu à la femme, c’est pour mieux répondre aux Juifs ; son silence envers la femme, était une parole qui accusait la méchanceté des Juifs.

9.: Or, en cela il ne consultait pas sa dignité, il trouvait un tempérament pour condescendre à leur infirmité. Quand il purifia le lépreux, il lui dit : Allez, offrez le don prescrit par Moïse. (Mat 8,4) Tu l’as purifié, et tu le congédies en lui recommandant la loi de Moïse. Oui. Pourquoi ? Pour les Juifs, pour qu’ils ne commencent pas à m’accuser d’avoir transgressé la loi. Aussi, quand il guérit le lépreux, il le fit d’une manière inaccoutumée ; apprenez comment : Et, en même temps, un lépreux vint à lui, et lui dit : Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir. Jésus, étendant la main, le toucha, et lui dit : Je le veux, soyez guéri. (Mat 8,2, 3) La loi ; défendait de toucher un lépreux. Quand Naaman, un général, couvert de la lèpre, vint trouver le prophète Élisée (2Ro 5,9, 10), son disciple lui dit : Il y a, à la porte, un général, couvert de la lèpre. Le prophète envoie son disciple au-dehors pour lui dire : Allez vous laver dans le Jourdain. Il n’osa pas sortir lui-même, voir, toucher le lépreux. Élisée donc purifia le lépreux ; pour que les Juifs ne pussent pas dire que le Christ avait opéré la purification de la même manière qu’Élisée, celui-ci n’ose pas toucher le malade ; le Christ, au contraire, le touche et dit : Je le veux, soyez guéri ; étendant la main, il le toucha. Pourquoi le toucha-t-il ? Pour vous apprendre qu’il n’est pas un esclave assujetti à la loi, mais le Seigneur, supérieur à la loi. Comment donc a-t-il observé la loi ? Quand il a dit : Je le veux, soyez guéri, au lieu de toucher le lépreux tout de suite. La parole a précédé, la maladie a disparu, ensuite il a touché le malade, et il a dit : Je le veux, soyez guéri. Comment ? À l’instant il fut guéri. L’Évangéliste n’a pu trouver une expression (car, à l’instant, n’est pas assez rapide) capable de rendre la vitesse de l’action. À l’instant. Comment ? En même temps que la parole sortit, la maladie avait disparu, s’était enfuie ; plus de lèpre, c’était un homme, désormais purifié que ce lépreux. Aussi dit-il : Allez, montrez-vous au prêtre, et offrez le don prescrit par Moïse, afin que cela leur serve de témoignage. À qui ? Aux Juifs, afin qu’ils ne disent pas que j’enfreins la loi. C’est moi qui ai opéré la guérison, et je dis : Offrez le don, conformément à la loi, afin qu’en ce jour le lépreux accuse les Juifs par ces paroles : il m’a prescrit d’offrir le don selon la loi. Et comme le Christ taisait beaucoup de choses, à cause des Juifs, afin de leur ôter absolument toute excuse, il agit de même, en la présente occasion. Ayez pitié de moi, car ma fille est, misérablement tourmentée par le démon. Mais il ne lui répondit pas un seul mot. Or les disciples s’approchèrent de lui, et fui dirent : Accordez-lui ce qu’elle demande, parce qu’elle crie derrière nous. Que répond Jésus ? Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues. Il fait cette réponse, pour que les Juifs ne disent pas, vous nous avez abandonnés, vous êtes allé chez les étrangers, et voilà pourquoi »nous n’avons pas cru en vous. Voyez, dit-il, des Gentils viennent auprès de moi, et je ne les reçois pas ; pour vous, même quand vous me fuyez, je vous appelle, Venez à moi, vous tous qui souffrez (Mat 11,28), et vous ne venez pas ; celle-ci, je la rejette loin de moi, et elle persiste. Un peuple que je n’avais point connu, dit le Psalmiste, m’a été assujetti, il m’a obéi aussitôt, qu’il a entendu ma voix. (Psa 18,43-44. Et ailleurs : J’ai apparu à ceux qui ne me cherchaient pas, et j’ai été découvert par ceux qui ne m’interrogeaient, pas. (Isa 65,1) Accordez-lui ce qu’elle demande, parce qu’elle crie derrière nous. Voyons donc ce que dit le Christ : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues. N’étaient-ce pas là des paroles de refus ? C’est à peu près, comme s’il lui disait, va-t’en, il n’y a rien de commun entre nous ; je ne suis pas venu pour toi, mais je suis venu pour les Juifs. Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues. A ces mots cette femme dit : Seigneur, assistez-moi ; et elle l’adorait en lui parlant. (Mat 15,25) Mais il ne lui répondait pas. Voyez ce qu’il répondit : Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens. (Id 26) O sollicitude du médecin ! Il la réduit au désespoir. Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants : quels sont ces enfants ? Les Juifs ; et de le donner aux chiens, c’est-à-dire, à vous.

10. En réalité, ces paroles ont été prononcées pour la honte des Juifs, par le Seigneur ; ceux qu’il appelait des enfants, sont devenus des chiens. De là, ce que dit Paul : Gardez-vous des chiens, gardez-vous des mauvais ouvriers, gardez-vous des faux circoncis. Car c’est nous qui sommes les vrais circoncis. (Phi 3,2, 3) Les Gentils qu’on appelait des chiens, sont devenus des enfants. Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l’enfantement, jusqu’à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. (Gal 4,19) Cet éloge accuse les Juifs. Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens. Que fait la femme ? Il est vrai, Seigneur, Oui. O énergie de la femme ! O noble combat ! Le médecin dit, non, et celle-ci dit, oui. Le Seigneur dit : non, et elle dit, il est vrai, oui. Il n’y a pas d’accusation dans ses paroles ; d’impudence dans sa conduite ; elle attend le salut. Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens. Il est vrai, Seigneur, oui. Vous m’appelez chien ; et moi je vous appelle Seigneur ; vous me couvrez d’opprobres, et moi je vous glorifie. Il est vrai, Seigneur, oui ; mais les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. (Mat 15,27) Q adresse de la femme ! elle tire de l’exemple proposé une réponse qui s’y adapte avec justesse. Vous m’appelez chien, je me nourris comme un chien. Je ne rejette pas l’opprobre, je ne refuse pas le nom ; je prends la nourriture d’un chien, et elle cite l’exemple que le chien donne. Quant à vous, confirmez vos paroles : puisque vous m’avez appelée du nom de chien, je veux des miettes : vous vous êtes fait l’avocat de ma demande, en me refusant ; soyez d’accord avec vous-même. Il est vrai, Seigneur, oui ; mais les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Eh bien ! que fait maintenant celui qui refusait, qui repoussait, qui chassait loin de lui cette femme qui lui disait : Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens? Celui qui disait encore : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues ? O femme, grande est votre foi ! ( 28) Comment, vous voilà devenu tout à coup son panégyriste ! vous publiez sa gloire ! N’est-ce pas vous qui la repoussiez, qui la rejetiez loin de vous ? Rassurez-vous ; je sais bien pourquoi je l’ai fait attendre. Si je l’avais écoutée tout d’abord, vous n’auriez pas connu sa foi. Si elle avait été exaucée tout d’abord, vite elle se serait retirée, personne n’aurait deviné son trésor. J’ai donc différé, pour montrer à tous la foi qu’elle porte en son cœur.

O femme ! Dieu dit, ô femme! Écoutez tous, vous qui ne savez pas encore bien prier. Quand je dis à quelqu’un, priez Dieu, conjurez-le, suppliez-le ; on me répond : je l’ai prié une fois, deux fois, trois fois, dix fois, vingt fois, et je n’ai jamais rien reçu. Ne cessez pas, mon frère, jusqu’à ce que vous ayez reçu ; la fin de la prière, c’est le don reçu. Cessez, quand vous 'avez reçu, ou plutôt ne cessez pas, même alors persévérez encore. Si vous n’avez pas reçu, demandez pour recevoir ; si vous avez reçu, rendez grâces pour ce que vous avez reçu. Une foule de personnes entrent dans l’Église, y récitent par milliers les vers en guise de prière et s’en vont, ne se doutant pas de ce qu’elles ont dit : ce sont les lèvres qui remuent, mais le cœur n’entend pas. Comment ! tu n’entends pas toi-même ta prière, et tu veux que Dieu l’entende ? J’ai fléchi, dis-tu, les genoux ; mais ta pensée s’était envolée dehors : ton corps était dans l’église, mais ton esprit, par la ville ; ta bouche récitait la prière, mais ta pensée supputait des intérêts d’argent, s’occupait de contrats, d’échanges, de terrains, de domaines à acquérir, de réunions avec des amis. Le démon est malin, il sait que la prière est ce qui avance le plus nos progrès, c’est alors qu’il fond sur vous. Souvent nous sommes étendus sur le dos dans notre lit, sans penser à mal ; mais si nous venons pour prier, c’est alors qu’il nous envoie mille et une pensées, pour nous chasser de l’Église, les mains vides.

11. Averti de ce gui se passe dans les prières, mon bien-aimé, imitez la Chananéenne ; imitez, vous qui êtes un homme, cette femme étrangère, infirme, abjecte, vile. Mais vous n’avez pas de fille tourmentée par le démon ? Mais vous avez une âme possédée par le péché. Que dit la Chananéenne ? Ayez pitié de moi ! ma fille est misérablement tourmentée par le démon : Dites aussi, vous, ayez pitié de moi ! mon âme est misérablement tourmentée par le démon. C’est un grand démon que le péché. Le démoniaque excite la compassion ; le pécheur est détesté ; le premier, on lui pardonne, le second est sans excuse. Ayez pitié de moi. Courte parole, mais elle a découvert un océan de bonté ; car où réside la miséricorde, là tous les biens abondent.

Quoique vous soyez hors de l’Église, dites, criez : Ayez pitié de moi ! ne vous contentez pas de remuer les lèvres, criez par la pensée ; ceux mêmes qui se taisent sont entendus de Dieu. Ce qui importe, ce n’est pas le lieu mais un commencement de correction. Jérémie était dans la boue, il a attiré Dieu près de lui ; Daniel était dans la fosse aux lions, et il s’est rendu Dieu propice ; les trois jeunes hommes étaient dans la fournaise et ils ont fléchi Dieu, en le célébrant ; le larron était crucifié, la croix ne l’a pas empêché de s’ouvrir le paradis ; Job était sur le fumier, et il s’est attiré la clémence de Dieu ; Jonas était dans le ventre de la baleine, et sa voix a été entendue de Dieu. Vous êtes au bain, priez ; en voyage, dans votre lit, en quelque endroit que vous soyez, priez. Vous êtes le temple de Dieu, ne vous préoccupez pas du lieu ; la volonté seule est nécessaire. En présence du juge, priez ; le juge s’irrite, priez. La mer devant lui, les Égyptiens derrière lui, Moïse entre les deux, l’espace était bien resserré pour la prière ; au contraire ; le champ de la prière était large : Par-derrière, les Égyptiens qui poursuivaient en face la mer ; au milieu, la prière ; et Moïse ne disait rien, et Dieu lui dit : Pourquoi cries-tu vers moi ? (Exo 14,15) Sa bouche était muette, c’était sa pensée qui criait. Et vous, de même, mon bien-aimé, en présence du juge furieux, du tyran qui vous adresse les plus terribles menaces, et des autres bourreaux, qui font comme lui, priez Dieu, et votre prière calmera les flots.

Le juge vous presse ? réfugiez-vous auprès de Dieu. Le prince est là ? invoquez le Seigneur, Est-ce que le Seigneur est un homme, pour qu’il vous soit nécessaire de vous rendre dans un lieu déterminé ? Dieu est toujours près de vous. Si vous demandez une personne, vous cherchez à savoir ce qu’elle fait, si elle dort, si elle est de loisir, et le serviteur ne vous répond pas. Avec Dieu, rien de pareil ; partout où vous allez, où vous l’invoquez, il vous entend ; ni occupation, ni intermédiaire, ni serviteur pour barrer le chemin, Dites : Ayez pitié de moi, et aussitôt Dieu est présent. Vous n’aurez pas cessé de parler, dit-il, que je vous répondrai, me voici. (Isa 58,9) O parole, pleine de douceur ! Il n’attend pas la fin de la prière ; tu n’as pas encore fait ta prière, et tu reçois le don. Ayez pitié de moi. Irritons cette Chananéenne, je vous en prie : Ayez pitié de moi ! ma fille est misérablement tourmentée par le démon. Et le Seigneur lui dit : O femme, grande est votre foi ! qu’il soit fait comme vous voulez. Où est l’hérétique ? A-t-il dit, j’invoquerai mon père ? A-t-il dit, je supplierai celui qui m’a engendré ? A-t-il eu, ici, besoin de prière ? Nullement. Pourquoi ? Comme la foi était grande, comme le vase était grand, la grâce y a été versée abondamment. Quand la prière est nécessaire pour opérer le miracle, c’est que le vase, c’est-à-dire la foi, est faible. O femme ! grande est votre foi ! Vous n’avez pas vu le mort ressuscité, le lépreux purifié, vous n’avez pas entendu les prophètes, vous n’avez pas médité la loi, vous n’avez pas vu séparer les eaux de la mer, vous n’avez vu aucun autre signe opéré par moi ; bien plus vous avez été couverte d’opprobre et repoussée ; malgré votre affliction, je vous ai rejetée, et vous ne vous êtes pas retirée, mais vous avez persisté recevez désormais de moi un digne et juste éloge : O femme ! grande est votre foi. La femme est morte, et son éloge subsiste, plus brillant qu’un diadème. Partout où tu iras, tu entendras la parole du Christ : O femme ! grande est votre foi. Entre dans l’Église des Perses, et tu entendras la parole du Christ : O femme ! grande est votre foi; dans l’Église des Goths, dans l’Église des Barbares, des Indiens, des Maures, partout où le soleil regarde la terre : le Christ a dit une parole, une seule, et cette parole retentit toujours, et à haute voix proclame la foi de cette femme : O femme ! grande est votre foi, qu’il soit fait comme vous voulez. Il ne dit pas : que votre fille soit guérie, mais, comme vous voulez. C’est à vous à la guérir, c’est à vous à lui servir de médecin, c’est à vous que je confie le remède, allez, servez-le, qu’il soit fait comme vous voulez. Que votre volonté soit ce qui la guérisse. La Chananéenne a guéri par sa volonté, et ce n’est pas le Fils de Dieu qui opère de lui-même la guérison. Qu’il soit fait comme vous voulez. La femme n’a rien ordonné, rien prescrit au démon, mais elle n’a eu qu’à vouloir, et la volonté de la femme a opéré la guérison et expulsé les démons. Où sont-ils ceux qui osent dire que le Fils a opéré par la prière ? Qu’il soit fait comme vous voulez. Voyez encore la beauté de l’expression. Il imite son Père. En effet, lorsque Dieu créa le ciel, il dit : Que le ciel soit fait, et le ciel fut fait ; que le soleil soit fait, et le soleil fut fait ; que la terre soit faite, et la terre fut faite ; ce fut par un ordre qu’il produisit là substance. De même, à son tour, le Christ : Qu’il soit fait comme vous voulez. L’affinité des expressions prouve ce qu’il y a de commun au fond des choses. Et sa fille fut guérie. Quand donc ? à l’heure même (Mat 15,28) ; non pas quand la mère rentra dans la maison, mais avant qu’elle y fut arrivée. Elle revenait pensant trouver une démoniaque, elle trouva sa fille guérie, que sa volonté avait tendue à la santé. Pour tous ces bienfaits, rendons grâces au Dieu à qui convient la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. 

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