‏ Matthew 16

HOMÉLIE LIII

« OR, JÉSUS, APPELANT SES DISCIPLES, LEUR DIT : J’AI GRANDE COMPASSION DE CE PEUPLE, PARCE QU’IL Y A DÉJÀ TROIS JOURS QU’ILS DEMEURENT CONTINUELLEMENT AVEC MOI, ET ILS N’ONT RIEN À MANGER. ET JE NE VEUX PAS LES RENVOYER SANS AVOIR MANGÉ, DE PEUR QU’ILS NE TOMBENT EN DÉFAILLANCE SUR LES CHEMINS. » (CHAP. 15,38, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. 16)

ANALYSE.

  • 1. Second miracle de la multiplication des pains. – Les apôtres ont raconté avec une admirable franchise même ce qui n’est pas à leur avantage.
  • 2. Comparaison des deux miracles de la multiplication des pains.
  • 3. Réprimande que Jésus-Christ fait à ses Apôtres touchant leur peu d’intelligence des choses de Dieu.
  • 4 et 5. Que l’homme ne doit pas prétendre, ni désirer même de passer toute sa vie dans le bonheur ; qu’il faut que la vie soit mêlée de biens et de maux. – Que ceux qui paraissent les plus heureux, ont aussi leurs peines qui les tourmentent ; et que ceux qui semblent les plus misérables, ont des douceurs qui les consolent. – Qu’il n’y a que la vertu qui puisse véritablement faire le bonheur des hommes.

1. Jésus-Christ, mes frères, fait encore ici ce qu’il avait fait dans la première multiplication des pains, il avait eu soin alors de guérir auparavant beaucoup de maladies corporelles. Il fait encore ici la même chose, et commence par guérir beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades. Mais pourquoi les apôtres, qui prévinrent alors Jésus-Christ, et qui lui dirent : « Renvoyez ce peuple », ne lui disent-ils rien de pareil en cette rencontre, et cela après trois jours entiers que ce peuple avait passés à sa suite ? C’est ou parce que leur foi était devenue plus grande depuis ce premier miracle, ou parce qu’ils remarquaient que la joie de tout ce peuple le rendait insensible à la faim. Car ils étaient tout occupés à glorifier Dieu des miracles qu’ils voyaient faire au Sauveur.

Et remarquez encore ici, mes frères, que le Fils de Dieu n’en vient pas simplement et tout à coup à faire ce miracle. Il tente auparavant ses disciples, et il les excite eux-mêmes à le prier de le faire. Ce peuple, qui n’était venu que pour obtenir la guérison des malades, n’osait pas demander encore à Jésus-Christ qu’il lui donnât quelque nourriture. Mais Jésus-Christ, qui était si charitable et qui prévoyait avec tant de soin les besoins de tous, prévient encore ici ceux qui ne lui demandaient rien, et dit à ses disciples : « J’ai grande compassion de ce peuple, parce qu’il y a déjà trois jours qu’ils demeurent continuellement avec moi, et qu’ils n’ont rien à manger, et je ne veux pas les renvoyer sans avoir « mangé. » Quand ce peuple en venant ici aurait apporté lui-même de quoi se nourrir trois jours entiers qu’il est avec moi, il aurait déjà consumé tout ce qu’il pouvait avoir. C’était pour cette raison qu’il ne se hâtait pas de faire ce miracle, ni le premier, ni le second jour. Il attendit qu’ils eussent consumé tout ce qui leur pouvait rester, afin que, sentant un besoin présent, ils reçussent avec plus d’empressement un miracle qui leur était si nécessaire. C’est pourquoi il ajoute : « De peur qu’ils ne tombent en défaillance sur les chemins », pour faire voir qu’ils étaient venus de loin, et que, quand même ils auraient d’abord pris avec eux quelques vivres, il ne leur en pouvait plus rester. Mats on pouvait dire au Sauveur : Si vous ne voulez pas renvoyer ce peuple sans lui donner à manger, pourquoi ne faites-vous donc pas un miracle pour le nourrir dans ce désert?. Je ne le fais pas, répond le Sauveur, parce que je veux auparavant instruire mes disciples par les demandes que je leur adresse, et par les réponses qu’ils me font, leur faire remarquer l’état des choses, les exciter à montrer leur foi et les porter, à me dire : Donnez-nous ici des pains pour nourrir ce peuple.

Cependant les apôtres ne comprennent point le dessein du Fils de Dieu, et il est obligé de leur dire, comme rapporte saint Marc : « Votre cœur est-il donc tellement appesanti qu’ayant des yeux vous ne voyiez pas, et qu’ayant des oreilles vous n’entendiez pas ? » (Mrc 8,17) Si telle n’eût pas été son intention, pourquoi aurait-il témoigné à ses apôtres que ce peuple méritait qu’il lui fît cette charité, et pourquoi leur aurait-il dit : « Qu’il était touché de compassion ? » Saint Matthieu remarque que Jésus-Christ fit bientôt après ce reproche à ses disciples : « Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains ? Ne comprenez-vous pas encore et ne vous souvient-il point des cinq pains pour cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers ? » (Mat 16,8-9) Ceci fait voir que les Évangélistes sont parfaitement d’accord entre eux.

Mais que font ici les disciples ? Ils rampent encore par terre : cependant leur Maître n’avait rien négligé pour graver dans leur mémoire le premier miracle de la multiplication des pains ; il les avait interrogés, il avait provoqué leurs réponses, il les avait rendus les ministres de cette distribution miraculeuse, il leur avait fait emporter douze corbeilles pleines des restes du festin : ils étaient donc encore très-faibles et très-imparfaits. Voici la réponse qu’ils font à Jésus-Christ : « Comment pourrions-nous trouver dans ce lieu désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude (33) ? » Ils représentent également à Jésus-Christ dans l’un et l’autre de ces miracles qu’ils étaient dans une profonde solitude ; ce qu’ils ne disaient sans doute qu’à cause de la faiblesse de leur foi ; mais Dieu le permettait ainsi, pour donner plus d’éclat à ce miracle, et pour le rendre moins suspect. Il voulait empêcher, comme je l’ai déjà marqué, qu’on ne crût que l’on avait fait venir ce pain de quelque bourg du voisinage. Ce lieu désert, que l’Évangile marque avec soin, repoussait par lui seul cette pensée, et redoublait la foi et l’admiration de ce prodige. C’était pour cette raison que dans ces deux différents miracles Jésus-Christ avait choisi un lieu solitaire écarté des villes. Mais les apôtres, ne comprenant rien à l’ouvrage de Jésus-Christ, lui disent : « Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude ? Ils croyaient que Jésus-Christ, en leur parlant de la sorte, se disposait à leur ordonner d’aller chercher de quoi nourrir tout ce peuple. Mais cette pensée était bien peu sage, puisqu’il ne leur avait dit dans la première multiplication des pains : « Donnez-leur vous-mêmes à manger », que pour les obliger à le prier lui-même de le faire. Il ne leur commande point ici de leur donner a manger. Il leur dit seulement : « J’ai grande compassion de ce peuple, et je ne le veux point renvoyer sans avoir mangé. » Il veut Les exciter et leur faire naître une ouverture favorable pour lui demander son secours dans cette rencontre. Car ses paroles marquaient assez qu’il pouvait bien ne les pas renvoyer sans manger, et qu’il avait ce pouvoir au milieu même des déserts, puisqu’en disant : « Je ne veux pas les renvoyer », il faisait voir assez clairement ce qu’il pouvait.

Après donc que les apôtres lui eurent représenté quelle était la multitude de ce peuple et la solitude du désert où ils étaient, en disant : « Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude ? » sans qu’ils comprissent encore rien au dessein de Jésus-Christ, par les paroles qu’il leur avait dites, il commence enfin à agir par lui-même, et il leur demande : « Combien avez-vous de pains ? Sept, lui répondirent-ils, et quelques petits poissons (34). » Ils n’ajoutent pas ici comme la première fois : « Mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » Ce qui fait voir que s’ils n’étaient pas encore assez intelligents pour comprendre toutes les merveilles de Jésus-Christ, ils étaient néanmoins un peu plus avancés qu’ils n’étaient au temps du premier miracle. C’est pourquoi Jésus-Christ leur, fit à dessein la même demande, afin d’élever leur esprit, et de les faire souvenir du premier miracle qu’ils Lui avaient déjà vu faire.

Mais après avoir vu la faiblesse des apôtres, voyez maintenant, mes frères, la grandeur de leur vertu. Et admirez jusqu’où allait leur amour pour la vérité, puisqu’écrivant eux-mêmes cette histoire dans la suite, ils n’y ont rien caché de leur faiblesse, ni déguisé de leurs imperfections, quoiqu’elles fussent si considérables. Car c’était en effet une grande faute d’avoir si tôt oublié un si grand miracle, opéré il, n’y avait pas longtemps ; et ce n’est pas sans sujet que Jésus-Christ leur fit le reproche qu’ils n’ont pas même voulu omettre.

2. Il faut encore remarquer ici, mes frères, la vertu prodigieuse des apôtres, et admirer jusqu’à quel point ils avaient appris à ne faire aucun état du manger ; en effet, ils sont dans le fond d’un désert où ils ont déjà demeuré trois jours, et ils n’ont pour toute nourriture que sept pains. Pour les autres circonstances du miracle, elles sont les mêmes que dans la première multiplication ; Jésus commande au peuple de s’asseoir par terre, puis il fait croître les pains dans les mains de ses disciples. « Il commanda donc au peuple de s’asseoir sur la terre (35). Et prenant les sept pains et les poissons, après avoir rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples, et ses disciples les donnèrent au peuple (36). » Mais la suite n’est pas la même que dans le premier miracle. « Car tous en mangèrent et furent rassasiés. Et on emporta sept corbeilles pleines des morceaux qui étaient restés (37). Or, ceux qui en mangèrent étaient au nombre, de quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants (38). » La première fois il avait nourri cinq mille hommes, et l’on avait rempli douze paniers des pains qui restaient ; pourquoi donc ne reste-t-il ici que sept corbeilles, lorsque cependant il n’y avait que quatre mille hommes ? Pourquoi, plus il y a de monde, plus trouve-t-on de pain de reste ? Nous pourrions répondre fort simplement que ces sept corbeilles d’ici étaient peut-être plus grandes que ces douze paniers d’alors, ou que Jésus-Christ, pour empêcher qu’on ne confondît ces deux miracles, et qu’on ne les fît passer pour un seul, voulut mettre entre les deux quelque différence ; voilà pourquoi il égale les paniers qui restaient du premier miracle au nombre de ses apôtres, et les sept corbeilles du second à celui des pains.

Mais il faisait encore voir bien clairement sa puissance souveraine par ces petites circonstances, et marquait avec quelle facilité il accomplissait les plus grands miracles, puisqu’il lui était si aisé de faire tout réussir dans la manière qu’il lui plaisait. Car je regarde ceci, mes frères, comme l’effet d’une grande puissance dans le Fils de Dieu, d’avoir fait trouver ce nombre si juste, et d’avoir fait rester si précisément douze paniers en nourrissant les cinq mille hommes, et sept corbeilles en nourrissant les quatre mille, sans qu’il y eût rien de plus ou de moins que ce nombre.

Ce dernier miracle se termine enfin comme le premier. Car il est marqué dans l’un et dans l’autre que Jésus-Christ, après avoir renvoyé le peuple, se retira « et monta dans une barque. » Comme Jésus-Christ n’avait encore point fait de miracle qui attirât autant le peuple à le suivre que cette multiplication des pains, et non seulement à le suivre, mais à le prendre même pour roi, il voulut faire voir jusqu’à quel point il fuyait la royauté. Il se retira aussitôt et monta sur une barque, afin que ce peuple ne le pût suivre. « Et ayant renvoyé le peuple, il monta sur une barque, et vint au pays de Magedan (39) ». Alors les pharisiens et les sadducéens vinrent à lui pour le tenter et le prièrent de leur faire voir quelque prodige dans l’air (1). « Mais il leur répondit : Le soir vous dites : il fera beau parce que le ciel est rouge (2). Et le matin vous dites : Nous aurons aujourd’hui de l’orage, parce que le ciel est sombre et rougeâtre (3). » Saint Marc dit que lorsqu’ils se furent approchés du Sauveur et qu’ils l’eurent – prié de leur faire voir quelque signe, il en gémit et dit en soupirant : « Pourquoi ce peuple me demande-t-il un prodige ? » (Mrc 6,42.} Cette demande captieuse qu’ils faisaient à Jésus-Christ ne mériterait que son indignation, et néanmoins le Fils de Dieu est si doux qu’il ne s’irrite point contre leur malice. Il est au contraire touché de leur misère.

Il s’afflige que leur maladie soit incurable, et qu’après tant de preuves si publiques de sa puissance, ils viennent encore le tenter. Il savait que ce n’était point pour croire en lui qu’ils lui faisaient cette demande, mais seulement pour le surprendre. S’ils se fussent adressés à lui avec plus de sincérité, il leur eût accordé volontiers tout ce qu’ils lui demandaient. Nous avons vu, il n’y a pas longtemps, qu’après avoir dit à une femme chananéenne : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens, » il ne laisse pas néanmoins de l’exaucer ensuite ; combien donc leur eût-il accordé plutôt cette grâce, s’ils la lui avaient demandée sans déguisement ? Mais comme ils ne venaient que dans le dessein de le tenter, il les appelle très-justement « hypocrites », puisqu’ils n’avaient pas dans le cœur ce qu’ils témoignaient par leurs paroles. S’ils eussent été disposés à croire en lui, ils ne lui auraient point fait cette demande.

Et une autre marque encore qu’ils ne faisaient pas cette demande dans l’intention d’acquérir la foi, c’est qu’en entendant les reproches qui leur sont faits, ils ne s’excusent point sur leur ignorance, et ne disent point qu’ils venaient à lui pour s’instruire. Mais quel prodige les pharisiens pouvaient-ils désirer de voir dans l’air ? Ils voulaient, peut-être que Jésus arrêtât le soleil, ou qu’il donnât un frein à la lune, ou qu’il excitât des foudres et des éclairs, ou qu’il fît un changement dans tout l’air, et quelque merveille semblable. Jésus-Christ leur répond : « Hypocrites, vous savez bien reconnaître ce que présagent les diverses apparences du ciel, et vous ne savez point reconnaître les signes des temps que Dieu a marqués (4). » Admirez, mes frères, la douceur et l’humilité du Fils de Dieu. Il ne leur refuse pas absolument de faire ce qu’ils lui demandent comme il avait fait ailleurs, lorsqu’il dit : « On ne leur donnera point de signes », mais il donne la raison de ce refus, quoiqu’en lui faisant cette demande ils n’eussent aucun désir de s’instruire de la vérité. Quelle est donc cette raison ? Comme il y a dans l’air, dit-il, des marques du beau et du mauvais temps ; et que personne, en voyant celles qui présagent le mauvais, il ne s’attend à voir le ciel serein, comme en voyant le ciel serein, il ne s’attend point aux orages : vous devez raisonner de même à mon sujet.

Ce temps que vous voyez de mon premier avènement est bien différent de ce que sera le second. Vous n’avez besoin maintenant que de voir les prodiges que je fais sur la terre ; je réserve à mon autre avènement les prodiges qui paraîtront dans les airs. Je suis venu main, tenant comme médecin ; mais je viendrai alors en juge. Je suis venu maintenant chercher la brebis égarée, et je viendrai alors me faire rendre compte de vos actions. C’est pourquoi je me suis caché d’abord en venant, mais j’ouvrirai alors les cieux ; j’obscurcirai le soleil ; je ferai disparaître la lumière de la lune ; je ferai trembler toutes les puissances des cieux, et je paraîtrai tout d’un coup dans l’air, comme un éclair qui brille et qui surprend tout le monde.

Mais ce n’est pas maintenant, le temps de faire ces prodiges, puisque je ne suis venu que pour mourir, et pour endurer les outrages les plus sanglants. Ne savez-vous pas que le Prophète a dit de moi : « Il ne disputera point, il ne criera point, et on n’entendra point sa voix dans les places publiques ? » (Isa 42,2) Et qu’un autre prophète a dit : « Il descendra comme la pluie sur une toison ? » (Psa 72,6) Que si vous m’objectez ici les miracles qui furent faits autrefois au temps de Pharaon, je vous réponds qu’il s’agissait alors de délivrer mon peuple d’un ennemi, et qu’ainsi ces miracles étaient nécessaires ; au lieu que venant aujourd’hui chez des amis et au milieu de mon peuple, je n’ai point besoin de tous ces prodiges.

3. De plus, comment puis-je vous accorder ces grandes choses que vous demandez, puisque vous ne croyez pas les petites que je fais tous les jours devant vos yeux ;? Je ne les appelle petites que parce qu’elles n’ont pas tant d’éclat à l’extérieur, quoique leur vertu invisible soit incomparablement plus grande que tous ces prodiges de l’air. Car que peut-on comparer à la puissance de remettre les péchés, de ressusciter les morts, de chasser les démons, de rendre la santé, le mouvement et l’affermissement aux corps, et de faire cent autres choses semblables ?

« Ce peuple méchant et adultère demande un prodige, et il ne lui en sera point donné d’autre que celui du prophète Jonas. Et les laissant là, il s’en alla (4). » Voyez combien leurs cœurs sont aveuglés. Jésus-Christ leur dit qu’il ne, leur sera point donné d’autre signe que celui du prophète Jon. et ils ne s’informent, pas même quel était ce signe : Ne devaient-ils pas, eux qui savaient quel avait été ce prophète, et ce qui lui était arrivé, chercher au moins, lorsqu’on leur disait cette parole pour la seconde fois, s’éclaircir de ce qu’elle voulait dire, et à se faire instruire de ce mystère ? Mais ce que j’ai dit n’est que trop vrai. Ils ne faisaient point ces questions au Sauveur dans un désir sincère de s’instruire. C’est pourquoi l’Évangile remarque « que Jésus-Christ les laissa et qu’il s’en alla. »

« Or ses disciples étant passés au-delà de l’eau, oublièrent de prendre des pains (5). Et Jésus leur, dit : Ayez soin de vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (6). » Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il pas clairement. Ayez soin de vous garder de la doctrine des pharisiens ? Il est clair que par cette expression, il voulait leur donner lieu de se souvenir des deux miracles qu’il avait faits, car il savait qu’ils ne s’en souvenaient déjà plus. Il n’eût pas été raisonnable de leur reprocher cet oubli s’il n’en eût trouvé un sujet légitime, mais en prenant ainsi l’occasion d’eux-mêmes et de ce qu’ils disent pour leur faire ce reproche, c’était sans doute un moyen de l’a doucir beaucoup, et de le leur rendre moins odieux.

Vous me direz peut-être : Pourquoi ne prenait-il pas sujet de les blâmer de cet oubli, lorsqu’ils lui dirent au second, miracle : « Où pourrons-nous avoir dans, ce désert assez-de pain pour nourrir un si grand nombre de personnes ? » Il semblait que ce fût alors une occasion bien propre de les accuser de leur peu de souvenir. Je vous réponds qu’il ne voulut pas le faire alors, pour ne pas paraître faire avec quelque faste ce second miracle. On peut dire aussi qu’il évita de leur faire alors ce reproche, parce qu’il ne voulait pas les confondre devant le peuple, ni chercher sa gloire dans leur propre confusion. De plus cette accusation était beaucoup plus juste ici, puisque ce miracle opéré par deux différentes fois, avait produit sur eux si peu d’effet. Mais enfin, après cette seconde multiplication, il ne diffère plus d’accuser leur peu de foi, et il découvre en public les pensées qu’ils formaient dans le secret de leur cœur. « Mais ils pensaient et disaient entre eux : C’est parce que nous n’avons point pris de pain (7). » Il paraît qu’ils étaient encore attachés aux cérémonies, de la purification des Juifs, et du discernement des viandes. Toutes ces raisons réunies obligent Jésus-Christ de les reprendre avec plus de force. « Ce que Jésus connaissant, il leur dit : Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains (8) ? »Ne comprenez-vous point encore et ne vous souvenez-vous point ? Votre cœur est – il aveuglé ? Avez-vous des yeux sans voir et des oreilles sans entendre ? Ne vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers (9) ? Ni des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles (10) ? »

Remarquez, mes frères, avec quelle sévérité le Sauveur parle ici à ses apôtres. On ne voit point ailleurs qu’il leur ait rien reproché avec tant de force. D’où vient donc qu’il les traite ici si sévèrement ? C’était encore pour les porter à laisser de côté l’observance concernant la distinction des viandes. Il s’était contenté, lorsqu’il en parlait aux pharisiens, de dire à ses apôtres qui l’interrogeaient : « Ne comprenez-vous point cela ? Êtes-vous aussi sans intelligence ? » Mais il leur parle ici plus fortement et il les appelle des hommes de peu de foi. » Il n’est pas toujours à propos de parler doucement aux hommes. Si d’un côté il leur donnait beaucoup d’accès et de liberté auprès de lui, i1 savait aussi de l’autre les corriger par de sévères réprimandes, afin que par ce mélange et ce tempérament de sévérité et de douceur, il ménageât avec sagesse la conduite de leur salut.

Il semble qu’aussitôt qu’il leur a fait ce reproche, il veuille s’en justifier en disant : « Ne vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers, et des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles ? » Il leur marque avec soin le nombre des personnes qui furent rassasiées et celui des paniers qui restèrent, afin qu’en rappelant en leur mémoire toutes ces particularités, il les rendît plus vigilants et plus fidèles pour l’avenir. Et pour comprendre mieux quelle fut la force de cette réprimande et quel effet elle produisit sur les apôtres en les faisant sortir comme, d’un profond assoupissement, il ne faut que considérer les paroles de notre Évangile. Sans les réprimander davantage, Jésus ajouté seulement après ce reproche : « Comment ne comprenez-vous point que je ne vous parlais pas de pain, lorsque je vous ai dit de, vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (11) ? » Et néanmoins l’Évangéliste leur rend ce témoignage. « Alors ils comprirent qu’il ne leur avait point dit de se garder du levain qu’on met dans le pain, mais de la doctrine des pharisiens et des sadducéens (12). » Ils comprirent sans aucune interprétation de la part de leur Maître. Voyez-vous le bien qu’une réprimande faite à propos produit dans les âmes ? Car on voit que celle-ci éloigna les apôtres de ces observances judaïques, et que de lâches qu’ils étaient auparavant, oubliant tout et négligeant tout, elle les rendit au contraire si ardents, et redoubla leur foi de telle sorte, qu’ils ne craignaient plus ni de manquer de pain, ni de tomber dans les extrémités les plus pressantes.

Que cet exemple donc, mes frères, apprenne aux pasteurs à n’avoir pas toujours une complaisance lâche et molle pour ceux qui leur sont soumis ; et aux-peuples à ne pas rechercher une douceur excessive dans les pasteurs qui les conduisent. L’homme est si faible qu’il a toujours besoin de ces deux remèdes, de la force et de la douceur. C’est par ce double moyen que Dieu a toujours gouverné le monde. Tantôt il a usé de sévérité, et tantôt de grâce, et il a mêlé divinement les biens et les maux ensemble. Il ne nous laisse pas toujours vivre ou dans l’affliction ou dans la joie ; mais comme le jour succède à la nuit, et l’été à l’hiver, il nous fait passer de même de la tristesse à la joie, des maux aux biens, et de la maladie à la santé.

4. Ne soyons donc point surpris, mes frères, lorsque nous tombons dans la maladie, puisque que c’est au contraire de la santé que nous devons être surpris. Ne nous troublons point lorsque nous souffrons quelque douleur, puisque nous devons plutôt nous troubler d’être dans la joie. Ces deux différents états s’entre-suivent et se succèdent toujours. Pourriez-vous vous étonner de vous voir sujets à telle vicissitude de biens, et de maux, puisque les plus grands n’en ont pas été exempts ?

Pour vous convaincre de ce que je dis, examinez la vie de quelque saint que vous croirez avoir été moins sujet aux maux, et avoir joui de plus de biens. Voulez-vous que ce soit Abraham ? voulez-vous que nous considérions son état dès le commencement de sa vie ? Écoutez ce que Dieu lui dit d’abord : « Sortez de votre terre et du milieu de vos parents. » (Gen 12,1). Vous voyez sans doute combien ce premier commandement qu’il reçoit de Dieu semble dur ; voyez maintenant comment le bien succède au mal, et la joie à la tristesse : « Et venez dans la terre que je vous montrerai, où je vous établirai le chef d’une grande race. »

Ne croyez pas que lorsqu’il fut arrivé dans cette terre comme dans un port tranquille, il cessa d’être dans les maux. Ce fut alors au contraire qu’il en ressentit d’infiniment plus fâcheux. Ce fut alors qu’il fut affligé de la famine ; qu’il fut obligé d’aller dans un pays étranger, et qu’il vit enlever sa femme. Mais il vit aussi succéder ensuite à ces maux de nouvelles grâces. Il vit la plaie dont Dieu frappa Pharaon à son sujet, l’honneur avec lequel ce roi lui permit de s’en retourner, l’estime qu’il lui témoigna, les présents dont il le combla, et enfin son heureux retour dans son pays et dans sa maison. On voit ainsi dans toute la suite de sa vie une succession continuelle de biens et de maux, de prospérités et d’adversités. Tel a été dans, la suite l’état de tous les apôtres. C’est pourquoi saint Paul dit : « Je bénis Dieu qui nous console dans toutes nos peines, afin que nous puissions aussi consoler nous-mêmes ceux qui souffrent toutes sortes d’afflictions. » (2Co 1,4)

Mais que me fait cela, me direz-vous, moi qui suis continuellement dans la douleur ? Ne soyez point ingrat, mon frère, ne méconnaissez pas les grâces que Dieu vous fait. Cet état que vous dites est un état qui ne peut exister. Il est impossible d’être d’une de continuelles douleurs. La nature n’y pourrait pas résister. Mais parce que nous voudrions être toujours dans la joie, nous croyons toujours être dans l’affliction. D’ailleurs, comme nous oublions bientôt les biens que nous avons reçus, et que nous ne pouvons au contraire oublier les maux que nous avons soufferts, l’oubli des uns et le souvenir toujours présent des autres nous fait dire que nous sommes dans la misère et dans la douleur. Mais comme je vous l’ai dit, il serait impossible qu’un homme pût vivre s’il était toujours dans les maux.

Examinons si vous voulez d’un côté la vie de ceux qui vivent dans les délices et dans l’abondance de toutes sortes de biens, et voyons de l’autre l’état de ceux qui souffrent et qui sont accablés de maux. J’espère vous faire voir clairement que les premiers ont aussi leurs afflictions ; comme les seconds ont aussi leurs plaisirs et leurs joies. Écoutez-moi seulement avec patience et sans prévention.

Prenons deux hommes tout différents. Que l’un soit esclave, et qu’il gémisse, dans les fers : que l’autre soit un jeune roi qui n’ait plus de père qui le retienne, et qui dépense avec une profusion excessive les biens infinis qu’il lui a laissés. Que l’un soit un pauvre artisan qui gagne avec peine chaque jour de quoi subsister ; et que l’autre vive dans le luxe et dans toutes sortes de délices. Commençons par voir les ennuis et les chagrins de celui qui est si heureux en, apparence. Représentons-nous ce qu’il souffre lorsqu’il désire un degré d’honneur qu’il ne peut avoir ; lorsqu’il se voit méprisé de ses propres domestiques, négligé de ceux qui sont au-dessous de lui, blâmé dans ses excès et détesté de tout le monde ; enfin lorsqu’il éprouve mille maux qui sont inévitables aux personnes riches comme les chagrins, les inquiétudes, les médisances, les ennuis, les piéges, les faux rapports, et le grand nombre, d’ennemis qui, rie pouvant usurper les grands biens qu’ils lui envient, n’ont point d’autre consolation que de traverser son bonheur par mille artifices, de lui susciter tous les jours de nouvelles affaires, et de ne lui permettre jamais de vivre en repos.

Voyons maintenant les douceurs dont jouit quelquefois cet artisan dans le travail pénible auquel il est contraint pour gagner sa vie. Premièrement, il n’est point exposé à ces malheurs, dont le riche est assiégé de toutes parts.

Si quelqu’un témoigne le mépriser, il n’en est point attristé, parce qu’il ne se préfère à personne. Il ne craint point de perdre ses biens. Il mange le peu qu’il a en repos. Il y trouve son plaisir, et il dort en toute sécurité. Ces voluptueux trouvent moins de plaisir à boire leur vin de Thasos, que ce pauvre à se rafraîchir d’une eau claire qu’il tire d’une belle source.

Si ce que je vous dis ne vous suffit pas encore, comparons plus en détail l’état d’un roi et celui d’un homme qui gémit dans les chaînes. Nous verrons que souvent l’un est dans la joie et se divertit, pendant que l’autre, avec sa pourpre et son diadème, est abattu de tristesse, déchiré d’ennuis et tourmenté de mille frayeurs qui le font mourir. Car c’est une chose constante, qu’il n’y a point de vie si heureuse qui soit exempte de douleur, comme il n’y en a point aussi de si misérable qui n’ait sa joie et ses consolations. Notre nature est trop faible pour supporter un état aussi pénible que serait cette continuité rie douleurs. Que si l’un se réjouit plus souvent, et que l’autre soit plus souvent triste, c’est la faute de ce dernier. Ce n’est point son état qui, de lui-même, le jette dans cette tristesse ; ce n’est que sa propre faiblesse qui l’abat et qui le met dans ce découragement.

Il ne dépend que de nous, si nous le voudrions, d’être toujours dans la joie. Appliquons-nous seulement à la vertu, et rien ne sera capable de nous rendre tristes. La vertu remplit de douces espérances ceux qui la possèdent. Elle les rend chers à Dieu et agréables aux hommes. Elle les comble d’un plaisir et d’une consolation ineffable. Et, quoiqu’elle ait ses épines, elle remplit néanmoins le cœur d’une telle joie, et il est comme charmé de délices si inconcevables, qu’il n’y a point de paroles qui les puissent exprimer.

Car je vous prie de me dire ce que vous appelez plaisir en ce monde ? Est-ce une table somptueuse, une santé robuste, une grande réputation et des richesses immenses ? Je suis assuré que, si vous comparez toutes ces choses avec les joies intérieures dont je vous parle, elles vous paraîtront plutôt des maux que de véritables biens. Il n’y a rien de plus agréable que la bonne conscience. Rien n’est plus doux à l’âme que l’espérance qu’elle, conçoit pour l’avenir. Si vous voulez vous en convaincre, faisons venir ici un vieillard près de mourir. Représentons-lui, d’un côté, la bonne chère ou les honneurs dont il a joui durant sa vie, et montrons-lui, de l’autre, les bonnes œuvres qu’il a faites. Demandons-lui ce qui lui donne alors plus de plaisir, et ce qui le console davantage, et nous verrons qu’il rougira des uns, au lieu que le souvenir des autres le fera tressaillir de joie.

5. C’est ainsi qu’Ezéchias, malade, ne se souvenait plus des délices de ses festins, ni de la gloire de son royaume ; mais seulement de sa justice et de ses œuvres de piété. Car il disait à Dieu : « Souvenez-vous, Seigneur, que j’ai marché en votre présence dans une voie droite. » (2Ro 10,3) Voyez de même la joie que ressent saint Paul, lorsqu’il dit : « J’ai bien combattu, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. » (2Ti 4,7)

Vous me demanderez peut-être de quels autres biens saint Paul pouvait se souvenir en cet état, et quelle autre consolation il pouvait avoir, que de ses vertus passées. Je vous réponds qu’il pouvait rappeler alors en sa mémoire plus d’avantages, même temporels, que toutes ces personnes du monde ; car il avait reçu des honneurs et des dons très considérables. Il dit lui-même, écrivant aux Galates, qu’ils l’avaient reçu « comme un ange du Seigneur, et comme Jésus-Christ même. Qu’ils, eussent, si cela était possible, arraché leurs propres yeux pour les lui donner » (Gal 4,14), et qu’ils eussent de bon cœur donné leur propre vie pour sauver la sienne.

Cependant cet apôtre, à la fin de sa vie, ne se souvient plus de tous ces honneurs il n’a dans la mémoire que ses travaux, et la récompense qu’il en attend. Et certes, c’était avec grande raison que ce saint apôtre avait effacé le reste de sa mémoire. Les honneurs se perdent en ce monde, mais les souffrances nous accompagnent après notre mort, et, au lieu qu’on nous redemande compte des premiers, on nous rend, au contraire, des récompenses pour les autres.

Ne savez-vous pas quel trouble nos péchés causent dans notre esprit au moment de notre mort ; quelle est alors notre inquiétude et l’agitation de notre cœur. Lorsque nous sommes ainsi déchirés au dedans de nous, le souvenir de nos vertus, qui se présente alors à notre âme, est comme la douceur du calme qui succède à la tempête, et qui nous console dans le trouble et dans le désespoir nous nous trouvons réduits. Si nous étions sages, mes frères, cette crainte nous accompagnerait durant toute notre vie. Mais, parce que nous y sommes insensibles tant que nous vivons, elle se saisira de nous à la mort, et nous frappera de terreur.

Un prisonnier, un coupable, n’est jamais plus triste que lorsqu’on le tire de la prison pour le présenter à son juge. C’est alors qu’il tremble, quand il se voit au pied du tribunal, où il doit rendre compte de ses crimes, et entendre prononcer l’arrêt de sa mort. N’est-ce pas ce qui remplit l’esprit des mourants de spectres et de visions effroyables, qu’ils nous racontent eux-mêmes, et dont ils ne peuvent souffrir le regard ? Ils font des efforts si violents dans le désespoir où ils sont, qu’ils en ébranlent tout leur lit et le renversent par terre. Ils lancent de tous côtés des regards farouches sur ceux qui les environnent. On voit au-dehors ce que l’âme souffre au dedans, lorsqu’elle combat pour ne pas sortir du corps, ou qu’elle ne peut supporter la présence des anges qui viennent à elle.

Si le regard de quelques personnes nous fait souvent trembler de peur, que ferons-nous lorsque les anges viendront à nous d’un œil menaçant, et que les puissances célestes nous sépareront de toutes les choses présentes ? Que deviendrons-nous, lorsque notre âme, se voyant arrachée du corps comme par force, jettera mille soupirs inutiles et mille regrets superflus, comme ce riche de l’évangile, qui s’affligea si inutilement à la mort ?

Gravons donc ceci dans nos âmes. Pensons sérieusement, mes frères, à ce triste état. Craignons d’y tomber, afin que nous n’y tombions pas. Conservons en nous-une vive appréhension de ces maux. Ainsi, nous ne les éprouverons pas, mais nous jouirons au contraire des biens éternels, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, qui nous vivifie, est toute la gloire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il (418).

HOMÉLIE LIV

« OR, JÉSUS ÉTANT VENU AUX ENVIRONS DE CÉSARÉE DE PHILIPPES, INTERROGEAIT SES DISCIPLES EN LEUR DISANT : QUE DISENT LES HOMMES DE MOI ? QUI DISENT-ILS QU’EST LE FILS DE L’HOMME ? (CHAP. 16,13, JUSQU’AU VERSET 24)

HOMÉLIE SUR LA RÉSURRECTION DES MORTS
Edition Migne, tom. 2, seconde partie, p. 417.
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AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Les homélies contre les Anoméens hérétiques qui rabaissaient la gloire et la dignité du Fils unique, furent prononcées au commencement de l’année 387. Or, c’est à ces homélies que saint Chrysostome fait évidemment allusion au début de la présente homélie, lorsqu’il dit : « Nous venons de traiter des questions dogmatiques, nous vous avons entretenus de la gloire du Fils unique, nous avons fermé la bouche à ceux qui ne craignent pas de rabaisser sa dignité, et de le dire étranger à son Père. » – Il s’ensuit que l’homélie sur la résurrection des morts est de la même époque. – Elle fut prononcée avant le carême de 387. – Les discours prononcés durant ce carême se rapportent tous à la sédition d’Antioche. Le saint docteur donne lui-même dans son exorde l’argument de ce discours. – 1° II y traite de la résurrection des morts, dont il apporte, passim, plusieurs preuves. – Il soutient le dogme de la Providence. – 2° De la manière de régler sa vie selon Dieu ; des peines que doit faire braver aux chrétiens la vue des félicités éternelles. – 3° et 4° Des récompenses accordées parfois, dès cette vie, aux hommes vertueux, à saint Paul, par exemple (explication de plusieurs textes relatifs à cette vérité). – 5° De la fragilité des avantages temporels. – 6° 7° et 8° Des erreurs manichéennes qu’il réfute et contre lesquelles il établit que le corps humain et la nature humaine ne sont pas mauvais par eux-mêmes, et il démontre la vérité du dogme de la résurrection.

1. Ce sont les dogmes qui vous ont été, avant ce jour, proposés dans nos entretiens ; c’est la gloire du Fils unique de Dieu, qui a fermé la bouche à ses détracteurs, à ceux qui le disent d’une autre nature que le Père de qui il est engendré : aujourd’hui, c’est à la morale que je veux donner la préférence ; les pensées sur la vie pratique, les règles de conduite, rempliront ce discours destiné à vous exhorter ; ou plutôt, ce discours ne sera pas seulement moral, mais dogmatique aussi, car je m’apprête à approfondir la résurrection considérée dans son sujet même ; sujet varié, riche en réflexions qui dirigent notre foi, qui font régner l’harmonie dans notre manière de vivre, qui mettent la divine Providence au-dessus de toute accusation. Remarquez ici deux contraires : l’incrédulité en ce qui touche la résurrection, c’est le trouble dans notre vie, c’est notre vie livrée à des maux sans nombre, c’est un complet bouleversement ; la foi à la résurrection rassemble, concilie les raisons de croire à la Providence, nous remplit d’ardeur pour la vertu, d’horreur pour le vice, fait régner en toutes choses la sérénité, la paix. Celui qui ne croit pas ressusciter un jour, celui qui n’admet pas avoir un jour de comptes à rendre de ses actions d’ici-bas, celui qui estime que tout ce qui est de nous est renfermé dans les limites de la vie présente, que par-delà il n’y a plus rien, celui-là ne se souciera pas de la vertu ; à quoi bon, s’il ne peut attendre aucune récompense de ses efforts et de ses fatigues ? il ne s’abstiendra pas de mal faire, puisqu’il ne s’attend à subir aucun châtiment de ses mauvaises actions ; il s’abandonnera à ses désirs déréglés, à toute espèce de perversité. Mais l’homme qui croit dans son âme au jugement à venir, qui a toujours devant les yeux le redoutable tribunal, les comptes réclamés d’une voix inexorable, la sentence dont on n’appelle pas, celui-là mettra tous ses soins à la tempérance ; il s’attachera à l’équité, à toutes les vertus ; il voudra fuir l’immodestie, la brutalité de l’insolence, toute perversité ; les accusateurs de la providence de Dieu trouveront, en cet homme-là, plus que la force nécessaire pour les réduire au silence.

Il y a des hommes qui ne peuvent supporter de voir, d’un côté, la modération, la tempérance, la justice tourmentées par la pauvreté ; en proie aux outrages, aux calomnies ; la vertu privée presque du nécessaire, et souvent éprouvée, en outre, par la longueur des maladies, par toutes les souffrances du corps, et dépourvue de tout secours ; d’un autre côté, des imposteurs, des êtres souillés, couverts d’infamie, vivant au sein des richesses, dans les délices, parés de brillants vêtements, traînant des essaims de domestiques, admirés, jouissant du pouvoir, en position de tout dire à l’empereur ; et, comme conséquence de ce qu’on a vu, on attaque la providence de Dieu, on dit : Qu’est devenue cette providence ? qu’est-elle devenue cette justice ? A l’homme tempérant, modeste, le malheur ; au déréglé, au corrompu, la prospérité ; celui-ci, on l’admire ; l’autre, on le méprise ; celui-ci coule sa vie dans les délices qui l’inondent ; l’autre la traîne dans la misère, dans les maux les plus affreux. Quand de telles paroles seront prononcées, celui qui doute de la vie à venir, gardera le silence, il ne répondra pas un seul mot ; mais celui qui comprend la raison de la résurrection, réfutera facilement le blasphème, il répondra à ces querelleurs moroses : Cessez d’aiguiser votre langue contre le Dieu qui vous a faits. La vie présente ne renferme pas tout ce qui nous appartient ; nous nous hâtons vers une autre vie, beaucoup plus longue, disons mieux, qui n’a pas de fin : et là, sans que rien y manque, ce pauvre qui vit dans la justice, recevra la récompense de ces peines qui vous occupent, et quant à ce déréglé, cet imposteur, il subira, de cette prospérité, de ces délices qu’il ne méritait pas, le châtiment mérité. Donc, ne nous bornons pas aux choses présentes pour porter notre jugement sur la providence de Dieu ; tenons compte aussi des choses à venir. Vie présente, c’est dire lutte, lieu d’exercice, stade ; vie à venir, cela signifie prix, couronnes, distribution de récompenses. Comme il faut que l’athlète, dans le lieu où il s’exerce, combatte inondé de sueur, couvert de poussière, haletant, fatigué, meurtri, de même le juste ici-bas doit supporter beaucoup d’épreuves et tout endurer avec un noble courage, s’il veut recevoir les brillantes couronnes de là-haut. Mais si les jours heureux des méchants sont, pour quelques personnes, un sujet de trouble, qu’elles fassent donc, sur leur prospérité, ce raisonnement les voleurs, les profanateurs de tombeaux, les meurtriers, les pirates, avant d’être conduits devant les juges, mènent une vie délicieuse, ils composent leur opulence des malheurs d’autrui ; l’injustice les enrichit, les enivre chaque jour ; mais une fois qu’ils sont frappés par la sentence des juges, ils expient tous les crimes passés ; et de même, tous ces trafiquants de courtisanes, et ceux qui dressent des tables de sybarites, et ces insolents qui froncent les sourcils sur la place publique et déchirent les pauvres, quand paraîtra le Fils unique de Dieu au milieu de ses anges, quand il sera assis sur le trône devant lequel il citera la terre, on les verra tout nus, sans aucune pompe, sans personne pour les assister, pour les défendre, sans rémission, sans pitié, précipités dans les fleuves du feu éternel. Ne célèbre donc pas leur bonheur, leurs délices d’ici-bas, fais mieux, pleure le châtiment qui va venir ; ne gémis pas sur le juste, ici-bas soumis à la pauvreté ; fais mieux, célèbre la richesse de tous les biens, l’opulence qui va venir pour lui ; enracine dans ton âme la pensée de la résurrection, afin que, si tu es vertueux, dans les tentations tu te sentes plus fort, plus allègre, par les espérances de l’avenir ; si le vice te possède, tu te détaches de la perversité, tu retournes, par la crainte du châtiment à venir, à la modération et à la sagesse.

2. Voilà pourquoi Paul, à chaque instant, nous répète des paroles comme celles qu’on vous a citées en ce jour sur la résurrection ; vous avez entendu sa grande voix : Aussi nous savons que, si cette maison de terre, cette habitation, cette tente vient à être défaite, Dieu nous donne une maison, qu’aucune main n’a faite, éternelle demeure dans les cieux. (2Co 5,1) Remontons plus haut, et voyons comment il est arrivé à parler de la résurrection. Ce n’est pas sans une secrète pensée, ce n’est pas au hasard qu’il reprend cet enseignement, il y revient toujours ; c’est qu’il veut en même temps montrer l’avenir et fortifier les athlètes de la piété. Maintenant, sans doute, nous sommes heureux, en pleine paix, par la grâce de Dieu ; les empereurs vivent dans la piété ; ceux qui commandent connaissent la vérité ; peuples, cités, nations, tous, affranchis de l’erreur, adorent le Christ ; mais dans ces jours d’autrefois, de la première prédication, quand les semences de la piété ne faisaient que d’être répandues, la guerre était sur un grand nombre de points à la fois, variée, compliquée. Princes, empereurs, courtisans, parents des empereurs, tous faisaient la guerre aux fidèles, et la guerre étouffait jusqu’aux sentiments de la nature. Le père souvent livrait son fils, et la mère, sa fille, et le maître, son serviteur. Ce n’étaient pas seulement les cités, les territoires, mais souvent les familles mêmes qui étaient intérieurement déchirées, bouleversement intérieur plus affreux alors que toute guerre civile. Tous les biens au pillage, la liberté supprimée, la vie même menacée, non par les incursions, par la brutalité des barbares ; ceux mêmes qui se montraient les maîtres du pouvoir, de la souveraineté, étaient, pour les peuples assujettis à leur empire, plus cruels que tous les ennemis. Et c’est ce que saint Paul attestait par ces paroles : Vous avez soutenu de grands combats, diverses afflictions ; d’une part, exposés devant tous aux injures et aux mauvais traitements ; d’autre part, compagnons de ceux qui ont été ainsi tourmentés. Car vous avez compati à mon sort, quand j’étais dans les chaînes, et vous avez vu avec joie le pillage de vos biens. (Heb 10,32, 34) Et aux Galates, il dit : Sera-ce donc en vain que vous avez tant souffert ? si toutefois ce n’est qu’en vain. (Gal 3,4) Et à ceux de Thessalonique, à ceux de Philippe, en général à tous ceux à qui écrit l’Apôtre, un grand nombre de paroles semblables sont adressées. Et ce qu’il y avait d’affreux, ce n’était pas seulement la guerre extérieure, en tous lieux à la fois, guerre continuelle ; c’étaient surtout, au sein même des fidèles, des scandales, des querelles, des disputes, des rivalités ; ce que Paul attestait ainsi Combats au-dehors, frayeurs au dedans. (2Co 7,5) Et cette guerre intestine était plus affreuse pour les maîtres et pour les disciples. Paul ne redoutait pas tant les machinations des ennemis, que les chutes dans l’intérieur de l’Église, et la violation de ses lois. A Corinthe vivait un infâme libertin, et Paul ne cessa pas, tout le temps que dura cette ignominie, de pleurer sur le malheureux, de se déchirer les entrailles, de pousser d’amers gémissements.

Une troisième cause d’épreuves n’était pas, pour les fidèles, moins féconde en affliction ; c’était la nature même de la route à suivre, pleine de sueurs et de fatigues. Car elle n’était ni commode, ni facile, mais ardue, rude à gravir, demandant une âme zélée pour la sagesse, alerte, toujours vigilante. Aussi le Christ appelait-il cette voie, la voie étroite, escarpée. C’est qu’il n’était pas permis de vivre sans crainte, comme chez les Grecs, dans la honte, dans l’ivresse, dans la sensualité, dans les délices, dans la magnificence ; au contraire, il fallait mettre un frein à ses désirs, maîtriser les passions désordonnées, mépriser les richesses, fouler aux pieds la gloire, s’élever au-dessus de la haine envieuse. Quel effort est nécessaire alors, c’est ce que savent les hommes chaque jour aux prises avec eux-mêmes. Car quel ennemi plus terrible, répondez-moi, qu’une passion effrénée, qui, à chaque instant, comme un chien que la rage possède, s’élance sur nous, trouble tous les instants de notre vie, et force notre âme à se tenir sans relâche en éveil ? Et qu’est-il de plus amèrement triste que la colère ? On trouvait de la douceur à se venger de celui qui avait fait l’injure, mais voici qu’on défendait la vengeance. Que dis-je, la vengeance ? Il fallait faire du bien à ceux qui nous affligent ; bénir ceux qui nous outragent ; ne jamais proférer une parole amère ; et la modération ne devait pas se restreindre à la conduite ; il la fallait encore montrer dans la pensée. Car il ne suffit pas de s’abstenir de toute action immodeste, mais aussi de l’immodestie du simple regard, du plaisir de contempler la beauté des femmes, car une telle contemplation attire les derniers supplices. Ainsi, toutes les guerres du dehors, toutes les frayeurs du dedans, toutes les fatigues des combats où s’acquiert la vertu. Ajoutez un quatrième sujet d’épreuves et de labeurs, l’inexpérience des lutteurs appelés à ces grands combats. Ils n’avaient pas eu de pieux ancêtres pour les préparer, ces hommes que les apôtres avaient la mission d’instruire ; ces disciples nouveaux avaient été élevés dans la mollesse, dans les délices, dans l’ivresse, dans les honteuses habitudes, dans l’intempérance. Circonstance qui ne contribuait pas médiocrement à grandir la difficulté du triomphe ; ni les âges précédents, ni leurs pères, ne leur avaient frayé les voies de la sagesse ; c’était, à cette heure, la première fois qu’ils dépouillaient leurs vêtements pour cette lutte.

3. Donc, en présence de difficultés si grandes, réservées aux combattants, l’Apôtre exhortant les courages, ne cessait pas de publier la résurrection. Et non content de cette pensée, de cette onction fortifiante qui retrempait les athlètes, il y joignait le récit de ses propres douleurs. Avant de retomber dans les discours sur la résurrection, il raconte ce qu’il a souffert, lui aussi ; entendez-le : Toujours pressés, jamais accablés ; traversés, non déconcertés; persécutés, non abandonnés ; précipités, mais non frappés de mort. (2Co 4,8-9) Il montre, par ces paroles, les morts subies chaque jour, comme si chacun de ces jours voyait marcher à la mort des cadavres qui respirent. Donc, en présence de ces tourments, l’Apôtre proclamait la résurrection : Nous avons la foi, dit-il, que celui qui a réveillé d’entre les morts Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous réveillera, nous aussi, par Jésus, et nous fera comparaître avec vous. C’est pourquoi nous ne succombons pas à nos maux, car nous avons dans nos combats, la plus puissante des exhortations, l’espérance de l’avenir. (2Co 4,14-16) Et il ne leur dit pas : C’est pourquoi ne succombez pas à vos maux, mais que dit-il ? C’est pourquoi nous ne succombons pas à nos maux, montrant par là qu’il est livré, lui aussi, à de continuels combats. Car voyez une différence : à Olympie l’athlète est dans l’enceinte ; le gymnasiarque reste au loin, assis ; permis à lui de secourir son lutteur par des paroles ; l’assistance qu’il lui prête ne dépasse pas les efforts de sa voix ; quant à se mettre auprès de lui, pour combattre comme auxiliaire, en personne, à ses côtés, c’est ce qu’aucun règlement ne lui permet. Il en est tout autrement pour les luttes de la piété ; le même y est à la fois gymnasiarque et athlète ; c’est pourquoi il ne reste pas hors de l’enceinte, assis, mais il va au milieu même des lutteurs, il frotte d’huile ses compagnons dans la lutte, voici comment : C’est pourquoi nous ne succombons pas à nos maux. Et il ne dit pas : C’est pourquoi je ne succombe pas à mes maux, mais, c’est pourquoi nous ne succombons pas à nos maux, dans la pensée de leur communiquer, en même temps que l’éloge, la fierté qui redresse. Mais encore que dans nous l’homme extérieur se détruise, néanmoins l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Voyez la prudence de l’Apôtre : il les a avertis de leurs souffrances par ces mots Toujours pressés, jamais accablés ; il les a avertis de la résurrection de Jésus, en disant, celui qui a réveillé d’entre les morts Jésus, nous aussi, nous réveillera.

Et maintenant, autre motif d’exhortation, qu’il exprime encore. Vous savez bien qu’un grand nombre d’hommes ont l’âme étroite, faible, morose ; ils sont persuadés de la résurrection, mais ils négligent cette pensée ; la longueur du temps à attendre leur donne le vertige, et ils retombent : voilà pourquoi l’Apôtre leur annonce, avant la résurrection, un autre salaire, une autre rétribution. Qu’est-ce à dire ? Encore que dans nous l’homme extérieur se détruise, néanmoins l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour; l’homme extérieur, c’est le corps ; l’intérieur, l’âme. Ce que dit l’Apôtre, revient à ceci : avant la résurrection, avant la jouissance de la gloire à venir, ici même, déjà tu as reçu, pour tes fatigues, une récompense qui a son prix ; l’affliction même rajeunit l’âme qui s’enrichit de sagesse, de piété, de persévérance, qui devient plus robuste, qui sent se fortifier sa vigueur. Car, de même que les athlètes qui exercent leur corps, sans compter les couronnes, sans compter les récompenses publiques, remportent, du sein même de leur gymnase, par le seul fait de l’exercice qu’ils se donnent, une précieuse récompense, la santé du corps, la force des muscles, qu’ils se procurent par leurs fatigues de gymnase, l’avantage en outre d’échapper à toutes les maladies ; de même, en ce qui concerne les luttes de la vertu, avant de nous ouvrir le ciel, avant de nous voir admis auprès du Fils de Dieu, avant de recevoir nos récompenses, ici même, nous recueillons notre salaire, une rétribution considérable, l’accroissement de la sagesse, qui prend possession de notre âme. Car, voyez, les marins qui ont été, mille fois ballottés par les flots, qui ont enduré force coups de vent ; qui ont eu à lutter contre des monstres sans nombre, à supporter d’innombrables tempêtes, avant de toucher le profit de leur voyage, recueillent, du seul fait qu’ils reviennent d’une longue traversée, un profit qui n’est pas méprisable ; ils ont acquis de la confiance, de l’intrépidité sur mer, et ils ont gagné de faire, sans crainte, avec plaisir, ces voyages maritimes ; il en est de même, croyez-le bien, de la vie présente ; celui qui â supporté afflictions sur afflictions, douleurs sur douleurs, pour Jésus-Christ, a reçu même avant de conquérir le royaume des cieux, une grande récompense ; il a conquis le droit de parler, d’ici-bas, librement à Dieu, sans plus attendre ; il a élevé son âme à une hauteur, d’où il tourne désormais en dérision tout ce qui paraît grave sur la terre.

Un exemple rendra plus manifeste la vérité de mes paroles. Ce Paul, notre Paul lui-même, qui supporta tant et tant de maux, a reçu, même ici-bas, ses récompenses ; insignes récompenses ; la force qui se rit des tyrans ; qui tient tête aux fureurs populaires ; qui voit de haut tous les supplices ; intrépide à l’aspect des bêtes féroces, à l’aspect des poignards, et des flots, et des précipices, et des séditions, et des perfides embûches, et, pour en finir, de tous les dangers ; qui se pourrait comparer à ce courage ? Celui qui n’a pas été exercé, qui n’a rien souffert, les premiers événements qui arrivent, suffisent d’ordinaire à le troubler ; disons mieux, ce qui le trouble ce ne sont pas les choses mêmes, et rien que la réalité ; une simple prévision ? Il n’en faut pas davantage. Mais que dis-je, une simple prévision, des ombres suffisent pour l’effrayer, pour l’épouvanter. Au contraire, celui qui a dépouillé tous ses vêtements, qui s’est mêlé dans les combats, qui a supporté mille et mille coups terribles, c’en est fait, il est supérieur à tout ; des geais qui criaillent, voilà ce que lui paraissent ceux qui le menacent, il en rit ; ce n’est pas une vulgaire couronne, une récompense banale, que de pouvoir défier toutes les douleurs humaines ; mépriser, laisser à d’autres les frayeurs ; et quand les autres frissonnent, et restent stupéfaits, de rire de leur épouvante, d’atteindre aux sommets des anges, de s’y établir, au milieu des vertus célestes, par la constance, par la sagesse que l’on a développée en soi. Nous disons que le corps va bien, qui ne craint ni le froid, ni le chaud, ni la faim, ni les privations, ni les incommodités des voyages, ni toutes les autres fatigues : à bien plus forte raison, elle va bien, il faut le dire, l’âme forte et généreuse, qui résiste à tous les assauts, conservant hors de toute atteinte, en dépit de tout, sa liberté. L’homme qui porte une telle âme, est plus roi que ne le sont les rois. Car un roi de la terre peut redouter ses satellites, amis, ennemis, soit les trames secrètes, soit la haine qui se déclare Mais l’âme dont j’ai parlé défie rois, satellites, domestiques, amis, ennemis, jusqu’au démon même impuissant contre elle. Comment cela ? Cette âme, qui a médité, comprend que les prétendus malheurs ne sont pas des malheurs.

4. Tel était le bienheureux Paul ; aussi que disait-il ? Qui donc nous séparera de l’amour de Jésus-Christ ? l’affliction, ou les angoisses, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou l’épée ? Selon qu’il est écrit pour vous, nous sommes égorgés tous les jours, on nous a regardés comme des brebis destinées à la boucherie ; mais dans tous ces maux, nous sommes vainqueurs par celui qui nous a aimés. (Rom 8,35-37) C’est ce qu’il insinuait par ces paroles : Encore que dans nous l’homme extérieur se détruise, néanmoins l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. (Cor 4,16) Le corps s’affaiblit, dit-il, mais l’âme se fortifie en puissance, en énergie, ses ailes grandissent. Et de même qu’un soldat chargé de lourdes armes, quelles que soient sa bravoure et son habitude de la guerre, inspire peu de terreur aux ennemis qui savent bien que la pesanteur des armes empêche la rapidité de la course et le maniement du fer ; tandis que, légèrement armé, pourvu d’armes commodes, le soldat, comme un oiseau, fond sur l’ennemi : de même, celui dont la chair ne s’est appesantie ni dans l’ivresse, ni dans les complaisances de la sensualité, ni dans les délices, à qui les jeûnes, au contraire, et les prières, et la constance dans les afflictions ont fait un corps plus mince et plus léger, celui-là c’est un oiseau qui s’abat du haut des airs, se ruant, d’un vol impétueux, sur les phalanges des démons pour les terrasser, pour subjuguer ces puissances ennemies.

Ainsi Paul, après tant de souffrances, jeté en prison, attaché au poteau, voyait son corps s’affaiblir, épuisé par les fatigues ; mais son âme, il la sentait énergique et robuste : l’énergie du prisonnier dans les fers était telle que le seul bruit de sa voix ébranlait les fondements de la prison, chargeait de liens le geôlier libre, et bientôt captif de celui qu’il devait garder ; ses paroles suffisaient pour ouvrir, les portes fermées à clef. Paul ne nous a donc pas donné une petite consolation en nous disant que, même avant la résurrection, nous devenons, par les épreuves, et meilleurs et plus sages. C’est pourquoi il nous dit : l’affliction produit la patience ; la patience, l’épreuve, et l’épreuve, l’espérance ; cette espérance n’est point trompeuse (Rom 5,4-5) Écoutez encore une parole qu’un autre a prononcée : Celui qui n’est pas tenté, n’a pas été éprouvé, et celui qui n’a pas été éprouvé, n’a aucune valeur. (Sir 34,10)

De sorte que nous ne recueillons pas de l’affliction un mince avantage, même avant la résurrection, l’avantage de posséder une âme plus éprouvée, plus sage, plus robuste, et affranchie de toute pusillanimité. Ce qui nous explique les paroles de Paul : Encore que dans nous l’homme extérieur se détruise, néanmoins l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. (2Co 4,16) Comment cela, je vous prie ? L’âme répudie toute lâcheté, les désirs déréglés s’éteignent ; avarice, vanité, en un mot toutes les pensées qui nous perdent, sont exterminées. Donc, de même que l’âme qui se livre à la paresse et à l’indolence, est la proie facile des affections de ce genre, de même celle qu’exercent sans relâche les luttes de la piété, n’a pas les loisirs d’y penser, les soucis de la lutte l’en préservent. De là ces paroles : Il se renouvelle de jour en jour. Autre consolation maintenant que l’Apôtre adresse encore aux âmes qui s’affligent, qui ne comprennent pas la sagesse ; pour les relever par l’espérance de l’avenir, il leur dit : Car le moment si court et si léger de l’affliction, produit en nous le poids éternel d’une souveraine et incomparable gloire ; car nous ne considérons point les choses visibles, qui n’ont qu’un temps ; mais les choses invisibles, éternelles. (2Co 4,17-18) Ces paroles reviennent à ceci : grande utilité, même ici-bas, de l’affliction, qui rend notre âme plus sage et plus prudente, en outre, qui nous ménage d’incalculables biens pour l’avenir ; et ces biens ne seront pas seulement la compensation de nos peines, ils l’emporteront de beaucoup sur nos travaux et pour le nombre et pour l’excellence. Je dis que c’est là le double témoignage de Paul ; il montre, il compare l’excès des dangers, l’inestimable prix des récompenses, et il oppose, à l’instant qui passe, l’éternité ; à la légèreté, le poids réel ; à l’affliction, la gloire. Car l’affliction n’a qu’un instant, dit-il, et elle est légère ; mais le repos (je me trompe, il ne dit pas, le repos, mais la gloire, de beaucoup supérieure au repos), la gloire est éternelle, et sans interruption dans sa grandeur. Quant à ce qu’il entend ici par poids réel, ce n’est pas quelque chose qui fatigue, qui pèse ; il exprime, en se conformant à l’usage du peuple, ce qui est magnifique, d’un grand prix, attendu que d’ordinaire on dit des matières précieuses qu’elles sont d’un grand poids. Ainsi, quand il dit, le poids de la gloire, il veut dire la grandeur de la gloire. Donc, ne te borne pas à considérer, dit-il, que tu es frappé de verges, expulsé, mais calcule aussi et les couronnes, et les récompenses d’une grandeur, d’un éclat si fort au-dessus des choses présentes, ces récompenses sans fin, que rien ne limitera. Mais c’est que, m’objecte celui-ci, les choses présentes, nous les éprouvons, les autres ne sont qu’en espérance ; et les unes sont visibles ; les autres, on ne les voit pas, elles sont dans des hauteurs qui nous échappent ; je réponds, quoiqu’on ne les voie pas, elles sont plus visibles que les choses visibles. Que dis-je, plus visibles ? Toi-même tu peux les voir, mieux que tu ne vois les choses présentes : car celles-ci passent, les autres subsistaient. Aussi l’Apôtre ajoute : Car nous ne considérons point les choses visibles, qui n’ont qu’un temps ; mais les choses invisibles, éternelles. (2Co 4,17-18)

5. Mais si tu me dis : Et comment pourrais-je voir l’invisible, et ne pas voir le présent ? Des exemples de la vie ordinaire, si je réussis, vont te démontrer que cette foi est possible. Car en ce monde personne ne s’appliquerait à ces affaires du siècle qui passe, si l’on ne voyait pas l’invisible, avant d’apercevoir le visible. Par exemple : le marchand supporte un grand nombre de tempêtes, et les flots soulevés contre lui, et les naufrages, et d’incalculables fatigues, quant à jouir de ses richesses, il faut d’abord qu’il ait affronté les tempêtes, fait écouler ses marchandises, et qu’il se soit donné beaucoup de peines et de soucis. Les tempêtes d’abord ; la vente des marchandises, après ; et la mer, et les flots sont choses visibles en sortant du port ; mais le profit de la vente, invisible ; car il n’existe qu’en espérance. Cependant, si le marchand ne voyait pas d’abord cette vente invisible, et qui n’est pas une chose présente, qui n’est pas en ses mains, et qui n’existe qu’en espérance, il ne tenterait pas ce présent visible. De même encore, le laboureur attelle ses bœufs, et traîne la charrue, et creuse profondément le sillon, et jette les semences, et tout ce qu’il a, il le dépense, et le froid, et la glace, et les pluies, et tant d’autres épreuves, il supporte tout, et ce n’est qu’après ces fatigues qu’il s’attend à voir ses blés aux riches épis, et sa grange pleine. Voyez-vous, dans cet exemple encore,-la peine d’abord, le salaire ensuite ; le salaire incertain, la peine manifeste et visible ; et celui-là n’est qu’en espérance, l’autre, dans les bras qui la sentent ? Et cependant le laboureur aussi, s’il ne voit pas d’abord la récompense qui ne se manifeste pas, le salaire invisible, qui n’apparaît pas aux yeux du corps, non seulement il n’attellera passes bœufs, il ne traînera pas la charrue, il ne jettera pas les semences, mais il ne fera pas un mouvement hors de chez lui, pour un tel travail. Comment donc ne serait-il pas absurde, lorsque, dans la vie ordinaire, on voit l’invisible avant le visible, lorsqu’avant tout salaire, on endure les fatigues ; on commence par supporter tout ce qui est incommode et fâcheux, et ce n’est qu’ensuite qu’on attend les biens qu’on a mérités ; c’est l’espoir fondé sur l’invisible qui fait qu’on s’applique à ce qu’on voit ; lorsqu’il en est ainsi, quelle absurdité, en ce qui touche Dieu, de douter, d’hésiter, de réclamer, avant les fatigues, les récompenses, et de se montrer moins généreux que les laboureurs, que les marins ?

Car ce n’est pas seulement par notre répugnance à nous confier dans l’avenir, que nous montrons moins de, sagesse qu’eux, il y a encore une autre raison, aussi considérable, qui les rend supérieurs à nous. Quelle est-elle ? C’est que, quoiqu’ils n’aient pas absolument la certitude de voir leurs espérances satisfaites, ils n’en continuent pas moins à supporter les fatigues : mais toi, tu as pour t’assurer de tes couronnes, le plus sûr garant, et même avec cette caution, tu montres moins de constance. Car souvent le laboureur, les semailles faites, après avoir donné ses soins à la terre, et vu croître et mûrir une riche moisson, voit la grêle, ou la nielle, ou les sauterelles, ou d’autres fléaux quelconques lui arracher la récompense de ses labeurs, et, après tant de sueurs, il retourne chez lui les mains vides. Et le marchand à son tour, après avoir franchi les vastes mers, amenant avec lui un vaisseau bien rempli, souvent, à l’entrée même du port, le voilà saisi par les vents qui le brisent contre un écueil, c’est à peine s’il a pu se sauver tout nu. Et généralement pour toutes les affaires de la vie, souvent il arrive des catastrophes qui font perdre le résultat qu’on attendait. Mais, pour les combats qui te sont proposés, il n’en est pas de même ; nécessité absolue que celui qui a combattu, que celui qui a semé la piété, qui a supporté beaucoup de fatigues, obtienne son résultat. Car ni la mobilité irrégulière de l’atmosphère, ni les vents impétueux ne peuvent nous enlever les récompenses de ces fatigues ; Dieu ne l’a pas permis ; nos récompenses sont en réserve dans les trésors du ciel, à l’abri de toute déprédation. De là encore ce que Paul disait : L’affliction produit la patience, la patience l’épreuve, et l’épreuve l’espérance ; cette espérance n’est point trompeuse. (Rom 5,4-5) Ne dites donc point que les choses à venir sont invisibles : car si vous voulez les examiner avec attention, elles sont beaucoup plus visibles que ce que vous touchez de vos mains. C’est encore ce que nous montre Paul, quand il fait entendre ces mots : Les choses éternelles, qu’il oppose à celles qui n’ont qu’un temps: ce caractère qu’elles n’ont qu’un temps montre qu’elles sont périssables. Car avant de paraître, elles s’enfuient, elles s’envolent avant de s’être fixées, les vicissitudes en sont rapides, la possession mal assurée. Ce qui s’applique à la fortune, à la gloire, à la puissance, à la beauté du corps, à la force, en un mot, évidemment à toutes les choses de la vie. C’est pourquoi le prophète raillant, et ceux qui vivent dans les délices, et ceux que possède la fureur de s’enrichir, et tous les autres dérèglements de la folle pensée : Ils ont regardé, dit-il, comme stable, ce qui n’est que fugitif. (Amo 6,5) Car, de même qu’on ne peut pas se saisir d’une ombre, ainsi des choses de la vie terrestre ; les unes s’évanouissent au moment de la fin, les autres, même avant la fin, avec plus de rapidité que n’importe quel torrent. Pour les choses à venir, il n’en est pas de même ; elles ne connaissent ni changement, ni vicissitudes, ni vieillesse, ni altération quelconque ; ce sont des fleurs toujours vivantes d’une persistante beauté. De sorte que, s’il faut dire qu’il y a des choses invisibles, obscures, incertaines, il faut entendre par là les choses présentes, celles dont la possession n’est pas durable, qui changent de maîtres, qui, chaque jour, passent de l’un à l’autre, et, par un nouveau bond, retournent de celui-ci à celui-là. Après avoir montré, après nous avoir dit que les choses présentes n’ont qu’un temps, que les choses à venir sont éternelles, Paul commence à parler de la résurrection, en ces mots : Car nous savons que si cette maison de terre, cette habitation, cette tente vient à être défaite, Dieu nous donne une maison, qu’aucune main d’homme n’a faite, éternelle demeure dans les cieux. (2Co 5,1)

6. Voyez encore, en cet endroit, la propriété des expressions dont il s’est servi, montrant par la seule puissance des mots la puissance des pensées. Car ce n’est pas sans intention qu’il appelle notre corps une tente, il veut faire voir que la vie présente n’a qu’un temps, il veut faire concevoir le changement qui s’opère en mieux. Il nous dit presque : Pourquoi tes gémissements, tes larmes, mon bien-aimé, parce qu’on te frappe, parce qu’on te chasse, parce qu’on te jette en prison ? pourquoi te lamenter sur ces afflictions particulières, quand tu sais que ton corps doit être un jour entièrement décomposé, ou plutôt que la corruption, qui est dans ton corps, doit disparaître ? Car, pour faire voir que ces afflictions particulières, non seulement ne doivent pas nous attrister, mais doivent être pour nous un sujet de joie, il montre que la consommation universelle et finale doit être notre désir, l’œuvre de nos prières ; il entend par là la dissolution que produit la mort. C’est encore dans cette pensée qu’il dit : Car nous gémissons dans cette tente, désirant nous voir revêtus, comme d’un second vêtement, de notre habitation céleste. (2Co 5,2) Ces deux mots, habitation, tente, désignent le corps ; supposons qu’il entende par là les maisons dans lesquelles nous habitons, les villes, c’est une figure de la vie présente. Et il ne dit pas simplement, je sais, mais nous savons ; il parle au nom de ceux qui l’écoutent. Je ne vous entretiens pas, dit-il, de choses douteuses ou inconnues, mais de choses que vous avez déjà acceptées par la foi ; vous croyez en la résurrection du Seigneur. Voilà pourquoi nous appelons tentes, les corps de ceux qui ne sont plus. Et voyez la propriété de l’expression dont il s’est servi. Il ne dit pas, a été détruite, ou a disparu, mais : a été défaite, indiquant par là que l’habitation est défaite pour se relever plus brillante, plus éclatante. Ensuite, de même qu’au sujet des peines et des récompenses, il a fait une comparaison prise de la qualité, du temps, de la quantité, de même encore, en cette occasion ; notre corps caduc, il l’appelle tente ; ce qui ressuscite, une maison ; et non seulement une maison, mais une demeure éternelle ; et non seulement éternelle, mais céleste ; ainsi, et le temps, et le lieu lui servent à en montrer l’excellence. L’habitation présente est de terre, cette autre demeure est une demeure céleste ; la première n’a qu’un temps, l’autre est éternelle. Et maintenant, il nous faut à la fois et un corps, et des maisons, à cause de la faiblesse de notre constitution ; mais, un jour, le corps servira en même temps de corps et de logement, sans qu’il soit besoin, ni de toit, ni d’abri, ni de couvertures quelconques ; l’incorruptibilité suffira. Ensuite, pour montrer l’excellence des biens qui lui pont réservés, il dit : Car nous gémissons dans cette tente. Il ne dit pas, je gémis, mais il associe les autres à sa pensée. Car nous gémissons, dit-il ; il veut les attirer à sa sagesse, les admettre à partager sa pensée. Car nous gémissons dans cette tente, désirant nous voir revêtus, comme d’un second vêtement, de notre habitation céleste. Il ne dit pas simplement revêtus, mais revêtus comme d’un second vêtement, et il ajoute : Si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. (2Co 5,3) Ce qui semble obscur, mais s’éclaircit bien vite par ce qui suit : Car, pendant que nous sommes dans notre tente, nous gémissons appesantis, parce que nous ne voulons pas être dépouillés, mais recevoir encore un vêtement. (Id. 4)

Vous voyez comme il est fidèle à son langage ; il n’appelle pas maison, ce corps que nous avons actuellement, il continue à l’appeler une tente. Pourquoi ? dit-il, parce que nous ne voulons pas être dépouillés, mais recevoir encore un vêtement. Il porte ici un coup mortel à ceux qui calomnient notre corps, et qui accusent notre chair. En effet, aussitôt après avoir dit que nous gémissons et que nous ne voulons pas être dépouillés, pour qu’on ne s’imagine pas qu’il veut fuir le corps, qu’il le regarde comme quelque chose de mauvais, comme une cause de perversité, comme un ennemi, écoutez de quelle manière il prévient un soupçon injuste : il commence par dire que nous gémissons, désirant nous voir revêtus, comme d’un second vêtement, de notre habitation céleste : dans la réalité, celui qui se revêt d’un second vêtement, prend un autre vêtement qu’il ajoute au premier ; il continue, en disant : Nous gémissons appesantis, parce que nous ne voulons pas être dépouillés, mais recevoir encore un vêtement. Ces paroles reviennent à ceci : nous ne voulons pas, dit-il, nous dévêtir de la chair, mais de la corruption, quitter notre corps, mais la mort. Le corps est une chose, et la mort, une autre ; le corps est une chose, et la corruption une autre ; ni le corps n’est la corruption, ni la corruption n’est le corps. Sans doute le corps se corrompt, mais le corps n’est pas la corruption ; sans doute le corps est mortel, mais le corps n’est pas la mort ; le corps est l’œuvre de Dieu, mais la corruption et la mort ont été introduites par le péché. Donc je veux me dépouiller de ce qui m’est étranger, dit-il, et non de ce qui m’est propre ; or ce qui est étranger, ce n’est pas le corps, mais la corruption. Voilà pourquoi il dit : Parce que nous ne voulons pas être dépouillés, cela veut dire, de notre corps, mais recevoir encore un vêtement, ajouter, à notre corps, l’incorruptibilité. Le corps se trouve entre la corruption et l’incorruptibilité. Donc, l’homme se dépouille de la corruption et ajoute, au vêtement qui est son corps, le second vêtement, qui est l’incorruptibilité ; il met de côté ce qu’il a reçu du péché, et il s’empare de ce que lui a concédé la divine grâce. Comprenez bien que l’Apôtre ne dit pas être dépouillés, en parlant du corps, mais en parlant de la corruption et de la mort ; voici ce qui le prouve, écoutez la suite de ses paroles. En disant : Nous ne voulons pas être dépouillés, mais recevoir encore un vêtement, il n’ajoute pas, afin que le corps soit absorbé par ce qui est incorporel, qu’ajoute-t-il donc ? Afin que ce qu’il y a de mortel soit absorbé par la vie (2Co 5,4), c’est-à-dire pour que la mortalité s’évanouisse et soit détruite ; de sorte qu’il ne parle pas de la destruction du corps, mais de la destruction de la mort et de la corruption. Car la vie qui s’ajoute, ne fait pas disparaître le corps, elle ne le consume pas ; elle détruit seulement ce qui est survenu au corps, la corruption et la mort. Donc, ces gémissements n’accusent pas le corps, mais la corruption qui s’y est attachée ; en effet, si le corps est un fardeau pesant, importun, ce n’est pas par sa nature particulière, mais à cause de la mortalité qui s’est ajoutée au corps. Mais non, le corps n’est pas corruptible, le corps, au contraire, est incorruptible. Car telle est sa noblesse, qu’au sein même de la corruption, il manifeste sa dignité. On sait bien que les ombres des apôtres ont chassé les puissances incorporelles ; leur poussière et leurs cendres ont vaincu les démons ; les vêtements qui ont touché leurs corps ont mis en fuite les maladies, et ramené la santé.

7. Ne me parlez pas de flegmes, de bile, de sueurs, d’impuretés, de toutes les accusations qu’on dirige contre le corps ; ce n’étaient pas là des propriétés essentielles de la nature des corps, ce sont des effets de la corruption ultérieurement survenue. Voulez-vous savoir ce que vaut le corps ; voyez la composition de tous ses membres, sa figure, ses opérations, la concorde qui produit l’harmonie du tout ; non, il n’est pas de cité bien réglée, ne contenant que des citoyens tous pleins de sagesse, qui présente une administration plus exacte, plus régulière que celle de nos membres. Si cet ordre merveilleux échappe à vos regards négligemment jetés de haut en bas, si vous ne voulez considérer que ce qu’il y a de corruptible et de mortel, eh bien ! à ce point de vue, nous ne serons pas encore à court de réponse. Nous vous dirons que, non seulement il n’y a là aucun dommage, mais, qu’au contraire, un gain considérable en résulte pour la race humaine. En effet, tous les saints, vivant avec leur corps, ont fait paraître en eux la noble vie des anges, et le corps n’a en rien retardé leur course à la poursuite de la vertu ; et ceux qui étaient portés à l’impiété, n’ont pas trouvé un petit obstacle dans la corruption même de ce corps qui les empêchait de s’enfoncer plus avant dans leur iniquité. En effet si, dans l’enveloppe de ce corps sujet à la corruption, à tant de douleurs, un grand nombre d’hommes se sont imaginé qu’ils égalaient Dieu, si, pour se revêtir d’une telle gloire, ils ont fait de grandes choses, supposez un moment qu’ils n’eussent pas eu un corps exposé aux douleurs, sujet à la corruption, quels esprits grossiers n’auraient-ils pas trompés ? Ainsi, quand il est vrai de dire que le corps est un obstacle à cette impiété, qui est le dernier terme de la malice humaine ; quand il est vrai, en même temps, qu’il fournit aux saints les moyens de montrer qu’ils portent une âme virile, quelle indulgence pourraient mériter ceux qui calomnient le corps et qui le déclarent une nature mauvaise ? Nous pourrions ne.pas nous borner à ces réflexions, mais ajouter que, par le corps, nous arrivons à la connaissance de Dieu. Car si les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles, depuis la création du monde, par la connaissance que ces créatures nous en donnent (Rom 1,20), et si la foi vient de ce qu’on a entendu (Rom 10,17), il est évident que les yeux et les oreilles conduisent l’âme pas à pas à la connaissance de celui qui l’a faite, à la connaissance de Dieu. Voilà pourquoi Paul aime le corps, et il proclame bien haut son amour, en disant : Nous ne voulons pas en être dépouillés, mais ajouter à notre corps un second vêtement, l’immortalité. (2Co 5,4)

Ne me dites pas : comment le corps peut-il ressusciter et devenir incorruptible ? Car une fois que c’est la puissance de Dieu qui opère, le comment n’a plus de sens. Mais que dis-je de Dieu ? C’est toi-même qu’il a fait artisan de résurrection, exemple, les semailles ; exemple, les divers arts ; exemple, les métaux. En effet, si les semences ne commencent pas par mourir, par la corruption, par la destruction, elles ne produisent pas l’épi. De même donc, ici-bas, qu’à la vue du grain qui se corrompt et se décompose, loin de douter de la résurrection, vous y voyiez au contraire la démonstration la plus manifeste, car si le grain subsistait sans se corrompre, sans être détruit, jamais il ne ressusciterait, raisonnez de même sur votre corps ; c’est quand vous voyez la corruption, qu’il faut surtout comprendre la résurrection. Car la mort n’est pas autre chose que la corruption détruite pour toujours ; car ce n’est pas simplement le corps, mais la corruption du corps que la mort détruit. Autre exemple fourni par ce que nous pouvons voir en ce qui concerne les métaux. Le minerai qui contient l’or, est reçu par des gens expérimentés ; on le jette dans le fourneau, et l’on obtient l’or ; avec du sable et d’autres substances mêlées, on fait le verre dont vous connaissez la pureté. Eh bien ! maintenant, répondez-moi, le feu a ce pouvoir, et la grâce de Dieu ne l’aurait pas ? Qui pourrait le soutenir parmi ceux qui ont conservé une ombre de raison ? Réfléchissez sur la manière dont Dieu vous a créés dès le principe, et ne doutez plus de la résurrection. Est-ce qu’il n’a pas pris de la terre, qu’il a façonnée ? Eh bien ! quel est, ici, le plus difficile, faire, avec de la terre, de la chair, des veines, une peau, des os, des fibres, des nerfs, des artères, des corps organiques et des corps simples, des yeux, des oreilles, des nez, des pieds et des mains, et donner à chacun de ces organes son énergie particulière et en même temps l’énergie qui s’accorde, ou bien faire que ce qui est devenu corruptible soit immortel ? Ne voyez-vous pas que la terre est uniforme, tandis que le corps est varié, multiforme, en ce qui concerne les opérations, les couleurs, la figure, les substances et tout le reste ? D’où vient donc votre doute sur les choses à venir, répondez-moi, et qu’est-il besoin de vous parler des corps ? Car, voyons, les puissances infinies, les peuples des anges, les archanges, les troupes composées des vertus supérieures encore, comment les a-t-il faits ? répondez. Quant à moi, je ne puis rien vous dire, sinon qu’il lui a suffi de le vouloir. Eh bien, celui qui a pu faire tarit d’armées de puissances spirituelles, ne peut pas renouveler le corps de l’homme, attaqué par la corruption, et l’élever à une dignité plus haute ? Quel homme assez dépourvu d’intelligence pourrait douter de ces choses et nier la résurrection ? Sachez-le bien, sans la résurrection du corps, il n’est pas de résurrection pour l’homme, car l’homme n’est pas seulement une âme, c’est à la fois une âme et un corps. Si donc l’âme ressuscite seule, c’est la moitié de l’être vivant qui ressuscite, et non l’être tout entier : d’ailleurs, en ce qui concerne l’âme, le mot de résurrection n’aurait pas de propriété. Car il n’y a de résurrection que de ce qui est déchu et décomposé ; or, ce n’est pas l’âme qui se décompose, mais le corps. Que signifie cette parole : Si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus ? (2Co 5,3) Mystère profond, ineffable, que l’Apôtre nous indique ici d’une manière énigmatique. Quel mystère ? C’est ce qu’il dit dans l’épître aux Corinthiens : Tous, nous ressusciterons, chacun de nous en son rang. (1Co 15,22-23) Or que signifie cette parole ? que le grec, le juif, l’hérétique, tout homme venu en ce monde, ressuscitera en ce jour. Ce qu’il montre par ces paroles : Nous ne dormirons pas tous, mais nous serons tous changés, en un moment, en un clin d’œil, au son de la dernière trompette. (1Co 15,51, 52)

8. Mais maintenant, parce que la résurrection est universelle pour les hommes pieux, pour les impies, pour les méchants, pour les bons, n’allez pas en conclure l’injustice du jugement, gardez-vous de dire en vous-mêmes : Qu’est-ce que cela ? Comment ! moi qui fus plein de zèle, tant éprouvé, si malheureux, je ressuscite, et le grec, et l’impie, et l’idolâtre, et celui qui a méconnu le Christ, tous ressuscitent également, ils jouissent du même honneur que moi ? Pour prévenir ce trouble de vos pensées, écoutez ce que dit l’Apôtre : Si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. (2Co 5,3) Et comment peut-il dire que celui qui a revêtu l’incorruptibilité, l’immortalité, serait trouvé nu ? Comment ? II prévoit le cas où nous serions privés de la gloire, privés du droit de pouvoir raconter à Dieu toute notre vie. Car les corps des pécheurs ressuscitent incorruptibles et immortels ; mais cet honneur n’est pour eux que la possibilité de subir le châtiment et les supplices : ils ressuscitent incorruptibles, pour brûler éternellement. Car le feu qui les attend est inextinguible, il faut par conséquent à ce feu des corps qui lui répondent, qui ne soient jamais consumés. De là ces paroles : Si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. Car il ne suffit pas que nous ressuscitions et que nous revêtions l’immortalité, mais il faut que ressuscités, et que revêtus d’immortalité, nous ne soyons pas trouvés nus de gloire et de confiance en Dieu, pour n’être pas livrés aux flammes. Voilà pourquoi l’Apôtre dit : Si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. Ensuite ce sont d’autres paroles pour fortifier la croyance à la résurrection, et il dit, que ce qu’il y a de mortel doit être absorbé par la vie ( I1Co 5,4), puis il ajoute : Celui qui nous a formés pour cet état, c’est Dieu. (Id 5,5) Ce qui revient à dire : Dès le principe, Dieu a fait l’homme non pour qu’il fût détruit, mais pour qu’il tendît à l’incorruptibilité. Aussi quand il consentit à la mort, Dieu ne l’a permise, ô homme, qu’afin que devenu sage par la punition, devenu meilleur, tu pusses de nouveau ressaisir l’immortalité.

Voilà, dès le principe, la sublime pensée, la ferme résolution de Dieu, c’est avec cette pensée qu’il a formé le premier homme, et aussitôt il l’exprima par les signes qu’il donna aux premiers jours du monde. Car s’il n’eût pas voulu, dès le commencement, nous ouvrir les portes de la résurrection, il n’aurait pas souffert qu’Abel, orné de toutes les vertus, qu’Abel, qu’il aimait, éprouvât ce qu’il a éprouvé. Mais pour nous montrer que nous marchons vers une autre vie, qu’un autre âge a été réservé aux justes, qui doivent y trouver leurs récompenses et leurs couronnes, il a voulu que le premier juste, quittant la terre sans y avoir reçu le salaire de ses peines, nous criât par les blessures qu’il avait comme autant de voix entendues de tous, après la vie d’ici-bas, il y a une rémunération, un salaire, une récompense. Voilà pourquoi il a enlevé Enoch, ravi dans le ciel Élie, ces premières figures de la résurrection. Donc il suffit, pour que le raisonnement soit sans réplique, de la puissance du Créateur : toutefois si quelque esprit un peu faible veut encore une démonstration, ajoutée à ce qui précède, un gage de la résurrection à venir, Dieu nous l’a encore donné avec une grande libéralité, en nous prodiguant la grâce du Saint-Esprit. Aussi Paul, après avoir démontré la résurrection parla résurrection du Christ, parla puissance de Dieu qui nous a formés, ajoute cette parole : Il nous a donné pour arrhes, non des richesses, ni de l’or, ni de l’argent, mais pour arrhes l’Esprit. (2Co 5,5) Or qui dit arrhes, dit partie d’un tout, et cette partie fait qu’on a confiance pour le tout. Car, de même que, dans les conventions, celui qui a reçu des arrhes, ne s’inquiète pas de tout le reste, et prend confiance, de même toi qui as reçu tes arrhes, je veux dire les dons de l’Esprit, tu ne dois plus être en doute des biens qui te sont réservés. Toi, qui ressuscites des cadavres, qui guéris les aveugles, qui chasses les démons, qui purifies les lépreux, qui enlèves les maladies, qui détruis la mort, qui as le pouvoir de faire tant et de si grandes choses, dans un corps fragile et mortel, quel pardon mériteras-tu, si tu doutes de la résurrection ? En effet, si, avant que le temps de la résurrection soit arrivé, lorsque la lutte dure encore, Dieu nous donne pour récompenses de si belles couronnes, concevez quels prix magnifiques il nous donnera quand viendra l’heure de la distribution. Mais on m’objecte : Nous ne voyons pas aujourd’hui ces merveilleux signes, nous n’avons pas un si grand pouvoir ; voici ce que je réponds : qu’importe qu’ils paraissent maintenant, ou qu’ils aient paru auparavant ? Qu’autrefois les apôtres aient donné des signes merveilleux, c’est ce que témoignent par toute la terre les Écritures, les peuples, les cités, les nations qui sont accourues auprès de pauvres gens, de pauvres pêcheurs. Ils ne se seraient pas rendus maîtres de toute la terre, ces gens sans lettres, ces mendiants, ces pauvres, ces hommes dédaignés, s’ils n’avaient pas eu ces miracles pour les secourir. Mais toi-même tu n’as pas échappé à la grâce de l’Esprit ; tu portes maintenant encore de nombreuses marques de cette munificence, elles sont restées en toi, et il faut dire que toutes celles que nous avons énumérées hors de toi, sont loin d’être aussi grandes, aussi admirables. Car il n’y a pas égalité de merveilles, à ressusciter un corps sans vie, et quand une âme a été frappée de mort par ses péchés, à l’affranchir d’une telle destruction : ce qui se fait par le baptême ; il n’y a pas égalité de merveilles à guérir les maladies de la chair, et à déposer le fardeau des péchés ; il n’y a pas égalité de merveilles à faire cesser la cécité du corps et à faire briller la lumière dans une âme obscurcie. Si nous n’avions pas pour arrhes, à présent même, l’Esprit, nous ne posséderions ni le baptême, ni la rémission des péchés ; nous n’aurions ni la justice ni la sanctification ; nous ne connaîtrions pas l’adoption des enfants de Dieu, nous ne jouirions pas des mystères ; jamais nous n’aurions goûté ni le corps ni le sang mystique si la grâce de l’Esprit n’était sur nous ; ni prêtres, ni ordinations n’étaient possibles sans la descente de l’Esprit. Mais qui pourrait dire tant d’autres marques de sa grâce ? Ainsi toi-même tu portes en toi, tu as pour arrhes, l’Esprit ; ton âme était morte, elle vit ; la cécité des pensées n’est plus ton partage, et tu ne suis plus la route de l’impureté. Donc ne doutons plus des choses à venir, puisque nous avons reçu de tels gages : rassemblons de toutes parts les preuves de la résurrection, montrons une conduite digne de cette croyance, afin que nous obtenions les biens que nul pouvoir ne peut ravir, et qui surpassent toute parole, toute pensée humaine, et puissions-nous entrer tous tant que nous sommes en ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui est la gloire, qui appartient en même temps au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. PORTELETTE.

HOMÉLIE CONTRE CEUX QUI S’ENIVRENT ET SUR LA RÉSURRECTION.

Prononcée le jour de Pâques.

AVERTISSEMENT ET ANALYSE

Cette homélie fut prononcée la même année que celle sur la trahison de Judas, le jour de la résurrection du Seigneur, après le carême durant lequel le saint docteur fit les trente-deux premières homélies sur la Genèse. – La même année encore saint Chrysostome prononça les cinq homélies sur le commencement des Act. et les quatre homélies sur le changement des noms. Saint Chrysostome s’exprime ainsi dans l’homélie première sur le commencement des Actes (num. 2) : Les richesses ne sont pas mauvaises par elles-mêmes, l’usage illégitime qu’on en fait, voilà le mal ; dernièrement, parlant de l’ivrognerie, je n’accusais pas le vin, parce que toute créature de Dieu est bonne, lorsqu’on en use avec actions de grâces, mais j’accusais l’abus que les hommes font du vin, etc. – Ces paroles se rapportent évidemment à la présente homélie, elles font particulièrement allusion à ce passage : Ne nous enivrons pas, je ne dis pas : ne buvons pas de vin, mais ne nous enivrons pas. Le vin n’est pas la cause de l’ivresse : le vin est créature de Dieu : or, la créature de Dieu n’a rien en soi de mauvais, la volonté libre et pervertie est seule cause de l’ivresse, etc.

Ainsi les trente-deux premières homélies sur la Genèse, la seconde homélie sur la trahison de Judas prononcée le jour de la cène du Seigneur, celle-ci sur la résurrection contre ceux qui s’enivrent, les cinq sur le commencement des Actes, les quatre sur le changement des noms, puis la continuation des homélies sur la Genèse à partir de la trente-troisième, forment une grande série appartenant à la même année. – Quelle est cette année R c’est ce qu’il est difficile de déterminer d’une manière précise.

1° Le jeûne véritable consiste à s’abstenir de pécher. – Tout le monde peut ainsi jeûner, la faiblesse de la santé n’y met pas d’obstacle. —2° Portrait de l’homme ivre, il est pire qu’un démoniaque. – Nolite inebriari vina, in quo est luxuria, sed implemini Spiritu sancto (Eph 5,18). – Il y a donc aussi une ivresse spirituelle, heureux effet qu’elle produit. – 3° Le jour de la résurrection du Seigneur, la joie est générale au ciel et sur la terre ; cette joie spirituelle, il n’est interdit à personne d’y prendre part ; la participation aux mystères est accessible pour tous, elle est sans acception de personne. – Le genre humain mort en Adam est ressuscité en Jésus-Christ. – 4° Développement de l’idée précédente. – S’adressant aux nouveaux baptisés, saint Jean Chrysostome les exhorte à finir les choses mêmes qui étaient ou qui paraissaient indifférentes, comme les ris, les regards indiscrets et la bonne chère, qui conduisent peu à peu aux plus grands désordres.

1. Nous avons mis de côté le fardeau du jeûne, mais ne mettons pas de côté le fruit du jeûne ; car on peut abandonner le jeûne, et recueillir le fruit du jeûne. Il est passé le temps des luttes fatigantes, mais il n’est point passé le temps de rechercher avec zèle la perfection ; le jeûne est passé, mais il faut que la piété demeure ; disons mieux, le jeûne n’est point passé. Toutefois, rassurez-vous : ce que je viens de dire, ce n’est pas pour vous annoncer un second carême, mais pour vous prêcher toujours la même vertu : il est passé le jeûne du corps, mais il n’est point passé le jeûne de l’esprit ; et celui-ci est meilleur que l’autre, car cet autre n’a lieu que pour produire le dernier. Quand vous jeûniez, je vous disais qu’il peut se faire que celui qui jeûne, ne jeûne pas ; eh bien ! de même je vous dis aujourd’hui, a qu’il peut se faire que celui qui ne jeûne pas, jeûne. Peut-être cette parole vous semble-t-elle une énigme ; mais je veux joindre la solution à la question : comment se peut-il faire que celui qui jeûne ne jeûne pas ? C’est ce qui arrive, quand on s’abstient de la nourriture, sans s’abstenir du péché. Comment peut-il se faire que celui qui ne jeûne pas, jeûne ? C’est ce qui arrive, quand on fait usage de la nourriture, sans goûter au péché. Ce jeûne vaut mieux que l’autre, et non seulement il vaut mieux, mais il est aussi plus léger. A propos de cet autre jeûne, un grand nombre de personnes alléguaient la faiblesse de leur tempérament, des démangeaisons difficiles à supporter. Je suis plein de choses qui me démangent, dit l’un ; je ne peux pas rester sans prendre de bains ; je ne peux pas boire d’eau, l’eau me fait mal ; je ne supporte pas les légumes. J’en ai assez entendu, alors, de ces discours : pour le jeûne de maintenant, on ne peut rien dire de pareil. Prenez des bains, mettez-vous à table, buvez du vin, modérément, et si vous voulez goûter aux viandes, personne ne vous le défend ; jouissez de toutes choses, seulement abstenez-vous du péché. Comprenez-vous combien il est facile pour tout le monde de jeûner ainsi ? La faiblesse du tempérament ne peut plus être alléguée ; la pureté de l’âme suffit à l’accomplissement parfait. Il peut en outre se faire que, sans boire de vin, on s’enivre, et qu’en buvant du vin on se montre sage. Ce qui prouve que l’ivresse peut se produire sans le vin, c’est cette parole du prophète : Malheur à vous qui êtes ivres, sans avoir bu de vin ! (Isa 28,1) Comment peut-on s’enivrer sans vin ? Quand on ne mêle pas au vin pur des passions les pieuses pensées. Il est possible de boire du vin sans tomber dans l’ivresse : autrement Paul n’aurait pas prescrit l’usage du vin à Timothée, en lui écrivant : Usez d’un peu devin, à cause de votre estomac et de vos fréquentes maladies. (2Ti 5,23) C’est que l’ivresse n’est pas autre chose qu’un trouble qui dérange la nature des pensées, le bouleversement de la raison, le vide de l’esprit, l’intelligence réduite à l’indigence. Et ces effets ne résultent pas seulement de l’ivresse par le vin, mais aussi de l’ivresse de la colère et des passions déréglées.

Car de même que la fièvre est produite par les veilles, produite par les fatigues, produite par le chagrin, produite par des humeurs viciées, par des causes différentes, mais que c’est toujours une seule et même affection maladive, il en est de même de ce qui nous occupe : le vin produit l’ivresse, et les passions aussi la produisent, et de même des humeurs viciées, les causes sont différentes, mais c’est toujours une seule et même affection, la même maladie. Abstenons-nous de l’ivresse : je ne dis pas abstenons-nous du vin, mais abstenons-nous de l’ivresse ; ce n’est pas le vin qui produit l’ivresse ; car le vin est un ouvrage de Dieu, et un ouvrage de Dieu n’a rien en soi de mauvais ; c’est une volonté mauvaise qui produit l’ivresse. Voulez-vous entendre dire que l’ivresse n’est pas seulement l’effet du vin, écoutez ce que dit Paul : Ne vous enivrez pas avec le vin (Eph 5,18) ; il montre par là qu’il y a différentes espèces d’ivresse. Ne vous enivrez pas avec le vin, d’où naissent les dissolutions ; admirable manière de renfermer dans une expression courte tout ce qui accuse l’ivresse. Qu’est-ce à dire ? Ne vous enivrez pas avec le vin, d’où naissent les dissolutions. Nous appelons dissolus ceux d’entre les jeunes gens qui, après avoir reçu leur part de l’héritage paternel, gaspillent tout d’un seul coup, sans réfléchir à qui il convient de donner, quand il faut donner, dépensant vêtements, or, argent, indistinctement toutes les richesses reçues de leurs pères, et les distribuant à des courtisanes, à des compagnons de débauches. Voilà ce que fait l’ivresse. comme elle prend un jeune homme dissolu, elle saisit la pensée de ceux qui sont ivres, réduit la raison en servitude ; elle nous force à répandre étourdiment, sans aucune espèce de précaution, tout ce que nous avons dans l’esprit. L’homme ivre ne sait ni ce qu’il faut dire, ni ce qu’il faut taire ; sa bouche est toujours une ouverture sans porte, il n’y a ni verrou, ni porte sur ses lèvres ; l’homme ivre ne sait ni ménager ses discours avec discernement, ni administrer les richesses de son intelligence, ni mettre en réserve telles ressources, dépenser les autres, il dépense tout, il gaspille tout. L’ivresse est un délire volontaire, une trahison des pensées ; l’ivresse est un malheur ridicule, une maladie qui attire les sarcasmes, un démon que l’on adopte par choix, l’ivresse est plus funeste que la démence.

2. Voulez-vous la preuve que l’homme ivre est au-dessous du démoniaque ? Nous avons tous pitié du démoniaque, mais l’homme ivre, nous le détestons ; le démoniaque nous émeut de compassion, l’autre nous irrite et nous indigne ; pourquoi ? C’est que le premier subit un mal violent, l’autre ne souffre que par sa négligence ; celui-là succombe sous la perfidie de ses ennemis, celui-ci sous la perfidie de ses propres pensées ; et, maintenant, voici en quoi le démoniaque et l’homme ivre se ressemblent : même démarche chancelante, même bouleversement d’esprit, même chute, même égarement des yeux, même manière de se débattre quand le corps est renversé par terre ; l’écume sort de la bouche, même salive infecte, même insupportable exhalaison. Un homme de cette espèce est un objet de dégoût pour ses amis, de risée pour ses ennemis, de mépris pour ses serviteurs, d’ennui pour sa femme ; insupportable à tous, il est plus à charge que les êtres mêmes dépourvus de raison. Les animaux ne boivent qu’autant qu’ils ont soif, la mesure du besoin règle leurs désirs ; celui-ci, dans son intempérance, franchit toute mesure, plus dépourvu de raison que les êtres sans raison. Et, ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’une maladie qui porte en soi tant de maux, escortée de tant de calamités, ne semble pas pouvoir être un sujet d’accusation : au contraire, aux tables des riches, c’est un combat, c’est un concours, en vue de cette ignominie, et l’on rivalise à qui sera plus ostensiblement infâme, à qui sera plus ridicule, à qui s’énervera le mieux, à qui saura le mieux ruiner ses forces, irriter le Seigneur, notre Maître, notre Dieu, et l’on voit ce stade, cette lutte où préside le démon. L’homme qui s’enivre est plus malheureux que les morts ; le mort est gisant, privé de sentiment, incapable de tout bien comme de tout mal ; mais celui-ci est prompt à faire toute action mauvaise, son corps est pour lui comme un tombeau où il a enseveli son âme, et il promène son corps qui n’est qu’un cadavre. Ne voyez-vous pas comme il est plus malheureux qu’un démoniaque ? plus privé de sentiment que les morts ? Voulez-vous que j’ajoute ce qui est plus grave, plus triste que tout ce que je viens de dire ? L’homme qui s’enivre, ne peut pas entrer dans le royaume des cieux. Qui le dit ? Paul. Ne vous y trompez pas : ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les impudiques, ni ceux qui pratiquent l’abomination, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs, ne seront point héritiers dit royaume de Dieu. (1Co 6,9-10) Voyez-vous au milieu de quel chœur il met celui qui s’enivre ? Avec les impudiques, les fornicateurs, les idolâtres, les adultères, les médisants, les avares, les ravisseurs. Que dit-il ? S’enivrer et s’abandonner à l’impudicité, est-ce donc même désordre ? S’enivrer et s’abandonner à l’idolâtrie, ces égarements se ressemblent ? Supprime, ô homme, ces objections ; je viens de rappeler les lois divines, ne me demande rien de plus. Interroge Paul, c’est lui qui répond ? Y a-t-il uniformité ou distinction dans le châtiment, je ne saurais le dire ; mais que celui qui s’enivre soit, comme l’idolâtre, exclu du royaume des cieux, c’est ce que je soutiens en toute assurance ; ce point accordé, à quoi bon me demander des explications sur la mesure du péché ? S’il est vrai qu’il reste en dehors des portes, qu’il est déchu de la royauté céleste, qu’il ne participe point au salut, qu’il est livré à l’éternel supplice, que fais-tu, toi, qui me viens parler de balances et de poids pour les péchés ?

Croyez-moi, mes bien-aimés, c’est un grand fléau que l’ivresse, une vraie calamité. Ce n’est pas à vous que je m’adresse : loin de moi cette pensée ; je suis bien persuadé que votre âme n’est pas souillée de cette maladie, et ce qui me prouve votre santé, c’est votre présence ici, votre zèle à vous réunir dans cette enceinte, votre attention à écouter la parole. Car aucun de ceux qui s’enivrent, ne peut désirer d’entendre la parole de Dieu. Ne vous enivrez pas avec le vin, d’où naissent les dissolutions, mais remplissez-vous du Saint-Esprit. (Eph 5,18) Voilà l’ivresse qui est belle ; assoupissez votre âme sous l’action de l’Esprit pour échapper à l’assoupissement produit par le vin ; hâtez-vous de mettre le Saint-Esprit en possession de votre intelligence et de vos pensées, afin que le mal honteux ne trouve pas la place vide. Voilà pourquoi l’Apôtre ne dit pas : Participez à l’Esprit, mais : Remplissez-vous de l’Esprit. Votre âme doit être comme une coupe qu’il faut remplir de l’Esprit jusqu’aux bords, afin que le démon n’y puisse rien verser. Il ne suffit pas de participer à l’Esprit par ce qui reste d’une âme déjà plus ou moins pleine d’autres choses, c’est tout entière qu’il faut la remplir de l’Esprit par ces psaumes, ces hymnes, ces chants spirituels dont vous êtes remplis aujourd’hui. Voilà pourquoi je m’assure en votre tempérance. Nous avons une coupe où se boit une belle ivresse, l’ivresse de la tempérance, et non de la dissolution. Quelle est-elle cette coupe ? C’est la coupe spirituelle, la coupe du breuvage sans mélange, la coupe où se boit le sang du Seigneur. Cette coupe-là ne produit pas la honteuse ivresse, cette coupe-là ne produit pas la dissolution ; elle ne ruine pas la force, elle la réveille ; elle ne jette pas les nerfs dans l’atonie, elle retrempe la vigueur des nerfs ; cette coupe-là donne la sobriété, coupe vénérée des anges, redoutée des démons, honorée des hommes, agréable au Seigneur. Entendez-vous ce que dit David de cette coupe spirituelle qu’on vous propose au banquet de ce jour ! Vous avez préparé une table devant moi contre ceux qui me persécutent, vous avez oint ma tête avec une huile, et la coupe qui me vient de vous me remplit comme d’une ivresse excellente. (Psa 23,5) Pour que ce mot d’ivresse ne vous effraye pas, ne vous fasse pas concevoir que cette coupe ait rien de débilitant, il ajoute, excellente, ce qui veut dire fortifiante. Ivresse d’un genre nouveau, qui produit la force, qui donne la vigueur et la puissance ; c’est qu’elle découle de la source spirituelle ; ce n’est pas le bouleversement des pensées, c’est l’abondance des pensées spirituelles.

2. Enivrons-nous de cette ivresse ; quant à l’autre, tenons-nous-en bien loin ; ne déshonorons pas la fête de ce jour ; car ce n’est pas seulement la fête de la terre, mais aussi la fête du ciel. Aujourd’hui, joie sur la terre ; aujourd’hui, joie dans le ciel ; car si pour un seul pécheur qui se repent, il y a joie sur la terre et dans le ciel, aujourd’hui que la terre entière est arrachée au démon, combien y aura-t-il plus de joie encore dans le ciel ! A cette heure les anges tressaillent d’allégresse, à cette heure la joie inonde les archanges ; à cette heure chérubins et séraphins célèbrent avec nous la fête présente ; ils ne rougissent pas de nous comme de compagnons d’esclavage, mais ils se réjouissent avec nous des biens qui nous sont faits. Car si c’est à nous que le Seigneur a communiqué ses grâces, notre joie, nous la partageons avec eux. Et que parlé-je de compagnons d’esclavage ? Le Seigneur lui-même, leur Seigneur et le nôtre ne rougit pas de faire avec nous la fête. Et à quoi bon dire qu’il ne rougit pas ? J’ai désiré, dit-il, d’un ardent désir, de manger cette pâque avec vous. (Luc 22,15) S’il a désiré de célébrer la pâque avec nous, il est évident qu’il en est de même pour la résurrection. Donc lorsque les anges se réjouissent avec les archanges, quand le Seigneur qui commande à toutes les puissances célestes, aujourd’hui, avec nous, célèbre la fête, quelle raison de découragement nous resterait encore ?

Qu’aucun pauvre ne baisse le front, parce qu’il est pauvre ; car cette fête est une fête spirituelle ; qu’aucun riche ne se redresse, fier de ses trésors ; car toutes ses richesses ne lui fournissent rien qu’il puisse apporter à cette fête. C’est que, dans les fêtes du siècle, l’abondance des vins, des tables remplies et chargées de mets, l’immodestie, les ris, toute la pompe de Satan, font baisser le front au pauvre, et exaltent le riche ; pourquoi ? Parce que le riche dresse une table magnifique, savoure plus de délices ; au contraire, le pauvre trouve dans sa pauvreté un obstacle qui l’empêche de montrer la même magnificence ; nos fêtes à nous, n’ont rien de pareil ; une seule et même table réunit le riche et le pauvre, et si riche qu’on soit, on ne peut rien ajouter à la table ; et si pauvre qu’on soit, la pauvreté n’empêche en rien de participer aux mets servis pour tous : car c’est la grâce de Dieu qui les offre, et qu’y a-t-il d’étonnant d’y voir admis le riche et le pauvre ? L’empereur même, qui a le diadème au front, qui est revêtu de la pourpre, qui porte en sa main le sceptre de la terre, cet empereur se met, à côté du pauvre, du mendiant, à la même table. Voilà de quelle nature sont les présents du Seigneur ; il ne fait pas acception de dignité ni de rang, pour communiquer sa grâce, il ne considère que la volonté, que la pensée.

Quand vous voyez, dans une église, un pauvre à côté d’un riche, un particulier à côté d’un prince, un homme du peuple à côté d’un homme puissant, celui qui hors de l’église redoute cette puissance, la côtoyant, sans crainte, dans l’intérieur de l’église, méditez cette parole : Alors on verra le loup paître avec les agneaux. (Isa 11,6) Le loup de l’Écriture, c’est le riche ; l’agneau, c’est le pauvre. Et d’où vient que le loup entrera en partage avec l’agneau, comme le riche avec le pauvre ? Faites bien attention. Souvent, le riche et le pauvre sont dans l’église ; arrive l’heure des divins mystères ; on chasse le riche, qui n’est pas initié, et le pauvre est introduit dans les tabernacles célestes, et le riche ne s’indigne pas ; il sait qu’il est étranger aux divins mystères. Voyez, voyez, ô la grâce de Dieu ! Non seulement tous sont également honorés dans l’église à cause de la divine grâce, mais quand le riche et le pauvre se trouvent ensemble, souvent le pauvre l’emporte sur le riche par la piété, et la richesse ne sert de rien à qui n’a pas la piété, et la pauvreté ne cause aucun dommage au fidèle, qui s’approche du sanctuaire avec confiance. Ce que je dis, mes très-chers frères, s’applique aux catéchumènes, et non simplement aux riches. Considérez, mes bien-aimés, comme le maître se retire de l’église, tandis que le fidèle, quoique n’étant qu’un serviteur, assiste aux mystères ; la maîtresse se retire, et la servante reste. Car Dieu n’a point d’égard à la qualité des personnes. (Galates, 2,6) Il n’y a donc, dans l’église, ni esclave, ni homme libre : l’Écriture ne reconnaît pour esclave que l’homme asservi au péché. Car, dit l’Écriture, celui qui fait le péché, est esclave du péché (Jn 8,34) et elle reconnaît comme libre celui qui a été délivré par la grâce divine.

C’est avec la même confiance que l’empereur et le pauvre s’approchent de cette table, avec le même honneur, et souvent même le pauvre s’en approche avec plus d’honneur. Pourquoi ? C’est que l’empereur, embarrassé de mille affaires, ressemble à un vaisseau sur lequel l’écume des flots jaillit de toutes parts, et les péchés font sur lui des taches nombreuses ; mais le pauvre, qui n’a de souci que celui de la nourriture nécessaire, dont la vie, en dehors des affaires, se passe tranquille, est comme dans un port, et il s’approche avec une grande assurance de notre table. Voyez encore : dans les fêtes du siècle, le pauvre a le front bas, le – riche resplendit, fier non seulement de sa table, mais de ses vêtements, car et l’aspect de la table et l’aspect des vêtements produisent même effet. Le pauvre, à la vue du riche recouvert d’une robe d’un grand prix, est frappé de tristesse, il se regarde comme le plus infortuné de tous les hommes. Ici, cette indigence disparaît ; car tous n’ont qu’un seul et même vêtement, le bain qui procure le salut. Car, dit l’Apôtre, vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ, vous avez été revêtus de Jésus-Christ. (Gal 3,27) Donc, ne déshonorons pas cette fête par l’ivresse ; car Notre-Seigneur a également honoré les riches et les pauvres, les serviteurs et les maîtres ; répondons à la bonté que le Seigneur nous a témoignée : la meilleure manière d’y répondre, c’est la pureté dans notre conduite, c’est la tempérance de notre âme. Cette fête, cette assemblée peut se passer de richesse, de frais dispendieux, mais il y faut l’excellence de la volonté, de la pensée. C’est le prix nécessaire de ce qui se trouve ici. Rien de corporel n’est ici en vente, qu’y vient-on chercher ? les paroles que Dieu fait entendre, les prières des Pères, les bénédictions des prêtres, la concorde, la paix, l’harmonie, présents spirituels, qui se paient avec l’esprit.

Célébrons cette fête, la plus grande de toutes les fêtes, fête brillante, la résurrection du Seigneur ; célébrons-la tous ensemble, avec joie, avec piété : car le Seigneur est ressuscité, et il a ressuscité la terre avec lui. Il est ressuscité, en rompant les liens de la mort. Adam a péché, Adam est mort ; mais le Christ n’a point péché, et pourtant il est mort. Chose étrange et qui surprend notre esprit : celui-là a péché, il est mort ; celui-ci n’a pas péché, et il est mort ; pourquoi ? C’est afin que celui qui est mort pour avoir péché, pût être affranchi par celui qui, sans avoir péché, mourut de tous les liens de la mort. On voit des faits analogues dans les affaires d’argent. Souvent un débiteur insolvable est retenu en prison ; un autre, qui ne doit rien, mais qui peut payer, donne de l’argent et délivre le débiteur. C’est ce qui s’est passé à l’occasion d’Adam. Adam était débiteur, le démon le détenait en prison, Adam n’avait pas de quoi payer ; le Christ ni ne devait rien, ni n’était détenu par le démon, mais il pouvait acquitter la dette. Il est venu, il a payé la dette de la mort pour celui qui était détenu par le démon, il a affranchi le débiteur.

4. Comprenez-vous les admirables effets de la résurrection ? Nous avions subi une double mort, il nous faut donc attendre une double résurrection. La mort du Christ fut simple, voilà pourquoi sa résurrection a été simple aussi. Comment cela ? Je m’explique : Adam est mort, et par le corps et par l’âme ; il est mort et par le péché et par la nature : Le jour où vous mangerez du fruit de l’arbre, vous mourrez d’une vraie mort. (Gen 2,17) Toutefois ce n’est pas en ce jour qu’Adam a subi la mort par la nature, mais, par le péché, il a été frappé de mort ; cette dernière mort, c’est la mort de l’âme ; l’autre est la mort du corps. Mais maintenant ces mots, la mort de l’âme, ne veulent pas dire que l’âme meurt, car elle est immortelle ; mais la mort de l’âme c’est le péché et le châtiment éternel. Delà ces paroles du Christ : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme ; craignez plutôt celui qui peut perdre et l’âme et le corps dans l’enfer. (Mat 10,28) Ce qui est perdu subsiste, mais hors de la vue de celui qui l’a perdu. Donc, je vous disais que notre mort était double ; par conséquent notre résurrection doit être double aussi.

Quant au Christ, sa mort fut simple ; car le Christ n’a point péché ; mais même cette mort simple, il ne l’a subie qu’à cause de nous ; car il n’était pas assujetti à la dette de la mort, lui ; car il n’était pas comptable du péché, ni de la mort par conséquent ; voilà pourquoi il est ressuscité de la mort simple ; mais nous, frappés d’une mort qui est double, il nous faut une double résurrection. Jusqu’à présent, nous n’avons qu’une seule résurrection, celle qui nous relève du péché ; car nous avons été ensevelis avec le Christ dans le baptême, et nous nous sommes réveillés avec lui par le baptême. Cette première résurrection nous a affranchis des péchés ; la seconde résurrection est celle du corps : le Seigneur nous a donné la plus précieuse, attendez aussi celle qui l’est moins ; car celle que nous avons déjà est bien plus précieuse que l’autre ; c’est une faveur bien plus précieuse en effet d’être affranchis des péchés, que de voir un corps ressuscité. Le corps est tombé, par le péché ; donc si le péché est le principe de la chute, le principe de la résurrection, c’est d’être affranchis du péché. Nous sommes dès à présent ressuscités par ce qu’il y a de meilleur dans la résurrection, nous avons rejeté loin de nous la mort terrible du péché, nous avons dépouillé le vieux vêtement ; donc ne désespérons pas de la résurrection moins précieuse. La première nous a ressuscités il y a longtemps, quand nous avons été baptisés ; ceux qui ont été hier soir jugés dignes du baptême, sont devenus des agneaux glorieux. Avant-hier, le Christ a été mis en croix, mais il est ressuscité la nuit dernière ; ces nouveaux baptisés avant-hier étaient détenus par le péché, mais ils sont ressuscités avec le Christ. Il est mort, lui, par le corps, et c’est par le corps qu’il est ressuscité. Quant à eux, ils étaient morts par le péché, et, en ressuscitant, ils ont été délivrés des péchés. La terre, en ces jours d u printemps, produit les roses, les violettes et les autres fleurs ; mais les eaux nous ont montré une plus belle prairie que la terre. Ne vous étonnez pas que ce soient les eaux qui aient développé les germes des fleurs ; ce n’est pas par la nature qui lui est propre, c’est par l’ordre du Tout-Puissant que la terre a produit les germes ; ce sont les eaux qui ont, dans le principe, fait paraître des animaux qui se mouvaient. Dieu dit, que les eaux, produisent des animaux vivants (Gen 1,20), et son ordre s’accomplit, et cette substance sans âme produisit les êtres vivants avec une âme ; disons de même aujourd’hui, que les eaux produisent, non plus des animaux vivants, mais les dons de l’Esprit. Les eaux montrèrent, aux premiers jours, des poissons sans raison et sans voix ; aujourd’hui, elles ont fait paraître des poissons qu’illuminent la raison et l’esprit d’en haut, des poissons que les apôtres ont pêchés. Venez, dit le Seigneur, et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes. (Mat 4,19) C’est la pêche de ce jour, que le Seigneur désignait alors. Pêche étrange, il faut le dire ; les pêcheurs ordinaires font sortir des eaux, nous au contraire, nous avons plongé dans les eaux, et c’est ainsi que nous avons pêché. Autrefois, les Juifs avaient une piscine ; apprenez ce que c’était que cette piscine, si vous voulez comprendre l’indigence des Juifs et la richesse de l’Église. C’était une piscine d’eau, un ange y descendait et agitait l’eau ; quand l’eau avait été agitée, un malade y entrait, et il était guéri ; un seul malade, chaque année, était guéri, et aussitôt toute la vertu d’en haut était dépensée, non à cause de l’indigence de celui qui la communiquait, mais à cause de l’infirmité de ceux qui la recevaient. L’ange descendait donc dans la piscine, et il agitait l’eau et un seul malade était guéri. Le Seigneur des anges est descendu dans le Jourdain, et il a agité l’eau, et la terre, la terre entière a été guérie. Chez les Juifs, après le premier malade, celui qui descendait le second dans la piscine, n’était pas guéri ; c’est que les Juifs qui recevaient cette grâce, étaient infirmes, indigents ; mais, chez nous, après le premier, le second ; après le second, le troisième ; après le troisième, le quatrième ; et dix, et vingt, et cent, et dix mille, et, si vous voulez, la terre entière plongée dans la piscine, n’en épuise pas la vertu ; la grâce ne se perd pas ; les eaux ne sont pas souillées. Mode nouveau de purification ; c’est que ce n’est pas le corps qui est purifié ; en effet, pour ce qui concerne les corps, plus est grand le nombre de ceux qui se plongent dans les eaux, plus les eaux se chargent de souillures ; mais ici, plus il y en a qui se purifient, plus s’accroît leur pureté.

5. Comprends-tu la grandeur du présent ? Conserve la grandeur de ce présent, ô homme. Il ne t’est pas permis de vivre dans l’indifférence ; impose-toi à toi-même une loi que tu suivras avec la plus grande attention ; cette vie est une lutte, un combat ; celui qui affronte les combats doit toujours savoir se maîtriser. Veux-tu que je te donne une règle excellente, infaillible qui t’assure la vertu ? Il y a des choses en apparence indifférentes, qui enfantent les péchés, rejetons-les loin de nous. Parmi les actions, les unes sont des péchés, les autres n’en sont pas, mais sont des causes de péchés ; par exemple, le rire n’est pas un péché de sa nature, mais il devient un péché, si on le pousse trop loin ; car, du rire, viennent les plaisanteries ; des plaisanteries, les mauvaises paroles ; des mauvaises paroles, les mauvaises actions ; des mauvaises actions, les châtiments et les supplices. Commence donc par supprimer la racine, pour supprimer le mal tout entier ; car si nous nous tenons sur nos gardes, à propos des actions indifférentes, nous ne tomberons jamais dans les actions qui ne sont pas permises. C’est ainsi que regarder les femmes, semble, à beaucoup de personnes, une action indifférente, mais de là viennent les désirs déréglés ; de ce dérèglement, la fornication ; de la fornication, le châtiment et les supplices. De même vivre dans les délices, ne paraît avoir rien de grave, mais de là vient l’ivresse et les maux sans nombre qui en résultent. Supprimons donc de partout les causes des péchés. C’est pourquoi vous jouissez chaque jour, sans interruption, de l’enseignement qui vous est donné ; c’est pourquoi, sept jours de suite nous nous réunissons, nous dressons devant vous la table spirituelle, nous vous faisons jouir des paroles divines, nous versons chaque jour l’huile sur vous, nous vous armons contre Satan : car maintenant il vous menace avec plus de fureur ; plus grand est le don qui vous est fait, plus terrible est la guerre qui vous le dispute. Car si dans le paradis un seul homme a été pour lui un spectacle insupportable, comment pourrait-il supporter un si grand nombre d’hommes dans le ciel, répondez-moi. Vous avez exaspéré le monstre, mais ne craignez rien ; vous avez reçu une force supérieure, un glaive aiguisé ; avec ce glaive, percez le serpent. Si Dieu permet qu’il soit exaspéré contre vous, c’est pour vous ménager, par l’expérience qui vous attend, la conscience de votre force, de votre pouvoir. De même qu’un gymnasiarque excellent qui a reçu un athlète de mauvaise mine, un homme énervé, dédaigné, le frotte d’huile, l’exerce, lui rend de la chair et des muscles, et, dès ce moment, ne lui permet plus l’oisiveté, mais lui commande de se présenter dans les combats, afin que l’expérience lui prouve quelle force il lui a donnée, ainsi fait le Christ avec nous. Il pouvait certes exterminer l’ennemi ; mais il veut que vous compreniez l’excellence de sa grâce, la grandeur de la force spirituelle que vous avez reçue par le baptême, et il vous envoie dans les luttes avec le démon, et il vous ménage de nombreuses occasions de mériter les couronnes. Voilà pourquoi, sept jours de suite, vous jouissez de l’enseignement divin ; c’est pour apprendre exactement vos exercices. Voyez encore, c’est un mariage spirituel qui s’opère ici : or, dans les mariages, il y a sept jours de festins. Voilà pourquoi nous aussi pendant sept jours nous vous convions, en vertu de nos règles, aux festins sacrés. Mais voyez la différence : dans le monde, après sept jours, plus de fête ; ici, au contraire, si vous voulez, vous pouvez toujours venir au festin sacré ; dans les mariages du monde, l’épouse, après le premier ou le second mois, n’est pas aussi chère à l’époux ; ici, il n’en est pas de même ; plus le temps s’avance, plus brûlants deviennent les désirs de l’époux, plus suaves ses embrassements, plus spirituel son commerce, à la la condition pour nous de pratiquer la prudence. Voyez encore ; pour ce qui est de notre chair, après la jeunesse, la vieillesse ; ici, au contraire, après la vieillesse, la jeunesse, une jeunesse éternelle, cela dépend de nous. Nous avons reçu des grâces qui sont grandes, qui le seront plus encore, cela dépend de nous. Paul était grand quand il fut baptisé ; mais il le devint ensuite beaucoup plus ; quand il publiait la vérité, il remplissait les Juifs de confusion ; plus tard il fut ravi dans le paradis, il monta jusqu’au troisième ciel. De sorte que nous aussi, cela dépend de nous, nous pouvons croître, agrandir la grâce qui nous a été donnée par le baptême ; elle s’agrandit par les bonnes œuvres, et elle devient plus brillante, et elle fait luire sur nous une plus resplendissante lumière. Et si ce bonheur nous arrive, nous irons, en toute confiance, nous réunir dans la chambre de l’Époux, avec l’époux, et nous jouirons des biens réservés à ceux qui l’aiment ; puissions-nous tous obtenir ces biens, par la grâce et par l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui appartient, comme au Père et au Saint-Esprit, la gloire, l’adoration, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduction de M. C. PORTELETTE.

ANALYSE.

  • 1. Pierre, le coryphée du chœur apostolique, confesse que Jésus est le Christ, Fils du Dieu vivant.
  • 2. Excellence de cette confession. – Que le Fils est consubstantiel au Père. – Contre les Anoméens.
  • 3. Jésus-Christ ayant élevé ses disciples à cette hauteur dans la foi, commence dès lors à leur laisser entrevoir dans un avenir prochain sa passion et sa croix.
  • 4. Pierre se scandalise de la croix annoncée et prédite ; son Maître le reprend sévèrement – Excellence du signe de la croix.
  • 5 et 6. Avec quelle foi nous le devons imprimer sur notre front – Combien il est terrible aux ennemis de notre salut. – Qu’un chrétien ne doit point rougir de la croix. – Quelle est la grandeur des récompenses que Dieu nous promet.

1. Pourquoi, mes frères, l’Évangéliste rapporte-t-il le nom du prince qui avait fait bâtir cette ville ? C’était pour distinguer cette ville de Césarée de « Philippes », d’avec une autre que l’on appelait Césarée de « Straton. » Ce n’était pas dans cette dernière que Jésus-Christ interrogeait ses apôtres, mais à Césarée de Philippes. Il voulut les éloigner beaucoup des Juifs, afin qu’étant seuls, ils pussent avec plus de liberté lui dire tout ce qu’ils pensaient de lui.

Mais pourquoi Jésus-Christ ne leur demande-t-il pas d’abord ce qu’ils pensent eux-mêmes de sa personne ? Pourquoi leur demande-t-il auparavant ce que le peuple en disait ? Après qu’ils lui auraient rapporté les pensées du peuple, il voulait, en leur adressant cette nouvelle question : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » il voulait, dis-je, leur faire comprendre que leurs sentiments devaient être beaucoup plus relevés, et se distinguer complètement des basses pensées de la multitude. C’est pour cette raison qu’il ne leur fait pas cette demande au commencement de sa prédication. Il attend qu’il ait fait devant eux beaucoup de miracles, qu’il leur ait révélé des vérités très-importantes, et qu’il leur ait manifesté sa divinité et son égalité avec son Père, par des preuves dont ils ne pouvaient douter.

Il ne dit point : que disent de moi les scribes et les pharisiens ? qui disent-ils que je suis ? quoiqu’ils eussent souvent été avec lui, et qu’il leur eût parlé en différentes rencontres ; mais « qui les hommes disent-ils que je suis ? » Il demande ce que le peuple dit de lui ; parce que si les pensées du peuple étaient basses et grossières, elles étaient néanmoins sans malice : au lieu que les sentiments des pharisiens étaient toujours corrompus par leur envie.

Et, pour montrer la vérité de son incarnation, et témoigner qu’il voulait que l’on y ajoutât foi, il dit : « Qui est le Fils de « l’homme ? » (Jn 3,13) appelant ainsi sa divinité. C’est ce qu’il fait en plusieurs autres endroits de l’Évangile « Personne n’est monté dans le ciel sinon le Fils de l’homme qui est descendu du ciel. » (Jn 6,62) Et ailleurs « Lorsque vous verrez le Fils de l’homme monter où il était auparavant. Ils lui répondent : Les uns disent que vous êtes Jean-Baptiste, les autres Élie, les autres Jérémie ou quelqu’un des prophètes (14) ; » et lorsqu’ils lui ont ainsi rapporté les sentiments des autres, « Jésus leur dit : Et vous autres, qui dites-vous que je suis (15) ? » Il leur fait, comme je l’ai déjà dit, cette seconde demande pour les exciter à avoir des sentiments plus nobles et plus relevés de lui, et pour leur témoigner que cette pensée du peuple était trop basse et trop indigne de sa grandeur. Ce peuple voyant le Sauveur faire des miracles au-dessus de la puissance des hommes, le regardait comme quelque grand homme ressuscité d’entre les morts, selon ce qu’Hérode disait lui-même ; mais il n’allait pas plus loin. Jésus-Christ donc voulait retirer ses apôtres de ces pensées populaires. C’est pour ce sujet qu’il leur dit : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » c’est-à-dire, vous qui êtes continuellement avec moi, qui me voyez faire un si grand nombre de miracles, qui en avez fait vous-mêmes en mon nom, « qui dites-vous que je suis ? »

Que fait ici saint Pierre qui est comme la bouche de tous les apôtres, le prince et le chef de cette troupe sacrée, et qui témoigne partout tant de zèle pour le Sauveur ? Quoique Jésus-Christ leur eût fait cette demande en commun, il répond lui seul. Quand le Fils de Dieu s’informait seulement quelle pensée le peuple avait de lui, ils répondent tous également à cette demande ; mais lorsqu’il veut savoir quel était leur sentiment particulier, saint Pierre prévient tous les autres. « Simon Pierre prenant la parole, lui dit : Vous êtes le Christ Fils du Dieu vivant (16). A quoi Jésus-Christ répond : « Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean parce que ce n’est point la chair ni le sang qui vous ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans le ciel (17). » Ces paroles du Sauveur nous font voir que si saint Pierre ne l’eût reconnu pour le vrai Fils de Dieu, et né de sa propre substance, cette confession n’eût point été l’effet d’une révélation divine, ni digne de rendre « heureux » celui qui l’avait faite.

Nous avons déjà vu que les apôtres lui avaient dit dans le vaisseau, après cette tempête qu’il avait si miraculeusement calmée « Vous êtes véritablement Fils de Dieu », sans que Jésus-Christ néanmoins les eût appelés « heureux », comme il appelle ici saint Pierre ; parce que, bien qu’ils eussent dit la vérité, ils ne confessaient pas néanmoins aussi pleinement qu’il était le Fils unique de Dieu que saint Pierre le fait ici. Ils ne lui attribuaient qu’une sorte de filiation qu’il partageait avec beaucoup d’autres, et quoiqu’ils le regardassent comme le plus cher et comme le premier-né de tous, ils ne croyaient pas cependant, comme fait ici saint Pierre, qu’il fût né de la propre substance de son Père, et qu’il en fût le Fils de cette manière unique et incommunicable tout autre.

2. Nous voyons que Nathanaël dit aussi à Jésus-Christ : « Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d’Israël » (Jn 1, 49) ; » et Jésus-Christ cependant est si éloigné de l’appeler « heureux », qu’il le reprend au contraire comme ayant des sentiments trop bas de lui : car il lui dit aussitôt : « Vous croyez parce que je vous ai dit que je vous ai vu sous le figuier. Vous verrez d’autres choses bien plus grandes. » Jésus-Christ donc appelle ici saint Pierre « heureux » ; parce qu’il a confessé qu’il était le Fils de Dieu de cette manière excellente qui lui est particulière ; et il lui rend ce témoignage qu’il n’avait rendu à nul autre : « Ce n’est point la chair et le sang qui vous a révélé ceci, mais mon Père qui est dans le ciel. »

Il semble que par ces paroles il veuille nous empêcher de croire que, parce que saint Pierre l’aimait ardemment, il voulait flatter son Maître en lui parlant par le mouvement d’une amitié humaine, et d’une complaisance secrète. Il fait voir publiquement quel était celui qui lui avait inspiré cette pensée, et il nous apprend que c’était Pierre qui parlait, mais que c’était le Père éternel qui lui mettait les paroles dans la bouche ; afin que nous reconnussions qu’il ne lui accordait pas une louange humaine par cette confession, mais qu’il proférait au-dehors ce qu’il avait appris de Dieu même.

Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il pas lui-même clairement qu’il est le Christ ? Pourquoi aime-t-il mieux donner lieu aux autres de reconnaître ce qu’il est, par les demandes qu’il leur fait ? C’est sans doute parce qu’il lui était plus séant d’agir de la sorte, et que cette conduite était plus propre à attirer ses apôtres à la foi, et à leur persuader qu’il était égal à son Père ? Et n’admirez-vous point ici, mes frères, comment le Père révèle son Fils, et comment le Fils révèle réciproquement son Père ? Car Jésus-Christ dit lui-même que « personne ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils le veut révéler. » Il est donc impossible de connaître autrement le Fils que par le Père, ou de connaître le Père que par le Fils : ce qui est encore une preuve manifeste de l’égalité de leur gloire, et nous montre qu’ils sont d’une même substance.

Après que saint Pierre eut rendu ce témoignage au Sauveur, Jésus-Christ lui dit aussitôt « Vous êtes Simon, fils de Jean vous serez appelé Pierre. » Comme vous avez nommé mon Père, je nomme aussi le vôtre ; et comme vous êtes véritablement « fils de Jean. » Je suis de même véritablement Fils de Dieu le Père. Sans ce sens mystérieux on pourrait croire qu’il aurait été superflu de dire : « Vous êtes le fils de Jean. » Mais comme saint Pierre venait de dire, « vous êtes le Fils de Dieu », Jésus-Christ ajoute aussitôt ces paroles pour nous faire voir qu’il était aussi véritablement le Fils de Dieu, que Simon était « fils de Jean » c’est-à-dire, qu’il était d’une même substance avec son Père. « Et moi aussi je vous dis que vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle (18). « Sur cette pierre, » dit Jésus-Christ ; « je bâtirai mon Église, » c’est-à-dire, sur cette foi et sur cette confession. Il montre par ces paroles que beaucoup de monde devait croire un jour en lui. Il relève l’esprit et les pensées de cet apôtre, et il l’établit le pasteur de son Église : « Et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. » S’il est vrai que ces portes ne vaincront point mon Église, combien moins pourront-elles me vaincre et je vous dis ceci, mon apôtre, afin que vous ne soyez point troublé, lorsque vous entendrez dire bientôt que je serai livré pour être crucifié. A cet honneur il en ajoute encore un autre : « Et je vous donnerai les clefs du royaume des cieux ; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel (19). »

Que veulent dire ces paroles : « Je vous donnerai ? » Comme mon Père vous a donné la grâce de me connaître, « je vous donnerai » aussi ces clefs. Il ne dit point : Je prierai mon Père qu’il vous les donne, quoique la grandeur de ce don fût ineffable, et qu’il fallût être Dieu pour le faire ; mais il dit : « Je vous donnerai. » Quel est ce don qu’il lui fait : « Je vous donnerai », dit-il, « les clefs du royaume des cieux ; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que vous délierez sur la terre sera aussi délié dans le ciel. »

Comment pouvons-nous expliquer que celui qui dit : « Je vous donnerai », témoigne ailleurs que ce « n’est pas à lui de donner à personne le droit de s’asseoir à sa droite ou à sa gauche ? » Considérez comment il porte cet apôtre à avoir des sentiments dignes de sa divinité ; comment il se découvre à lui, et lui déclare qu’il est le Fils de Dieu par ces deux promesses qu’il lui fait. Car il lui promet deux choses qui ne peuvent être le don que d’un Dieu, l’une de remettre les péchés, et l’autre de rendre son Église immobile au milieu des assauts de tant d’orages, et de faire voir dans un simple pêcheur une fermeté plus solide que n’est celle de la « pierre », lorsque tout le monde se soulèverait contre lui, et lui déclarerait une guerre ouverte.

Jésus-Christ traite ici saint Pierre comme son Père avait traité Jérémie, lorsqu’il lui dit : « Qu’il le rendrait comme une colonne de fer, et comme un mur d’airain. (Jer 1,47) » Il y a cette différence, que l’un n’était exposé qu’aux attaques d’un seul peuple ; et que l’autre était destiné à combattre tous les peuples de la terre.

Je demande ici à ceux qui s’efforcent de diminuer la dignité du Fils de Dieu, lequel de ces deux dons est le plus grand ; ou celui que le Père fait à saint Pierre, ou celui que lui fait le Fils. Le Père lui fait connaître son Fils, et le Fils lui donne le pouvoir de révéler le Père et le Fils, et d’en donner la connaissance à toute la terre. Lorsqu’il lui donne ces « clefs » célestes, il rend un homme mortel maître de tout ce qui est dans les cieux. Il fait qu’il répand la foi et qu’il étend l’Église par tout le monde, avec une fermeté plus immobile et plus inébranlable que n’est le ciel même, « puisque le ciel et la terre passeront, et que les paroles de Jésus-Christ ne passeront pas (Mat 24,25) » Comment donc le Fils serait-il inférieur à son Père, puisqu’il fait de si grands dons aux hommes ?

3. Je ne dis pas ceci, mes frères, pour séparer les ouvrages du Père d’avec ceux du Fils, « puisque toutes choses ont été faites par le Verbe, et que rien n’a été fait sans lui. » (Jn 1,4) Je prétends seulement fermer la bouche à ces personnes insolentes et téméraires, qui ont la hardiesse de proférer de tels blasphèmes. Mais remarquez partout avec quelle autorité Jésus-Christ parle en ce lieu « Je vous dis, moi, que vous êtes Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église. Je vous donnerai les clefs du royaume des cieux. » Après leur avoir dit ces paroles il leur commanda de ne le découvrir à personne. « En même temps il commanda à ses disciples de ne dire à personne qu’il fût le Christ (20). » Il leur faisait cette défense afin que, lorsque tout ce qui scandalisait les hommes serait passé, que le mystère de sa croix serait accompli, et qu’il ne resterait plus rien qui pût surprendre ou troubler les esprits, et apporter quelque obstacle à leur foi, il fût plus facile aux apôtres d’imprimer dans les esprits des hommes des pensées dignes du Sauveur. Car jusque-là sa puissance souveraine n’avait pas éclaté bien visiblement, C’est pourquoi il voulait que, ses disciples se réservassent de publier sa gloire, lorsque la vérité des mystères du Fils de Dieu serait plus connue, et que les miracles que feraient les apôtres autoriseraient leur prédication, et donneraient du poids à leurs paroles.

Car il y avait bien de la différence entre voir Jésus-Christ dans la Judée, tantôt faire des miracles, et tantôt souffrir des injures et des outrages, principalement lorsque tous ces miracles devaient enfin se terminer à la mort infâme de la croix ; ou le voir au contraire adoré par toute la terre, confessé partout avec une foi généreuse, et élevé pour jamais au-dessus de toutes ces souffrances, auxquelles il s’était soumis pour nous. C’est pour cette raison qu’il commande aux apôtres de ne point dire encore qu’il fût le Christ. Quand on arrache de la terre l’arbre qui commençait d’y prendre racine, il ne reprend plus racine qu’avec peine : mais lorsqu’une fois bien enraciné dans la terre, il y demeure ferme sans qu’on l’y ébranle, il pousse des branches de toutes parts, et croît toujours de plus en plus.

Si les apôtres, après avoir vu faire tant de miracles au Sauveur, et avoir eu part à ses plus secrets mystères, ne laissent pas de se scandaliser au seul nom de la croix, et lorsque Jésus-Christ leur prédit ce qui lui devait arriver ; si non seulement le commun d’entre eux, mais leur prince même, et leur chef en est plus frappé que les autres ; jugez dans quel scandale et dans quel trouble eût pu tomber le reste du monde, lorsque d’un côté on leur eût dit que Jésus-Christ était Fils de Dieu, et qu’ils l’eussent vu de l’autre attaché en croix, et couvert d’ignominies, dont ils n’eussent pas compris le mystère, parce qu’ils n’avaient pas encore reçu le don du Saint-Esprit. Si Jésus-Christ dit à ses apôtres mêmes : « J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez pas porter maintenant (Jn 16,12) ; » combien plus ce peuple faible eût-il été incapable de les porter, et comment n’eût-il pas succombé sous le poids du plus auguste et du plus impénétrable de nos mystères ? C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ défend ici à ses apôtres de publier qu’il fût le Christ. Et pour vous faire mieux voir quel avantage il y avait pour les hommes de n’apprendre ce mystère qu’après que le scandale en serait passé, et qu’ils n’en verraient plus que la profonde sagesse et l’utilité infinie, il ne faut que considérer ce qui arrive à saint Pierre. Car, après avoir témoigné tant de faiblesse à la passion de son maître, jusqu’à le renoncer trois fois par la crainte d’une servante ; il parut si courageux dans la suite, lorsque le mystère de la croix fut accompli, et qu’il eut vu des preuves indubitables de la résurrection du Sauveur, que rien ne put à l’avenir lui être un sujet de scandale, ni ébranler dans son cœur ce que le Saint-Esprit lui avait appris. Il se lança au contraire comme un lion intrépide au milieu des Juifs ; il vit sans pâlir les dangers qui l’environnaient de toutes parts, et enfin il méprisa la mort qui le menaçait toujours.

C’était donc avec grande raison que Jésus-Christ défendait ici aux apôtres de déclarer ce mystère aux hommes, puisqu’il usait même de réserve envers les apôtres, et qu’il leur disait : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez pas porter maintenant. » Aussi il ne faut pas douter que les apôtres n’aient ignoré beaucoup de choses que Jésus-Christ leur avait dites avant sa mort sans les expliquer, et qu’ils n’ont comprises ensuite qu’après sa résurrection. Et si Jésus-Christ traitait avec cette réserve ceux qui devaient être les maîtres et les docteurs de toute la terre, n’était-il pas juste d’user de cette conduite à l’égard du simple peuple ? « Dès lors Jésus commença à découvrir à ses disciples, qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrît beaucoup de la part des sénateurs, des princes des prêtres et des docteurs de la loi, qu’il y fût mis à mort, et qu’il ressuscitât le troisième jour (21). » Quand dès lors ? Quand il eut bien imprimé cette vérité dans leurs esprits, qu’il était véritablement le Fils de Dieu ; et qu’en leur promettant de bâtir son Église sur la pierre, il leur eut marqué la vocation des Gentils. Cependant ils ne comprirent pas encore ce que leur disait Jésus-Christ. Cette parole leur était comme voilée, et leurs yeux étaient enveloppés d’une nuit si épaisse qu’elle les empêchait de rien voir, parce qu’ils ne savaient pas encore qu’il dût ressusciter d’entre les morts. C’est pourquoi Jésus-Christ s’applique davantage à les tires de leur aveuglement. Il leur éclaircit ces difficultés, afin qu’ils puissent les comprendre.

Mais ils n’y comprirent rien, et cette parole leur fut toujours un mystère. Ils craignaient même de lui demander, non s’il mourrait ; mais comment et de quelle mort il mourrait : enfin ils n’osaient s’informer de ce que signifiait ce qu’ils entendaient. Comme ils ne savaient ce que c’était que de ressusciter, ils croyaient qu’il valait mieux ne point mourir que de ressusciter après être mort. Pendant que les autres apôtres étaient tous dans le trouble et dans l’agitation, sain ! Pierre le plus zélé prend seul la liberté de parler à Jésus-Christ, non devant les autres apôtres, mais en particulier. « Et Pierre l’ayant tiré à part, commença à le reprendre en lui disant : Ah Seigneur, à Dieu ne plaise, cela ne vous arrivera pas (22). » Quoi ! mes frères, cet Apôtre, après avoir reçu du Père une révélation si rare ; après avoir été appelé « heureux » par le Fils de Dieu même, tombe en si peu de temps du haut de cette grandeur où il était élevé, et la passion de Jésus-Christ lui fait peur ! Mais il ne faut pas s’étonner que celui qui n’avait point reçu de révélation de Dieu pour comprendre ce mystère, tombât dans le scandale, lorsqu’il en entendait parler. Dieu voulait nous faire voir que cet apôtre n’avait point parlé de lui-même, lorsqu’il avait confessé si généreusement la divinité du Sauveur, et c’est pourquoi il permettait qu’il se troublât si fort ensuite, lorsqu’on lui dit des choses que Dieu ne lui avait pas révélées. Il en est saisi de frayeur, et il les entend dire cent fois sans les pouvoir jamais comprendre.

Il avait appris que Jésus était le Fils de Dieu ; mais il n’en savait pas davantage. Le mystère de sa croix et de sa résurrection lui était entièrement inconnu. Ainsi vous voyez avec quelle sagesse Jésus-Christ fait à ses disciples le commandement de ne déclarer cette vérité à personne. Car si elle trouble et épouvante ceux mêmes qu’il fallait nécessairement en instruire, quel trouble n’eût-elle point excité dans les autres ? Mais Jésus-Christ voulant montrer avec quel amour il s’offrait de lui-même à tant de maux, fait un sévère reproche à saint Pierre, et il l’appelle « Satan. »

4. « Mais Jésus se tournant dit à Pierre : Retirez-vous de moi, Satan, vous m’êtes à scandale, parce que vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain (23). » Que tous ceux qui rougissent de la croix de Jésus-Christ écoutent cette parole. Si le Prince même des apôtres, quoiqu’il n’eût pas encore appris de Dieu ce mystère, est appelé « satan » par Jésus-Christ même ; que doivent attendre ceux qui renoncent cette croix après qu’elle a été adorée de toute la terre ? Si le Fils de Dieu fait un reproche si sévère à celui qu’il venait d’appeler « heureux », et qui avait fait une confession si excellente et si relevée, jugez comment il traitera un jour ceux qui après tant de preuves ne reçoivent et n’adorent pas encore le mystère de la croix.

Il ne lui dit pas simplement que le démon a parlé par lui ; il lui en donne le nom même : « Retirez-vous de moi, Satan. » Tout son désir en s’opposant ainsi à Jésus-Christ était seulement que son Maître qu’il aimait ne souffrît pas. Mais le Fils de Dieu le reprend à dessein avec cette vigueur, parce qu’il savait, et que saint Pierre en particulier, et que tous les autres apôtres craignaient étrangement la mort de leur Maître, et qu’ils ne pouvaient souffrir d’en entendre parler. C’est pourquoi Jésus-Christ déclare ce que ce disciple avait de plus caché dans le secret de son cœur : « Vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain. »

Que veulent dire ces paroles : « Vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain ? » Saint Pierre jugeant des souffrances de son Maître d’une manière fort grossière et toute charnelle croyait que cette mort lui était honteuse et indigne de sa grandeur. C’est de quoi Jésus-Christ le reprend. Il semble qu’il lui dise : Il n’est point indigne de moi de souffrir la mort, et il n’y a que les pensées basses et terrestres où vous vous laissez aller, qui vous en lassent juger de la sorte. Si vous aviez écouté mes paroles avec l’Esprit de Dieu, en éloignant de vous toutes ces pensées charnelles, vous connaîtriez quelle gloire je tirerai de cette conclusion et de cette ignominie. Vous dites qu’il est indigne de moi de souffrir, et je vous réponds qu’il n’y a que le diable qui puisse s’opposer à mes souffrances. C’est ainsi qu’il réfute les pensées de cet apôtre par un raisonnement tout contraire.

Lorsque saint Jean refusa de le baptiser, parce qu’il jugeait son baptême trop indigne du Sauveur, Jésus-Christ lui persuada au contraire de le faire, en lui montrant qu’il convenait qu’il en fût ainsi ; et bientôt encore il dira à Pierre, lorsque ce disciple voudra l’empêcher de lui laver les pieds : « Vous n’aurez point de part avec moi, si je ne vous lave les « pieds (Jn 13,9) ; » c’est de la même manière qu’il traite ici saint Pierre, c’est-à-dire qu’il réfute ses raisons par des raisons contraires, et que par la sévérité de sa réprimande, il lui ôte la crainte qu’il avait de sa passion.

Que personne donc, mes frères, ne rougisse de ces marques augustes et adorables de notre salut. La croix de Jésus-Christ est la source de tous nos biens. C’est par elle que nous vivons, et que nous sommes ce que nous sommes. Portons la croix de Jésus-Christ et parons-nous-en comme d’une couronne de gloire. C’est elle qui est comme le sceau et l’accomplissement de toutes les choses qui regardent notre salut. Si nous sommes régénérés dans les eaux sacrées du baptême, la croix y est présente. Si nous nous approchons de la table du Seigneur, pour y recevoir son saint corps, elle y paraît avec éclat. Si l’on nous impose les mains pour nous consacrer au ministère du Seigneur, elle y est encore présente. Enfin, quoi que nous fassions, nous voyons partout ce signe adorable, qui est tout ensemble la cause et la marque de notre victoire. Nous l’avons dans nos maisons ; nous la peignons sur nos murailles ; nous la gravons sur nos portes ; nous l’imprimons sur nos visages, et nous la portons toujours dans le cœur. Car la croix est un signe et un monument sacré, qui rappelle en notre mémoire l’ouvrage de notre salut, le recouvrement de notre ancienne liberté, et l’infinie miséricorde de notre Sauveur Jésus-Christ, qui par l’amour qu’il nous a porté, a été comme une brebis que l’on mène à la boucherie.

Lors donc que vous imprimez ce signe sacré sur vous, souvenez-vous de ce qui a donné lieu à cette croix et de ce qui l’a rendue nécessaire. Que ce souvenir réprime en vous votre orgueil, qu’il arrête votre colère et qu’il étouffe toutes vos autres passions. Lorsque vous formez ce signe sur votre front, armez-vous d’une sainte hardiesse et rétablissez votre âme dans sa première liberté. Car vous n’ignorez pas, mes frères, que la croix est le prix qui vous l’a fait recouvrer. C’est pourquoi saint Paul nous exhortant à rentrer dans cette liberté si digne d’un véritable chrétien, nous y porte en nous parlant de la croix et du sang du fils de Dieu : « Vous avez été », dit-il, « rachetés d’un grand prix, ne vous rendez point esclaves des « hommes. » (1Co 6,20)

Considérez quel est le prix qui a été donné pour votre rançon, et vous ne serez plus l’esclave d’aucun homme sur la terre. Ce prix, mes frères, et cette rançon c’est la croix. Vous ne la devez donc pas marquer négligemment du bout du doigt sur votre visage. Vous devez la graver avec amour dans votre cœur par une foi très-fervente. Si vous l’imprimez de la sorte sur votre front, nul des esprits impurs n’osera s’approcher de vous en voyant sur votre visage les armes qui l’ont terrassé, et cette épée étincelante dont il a reçu le coup mortel. Si la seule vue des lieux où les bourreaux exécutent les criminels, vous fait frémir d’horreur et trembler de crainte, dans quel trouble et quelle terreur doivent entrer les démons, en voyant les armes dont Jésus-Christ s’est servi pour les vaincre ?

Ne rougissez donc pas de la croix, afin que Jésus-Christ ne rougisse point de vous, lorsqu’il viendra dans la majesté de sa gloire, et qu’il fera briller ce signe d’une lumière plus éclatante que les rayons du soleil. Car elle paraîtra alors aux yeux de tous les hommes qui auront été dans le monde. Elle publiera hautement l’innocence et la charité de celui qui s’y est laissé attacher, et elle convaincra toute la terre qu’il n’a rien omis pour sa part de tout ce qui’ était nécessaire pour notre salut. C’est la croix qui, du temps de nos pères et du nôtre, a ouvert ces bienheureuses portes qui nous avaient été fermées ;. qui a détruit la vertu mortelle des breuvages empoisonnés que nous avions pris ; qui a déraciné de nous toutes les plantes envenimées qui poussaient des rejetons de mort, et qui a guéri les morsures horribles dont ces bêtes infernales nous avaient cruellement déchirés. Car si cette adorable croix a brisé les portes de l’enfer pour nous ouvrir celles du ciel ; si elle a terrassé toutes les forces du démon, si elle a détruit son empire, doit-on s’étonner qu’elle ait aussi détruit la force du poison qui envenimait nos cœurs, qu’elle y ait dissipé cet air pestilentiel qui les corrompait, et qu’elle en ait exterminé pour jamais ces bêtes furieuses qui les dévoraient ?

5. Gravez donc, mes frères, ce signe dans votre cœur. Embrassez avec amour ce qui a produit le salut de vos âmes. Car c’est la croix qui a sauvé et converti toute la terre. C’est elle qui en a banni l’erreur ; qui a rétabli la vérité ; qui a fait de la terre un ciel ; qui a changé les hommes en anges. C’est par elle que les démons ont cessé de nous paraître redoutables, et que nous les avons méprisés. C’est par elle que la mort n’a plus été une mort, mais un sommeil. Enfin c’est par la croix que tout ce qui nous faisait la guerre a été détruit, que tout ce qui s’opposait à nous a été foulé aux pieds, et que tous nos ennemis ont été renversés par terre.

Si vous trouvez donc quelqu’un qui vous dise : Quoi, vous adorez une croix ? Répondez-lui d’un ton de voix qui témoigne de votre fermeté, et d’un visage gai et riant, dites : Oui, je l’adore, et je ne cesserai point de l’adorer. S’il se moque de vous, plaignez-le, et répandez vos larmes en voyant son aveuglement. Rendez grâces à Dieu qui vous a honoré d’un si grand don, et qui vous a fait des grâces si prodigieuses, que personne ne peut les comprendre, si Dieu par une faveur toute particulière ne les lui révèle. Cet homme qui vous insulte, ne vous raille ainsi que parce que « l’homme animal et humain n’est point capable des choses qu’enseigne l’esprit de Dieu, car elles lui paraissent une folie ; et il ne les peut comprendre, parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger. » (1Co 2,14)

Ces personnes ressemblent à des enfants qui se rient des choses les plus grandes et les plus saintes. Amenez ici un enfant, qu’il voie nos plus redoutables mystères : et il en rira. Tels sont les païens, ou plutôt ils sont encore plus enfants, et par conséquent plus misérables, puisque malgré leur âge avancé, ils ont des sentiments et des pensées puériles. C’est ce qui les rend tout à fait inexcusables. Pour nous, mes frères, disons sans rien craindre, et protestons hautement devant toute la terre et en présence de tous les païens, que toute notre gloire est dans la croix ; qu’elle est la source de tous nos biens ; qu’elle est toute notre espérance ; et que c’est elle qui couronne tous les saints. Je voudrais pouvoir dire avec saint Paul, « que tout le monde m’est crucifié, et que je suis crucifié au monde. »(Gal 6,14) Mais je ne puis le dire avec vérité, tyrannisé que je suis par tant de passions différentes.

Je vous exhorte donc, et je m’exhorte le premier en vous exhortant. Je vous conjure, mes frères, d’être crucifiés au monde, et de n’avoir plus rien de commun avec la terre. N’aimez que le ciel, qui est la véritable patrie. N’aimez que la gloire et les biens infinis, qui nous y sont réservés. Car nous sommes les soldats du Roi des cieux ; il nous a revêtus d’armes toutes spirituelles. Pourquoi donc nous rabaissons-nous jusqu’à vivre comme les derniers des hommes, ou plutôt jusqu’à vivre comme les bêtes ? Ne faut-il pas que le soldat soit où est son chef ? Nous sommes à un souverain qui ne nous tient pas éloignés de lui, et qui veut que nous en soyons toujours proches. Les rois de la terre ne souffrent point que tous leurs soldats soient dans leur palais, et qu’ils les accompagnent partout où ils marchent. Mais ce chef divin veut que toutes ses troupes environnent toujours son trône. C’est ainsi que saint Paul, vivant comme nous sur la terre, était toujours en esprit avec les chérubins et avec les séraphins. Il était plus proche de Jésus-Christ, que les gardes de nos souverains ne sont près de leurs personnes. Lorsque ces officiers gardent nos rois, et qu’ils se tiennent près d’eux, ils en détachent au moins leurs regards, et, quoiqu’ils soient présents de corps, leur esprit s’égare souvent en divers lieux. Mais rien ne détournait saint Paul de Jésus, son roi ; et il tenait arrêtées sûr lui toutes les pensées de son cœur.

Si nous voulons, mes frères, imiter ce saint apôtre, rien ne nous en peut empêcher. Si nous étions fort éloignés de notre Prince, nous aurions quelque sujet de trouver cette présence difficile, mais puisqu’il se trouve partout, les âmes généreuses et vigilantes peuvent l’avoir toujours présent. N’est-ce pas cette vue et cette présence qui faisait dire à David : « Je ne craindrai point les maux, parce que vous êtes avec moi (Psa 23,4) ; » et ce qui oblige Dieu de nous dire : « Je suis un Dieu proche et non pas un Dieu éloigné (Jer 23,23) ? » Le péché nous sépare et nous éloigne de Dieu, et la vertu nous en approche. « Lorsque vous me parlerez encore (Isa 58,9) », nous dit-il, « je vous dirai : me voici présent. » Quel est le père qui écoute aussi promptement les demandes de ses enfants ; quelle est la mère qui veille avec plus d’empressement pour prévenir les prières de son fils, que Dieu pour prévenir les nôtres ? il n’y a rien dans le cœur des pères et des mères de la terre qui approche de ce grand amour de Dieu. Il est continuellement attentif pour nous écouter. Aussitôt qu’un des siens commence à l’invoquer, il l’exauce au moment même, sans attendre qu’il l’invoque autant de temps que la grandeur de sa majesté le voudrait. C’est pourquoi il dit : « Quand vous me parlerez encore, je e vous dirai : me voici présent. » Je ne différerai point de vous exaucer et d’accomplir toutes vos demandes.

Invoquons donc Dieu, mes frères, comme il veut que nous l’invoquions. Comment veut-il qu’on le prie ? « Rompez », dit-il, « tous les liens de l’injustice, rompez les cédules des obligations extorquées, et déchirez tous les seings et toutes les procédures injustes. Faites part de votre pain au pauvre ; recevez les étrangers dans votre maison. Quand vous verrez un pauvre nu revêtez-le, et ne méprisez point ceux qui viennent du même sang que vous. Alors votre lumière du matin éclatera, et vos blessures seront refermées. Votre justice marchera devant vous, et la gloire de Dieu vous environnera. Vous m’invoquerez et je vous exaucerai, et lorsque vous me parlerez encore, je vous dirai : me voici présent. » (Isa 58,6)

Mais qui peut, dites-vous, faire tant de choses ? Et moi je vous demande au contraire : qui peut ne les pas faire ? Qu’y a-t-il de pénible dans ce que je viens de dire ? qu’y a-t-il de fâcheux ? qu’y a-t-il qui ne soit aisé ? Toutes ces choses sont au contraire si faciles, que plusieurs sont allés sans peine au-delà de ces préceptes. Ils n’ont pas seulement « déchiré les obligations injustes », que leur avarice avait exigées ; ils ont même renoncé à tout leur bien. Ils n’ont pas seulement « retiré chez eux l’étranger, et fait part de leur table au pauvre », mais ils ont travaillé de leurs propres mains, pour avoir de quoi les nourrir. Ils ne se sont pas contentés « d’obliger leurs proches », ils ont encore fait du bien à leurs plus grands ennemis.

6. Que trouvez-vous donc de pénible en tout ce que je viens de dire ? Le Prophète ne vous commande point de courir les terres et les mers, de creuser jusqu’aux entrailles de la terre, de vous macérer par de longs jeûnes, ni de vous couvrir d’un cilice. Il vous ordonne seulement d’être charitable envers votre prochain, de faire part de votre pain au pauvre, et de rompre les obligations injustes. Peut-on trouver rien de plus aisé ? Que si vous y craignez encore quelque peine, jetez les yeux sur la grandeur des récompenses qu’il vous promet, et vous n’y trouverez plus rien que de très-facile. Car, comme les princes et les rois sont soin, dans les combats et dans les jeux de course, d’exposer aux yeux de ceux qui courent le prix qu’ils destinent au vainqueur, Jésus-Christ de même met, comme au milieu de sa carrière, les récompenses qu’il prépare aux victorieux. Il nous les montre à tous pour nous exciter, et les paroles du Prophète sont comme les mains par lesquelles il nous les présente.

Quand nos princes et nos souverains seraient encore cent fois plus grands et plus riches qu’ils ne sont, comme ils sont hommes, il faut nécessairement que leurs richesses aient des bornes, et que leur libéralité s’épuise. Ils usent d’artifice pour faire paraître le peu qu’ils donnent, comme étant fort considérable. Ils font porter séparément les prix qu’ils proposent par autant de différentes personnes, et ils les étalent avec beaucoup d’appareil. Mais notre Roi agit bien d’une autre manière. Comme il est infiniment riche, que ses dons sont inépuisables, et qu’il ne lui est point nécessaire de leur donner un prix et un éclat emprunté, il les ramasse tous ensemble, et il ne les montre que confusément à nos yeux, parce que s’il voulait s’arrêter à nous les faire voir un à un, et en détail, ce serait une entreprise infinie.

Pour comprendre combien ce que je vous dis est véritable, examinez chacun de ces biens qu’il promet ici. « Alors », dit-il, « votre lumière du matin éclatera. » Croyez-vous, mes frères, que Dieu ne nous promette qu’un seul don par ces paroles ? Ne voyez-vous pas le grand nombre de prix et de récompenses que cette seule promesse renferme ? Voulez-vous que nous développions ces trésors cachés, et que nous vus les découvrions autant qu’il nous sera possible ? Je vous prie seulement de ne vous pas ennuyer, et de ne vous pas lasser de m’entendre.

Que veut dire premièrement ce mot, « éclatera ? » Car le Prophète ne dit pas : paraîtra, mais « éclatera. » C’est pour nous faire mieux comprendre là promptitude et la libéralité de notre prince, pour nous témoigner avec quel zèle il veille pour notre salut, quelle violence il se fait pour retenir en lui ses grâces, et qu’il ne cherche qu’à s’en décharger sur nous, sans que rien puisse arrêter sa magnificence.

« Votre lumière du matin ; » Que veut dire cet autre mot, « du matin ? » Dieu nous témoigne par là qu’il n’attend pas toujours, pour nous éclairer, que nous ayons souffert ; mais qu’il prévient les maux. C’est ce qui est marqué par ces autres paroles : « Lorsque vous parlerez encore, je vous dirai : Me voici. » Mais quelle est cette « lumière ? » Ce n’est pas sans doute cette lumière sensible ; c’est une autre lumière beaucoup plus excellente, qui nous découvre le ciel, qui nous y fait voir les anges, les archanges, les chérubins et les séraphins, les principautés, les dominations, les trônes et les puissances, toutes ces armées divines, toutes ces troupes bienheureuses, toute cette cour céleste et ces tentes adorables. Celui qui a été honoré de cette lumière ineffable, verra ces objets bienheureux. Il n’éprouvera point le feu de l’enfer, le ver qui ronge et qui ne meurt point, ces grincements de dents, ces chaînes qui ne se peuvent rompre, ces tourments et ces misères, ces ténèbres profondes, ces fleuves de flammes qui ne s’éteindront jamais, ces blasphèmes horribles et ces lieux de douleurs et de tortures effroyables ; mais il passera en d’autres lieux, d’où la douleur et la tristesse fuiront éternellement, où la joie, la paix, le plaisir et les délices, régneront sans fin, où il jouira d’une vie éternelle et d’une gloire ineffable ; où il admirera ces tentes d’une beauté incomparable, et cette majesté si auguste et si sainte de notre roi ; où il verra ces biens que l’œil n’a point vus, que l’oreille n’a point ouïs, et qui ne sont point montés dans le cœur de l’homme ; où demeure cet époux céleste, où est la chambre nuptiale, dans laquelle entrent les vierges chastes et pures qui ont conservé leurs lampes ardentes, et tous ceux qui ont gardé purs et sans tache les habits qu’ils avaient reçus ; où sont enfin les biens infinis de notre roi, et les richesses inépuisables de Dieu même.

Comprenez-donc, mes frères, quels sont les biens auxquels on, vous invite, et combien Dieu vous promet dans un seul mot. Que de trésors trouverions-nous si nous voulions examiner ainsi en particulier chacune des promesses que Dieu nous fait par son prophète ? Combien découvririons-nous de richesses ? Après cela différerons-nous davantage de les désirer ? Témoignerons-nous de l’indifférence et, de la paresse à secourir les pauvres ? Ne le faisons pas, mes frères, je vous en conjure. Quand nous devrions tout perdre, quand il faudrait renoncer à tout, quand nous devrions même être jetés dans le feu, et passer au travers des épées nues ; souffrons tout avec courage, afin de pouvoir un jour recevoir de notre prince cette gloire inestimable, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LV.

« ALORS JÉSUS DIT A SES DISCIPLES SI QUELQU’UN VEUT VENIR APRÈS MOI, QU’IL RENONCE À SOI-MÊME, QU’IL SE CHARGE DE SA CROIX, ET QU’IL ME SUIVE. » (CHAP. 16,24, JUSQU’AU VERSET 28)

ANALYSE.

  • 1. Précepte du renoncement à soi-même ; en quoi il consiste.
  • 2 et 3. Porter sa croix et suivre Jésus-Christ pour arriver au salut, à la vie, aux récompenses éternelles.
  • 4. À quoi sert la santé du corps si l’âme est malade ? – Le Père et le Fils ont la même substance comme la même gloire.
  • 5 et 6. Éloge des solitaires et de leur genre de vie. – Leur formule de prière. – Les gens du monde pourraient et devraient imiter les solitaires.

1. « Jésus dit alors à ses disciples », c’est-à-dire lorsque saint Pierre lui eut dit : « A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas », et que Jésus-Christ eut répondu : « Retirez-vous de moi, Satan ; » car le Fils de Dieu ne se contenta pas d’une réprimande si sévère. Il voulut faire voir quelle était la vanité des paroles de cet apôtre, et quel serait le fruit, au contraire, que tout le monde tirerait de sa passion. Vous m’exhortez, lui dit-il, à avoir pitié de moi-même et vous désirez que ces souffrances ne m’arrivent pas ; et moi je vous dis au contraire que non seulement il vous serait très-dangereux de vous opposer à ma croix et d’empêcher que je ne meure pour vous, mais que vous périrez très-certainement et que vous ne pourrez prétendre aucune part au salut, si vous n’êtes disposé vous-même aux souffrances et toujours prêt à la mort. Il veut que ses disciples reconnaissent qu’il n’était pas indigne de lui de mourir en croix et de mourir non seulement pour les raisons qu’il leur avait déjà dites, mais encore pour les grands avantages que sa mort produirait pour toute la terre. Il dit dans l’Évangile de saint Jean « Que si le grain de froment ne meurt lorsqu’il est en terre, il demeure seul, mais qu’après qu’il est mort il rapporte beaucoup de fruit. (Jn 19,24)

Et pour étendre encore cette vérité plus loin, dans cet endroit de saint Matthieu, il montre que non seulement il faut qu’il meure lui-même, mais que tous ses véritables disciples s’y doivent aussi préparer. Il y a, leur dit-il, tant de biens renfermés dans ces souffrances passagères, qu’un de vos plus grands malheurs c’est de ne les vouloir pas accepter et de craindre de mourir ; comme votre plus grand bonheur, c’est d’être toujours prêts à faire ce sacrifice. C’est ce qu’il montre clairement par toute la suite, quoique jusque-là il n’eût voulu découvrir cette vérité qu’en partie.

Et remarquez, mes frères, la sagesse avec laquelle Jésus-Christ parle en cet endroit. Il n’engage et ne force personne. Il ne dit point : Quoique vous le vouliez, ou que vous ne le vouliez pas, il faut nécessairement que vous enduriez des maux. Il dit seulement : « Si « quelqu’un veut venir après moi. » Je ne contrains et ne violente personne. Je laisse tout le monde à soi et libre de faire ce qu’il voudra. C’est pourquoi je dis : « Si quelqu’un veut. » Car c’est à des biens que je vous invite et non à des maux. Je ne vous appelle point à un état de misères ni aux rigueurs d’un supplice pour user envers vous de contrainte. Les biens que je vous propose sont assez grands pour vous attirer d’eux-mêmes à écouter ce que je vous dis. Mais ces paroles formaient l’exhortation la plus puissante qu’il pût employer. Celui qui violente et qui force quelqu’un, lui donne souvent de l’éloignement et augmente son aversion, Lorsqu’au contraire on laisse celui à qui l’on propose une chose, libre de la faire ou de ne la faire pas, c’est un moyen bien plus puissant pour l’attirer à ce qu’on désire de lui. Car les paroles douces et obligeantes font plus d’effet sur nos esprits que la force et la contrainte. C’est pour cette raison que Jésus-Christ dit sans user de violence : « Si quelqu’un veut, » etc. Les biens que je vous offre, dit-il, sont si grands et si considérables, qu’ils méritent assez que vous y couriez de vous-mêmes et que vous les désiriez de votre propre mouvement. Si quelqu’un vous proposait de grandes sommes d’argent, il ne vous ferait aucune violence en vous invitant à les recevoir. Si donc vous ne croyez point que l’on vous force dans ces rencontres, combien le devez-vous moins croire lorsqu’on vous offre tous les biens du ciel ? Si la seule grandeur de ces biens inestimables qu’on vous propose ne vous attire par elle-même et ne vous entraîne à tâcher de les acquérir, vous êtes indignes de les recevoir ; et quand vous les auriez reçus, vous n’en comprendriez pas le prix. C’est pourquoi Jésus-Christ ne contraint ici personne. Il nous laisse à nous et il se contente de nous exhorter à nous y porter de nous-mêmes.

Comme les apôtres paraissaient surpris de cette parole, il semble que Jésus-Christ leur dise : Il n’est point nécessaire que vous vous troubliez de la sorte. Si vous ne croyez point que ce que je vous propose vous soit une source de biens et le plus grand bonheur qui puisse vous arriver, je ne vous y forcerai pas. Je ne prétends contraindre personne. Je n’appelle à moi que celui « qui me veut suivre. » Et ne croyez pas, mes disciples, que j’appelle « me suivre », ce que vous avez fait jusqu’ici en m’accompagnant dans mes voyages, il faudra que vous enduriez bien d’autres travaux, et que vous passiez par des afflictions bien plus sensibles, si vous êtes résolus de me suivre de la manière que je l’entends. Et vous, Pierre, qui venez de confesser que je suis le Fils de Dieu, ne prétendez pas que pour cette confession, vous deviez attendre la couronne de la gloire. Ne vous imaginez pas que ce soit assez pour le salut et que vous n’ayez plus qu’à vivre dans une pleine assurance comme ayant satisfait à tout. Je pourrais assez, étant le Fils de Dieu, vous empêcher de tomber dans ces malheurs, et prévenir par ma puissance tous les périls qui vous pourront arriver, mais je ne le veux pas faire à cause de vous-même et pour votre propre bien, afin que vous contribuiez de votre part à votre bonheur, et que vos souffrances redoublent un jour votre gloire. Si quelqu’un aimait un athlète, il ne voudrait pas qu’on le couronnât, seulement parce qu’il est son ami. Il veut qu’il travaille et qu’il mérite sa couronne ; et plus il l’aime, plus il désire qu’il s’efforce de s’en rendre digne. C’est ainsi que Jésus-Christ nous traite. Plus il chérit une âme, plus il veut qu’elle contribue pour sa part à son bonheur et à sa gloire. Il ne peut souffrir que sa grâce fasse tout en elle et qu’elle n’y réponde point par ses travaux.

Mais admirez comment il tâche de leur rendre moins odieux ce qu’il leur dit. Il ne l’adresse pas à eux seuls en particulier, mais il le propose comme une maxime générale pour tout le monde. « Si quelqu’un veut : » homme ou femme, roi ou sujet, « Si quelqu’un veut venir après moi », il faut que ce soit par cette voie. Il semble, mes frères, que Jésus-Christ ne dise qu’une seule chose, et il en dit trois. Il commande à l’homme de « se renoncer lui-même, de porter sa croix et de le suivre. » Ces deux premiers commandements, « se renoncer soi-même et porter sa croix », sont joints ensemble ; mais le dernier qu’il ajoute, « de le suivre », est proposé séparément.

Examinons d’abord ce que c’est que « se « renoncer soi-même. » Pour le bien comprendre, il faut voir ce que c’est que renoncer un autre homme. Celui qui renonce quelqu’un, frère, parent, domestique ou quelqu’autre que ce puisse être, a pour lui une haine irréconciliable. Quand il le verrait outragé, fouetté cruellement, ou chargé de rudes chaînes, il ne le secourrait pas ; il ne compatirait pas à ses maux et ne serait point touché de toutes ses peines, parce qu’il n’a pour lui qu’une extrême aversion et une haine mortelle. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande d’abandonner notre corps. Il veut que nous l’épargnions si peu que, quand on le déchirerait par les fouets, qu’on le tourmenterait sur les chevalets, qu’on le livrerait aux flammes, ou qu’on lui ferait souffrir quelque autre tourment semblable, nous soyons prêts à souffrir tout sans avoir compassion de ses maux. Car c’est proprement par cette cruauté apparente que nous avons pitié de lui.

Les pères ne témoignent jamais mieux combien ils aiment leurs enfants, que lorsqu’ils les abandonnent à des maîtres sévères, et qu’ils leur commandent de ne point les épargner. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de traiter notre propre corps. Il ne nous dit pas simplement que nous ne l’épargnions pas ; mais que nous « le renoncions », c’est-à-dire que nous l’abandonnions aux périls et aux souffrances, et que nous ayons moins de compassion de lui que d’un étranger ou d’un ennemi. Et il ne dit pas ἀρνησάσθω, mais ἀπαρνησάσθω, terme beaucoup plus fort.

2. « Qu’il porte sa croix. » C’était une suite du renoncement que Jésus-Christ vient de nous commander. Car afin que vous ne croyiez pas que œ renoncement de vous-mêmes ne devait aller qu’à souffrir simplement des paroles, des injures et des outrages, Jésus-Christ marque jusqu’à quel point vous devez vous renoncer, c’est-à-dire, jusqu’à mourir, et à mourir d’une mort infâme comme celle de la croix, et à la porter non une ou deux fois, mais durant toute votre vie. Portez, dit-il, continuellement votre croix ; ayez la mort toujours présente devant les yeux, et soyez toujours prêts à vous laisser égorger comme un agneau que l’on conduit à la boucherie. Il se voit assez de personnes qui ont la force de mépriser les biens, les plaisirs et la gloire, et qui ne peuvent mépriser la mort, Ils ne peuvent se mettre au-dessus de tous les périls, dont la seule vue les fait pâlir. Mais moi je veux que celui qui veut être mon disciple se prépare aux maux, qu’il soit prêt à répandre jusqu’à la dernière goutte de son sang, qu’il passe gaiement des injures aux outrages, et des outrages à la mort, qu’il embrasse généreusement la mort la plus honteuse, et que plus elle est infâme, plus il s’en réjouisse. « Et qu’il me suive. » Jésus-Christ ajoute ces paroles avec grande raison. Il y a bien des personnes qui souffrent mais qui ne « suivent » pas le Sauveur, parce qu’elles ne souffrent pas pour lui. Les voleurs, les sorciers, les meurtriers, les violateurs des tombeaux souffrent tous les jours de cruelles peines ; mais ils se les sont attirées eux-mêmes. Ainsi ce n’est pas assez de souffrir en général, Jésus. Christ marque en particulier quel doit être le sujet de nos souffrances, lorsqu’il veut que nous le suivions, que nous endurions tout pour lui, et que nos souffrances soient accompagnées de toutes les autres vertus. Car c’est ce que marque ce mot, « et qu’il me suive. » C’est-à-dire, qu’il témoigne non seulement du courage dans les souffrances, mais de l’humilité, de la douceur, de la modestie, et tout ce qui est nécessaire pour souffrir en vrai chrétien.

Suivre Jésus-Christ comme on le doit suivre, c’est avoir soin, lors même qu’on souffre, de pratiquer toutes les autres vertus, et de souffrir seulement pour Jésus-Christ. Car le démon a aussi des disciples qui le suivent, qui souffrent les mêmes maux pour lui, que nous souffrons pour le Sauveur ; qui lui sacrifient misérablement leur vie, et qui n’ont aucune crainte de la mort la plus sanglante. Pour nous, nies frères, nous souffrons, non pour le démon, mais pour Jésus-Christ. Nous souffrons pour nous-mêmes et pour nous sauver, au lieu que ceux-là ne souffrent que pour se perdre, et dans ce monde et dans l’autre. Nous souffrons pour acheter par nos souffrances une double vie, et ils souffrent pour passer de leurs souffrances dans une double mort. Ne serait-ce pas être lâche que de ne pas témoigner autant de courage pour nous sauver, que ces malheureux en témoignent pour se perdre ; de ne pas endurer des maux qui nous produisent tant de gloire, surtout lorsque Jésus-Christ est présent pour nous assister, pendant que ceux-là souffrent sans trouver aucun appui dans leurs souffrances ?

Jésus-Christ avait déjà presque donné ce même commandement à ses apôtres, lorsqu’en les envoyant il leur dit : « N’allez point dans la voie des Gentils. Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, et vous serez conduits devant les princes et les rois. »(Mat 10,5 ; Luc 10,3) Mais il marque ici la même chose en des termes bien plus forts et, bien plus terribles. Il ne parlait alors que de la mort ; mais il parle ici de la « croix », et d’une croix continuelle : « Qu’il porte sa « croix », dit-il, c’est-à-dire, qu’il la porte en tout temps et dans tous les lieux. C’est la coutume que le Sauveur garde partout. Il ne commande point tout d’abord les choses les plus parfaites et les plus relevées. Il nous y porte insensiblement et comme par degrés, afin que nous n’en soyons point frappés d’abord, et que nous devenions plus disposés à les recevoir.

Mais, comme ces commandements paraissaient extrêmement durs, admirez comment le Sauveur les adoucit. Il relève le courage de ses apôtres, en leur proposant le prix inestimable dont il les récompenserait. Il ne se contente pas de leur faire voir seulement les biens qu’ils mériteraient par ces souffrances il leur montre encore les maux qu’ils éviteraient, sur lesquels même il s’arrête davantage que sur les biens, parce qu’il savait que les hommes sont moins touchés des promesses des récompenses, que des menaces des supplices. Voyez donc comment, après avoir commencé son discours par là, il le termine de même. « Car celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra pour l’amour de moi, la sauvera (25). » C’est comme s’il leur disait : Il semble que je ne vous épargne point, en vous ordonnant de souffrir ces maux. Cependant, je ne le fais que pour vous épargner davantage. Le père qui épargne son fils, le perd. Celui qui ne l’épargne point, le sauve. Le Sage a dit : « Si vous frappez votre fils de verges, il ne mourra pas, et vous sauverez son âme de la mort. » Et ailleurs : « Celui qui aime son fils fermera ses plaies, et bandera ses blessures. » (Pro 23,13 ; Sir 30,7) C’est ainsi que les généraux d’armée agissent envers leurs soldats. Si, pour les épargner, ils leur commandaient de ne point sortir du camp, ils les perdraient sans ressource. Afin donc, mes disciples, que vous ne tombiez pas dans ce malheur, je vous commande de vous tenir toujours préparés à la mort. Vous allez être en butte à une cruelle et sanglante guerre. Ne vous tenez donc pas à l’ombre. Ne vivez pas d’une vie lâche et molle, mais sortez du camp, et témoignez votre courage en combattant vos ennemis. Si vous mourez dans cette guerre, c’est alors que vous trouverez la vie.

3. On voit ici que, dans les armées, le soldat le plus résolu à la mort, est aussi celui qui se fait le plus remarquer, qui est le plus invincible, et qui donne plus de terreur à ses ennemis. Cependant, s’il mourait alors, le prince pour qui il combat ne lui redonnerait pas la vie, et ne lui pourrait témoigner sa reconnaissance. Combien donc, dans cette guerre toute sainte, où nous sommes animés d’une espérance si ferme de la résurrection, devons-nous être prêts à donner une vie que nous retrouverons un jour ? Nous le devons, premièrement, parce que sacrifier sa vie est quelquefois le plus sûr moyen de la sauver ; ensuite, parce que si nous la perdons, nous en retrouverons une autre infiniment plus heureuse. Mais, comme Jésus-Christ avait dit : « Celui qui veut sauver son âme la perdra », il explique dans la suite ce qu’il entend par ce mot de « sauver », afin qu’on ne confondît pas ce faux salut avec le salut qu’il donne. « Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier et de perdre son âme ? Et que donnera l’homme en échange de son âme (26) ? » Vous voyez donc, mes frères, que ce faux salut est une véritable « perte », pire que toutes les pertes d’ici-bas, puisqu’elle est sans remède, et qu’elle ne se peut réparer. Ne me dites point, dit Jésus-Christ, que celui qui, par sa lâcheté, éviterait tous les maux que je vous prédis, aurait sauvé son âme. Comparez son âme, si vous voulez, avec le monde entier, et jugez quel avantage il trouverait de le posséder tout entier, s’il perdait enfin son âme. Si vos domestiques vivaient dans toutes sortes de délices, pendant que vous, qui êtes leur maître, seriez accablé de maux, quel avantage auriez-vous d’être le maître de ces personnes heureuses, étant si misérable vous-même ? C’est ainsi que vous devez regarder votre âme. Elle gémit pendant que le corps est dans la joie ; et lorsque l’un est plein de force et de vigueur, l’autre est toute languissante et sans force : « Car, que donnera l’homme en échange de son âme ? » A-t-il une autre âme qu’il puisse donner pour la racheter ?

Si vous avez perdu de l’argent, vous le pouvez remplacer par d’autre argent. Si vous avez perdu une maison ou des esclaves, ou quelque autre chose semblable, vous pouvez les racheter. Mais si vous perdez votre âme, vous n’en avez point d’autre que vous puissiez donner en échange pour la recouvrer. Quand vous seriez roi de tout l’univers, vous ne pourriez, en donnant tout ce que vous y possédez, trouver de quoi racheter votre âme. Et faut-il s’étonner que cela vous arrive à l’égard de votre âme, puisque cela n’est que trop vrai à l’égard de la vie du corps ? Quand vous auriez cent royaumes, pourriez-vous en les donnant guérir une maladie mortelle ? Pourriez-vous par toutes vos richesses vous rétablir en santé, et vous arracher d’entre les bras de la mort ? Jugez par là de votre âme, et croyez que ce que je vous dis est encore bien plus vrai d’elle qu’il ne l’est du corps. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de renoncer à tout autre soin, et de ne veiller à l’avenir qu’à la garde de votre âme. Appliquez sur elle toute votre vigilance. Ne soyez pas si malheureux que de vous embarrasser pour des choses superflues, et qui vous sont étrangères, pendant que vous négligez ce qui vous doit être le plus cher. Cependant c’est le malheur où nous voyons tomber aujourd’hui presque tous les hommes. Ils sont semblables à ceux qui travaillent aux mines. Ces mines d’or et d’argent ne les enrichissent point ; et au lieu de trouver quelque avantage pour eux au milieu de tant de trésors, ils n’y trouvent que leur perte. Ils souffrent des travaux horribles, et les autres en ont le fruit. Ils passent une vie misérable dans une longue suite de périls, et leurs périls ne servent que pour établir le repos des autres. Leurs sueurs leur sont stériles pour eux-mêmes ; et ils n’en tirent d’autre avantage que leur propre mort.

4. Il y a bien des hommes aujourd’hui qui imitent ces malheureux, et qui ne travaillent que pour amasser du bien aux autres. Je trouve ces gens encore même plus misérables que ceux qui travaillent aux métaux ; puisque ces travaux, quoique pénibles, sont moins terribles que l’enfer, qui est la malheureuse fin de tous les travaux des avares. Ceux-là trouvent au moins dans la mort la fin de leurs sueurs et de leurs peines ; au lieu qu’elle devient pour les avares le renouvellement de leurs maux. Si vous me répondez que vous jouirez vous-même du fruit de vos travaux lorsque vous serez bien riche, montrez-moi comment votre âme en sera plus dans la joie, et alors je vous croirai. Car vous savez que notre âme est ce que nous avons de plus précieux. Mais si ce n’est que le corps qui s’engraisse, lorsque l’âme sèche de jour en jour, que vous sert cette abondance de biens que vous possédez ? Que sert le plaisir de la servante lorsque la maîtresse se meurt ? Que sert le vêtement magnifique, lorsque le corps est près – de mourir ? C’est pourquoi Jésus-Christ insiste beaucoup sur ce point, et il redit encore a Que donnera l’homme en échange de son « âme ? » voulant par toutes sortes de moyens nous rappeler au soin de notre âme, et nous apprendre à n’estimer qu’elle. Jésus-Christ donc, après avoir étonné ses apôtres par ces paroles de terreur, les console dans la suite. « Le Fils de l’homme doit venir dans la « gloire de son Père avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon ses œuvres (27). » Vous voyez par ces paroles que la gloire du Père et du Fils est la même gloire. Que s’ils n’ont que la même gloire, il est clair aussi qu’ils n’ont que la même substance. Car si, selon saint Paul, il se trouve dans une même substance, une inégalité de gloire : « La gloire du soleil », dit-il, « est autre que celle de la lune, et celle de la lune est différente de celle des étoiles, et une étoile est différente d’une autre étoile en clarté (1Co 15,41) », quoique tous ces astres ne soient que d’une même substance ; comment lorsque la gloire est la même, la substance pourrait-elle être différente ? Car Jésus-Christ ne dit pas qu’il viendra dans une gloire pareille à celle de son Père, ce qui nous eût laissé lieu de douter ; mais il marque précisément qu’il viendra « dans la gloire de son Père », pour faire voir que la gloire de l’un est la gloire même de l’autre. Pourquoi donc, dit Jésus-Christ à son apôtre, pourquoi, ô Pierre, tremblez-vous, lorsque je vous parle de ma mort, puisque c’est alors que vous me verrez dans la gloire de mon Père ; et que si je suis dans la gloire, vous y serez aussi vous-même ? Les biens que je vous destine ne se termineront pas sur la terre. Vous ne sortirez de cette vie que pour entrer dans une autre qui vous comblera d’une éternité de bonheur.

Mais lorsque Jésus-Christ a parlé des biens, il ne s’arrête pas là, Il ne veut pas terminer ce discours par des paroles si consolantes. Il y mêle encore la terreur de son jugement, la crainte de son tribunal, l’appréhension de ce compte exact qu’il nous redemandera, la frayeur de cet arrêt irrévocable, de ces yeux qui perceront jusqu’au fond des cœurs ; de cette lumière à qui rien ne se pourra cacher, et de cette vérité qui ne pourra être surprise par aucun déguisement. Il tempère encore néanmoins ce discours terrible, et il mêle à des paroles si étonnantes, d’autres considérations qui relèvent notre courage. Car il ne dit pas qu’il punira alors les pécheurs ; mais « qu’il rendra à chacun selon ses œuvres. » Il use à dessein de cette expression, afin que, représentant d’un côté aux pécheurs ce qu’ils doivent attendre, il assure de l’autre ceux qui vivront selon ses règles de la récompense qui leur est promise.

Il est vrai, mes frères, que Jésus-Christ promettait de rendre à chacun selon ses œuvres pour relever le courage des apôtres, et pour les consoler dans leur maux. Mais je vous avoue pour moi que je tremble en entendant ces paroles. Je reconnais que je ne suis point du nombre de ces saintes âmes qui attendent des couronnes. Je suis au contraire saisi de frayeur, quand je me regarde, et je crois qu’il y en a dans cette assemblée qui partagent avec moi mes appréhensions et mes craintes. Car qui de nous ne sera point frappé de ces paroles de Jésus-Christ, lorsqu’il rentrera sérieusement en lui-même ? Qui de nous ne frémira d’horreur, qui ne se couvrira de sac et de cendre, et qui ne jeûnera plus que n’ont fait autrefois les Ninivites ? Car il ne s’agit pas ici du renversement d’une ville ou d’une mort passagère, mais d’un supplice éternel, et d’un feu qui ne s’éteindra jamais.

5. c’est pourquoi j’admire ces bienheureux solitaires qui se sont retirés du milieu des villes pour aller vivre au fond des déserts. Je les estime heureux pour une infinité de raisons. Mais leur bonheur me touche encore davantage quand je sens mon cœur pénétré de crainte en pensant à ces paroles étonnantes. Tout le monde sait ce que ces hommes admirables disent tous les jours en sortant de table après le dîner ou plutôt après le souper ; car ils ne dînent jamais, et ils sont trop persuadés que cette vie est un temps de jeûne et de tristesse. Lors donc qu’ils tendent leurs actions de grâces, ils se représentent chaque jour cette parole par laquelle Jésus-Christ vient de finir ce discours. Trouvez bon, mes frères, que je rapporte ici cette prière tout entière ; afin qu’à l’imitation de ces saintes âmes, vous la puissiez avoir toujours dans la bouche et dans le cœur, « Soyez béni, ô mon Dieu », disent-ils, « vous qui me nourrissez dès mon enfance, qui donnez à toute chair la nourriture dont elle a besoin, et qui remplissez nos cœurs de consolation et de joie, afin qu’ayant chaque jour ce qui est nécessaire à la nature, nous soyons riches en toutes sortes de bonnes œuvres par Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui vous est due la gloire, l’honneur et l’empire avec le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Gloire à vous, ô Seigneur ; Gloire à vous, ô Saint ; Gloire à vous, ô roi, qui nous avez donné de quoi nous nourrir. Remplissez-nous du Saint-Esprit, afin que nous puissions paraître agréables à vos yeux, et que nous ne soyons point couverts de confusion lorsque vous viendrez rendre à chacun selon ses œuvres ».

Il n’y a rien dans cette action de grâces qui ne soit admirable ; mais rien ne m’en paraît plus beau que les dernières paroles. Car, comme le temps du repas a coutume de dissiper l’âme et de la rendre pesante, ces bienheureux solitaires se servent alors de ces paroles comme d’un frein pour la retenir dans le devoir ils la forcent, dans ce temps de relâche, de se souvenir du jour redoutable du jugement. Ils n’ignorent pas dans quel malheur les délices de la table et la bonne chère jetèrent autrefois les Israélites : « Mon bien-aimé », dit l’Écriture, « a mangé et s’est engraissé, et il m’est devenu rebelle ».(Deu 22,15) C’est pourquoi Moïse dit : « Quand vous aurez bu et mangé, et que vous serez rassasiés, souvenez-vous alors du Seigneur votre Dieu » (Deu 6,11) ; parce que c’était alors que les Israélites avaient offensé Dieu par une honteuse idolâtrie. Prenez donc garde qu’il ne vous arrive alors un malheur semblable Vous ne sacrifiez point des brebis et d’autres animaux aux idoles de pierre et d’argent ; mais craignez de sacrifier votre propre âme à la colère, et de l’immoler à la fornication et aux autres passions semblables. C’est le malheur que craignent ces saints solitaires. Lorsqu’ils ont cessé de manger, ou, pour mieux dire, lorsqu’ils n’ont point cessé de jeûner, puisque leur repas même est un jeûne, ils rentrent dans le souvenir de ce jour terrible, et du jugement rigoureux de Jésus-Christ. Que si des personnages si saints, qui s’affligent sans cesse, qui passent leur vie dans le jeûne et dans les veilles ; et qui ne couchent que sur la terre, ont encore besoin de se représenter la mémoire de ce jour ; comment pouvons-nous espérer, nous autres, de vivre dans la modération chrétienne, nous qui sommes tous les jours à des tables où la tempérance est exposée à tant de périls, et qui n’adressons à Dieu nos prières, ni lorsque nous y entrons, ni lorsque nous en sortons ?

Pour prévenir ces malheurs à l’avenir, usons de la même prière que ces bienheureux solitaires, et expliquons-la en passant ; afin qu’en reconnaissant les grands avantages qu’elle renferme, nous l’ayons continuellement dans le cœur, lorsque nous serons à table. Réprimons ainsi les désirs déréglés de notre concupiscence. Imitons la conduite de ces anges visibles, et réglons nos maisons d’après le modèle qu’ils nous tracent sur leurs montagnes. Vous devriez aller de vous-mêmes dans ces bienheureuses solitudes voir ces grands exemples de piété, et vous édifier par vous-mêmes de leurs excellentes vertus. Mais puisque vous ne le voulez pas faire ; écoutez-nous au moins, lorsque nous vous en parlons, et lorsque nous vous rapportons ces hymnes admirables, et ces divins cantiques qu’ils offrent à Dieu tous les jours en sortant de table. Que chacun de vous, mes frères, use à l’avenir de ces mêmes actions de grâces. Je vous redis encore une fois cette prière. « Soyez béni, mon Dieu ». Ils obéissent d’abord à cette loi de l’Apôtre qui nous fait ce commandement : « Quoi que vous fassiez, faites tout au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, rendant grâces par lui à Dieu le Père ». (Col 3,17)

Ils ne rendent pas grâces à Dieu seulement pour le jour présent, ils le font pour toute la vie : « Qui me nourrissez dès mon enfance ». Ces paroles renferment encore une grande instruction ; car, puisque c’est Dieu qui nous nourrit lui-même, tous nos soins ne sont-ils pas superflus ? Si le roi vous avait promis de vous donner tous les jours un plat de sa table, vous mettriez-vous encore en peine de la nourriture ? Combien devez-vous donc bannir de vous tous ces soins, puisque Dieu même se charge de vous donner à manger ? Aussi le dessein de ces saintes âmes, en faisant à Dieu cette prière, est de se persuader à elles-mêmes, et à tous ceux qui veulent se former sur leur manière de vie, qu’ils doivent se décharger entièrement de tous les soins de la nourriture.

Et afin qu’on ne crût pas qu’ils ne rendaient grâces à Dieu que pour leurs personnes seules, ils ajoutent : « Qui donnez à toute chair la nourriture dont elle a besoin ». Ils offrent à Dieu leur reconnaissance pour les grâces qu’il fait à toute la terre. Ils sont comme les pères communs de toute la terre. Ils remercient Dieu des biens qu’il fait en général à tous les hommes. Ils s’accoutument ainsi à les regarder tous comme leurs frères, et à avoir pour eux une charité très-sincère. Car comment pourraient-ils haïr ceux pour qui ils rendent à Dieu de très humbles actions de grâces ? Ainsi ces hymnes sacrés qu’ils récitent en sortant de table, les avertissent de se tenir unis de charité et d’affection avec tous les hommes, et de bannir tout le soin de la nourriture du corps. Car si Dieu « nourrit toute chair », s’il ne refuse pas la nourriture aux plus méchants des hommes, la refuserait-il à ceux qui quittent tout pour s’attacher si étroitement à lui ? s’il ne manque pas à ceux qui craignent toujours que ces secours ne leur manquent, manquera-t-il à ceux qui se sont déchargés sur lui de ces soins ? N’est-ce pas ce que Jésus-Christ tâchait de nous persuader, lorsqu’il disait « que nous étions beaucoup plus considérables que les oiseaux » ? Ne voulait-il pas nous apprendre par ces paroles à ne point mettre notre confiance dans nos richesses et dans les biens de la terre ; puisque ce n’est point là proprement ce qui nous nourrit, mais la parole de Dieu ? On peut voir en passant combien ces saints solitaires ferment la bouche aux Manichéens et aux Valentiniens, puisqu’un Dieu qui « nourrit toute chair », et qui offre si libéralement ses grâces à ceux même qui le blasphèment, ne peut certainement être mauvais. « Remplissez nos cœurs de consolation et de joie ». Croyez-vous, mes frères, que ces saints anachorètes demandent à Dieu par ces paroles qu’il les remplisse d’une joie charnelle et mondaine ? Dieu nous garde de cette pensée ! S’ils aimaient cette joie, ils ne la chercheraient pas dans la solitude des déserts les plus affreux, ni dans les montagnes les plus reculées ; ils ne se seraient pas revêtus d’un sac, et ils ne mèneraient pas là vie que tout le monde sait qu’ils mènent. Ils ne cherchent que cette joie divine qui n’a rien de commun avec celle de la terre ; cette joie des anges, et dont toute la céleste Jérusalem est comblée. Ils ne se contentent pas de la demander simplement, mais ils désirent même d’en jouir avec abondance. Car ils ne disent pas : donnez-nous cette joie ; mais « remplissez-nous de cette joie » ; ou plutôt ils ne disent pas : remplissez-nous-en, mais, « remplissez-en nos cœurs ». Car la principale joie de l’homme est celle qui réjouit son cœur. « Les fruits de l’Esprit », dit saint Paul, « sont la charité, la joie et la paix » : (Gal 5,22) Et comme c’est le péché qui a fait entrer la tristesse dans le monde, ils prient Dieu que, par cette joie qu’ils lui demandent, il répande dans leur cœur cette justice sans laquelle il ne faut point espérer de joie. « Afin qu’étant contents de ce que nous « avons, nous soyons remplis de bonnes « œuvres ». Voyez combien ces saintes âmes accomplissent à la lettre cette parole de l’Évangile : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain « de chaque jour ». Et ils ne demandent même ce pain que par le rapport qu’il a avec les choses spirituelles, « afin », disent-ils, « que nous soyons remplis de toutes sortes de bonnes œuvres. » C’est-à-dire, que nous ne fassions pas seulement ce que nous devons, mais que nous passions même au-delà de ce qui nous est ordonné. C’est ce que marque ce mot : « Nous soyons remplis de toutes sortes de bonnes œuvres. » Ainsi, ne demandant à Dieu que ce qui leur est précisément nécessaire pour la vie, ils souhaitent au contraire, non seulement de lui obéir dans ce qui est absolument nécessaire pour le salut, mais encore de lui témoigner leur amour par une obéissance sans bornes et sans mesure. C’est là la marque des vrais serviteurs de Dieu ; c’est là la marque des hommes généreux et des âmes vertueuses de se tenir toujours prêtes à toutes sortes de biens.

6. Mais pour s’humilier dans la vue et dans la connaissance de leur faiblesse, et pour protester que si la grâce de Dieu ne les soutient, ils sont incapables par eux-mêmes de former aucun bon dessein ; après que ces saints solitaires ont dit : « Afin que nous soyons remplis « de toutes sortes de bonnes œuvres », ils ajoutent aussitôt : « En Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui vous appartient l’honneur, la gloire « et l’empire avec le Saint-Esprit, dans tous les « siècles des siècles. Ainsi soit-il », ils finissent cette prière, comme ils l’avaient commencée, c’est-à-dire par l’action de grâces. Et ils semblent recommencer aussitôt une nouvelle prière, quoique ce ne soit que la suite de la précédente. C’est ainsi qu’a fait saint Paul dans ses épîtres. Il rompt souvent dès le commencement de sa lettre la suite de son discours pour donner des louanges à Dieu ; comme lorsqu’ayant dit : « Selon la volonté de Dieu et du Père, à qui est la gloire dans tous les siècles. Ainsi soit-il (Gal 1,4) » ; il reprend aussitôt la suite qu’il avait interrompue, et le sujet sur lequel il écrivait ; ou comme lorsqu’il dit ailleurs : « Ils ont adoré et servi la créature plutôt que le Créateur qui est, béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il ».(Rom 1,25) Il ne finit pas là son discours, mais il le reprend aussitôt. Que personne donc ne condamne ces anges visibles, comme confondant leurs discours et ne gardant aucun ordre dans leurs prières, parce qu’après en avoir rompu la suite pour bénir Dieu, ils la reprennent aussitôt pour continuer leur saint cantique. Ils suivent en cela les règles et la pratique des apôtres ; ils commencent et finissent toujours leurs discours par les louanges de Dieu. « Gloire à vous, Seigneur ; gloire à vous, ô Saint ; gloire à vous, ô Roi, de ce que vous nous avez donné de quoi nous nourrir ». Ils nous apprennent par là à ne pas rendre seulement grâces à Dieu pour les plus grandes choses, mais encore pour les plus petites. Ils bénissent Dieu pour cette nourriture temporelle et confondent par leur humble reconnaissance, l’orgueil des manichéens et de tous ceux qui rejettent cette vie comme étant mauvaise. Car, de peur que leur éminente vertu et que ce mépris qu’ils font des aliments ne donnât lieu aux hommes de croire qu’ils les rejetaient avec horreur, et qu’ils s’en séparaient comme d’une chose qui était impure, ils font voir par cette prière que ce n’est – point par cette considération qu’ils s’abstiennent d’en user, mais seulement parce qu’ils désirent de pratiquer l’abstinence et le jeûne avec une sévérité plus exacte.

Il est très-remarquable qu’en rendant grâces à Dieu des dons qu’ils en ont déjà reçus, ils viennent aussitôt à lui en demander de plus grands, et que, sans s’arrêter à ce qui ne regarde que cette vie, ils s’élèvent aux choses célestes en disant : « Remplissez-nous du Saint-Esprit ». Car nous ne pouvons faire aucune bonne action comme il faut, si nous ne sommes remplis de cette grâce, comme nous ne pouvons rien entreprendre de généreux ni de grand, si nous ne sommes soutenus de la force de Jésus-Christ. Comme donc nous venons de voir, que lorsqu’ils ont dit : « Afin « que nous soyons remplis de toutes sortes « de bonnes œuvres », ils ajoutent aussitôt : « En Jésus-Christ Notre-Seigneur » ; ils disent de même ici : « Remplissez-nous du Saint-Esprit. Afin que nous soyons agréables devant vos yeux, et que nous ne soyons point couverts de confusion en votre présence ». Comme s’ils disaient : Nous sommes fort indifférents et fort insensibles à cette confusion qui nous vient de la part des hommes. Tout ce qu’ils peuvent dire de nous dans leurs plus sanglantes railleries et dans leurs outrages les plus atroces, n’est pas capable de faire que nous nous y arrêtions. Toute notre crainte, Seigneur, et toute notre appréhension est de tomber alors dans cette confusion dont tous les pécheurs de la terre seront couverte en votre présence. Et en disant ceci, ils se souviennent en même temps des flammes éternelles de l’enfer et de ce fleuve de feu, comme aussi des récompenses du ciel et de ces couronnes de gloire, qu’ils y attendent. Et ils ne disent pas : Afin que nous ne soyons point punis ; mais « que nous ne soyons point couverts de confusion » ; parce que ce leur serait une confusion plus in supportable que l’enfer même, de voir alors qu’ils auraient offensé Dieu. Mais comme les plus faibles et les plus grossiers ne sont pas assez frappés du malheur de cette honte, ils ajoutent : « Quand vous rendrez à chacun selon ses œuvres ». Reconnaissez donc, mes frères, quels services nous ont rendus aujourd’hui ces bienheureux solitaires ; combien nous avons appris de choses très-importantes de ces pauvres étrangers, éloignés de tout commerce avec le monde ; de ces habitants des déserts, ou plutôt de ces citoyens du ciel. Car, au lieu que nous sommes étrangers à l’égard du ciel, et citoyens de la terre, ces bienheureux solitaires sont au contraire étrangers à notre égard et sont les compagnons des anges.

Ces saints hommes, après ces actions de grâces, ayant le cœur touché de componction et les yeux trempés de larmes, vont chercher dans le sommeil quelque relâche à leur travail, et dorment seulement autant qu’il est nécessaire pour prendre un léger repos. Ils se relèvent presque aussitôt après, et font de toute la nuit, comme un jour qu’ils passent dans la psalmodie, dans les louanges, et dans les actions de grâces.

Ce ne sont pas seulement les hommes qui vivent de cette sorte. On y voit aussi des femmes embrasser avec courage cette vie angélique, et vaincre la faiblesse de leur sexe par la ferveur de leur foi. Rougissons, mes frères, rougissons-nous autres qui sommes hommes, en nous comparant avec ces âmes si généreuses. Cessons enfin d’être toujours plongés dans l’amour de cette vie, et d’avoir l’esprit rempli d’ombres, de songes et de fumée. La plus grande partie de notre vie se passe dans l’insensibilité. Nos premières années ne sont pleines que de puérilités et de folies. Celles qui approchent de la vieillesse commencent à éteindre en nous la vigueur de tous nos sens. Il ne nous reste entre les unes et les autres qu’un petit nombre d’années, pour goûter les plaisirs et jouir des délices de la vie, et l’on doit même reconnaître que cet intervalle si court ne peut goûter à son aise ces vains divertissements, parce que nous y sommes déchirés d’une infinité de travaux et de mille inquiétudes. Cherchons donc, mes frères, d’autres plaisirs, je vous en conjure. Attachons-nous à des biens qui sont immuables et éternels, et désirons une vie qui ne passera jamais.

Il ne vous est pas impossible d’imiter dans vos villes la vie de ces admirables solitaires. Vous pouvez étant mariés, et vivant dans votre famille, prier et jeûner comme eux, et entrer dans les sentiments d’une véritable componction. Les premiers chrétiens qui vivaient du temps des apôtres, demeuraient au milieu des villes, et y pratiquaient la vie des plus parfaits anachorètes. Il y en avait entre eux qui étaient occupés à des métiers et à des arts, comme Priscille et Aquila. Tous les prophètes autrefois comme Isaïe, Ézéchiel et le grand Moïse, avaient des femmes et des enfants, sans qu’ils leur fussent un obstacle à la vertu.

Imitons donc, mes frères, ces grands modèles. Rendons continuellement grâces à Dieu, chantons-lui toujours des hymnes : embrassons la tempérance, la continence et toutes les autres vertus. Faisons refleurir dans les villes la vie des déserts, afin que nous soyons agréables devant Dieu et devant les hommes, et que nous méritions d’acquérir un jour ces biens éternels, que je vous souhaite par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui on rend au Père, la gloire, l’honneur et la force, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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