Matthew 20
HOMÉLIE LXIV.
« APRÈS CELA PIERRE LUI DIT : POUR NOUS AUTRES, VOUS VOYEZ, SEIGNEUR, QUE NOUS AVONS TOUT QUITTÉ, ET QUE NOUS VOUS AVONS SUIVI, QUELLE RÉCOMPENSE DONC EN RECEVRONS-NOUS » ? (CHAP. 19,27, JUSQU’AU VERSET 17 DU CHAP. XX)
ANALYSE.
- 1. La récompense que Jésus-Christ promet à ceux qui auront tout quitté pour le suivre est offerte aux pauvres aussi bien qu’aux riches.
- 2. Les apôtres qui quittèrent tout pour Jésus-Christ en furent récompensés dès cette vie, puisqu’ils ont été en vénération à toute la terre.
- 3. Explication de la parabole des ouvriers de la onzième, heure.
- 4 et 5. Que le Fils de Dieu exhorte plus fréquemment à la pureté des mœurs qu’à la pureté de la foi. – Qu’il suffit de manquer d’une seule vertu pour se perdre. – Que les, chrétiens devraient rougir de donner moins aux pauvres que les pharisiens et les juifs. – Qu’il faut imiter les bons, ne point jeter les yeux sur ceux qui ne le sont pas, et ne juger de personne.
1. Pardonnez-moi, bienheureux apôtre, si j’ose vous demander quelles sont ces choses que vous dites avoir quittées ? Est-ce une barque, est-ce un filet, est-ce le reste de ce qui est nécessaire à l’art de pêcher, est-ce le métier même de pêcheur ? Oui, répond ce saint apôtre. C’est ce que je dis que j’ai quitté, non pour en tirer quelque gloire, mais pour introduire et pour amener à Jésus-Christ cette troupe de pauvres, qui voudront bien tout quitter pour le suivre. Comme Jésus-Christ venait de titre à un homme riche : « Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel », afin que tes pauvres ne puissent dire : Que, ferai-je donc ? moi qui n’ai rien, ne pourrai-je être parfait ? Saint Pierre fait cette demande au Sauveur, afin que vous, qui êtes pauvre, appreniez de la réponse du Fils de Dieu même que votre pauvreté ne vous empêchera point d’être parfait. Saint Pierre fait cette demande à Jésus-Christ, afin que si cet apôtre n’eût pas eu assez d’autorité pour lever tous vos doutes par lui-même, comme étant encore imparfait, et n’ayant pas reçu le Saint-Esprit, le Maître même de Pierre, vous les lève et vous rassure par sa réponse. Ce saint apôtre fait ici ce que nous faisons souvent, lorsque nous nous mettons en peine des autres, et que nous parlons pour leurs intérêts. Il porte à Jésus-Christ comme les humbles remontrances de toute la terre. Car il est assez visible, par ce que nous avons déjà vu, qu’il ne pouvait pas être en peine pour lui personnellement ; et que celui qui avait reçu les clés du ciel, devait se promettre ensuite de jouir de tous les biens que l’on y possède. Et remarquez, mes frères, que cet apôtre marque précisément ici les deux choses que Jésus-Christ venait de demander à ce jeune homme riche ; l’une de donner tout aux pauvres, et l’autre de suivre Jésus-Christ : « Nous avons », dit-il, « quitté tout, et nous vous avons suivi ». Ils ont tout quitté afin de le suivre. Car il est bien plus aisé de suivre Dieu, après qu’on a tout quitté pour lui ; et ce renoncement a tout rempli l’âme de confiance et de joie. Que répond donc le Fils de Dieu à saint Pierre ? « Je vous dis en vérité, que pour vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la renaissance générale, le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël (28) ». Quoi, mes frères, Judas sera-t-il assis sur l’un de ces douze trônes ? Qui pourrait avoir cette pensée ? Comment donc s’accomplira cette parole du Fils de Dieu ? Jérémie nous représente un arrêt de Dieu qu’il donne lui-même aux Juifs, qui peut éclaircir œ doute « Je parlerai », dit Dieu par ce prophète, « sur une nation et sur un royaume, afin de le perdre et de le ruiner. Si cette nation se convertit et se retire du mal, je me repentirai aussi des maux que j’avais résolu de lui faire. Je parlerai de même sur une nation et sur un royaume pour le rétablir et le réédifier ; et s’ils font le mal en ma présence, et qu’ils n’écoutent point ma voix, je me repentirai du bien que j’avais promis de leur faire ». (Jer 18,9) Comme s’il disait : Je change également mes ordres, soit pour le bien, soit pour le mal. Quand j’aurais promis à un peuple de le rétablir, s’il se rendait indigne de ma promesse, je ne l’accomplirais pas. Cette conduite de Dieu a paru encore dans le premier homme. Dieu lui dit : « Votre crainte et votre terreur sera sur toutes les bêtes de la terre ». (Gen 3,2) Et cela néanmoins ne s’est point exécuté parce qu’il se rendit 1ui-même indigne de cette souveraineté que Dieu lui avait donnée suries animaux. Et c’est ce qui est arrivé à Judas. Considérez en ceci mes frères, la sagesse de Dieu. Il veut empêcher d’un côté que la sévérité de ses menaces ne désespère les hommes s’ils croyaient qu’il leur serait impossible de les éviter. Il veut empêcher de l’autre que la grandeur de ses promesses ne les jette dans le relâchement, en leur persuadant qu’ils n’ont plus rien à craindre après que Dieu s’est ainsi déclaré en leur faveur. Il les désabuse par son prophète de cette double erreur. Si je vous menace, leur dit-il, n’entrez point dans le désespoir ; puisque vous pouvez comme les Ninivites me faire révoquer mon arrêt par votre conversion et votre pénitence. Que si, au contraire, je vous fais de grandes promesses, ne vous en rendez pas indignes par votre lâcheté et votre négligence ; puisque si vos dérèglements m’obligent de les rétracter, non seulement elles vous deviendront inutiles, mais elles vous rendront même plus punissables. Je rie fais mes promesses qu’à ceux qui en sont dignes, et qui persévèrent dans le service qu’ils me rendent. C’est pourquoi, lorsqu’il parle à ses apôtres, il ne leur dit pas seulement : Vous serez assis sur des trônes : mais il ajoute : « vous qui m’avez suivi », afin de rejeter Judas de leur nombre, et de leur associer au contraire tous ceux qui dans la suite de l’Église quitteraient tout pour le suivre. Car Jésus-Christ ne dit pas ceci seulement pour ses apôtres, ou pour Judas qui s’est rendu indigne de ce bonheur. Il avait en vue toute son Église. Il promet à ses apôtres les biens à venir, quand il leur dit qu’ils seraient assis sur douze trônes. Parce qu’ils étaient déjà élevés au-dessus de toute la terre, et qu’ils ne cherchaient plus rien de tous les biens d’ici-bas. Mais il promet aux autres les biens même d’ici-bas, lorsqu’il ajoute : « Et quiconque abandonnera pour moi sa maison ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant et aura pour héritage la vie éternelle (39) ». Il semble que Jésus-Christ appréhende que ce qu’il vient de dire à ses apôtres : « vous serez assis » et le reste, ne donne lieu aux hommes de croire qu’il réservait cette récompense seulement pour ses disciples, et que les autres n’y auraient aucune part. C’est pourquoi il adresse ici son discours généralement à tous les hommes ; et il veut les assurer de l’avenir par l’expérience du présent. Quand ses disciples étaient encore faibles, il ne leur promettait que des choses basses. Quand il les retire de la pêche, et qu’il les fait renoncer à leurs filets, il ne leur promet ni le ciel, ni un trône comme ici ; mais il leur dit seulement « qu’ils deviendraient pêcheurs d’hommes (Mat 4,19) » ; mais lorsqu’ils sont plus avancés, il leur propose les récompenses du ciel. 2. Cette parole : « Vous serez assis ; et vous jugerez les douze tribus d’Israël », ne veut dire autre chose sinon qu’ils les condamneraient. Car nous ne devons pas croire que les apôtres seront assis alors effectivement dans des trônes pour être les juges des Juifs. Jésus-Christ leur dit qu’ils condamneraient les Juifs, comme il dit ailleurs, que la reine de Saba et que les Ninivites le condamneraient. C’est de cette manière que le Fils de Dieu dit ici que ses apôtres condamneraient non tous les hommes de la terre, mais n les tribus d’Israël ». Comme les Juifs et les apôtres avaient été également élevés dans les mêmes lois, dans les mêmes coutumes et dans les mêmes cérémonies, lorsque les Juifs prétendront s’excuser par la loi de ce qu’ils n’auraient pas cru en Jésus-Christ ; comme si Moïse leur eût défendu de l’écouter, le Fils de Dieu les condamnera aussitôt en leur opposant ses apôtres, qui, étant Juifs comme eux, ont bien su allier la loi avec la foi de l’Évangile, et respecter l’une sans offenser l’autre. C’est pourquoi il dit d’eux en un autre endroit, « qu’ils seraient les juges des Juifs ». Vous, me demanderez peut-être en quoi donc consiste l’avantage des apôtres ; s’il ne leur promet que ce qu’il a dit des Ninivites et de la reine de Saba ? Je vous réponds que Jésus-Christ leur a promis et leur promettra encore dans la suite beaucoup d’autres choses, et qu’ils ont encore d’autres avantages que celui-ci. Mais l’on peut dire même que le terme dont il se sert en parlant de ses apôtres, marque quelque chose qui leur est particulier. Il dit simplement en parlant du peuple de Ninive : « Les Ninivites s’élèveront et condamneront ce peuple », et il dit la même chose de la reine de Saba. Mais il dit plus lorsqu’il parle de ses apôtres : « Quand le Fils de l’homme », leur dit-il, « sera assis sur le trône de sa gloire, alors vous serez aussi assis sur douze trônes ». Ce mot de « trône » marque qu’ils régneront avec lui, et qu’ils participeront à sa gloire ; ce qui a rapport à ce que dit saint Paul : « Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui (2Ti 2,12) ». Car le terme de trône ici employé pour désigner la récompense des apôtres, aie veut pas dire qu’ils siégeront comme juges. Lui seul sera assis comme seul juge ; et ces trônes qu’il promet à ses disciples, marquent seulement la grande gloire dont ils seront comblés alors. C’est donc là la récompense qu’il promet à ses disciples. Pour les autres, il leur promet « la vie éternelle dans l’autre monde, et le « centuple dans celui-ci ». Et s’il fait cette promesse au commun de ses, disciples, il la fait encore plus à ses apôtres : et il l’a même vérifiée en leur personne. Car n’ayant quitté que des filets, ils sont devenus maîtres de tous les biens des fidèles. On a mis à leurs pieds le prix des maisons et des terres qu’on avait vendues ; et les serviteurs de Jésus-Christ ont été prêts à donner pour eux leur propre vie, selon que saint Paul le dit des Galates : « Si vous eussiez pu », leur dit-il, « vous m’auriez donné vos propres yeux ». (Gal 4,15) Quand Jésus-Christ dit ici : « Quiconque quittera sa femme », il ne nous commande pas de rompre les mariages. Il faut entendre ces paroles dans le même sens que ces autres : « Celui qui perdra son âme pour moi, la trouvera ». Ce qu’il ne dit pas pour nous porter à nous tuer nous-mêmes, et à arracher avec violence notre âme de notre corps : mais pour nous avertir de préférer toujours la piété à tout le reste. C’est l’avis qu’il donne ici aux hommes à l’égard de leurs femmes, et de leurs frères, et de tous leurs proches. Il me semble, que par ces paroles, il marque obscurément les persécutions qui devaient bientôt arriver dans son Église. Car, comme il devait y avoir beaucoup de pères qui précipiteraient leurs propres enfants dans le crime, et beaucoup de femmes qui y pousseraient leurs maris, Jésus-Christ veut que les fidèles cessent de regarder comme leurs femmes ou leurs pères, les personnes qui les pousseraient à l’impiété. C’est ce que saint Paul dit en d’autres termes : « Si l’infidèle se sépare, qu’il se sépare ». (1Co 8,45) Après avoir donc ainsi relevé le courage de ses apôtres, et leur avoir inspiré une sainte confiance, et pour eu-mêmes et pour le reste des hommes, il ajoute aussitôt : « Plusieurs de ceux qui auront été les premiers, seront les derniers ; et plusieurs de ceux qui auront été « les derniers, seront les premiers (30) ». Cette sentence, quoique générale et dite pour tout le monde, se peut particulièrement entendre des pharisiens qui persistèrent jusqu’à la fin dans leur incrédulité. Et ceci a rapport à ce qui est dit ailleurs : « Que plusieurs viendraient de l’Orient et de l’Occident pour être dans le bienheureux sein d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais que les enfants du royaume seraient jetés dehors ». (Mat 8,11) Jésus-Christ ajoute ensuite une parabole qui est d’une extrême consolation pour ceux qui ne se sont convertis que tard. « Le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sortit dès la pointe du jour afin de louer des ouvriers pour travailler à sa vigne. (Chap 20,1) Et étant demeuré d’accord avec les ouvriers qu’ils auraient un denier pour leur journée, il les envoya à sa vigne (2). Étant sorti sur la troisième heure du jour et en ayant vu d’autres qui se tenaient dans la place sans rien faire.(3), il leur dit : Allez-vous-en aussi vous autres dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (4). Et ils s’y en allèrent. Il sortit encore sur la sixième et sur la neuvième heure du jour et fit la même chose (5). Et étant sorti sur la onzième heure, il en trouva d’autres qui se tenaient là sans rien faire, auxquels il dit : Pourquoi demeurez-vous là tout le long du jour sans travailler (6) ? Parce que, lui dirent-ils, personne ne nous a loués ; et il leur dit : Allez-vous-en aussi dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (7). Le soir étant venu, le maître de la vigne dit à celui qui avait la charge de ses affaires : Appelez les ouvriers, et payez-leur leur journée en commençant depuis les premiers jusqu’aux derniers (8). Ceux donc qui n’avaient travaillé que depuis la onzième heure s’étant approchés, reçurent chacun un denier (9). Or, ceux qui avaient été loués les premiers venant à leur tour, croyaient qu’on leur donnerait davantage ; mais ils ne reçurent néanmoins que chacun un denier (10). Et après l’avoir reçu, ils murmuraient contre le père de famille (11), en disant : Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et vous leur avez donné autant qu’à nous qui avons porté le poids du jour et de la chaleur (12). Mais il répondit à l’un d’eux : Mon ami, je ne vous fais point de tort. N’Êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier (13) ? Emportez ce qui est à vous et allez-vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous (14). Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi ? ou faut-il que votre œil soit envieux et mauvais parce que je suis bon (15) ? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers ; parce qu’il y en a beaucoup d’appelés mais peu d’élus (16) ». 3. Quel est, mes frères, le but de cette parabole ? Car il semble que la conclusion que Jésus-Christ en tire soit contraire à ce qu’il a dit d’abord. Son commencement montre que tous ces ouvriers reçoivent la même récompense, et non pas pie les uns soient chassés et que les autres occupent leur place. Et cependant Jésus-Christ dit le contraire et avant et après cette parabole : Les premiers », dit-il, « seront les derniers, et les derniers seront les premiers », c’est-à-dire qu’ils seront devant ceux qui auparavant étaient les premiers, parce que ceux-ci n’auront pas gardé leur rang et qu’ils seront devenus les derniers de tous. Ce qu’il confirme encore par cette parole : « Parce qu’il y en a beaucoup d’appelés, mais peu ci d’élus ». Et c’est ce qui donne un double sujet à ces premiers de s’affliger de leur malheur, et un double sujet aux autres de se réjouir de leur état. Cependant le corps de la parabole ne témoigne point cela, puisqu’elle ne dit autre chose sinon que les derniers seront égalés à ceux qui avaient beaucoup travaillé : « Vous leur avez », disent-ils eux-mêmes, « donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur ». Il faut donc tâcher d’abord de comprendre quel est le but de cette parabole, et lorsque nous l’aurons bien compris, nous éclaircirons aisément tous les autres doutes. Jésus-Christ entend par cette « vigne » les commandements de Dieu : Le « temps » d’y travailler est toute la vie présente. Ces « ouvriers » qui sont appelés à ces différentes heures, marquent ceux qui sont appelés dans les différents âges de leur vie. Tout cela est clair ; mais la difficulté est de savoir comment ces premiers, qui avaient fait beaucoup, s’étaient rendus agréables à Dieu et avaient souffert, avec courage tout le travail du jour, deviennent enfin jaloux, et s’abandonnent à la passion criminelle de l’envie. Ils ne peuvent souffrir que ceux qui n’avaient travaillé qu’une heure avec eux reçoivent la même récompense. Ils s’en plaignent et disent en murmurant : « Vous leur avez donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur » Ils ont, tout ce qu’on leur a promis : ils ne perdent rien de leur récompense ; mais ils sont jaloux et ils s’affligent du bonheur des autres. Le père de famille ne peut souffrir cette envie, et voulant comme se justifier contre l’injustice de leurs plaintes, il fait voir en même temps l’excès de sa bonté et celui de leur malice : « Mon ami », dit-il, « je ne vous, fais point de tort. N’Êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier par jour ? Emportez ce qui est à vous, et allez vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux, ou faut-il que votre œil soit envieux parce que je suis bon » Que nous apprend Jésus-Christ par cette image qu’il nous représente ? Car on voit encore la même chose dans quelques autres paraboles, comme dans ce frère aîné de l’enfant prodigue, qui fut fâché de voir avec quels témoignages d’amitié son père avait reçu ce fils ingrat, pour qui il faisait ce qu’il n’avait jamais fait pour lui qui était demeuré fidèle. Comme dans la parabole des ouvriers de la vigne, les derniers sont préférés aux premiers, en ce qu’ils reçoivent avant eux leur récompense ; de même en celle-ci, le prodigue est préféré à son frère, en ce qu’il reçoit de son père plus que son aîné n’en avait reçu, comme, celui-ci le témoigne lui-même. Que dirons-nous donc ici, mes frères ? Croirons-nous que dans le royaume des cieux il y ait de ces envies et de ces murmures ? Dieu nous garde de cette pensée. L’envie n’entre point dans un lieu si pur. Si les saints qui sont encore sur la terre, bien loin d’avoir de la jalousie contre les pécheurs qui se convertissent, seraient prêts même à donner leur propre vie pour sauver leur âme, que devons-nous croire des saints du ciel ? Avec quelle joie verront-ils le bonheur des pécheurs, et ne considéreront-ils pas leur gloire comme la leur propre ? D’où vient donc que Jésus-Christ se sert de ces expressions si figurées ? Nous devons considérer que ce qu’il nous propose est une parabole, et que dans ces figures paraboliques nous pouvons ne nous mettre pas tant en peine d’expliquer chaque mot. Mais quand nous avons une fois bien compris la fin et le but de toute la parabole, nous devons nous en servir pour notre édification, sans faire tant d’efforts pour éclaircir tout le reste. Quel est donc le but de cette parabole ? Le dessein principal de Jésus-Christ est de s’en servir pour encourager les personnes qui se donnent tard à Dieu, et pour les empêcher de croire que la vieillesse la plus avancée puisse rien diminuer de leur récompense. S’il en fait voir en même temps d’autres qui murmurent d’un traitement si favorable à l’égard de ces personnes, ce n’est pas qu’en effet il y ait dans le royaume des cieux des envies et des murmures, Dieu nous garde de cette pensée. Il veut seulement-que nous concevions que la gloire dont ces derniers jouissent est si grande que si les autres n’étaient tout à fait incapables d’envie, elle pourrait leur en donner. Nous nous servons nous-mêmes tous les jours de ces sortes d’expressions. Nous disons à nos amis : Un tel m’a querellé de ce que je vous ai fait tant d’honneur ; non pas qu’on nous ait fait un reproche sérieux ou que nous en voulions faire nous-mêmes, mais nous parlons ainsi pour faire mieux comprendre à quelqu’un la manière favorable dont on l’a traité. Vous me demandez petit-être pourquoi on ne fait pas venir tous ces ouvriers en même temps dans, cette vigne ? Je réponds que le dessein de Dieu a été de les appeler tous en même temps. S’ils ne veulent pas venir lorsqu’on les appelle, cette différence vient de la volonté de ceux qui sont appelés. C’est pourquoi Dieu appelle les uns « de grand matin », les autres « à la troisième heure », les autres « à la sixième », les autres, « à la neuvième », et 1es autres enfin « à la onzième », lorsqu’il savait qu’ils se rendraient et qu’ils obéiraient à sa voix. C’est ce que marque clairement l’apôtre saint Paul : « Mais quand il a plu à Dieu, il m’a séparé dès le ventre de ma mère ». (Gal 1, 15) Quand est-ce que cela a plu à Dieu, sinon quand il a vu que l’apôtre lui obéirait ? Dieu eût voulu l’appeler à lui dès le commencement de sa vie, mais parce que Paul ne se fût pas rendu à sa voix, Dieu a pris le parti de ne l’appeler que lorsqu’il a vu qu’il lui obéirait. C’est ainsi que Dieu n’a appelé le bon larron qu’à la dernière heure ; quoiqu’il l’eût pu faire plus tôt s’il eût prévu que cet homme se fût rendu à sa voix. Car si saint Paul même n’eût pas obéi à Dieu s’il l’eût appelé plus tôt, combien ce larron l’aurait-il moins fait ? 4. Que si ces ouvriers disent : « C’est parce que personne ne nous a loués, il faut se souvenir de ce que je viens de dire ; c’est-à-dire, qu’il ne faut pas examiner trop scrupuleusement toutes les circonstances d’une parabole. Outre que ce n’est pas le père de famille qui dit cette parole, mais seulement les ouvriers : et si le père de famille ne les en reprend pas, c’est pour ne pas les troubler dans le dessein qu’il avait de les encourager à travailler dans sa vigne. Car il montre assez qu’il a fait tout ce qu’il a pu de son côté, afin que tous ses ouvriers vinssent dès la première heure du jour travailler pour lui en disant : « Qu’il était sorti ci dès le matin pour les louer ». Ainsi, cette parabole nous fait voir dans toute la suite que les hommes se donnent à Dieu en des âges très-différents ; les uns fort jeunes, les autres plus avancés en âge, et les derniers enfin dans la plus grande vieillesse. Et Dieu voulant arrêter l’orgueil de ceux qui auraient commencé à travailler de bonne heure, et les empêcher de mépriser ceux qui ne l’auraient fait que tard, promet la même récompense à des travaux si courts, que celle dont il récompensera les plus longs. Comme il venait d’exhorter les chrétiens aux choses les plus pénibles et les plus parfaites, à renoncer à tout leur bien, à le donner tout aux pauvres, et à fouler aux pieds toute la terre ; ce qui ne se peut faire que par une grande application de cœur, et d’esprit et par une grande violence ; pour les exciter davantage, et pour allumer en eux le feu de la charité, il leur montre que bien qu’un homme vienne le dernier de tous au service de Dieu, et seulement à la dernière heure, il peut néanmoins recevoir de lui la même récompense que ceux qui auront travaillé durant tout le jour li ne leur dit pas néanmoins ceci clairement, de peur que quelqu’un n’en abusât et n’en devînt plus lâche et plus négligeant. Il montre que sa pure miséricorde fera cet ouvrage ; que ce sera elle seule qui les soutiendra, et qui fera que leur récompense ne sera pas moins grande, quoique leurs travaux aient été si courts. C’est là le principal but de cette parabole. Que si Jésus-Christ dit ensuite : « Que les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers : que plusieurs seront appelés, mais qu’il y en « aura peu d’élus », il ne faut pas s’étonner de cela. Ce n’est point une conclusion qu’il tire du corps de cette parabole. Mais c’est comme s’il disait : Vous voyez ici une chose qui vous surprend dans l’égalité des derniers avec les autres ; vous en verrez une autre qui vous frappera bien davantage. Vous ne voyez point dans cette parabole que les premiers deviennent les derniers, puisque tous ces ouvriers reçoivent la même récompense ; mais vous verrez avec bien plus d’étonnement que les premiers deviendront les derniers de tous, et que les derniers au contraire seront les premiers. Il me semble que Jésus-Christ par ces dernières paroles, marque les Juifs et ceux d’entre les chrétiens qui, après avoir commencé avec ferveur, se sont relâchés dans la suite, et ont tourné la tête en arrière ; ou ceux qui, après s’être laissés aller d’abord à toutes sortes de dérèglements, se sont réveillés ensuite d’un profond sommeil, et sont entrés dans la voie de Dieu avec tant de ferveur, qu’ils ont devancé ceux qui y marchaient avec plus de zèle. Car nous avons vu souvent de ces changements heureux, soit de la part de ceux qui sont passés de l’erreur à la foi, soit de la part de ceux qui se sont convertis d’une vie mauvaise à une vie sainte. C’est ce qui m’oblige, mes frères, à vous conjurer de demeurer fermes dans la pureté de la foi, et dans l’intégrité des mœurs. Si notre vie ne répond à la sainteté de notre croyance, nous tomberons dans d’épouvantables supplices. Saint Paul nous a marqué que cette vérité terrible avait été figurée dès le commencement de la loi, lorsqu’il dit : « Que tous les Israélites ont bu un même breuvage spirituel, Qu’ils ont tous mangé d’une même nourriture spirituelle, et que néanmoins ils n’ont pas tous été sauvés, mais que plusieurs d’entre eux ont été tués dans le désert ». (1Co 10,3) Jésus-Christ nous dit aussi la même chose, lorsqu’il nous assure que quelques-uns de ceux « qui auront chassé les démons, et qui auront prophétisé (Mat 7,22) », ne laisseront pas d’être damnés. Toutes ces autres paraboles « des vierges folles et des vierges sages ; de ce filet qui est jeté dans la mer, d’où l’on rejette les mauvais poissons ; de ces épines qui étouffent la semence et de cet arbre qui ne ci produisait point de bon fruit », nous font voir qu’il faut avoir de la vertu et la témoigner au-dehors par ses bonnes œuvres. Le Fils de Dieu ne nous exhorte que rarement à la pureté des dogmes et de la foi. C’était une chose qui ne nous devait pas coûter beaucoup de peine. Mais il nous excite souvent à la pureté de la vie, et au règlement de nos mœurs, parce que cela demande un combat continuel et de grands travaux. Et il est très-remarquable qu’on ne se perd pas seulement pour n’avoir eu aucune vertu, mais même pour avoir manqué d’en avoir quelqu’une. Par exemple l’aumône n’est qu’une vertu particulière, elle est comme un membre du corps des vertus ; et néanmoins si nous négligeons de la pratiquer, cette négligence seule nous mène en enfer. Les vierges foliés n’ont été éternellement séparées de la couche nuptiale de l’époux, que pour avoir manqué à ce devoir. Le mauvais riche n’a été précipité dans ces flammes éternelles que pour n’avoir pas fait l’aumône. Et nous apprenons de la bouche du Fils de Dieu, que tous ceux qui ne lui auront pas donné à manger en la personne du pauvre, seront condamnés avec les démons. Ce n’est encore qu’une partie de la vertu de s’abstenir des médisances et des injures : et néanmoins si l’on n’est exact à les éviter, on ne doit point espérer de place dans le paradis : « Celui », dit Jésus-Christ, « qui dit à son frère vous êtes un fou, sera condamné à la géhenne du feu ». (Mat 5,22) La chasteté n’est aussi qu’une vertu particulière, et cependant sans cette vertu on ne verra jamais Dieu. Saint Paul le dit lui-même : « Recherchez la paix et la chasteté, parce que sans elle on ne « verra jamais Dieu » (Heb 12,14) L’humilité n’est aussi qu’une vertu particulière ; et néanmoins si nous ne l’avons, quand nous ferions d’ailleurs les actions les plus éclatantes, elles seraient toutes impures et souillées aux yeux de Dieu. C’est ce que nous voyons dans le pharisien de l’Évangile, qui faisait tant de bonnes œuvres et qui perdit tout, parce qu’il était orgueilleux. Mais je vais encore plus loin et je vous dis qu’il n’est pas même nécessaire, pour être puni éternellement, d’omettre quelqu’une des vertus que Jésus-Christ nous commande. C’est assez de ne la pratiquer que faiblement et négligemment et d’une manière indigne de Dieu : « Si votre justice », dit Jésus-Christ, « n’est plus abondante que celle des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». (Mat 5,20) C’est pourquoi quand vous donnerez l’aumône, si vous ne la donnez plus qu’eux, vous n’entrerez point dans ce royaume éternel. Vous me demandez combien ils donnaient. C’est ce que je voulais dire, afin que ceux qui ne donnent rien, soient excités à le faire à l’avenir, et que ceux qui donnaient déjà, n’en tirent point vanité, mais qu’ils pensent plutôt à donner encore davantage. Les pharisiens, mes frères, donnaient d’abord la dixième partie de tous leurs biens ; ils en donnaient encore la dixième deux autres fois ; et ainsi ce qu’ils offraient à Dieu montait presque jusqu’au tiers de tout leur bien. Ils donnaient de plus les prémices et les premiers-nés, et beaucoup d’autres choses que la loi marquait en partie pour le péché, et en partie pour les purifications ordinaires. Ils donnaient beaucoup d’autres choses, comme dans les jours de fête, dans les jubilés, dans la remise de ce qu’on leur devait ; dans l’affranchissement de leurs esclaves ; dans les prêts qu’ils faisaient sans en rien prendre. Si donc ces hommes qui donnaient le tiers et même la moitié de tout leur bien, puisque ces additions allaient bien à peu près jusque-là, si dis-je ces hommes en donnant tant de choses ne faisaient encore rien selon que Jésus-Christ nous en assure, que deviendrez-vous, vous autres, qui ne pensez pas même à donner aux pauvres le dixième de ce que vous avez ? N’est-ce pas avec raison qu’il est dit dans l’Évangile, « qu’il y en aura peu de sauvés » 5. Veillons donc sur nous, mes frères, et appliquons-nous sérieusement à la vertu. Si l’omission d’une seule vertu particulière nous est si dangereuse, et nous jette dans un tel malheur, quels supplices nous attirerons-nous si nous méprisons toutes les vertus, et si nous n’en avons aucune ? Qui peut espérer de se sauver, me direz-vous, s’il suffit pour se perdre d’omettre une seule des règles de l’Évangile ? Quel moyen d’éviter l’enfer ? C’est ce que je vous demande à vous-mêmes, et à quoi je vous prie de me répondre. Cependant, mes frères, si nous pensons bien à nous, il n’y a rien encore de désespéré ; il n’y a rien d’impossible, Nous pouvons nous sauver si nous avons recours à l’aumône comme à un remède salutaire pour guérir toutes nos blessures. L’huile ne donne pas tant de force au corps que l’aumône et la charité en donnent à l’âme. Elles la rendent invulnérable à tous les traits de nos ennemis, et invincible au démon même. Lorsqu’il la surprend et qu’il l’attaque, elle lui échappe Cette huile sainte fait qu’elle se glisse et se délivre d’entre ses mains cruelles comme un corps frotté d’huile s’écoule d’entre les mains de ceux qui le tiennent. Fortifions donc notre âme de cette huile sainte qui la guérit lorsqu’elle est blessée, et qui l’éclaire dans ses ténèbres. Pourquoi donc, me direz-vous, cet homme qui est si riche et qui a tant d’argent dans ses coffres, ne donne-t-il rien aux pauvres ? Que vous importe cela ? Si étant pauvre vous donniez plus que le riche, vous en serez d’autant plus louable. N’est-ce pas ce que saint Paul admira dans les Macédoniens (2Co 9,2), non pas qu’ils fissent l’aumône, mais qu’ils la fissent étant pauvres comme ils étaient ? N’arrêtez donc pas vos yeux sur ces riches qui sont avares ; jetez-les plutôt sur Jésus notre commun maître qui n’avait pas où reposer sa tête en ce monde. Pourquoi, me direz-vous encore, un tel n’imite-t-il pas cet exemple ? Et moi je vous dis : Qui vous a établi son juge ? Ne jugez point les autres et tâchez de vous rendre irrépréhensible vous-même. Ne savez-vous pas que vous vous attirez un plus grand supplice, si vous accusez les autres de ne point faire ce que vous ne faites pas vous-même, et si vous commettez la même faute que, vous condamnez en eux ? Si Jésus-Christ défend aux plus innocents de juger les autres, combien plus le défend-il aux pécheurs ? Ne jugeons donc plus nos frères, et ne jetons point les yeux sur ceux qui vivent négligemment. Regardons uniquement Jésus-Christ Notre-Seigneur, et que son exemple soit le modèle de nos actions. N’est-ce pas moi, nous dit-il, qui vous ai comblés de biens ? N’est-ce pas moi qui ai payé votre rançon, afin que vous eussiez toujours l’œil sur moi ? Est-ce un autre qui vous a fait toutes ces grâces ? Pourquoi donc détournez-vous vos yeux de votre maître, afin de les jeter sur un autre qui n’est que serviteur comme vous ? N’a-t-il pas dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » ? (Id 20,26) Et ailleurs : « Que celui qui veut être le premier de tous, soit le serviteur des autres » ? Que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir lui-même les autres » ? (Id 27) N’est-ce pas lui aussi qui, pour empêcher que le mauvais exemple et le relâchement des autres ne vous pût nuire, vous a dit : « Je vous ai donné l’exemple afin que vous fassiez comme vous avez-vu que j’ai fait moi-même » ? (Jn 13,15) Vous me direz peut-être que vous n’avez personne sur la terre qui vous puisse servir de modèle et vous donner bon exemple. C’est en cela même que vous serez plus digne de louange, si vous embrassez la vertu sans avoir personne qui vous y porte. Ce que je vous dis se peut faire et même aisément si nous voulons. Car quel exemple avaient eu Noé, Abraham, Melchisédech, Job, et tant d’autres qui leur ont été semblables ? S’il faut regarder les hommes, jetez les yeux sur ceux-ci que je vous nomme, et non sur ceux dont vous dites tous les jours, quand vous vous entretenez avec vos amis : Cet homme a tant de revenu en fonds de terre. Il a telle et telle maison : Cet autre bâtit tous les jours, il fait des palais magnifiques. Pourquoi jetez-vous ainsi les yeux sur les mondains ? Si vous voulez vous arrêter aux hommes, considérez ceux qui ont de la vertu, qui craignent Dieu, et qui vivent selon ses préceptes et non ceux qui l’offensent et le déshonorent. Si vous jetez les yeux sur ces amateurs du monde, vous n’apprendrez d’eux que le mal. Vous en deviendrez plus négligent, plus superbe, plus disposé à juger et à condamner les, autres. Que si vous vous proposez pour modèle ceux qui vivent saintement, vous apprenez d’eux à vous avancer toujours dans l’humilité, dans la vigilance, dans la componction et dans toutes les autres vertus. Souvenez-vous du malheur où le pharisien tomba autrefois. Au lieu de se proposer pour modèle ceux qui vivaient mieux que lui, il ne regarda que le publicain, et en s’élevant au-dessus de lui, il perdit le fruit de tous ses travaux. Souvenez-vous de cet exemple, et que cette pensée vous fasse trembler. Considérez au contraire que David est devenu si saint en s’excitant à la vertu par les grands exemples de ses pères : « Je suis étranger », dit-il, « sur la terre comme tous mes pères l’ont été ». (Psa 39,16) Ce saint prophète et tous ceux qui lui ont été semblables, ne se sont jamais arrêtés à considérer les pécheurs. Ils ont détourné d’eux leurs yeux pour les jeter sur ceux qui excellaient dans la vertu. Imitez, mes frères, ces hommes de Dieu. Vous n’êtes pas établi juge pour condamner ou pour punir les péchés des autres. Dieu ne vous a point commandé de faire une exacte recherche de toute leur vie. Il vous a ordonné de vous juger vous-même et non pas vos frères. « Si nous nous jugions nous-mêmes », dit saint Paul, « nous ne serions pas jugés : mais lorsque le Seigneur nous juge, il nous châtie ». (1Co 11) Vous confondez cet ordre et vous faites tout le contraire. Tous vos péchés grands ou petits vous paraissent comme rien, et vous vous rendez un censeur sévère des moindres fautes des autres. Faisons cesser, mes frères, un si grand, désordre. Établissons un tribunal dans notre cœur. Soyons nos accusateurs, nos témoins et nos juges, et punissons-nous nous-mêmes de nos propres fautes. Que si vous voulez jeter les yeux sur les actions des autres, n’envisagez que le bien et non pas le mal. Ainsi, la considération de leur vertu, le souvenir de nos péchés, et le jugement sévère que nous porterons de nous-mêmes nous tiendront lieu d’un aiguillon continuel, qui nous fera marcher plus vite dans la voie de Dieu, afin que, croissant toujours en ferveur et en humilité, nous puissions jouir de ce bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il. HOMÉLIE LXV.
« ET JÉSUS ALLANT A JÉRUSALEM PRIT À PART SES DISCIPLES PENDANT LE CHEMIN, ET LEUR DIT : NOUS NOUS EN ALLIONS À JÉRUSALEM, ET LE FILS DE L’HOMME SERA LIVRÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES ET AUX DOCTEURS DE LA LOI, ET ILS LE CONDAMNERONT A LA MORT, ET ILS LE LIVRERONT AUX GENTILS, AFIN QU’ILS LE TRAITENT AVEC MOQUERIE ET AVEC OUTRAGE, QU’ILS LE FOUETTENT ET QU’ILS LE CRUCIFIENT : ET IL RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR ». (CHAP. 20,17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 29) ANALYSE.
- 1. Jésus-Christ prédit à ses apôtres, sa passion, sa mort et sa résurrection.
- 2. De la demande des fils de Zébédée.
- 3. Jésus-Christ leur répond de manière à élever leurs pensées, il apaise doucement les autres apôtres à qui la prétention des deux frères avaient causé quelque dépit.
- 4-6. Combien les apôtres étaient imparfaits avant qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. – Qu’il n’y a rien de si grand qu’un homme humble, ni de si bas qu’un homme superbe. – Que l’humble est toujours dans la paix et que le superbe est déchiré par ses passions. – Que l’humilité est aimée de Dieu et des hommes, et que l’orgueil est haï de tous.
1. Jésus-Christ ne va pas à Jérusalem aussitôt qu’il sort de la Gaulée. Il fait auparavant beaucoup de miracles. Il ferme la bouche aux pharisiens qui le voulaient surprendre. Il exhorte ses disciples à la pauvreté par ces paroles : « Si vous voulez être parfaits, allez ci vendre ce que vous avez ». Il les excite à la chasteté en disant : « Que celui qui pourra le comprendre, le comprenne ». Il les porte à l’humilité, lorsque leur montrant un petit enfant il leur dit : « Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». Il leur promet aussi des récompenses en cette vie, lorsqu’il leur dit : « Quiconque quittera en mon nom sa maison, ses frères et ses sœurs, en recevra le centuple en ce monde » ; récompenses auxquelles néanmoins il joint celles du ciel ; lorsqu’il ajoute : « Et la vie éternelle en l’autre ». Après toutes ces instructions, il va enfin à Jérusalem ; et avant que d’y aller il parle à ses disciples de sa passion. Comme ils devaient avoir aisément oublié ce qu’ils désiraient ne jamais voir arriver, il semble que Jésus-Christ ait un soin particulier de les en faire ressouvenir ; afin que, par ces avertissements réitérés, il prévienne leur tristesse et les anime à la patience. Il est marqué ici qu’il leur parle « en particulier », parce que ces prédictions des maux à venir ne se devaient pas faire devant le peuple. Car si les apôtres même en étaient troublés, combien le peuple l’aurait-il été davantage ? Vous me demanderez peut-être si Jésus-Christ n’a jamais prédit sa passion devant le peuple. Je vous réponds qu’à la vérité il en a parlé quelquefois, mais d’une manière assez obscure, comme lorsqu’il dit : « Détruisez ce temple et je le rebâtirai en « trois jours ». (Jn 2,16) Et ailleurs : « Ce peuple demande un signe, mais on ne lui en donnera point d’autre que celui du prophète Jonas ». (Mat 12,39) Et ailleurs : « Je n’ai plus que peu de temps à être avec vous. Vous me chercherez, et vous ne me trouverez pas ». (Jn. 8) Mais il ne parle point obscurément à ses disciples ; et il se découvre à eux avec plus de clarté sur ce point aussi bien que sur tout le reste. Vous me demanderez peut-être encore de quoi il servait au peuple de lui parler de ces choses en des termes si obscurs. S’il n’était pas à propos qu’il comprît ce mystère, pourquoi lui en pariait-on ? ou pourquoi lui disait-on des vérités d’une telle manière qu’il n’y pût rien comprendre ? Jésus-Christ le faisait afin qu’après sa résurrection ce peuple pût se souvenir que le Sauveur avait prédit sa passion, qu’il s’y était volontairement offert, et qu’il n’y avait point été forcé comme à un mal imprévu et inévitable. Mais il agit autrement à l’égard de ses disciples. Il leur prédit souvent et en termes clairs, sa croix et sa mort ; afin que s’étant fortifiés dans l’attente de ce mal, il leur devînt plus supportable et qu’il ne les troublât pas, comme s’ils en eussent été surpris sans l’avoir prévu auparavant. Il s’était d’abord contenté de leur dire qu’il mourrait ; mais après les avoir un peu accoutumés à cette parole, il leur découvre les autres circonstances de sa mort ; « qu’il serait livré aux gentils, afin qu’ils le traitassent avec moquerie et avec outrage ». Il leur dit ces choses afin que, lorsqu’ils verraient arriver ces maux annoncés d’avance ; ils ne doutassent point de sa résurrection toujours prédite en même temps. En ne dissimulant point ses souffrances, même celles qui paraissaient ignominieuses, il méritait d’autant plus d’être cru lorsqu’il leur prédisait la gloire qui les devait suivre. Mais considérez, je vous prie, mes frères, avec quelle sagesse Jésus-Christ ménage les esprits de ses disciples, et prend les moments favorables pour leur dire ce secret. Il ne veut pas le leur découvrir d’abord, de peur que leur faiblesse n’en fût trop scandalisée. Il ne diffère pas non plus à leur en parier au moment qu’il devait mourir, parce qu’ils en auraient été excessivement troublés. Mais, après leur avoir fait voir sa toute-puissance par un nombre infini de miracles et les avoir fortifiés par la promesse d’une vie éternelle, il leur découvre ensuite ce mystère ; et plus d’une fois, ayant soin d’en parler souvent et d’entremêler ce discours dans ses prédications et dans ses miracles. Un autre Évangéliste dit que Jésus-Christ appuya ce qu’il leur dit par le témoignage des prophètes. Et un autre marque encore que « cette parole leur était cachée », et qu’ils en murmuraient entre eux en suivant leur maître. Si donc ils ne comprenaient rien dans cette prédiction, c’était en vain, me direz-vous, que Jésus-Christ la leur faisait. Il était impossible, puisqu’elle leur était cachée, qu’elle pût les fortifier et les préparer à l’attente d’un mal dont ils n’avaient pas la connaissance. Je dis de plus, afin d’augmenter encore cette difficulté : S’ils ne comprenaient rien dans ces paroles, comment pouvaient-ils s’en affliger ? Car un autre Évangéliste dit clairement qu’ils en furent tristes. Comment s’afflige-t-on d’un mal qu’on ne connaît pas ? Ou comment saint Pierre pouvait-il dire à Jésus-Christ : « À Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas » ? Que répondrons-nous à cela, sinon que les apôtres comprenaient bien par ce qu’il leur disait qu’il devait mourir, mais qu’ils ne voyaient pas encore ni le mystère de cette mort, ni de la résurrection qui la devait suivre ; ni les grands biens que Jésus-Christ devait ainsi apporter au monde. C’est là proprement ce que l’Évangéliste marque leur avoir été caché et avoir été le sujet de leur tristesse. Ils pouvaient déjà savoir que les morts pouvaient être ressuscités par d’autres ; mais qu’un mort se ressuscitât lui-même, et se ressuscitât pour ne plus mourir, c’était un mystère qui leur était inconnu. Quoiqu’on leur en parlât souvent, ils ne pouvaient le comprendre. Ils ne savaient pas même bien distinctement quel devait être le genre de sa mort ni comment on le ferait mourir. C’est ce qui les troublait dans le chemin lorsqu’ils le suivaient. 2. Toutes les assurances qu’il leur donnait de sa résurrection ne les pouvaient rassurer. Outre ce mot de « mort » en général qui les surprenait étrangement, ces circonstances particulières de « moqueries, d’outrages et de fouets », dont elle devait être accompagnée, augmentaient beaucoup leur étonnement. Le souvenir de tant de miracles qu’ils avaient vus, de tant de possédés guéris ; de tant de morts ressuscités et de tant d’autres prodiges semblables, leur paraissait inconciliable avec ces souffrances dont Jésus-Christ leur parlait. Ils ne pouvaient comprendre comment celui qui faisait tant de merveilles pourrait souffrir tant d’indignités. C’est pourquoi ils se trouvaient dans une peine d’esprit et dans une irrésolution très-grande. Tantôt ils croyaient, tantôt ils ne croyaient pas, et ils ne pouvaient bien comprendre ce qu’on leur disait. C’est pourquoi nous voyons que dans ce même moment les deux fils de Zébédée s’approchent de lui pour lui demander la préséance au-dessus des autres apôtres. « Alors la mère des enfants de Zébédée le vint trouver avec ses deux fils, l’adorant et lui témoignant qu’elle avait une demande à lui faire (20). Et il lui dit : Que voulez-vous ? Ordonnez, lui dit-elle, que mes deux fils que voici soient assis dans votre royaume, l’un à votre droite et l’autre à votre gauche (21) ». Saint Matthieu que nous expliquons, marque que ce fut la mère qui vint faire cette demande à Jésus-Christ, et saint Marc dit que les enfants la firent eux-mêmes. (Mrc 10, 35) Il est assez probable que cela se fit de l’une et de l’autre manière ; e que les enfants employèrent leur mère, afin que ses prières eussent plus de poids auprès du Sauveur, et pour emporter ainsi ce qu’ils désiraient de leur maître. Ce qui me confirme dans ce sentiment et me prouve que c’était en effet les deux frères qui faisaient cette prière par la bouche de leur mère pour s’épargner la honte de la faire eux-mêmes, c’est que Jésus-Christ dans sa réponse s’adresse à eux et non à leur mère. Mais voyons ce qu’ils demandent leur Maître ; dans quel esprit ils le lui demandent, et ce qui leur donna lieu de faire cette prière à Jésus-Christ. Comme ils remarquaient que partout Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres, ils crurent qu’il leur accorderait sans peine cette demande. Un autre Évangéliste nous fait voir ce qu’ils demandaient à Jésus-Christ par ces paroles. Comme ils approchaient de Jérusalem et qu’ils croyaient que le royaume de Dieu, qu’ils regardaient, comme un royaume terrestre, allait bientôt arriver, ils préviennent les autres apôtres et lui font cette prière, espérant que cet honneur qu’ils demandaient les mettrait à couvert de tous les périls. C’est pourquoi Jésus-Christ en leur répondant éloigne d’abord de leur esprit cette pensée, et leur apprend qu’il faut être prêt à souffrir tout, et la mort même et une mort sanglante et cruelle. « Jésus répondit : vous ne savez ce que vous demandez ; pouvez-vous boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé ? Nous le pouvons, lui dirent-ils (22) ». Que personne ne s’étonne de voir ici tant d’imperfection dans les apôtres. Le mystère de la Croix n’avait pas encore été consommé, et la grâce du Saint-Esprit ne s’était pas encore répandue sur eux. Si vous désirez savoir quelle a été leur vertu, considérez ce qu’ils ont fait ensuite, et vous les verrez toujours élevés au-dessus de tous les maux de la vie. Dieu a voulu que tout le monde connût combien ils étaient imparfaits d’abord, afin qu’on admirât davantage le changement prodigieux que la grâce de Dieu a fait dans leur cœur. Il est donc visible qu’ils ne demandaient rien de spirituel et qu’ils ne pensaient nullement à un royaume céleste. Mais considérons maintenant ce qu’ils disent en faisant cette demande : « Nous voulons », disent-ils, « que vous fassiez tout ce que nous vous demanderons ». À quoi Jésus-Christ répond : « Que voulez-vous » ? Non pas qu’il ignorât en effet ce qu’ils désiraient ; mais il voulait les forcer de parler et de découvrir cette plaie secrète qu’il voulait guérir. Alors ayant honte eux-mêmes de ce désir, comme trop bas et trop humain, ils s’approchent de Jésus-Christ en secret : « Ils marchèrent un peu devant », dit l’Évangile, afin de n’être point entendus, et de lui pouvoir dire avec liberté tout ce qu’ils lui voulaient dire. Et voici ce me semble ce qu’ils désiraient de lui. Comme le Fils de Dieu leur avait promis à tous de les faire seoir sur douze trônes, ils souhaitaient d’avoir les deux premiers d’entre ces douze. Ils savaient déjà que Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres ; mais ils appréhendaient encore saint Pierre. C’est pourquoi, sans le-nominer, ils disent seulement : « Ordonnez que nous soyons tous deux assis dans votre « royaume ; l’un à votre droite et l’autre à votre gauche ». Ils le pressent par ce terme : « Ordonnez ». Mais Jésus-Christ voulant leur faire voir qu’ils ne demandaient rien que de terrestre et de bas, et qu’ils ne savaient pas même ce qu’ils demandaient, puisque s’ils le connaissaient, ils ne le demanderaient pas : « Vous ne savez ce que vous demandez », leur dit-il, vous n’en connaissez ni le prix, ni la grandeur. Vous ne savez pas combien cette dignité est élevée au-dessus de toutes les puissances des cieux, « Pouvez-vous », ajoute-t-il, « boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé » ? Il les éloigne tout d’un coup de leur vaine prétention, en leur proposant des choses qui y étaient tout opposées. Vous ne pensez, leur dit-il, qu’à des honneurs et à des royaumes ; vous ne me parlez que de trônes et de dignités, et je ne vous propose que des combats et des souffrances. Ce n’est point ici le temps de recevoir la couronne, et ma gloire ne paraîtra point maintenant. Mais le temps de cette vie est un temps de mort, de guerre et de péril. Et voyez comment, même par sa manière de les interroger, il les exhorte et les entraîne. Car il ne dit pas : Pouvez-vous répandre votre sang ? Mais « Pouvez-vous boire le calice que je dois-boire » ? pour les exciter ainsi à souffrir, par la gloire qu’ils auraient de participer à ses souffrances. Il donne ensuite à sa passion le nom de « baptême : Et être baptisés du baptême dont je serai baptisé » ? pour marquer que son sang devait expier tous les crimes de la terre. Ces deux disciples, emportés par le désir qu’ils avaient d’obtenir leur demande, répondent hardiment : « Nous le pouvons », ne sachant pas même ce que c’était qu’ils promettaient, et ne pensant qu’à obtenir ce qu’ils désiraient. « Jésus leur dit : vous boirez bien le calice que je boirai, et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé. (23)». Je vous promets de plus grands biens que vous n’en désirez de moi. Je vous prédis que vous serez honorés du martyre, et que vous souffrirez comme moi ; que vous mourrez d’une mort violente, et que vous aurez part à mon calice. « Mais pour ce qui est d’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est point à moi à vous le donner, mais ce sera pour ceux à qui mon Père l’a préparé (23)». Après leur avoir relevé le cœur, et les avoir fortifiés contre la tristesse qu’ils devaient ressentir à sa passion, il leur fait voir avec une grande douceur que leur demande n’était pas assez réglée. 3. On fait d’ordinaire de, ux questions sur ces paroles de Jésus-Christ. La première : Si Dieu en effet a préparé à quelques-uns la gloire d’être assis à sa droite. Et la seconde : Si Jésus-Christ qui est tout-puissant et le maître souverain de toutes choses, ne peut faire à qui il lui plaît cet honneur qu’ils lui demandent. Il est certain pour le premier point que personne ne peut proprement être assis à la droite ou à la gauche de Dieu. Sa gloire est trop relevée, et sa majesté est trop au-dessus non seulement des hommes, mais des anges même, et de toutes les vertus célestes, pour que nulle créature puisse prétendre à un honneur réservé au Fils unique du Père. C’est ce que remarque saint Paul quand il dit : « Auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied. Aussi l’Écriture dit touchant les anges : Dieu se sert des esprits pour en faire ses ambassadeurs et ses anges ; mais, il dit au Fils : Votre trône, ô Dieu, demeurera dans tous les siècles des sièc1es » (Heb 1,5) Quant à la seconde question, comment Jésus-Christ, peut-il dire : « Ce n’est point à moi à donner à personne la grâce d’être assis à ma droite ou à ma gauche » ? Est-ce parce que cette place sera remplie par d’autres personnes à qui il ne l’aura pas donnée ? Dieu nous garde d’une imagination si fausse. Voici donc, ce me semble, comment nous devons entendre ces paroles de Jésus-Christ Il répond à ses disciples selon leur pensée. Il se rabaisse et se proportionne à leur faiblesse, il évite de leur parler de ce trône de gloire qu’il a à la droite de son père, puisque ceux-ci n’avaient garde de le pouvoir comprendre, étant encore incapables de concevoir d’autres choses beaucoup moins relevées dont il leur parlait très-souvent. Tout le but de ces deux disciples, comme je l’ai déjà dit, était d’avoir la préséance sur tous les apôtres ; et après avoir ouï parler de ces douze trônes qu’on venait de leur promettre, ils tâchent d’obtenir pour eux les deux premiers, ne sachant ce que Jésus-Christ leur promettait par ces trônes. Que leur répond donc le Sauveur ? Il est vrai, leur dit-il, que vous mourrez pour moi et pour la prédication de ma vérité il est vrai que vous aurez part à ma passion et à mes souffrances : mais cela ne suffit pas pour vous faire jouir de cette primauté que vous désirez. Car s’il se trouvait quelqu’un qui, outre le martyre qu’il aurait de commun avec vous, possédât encore toutes les autres vertus en un degré plus éminent que vous ne les auriez possédées, ne croyez pas que parce que je vous aime maintenant, et que je vous préfère aux autres, je voulusse vous mettre encore au-dessus de celui qui aurait été plus saint que vous. Cependant, il ne leur dit cette vérité qu’obscurément, afin de ne pas trop les affliger : « Vous boirez », leur dit-il, « mon calice et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé ; mais, pour être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi à vous le donner, mats à ceux à qui mon Père l’a préparé ». Et à qui le Père l’a-t-il préparé, sinon à ceux qui se signaleraient par la sainteté de leur vie ? Pour éclaircir ceci par un exemple familier, supposons qu’entre tous les athlètes il y en a deux aimés particulièrement par celui qui préside aux combats, qui le viennent prier de les préférer à tous les autres, et de leur donner le prix destiné à celui qui remportera la victoire. Ne leur pourrait-il pas répondre qu’il ne dépend pas de lui de leur donner cette récompense, mais qu’elle est réservée à ceux qui l’auront méritée par leur adresse et par leur courage ? Pourrait-on dire que cette réponse serait une marque de sa faiblesse et de son impuissance ? et ne dirait-on pas plutôt qu’elle serait une preuve de sa justice, puisque, dans cette distribution de récompenses, il n’a aucun égard aux personnes, mais seulement au mérite ? Comme donc cet homme ne passerait point alors pour impuissant, mais pour juste, disons de même que ce n’est point par faiblesse, mais par justice que Jésus-Christ ne peut donner à quelques-uns d’être assis à sa droite ou à sa gauche. C’est pour cette raison qu’il exhorte si souvent ses disciples, de fonder toute l’espérance de leur salut, premièrement dans la grâce et dans la miséricorde de Dieu, et ensuite dans leurs travaux et dans leur courage. C’est ce qu’il marque lorsqu’il dit ici : « Mais à ceux à qui mon Père l’a préparé ». Car si d’autres vous surpassent en vertu, s’ils font des actions plus saintes que vous, comment les pourrais-je mettre au-dessous dé vous ? Croyez-vous que, parce que vous êtes mes disciples, vous serez aussi les premiers de tous, si la sainteté de votre vie ne répond au choix que j’ai fait de vous ? C’est donc en ce sens qu’il faut entendre les paroles de Jésus-Christ : « Ce n’est pas à moi à vous donner, etc. » Car on sait assez d’ailleurs qu’il est le maître de tout « et que tout le jugement lui a été donné », comme il dit lui-même. Il le témoigne assez par ce qu’il a dit à saint Pierre : « Je vous donnerai les clés du royaume des cieux ». Saint Paul confirme encore, cette vérité, lorsqu’il dit : « On me réserve une couronne de justice que le Seigneur, ce juste Juge, me rendra en ce jour-là ; non seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement ». (2Ti. 4) C’est-à-dire le premier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il a été vu parmi les hommes Puisque saint Paul dit que Jésus-Christ lui réserve la couronne de justice, il fait bien voir qu’il est le souverain Juge, et que c’est lui qui donne les premiers rangs, puisqu’il est certain que nul des hommes ne sera assis avant saint Paul. Que si Jésus-Christ parle obscurément en ce lieu, il ne s’en faut pas étonner. Il ménage ses apôtres et épargne leur faiblesse, les voyant encore si humains dans leurs désirs, et il leur répond ainsi en peu de mots pour ne les point attrister, et pour arrêter d’abord cette vaine contestation de préséance. « Alors les dix autres apôtres conçurent de l’indignation contre les deux frères (24) ». Ce mot d’ « alors » se rapporte visiblement au moment que Jésus-Christ reprit ses deux disciples. Tant qu’ils doutèrent des sentiments de Jésus-Christ sur ce point, ils ne témoignèrent point d’indignation : et ils ne se plaignirent point de ce que Jésus-Christ leur préférait ces deux frères. Le respect qu’ils avaient pour leur maître les tenait dans le silence ; et quoiqu’ils ressentissent en eux-mêmes quelque dépit, ils n’osaient néanmoins le faire paraître. Ils avaient déjà été affectés trop humainement de ce que saint Pierre seul avait payé le tribut avec Jésus-Christ ; cependant ils n’en témoignèrent point leur peine, mais ils se contentèrent de demander seulement au Sauveur quel était le plus grand d’entre eux. Mais lorsqu’ils voient ces deux disciples affecter d’eux-mêmes, et demander la primauté, ils commencent « alors » à murmurer ; non pas au moment même qu’ils font cette prière à Jésus-Christ, mais lorsqu’ils voient que Jésus-Christ les en reprend, et qu’il ne veut leur accorder cet honneur qu’autant qu’ils auront travaillé à s’en rendre dignes. 4. Il est aisé de voir dans cette conjoncture que tous les apôtres étaient encore bien imparfaits ; puisque deux d’entre eux désirent d’être les premiers de tous, et que tous les autres s’en fâchent et en conçoivent de la jalousie. Mais, comme j’ai déjà dit, ce n’est pas dans cet état que nous devons regarder les apôtres, mais dans celui où le Saint-Esprit les a mis depuis, lorsque, les remplissant de sa grâce, il les a guéris de toutes leurs passions. Aussi le même saint Jean qui demande ici d’être assis à côté de Jésus-Christ dans son royaume, fait tout le contraire après la Pentecôte, et donne en toutes rencontres la préséance à saint Pierre : et nous voyons dans les Actes des apôtres comment il lui défère dans la prédication et dans les miracles. De même lorsqu’il compose son Évangile, il relève saint Pierre en tout ce qu’il peut. Il rapporte lui seul le témoignage que saint Pierre rendit à Jésus-Christ ressuscité, lorsque les autres apôtres demeuraient dans l’incertitude et dans le silence. Il marque cette entrée mystérieuse dans le sépulcre ; et il a soin de le préférer à lui-même en toutes choses. Et parce qu’ils se trouvèrent, tous deux à la passion dans la maison du grand prêtre, saint Jean marque expressément qu’il était connu du pontife, comme s’il craignait qu’en ce point on ne lui donnât quelqu’avantage sur saint Pierre. Quant à saint Jacques, frère de saint Jean il ne vécut pas longtemps. Car peu après la descente du Saint-Esprit, il fut embrasé d’une foi si vive que, foulant aux pieds toutes les choses du monde, il parvint à une si haute vertu, qu’il fut tué aussitôt, et mérita d’être le premier, martyr entre les apôtres. C’est ainsi que tous les apôtres sont devenus grands ensuite, et bien différents de ce qu’ils étaient alors dans cet état de faiblesse. Mais que leur dit ici Jésus-Christ pour les apaiser ? « Et Jésus les appelant à lui leur dit : Vous savez que les princes des nations les dominent, et que les grands les traitent avec empire (25) ». Comme ils étaient troublés et aigris de la demande des deux frères, il tâche, avant même que de leur parler, de les adoucir en les appelant et en les faisant approcher de lui. Comme les deux frères s’étaient séparés de toute la troupe ; pour s’approcher de Jésus-Christ, et pour lui parler en particulier, Jésus-Christ, pour consoler les autres, les fait tous venir auprès de lui pour leur dire ce qui se passait dans le secret de leur cœur, et pour les guérir tous de leur passion. Mais il use ici pour les humilier d’un moyen bien contraire à celui dont il s’était servi il n’y avait pas longtemps. Il n’appelle plus d’enfant pour le mettre au milieu d’eux, et le leur proposer comme un modèle il les étonne au contraire par un exemple bien différent. Les princes des nations, dit-il, « les dominent, et les grands les traitent avec empire ». « Il n’en doit pas être de même parmi vous : mais que celui qui voudra être grand parmi vous, soit votre serviteur (26). Et que celui qui voudra être le premier parmi vous, soit votre esclave (27) ». C’est ainsi que Jésus-Christ a montré que c’est un désir de païens et d’infidèles de souhaiter d’être en charge, et d’avoir le premier rang. Car cette passion est étrangement dangereuse, et elle fait sentir sa violence et sa tyrannie aux plus grandes âmes. C’est pourquoi, comme elle a besoin d’un remède plus puissant, et comme d’une incision plus profonde, Jésus-Christ s’élève contre elle avec force, et réprime ce désir empoisonné dans ses disciples par la comparaison qu’il fait d’eux avec les païens et les idolâtrés. Ainsi il guérit en même temps l’envie des dix apôtres, et l’ambition des deux frères ; comme s’il leur disait : N’entrez point dans ces sentiments d’aigreur, et ne vous croyez point offensés. Ceux qui recherchent ainsi les premières places se font eux-mêmes plus de mal qu’ils n’en peuvent faire aux autres. Ils se déshonorent par ce désir d’honneur, et leur superbe ambition est le comble de la bassesse. Car ma conduite est bien différente de celle des hommes, Ceux qui commandent parmi les païens, sont les princes et les rois ; mais dans la religion que j’établis, celui qui est le premier par sa charge, se doit considérer comme le dernier de tous. Et pour vous faire voir la vérité de ce que je dis, considérez qui je suis et ce que je fais. Quoique je sois le roi des anges, j’ai voulu néanmoins me faire homme : j’ai embrassé volontairement les mépris, les outrages, et non seulement les outrages, mais la mort même. « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, amis pour servir et donner sa vie pour la rédemption de plusieurs (28) ». Ainsi, je ne me suis pas contenté de souffrir la honte et l’ignominie, mais j’ai donné « ma vie même pour la rédemption de plusieurs ». Car qui sont ceux pour qui je suis mort, sinon les païens et les idolâtres ? Quand vous vous humiliez vous autres, c’est pour vous-mêmes. Mais quand je me suis humilié, ce n’était point pour moi, mais pour vous. Ne craignez donc point, mes frères, que votre humilité vous déshonore. Vous ne sauriez jamais, quoi que vous fassiez, vous humilier autant que votre Maître. Et néanmoins son humiliation est devenue son plus grand honneur et le comble de sa gloire. Avant qu’il se fût fait homme, il n’était connu que des anges. Mais depuis qu’il s’est revêtu de notre corps, et qu’il est mort sur une croix, non seulement il n’a pas perdu cette première gloire, mais il y a encore ajouté celle de se faire connaître et adorer de toute la terre. Après cela, n’appréhendez point de vous abaisser en vous humiliant. C’est ainsi au contraire que vous vous relèverez davantage, parce que l’humilité est une source d’honneur et la porte du royaume. Craignons plutôt qu’en prenant une voie tout opposée pour nous élever, nous ne nous combattions nous-mêmes dans cette injuste prétention. Car on ne devient pas grand cri désirant de l’être. Mais celui qui veut être le plus grand de tous, deviendra au contraire le dernier de tous. C’est une conduite que Jésus-Christ garde toujours dans l’Évangile, d’apprendre aux hommes que le moyen d’obtenir ce qu’ils désirent, est d’y tendre par des voies toutes contraires à leurs pensées. Nous avons déjà fait voir cela plusieurs fois, comme à l’égard des ambitieux et des avares. Le Fils de Dieu dit à l’ambitieux : Pourquoi donnez-vous l’aumône aux pauvres, sinon pour acquérir de l’honneur devant les hommes ? Détruisez donc ce mauvais désir, et je vous comblerai d’honneur et de gloire. Il dit à l’avare : Pourquoi amassez-vous tant de biens, sinon pour devenir riche ? Cessez donc d’aimer ces richesses passagères, et je vous enrichirai véritablement. Il agit encore ici de la même manière. Pourquoi, dit-il, désirez-vous la première place, sinon pour être le premier de tous ? Choisissez donc d’être le dernier, et vous serez le premier. Si vous voulez être grand, ne désirez point de l’être, et vous le serez. Car ce désir d’être grand est de la dernière bassesse. Vous voyez comment il les guérit de leur passion, en leur montrant que s’ils veulent la satisfaire, ils n’obtiendront point ce qu’ils désirent, et qu’ils l’obtiendront en la combattant. 5. Il leur représente l’esprit de domination qui règne chez les païens, afin qu’ils en aient plus d’horreur, et qu’ils le considèrent comme une chose abominable, qui n’est propre qu’aux infidèles et aux idolâtres. L’orgueil, mes frères, n’est qu’une bassesse, et l’humilité est une grandeur solide. Les grandeurs du monde n’en ont que le nom et l’apparence, mais celle de l’humble est réelle et véritable. Les hommes sont grands par une déférence étrangère que la nécessité et la crainte leur fait rendre ; l’humble est grand par une grandeur intérieure, qui tient de celle de Dieu même. Celui qui est grand de cette manière, demeure toujours-ce qu’il est, quand il ne serait connu de personne ; mais le superbe n’est digne que de mépris, lors même qu’il est adoré de tous les hommes. L’honneur que l’on rend aux grands du monde est forcé, c’est pourquoi il périt bientôt, mais celui que l’on rend à l’humble est tout volontaire, et ainsi il ne change point. Nous voyons une preuve illustre de ce que je dis dans tous ces saints, qui ont été d’autant plus humbles à leurs propres yeux, qu’ils étaient plus élevés aux yeux de Dieu. Leur grandeur est la même après leur mort qu’elle a été durant leur vie, et elle se conserve pour jamais dans la mémoire et dans la vénération des hommes. Que si nous voulons consulter la raison, elle nous aidera encore à comprendre cette même vérité. On est élevé soit parce qu’on est naturellement de haute taille, soit parce qu’on est haut placé. Voyons donc quel est celui qui se trouve dans ces conditions, ou l’homme vain, ou l’homme humble, et nous trouverons qu’il n’y a rien qui nous abaisse davantage que l’orgueil, ni qui nous élève plus que l’humilité. Le superbe veut être le premier de tous. Il regarde tout le monde comme étant au-dessous de lui. Plus on lui rend d’honneur, plus il en désire, et ne comptant point celui qu’il a déjà reçu, il en redemande toujours davantage. Il méprise tous les hommes avec une insolence insupportable, et il veut néanmoins avoir leur estime. Peut-on trouver rien de plus extravagant et qui se contredise davantage ? Il aime les louanges de ceux qu’il méprise, et lorsqu’il les foule aux pieds, il veut qu’ils l’honorent. N’est-il pas visible que cet homme si altier rampe par terre, et que son effort pour s’élever n’aboutit qu’à le faire ramper. Vous voulez vous mettre au-dessus de tous les hommes, car c’est là l’esprit de l’orgueil. Vous croyez que, tous les autres ne sont rien au prix de vous. Pourquoi donc voulez-vous être honoré de ceux qui ne sont rien ? Pourquoi voulez-voua être toujours environné d’une troupe de flatteurs ? Vous voyez, mes frères, que rien n’est plus bas ni plus méprisable que cette grandeur imaginaire. Considérons maintenant la grandeur véritable qui est inséparable de l’humilité. L’humble sait ce que c’est que l’homme. Il est persuadé que les hommes sont quelque chose de grand ; mais il se croit eu même temps le dernier des hommes ; et ainsi il se croit indigne de l’honneur qu’on lui rend, parce qu’il estime beaucoup ceux qui le lui rendent. Il est toujours élevé. Il est toujours égal à lui-même, et toutes ses pensées s’accordent parfaitement. L’estime qu’il a des hommes lui en donne aussi pour l’honneur qu’il en reçoit, et les moindres déférences lui paraissent grandes. Le superbe, au contraire, estime l’honneur, et méprise en même temps ceux qui l’honorent. De plus, l’humble n’est point esclave de ses passions. Il n’est ni troublé par la colère, ni possédé par l’orgueil, ni déchiré par la jalousie. Et qu’y a-t-il dans le monde de plus grand qu’une âme affranchie de cet esclavage ? Le superbe, au contraire, est comme exposé en proie à ces différentes passions. La colère, l’envie, la vaine gloire déchirent son cœur ; et il est semblable à ces insectes qui se plaisent dans l’ordure et qui s’en nourrissent. Lequel des deux vous paraît donc le plus grand ? Celui qui est libre de ses passions, ou celui qui en est encore l’esclave ? Celui qui les maîtrise, et qui ne s’y laisse jamais surprendre, ou celui qui tremble et qui leur obéit, lorsqu’elles lui commandent quelque chose ? De deux oiseaux qu’on vous ferait voir, lequel diriez-vous qui volerait le plus haut, ou celui qui s’élève au-dessus de tous les pièges et de tous les filets des chasseurs, ou celui qui n’a pas même besoin de filets pour être pris, parce que sa pesanteur l’empêche de s’élever de terre, et que, se servant moins de ses ailes que de ses pieds, il est aisé de le prendre même avec la main ? Voilà proprement l’état d’un orgueilleux. Comme il rampe toujours par terre, il est exposé à tous les pièges qu’on lui tend. 6. La chute de l’ange est une preuve claire de ce que je dis. Tant qu’il a été humble, il a été élevé au plus haut du ciel, et son orgueil l’a précipité jusques au fond des enfers. L’homme, au contraire, lorsqu’il s’humilie devient si grand et si élevé, qu’il foule aux pieds cet auge superbe selon cette parole de Jésus-Christ : « Foulez aux pieds les serpents et les scorpions (Luc 10, 19) », et, après cette vie, il devient égal aux anges. Que si vous voulez voir parmi les hommes une preuve sensible de ce que je dis, souvenez-vous de ce barbare qui commandait une armée si redoutable, qui, ne comprenant pas ce que le sens commun apprend à tous les hommes, ne savait pas qu’une pierre fût une pierre, une idole une idole et ainsi se rabaissait au-dessous des pierres par le culte sacrilège qu’il leur rendait. L’humble, au contraire, qui honore Dieu et lui est fidèle, s’élèvera jusques au ciel. Ou plu tôt il pénétrera jusqu’au plus haut des cieux, et passant même au-delà des anges, il se présentera devant le trône de Dieu. Mais je vous prie de me dire lequel des deux est le plut méprisable et le plus abject, ou celui que Dieu protège, ou celui à qui Dieu déclare la guerre ? N’est-il pas visible que c’est ce dernier ? Et cependant, voici ce que dit l’Écriture de ces deux sortes de personnes : « Dieu résiste aux « superbes, et il donne sa grâce aux humbles ». (Jac 4,6) Je vous demande encore lequel des deux vous paraît plus grand, celui qui offre sans cesse à Dieu une hostie très-agréable, ou celui qui n’a aucun accès ni aucune confiance auprès de lui ? Vous me demandez quelles sont ces hosties et ces sacrifices que l’humble peut offrir à Dieu. L’Écriture le dit : « L’esprit affligé est un sacrifice à Dieu, Dieu ne méprisera pas un cœur contrit et humilié »(Psa 51,17) Vous voyez donc quelle est la pureté de l’esprit humble, et par, conséquent quelle doit être l’impureté de l’esprit superbe. Car toute âme qui est infectée d’orgueil, est impure devant Dieu. Nous voyons aussi dans l’Écriture que Dieu proteste qu’il trouve son repos dans l’humble. « Sur qui jetterai-je les yeux », dit-il, « et sur qui me reposerai-je, sinon sur celui qui est doux et humble, qui tremble à la moindre de mes paroles » ? (Isa 66,2) Ainsi l’humble demeure avec Dieu, et le superbe habitera avec le démon. C’est ce qui a fait dire à saint Paul : « Que celui qui s’enfle d’orgueil, tombera dans le jugement et dans la condamnation du diable ». (1Ti 3,6) Mais ce qui est encore plus étrange, c’est qu’il arrive à celui qui est possédé de cette passion tout le contraire de ce qu’il désire. Il a de hauts sentiments de lui-même. Il veut être honoré de tous, il est au contraire méprisé de tous. Sa vanité le rend ridicule, il a tous les hommes pour ennemis, il n’a personne qui le soutienne, il est l’esclave de la colère, il a une source d’impureté dans le cœur. Qu’y a-t-il de plus misérable qu’une telle vie ? Mais y a-t-il au contraire rien de plus heureux que celui qui est humble ? Il est aimé de Dieu : il est honoré des hommes sans qu’il le désire. Tous le respectent comme leur père, tous le considèrent comme leur frère ; et tous le chérissent comme la prunelle de leur œil. Devenons donc humbles et petits pour devenir grands. Fuyons l’abîme où l’orgueil nous précipite. C’est cette passion qui a perdu Pharaon. Eu se vantant de ne point connaître Dieu, il devint plus méprisable que les rats, que les grenouilles et que les mouches qui le tourmentèrent avec son peuple : et il fut enfin abîmé dans la mer avec toute son armée. Abraham ; au contraire, en reconnaissant de tout son cœur « qu’il n’était que terre et que cendre (Gen 14) », défit une grande armée de barbares. Étant tombé entre les mains des Égyptiens, Dieu fit un grand miracle pour sauver sa vie et l’honneur de sa femme. II s’attacha toujours à cette vertu, et il crût en grandeur à proportion qu’il croissait en humilité. C’est cette vertu qui l’a couronné, et qui l’a rendu et le rendra célèbre dans la succession de tous les siècles. Pharaon au contraire n’est maintenant qu’un objet d’exécration et d’horreur, et on le foule aux pieds comme de la terre et de la boue. Car Dieu ne hait rien tant que la présomption et l’orgueil. Il a fait toutes choses dès le commencement du monde, pour déraciner de notre cœur cette passion. C’est pour ce sujet que l’homme est devenu mortel, que sa vie est accompagnée de tant de douleurs et de misères, et que Dieu l’a condamné à travailler sans cesse, et à gagner sa vie à la sueur de son visage. N’est-ce pas cette même passion qui perdit le premier homme ? Elle lui fit espérer d’être égal à Dieu, et en lui promettant ce qu’il n’avait pas, elle lui fit perdre ce qu’il avait. Car c’est là l’effet ordinaire de l’orgueil. Il ne nous donne point ce qu’il nous promet faussement, et il nous ravit ce que nous avions. L’humilité fait tout le contraire ; elle conserve tous les biens de l’âme, et elle lui en donne encore de nouveaux. Aimons donc cette vertu, mes frères. Travaillons avec ardeur pour l’acquérir et la conserver, afin qu’elle nous rende heureux et dans cette vie et dans l’autre, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.