Matthew 17
HOMÉLIE LVI
« JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’IL Y EN A QUELQUES-UNS DE CEUX QUI SONT ICI PRÉSENTEMENT QUI NE MOURRONT POINT QU’ILS N’AIENT VU LE FILS DE L’HOMME VENIR EN SON RÈGNE ». (CHAP. 16,28, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XVII)
ANALYSE.
- 1. La Transfiguration.
- 2. Pourquoi Moïse et Élie sont présents à la Transfiguration ?
- 3. Paroles et sentiments de saine Pierre pendant la Transfiguration.
- 4. La gloire de la Transfiguration si brillante qu’elle fût, n’était cependant qu’un rayon de la gloire du dernier avènement. – De l’état où seront alors les justes et les réprouvés.
- 5 et 6. Combien il est facile de pratiquer la vertu ; et combien on a de peine pour faire le mal. – Contre l’usure. – Bassesse et cruauté des usuriers.
1. Nous avons vu jusqu’ici, mes frères, que Jésus-Christ a beaucoup entretenu ses disciples de ses souffrances, de sa passion et de sa mort ; et qu’il leur a prédit les maux qu’ils endureraient eux-mêmes et la mort violente qu’on leur ferait souffrir un jour. C’est pourquoi, après leur avoir dit des choses si dures et si fâcheuses, il tâche de les consoler ensuite. Et comme ces maux dont il leur parlait étaient présents, et que les biens qu’il leur promettait n’étaient encore qu’en espérance, lorsqu’il leur disait : « Qu’ils sauveraient leur âme en la perdant, et qu’il viendrait dans la gloire de son Père pour distribuer les récompenses » ; il veut par avance rendre leurs yeux témoins de cette gloire, et leur faire voir, autant qu’ils en étaient capables en cette vie ; cette haute majesté dans laquelle il devait venir. Il veut aussi prévenir en même temps le trouble et la douleur que ses apôtres, et particulièrement saint Pierre, pouvaient ressentir de sa mort. Mais remarquez ce que fait Jésus-Christ après qu’il a parlé de l’enfer et du Royaume du ciel. Car lorsqu’il dit : « Celui qui voudra sauver son âme la perdra. Celui qui la perdra pour l’amour de moi la sauvera » ; et encore lorsqu’il assure « qu’il rendra à chacun selon ses œuvres », c’est du ciel et de l’enfer qu’il veut parler ; il les marque bien l’un et l’autre, et néanmoins il ne les offre pas l’un et l’autre à la vue des apôtres, il ne leur montre que le ciel et il laisse l’enfer dans ses ténèbres. Pourquoi cela ? C’est que s’il avait eu affaire à des âmes par trop grossières, il aurait bien fallu leur présenter aussi une image de l’enfer ; mais comme les apôtres étaient pieux et bien disposés, c’est par la vue des biens célestes qu’il les excite. Outre cette raison tirée des apôtres, il y en avait encore une autre tirée de la personne de Jésus-Christ, pour qui il était plus convenable de montrer le ciel que l’enfer. Ce n’est pas néanmoins qu’il néglige l’autre moyen ; il y a des endroits de l’Évangile où il nous met sous les yeux un tableau assez frappant de l’enfer, par exemple lorsqu’il parle du mauvais riche, ou de celui qui redemanda avec tant de cruauté les cent deniers que son frère lui devait, ou de ce téméraire qui osa se trouver aux noces avec des vêtements sales. « Et six jours après Jésus prenant en particulier Pierre, Jacques et Jean son frère, les fit monter avec lui sur une haute montagne (17, 4) ». Un autre Évangéliste dit que ce fut « huit jours après ». Il n’y a néanmoins aucune contradiction entre eux, et ils ne laissent pas de s’accorder parfaitement. Car l’un compte le jour auquel Jésus-Christ disait ces paroles, et celui auquel il mena ses apôtres sur la montagne ; et l’autre, négligeant ces deux jours, ne compte que l’intervalle qui y est compris. Mais je ne puis m’empêcher, mes frères, d’admirer la vertu de notre Évangéliste, qui n’affecte point de cacher le nom des apôtres que Jésus-Christ honorait davantage de ses faveurs, et qu’il préférait aux autres. C’est ce que fait aussi saint Jean en plusieurs endroits de son évangile, où il se complaît à rapporter assez au long les louanges de saint Pierre, et la prééminence qu’il avait sur tous les autres ; c’est que cette sainte compagnie était entièrement exempte d’envie et de vaine gloire. Jésus-Christ donc prenant avec lui les principaux d’entre ses apôtres, « les mène en particulier sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux et sort visage devint resplendissant comme le soleil, et ses vêtements blancs et éclatants comme la lumière (2). Et en même temps ils virent paraître Moïse et Élie qui s’entretenaient avec lui (3) ». Pourquoi ne prend-il que ces trois apôtres, sinon parce qu’ils étalent plus parfaits que les autres ? saint Pierre, parce qu’il aimait plus Jésus-Christ ; saint Jean parce qu’il en était plus aimé, et saint Jacques à cause de cette réponse qu’il fit avec son frère : « Nous pouvons boire votre calice », et il ne s’en tint pas aux paroles, mais il alla jusqu’aux effets, puisque sa grande vertu le rendit si insupportable aux Juifs, qu’Hérode crut leur faire un plaisir insigne, en lui faisant couper la tête. Mais d’où vient que Jésus-Christ attend « six « jours » pour se transfigurer devant ces trois disciples ? Que ne le fait-il aussitôt qu’il l’a promis ? C’était pour épargner la faiblesse des autres apôtres, et c’est cette même raison qui l’avait empêché de leur dire quels seraient les trois qu’il devait choisir d’entre eux. On ne doit point douter qu’ils n’eussent eu un désir ardent de le suivre, et qu’ils n’eussent été percés jusqu’au cœur, se croyant méprisés de leur Maître. Car, bien que le Sauveur ne montrât qu’une image fort imparfaite et toute corporelle de sa gloire, cette vue ne laissait pas néanmoins de leur être extrêmement douce. Mais pourquoi, me direz-vous, prédit-il que cela arriverait ? C’était afin que ceux qui en seraient témoins, fussent plus disposés à le croire, quand ils le verraient ; et il voulait que ce retard de quelques jours, pendant lesquels il différa de leur faire voir cette vision, en augmentât en eux le désir, et les y rendît ensuite plus attentifs. Pourquoi Jésus-Christ fait-il paraître Moïse et Élie ? On pourrait en rapporter plusieurs raisons. Mais la principale c’est que le peuple disait que Jésus-Christ était ou Moïse ou Élie, ou Jérémie, ou quelque autre des prophètes. Jésus mena avec lui les principaux de ses apôtres, afin qu’ils vissent dans cette gloire la différence du maître et des serviteurs, et avec quelle raison il avait loué saint Pierre, lorsque celui-ci avait confessé qu’il était « le Fils de Dieu » On sait d’ailleurs que les Juifs accusaient sans cesse Jésus-Christ d’être un violateur de la loi, un blasphémateur, lequel s’appropriait une gloire qui, selon eux, ne lui appartenait pas, la gloire de Dieu le Père. Ils disaient souvent : « Cet homme n’est point de Dieu, parce qu’il ne garde pas le sabbat ». (Jn 9,16). Et ailleurs : « Nous ne vous lapidons pas à cause de vos bonnes œuvres, mais à cause de vos blasphèmes, parce qu’étant homme vous vous faites Dieu ». (Jn 10,33) Jésus-Christ donc voulant montrer que l’une et l’autre de ces deux accusations ne venaient que de l’envie des Juifs ; qu’il était également exempt de ces deux crimes ; qu’il ne violait point la loi en faisant ce qu’il faisait, et qu’il ne s’attribuait pas une gloire qui ne lui appartenait point en se disant égal à Dieu son Père, Jésus-Christ s’autorise des deux témoins qui étaient les plus irréprochables et les moins suspects en ce point à tous les Juifs. Car puisque Moïse avait donné la loi, les Juifs ne pouvaient pas dire que ce saint prophète eût voulu souffrir un homme qui la violait, et qu’il eût honoré l’ennemi déclaré des ordonnances qu’il avait autrefois publiées de la part de Dieu. Elle aussi, qui avait été brûlé d’un zèle si ardent pour la gloire et le service de Dieu, n’eût eu garde de venir assister Jésus-Christ, et d’obéir à ses ordres s’il l’eût regardé comme un homme opposé à Dieu, qui eût voulu, se rendre égal à lui, et usurper injustement une gloire dont ce saint prophète avait été si jaloux durant sa vie, 2. Jésus-Christ voulait encore apprendre qu’il était le maître de la vie et de la mort, et qu’il dominait dans le ciel et dans les enfers. C’est pourquoi il fait venir ici en sa présence un homme qui était mort et un autre qui ne l’était pas. L’Évangéliste nous découvre encore une cinquième raison. Jésus-Christ voulait faire voir à ses disciples quelle serait la gloire de sa croix. Il voulait consoler saint Pierre, et les autres à qui sa passion faisait peur, et relever ainsi leur courage. Car Moïse et Élie étant avec Jésus-Christ, ne se tenaient pas, en silence : « mais ils parlaient entre eux de la gloire qu’il devait recevoir à Jérusalem (Luc 2,31) », c’est-à-dire de sa passion et de sa croix. Car c’est le nom que les prophètes lui donnaient toujours. Jésus-Christ ne se contente pas néanmoins de fortifier ses Apôtres par cette considération. Il les anime encore en rappelant en leur mémoire, par la présence de ces deux grands hommes, les vertus dans lesquelles ils avaient excellé autrefois, et que Jésus-Christ désirait le plus dans ses disciples. Et comme il venait de leur dire : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il porte sa croix et qu’il me suive », il fait venir aussitôt après en sa présence des hommes qui s’étaient offerts cent fois à la mort pour obéir aux ordres de Dieu, et pour procurer le bien du peuple qu’il leur avait confié. Car on peut dire de chacun de ces deux prophètes qu’il avait perdu son âme, et qu’il l’avait retrouvée. Tous deux s’étaient hardiment présentés devant les princes endurcis, l’un devant Pharaon et l’autre devant Achab. Tous deux s’étaient exposés, pour leur parler en faveur d’un peuple désobéissant et rebelle, qui, après avoir été délivré d’une tyrannie insupportable, devait ensuite porter sa furie contre ses propres libérateurs. Tous deux n’étant encore que simples particuliers, avaient néanmoins résolu de retirer le peuple de l’idolâtrie. L’un avait la langue embarrassée et la voix faible, l’autre fut un peu sauvage dans tout son extérieur. Tous deux furent exempts d’avarice, foulèrent aux pieds les richesses, et n’aimèrent que la vertu, puisque Moïse ne possédait rien en propre, et qu’Élie n’avait pour trésor qu’une peau de bête qui le couvrait. Et ce qui est très-remarquable, c’est qu’ils étaient amis de la pauvreté dans le temps même de l’ancienne loi ; et lorsque ni l’un ni l’autre ne faisait pas encore beaucoup de miracles. Car bien que Moïse ait fendu une fois les eaux de la mer, qu’a-t-il fait de comparable à saint Pierre qui a marché sur elles, qui y a pu transporter les montagnes, qui a guéri toutes sortes de maladies, chassé les démons, fait des miracles par la seule ombre de son corps, et converti toute la terre à Jésus-Christ ? Que si Élie a ressuscité un mort, les apôtres en ont ressuscité mille, avant même qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. Ce sont donc là les raisons, mes frères, du choix que Jésus-Christ fait de ces deux hommes pour être présents à sa Transfiguration. Il voulait que ses apôtres imitassent particulièrement dans l’un, l’amour qu’il avait eu pour son peuple, et dans l’autre ce courage inflexible qu’il avait témoigné en toutes rencontres, afin qu’ils devinssent tout ensemble doux comme Moïse, et pleins de zèle comme Élie. L’un frappa toute la Judée d une famine de trois années, et l’autre disait à Dieu : « Si vous leur remettez ce péché, Seigneur, remettez-le, sinon effacez-moi du livre que vous avez écrit ». (Exo 32,32) C’étaient toutes ces choses dont Jésus-Christ voulait faire souvenir ses apôtres en leur présentant seulement devant eux ces deux prophètes. Il les leur fait voir dans une grande majesté, afin de les encourager davantage à monter par leurs vertus, non seulement à ce même degré de gloire, mais encore à un autre plus élevé ; car il ne voulait point que ses apôtres se bornassent à l’état et à la perfection de ces deux grands hommes, mais qu’ils allassent encore plus loin. C’est pourquoi, lorsqu’ils lui dirent : « Commanderons-nous au feu de descendre sur cette ville » ? (Luc 9,54) ce que fit autrefois Élie, il leur répond : « Vous ne savez, pas à quel esprit vous appartenez », voulant les exciter à la patience, par la considération des grandes grâces qu’ils avaient reçues de Dieu. Qu’on ne croie pas cependant que j’accuse Élie comme faible ou comme un homme d’une vertu médiocre. Je reconnais l’excellence et la vertu sublime de ce grand prophète, et j’admire qu’il l’ait possédée en un degré si éminent, dans le temps auquel il vivait. Caron sait combien ce temps était encore faible, et qu’il était comme l’enfance du monde. C’est aussi de cette manière que nous disons que Moïse était parfait ; mais d’une perfection qui ne suffisait pas pour les apôtres. Car Jésus-Christ leur demandait plus que n’avait fait Moïse : « Si votre justice n’est plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». (Mat 5,27) Il ne les envoyait pas seulement en Égypte comme il y avait envoyé Moïse, mais dans toute la terre, qui n’était pas moins corrompue ni moins plongée dans l’idolâtrie que ne l’était l’Égypte : et ils n’avaient pas à disputer contre Pharaon, mais à combattre le démon même qui est le prince et le père de toute malice. Car leur combat et leur dessein était proprement de terrasser cet ennemi furieux ; de l’enchaîner, et de lui enlever ses dépouilles. Ce qu’ils firent, non en divisant les eaux de la mer, mais en séparant par la vertu de Jésus-Christ, qui est la verge de Jessé, les abîmes de l’impiété qui s’élevaient de toutes parts avec plus de violence que tous les flots de la mer Rouge. Représentez-vous ce qui donne d’ordinaire le plus de terreur aux hommes, la mort, la pauvreté, l’infamie et cent autres choses fâcheuses, qui nous font plus de peur que la mer alors n’en faisait aux Juifs. Cependant Jésus-Christ leur persuade de se raidir contre ces maux, et de passer au travers de ces souffrantes, comme à pied sec et dans une pleine paix. Pour les fortifier donc, et pour les exercer dans cette pénible carrière, il fait venir en leur présence ces divins athlètes d’autrefois, qui s’étaient le plus signalés du temps de l’ancienne loi. Mais que dit en cette rencontre saint Pierre que l’on voit partout montrer tant de feu ? « Seigneur, nous sommes bien ici (4) ». Comme il craignait ce qu’il avait entendu dire, il n’y avait pas longtemps, savoir que Jésus-Christ devait aller à Jérusalem pour y souffrir, et qu’il n’osait plus après cette rude réprimande que le Sauveur lui avait faite, prendre encore la liberté de le détourner de ce dessein, en lui disant : « Seigneur ayez pitié de vous » sa crainte continuant toujours, lui fait donner encore le même conseil à Jésus-Christ, mais par des paroles différentes et plus couvertes. Il se voyait sur le haut d’une montagne et dans une solitude fort écartée. Il crut que ce lieu était sûr et qu’il valait mieux y demeurer que de retourner à Jérusalem. C’est pourquoi il exhorte Jésus-Christ à y demeurer : « Seigneur », dit-il, « nous sommes bien ici », il parle même de faire des tentes, croyant que si Jésus-Christ le lui permettait, il ne penserait plus à retourner dans la ville qui le devait faire mourir. Il espérait ainsi que s’il pouvait une fois porter son maître à ne plus faire ce voyage, il l’empêcherait de mourir. Car c’était dans Jérusalem que Jésus-Christ disait que les scribes et les pharisiens le prendraient. N’osant donc dire ouvertement tout ce qu’il pensait, et tâchant néanmoins de le persuader au Fils de Dieu, il le dit d’une manière ingénieuse, assez pour se faire entendre et pas assez pour s’attirer une nouvelle réprimande : « Seigneur, nous sommes bien ici », puisque Moïse et Élie s’y trouvent présents. Élie se souviendra qu’il a fait autrefois descendre le feu de la montagne sur ceux qui le voulaient perdre. Moïse pourra aussi nous cacher dans une nuée, comme il le fut autrefois sur la montagne en parlant à Dieu. Et d’ailleurs personne ne saura que nous soyons cachés ici. 3. Admirez, mes frères, l’amour ardent que cet apôtre avait pour son maître. Ne considérez point que son conseil n’était pas sage, mais voyez combien son zèle pour le Sauveur était brûlant. Car ce n’était point pour lui-même que l’apôtre craignait. C’était uniquement pour son maître. Et il n’en faut point d’autre preuve que ce qu’il dit à Jésus un instant avant que celui-ci fût pris et conduit à la mort : « Je donnerai ma vie pour vous, et quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai jamais » (Mrc 14,31), n’est-ce pas aussi ce qui fit que, le trouvant au milieu d’un si grand danger et environné de tant de soldats, non seulement il ne pensa point à fuir, mais qu’il tira même l’épée, et coupa l’oreille à l’un des serviteurs du grand prêtre ? On ne peut donc raisonnablement croire qu’il craignît pour lui. Jésus-Christ seul était tout le sujet de sa crainte. Mais comme il avait dit trop en général : « Nous sommes bien ici », il se corrige en ajoutant aussitôt : « Faisons ici, s’il vous plaît, trois tentes : une pour vous, une pour Moïse, et une pour Élie ». Que dites-vous, saint apôtre ? Vous venez de séparer le maître d’avec les serviteurs, et vous les confondez maintenant ensemble. Vous voyez, mes frères, combien les apôtres étaient imparfaits avant la mort du Sauveur. Il est vrai que le Père avait révélé son Fils à saint Pierre, mais saint Pierre n’avait pas cette révélation toujours présente dans l’esprit, et il était encore sujet au trouble, comme on le voit ici dans la surprise de cette vision, et de ce qu’il y entendit. Les autres Évangélistes, pour exprimer ce trouble et nous montrer quelle était la confusion de son esprit, disent « qu’il ne savait ce qu’il disait » (Mrc 9,6), parce qu’il était saisi de crainte. Et saint Luc, après ces paroles : « Faisons ici trois tentes », ajoute aussitôt : « Qu’il ne savait ce qu’il disait » : Et pour marquer davantage leur épouvante, il dit qu’ils étaient appesantis par le sommeil, et qu’en se réveillant ils virent la gloire du Sauveur, appelant du nom de « sommeil » le grand étonnement que cette vision leur causa. Comme les yeux d’ordinaire sont obscurcis par une grande lumière, les apôtres furent comme aveuglés par la gloire de Jésus. Car cette transfiguration ne se fit point durant la nuit, mais en plein jour ; et l’éclat extraordinaire d’une lumière si divine les frappa de telle sorte, que la faiblesse de leurs yeux n’en put supporter la force, et fut contrainte de céder. Après que saint Pierre eut dit ces paroles, ni Jésus, ni Moïse, ni Élie ne parlent plus. Seul le Père, autorité plus grande et plus digne de foi, fait sortir sa voix d’une nuée. « Comme il parlait encore, une nuée lumineuse vint les couvrir ; et en même temps il sortit une voix de cette nuée qui fit entendre ces mots : C’est mon Fils bien-aimé dans lequel j’ai mis toute mon affection. Écoutez-le (5) » ; Pourquoi cette voix sort-elle d’une nuée ? Parce que c’est de cette manière que Dieu paraît partout. David dit de lui « que la nuée et l’obscurité l’environnent ». (Psa 70,4) Et ailleurs : « Qu’il monte sur une nuée ; et qu’il est assis sur une nuée légère ». (Psa 104,3) Et dans les Actes : « Une nuée le reçut et le cacha aux yeux des apôtres ». (Act 1, 9) Et ailleurs : « C’était comme le Fils de l’homme venant dans les nuées ». (Dan 8,14) C’est donc afin que les apôtres croient que cette voix venait de Dieu qu’elle sort d’une nuée. L’Évangile marque qu’elle était claire et « lumineuse ». Quand Dieu voulait étonner les hommes par ses menaces, il leur faisait voir une nuée noire et sombre, comme il fit sur le mont Sinaï : « Moïse », dit l’Écriture, « entra dans une nuée obscure, et la fumée paraissait de toutes parts comme une fumée épaisse ». (Exo 24,13) Le Prophète parlant de même des menaces dont Dieu étonnait les hommes, les compare à une « eau obscure et ténébreuse dans les nuées de l’air ». (Psa 18,13) Mais Dieu, qui ne voulait point terrifier ici les apôtres, mais seulement les instruire et les enseigner, paraît sur une nuée claire. Saint Pierre disait : « Faisons trois tentes », et Dieu en fait au contraire paraître une qui n’était point faite par la main des hommes. Ici on n’aperçut rien de ces fumées épaisses et sombres d’autrefois. On ne vit qu’une nuée claire et légère, d’où sortit une voix qui n’avait rien de terrible. Et pour ne point laisser de doute à qui des trois cette voix s’était adressée : « Voici mon Fils bien-aimé » ; lorsqu’elle se fit entendre, Moïse et Élie s’étaient déjà retirés, ce qui ne fût pas arrivé, si ce témoignage si glorieux eût été pour quelqu’un de ces deux prophètes. Pourquoi la nuée les enveloppe-t-elle tous et non pas le Christ seul ? Parce que si elle n’eût reçu que le Christ seul, on eût pu croire que c’était lui qui aurait fait entendre la voix. Aussi l’Évangéliste, insistant sur ce point, affirme expressément que la voix venait de la nuée, c’est-à-dire de Dieu. Et que dit la voix ? « C’est ici mon Fils bien-aimé ». Si Jésus-Christ est le Fils bien-aimé du Père, Pierre, ne craignez plus rien. Vous ne devez plus douter de sa toute-puissance, lors même qu’il sera en croix : ni perdre l’espérance de sa résurrection. Si votre peu de foi vous a fait trembler jusqu’ici, qu’au moins la voix du Père vous rassure. Si vous ne doutez point de la toute-puissance du Père, pourquoi doutez-vous de celle du Fils ? Ne craignez donc plus les maux auxquels, il va s’exposer volontairement pour noua. Jésus est non seulement le Fils, mais le Fils bien-aimé de son Père. C’est le Père lui-même qui le dit en votre présence : « Voici mon Fils bien-aimé » Puisque le Père aime son Fils, que devez-vous craindre ? Personne n’abandonne celui qu’il aime. Quittez donc ces vaines terreurs. Quand vous auriez pour Jésus-Christ un amour encore plus tendre, il ne peut égaler celle que le Père éternel a pour son Fils. L’Évangile ajoute : « Dans lequel j’ai mis toute mon affection ». Le Père n’aime pas seulement son Fils parce qu’il l’a engendré, mais aussi parce qu’il lui est égal en toutes choses et qu’il veut généralement tout ce que son Père veut. Il trouve donc dans son Fils un double ou plutôt un triple sujet d’amour. Il l’aime parce qu’il est son « Fils » : Il l’aime, parce qu’il est son Fils « bien-aimé » : Il l’aime enfin, parce qu’il « met en lui toute son affection ». C’est-à-dire, qu’il trouve en lui tout son repos, tout son plaisir. Le Père aime son Fils de la sorte, parce qu’il lui est égal en tout, qu’il n’a qu’une même volonté avec lui, et qu’étant Fils, il n’est néanmoins qu’un avec celui qui l’engendre : « Écoutez-le », dit le Père. Et s’il veut être crucifié, ne vous y opposez pas. 4. « Les disciples entendant cette voix, tombèrent le visage contre terre, et furent saisis d’une grande crainte (6) ». Pourquoi furent-ils saisis d’une si grande crainte en entendant cette voix ? Cette même voix s’était déjà fait entendre au baptême de Jésus-Christ en présence de tout un peuple, et cependant personne de tous ceux qui étaient présents ne fut frappé d’une semblable terreur. (Jn 12,21) Il est encore marqué dans la suite qu’ils entendirent comme la voix, et comme le bruit d’un tonnerre, et cependant ce tonnerre ne les étonne pas autant que le fait ici cette voix. Quel est donc le sujet de la crainte qu’ils éprouvent ? C’était, mes frères, à cause de toutes les circonstances, du temps, du lieu, de la solitude, de la montagne, du silence qui y régnait, de là transfiguration du Sauveur, de la lumière si brillante qui parut alors, et de cette nuée qui les couvrit de son ombre. Toutes ces particularités jointes ensemble les jetèrent dans une appréhension extrême. Tout ce qu’ils voyaient contribuait à leur trouble, et ils se jettent par terre autant par un sentiment de crainte que par un mouvement d’adoration. Mais Jésus, pour empêcher que Cette crainte ne leur fit perdre la mémoire de ce qu’ils venaient de voir, les en délivre sur l’heure. « Mais Jésus s’approchant, les toucha et leur dit : Levez-vous, et ne craignez point (7). Alors levant les yeux, ils ne virent personne que Jésus tout seul (8). Et comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit ce commandement, et leur dit : Ne parlez à personne de cette vision jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts (9) ». Jésus-Christ leur défend de parler de cette vision avant qu’il fût ressuscité d’entre les morts, parce que plus les apôtres publiaient de grandes choses à son sujet, plus les hommes les croyaient difficilement. D’ailleurs, le scandale de la croix s’en fût augmenté. Il a soin, en leur faisant cette défense, de leur marquer qu’il ne les engageait pas au silence pour toujours, mais seulement « jusqu’à ce qu’il fût ressuscité d’entre les morts » ; comme pour leur rendre raison du commandement qu’il leur faisait. Il use en leur parlant de sa passion, d’une expression qui cachait ce qu’elle avait de triste, et qui n’en faisait paraître que la fin qui devait être agréable. Mais quoi, me direz-vous, les hommes ne devaient-ils plus se scandaliser de la croix du Fils de Dieu, lorsqu’il serait ressuscité d’entre les morts ? Tout le monde sait que non. Le temps des scandales était celui qui précéda la passion. Mais depuis que les apôtres eurent reçu la plénitude du Saint-Esprit, et que l’éclat de leurs miracles soutenait leurs prédications, ils persuadèrent aisément aux hommes tout ce qu’ils voulurent, parce que d’une voix plus éclatante que le son de la trompette, les faits publiaient d’eux-mêmes la puissance du Sauveur. Quoi de plus heureux que ces trois apôtres qui furent trouvés dignes d’être avec le Seigneur enveloppés d’une même nuée ? Pour nous, mes frères, il dépendra de nous, si nous le voulons, de voir aussi le Fils de Dieu dans sa gloire ; nous pourrons le voir, non plus comme ces trois disciples sur la montagne, mais d’une manière bien plus auguste. Quand il viendra au milieu des airs pour juger le monde, ce ne sera plus avec cette faible gloire qu’il fit paraître sur le Thabor. Il fallait épargner la faiblesse des apôtres ; et Jésus-Christ ne leur devait dévoiler sa gloire qu’autant qu’ils étaient capables de la supporter. Mais lorsqu’il se fera voir à la fin du monde, il viendra dans toute la gloire de son Père. Il ne sera plus accompagné seulement de Moïse ou d’Élie, mais d’un nombre innombrable d’anges, des archanges, des chérubins, et de cette troupe bienheureuse que personne ne peut nombrer. Il ne sera point alors enveloppé dune nuée : le ciel se repliera sur lui-même comme pour 1ui faire place. Et de même que quand les juges vont prononcer leur sentence, on tire les rideaux qui les couvraient, ainsi le ciel s’ouvrira alors, afin que toute la terre voie Jésus, son juge, sur son tribunal, et que tous les hommes écoutent l’arrêt de ses jugements. Il ne fera point comme nos juges : il ne se servira de l’entremise de personne pour prononcer la sentence. Le Sauveur parlera lui-même. Il dira aux uns : « Venez, vous que mon Père a bénis. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger » (Mat 25,49) Il dira aux autres : « Courage, bon et fidèle serviteur ; vous avez été fidèle dans les petites choses, je vous établirai sur les grandes ». (Id 30) Mais il dira au contraire aux méchants : « Allez, maudits, dans le feu éternel qui, est préparé pour le diable et pour ses anges ». Et à d’autres : « Méchant et lâche serviteur, etc. » Il séparera ces derniers d’avec lui ; il les livrera entre les mains des bourreaux ; il commandera qu’on lie les pieds et les mains aux autres et qu’on les jette dans les ténèbres extérieures. Après que les méchants, comme de mauvais arbres, auront été coupés par cette cognée terrible dont il les avait menacés, ils seront précipités dans les flammes qui ne s’éteindront jamais ; lorsque les justes, au contraire, brilleront comme le soleil, et plus même que le soleil. Car quand Jésus-Christ compare la gloire de ses élus à l’éclat et à la beauté de cet astre, il ne faut pas croire qu’ils ne seront précisément que dans ce degré de beauté et de lumière. Le Sauveur ne se sert de cette comparaison que parce que nous ne voyons rien ici-bas de plus brillant que le soleil, et il nous propose une lumière que nous connaissons, pour nous faire juger d’une autre que nous ne connaissons pas. C’est en ce sens qu’il faut entendre ce que l’Évangile vient de dire, que « son visage était resplendissant comme le soleil » au moment de sa transfiguration. Le trouble qui saisit alors les apôtres et qui les fit tomber le visage en terre, nous fait voir que cette lumière était quelque chose de plus que n’est celle du soleil ; puisqu’ils l’eussent aisément supportée, si elle lui eût été semblable et si elle n’eût point eu de plus grand éclat. Les justes donc brilleront alors comme le soleil et plus même que le soleil ; mais les méchants seront jetés dans les ténèbres et réduits aux dernières extrémités. Il ne faudra point alors ouvrir de livres, ni produire d’accusateurs, ni écouter de témoins. Jésus-Christ tiendra lui seul lieu de tout, de témoin, d’accusateur et de juge. Il connaît parfaitement toutes choses. Tout est nu et développé à ses yeux. Toutes les différentes conditions d’ici-bas, de pauvre ou de riche, de puissant ou de faible, de sage ou de fou, d’esclave ou de libre, disparaîtront en sa présence. Toutes ces qualités extérieures et étrangères à l’homme s’évanouiront devant lui, et il jugera de chacun uniquement par ses œuvres. Nous voyons tous les jours dans les jugements séculiers, lorsqu’on juge un meurtrier et un homicide ou un criminel de lèse-majesté, qu’on oublie toutes ses qualités passées. On ne se souvient plus qu’il ait été ou préfet, ou consul, élevé en un mot aux plus hautes charges de l’État. On ne le considère plus que comme un coupable, et on ne pense qu’à lui faire souffrir la peine qu’il a méritée. Si cela est vrai des jugements de la terre, combien le sera-ce davantage du jugement de Dieu même ? 5. Prévenons donc, mes frères, la rigueur de ce Juge. Quittons la robe souillée du mal. Couvrons-nous des armes de la lumière, afin qu’alors la gloire de Dieu nous environne. Car enfin qu’y a-t-il de si pénible dans ce que Dieu nous commande ? Ou qu’y a-t-il au contraire qui ne soit aisé ? Écoutez le prophète Isaïe, et reconnaissez avec quelle facilité vous pouvez obéir à la loi de Dieu : « Quand », dit-il, « vous « humilieriez vos têtes, et que vous seriez sur le sac et sur la cendre, vous n’offririez pas « encore une hostie qui fût agréable à Dieu. Mais rompez tous les liens de l’iniquité, et déchirez les obligations exigées par votre avarice et par votre violence ». (Isa 58,5) Admirez la sagesse du Prophète. Il semble ne parler d’abord des choses rudes et pénibles que pour les exclure, et il nous porte ensuite à nous sauver, par la pratique de ce qui est le plus aisé. Il nous fait voir que Dieu ne recherche pas principalement de nous les travaux du corps et l’affliction de la chair ; mais qu’il veut avant tout que nous obéissions à ses lois et que nous exécutions ses commandements. Le Prophète va plus loin, et, pour nous faire comprendre combien la vertu est aisée, et qu’il n’y a que la malice qui soit pénible, il se sert d’expressions qui le montrent par elles-mêmes. Car il appelle la malice « un lien et une chaîne, et la vertu, au contraire, la délivrance de nos chaînes : « Rompez », dit-il, « tous les liens de l’iniquité. Déchirez », ajoute-t-il, « les obligations exigées par votre avarice », marquant ainsi ce que nous faisons par nos détestables usures « Laissez aller libres ceux qui sont brisés, » c’est-à-dire ceux qui sont chargés de dettes. Car le débiteur, lorsqu’il aperçoit celui qui lui a prêté, a le cœur comme brisé, et la crainte qui le saisit est comme un poids qui l’accable. Il aimerait mieux voir alors une bête féroce « Retirez chez vous ceux qui n’ont point d’abri. Si vous voyez un pauvre nu, donnez-lui de quoi se vêtir, et ne méprisez pas ceux qui sont du même sang que vous ». Je me souviens que, dans nos dernières exhortations, nous avons parlé de la grandeur des récompenses que Dieu promet à ces œuvres de piété, et des biens inestimables qu’elles nous attirent. C’est pourquoi je ne m’y arrête plus. J’aime mieux aujourd’hui considérer avec vous, s’il est vrai qu’il y ait quelque chose de pénible dans ces exercices de charité, et s’ils sont au-dessus des forces de l’homme. Je vous déclare par avance que nous n’y trouverons rien de difficile, et que nous reconnaîtrons qu’on n’a de la peine qu’en faisant le mal. Car, sans sortir de l’exemple dont le Prophète nous parle, qu’y a-t-il de plus pénible que de donner son argent à usure, et de se charger l’esprit des soins de le bien placer ; de chercher des assurances ; de se défier de celles qu’on nous a données ; d’avoir peur de perdre, tantôt la rente, tantôt le fonds, tantôt les cautions, tantôt les contrats ? car l’on est exposé à toutes ces pertes. Souvent, plus en croit avoir d’assurances, plus on est trompé ; et ce qui nous paraissait le moins à craindre, nous manque le plus il n’y a rien de semblable dans la pratique de l’aumône. Elle se fait toujours sans peine. Elle est exempte de toutes ces inquiétudes. Ne trafiquons donc plus des misères de nos frères, et ne faisons point un commerce si infâme d’un argent dont nous nous devrions faire des amis. Je sais qu’il y en a parmi vous qui ne prennent pas plaisir à m’entendre, et qui ne peuvent souffrir que je leur parle si souvent du mépris de leurs richesses. Mais quel avantage retirez-vous de mon silence ? Quand je me tairais, et que, pour vous épargner, je cesserais de vous avertir de votre devoir, mon silence vous délivrera-t-il de l’enfer ? Vos peines, au contraire, ne s’augmenteront-elles pas par la liberté de vos crimes ? Et un si lâche silence ne m’engagera-t-il pas avec vous dans la même condamnation ? Que vous servirait donc ma fausse douceur et ma cruelle complaisance, puisqu’elle ne vous produirait aucun bien, et qu’elle rendrait vos maux encore pires qu’ils n’étaient. Quelle utilité retirerez-vous, si, vous flattant par des paroles qui vous plaisent, je vous jette en effet dans une éternelle douleur ? Si j’épargne vos oreilles au lieu d’épargner vos âmes, et si, pour plaire aux unes, je laisse périr les autres ? Ne vaut-il pas mieux vous causer ici un peu de peine, et vous causer une douleur passagère, qui vous délivrera d’un feu qui ne s’éteindra jamais ? Car il ne faut point vous céler, mes frères, que l’Église est attaquée aujourd’hui d’une maladie bien dangereuse, et qui a besoin d’un puissant remède. Dieu défend aux chrétiens de s’amasser des richesses. Il condamne en eux cette avarice, quand ils ne s’enrichiraient que par des voies innocentes, et par de justes travaux, parce qu’il ne veut pas qu’ils se fassent un trésor sur la terre. Il leur commande au contraire d’ouvrir leurs maisons aux pauvres, et de leur faire part de leurs biens. Et cependant on voit qu’aujourd’hui ils s’enrichissent de la misère et de la pauvreté de leurs frères et qu’ils sont ravis d’avoir trouvé une sorte d’avarice qui leur paraît irréprochable, et qui est même couverte de quelque prétexte de bonté. Et ne m’alléguez point ici les lois et les coutumes. Les publicains et les usuriers déclarés les gardent, et ils ne laissent pas d’être condamnés de Dieu. Ne doutons point donc que nous ne le soyons nous-mêmes, si nous ne cessons de tyranniser les pauvres, si nous augmentons leur pauvreté par nos usures, et si nous tirons un gain cruel de l’argent que nous leur prêtons pour satisfaire aux plus pressantes nécessités. Dieu vous a donné des richesses, non pour appauvrir les autres, ni pour trafiquer de leurs misères, mais pour les en délivrer. Vous témoignez vouloir soulager leur pauvreté, et vous la rendez plus insupportable. Vous feignez de les consoler, et vous les jetez dans le désespoir. Vous voulez tirer un gain infâme de vos aumônes, et vous vendez le plaisir que vous leur faites. Vendez-le, je ne vous en empêche pas, mais que ce soit pour le royaume des cieux. Ne vous contentez plus d’un vil gain, d’un pour cent par mois, et ne prétendez pas moins qu’une vie qui ne finit point. Pourquoi vous condamnez-vous vous-même à une si grande bassesse, et à un gain si méprisable ? Avez-vous l’âme assez basse pour abandonner de si grandes choses, afin de vous attacher à d’autres qui sont si petites, et pour vous contenter d’un peu d’argent, lorsque rien ne devrait vous contenter que le royaume de Dieu ? Pourquoi laissez-vous de côté les récompenses que Dieu vous offre pour en chercher de basses et de honteuses parmi les hommes ? Pourquoi quittez-vous Celui qui est infiniment riche, pour vous adresser à un pauvre qui n’a rien ? Pourquoi méprisez-vous Celui qui ne cherche qu’à répandre ses dons et ses grâces, pour mettre toute votre espérance dans un ingrat ? Vous ne confiez pas votre argent à celui qui pourrait tous le rendre avec une grosse usure, et vous l’abandonnez à celui qui est même incapable de vous le rendre. L’un ne souhaite que de vous le restituer, et l’autre ne craint rien tant que d’être contraint de le faire. L’un ne peut qu’avec peine donner un pour cent, et l’autre vous offre cent pour un dans ce monde, et une vie éternelle dans l’autre. L’un ne vous rend ce qu’il vous doit qu’avec des murmures et des injures ; et l’autre vous le rendrait avec des louanges et des applaudissements. L’un tâche d’attirer sur vous la haine de tout le monde, et l’autre ne pense qu’à vous couronner un jour devant tout le monde. N’est-ce donc pas le comble de la folie de ne savoir pas même où l’on doit placer son argent, et où l’on doit chercher à gagner ? Combien a-t-on vu de personnes perdre leur fonds par le désir violent d’en tirer trop de revenu ? Combien en a-t-on vu d’autres courir une infinité de hasards, et s’exposer aux pièges que leur tendaient ceux qui enviaient leurs richesses ? Combien en a-t-on vu tomber dans la dernière pauvreté par l’insatiabilité de leur avarice ? 6. Ne me dites point pour vous excuser que ces pauvres se réjouissent, lorsque vous leur prêtez votre argent, et que même ils vous rendent grâce de votre usure. C’est votre cruauté qui les oblige de trouver cette triste joie dans ce qui les réduit à la dernière pauvreté. (Gen 12,3) Lorsqu’Abraham livra sa propre femme entre les mains des barbares, il se prêta à l’accomplissement de leurs mauvais desseins, mais était-ce de bon gré, ou par la crainte de Pharaon ? C’est ainsi que le pauvre agit. Comme vous êtes assez dur pour ne lui pas donner gratuitement la somme dont il a besoin, il est contraint de rendre grâce à votre avarice, et de recevoir avec joie l’effet de votre cruauté. Vous ressemblez à un homme qui, en délivrant un autre d’un péril de mort imminent, exigerait de lui la récompense de ce service. Cette comparaison vous fait horreur et vous paraît injurieuse. Quoi donc, vous rougiriez d’exiger de l’argent d’un homme pour l’avoir tiré de ce péril, et vous ne rougissez pas d’en exiger si cruellement pour l’avoir assisté dans un besoin moins considérable ? Ne prévoyez-vous point déjà que le châtiment vous est réservé pour une telle conduite, et ne vous souvenez-vous point avec quelle sévérité ce crime était défendu dans l’ancienne loi ? Mais quelle est l’excuse dont la plupart se couvrent ? Il est vrai, disent-ils, que je prête mon bien à usure, mais c’est pour assister les pauvres. Malheureux, que dites-vous ? Dieu rejette avec horreur ces détestables aumônes. Il ne veut point ces sacrifices sanglants. Ne faussez point la loi de Dieu. Il vaut mieux ne rien donner aux pauvres que de leur donner d’un bien si cruellement acquis. Vous faites même souvent qu’un argent qui n’avait été amassé que par de justes travaux, et par des voies très-innocentes, devient enfin un argent maudit de Dieu par vos usures illégitimes, et vous faites le même mal que si vous forciez un sein pur et chaste d’enfanter des scorpions et des vipères. Mais pourquoi vous parler de la loi de Dieu ? N’avouez-vous pas vous-même que l’usure est une chose très-infâme ? Si vous, qui profitez de ces usures, ne les regardez néanmoins qu’avec horreur, jugez de quel œil Dieu les regarde. Que si vous consultez ceux qui ont établi les lois humaines, ils vous diront que l’usure a toujours été regardée comme la marque de la dernière impudence. Et c’est pour cette raison qu’il n’est jamais permis aux personnes constituées en : dignité, ni aux magistrats de se déshonorer par ces gains infâmes. C’est la loi, dites-vous, qui le leur défend. Tremblez donc de votre indifférence, lorsque vous avez moins de respect pour les lois de Dieu, que les magistrats n’en, put pour les lois civiles, et lorsque vous témoignez estimer moins les oracles du ciel, qu’ils n’estiment les arrêts du sénat de Rome. Mais si je vous crois, me dites-vous, et que je place mon argent au ciel, il me profitera moins que placé sur la terre. Ne rougissez-vous pas d’autoriser ainsi l’injustice de vos usures ? Je l’appelle une injustice ; car y a-t-il rien de plus injuste que de semer sans terre, sans pluie, sans charrue et sans semence ? Que recueillent aussi ceux qui sèment de la sorte, sinon une ivraie qui sera jetée dans le feu ? N’y a-t-il point d’autres voies justes et légitimes de gagner sa vie ? Ne peut-on pas cultiver les champs, nourrir des troupeaux, engraisser des bœufs, travailler des mains, et ménager son revenu ? N’Êtes-vous pas déraisonnable ? N’Êtes-vous pas insensé de passer toute votre vie à labourer et à semer des épines ? Vous me répondrez peut-être que les fruits de la terre sont sujets à trop d’accidents, que souvent la grêle, les brouillards, les eaux et les chaleurs ruinent tout. Mais y a-t-il là autant de périls à craindre que vous en courez par l’usure ? Toutes ces intempéries de l’air ne peuvent au plus que gâter le fruit sans nuire à la terre qui le porte ; au lieu qu’ici on perd très-souvent le fonds, et qu’avant cette perte, on souffre mille inquiétudes. Car l’usurier ne jouit jamais en paix de son bien, Jamais il n’y trouve de repos. Quand on lui apporte de l’argent, il ne considère point ce qu’il a, mais ce qu’il n’a pas ; et quelque grande que soit la rente qu’on lui paie, il s’afflige toujours de ce qu’elle n’égale pas le fonds. C’est pourquoi il ne peut, dans cette impatience avare, se donner le temps d’amasser quelque somme considérable. Il replace cet argent à mesure qu’il le reçoit. Il contraint ces revenus injustes de lui produire d’autres revenus semblables, comme une vipère produit encore d’autres vipères. Je me sers de cette comparaison, parce que l’usure ronge plus l’âme d-e l’avare qui l’exige, que les vipères ne rongent les entrailles qui leur ont donné la vie. Ce sont là « les liens injustes » dont parlait tantôt le Prophète, « et ces chaînes pesantes » qui accablent ceux qui les portent. Je vous donne, dit l’usurier, non afin que vous jouissiez de ce que je vous donne, mais afin que vous me rendiez plus que je ne vous ai donné. Quoi ! Dieu ne veut pas que vous redemandiez même ce que vous avez donné : « Donnez », dit-il, « à ceux dont vous n’espérez rien recevoir (Luc 6,40) », et vous exigez plus même que vous ne donnez ? Vous redemandez comme une dette, un argent qui n’est point sorti de vos mains. Croyez-vous augmenter votre bien par un moyen par lequel vous ne vous amassez qu’un trésor de colère et de vengeance ? Donc, mes frères, pour éviter de tomber sous les coups de la colère de Dieu, et dans ces abîmes de feu, renonçons éternellement à l’usure. Desséchons cette racine empoisonnée qui ne porte que des fruits de mort, et n’aspirons plus qu’à ce gain dont parle saint Paul, qui est le seul gain qui soit grand et légitime, c’est-à-dire : « La piété avec ce qui nous suffit « pour vivre ». (1Ti 6,6) C’est de ce trésor que nous devons nous enrichir ; afin de passer ici paisiblement notre vie et de jouir ensuite des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le saint-Esprit, est la gloire, la puissance et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE LVII
« ET SES DISCIPLES L’INTERROGÈRENT EN LUI DISANT : POURQUOI DONC LES DOCTEURS DE LA LOI DISENT-ILS QU’IL FAUT qu’Élie VIENNE AUPARAVANT » (CHAP. 17,10, JUSQU’AU VERSET 22) ANALYSE.
- 1. Saint Jean-Baptiste est appelé Élie parce qu’il a été le précurseur du premier avènement comme Élie sera celui du second.
- 2. Il se conservait depuis longtemps dans le peuple juif des traditions touchant le Christ et Élie.
- 3. Guérison d’un lunatique ; explication et origine de cette appellation.
- 4 et 5 Que le jeûne et l’oraison sont nécessaires l’un et l’autre pour chasser les démons. – Effets de ces deux vertus jointes ensemble. – Que l’abstinence de toutes sortes de plaisirs est un jeûne agréable à Dieu, et dont les personnes les plus faibles ne se peuvent dispenser. – Les mauvais effets de l’intempérance en particulier chez les femmes. – Comparaison des intempérants avec les bêtes.
1. Il est visible, mes frères, que les apôtres n’avaient point appris de l’Écriture ce qu’ils disent ici d’Élie ; mais seulement des docteurs de la loi, et que c’était un bruit commun parmi le peuple. C’est ainsi qu’il s’était répandu des traditions touchant Jésus-Christ. Ce qui fit dire à la Samaritaine : « Le Messie viendra, et lorsqu’il sera venu, il nous annoncera toutes ces choses ». (Jn 4,25) C’est pourquoi les Juifs firent cette demande à saint Jean : « Êtes-vous Élie ou le Prophète » ? (Jn 1,21) Car, comme je viens de le dire, ce bruit s’était fort répandu parmi les Juifs touchant Jésus-Christ et touchant Élie, mais ils ne lui donnaient pas un bon sens. L’Écriture nous marque deux avènements de Jésus-Christ. L’un est déjà passé, et l’autre est encore à venir. Saint Paul nous en parle, lorsqu’il dit : « La grâce salutaire de Dieu s’est manifestée à tous les hommes pour nous apprendre à renoncer à l’impiété et aux désirs du siècle, afin de vivre avec modestie, avec piété et avec justice. » (Tit 2,11) Cet apôtre décrit ainsi le premier de ces deux avènements, puis il passe ensuite au second, lorsqu’il ajoute : « Dans l’attente d’une bienheureuse espérance, et de l’avènement du grand Dieu Notre-Sauveur Jésus-Christ. » (Tit 2,13) Les prophètes même ont parlé de l’un et de l’autre de ces deux avènements, et ils ont dit qu’Élie serait le précurseur du second, comme saint Jean l’était du premier. C’est ce qui fait que Jésus-Christ lui donne le nom d’Élie ; non parce qu’il était en effet Élie, mais parce qu’il en accomplissait le ministère, puisque saint Jean a été le précurseur du premier avènement comme Élie le doit être du second. Mais les scribes confondaient ces deux choses, et pour mieux corrompre le peuple, ils ne lui parlaient que du second avènement. Si ce Jésus, disaient-ils, était le véritable Christ, Élie serait déjà venu. Et c’est dans cette pensée que les apôtres disent ici au Fils de Dieu, « qu’il fallait qu’Élie vînt auparavant » ; c’était aussi la pensée des pharisiens, lorsqu’ils envoyèrent demander à Jean s’il était Élie. Mais voyons ce que Jésus-Christ répond à cette difficulté. « Jésus leur répondit : Il est vrai qu’Élie doit venir auparavant, et qu’il rétablira toutes choses. » (Mat 17,11) Il dit qu’Élie viendrait en effet avant son second avènement ; mais il ajoute qu’il était déjà venu, désignant par là son précurseur Jean-Baptiste. C’est là cet Élie qui est déjà venu ; car pour le prophète Élie : « Il viendra et rétablira toutes choses », c’est-à-dire toutes les choses que le prophète Malachie a marquées. « Le Seigneur dit : je vous enverrai Élie le Thesbite, qui réunira les cœurs des pères avec leurs enfants, afin que lorsque je viendrai je ne frappe point la terre d’une plaie « qui soit incurable ». (Mal 4,5) Remarquez, mes frères, l’exactitude des paroles de ce prophète. Comme la ressemblance du même ministère pouvait faire donner à saint Jean le nom d’Élie, il a soin, pour éviter cette confusion, de marquer le pays de l’un, et il l’appelle « Thesbite », pour le distinguer de saint Jean qui n’était pas de cette ville. Il les distingue encore l’un de l’autre par cette seconde marque, « afin », dit-il, « que lorsque je viendrai », je ne frappe point la terre d’une plaie qui soit « incurable » : paroles qui nous font voir quelle sera la terreur du second avènement. Car il n’est pas venu la première fois. Pour « frapper la terre ». Il dit lui-même : « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver ». (Jn 3,16) Le prophète Malachie marque donc cette circonstance, pour faire voir qu’Élie ne précéderait que le dernier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il viendrait juger le monde. Il exprime en même temps le sujet pour lequel Élie lui servirait de précurseur. Il dit que ce serait pour persuader aux Juifs de croire en Jésus-Christ, et de ne s’exposer pas au danger de périr tous lorsqu’il viendrait. C’est ce que Jésus : Christ leur rappelle lorsqu’il dit : « Quand Élie viendra, il rétablira toutes choses », c’est-à-dire qu’il rétablira la foi des Juifs qui seront alors, et qu’il les amènera de leur incrédulité passée à une foi humble et fervente. Et il faut encore remarquer l’exactitude de ce prophète. Il ne dit pas : « Il réunira les cœurs des enfants avec leurs pères », mais « le cœur des pères avec leurs enfants ». Comme les Juifs étaient les pères des apôtres, l’Écriture marque qu’Élie réunirait les cœurs des pères, c’est-à-dire les sentiments des Juifs avec leurs enfants, c’est-à-dire avec les apôtres, et qu’il leur ferait embrasser leur doctrine sainte. « Mais je vous déclare qu’Élie est déjà venu, « et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu ; ils feront souffrir de même le Fils de l’homme (12). Alors ses disciples, reconnurent que c’était de Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé (13) ». Les apôtres comprennent cela d’eux-mêmes. Les docteurs de la loi, ni l’Écriture rie leur en disaient rien. Mais comme ils devenaient plus éclairés, et plus attentifs à ce que Jésus-Christ leur disait, ils le comprennent sans difficulté, surtout après ce que Jésus-Christ leur avait déjà dit dans une autre rencontre:, « Que Jean était Élie qui doit venir ». (Mat 11,27) Et il ne faut pas s’étonner si, après avoir dit « qu’Élie est déjà venu », il dit néanmoins qu’il doit venir encore pour rétablir toutes choses. L’un et l’autre était véritable. Quand il dit « qu’Élie viendrait pour rétablir tout », il marque, comme j’ai dit, le véritable Élie et la conversion des Juifs ; et lorsqu’il dit « qu’il est déjà venu », il marque saint Jean qu’il appelle Élie, parce qu’il remplissait la mission que remplissait Élie. Les prophètes usent de cette manière de parler, lorsqu’ils donnent en beaucoup d’endroits le nom de « David » aux rois qui ont imité la piété et le zèle du véritable David ; et lorsqu’ils appellent les, Juifs « princes de Sodome et enfants d’Éthiopie (Isaïe 1, 13)», à cause de la corruption et du dérèglement de leurs mœurs. Ainsi, parce que saint Jean avait été le précurseur du premier avènement comme Élie le devait être du second, Jésus-Christ lui donne le nom d’Élie. 2. Il le fait encore pour montrer qu’il ne combattait point les Écritures, et qu’il s’accordait parfaitement avec les prophètes. C’est pourquoi il ajoute « Je vous déclare qu’Élie est déjà venu, et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu ». C’est-à-dire, qu’ils l’ont mis en prison, Qu’ils l’ont outragé ; qu’ils l’ont fait mourir, et qu’ils ont mis sa tête dans un bassin pour être le prix de la danse d’une fille. C’est ainsi que le Fils de l’homme sera traité par eux. Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ fait naître l’occasion de parler encore ici de sa mort et de ses souffrances, et qu’il console la douleur que ses disciples en ressentaient, par le souvenir de ce qu’avait souffert saint Jean et par les miracles qu’il fit aussitôt qu’il leur en eut parlé. Car presque toutes les fois qu’il entretient ses apôtres de ce sujet, il fait quelque miracle en leur présence pour les rassurer. Lorsque l’Évangile dit : « Alors il commença à leur déclarer qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrit beaucoup de choses » ; il marquait par ce terme « alors », le moment que les apôtres venaient de connaître et de confesser, publiquement que Jésus-Christ était le « Fils de Dieu » : de même, lorsqu’il leur a fait voir cette vision admirable sur la montagne, et que les prophètes ont dit beaucoup de choses touchant sa gloire, il leur parle aussitôt de sa passion, et après avoir rapporté la mort funeste de saint Jean il conclut : « C’est ainsi que le Fils de l’homme doit bientôt être traité par eux ». Ainsi, lorsqu’il eut chassé un démon que ses disciples n’avaient pu chasser, l’Évangile dit : « Jésus-Christ étant en Galilée dit à ses apôtres : Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le feront mourir, et il ressuscitera le troisième jour ». Il usait de cette conduite pour diminuer, par l’éclat de ses miracles, l’excès de la douleur que cette prédiction causait à ses disciples. C’est ce qu’il tâche de faire en cet endroit de notre Évangile, lorsqu’il rappelle en leur mémoire le traitement qu’on avait fait souffrir à saint Jean. Que si quelqu’un me demande ici pourquoi, puisqu’Élie doit faire tant de biens lorsqu’il viendra, Dieu différait tant de l’envoyer ? Je réponds que les Juifs étaient si inconvertibles alors, que prenant Jésus-Christ pour Élie, ils n’en étaient pas plus portés à croire en lui. Car nous voyons que les Juifs croyaient que Jésus-Christ était ce prophète : « Quelques-uns », disaient les apôtres, « croient que vous êtes Élie, et d’autres que vous êtes Jérémie ». D’ailleurs il n’y avait point d’autre différence entre saint Jean et Élie que celle du temps. Si cela est, me direz-vous, comment croiront-ils alors ? Car l’Évangile dit formellement « qu’il rétablira toutes choses ». Je réponds premièrement qu’ils croiront alors ce prophète, parce qu’ils le connaîtront mieux ; mais principalement, parce que la gloire de Jésus-Christ sera répandue alors dans toute la terre et qu’elle sera plus brillante que le soleil. Mais lorsqu’à ces raisons Dieu ajoutera encore la prédication de ce grand prophète qui publiera hardiment que Jésus est le Fils de Dieu, il ne faut point douter que les Juifs ne le reçoivent et qu’ils ne l’écoutent avec beaucoup de docilité. Quand Jésus-Christ dit ici : « Et ils ne l’ont point connu », il fait comme leur apologie, et il excuse en quelque sorte la grandeur de leur crime. Jésus-Christ donc, mes frères, console ses apôtres dans la douleur qu’ils ressentaient de sa passion future, en leur témoignant que tous les cruels traitements qu’il souffrira des Juifs seront injustes, et en enfermant ce souvenir si triste entre deux miracles : l’un qui s’est déjà fait sur le haut du Thabor, et l’autre qu’il va faire au pied de cette montagne. Après que Jésus-Christ eut parlé de la sorte à ses apôtres, ils ne lui demandent point quand Élie viendrait. Ils étaient trop abattus par le souvenir de la passion, et ils étaient en même temps saisis d’un trop profond respect et d’une frayeur trop sainte à cause de cette gloire qu’ils venaient de voir. On peut remarquer assez souvent dans l’Évangile que, lorsqu’ils s’apercevaient que Jésus-Christ ne voulait pas s’expliquer clairement, ils ne le pressaient pas et demeuraient dans le silence. Lors donc qu’étant dans la Galilée il leur dit : « Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le tueront », l’Évangéliste ajoute : « Cette parole les affligea extrêmement », et saint Marc dit : « Qu’ils ne savaient ce que voulait dire cette parole, et qu’ils n’osaient lui en demander l’éclaircissement ». (Mrc 9,31) Saint Luc dit de même : « Que cette parole leur était cachée, afin qu’ils n’en eussent aucune connaissance, et qu’ils appréhendaient de l’interroger. » (Luc 9,22) « Après qu’il fut venu vers le peuple, un homme s’approcha de lui, et s’étant jeté à genoux à ses pieds, lui dit : Seigneur, ayez pitié de mon fils qui est lunatique, et est tourmenté misérablement. Car il tombe souvent dans le feu et souvent dans l’eau (14). Je l’ai présenté à vos disciples et ils ne l’ont pu guérir (15) ». L’Évangile marque ici beaucoup de circonstances qui nous font voir que la foi de cet homme était très-faible. Premièrement, Jésus-Christ lui dit lui-même, « que tout est possible à celui qui croit », comme pour lui dire que jusque-là il n’avait pas cru. Cet homme lui dit ensuite : « Seigneur, aidez mon peu de foi. » Il lui dit encore : « Si vous pouvez » (Mrc 9,22-23), comme doutant qu’il le pût. Si c’était donc l’incrédulité de cet homme qui empêchait la guérison de son fils, pourquoi Jésus-Christ en rejette-t-il la cause sur ses disciples, sinon pour montrer qu’ils pouvaient faire ces sortes de miracles sans y être aidés par la foi de ceux qui imploraient leur assistance ? Car si souvent la foi de ceux qui demandent ces grâces, est assez grande pour les mériter de Dieu sans la foi de ceux mêmes qui les font ; quelquefois aussi la grande foi de ceux à qui l’on s’adresse suffit seule pour les faire. On en voit des exemples dans l’Écriture. (Act 10) Corneille, par la seule force de sa foi, attira sur lui la grâce du Saint-Esprit ; et Élisée ressuscita un mort, sans que personne y contribuât, puisque ceux qui le jetèrent devant lui, ne le firent que par un transport de crainte, et non par le mouvement de leur foi. (2Ro 13) L’appréhension qu’eurent les voleurs leur fit seule jeter ce corps mort auprès du sépulcre du prophète qui lui rendit aussitôt la vie par le seul attouchement de ses os. Nous devons donc conclure que les apôtres ne purent guérir ce possédé, parce qu’ils hésitèrent dans la foi, non pas tous, puisque les plus fermes colonnes n’étaient pas là. Act 10) Corneille, par la seule force de sa foi, attira sur lui la grâce du Saint-Esprit ; et Élisée ressuscita un mort, sans que personne y contribuât, puisque ceux qui le jetèrent devant lui, ne le firent que par un transport de crainte, et non par le mouvement de leur foi. (2Ro 13) L’appréhension qu’eurent les voleurs leur fit seule jeter ce corps mort auprès du sépulcre du prophète qui lui rendit aussitôt la vie par le seul attouchement de ses os. Nous devons donc conclure que les apôtres ne purent guérir ce possédé, parce qu’ils hésitèrent dans la foi, non pas tous, puisque les plus fermes colonnes n’étaient pas là. 3. Mais je vous prie, mes frères, de considérer quelle est la malignité de cet homme, qui vient devant tout un peuple accuser les apôtres de faiblesse et d’impuissance : « Je l’ai présenté », dit-il, « à vos disciples, et ils ne l’ont pu guérir » Mais Jésus-Christ, pour excuser ses apôtres, attribue à cet homme la plus grande part de la faute et dit : « O race incrédule et dépravée, jusques à quand serai-je avec vous ? jusques à quand vous souffrirai-je «(16)» ? Il n’adresse pas seulement ces paroles à cet homme qui le priait, mais généralement à tous les Juifs. Car il est vraisemblable que plusieurs d’entre eux furent scandalisés de l’impuissance des apôtres, et qu’ils les méprisèrent en eux-mêmes. Lorsqu’il dit : « Jusqu’à quand serai-je avec vous » ? il fait voir le grand désir qu’il avait de mourir, et avec quelle ardeur il souhaitait de retourner à son Père. Il montre assez que ce qui lui était pénible en ce monde, c’était, non de souffrir la croix, mais de demeurer avec ces Juifs incrédules. Il ne termine pas là son discours, il ajoute encore : « Amenez-le-moi ici ». Il lui demande combien il y avait de temps que ce possédé souffrait de ce mal ; afin d’excuser en quelque sorte ses disciples, et de faire aussi concevoir à ce père quelque espérance de la guérison de son fils, en lui persuadant qu’il lui était facile de le délivrer de cet état. Il souffre néanmoins sur l’heure que le démon le tourmente et qu’il le déchire. Ce qu’il permit, non par un vain désir de gloire, en faisant voir son autorité par le reproche qu’il fit au démon devant tout le peuple ; mais pour consoler le père, afin, qu’en voyant le démon trembler à sa seule parole, il fût plus disposé à croire le miracle qu’il allait voir. Cet homme, ayant donc répondu que son fils souffrait ce tourment depuis son enfance, et ayant ajouté aussitôt : « Mais si vous pouvez « quelque chose, aidez-nous et ayez pitié de « notre état », Jésus-Christ lui répond sur l’heure : « tout est possible à ceux qui « croient », faisant encore retomber sur son peu de foi le délai de la guérison de son fils. Quand le lépreux dit à Jésus-Christ : « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir » (Mat 8,3) ; et qu’il rendait par ces paroles témoignage à sa souveraine puissance, Jésus-Christ loua ce qu’il avait dit, et le confirma même en disant : « Je le veux, soyez guéri ». Mais parce que cet homme, en disant : « Si vous pouvez, aidez-nous », parlait d’une manière indigne de la toute-puissance du Sauveur, il lui en fait un reproche : « Tout est possible », dit-il, « à celui qui croit », comme s’il lui disait : Ma force est si infinie, qu’elle peut même communiquer aux autres la puissance de faire des miracles. Si vous croyez donc comme il faut, vous pourrez guérir sans peine, non seulement votre fils, mais même les autres ; et aussitôt après cette parole, il chasse, le démon. Mais il faut admirer la providence et la bonté de Dieu sur ce possédé, non seulement en ce qu’il le délivra enfin du démon ; mais encore plus, en ce qu’il le conserva durant une si longue possession. Car, sans une protection toute particulière, il n’est pas douteux qu’il serait mort longtemps auparavant. Le démon, qui le jetait tantôt dans le feu et tantôt dans l’eau, l’eût tué sans doute, si Dieu n’eût donné un frein à sa fureur, et s’il n’eût mis des bornes â la violence de sa rage. C’est ce qui fût aussi arrivé à ces démoniaques, qui couraient nus dans les, déserts, qui se frappaient eux-mêmes, et qui se déchiraient avec des pierres. Que si l’Évangile appelle ce possédé « lunatique », il ne s’en faut pas étonner, puisque c’est le nom que son propre père lui donnait. Vous direz peut-être que l’Évangile use encore aussitôt de ce terme, puisqu’il est dit ensuite que Jésus-Christ guérit « plusieurs lunatiques » ? Il ne parle en cela que selon l’usage commun. Car le démon, par sa malice, voulant décrier cet astre, tourmentait plus ou moins les possédés, selon le cours et le décours de la lune ; non pas, certes, que la lune exerçât aucune action sur eux ; mais, encore une fois, c’était un effet de la malice du démon, qui voulait faire attribuer à la lune ce qu’il faisait lui-même. Il a réussi à faire admettre cette opinion fausse par beaucoup d’esprits, et, de là, est venu le mot de « lunatique », appliqué à certains démoniaques. « Les disciples vinrent après trouver Jésus en particulier, et lui dirent : Pourquoi nous autres ne l’avons-nous pu chasser (19) » ? Il me semble qu’ils craignaient d’avoir déjà perdu la grâce des miracles que Jésus-Christ leur avait donnée, et la puissance qu’ils avaient reçue sur les esprits impurs. C’est pour cela qu’ils viennent interroger Jésus-Christ « en particulier ». Ce n’était point par un mouvement de honte qu’ils affectaient ce « secret ». S’ils eussent cru n’avoir plus cette puissance, il leur eût été inutile de craindre que le peuple le sût de la bouche du Sauveur, lorsque les faits l’eussent dit assez d’eux-mêmes, mais ils interrogent Jésus-Christ « en particulier », parce qu’ils avaient à lui parler d’une chose grande et secrète. Que leur répond donc le Fils de Dieu ? « Jésus leur répondit : C’est à cause de votre incrédulité. Car je vous dis en vérité : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transportez-vous d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous-serait impossible (20) ». Si vous demandez ici quand on a vu les apôtres faire ce que dit ici Jésus-Christ, et transporter les montagnes d’un lieu en un autre, je vous répondrai qu’ils ont fait bien davantage en ressuscitant une infinité de morts. Car c’est l’effet d’une bien plus grande puissance de rappeler une âme dans un corps mort, que de transporter une montagne. On dit qu’on a vu dans la suite quelques saints bien moins considérables que les apôtres faire ces sortes de miracles, et transporter les montagnes selon les besoins. Que s’il ne s’est point trouvé d’occasion semblable du temps des apôtres, il serait injuste de les en blâmer. Et il faut remarquer que Jésus-Christ ne leur dit pas en général : vous transporterez les montagnes, mais vous pourriez les transporter. S’ils ne l’ont pas tait, ce n’est point par impuissance et par faiblesse, puisqu’ils ont fait d’autres choses incomparablement plus grandes ; c’est seulement parce que l’occasion ne s’en est pas présentée, et qu’ils n’ont pas jugé cela nécessaire. Peut-être même qu’ils ont fait cette sorte de miracle, et que l’on n’en a rien marqué. Car on n’a pas écrit toutes les merveilles que les apôtres ont faites. Mais nous pouvons dire encore qu’une des raisons pour lesquelles les disciples ne purent guérir ce possédé, c’est qu’en ce moment ils étaient dans un état d’imperfection et de faiblesse. Car ils n’avaient pas toujours une foi égale et ils n’étaient pas toujours dans la même disposition. Nous avons vu que saint Pierre est appelé par Jésus-Christ même, tantôt « heureux » et tantôt « Satan », et que le Sauveur les reprend tous en général, de ce qu’ils ne comprenaient pas le mystère du « levain ». Il est donc assez vraisemblable que les apôtres étaient alors dans cette disposition de faiblesse, qui leur était assez ordinaire avant la croix du Sauveur. La « foi » dont Jésus-Christ parle ici, est la foi des miracles, et il la compare à un grain de sénevé, pour montrer sa vigueur et sa grande force. Car encore que cette graine paraisse la plus petite de toutes, elle surpasse néanmoins toutes les autres par sa vertu et par sa puissance. Et Jésus-Christ, pour montrer qu’un peu d’une véritable foi produisait des effets prodigieux, la compare à cette graine. Mais le Fils de Dieu ne s’arrête pas encore là, et après avoir fait voir que la foi pouvait agir sur les montagnes même, il dit : « Enfin rien ne vous sera impossible ». 4. Je vous prie, mes frères, d’admirer ici deux choses ; la vertu des apôtres, et la force du Saint-Esprit. La vertu des apôtres parait en ce qu’ils ne rougissent point d’avouer leur impuissance ; et la force du Saint-Esprit se fait voir en ce que trouvant des âmes qui selon Jésus-Christ n’avaient pas même un grain de foi, il les a néanmoins élevées peu à peu jusqu’à une telle perfection qu’il a répandu la foi en elles comme une source très-abondante. « Cette sorte de démons ne se chasse que par « la prière et par le jeûne (21) ». Jésus-Christ comprend dans ce mot « de démons » non seulement tous les lunatiques, mais en général toutes sortes de possédés. Il commence peu à peu à former ses disciples, et à les porter au jeûne. Car il ne faut point objecter ici ce qui arrive quelquefois, quoique rarement, qu’on a vu des personnes chasser des démons sans le jeûne ; Si cela est arrivé à un ou à deux, il n’en faut pas faire une loi : mais on peut dire en général que si l’on peut quelquefois sans le jeûne guérir ceux qui sont possédés, il est entièrement, impossible que celui qui est possédé, et qui vit dans le plaisir et dans les dé lices, soit jamais délivré du démon qui le possède. Car le jeûne est le remède le plus efficace et le plus nécessaire à cette sorte de maladie. Vous me direz peut-être, mes frères : S’il faut avoir la foi pour guérir ces sortes de démons, pourquoi ne suffit-elle pas elle seule ? pourquoi y faut-il joindre le jeûne ? Je vous réponds que c’est parce que le jeûne joint à la foi redouble encore le mérite de celle-ci. Car le jeûne a une force toute particulière. Il fait que nous excellons dans toutes les autres vertus. Il change les hommes en anges et les rend capables de combattre dans une chair fragile, contre les esprits de malice et contre les princes des ténèbres. Mais il ne faut pas que nous nous contentions de jeûner, il faut encore que la prière accompagne notre jeûne, et qu’elle tienne même le premier rang. Les biens que produisent en nous ces deux vertus, lorsqu’elles sont jointes ensemble sont tout à fait admirables. Celui qui prie et qui jeûne comme nous disons, n’a plus besoin de tous les faux biens dola terre, et celui qui n’a plus besoin de ces biens en est d’ordinaire fort détaché, et est toujours prêt à faire l’aumône. Celui qui jeûne a l’esprit fervent, toujours élevé au ciel. Il prie avec application. Il éteint en lui les mauvais désirs. Il fléchit Dieu et apaise sa colère. Il humilie son âme et réprime son orgueil. C’est pourquoi les apôtres jeûnèrent presque toute leur vie. Celui qui joint la prière au jeûne, se fait comme deux ailes pour aller à Dieu, qui sont plus légères et plus vites que les vents. Il ne prie point avec tiédeur ; il ne baille point, il ne s’étend point, il ne sommeille point en priant. Il est plus ardent que le feu ; il s’élève au-dessus de toute la terre. Ce sont ces âmes, mes frères, qui sont terribles au démon, et qu’il craint comme ses ennemis qui lui font la plus rude guerre. Car en effet, il n’y a rien de si puissant que le juste qui prie bien. Si une femme, au rapport de l’Évangile, eut le pouvoir de fléchir un juge brutal qui ne craignait ni Dieu ni les hommes combien plus fléchirons-nous Dieu, lorsque nous le prierons sans cesse, et que nous accompagnerons cette prière continuelle du jeûne et de l’abstinence de toutes les voluptés ? Que si vous dites que vous êtes d’un complexion trop faible pour souffrir la sévérité du jeûne, serez-vous trop faible au moins pour prier et pour renoncer à tous les plaisirs ? Si vous ne pouvez jeûner, vous pouvez vous abstenir des plaisirs. Et cette seconde abstinence est une vertu que je ne distingue guère du jeûne. Elle suffit pour réprimer la violence du démon, qui n’aime rien tant que l’intempérance et la bonne chère, parce qu’elle est la source, et comme la mère des autres vices. C’est par elle qu’autrefois il jeta les Juifs dans l’idolâtrie, et qu’il embrasa les Sodomites d’une passion détestable : « L’iniquité des Sodomites », dit l’Écriture, « est venue de l’intempérance ; ils ont été ce qu’ils étaient, parce qu’ils se sont trop remplis de viandes ». (Eze 16,47) C’est par elle enfin qu’il a perdu une infinité d’âmes et qu’il les a livrées aux flammes éternelles. Car quel mal ne fait point l’intempérance, puisqu’elle change l’homme en pourceau, et le rend même plus impur aux yeux de Dieu ? Le pourceau se contente de se plonger dans la fange, et de se nourrir dans les ordures les plus infâmes ; mais l’intempérant va plus loin. Il se fait à lui-même d’autres plaisirs abominables ; et il se remplit l’esprit d’objets criminels dont il se repaît. J’ose dire même qu’il n’y a point de différence entre un intempérant et un démoniaque. Ils sont tous deux également furieux, tous deux emportés, sans retenue et sans pudeur, par une même violence. La différence que j’y trouve, c’est qu’on plaint le démoniaque, au lieu qu’on n’a que de l’horreur du voluptueux. On le hait et on le déteste, parce qu’il se jette volontairement lui-même dans cet état misérable ; parce qu’il se plait dans son malheur, et qu’il trouve ses délices à faire de sa bouche, de ses yeux, de ses narines, et de tous ses sens, des amas de saletés que l’on ne saurait souffrir. Que si l’on passe plus avant pour considérer l’état de son âme, on la verra si défigurée, si languissante, et saisie d’un froid si mortel, qu’elle n’est presque plus capable d’animer le corps. Je rougis de m’étendre davantage sur les maux que l’intempérance cause dans les hommes et dans les femmes. Je laisse cela à la conscience de ceux qui le savent mieux que moi. Quoi de plus hideux qu’une femme qui s’enivre jusqu’à ne pouvoir marcher qu’en chancelant ? Plus le vaisseau est frêle, plus terrible aussi est le naufrage. Je ne distingue pas ici la femme libre de l’esclave. La femme libre, la maîtresse de maison, se déshonore elle-même devant ses propres domestiques, par ce vice si infâme, et l’esclave qui y est sujette devient encore plus méprisable devant ses autres compagnes. Elles sont cause par leurs excès que les gens peu sages blasphèment contre Dieu, et qu’ils l’accusent de ses dons. Car j’ai souvent entendu des gens qui, voyant ces excès de vin, et l’effet funeste qu’ils avaient produit, disaient hautement : Plût à Dieu qu’il n’y eût jamais eu de vin dans le monde. Qui peut souffrir cet aveuglement ? Qui peut ne point condamner cette extravagance ? L’homme pèche, et vous rejetez sa faute sur les dons de Dieu. Est-ce le vin qui a causé ces dérèglements, ou l’intempérance de relui qui en abuse ? Que ne dites-vous plutôt : Plût à Dieu que jamais on n’eût abusé du vin ! Plût à Dieu qu’on ne vît jamais d’intempérants dans le monde ? Si vous continuez de rejeter cette faute sur le vin, et de souhaiter qu’il n’y en ait jamais eu dans le monde, vous pourrez désirer de même qu’il n’y ait jamais eu de fer sur la terre, parce qu’on en abuse pour tuer les hommes. Vous souhaiterez qu’il n’y ait jamais de nuit, afin qu’il n’y ait plus de voleurs ; vous désirerez qu’il n’y ait jamais de jour, afin que les médisants ne puissent rien voir. Et vous pourrez dire comme du vin : Plût à Dieu qu’il n’y eût point de femmes dans le monde ; afin qu’il n’y eût point d’adultère ! N’irait-on pas ainsi jusqu’à détruire toutes les créatures de Dieu, parce qu’on en peut abuser et s’en servir contre le dessein de Dieu qui nous les a données ? 5. Quittez donc ces pensées dont le diable seul est l’auteur. Ne condamnez point le vin, mais l’abus que l’on fait du vin. Quand cette personne qui vous fait horreur sera sortie de son ivresse, représentez-lui avec force l’état infâme d’où elle sort. Dites-lui que le vin nous est donné de Dieu pour renouveler notre vigueur et non pour nous rendre l’opprobre du monde et l’horreur de tous les hommes. Que Dieu nous a fait ce don pour guérir nos maladies, et non pour nous les attirer, pour soutenir la faiblesse de nos corps, et non pour affaiblir nos âmes. Dieu vous a honoré de ce don, pourquoi vous déshonorez-vous par l’abus que vous en faites ? Ne savez-vous pas que saint Paul dit à Timothée : « Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies ». (1Ti 5,23) Si un si saint homme accablé de maladies, et qui passait toute sa vie dans une suite d’infirmités continuelles, n’use point de vin avant que son maître le lui conseille, quelle excuse nous peut-il rester d’en prendre avec tant d’excès lorsque notre santé est excellente ? Saint Paul disait à Timothée : « Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies », et il dirait à ces personnes intempérantes : Usez de peu de vin à cause de ces crimes honteux où vous tombez, et de ces adultères que produisent vos débauches. Que si cette considération n’est pas assez puissante tour vous rendre tempérants, devenez sobres au moins par la considération des maux qui naissent de ces excès. Dieu n’a pas donné le vin à l’homme pour l’affliger, et pour lui causer du chagrin par le dérangement de la santé qui suit d’ordinaire les débauches. Il le lui a donné au contraire pour le remplir de joie. « Le vin », dit le Prophète, « réjouit le cœur de l’homme ». (Psa 104,29) Cependant vous lui ôtez cet effet, et vous lui en donnez un autre tout opposé. Car quelle joie peut avoir celui qui est toujours hors de lui-même, qui ressent mille douleurs, qui vit dans une agitation continuelle, qui est dans un aveuglement profond, et qui sent toujours comme les transports d’une fièvre violente. Je ne parle pas ici de tous, mais je parle à tous. Je sais que tous ne sont pas sujets aux excès du vin. Dieu nous garde de ce malheur, mais je vois avec douleur que ceux qui sont sobres, n’ont pas assez de soin de corriger les intempérants. C’est pourquoi je m’adresse plutôt à vous qui avez horreur de ces excès, et j’imite les médecins qui ne s’arrêtent point à parler aux malades, et qui prescrivent leurs ordonnances seulement aux personnes qui les environnent. C’est donc à vous autres qui êtes sobres que je parle maintenant. Je vous conjure en premier lieu, de ne vous laisser jamais tomber dans une passion si brutale, et je vous exhorte ensuite à travailler pour en retirer les autres, et pour les empêcher de se réduire dans un état pire que l’état des bêtes. Car les bêtes se contentent de ce qui leur suffit pour vivre ; elles ne désirent rien de plus. Mais les personnes intempérantes sont plus brutales, et passent au-delà des bornes de la nature. Je rougis de dire que les chiens et que les ânes sont préférables aux personnes dont nous parlons. Ces animaux se contentent de manger et de boire autant qu’ils en ont besoin. Ils ont des bornes qu’ils ne passent point, quelque violence qu’on leur puisse faire. N’Êtes-vous donc pas pire que ces animaux ? Je vous en prends pour juge vous-même. Car toutes les personnes raisonnables n’en doutent pas. N’est-il pas visible que vous vous ravalez plus bas que ces bêtes, et que vous vous conduisez plus brutalement ? Vous évitez de forcer ces animaux à passer les bornes de la nécessité dans la nourriture qu’ils prennent, et vous craindriez que ce superflu ne leur fît tort : cependant vous n’avez pas le même soin de vous-même. Tant il est vrai que vous vous regardez comme étant au-dessous de ces bêtes, et que vous devenez plus brutal qu’elles, en ne craignant point les maladies où votre intempérance vous jette. Car ce n’est pas au moment que vous êtes dans ces débauches, que vous en ressentez les fâcheuses suites. Elles ne se font sentir que longtemps après. Et comme lorsque, la fièvre est passée, il en reste des humeurs malignes qui perdent le corps si on ne les purge ; de même lorsque vos excès sont passés, il en reste un feu dans le corps qui le perd, et qui perd en même temps l’âme. Le corps en devient languissant. Il est sans vigueur, et tout brisé comme un vaisseau battu de la tempête. L’âme en est encore plus misérable. Elle sent en elle-même un feu qui la dévore, et qu’elle ne peut supporter. Lorsqu’elle paraît revenir à elle-même, et sortir de cet assoupissement brutal, c’est alors qu’elle paraît plus transportée et plus agitée de fureur ; elle ne respire que le vin qui vient de la perdre, et elle ne souhaite que de se replonger dans ses excès, où sa raison vient d’être ensevelie. Lorsqu’une tempête cesse, les pertes qu’elle avait causées ne cessent pas avec elle. Ce qu’on a jeté dans la mer y demeure et ne se peut plus réparer. Il en est ainsi des intempérants. Il faut nécessairement que leurs excès leur fassent perdre pour jamais toutes leurs vertus. S’ils avaient auparavant quelque modestie, quelque pudeur, quelque sagesse, quelque patience, ou quelqu’humilité, ils sont obligés d’abandonner toutes ces vertus si rares, comme on jette dans la mer durant la tempête ce que l’on a de pins précieux. Mais le vaisseau qui s’est ainsi déchargé, n’en est que plus léger pour achever son voyage, au lieu que l’âme qui perd toutes ses vertus en devient beaucoup plus pesante. Elle n’a plus cet or précieux, et ces diamants sans prix dont elle était si heureusement chargée. Elle est misérablement appesantie par un sable qui l’accable, et par une eau bourbeuse et infecte, qui perd tout ensemble le vaisseau et le pilote qui le conduit. Pour éviter ce malheur, mes frères, fuyons avec horreur l’intempérance, de la bouche. Souvenons-nous toujours que jamais les ivrognes n’entreront dans le royaume des cieux : « Ne vous trompez pas », dit saint Paul, « les ivrognes et les médisants ne seront point les héritiers du royaume des cieux ». Que dis-je du royaume des cieux ? Ils ne jouissent plus même avec plaisir de ce qu’ils ont sur la terre. Leurs excès leur en ôtent le sentiment. Ils leur changent les jours en nuits, et la lumière en ténèbres. Ils ont les yeux ouverts, et ils ne voient pas. Ils souffrent des maux sans nombre. Ils tombent dans des tristesses et dans des ennuis déraisonnables. Ils deviennent comme insensés, et ressentent des faiblesses ridicules qui les rendent la fable du monde, sans qu’on puisse plaindre leur état, ou excuser des personnes qui se précipitent d’elles-mêmes dans de si grands maux. Fuyons donc, mes frères, ces excès infâmes, fuyons une maladie si dangereuse, afin que nous jouissions, et dans ce monde et dans l’autre, des biens que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.