‏ Matthew 21

HOMÉLIE LXVI

« ET COMME ILS SORTAIENT DE JÉRICHO, IL FUT SUIVI D’UNE GRANDE TROUPE DE PEUPLE. ET DEUX AVEUGLES QUI ÉTAIENT ASSIS LE LONG DU CHEMIN, AYANT ENTENDU DIRE QUE JÉSUS PASSAIT, COMMENCÈRENT A CRIER : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS. ET COMME LE PEUPLE LES REPRENAIT ET LES VOULAIT FAIRE TAIRE, ILS SE MIRENT A CRIER ENCORE PLUS HAUT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS ». (CHAP. 20,29, 30, 34, JUSQU’AU VERSET 12, DU CHAP. XXI)

ANALYSE.

  • 1. Ces aveugles, par leurs cris persévérants, nous enseignent à nous-mêmes la persévérance qui obtient tout de Dieu par elle seule.
  • 2. La vue de Jésus-Christ est notre modèle en tout.
  • 3-5. Qu’on donne au monde avec profusion et à Jésus-Christ avec parcimonie. Le saint rougit d’avoir parlé si souvent de ce sujet avec si peu de fruit. Qu’on doit donner aux pauvres, ce qui reste de son revenu sans vouloir augmenter son bien. Qu’il n’y a point de rente plus assurée que l’argent qu’on donne aux pauvres, ni de meilleur bien qu’on puisse laisser à ses enfants.

1. Dans le voyage que Jésus-Christ fait à Jérusalem, on peut considérer, mes frères, d’où il part, et encore plus par où il passe ; et pourquoi il ne va pas dans la Gaulée, mais passe par la Samarie. Nous laissons néanmoins cette dernière question à résoudre à ceux qui s’appliquent avec soin à l’intelligence de l’Écriture. Car si on examine bien ce que dit saint Jean on trouvera qu’il en marque la raison, quoique d’une manière assez obscure.

Poursuivons donc notre dessein, et écoutons ces aveugles qui étaient plus éclairés que beaucoup de ceux qui voient bien clair. Quoi qu’ils n’aient point de guide, et qu’ils ne puissent voir Jésus-Christ qui venait à eux, ils ont néanmoins un désir ardent de l’aller trouver. Ils crient vers lui, et plus on les veut faire taire, plus ils élèvent la voix. C’est là la marque d’une âme ferme et constante. Plus on s’oppose à elle, plus elle fait d’efforts pour vaincre tout les obstacles. Jésus-Christ permettait qu’on les pressât si fort de se taire, pour nous faire mieux reconnaître l’ardeur de leur foi, qui les rendait si dignes d’être guéris. C’est pourquoi il ne leur demande point comme il faisait à tant d’autres, s’ils croyaient qu’il les pût guérir. Leurs cris redoublés et les efforts qu’ils faisaient pour s’approcher du Sauveur, en rendaient un assez grand témoignage. Et ceci nous fait voir, mes frères, que quelque petits et méprisables que nous soyons, si nous approchons de Dieu avec ardeur et avec foi, nous pourrons obtenir par nous-mêmes tout ce que nous désirons. Nous ne voyons point qu’aucun des apôtres ait parlé au Fils de Dieu pour ces aveugles. Plusieurs au contraire tâchaient de leur fermer la bouche et de leur imposer silence, et néanmoins, malgré tous ces obstacles, ils ont trouvé enfin moyen de se présenter à Jésus-Christ. L’Évangile même ne témoigne pas que leur vertu ait pu leur donner cette confiance. La seule ferveur qu’ils font paraître en ce moment, leur tient lieu de tout.

Imitons-les, mes frères. Et quand Dieu différerait de nous donner ce que nous lui demandons, quand plusieurs s’opposeraient à nos demandes, ne cessons point de prier, puisque rien n’est plus capable d’attirer sur nous la miséricorde de Dieu que cette persévérance pleine de foi. C’est la grande instruction que nous donnent ces aveugles. Ni la pauvreté, ni la cécité ; ni l’inutilité de leurs cris, qui d’abord ne sont point exaucés, ni la violence de ce peuple qui veut les forcer à se taire, ne peut ralentir l’ardeur de leur zèle. Tant il est vrai qu’une âme qui a une grande foi dans la douleur qui la presse, se met enfin au-dessus de tout. Que, fait Jésus-Christ en cette rencontre ? « Alors Jésus s’arrêta, et les appelant à lui, il leur dit : Que voulez-vous que je vous fasse (32) ? Seigneur, lui dirent-ils, ouvrez-nous les yeux (33) ». Pourquoi leur demande-t-il ce qu’ils désiraient de lui ? C’est pour empêcher qu’on ne crût qu’il leur donnait autre chose que ce qu’ils lui demandaient. Car Jésus-Christ dans l’Évangile rend toujours témoignage devant tout le monde à la vertu, et à la foi de ceux qui s’approchaient de lui pour lui demander quelque grâce et il les guérit ensuite, soit pour exciter les autres par leur exemple, soit pour montrer aussi qu’ils étaient dignes de cette grâce. C’est ainsi qu’il traita la chananéenne, le centenier, et l’hémorroïsse ; cette dernière avait fait ce qu’elle avait pu pour rester cachée, mais elle n’y réussit point, et fut découverte devant tout le monde, après qu’elle eut été guérie. Ainsi l’on voit partout que Jésus-Christ affectait de révéler devant tout le monde la foi de ceux qui s’approchaient de lui. C’est ce qu’il pratique encore en cette rencontre, après que ces aveugles lut eurent témoigné ce qu’ils désiraient de lui. « Et Jésus ému de compassion leur toucha les yeux, et ils virent au même moment et le suivirent (34) ». Cette compassion de Jésus-Christ est la seule cause de leur guérison ; comme c’est la seule qui l’a fait venir dans le monde. Néanmoins, quoique ce soit sa grâce et sa bonté qui fasse tout, il cherche des personnes qui s’en rendent dignes ; or, ces aveugles l’étaient comme on le voit assez par les grands cris qu’ils font entendre et par leur persévérance à ne point se rebuter ; et enfin par cette reconnaissance si humble qu’ils témoignèrent après avoir reçu ce qu’ils souhaitaient. Ainsi leur courage paraît avant leur guérison, et leur reconnaissance après qu’ils l’ont reçue. C’est pourquoi l’Évangile ajoute « qu’ils le suivirent ».

« Et comme ils approchaient de Jérusalem étant déjà arrivés à Bethphagé, près de la montagne des Oliviers, Jésus envoya deux de ses disciples, leur disant (Ch 21,1) : Allez-vous-en dans ce village qui est devant vous, et vous y trouverez aussitôt une ânesse liée et son ânon auprès d’elle, déliez-la et me l’amenez (2). Et si quelqu’un vous dit quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin ; et aussitôt il les laissera aller (3). Or tout ceci s’est fait afin que cette parole du Prophète fût accomplie (4) : Dites à la fille de Sion : Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug (5) ». Jésus-Christ avait souvent été à Jérusalem ; mais il n’y avait jamais paru avec cet éclat. D’où vient donc qu’il y voulut alors entrer de la sorte ? C’est parce qu’au commencement de sa prédication n’étant pas encore fort connu, ni si près de sa passion, il se mettait indifféremment avec les autres comme un homme du commun, et cherchait plutôt à se cacher qu’à se découvrir. Car s’il eût voulu paraître plus tôt ce qu’il était, il ne se fût pas acquis tant de respect par sa modération, et on lui aurait porté plus d’envie. Mais enfin, après avoir donné tant de marques de sa puissance, et étant à la veille de sa passion, il fait paraître sa grandeur avec plus d’éclat, quoique ses adversaires ne la voient que d’un œil jaloux. Il aurait pu faire dès le commencement de sa prédication ce qu’il fait à la fin : mais cette humilité avec laquelle il s’est caché si longtemps nous est plus utile.

Considérez ici, mes frères, combien Jésus-Christ fait de miracles en un seul jour, et combien il accomplit de prophéties. Il prédit à ses disciples qu’ils trouveraient un âne, et ils le trouvent. Il les assure que personne ne les empêcherait de l’amener, et personne ne les en empêche. Et certes cette facilité était la confusion des Juifs et le sujet d’un grand reproche pour eux ; puisque ceux qui n’avaient peut-être jamais vu le Sauveur, lui accordent à la moindre parole tout ce qu’il désire ; pendant que les Juifs qui lui voyaient tous les jours faire tant de miracles et par lui-même et par ses disciples, ne peuvent se résoudre à le recevoir.

2. Ne regardez pas cette action comme une chose peu considérable. Car, qui a pu persuader à ces personnes apparemment pauvres et qui peut-être gagnaient leur vie par leur travail, de laisser ainsi emmener ces animaux sans s’y opposer, et non seulement sans s’y opposer, mais sans demander même pourquoi on les emmenait, ou comment après l’avoir demandé les laissaient-ils aller sans aucune résistance ? Car l’un et l’autre me paraît également admirable, ou de ne point s’opposer lorsqu’on emmenait leurs bêtes, ou de se contenter qu’on leur dît pour toute raison : « que le maître en avait besoin », sans savoir même quel était ce maître, puisqu’ils ne le voyaient pas, mais seulement ses disciples.

Après cela, qui ne croira que lorsque les Juifs ont entrepris de se saisir de sa personne, il aurait pu s’il eût voulu les arrêter tous d’un clin d’œil ? Et n’apprenait-il pas par cet exemple à tous ses disciples qu’ils devaient lui donner de bon cœur tout ce qu’il leur demanderait, quand ce serait leur propre vie ? Car si des inconnus obéissent au moindre mot que Jésus-Christ leur fait dire, que doivent faire les disciples de ce divin Maître ? Nous pouvons dire encore que Jésus-Christ, par cette action, accomplit une double prophétie, l’une d’action et l’autre de paroles : la première en s’asseyant sur un âne, et la seconde parce que le prophète Zacharie avait prédit qu’il s’assiérait ainsi comme étant roi. Mais en accomplissant une ancienne prophétie, il donnait lieu à une nouvelle dont il traçait la figure, marquant la vocation des gentils, qui, après avoir vécu jusqu’alors comme des animaux impurs, devaient l’adorer peu après et s’assujettir à lui, afin qu’il reposât sur eux. Ainsi, l’accomplissement d’une prophétie était le commencement d’une autre.

Pour moi, je ne crois pas que ce soit pour cette seule raison que Jésus-Christ voulut faire cette entrée dans Jérusalem, monté comme il était sur une ânesse. Il a voulu par cette action si humble nous donner encore l’exemple de l’humilité et de la modération chrétienne. Car Jésus-Christ a voulu non seulement accomplir les prophéties par toutes ses actions, et établir les dogmes et les vérités que nous devons croire ; mais il a voulu encore se rendre le modèle de notre vie, et nous apprendre par toute sa conduite à nous borner toujours à la seule nécessité et à garder une grande modération en toutes choses. C’est pour ce sujet que, devant naître au monde, il ne chercha point de maisons magnifiques, et ne choisit point une mère riche et illustre, mais urne femme pauvre, mariée à un charpentier. Il naît dans une grotte, et on le met dans une crèche. Il choisit pour disciples, non des orateurs, non des philosophes ou des personnes riches et de naissance, mais de pauvres gens qui étaient entièrement inconnus au monde.

Sa table était souvent couverte de pain d’orge, ou du pain que ses disciples achetaient au moment qu’ils en avaient besoin. Il se mettait sur la terre pour manger, et pour y faire manger les autres. Il s’habillait fort pauvrement, et n’avait rien dans ses vêtements qui fût différent de ceux du commun du peuple. Il n’avait point de maison qui fût à lui. Quand il allait d’un lieu à un autre, il faisait tous ses voyages à pied, jusque-là même que souvent il en était fatigué. Quand il voulait se reposer, il ne se servait ni de chaise, ni d’oreiller. Il se mettait sur la terre, tantôt sur une montagne, tantôt auprès d’une fontaine, comme lorsqu’il parla à la femme de Samarie. Voulant nous donner encore un exemple de modération jusque dans nos douleurs et dans nos tristesses, lorsqu’il pleura la mort du Lazare qu’il aimait particulièrement, il ne versa que peu de larmes, pour nous donner ainsi en toutes choses des règles de la modération chrétienne, et nous en marquer les bornes que nous ne devions jamais passer. C’est pourquoi, prévoyant qu’il se trouverait assez de personnes faibles qui ne-pourraient aller à pied, il leur apprend ici, par son exemple, quelle modération il convient en cela de garder : il choisit la monture la plus simple, quelle leçon pour ces riches qui excèdent toute mesure dans la magnificence de leurs équipages !

Mais voyons maintenant quelle est cette prophétie d’actions et de paroles dont je parlais : « Fille de Sion », dit le Prophète, « voici votre Roi qui vient à vous plein de douceur, monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug ». Il ne fera point cette entrée monté sur un char magnifique comme les rois, il n’imposera point de tributs, il, n’exigera point d’impôts, il ne sera point fier et superbe. Il ne se fera point craindre par le grand nombre de gardes qui l’accompagnent ; mais il témoignera en toute chose une douceur et une humilité toute divine. Qu’on demande aux juifs quel autre roi que Jésus est jamais entré dans Jérusalem monté sur un âne ? Mais Jésus-Christ voulait figurer ainsi l’avenir ; et ce petit ânon marquait l’Église des gentils, qui, jusque-là ayant été toujours vicieuse et indomptée, allait devenir toute pure, aussitôt que Jésus-Christ se serait reposé sur elle.

Et il est bon de considérer toutes les circonstances de cette histoire, et les rapports admirables qui se trouvent entre la figure et la vérité. Les apôtres « délient » ces animaux ; ce sont en effet les apôtres qui nous ont appelés à la connaissance de Jésus-Christ, et à cette foi qui a donné ensuite de l’émulation aux juifs. C’est pourquoi on voit ici que cette ânesse suit l’ânon, parce que, lorsque Jésus-Christ s’est reposé parmi les gentils, les juifs, excités par leur exemple, ont voulu aussi embrasser la foi. Saint Paul marque cette vérité, lorsqu’il dit : « Qu’une partie des juifs est « tombée dans l’endurcissement, afin que la « multitude des nations entrât cependant dans « l’Église et qu’ainsi tout Israël fût sauvé ». (Rom 11, 25)

Pour faire voir encore que tout ce qui se passait ici était une prophétie, il ne faut que considérer toutes les paroles de cette histoire.

Car sans cela qui croirait que le Prophète se fût arrêté à parler si particulièrement « d’un petit ânon » ? Ce qui confirme encore ceci, c’est que les apôtres ne trouvent aucune résistance, lorsqu’ils veulent « délier » ces animaux : ce qui marquait que dans l’établissement de l’Église, rien ne les empêcherait de rompre les liens des gentils, et de les affranchir de l’idolâtrie : « Les disciples donc s’en étant allés, firent ce que Jésus leur avait commandé (6) ; et amenèrent l’ânesse et l’ânon, et les ayant couverts de leurs vêtements, le firent monter dessus (7) : Or, une grande multitude de peuple couvrit le chemin de ses vêtements. Les autres coupaient des branches d’arbres et les jetaient par où il passait (8). Et tout le peuple, tant ceux qui allaient au-devant de lui que ceux qui le suivaient, criaient : Hosanna, salut et gloire au Fils de David. Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur : Hosanna, salut et gloire lui soit au plus haut des cieux (9) ».

Jésus-Christ ne s’assied sur l’ânon qu’après que les apôtres l’ont couvert de leurs vêtements. Car ils se dépouillèrent eux-mêmes de bon cœur pour le revêtir. C’est ce que marque saint Paul, lorsqu’il dit : « Pour ce qui est de moi, je donnerai très volontiers tout ce que j’ai, et je me donnerai encore moi-même pour le salut de vos âmes ». (2Co 12,45) Mais considérons encore comment cet ânon, qui n’avait point été dompté, ni assujetti au frein, ne regimbe point cependant, mais se soumet paisiblement à tout ce que lui demande Celui qui le monte. Dieu nous marquait par cette figure quelle devait être l’obéissance des gentils, et comment ils devaient passer en un moment d’une vie toute déréglée à une vie sainte. C’est cette parole toute-puissante qui fait tout : « Déliez-le et amenez-le-moi ». C’est elle qui a mis l’ordre dans le dérèglement du monde, et qui a purifié les âmes impures.

3. Mais qui pourrait ne pas s’étonner de la bassesse d’esprit que les juifs témoignent. Après une multitude infinie de toutes sortes de miracles, rien ne les surprend tant que cette action. Ils admirent que tout le peuple coure après lui : « Et comme il entrait à Jérusalem, toute la ville s’émut en disant : Qui est celui-ci (10) ? Mais le peuple disait : C’est Jésus le prophète qui est de Nazareth, en Galilée (11) ». Lorsqu’ils croient élever le Sauveur, et dire quelque chose de fort considérable à sa louange, c’est alors qu’ils ne témoignent que de la bassesse. Jésus-Christ se fait rendre cet honneur par ce peuple, non parce qu’il aimait la pompe et le faste, mais pour accomplir les prophéties, et pour nous donner un modèle de vertu. Il voulait encore consoler ainsi ses apôtres, afin qu’ils crussent à sa mort qu’il ne serait outragé qu’autant qu’il voudrait, puisqu’il s’était fait rendre tous les honneurs qu’il lui avait plu pendant sa vie. Remarquez encore avec quelle exactitude le Prophète décrit toute cette histoire, et combien David et le prophète Zacharie en avaient marqué toutes les circonstances.

Imitons, mes frères, ce peuple qui reçoit aujourd’hui le Fils de Dieu en triomphe. Chantons comme lui ses louanges, et offrons-lui ce que nous avons pour l’honorer. Ce peuple donne ses vêtements, ou pour couvrir l’âne sur lequel Jésus-Christ est monté, ou pour les étendre sous ses pieds, et nous autres, nous le voyons nu lui-même en la personne de ce pauvre, sans que nous pensions à le revêtir, quoiqu’il ne soit pas besoin pour cela de nous dépouiller, mais seulement de lui donner un peu de ce que nous avons de trop. Ce peuple s’empresse pour (aire honneur à Jésus-Christ, les uns en marchant devant lui, et les autres en le suivant, et nous autres, au contraire, nous le rebutons avec mépris et avec injure lorsqu’il s’approche de nous. De quels tourments devrait être puni un outrage si horrible ?

Votre Seigneur et votre Maître se trouve réduit dans un extrême besoin, il approche de vous pour recevoir quelque assistance, et vous ne voulez pas même écouter sa prière vous le querellez, vous lui insultez, vous rendez à ses demandes si humbles, des réponses aigres et outrageuses. Si vous témoignez tant de répugnance pour lui donner seulement un peu de pain ou un peu d’argent, que feriez-vous s’il vous redemandait tout ce qu’il vous a donné ?

Vous voyez tous les jours des hommes qui veulent passer pour magnifiques, donner avec profusion des sommes immenses aux théâtres, à des femmes impudiques, et vous ne pouvez vous résoudre d’en donner à Jésus-Christ, non pas la moitié, mais la centième partie ? Le démon vous commande d’un côté de donner par vanité à ces personnes infâmes, et vous le faites, quoique vous soyez assurés de n’avoir point d’autre récompense de ces profusions que l’enfer ; Jésus-Christ vous commande de l’autre de donner aux pauvres, et vous promet le ciel même pour récompense, et non seulement vous ne le faites pas, mais vous les outragez de paroles. Vous aimez mieux obéir au démon en vous perdant, que d’obéir à Jésus-Christ en vous sauvant. Y a-t-il rien de plus déplorable que cette folie ? Le démon vous offre l’enfer, et Jésus-Christ le ciel, et vous quittez le ciel pour prendre l’enfer. Vous rebutez Jésus-Christ qui vient à vous, et vous appelez de loin le démon, afin de vous donner à lui. Ne faites-vous pas à Jésus-Christ le même outrage que vous feriez à un roi si vous le repoussiez, lorsqu’il vous offre la pourpre et la couronne, pour écouter un voleur qui vous présente une épée pour vous tuer ?

Comprenons donc notre aveuglement, mes frères. Ouvrons les yeux, quoique tard, et réveillons-nous enfin de notre sommeil. Je rougis de vous avoir parlé-si souvent de l’aumône et de n’en avoir pas retiré tout le fruit que j’en attendais. Je sais que quelques-uns ont fait quelque effort, mais on n’a pas fait encore ce que j’avais espéré. J’en vois quelques-uns semer, à la vérité, mais d’une main si resserrée, que je tremble quand je prévois quelle sera la moisson. Pour vous faire voir combien vous êtes resserrés dans vos aumônes, vous n’avez qu’à considérer dans cette ville quel est le plus grand nombre ou des riches ou des pauvres, et combien il y en a de ceux qui ne sont, ni extrêmement pauvres, ni aussi extrêmement riches, mais qui tiennent comme le milieu entre ces extrémités. Je crois que les personnes fort riches font la dixième partie de la ville, et que les gens fort pauvres font une autre dixième partie, et que le reste est entre ces deux états, c’est-à-dire, ni pauvre ni riche. Partageons donc ce nombre de personnes extrêmement pauvres dans toute la ville, et vous verrez dans ce partage quel sujet de confusion vous aurez de vos duretés. Le nombre des personnes fort riches est assez petit, mais celui des gens médiocrement riches est-très-grand, et celui des pauvres, tout à fait pauvres, est assez restreint relativement aux deux autres classes ; il s’ensuit que le nombre des gens pouvant faire l’aumône est très-considérable, et bien suffisant pour nourrir tous l-es pauvres ; et cependant, il y a tous les jours dans cette ville beaucoup de nos frères qui s’endorment le soir avant d’avoir pu apaiser leur faim ; non, je le répète, parce que nous sommes dans l’impuissance de les secourir, mais parce que notre dureté nous en ôte le désir. Car si les riches et ceux qui ont du bien médiocrement, avaient soin de partager entre eux tous les pauvres, à peine cent cinquante personnes en auraient-elles un à nourrir. Et cependant on voit les pauvres se plaindre tous les jours de leur misère au milieu de tout le monde qui les en pourrait délivrer.

Pour vous faire voir plus clairement jusqu’où va cette dureté des riches, considérez à combien de pauvres, de veuves et de vierges cette église distribue tous les jours les revenus qu’elle a reçu d’un seul riche, qui ne l’était pas même extraordinairement. Le nombre qui en est écrit sur le catalogue va jusqu’à trois mille, sans parler des assistances qu’on rend à ceux qui sont dans les prisons, de ceux qui sont malades dans les hôpitaux, des étrangers, des lépreux, de toue ceux qui servent à l’autel, de tant de personnes qui surviennent tous les jours, auxquelles elle donne la nourriture et le vêtement, sans que néanmoins ses richesses diminuent. Si seulement dix personnes riches voulaient assister ainsi les pauvres de leurs biens, on ne verrait plus un seul pauvre dans toute la ville d’Antioche.

4. Vous me direz peut-être Si nous dépensons ainsi notre bien, que laisserons-nous à nos enfants ? Vous leur laisserez au moins le fonds, et puis lé revenu si bien, dispensé, se multiplierait sans doute ; vos aumônes sont comme en dépôt dans le ciel où vous vous amassez un trésor. Que si cela vous paraît trop rude, ne donnez aux pauvres que la moitié de votre revenu, ou la troisième partie, ou si vous voulez la quatrième, ou tout au moins la dixième. Je crois que, par la miséricorde de Dieu, la ville d’Antioche est dans un tel état, qu’elle seule pourrait nourrir chaque jour tous les pauvres de dix autres villes.

Nous en ferions aisément la supputation, si la chose n’était si claire qu’elle parle d’elle-même. Car je vous prie de considérer combien chaque maison fournit d’argent tous les ans pour des taxes et pour des dépenses publiques, sans vous appauvrir pour cela, et sans presque même que vous vous en aperceviez. Si donc chaque riche voulait ainsi se taxer lui-même pour nourrir les pauvres, il ne lui faudrait que très-peu de temps pour ravir le ciel. Après cela, quelle excuse nous restera-t-il, mes frères, lorsque nous verrons en rougissant que nous aurons été infiniment plus resserrés à donner aux pauvres que les gens du monde ne l’auront été à donner à des comédiens, quoique nous fussions assurés que cette libéralité sainte nous aurait été si avantageuse ?

Quand nous devrions vivre toujours sur la terre, nous serions néanmoins obligés d’être libéraux envers les pauvres ; mais devant en sortir si tôt, et en sortir nus et dépouillés de tout, comment nous excuserons-nous de ne leur donner rien de tant de biens dont nous jouissons ? Je ne vous ordonne point de diminuer votre fonds. J’avoue néanmoins que je le souhaiterais, mais je vous y vois peu disposés. Tout ce que je vous conjure donc de faire, c’est de donner au moins de votre revenu, et de n’en rien épargner pour le serrer dans vos coffres. N’est-ce pas assez que ces revenus coulent chaque jour dans vos maisons comme une source abondante qui ne tarit point ? Faites-en donc découler aussi quelque partie sur les pauvres, et soyez de sages économes des biens que Dieu vous a donnés.

Mais je paie, me direz-vous, tant de taxe et tant d’impôts. Négligerez-vous donc à cause de cela de donner l’aumône aux pauvres, parce que personne ne vous y contraint ? Quand vos terres n’auraient rien produit, vous ne laisseriez pas de payer ces impôts sans oser même vous plaindre : et lorsque Jésus-Christ vous traite avec tant de bonté, qu’il ne vous demande de vos biens que lorsque l’année a été abondante, vous refusez non seulement dé lui en donner, mais même de lui répondre avec douceur. Après une telle dureté qui pourra jamais vous délivrer de l’enfer ? Si les peines établies par la justice séculière, vous rendent si exact à payer tous ces impôts que l’on exige ; que ne vous souvenez-vous qu’il y a d’autres peines que celles qu’on souffre en ce monde, et qui sont infiniment plus à craindre, et qu’alors on ne vous renferme point dans un cachot, mais dans un abîme d’un feu éternel ? Que ce soit donc là les premiers tributs que nous ayons soin de payer à l’avenir, puisqu’en cette occasion notre fidélité ou notre négligence doit être suivie d’une éternité de biens ou de maux. Que si vous me dites que vous avez à nourrir beaucoup de soldats, qui vous défendent contre les barbares, considérez qu’il y a une autre armée de pauvres qui vous doit défendre contre les démons. Quand vous avez soin de les assister, ils attirent sur vous par leurs prières la grâce de Dieu, ils écartent de vous ces anges de ténèbres ; ils dissipent les pièges qu’ils vous tendent, ils arrêtent leurs efforts, et ils délivrent votre âme de leur tyrannie.

5. Puis donc que ce sont là les soldats qui combattent chaque jour pour vous contre le démon, exigez de vous-mêmes un tribut pour eux, et contribuez à leur subsistance. Nous avons un Roi qui est bien plus doux que ceux du monde. Il n’exige rien par violence. Il reçoit ce qu’en lui donne, quelque peu que ce puisse être, et s’il arrive que par quelque nécessité vous demeuriez longtemps sans lui rien payer, il ne vous force point de donner ce que vous n’avez pas. Ainsi n’abusons point de sa patience. Amassons-nous un trésor non de colère, mais de grâce et de salut ; non de mort, mais de vie ; non de confusion et de tourments, mais de joie et de gloire. Il ne sera point besoin de convertir en argent ce que vous avez, ni d’en payer le transport. Il suffira que vous le donniez aux pauvres, votre Seigneur fera tout le reste. Il le transportera dans le ciel, il vous en tiendra un compte exact ; et ce sera lui-même qui aura soin pour vous de tout ce trafic qui vous doit enrichir pour jamais.

Ce que vous lui donnez n’est pas comme ce que vous donnez aux rois de la terre. Votre argent périt pour vous, lorsqu’il, est employé pour faire subsister les soldats ; mais il vous demeurera tout entier et avec usure. Ce que vous donnez pour les impôts ne vous revient plus ; mais ce que vous donnez aux pauvres est toujours à vous, et vous le retrouverez avec un gain, non seulement temporel, mais même spirituel. En payant les tributs vous vous acquittez d’une dette, mais en donnant aux pauvres, vous mettez votre argent à rente. Dieu vous en passe le contrat lui-même, et il vous dit : « Celui qui a pitié du pauvre, prête à Dieu son argent ». (Pro 19,16)

Quoiqu’il soit Dieu et le Seigneur de tout le monde, il n’a pas dédaigné toutefois de nous donner des gages, des témoins et des promesses. Ces gages sont le bien qu’il nous fait en cette vie, et tant de grâces temporelles et spirituelles, qui sont comme les arrhes et les prémices des biens à venir.

Comment donc pouvez-vous différer un si heureux commerce, vous qui avez déjà tant reçu’ de Celui à qui vous confiez votre argent, et qui espérez, d’en recevoir encore plus à l’avenir ? Avez-vous bien pensé à ce qu’il vous a déjà donné ? Il a formé votre corps, il a créé votre âme ; il vous a honoré du don de la raison et de l’intelligence. Il vous a donné l’usage de tout ce qui se voit sur la terre. Il vous a fait la grâce de le connaître. Il vous a donné son propre Fils, et l’a livré à la mort pour vous. Il vous a ouvert dans le baptême la source de tous les biens. Il vous a préparé une table sainte, il vous a promis un royaume et des richesses incompréhensibles. Après tant de biens qu’il vous a faits, et tant d’autres qu’il veut vous faire, vous craignez de lui donner un peu d’argent ? Méritez-vous après cela qu’il vous regarde ?

Quelle excuse alléguerez-vous ? Direz-vous que lorsque vous considérez vos enfants, vous ne pouvez vous empêcher d’être retenu dans vos aumônes ? Que n’accoutumez-vous, au contraire, vos enfants à cette, usure sainte et spirituelle dont je vous parle ? N’est-il pas vrai que si vous aviez une rente sur une personne bien riche, et qui aurait de l’affection pour vous, vous aimeriez infiniment mieux la laisser à vos enfants qu’un argent comptant, parce qu’ils seraient assurés d’être bien payés, sans avoir besoin de retirer leur fonds, et de le placer ailleurs ? Laissez-donc à vos enfants Dieu même pour débiteur, et qu’il leur soit redevable d’une grande somme. Vous avez soin de ne point vendre vos terres afin de les laisser à vos enfants, et que le revenu leur en demeure, et vous craignez de leur laisser une rente, dont les arrérages passent le revenu de toutes les terres, et dont le fonds est aussi assuré que Dieu même ? Ne faut-il pas avoir perdu la raison pour agir de la sorte, lorsque surtout, laissant à vos enfants le contrat de cette rente, vous l’emportez en même temps avec vous ? Car c’est le propre des choses spirituelles de se multiplier ainsi, et de suffire en même temps à plusieurs.

Enfin, mes frères, ne demeurons point pauvres et misérables par notre faute. Ne soyons point cruels et inhumains envers nous-mêmes. Entreprenons de grand cœur ce trafic si louable et si utile, afin que nous en recueillions le fruit après notre mort, qu’il passe encore à nos enfants, et qu’il nous fasse jouir de ces biens ineffables, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

ANALYSE.

  • 1 et 2. Jésus fait comprendre aux Juifs qu’elle est leur ingratitude et combien ils seront punis par la parabole du propriétaire qui a planté une vigne.
  • 3-5. De l’amour des faux plaisirs de cette vie. – Description des maux que nous y souffrons. – Comparaison des gens du monde avec les religieux et les solitaires. – Éloge des moines qui vivaient dans les montagnes du voisinage d’Antioche.

1. Jésus-Christ découvre beaucoup de choses par cette parabole. Il fait voir aux Juifs avec quel soin la providence de Dieu a toujours veillé sur eux ; qu’elle n’a rien omis de tout ce qui pouvait contribuer à leur salut ; qu’ils ont toujours été portés à répandre le sang ; qu’après qu’ils ont tué si cruellement les prophètes, Dieu, au lieu de les rejeter avec horreur, leur avait envoyé son propre fils. Il leur marque encore par cette figure qu’un même Dieu était l’auteur de l’Ancien et du Nouveau Testament : que sa mort produirait des effets admirables dans le monde ; qu’ils devaient attendre une terrible punition de l’attentat par lequel ils allaient le faire mourir sur une croix. Que les gentils seraient appelés à la connaissance du vrai Dieu, et que les Juifs cesseraient d’être son peuple. C’est pourquoi il ne leur marque toutes ces choses qu’après qu’il leur a dit cette parabole, pour leur faire mieux comprendre que leur crime était si énorme qu’il était indigne de tout pardon, puisque, malgré tout ce que Dieu avait fait pour leur salut, les publicains et les femmes de mauvaise vie s’élevaient beaucoup au-dessus d’eux dans le royaume de Dieu.

Mais considérez, mes frères, d’un côté la vigilance du maître de la vigne, et de l’autre la paresse et la lâcheté des serviteurs. Il fait lui-même la plus grande partie de ce que ces serviteurs devaient faire eux-mêmes. Il plante sa vigne, il l’environne d’une haie, et fait tout le reste. Il ne leur laisse à faire que fort peu de choses, c’est-à-dire à entretenir cette vigne et à conserver en bon état ce qui leur avait été confié. Car nous voyons par le rapport de l’Évangile que ce Maître si sage n’avait rien omis. Tout était préparé avec un soin admirable ; et cependant tant de soins et tant de préparations ont été entièrement inutiles. Lorsque les Juifs furent délivrés si divinement de l’Égypte, Dieu leur donna une loi, il leur bâtit une ville, il leur dressa un temple, il leur établit un autel, et il s’en alla « dans un pays éloigné », c’est-à-dire qu’il usa envers eux d’une longue patience, parce que Dieu ne punit pas les pécheurs aussitôt qu’ils sont tombés dans le crime. Ainsi ce long éloignement marque sa douceur et sa longue patience : « Il leur envoya ses serviteurs », c’est-à-dire ses prophètes, « pour exiger d’eux le fruit », c’est-à-dire des témoignages de leur fidélité et de leur obéissance par leurs œuvres. Mais ils agissent comme les plus ingrats et les plus méchants de tous les hommes.

Après tant de grâces et tant de faveurs, non seulement ils ne rendent point de fruit, ce qui néanmoins était une négligence et une paresse insupportable, mais ils traitent même outrageusement ceux qui leur viennent demander. N’ayant rien à donner à leur Maître qui exigeait d’eux si justement le fruit de leur vigne, ils ne devaient pas au moins se fâcher contre lui, ni s’emporter d’une si étrange colère contre tous ses serviteurs. Ils devaient plutôt avoir recours aux prières et aux larmes pour fléchir leur Maître. Cependant, non seulement ils se mettent en colère, parce qu’on leur demande ce qu’ils devaient, mais ils trempent même leurs mains cruelles dans le sang des innocents. Ils font souffrir aux autres les peines qu’on leur devait faire souffrir à eux-mêmes : « Tous ces serviteurs, qu’on leur envoie en divers temps » par deux ou trois diverses fois, ne font qu’irriter leur malice ; et ce qui montrait un excès de douceur dans le Maître, fit voir un excès de dureté « dans ses ouvriers ». Vous me direz peut-être pourquoi n’envoya-t-il pas d’abord son Fils propre ? C’était afin que ce qu’ils avaient déjà osé faire leur ouvrît les yeux, qu’ils reconnussent leur crime, et que ce désaveu des indignités commises contre les serviteurs, les disposât à recevoir le Fils avec le respect qui lui était dû.

On pourrait encore donner d’autres raisons ; mais je ne m’y arrête pas pour me hâter d’expliquer la suite. Que veut dire cette parole « Ils auront du respect au moins pour mon Fils » ? Il ne parle pas de la sorte comme ignorant la manière dont ils devaient le recevoir, mais pour faire mieux voir l’excès d’un crime qui était indigne de tout pardon. Car il savait trop assurément que s’il l’envoyait parmi eux, ces méchants le tueraient. Il dit donc : « Ils auront du respect au moins pour mon Fils » pour marquer ce qu’ils devaient faire ; parce qu’il est visible qu’il leur convenait d’avoir ce sentiment de respect. C’est ainsi qu’il parle au prophète Ézéchiel : « Parlez-leur pour voir s’ils vous écouteront (Eze. 2) » ; non qu’il ignorât qu’ils ne l’écouteraient jamais, mais pour empêcher quelques impies de dire que c’était cette prédiction inévitable de Dieu qui forçait ce peuple à demeurer dans son opiniâtreté. C’est la raison pour laquelle Dieu parle ici de la même manière, et comme s’il doutait : « Ils auront peut-être du respect pour mon Fils ». Car s’ils s’étaient conduits si criminellement envers les serviteurs, leur respect pour le Fils aurait au moins dû les retenir.

Que font-ils donc lorsqu’ils l’aperçoivent ? Au lieu de courir à lui, de se prosterner devant lui pour lui demander pardon de leurs excès, ils en commettent encore de plus horribles. C’est ce que Jésus-Christ leur disait par ces paroles : « Emplissez la mesure de vos pères ». (Mat 23,32) Et les prophètes leur faisaient aussi ce reproche « Vos mains sont pleines de sang. Ils mettent le sang avec le sang ». (Isa 1,15) Et ailleurs : « Ils baptisent Sion en versant le sang ». (Ose 4,2) Ce commandement si formel de Dieu, « vous ne tuerez point (Mic 3,1) », ne les retient pas. Tant d’autres observances que la loi leur commandait pour les empêcher de tomber dans l’homicide ne les touchent point. Et ils se confirment dans leur cruauté par une accoutumance détestable. Que disent-ils donc, « lorsqu’ils aperçoivent ce Fils ? Allons, tuons-le », disent-ils. Pourquoi ! Qu’ont-ils à lui reprocher ! Quel mal leur a-t-il fait en la moindre chose ? Est-ce parce qu’il les a si particulièrement honorés, et qu’étant Dieu il s’est fait homme pour eux ? Est-ce parce qu’il a fait une infinité de merveilles, qu’il leur a pardonné leurs péchés, et qu’il les invite à son royaume ?

2. Mais voyez de quelle folie ils accompagnent leur impiété, et combien la raison qu’ils allèguent pour le tuer est déraisonnable : « Tuons-le », disent-ils, « afin que l’héritage soit à nous ». Et où le veulent-ils tuer ? Hors de la vigne. Ainsi vous voyez que Jésus-Christ marque jusqu’au lieu même où on le devait faire mourir : « Ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent ». (Luc 20,14) Saint Luc marque que c’est Jésus-Christ qui déclara lui-même le supplice qu’on tirerait de ces vignerons, et qu’ils lui répondirent : « Non, que cela n’arrive pas ». Et que Jésus-Christ autorisa ce qu’il leur disait par l’oracle d’un prophète : car, les ayant regardés, il leur dit : « Pourquoi est-il donc écrit : la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de l’angle ? Celui qui se laissera tomber sur cette pierre, se brisera, et elle écrasera celui sur lequel elle tombera ». (Psa 78,21)

Saint Matthieu marque que ce furent les Juifs eux-mêmes qui prononcèrent leur arrêt. – Et l’on ne doit pas dire qu’il y ait ici aucune contradiction, il est probable que l’une et l’autre version sont vraies. Lorsque les Juifs se furent aperçus, après avoir rendu eux-mêmes cette sentence, que cette parabole les regardait, ils voulurent se rétracter, et Jésus-Christ leur fit voir par le Prophète que cela serait de la sorte. Mais comme la vocation des gentils pouvait leur donner un prétexte de le calomnier, il ne la leur énonce pas clairement. Il use à dessein de termes couverts et obscurs, en disant « qu’il donnerait cette vigne à d’autres ». Il avait affecté de se servir d’une parabole, afin qu’ils se condamnassent eux-mêmes. C’est ainsi que Dieu traita autrefois David, lorsqu’il lui fit prononcer son arrêt par lui-même dans la parabole de Nathan. Il ne faut point d’autre preuve de la justice de ce châtiment, que de voir les coupables s’y condamner les premiers.

Et pour montrer en même temps que ce ne serait pas seulement la justice qui attirerait sur les gentils une faveur qu’ils méritaient si peu, et que le Saint-Esprit avait prédit cette grâce longtemps auparavant, Jésus-Christ rapporte cette prophétie : « N’avez-vous jamais lu cette parole dans les Écritures : la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de l’angle ; c’est le Seigneur qui l’a fait, et nos yeux le voient avec admiration (42) » ? Jésus-Christ montre de plusieurs manières qu’il rejetterait les Juifs à cause de leur incrédulité, et qu’il appellerait les gentils à la foi de l’Évangile. C’est ce qu’il avait déjà fait voir par la femme chananénne ; par cet ânon sur lequel personne n’avait encore monté, par le centenier, et par beaucoup d’autres paraboles qui prouvent la même chose que celle-ci. Il ajoute pour ce sujet : « C’est le Seigneur qui l’a fait, et nos yeux le voient avec admiration » ; marquant ainsi que les gentils qui croiraient, et que ceux d’entre les Juifs qui seraient fidèles, ne seraient qu’une même chose, quoiqu’auparavant il y eût entre eux une si prodigieuse différence. Et, pour leur apprendre qu’il n’y aurait rien dans ce changement si étrange qui fût opposé à Dieu, qui ne lui fût au contraire très-agréable, qui ne fût miraculeux et digne d’étonnement, il ajoute : « C’est le Seigneur qui l’a fait ». Il se donne à lui-même le nom « de pierre » ; et il appelle les Juifs architectes. C’est ce qu’Ézéchiel exprime lorsqu’il dit : « Ils bâtissent une muraille et la crépissent sans art ». (Eze 13,1) Comment ont-ils « rejeté » Jésus-Christ, sinon en disant : « Cet homme n’est pas de Dieu, cet homme séduit le peuple ». Et ailleurs : « Vous êtes un samaritain et vous êtes-possédé du démon » ? (Jn 7,8, 9)

Il leur fait voir ensuite que la punition que Dieu leur infligerait, ne se terminerait pas seulement à être rejetés de lui ; il marque les autres peines qu’ils doivent attendre. « C’est pourquoi je vous déclare que le royaume de Dieu vous sera ôté, et qu’il sera donné à un peuple qui en produira les fruits (43). Celui qui se laissera tomber sur cette pierre s’y brisera, et elle écrasera celui sur qui elle tombera (44) ». Il marque ici une double ruine des Juifs. La première, qui aurait lieu en ce qu’ils seraient scandalisés de Jésus-Christ, ce qui est marqué par ce mot : « Celui qui se laissera tomber sur cette pierre » l’autre en ce qu’ils seraient captifs ; celle-ci est exprimée par ce mot : « Elle écrasera celui sur qui elle tombera », ce qui marque la captivité et la misère horrible dans laquelle ils devaient vivre jusqu’à la fin du monde. On peut aussi remarquer en passant que ces paroles : « Elle écrasera celui sur qui elle tombera », marquent sa résurrection. Nous voyons dans le prophète Isaïe que Dieu fait un reproche à sa vigne, au lieu que Jésus adresse ici ces reproches au prince du peuple. Il dit là : « Que devais-je faire à ma vigne que je n’aie point fait » ? (Isa 5,2) Et il lui dit par un autre prophète : « Que vous ai-je fait, et que vos pères ont-ils trouvé de mal en moi » ? (Jer 2,5) Et ailleurs : « Mon peuple, que vous ai-je fait, et en quoi vous ai-je offensé » ? (Mic 6,3) Marquant par tous ces endroits leur ingratitude étrange qui leur avait toujours fait rendre le muai pour le bien et les plus grands outrages pour les faveurs dont Dieu les comblait.

Mais Jésus-Christ parlé ici avec beaucoup plus de force. Car ce n’est plus lui qui dit « Que devais-je faire que, je n’aie point fait » ? Mais il les contraint de prononcer cette sentence contre eux-mêmes, et d’annoncer que ce Maître n’avait rien omis de tout ce qu’il devait faire à ces ouvriers ingrats. Car lorsqu’ils disent : « Il perdra ces méchants comme ils le méritent, et louera sa vigne à d’autres vignerons », ils se condamnent de leur propre bouche. C’est le reproche que leur fit le bienheureux martyr Étienne, et qui les frappa si vivement, lorsqu’il les accusait d’avoir toujours été ingrats envers Dieu, et de n’avoir payé que de contradictions et de murmures toutes les grâces qu’il leur avait faites. Tous ces témoignages, prouvaient clairement que c’étaient ceux mêmes qui étaient punis qui s’attiraient ces supplices, et qu’il n’en fallait point rejeter la cause sur Dieu qui les punissait. C’est ce que Jésus-Christ promet par cette parabole et par une double prophétie ; l’une de David et l’autre de lui-même. Que devaient donc faire les Juifs, eu écoutant toutes ces choses ? Ne devaient-ils pas se jeter aux pieds de Jésus-Christ pour l’adorer ? Ne devaient-ils pas admirer les soins qu’il avait toujours témoigné, et qu’il témoignait encore pour eux ? Et si cela n’était pas assez fort pour les toucher, la crainte de tant de punitions ne devait-elle pas les retenir ? Cependant rien ne leur sert.

« Les princes des prêtres ayant entendu ces « paraboles, connurent bien que c’était d’eux qu’il parlait (45). Et voulant se saisir de lui, ils appréhendèrent le peuple, parce qu’il en était considéré comme un prophète (46) »

Ils comprirent enfin que tout ce discours les regardait. Quelquefois, lorsqu’ils se saisissaient de Jésus-Christ, il passait au milieu d’eux sans en être vu ; et quelquefois, sans se cacher, il se contentait de réprimer en-eux-mêmes le désir qu’ils avaient de le perdre. Ce qui faisait dire par admiration : « N’est-ce pas là ce Jésus qu’ils cherchent pour le faire mourir ? Il parle hardiment en public, et ils ne lui disent mot ». (Jn 7,26) Mais ici, comme la crainte du peuple les retenait assez d’elle-même, il ne voulut point faire d’autre miracle ni se rendre invisible comme autrefois. Car il voulait toujours, le plus qu’il lui était possible, agir en homme, afin de mieux établir la foi de son incarnation. Cependant, ni le respect de tout ce peuple pour le Sauveur, ni toutes les paroles de Jésus-Christ, ni tous les oracles des prophètes, ni le jugement que les autres portaient d’eux, ni celui qu’eux-mêmes avaient prononcé contre eux, n’ont pu les empêcher de devenir les ennemis et les meurtriers de Jésus-Christ ; tant l’avarice, l’ambition, et l’attache aux choses de la terre étaient enracinées dans leur cœur.

3. Apprenez de là, mes frères, que rien ne fait tomber les hommes d’une chute plus déplorable que l’amour des choses présentes, et que rien au contraire ne nous fait jouir plus paisiblement des biens de cette vie et de ceux de l’autre, que le mépris que nous témoignons de tout ce qui est ici-bas : « Cherchez », dit Jésus-Christ, « le royaume de Dieu, et le reste « vous sera donné comme par surcroît ». (Mat 6,33) Quand il ne nous aurait pas fait cette promesse, nous n’aurions pas dû néanmoins nous mettre en peine des biens de la terre. Mais que devons-nous craindre maintenant, puisqu’en cherchant ceux du ciel, nous devons encore obtenir ceux d’ici-bas ? Cependant nous voyons tous les jours des personnes incrédules qui, aussi insensibles que les pierres, quittent les vrais plaisirs pour s’attacher à ceux qui n’en ont que l’ombre. Car quel plaisir solide y a-t-il dans cette vie ? J’ai résolu aujourd’hui de vous parler avec liberté. Je vous prie de le souffrir, et je vous ferai voir clairement, si je ne me trompe, que ces bienheureux solitaires qui sont crucifiés au monde et dont la vie inspire tant d’horreur, ont incomparablement plus de plaisir que ceux qui vivent dans la vie la plus molle et la plus sensuelle.

Je n’en prendrai point d’autres témoins que vous-mêmes, puisque souvent, lorsque vous êtes environnés de périls, vous souhaiteriez d’être morts, et que dans cet abattement où vous vous trouvez, vous appelez mille fois heureux ceux qui vivent sur les montagnes et dans le fond des déserts, sans être engagés dans le mariage, ni dans les affaires du monde. Je sais que les artisans même, que les gens d’épée, que ceux qui vivent de leurs revenus sans aucun embarras d’affaires, et qu’enfin ceux qui passent le jour et la nuit au théâtre, ont souvent été de ce sentiment. Quoique ces personnes semblent parfaitement heureuses, quoiqu’elles paraissent vivre dans toutes sortes de délices, et que leurs divertissements se succèdent les uns aux autres, il est certain néanmoins qu’elles trouvent bien du fiel et de l’amertume au milieu de tous ces plaisirs. Si un homme par exemple se trouve malheureusement engagé dans l’amour d’une comédienne, il souffrira plus qu’on ne souffre ni dans la guerre, ni dans les voyages, ni dans une ville qui est assiégée.

Mais pour ne point entrer dans ces œuvres de ténèbres, laissons le souvenir de ces maux à ceux qui ont été assez malheureux pour les éprouver, et considérons ce qui se passe dans la vie des hommes de quelque condition qu’ils puissent être. Vous verrez que leur état est aussi, différent de celui des solitaires, qu’un port tranquille et assuré l’est de la pleine mer au milieu de la tempête. Car je vous prie de considérer quel est leur bonheur, premièrement par le lieu qu’ils ont choisi pour leur demeure. Ils ont renoncé pour jamais au bruit des villes et de toutes les places publiques. Ils ont préféré à ces lieux pleins de tumulte le silence affreux des montagnes les plus reculées. Ils n’ont plus aucun commerce avec le monde. Rien de tout ce qui est sur la terre ne les inquiète plus. Ils ne sont plus exposés ni aux soins et aux peines de la vie, ni aux pertes qui accompagnent les richesses, ni aux ressentiments de la jalousie, ni à la violence d’un amour impur, ni enfin à toutes les autres passions qui rendent misérables ceux qu’elles possèdent. Ils ne vivent plus que pour le ciel où ils sont déjà en esprit, et ils se préparent dès ici par avance à ce royaume éternel. Ils s’entretiennent dans une solitude et une paix profonde avec les montagnes et les vallées, les fontaines et les ruisseaux et par-dessus tout avec Dieu, auquel ils parlent sans cesse dans leurs prières. Leur cellule est une demeure de silence-et de paix. Leur âme, dégagée du poids des vices et des maladies des passions, est toujours libre et légère, et elle s’élève en haut comme l’air le plus pur et 1e plus serein.

Toute leur occupation est semblable à cette d’Adam avant son péché, lorsqu’étant revêtu de gloire, il parlait familièrement à Dieu et demeurait dans ce paradis rempli de délices. Car quelle différence y a-t-il entre ces solitaires et Adam, lorsque, avant sa désobéissance, Il était dans ce jardin délicieux pour y travailler ? Il n’avait alors aucun soin de la vie comme ces bienheureux solitaires n’en ont point, il s’entretenait avec Dieu dans la joie d’une conscience pure, et ceux-ci le font avec d’autant plus de liberté et de confiance, que la grâce de Jésus-Christ, dont le Saint-Esprit les remplit, est plus grande que celle d’Adam. Vous devriez avoir vu vous-mêmes ce que nous disons, et en être plutôt les témoins que les auditeurs. Mais puisque vous négligez de le faire, et que cette occupation continuelle et ce tumulte de la ville ne vous le permet jamais, nous nous trouvons réduits à suppléer en quelque sorte à cela par nos paroles, et nous sommes même contraints de nous borner dans ce dessein, et de vous représenter seulement une partie de ce que font ces saints hommes, parce qu’il serait impossible de décrire ici toute leur vie.

On voit donc ces lumières du monde se lever au point du jour, ou plutôt avant le jour, tenir leurs esprits et leurs pensées élevées en Dieu avec un cœur ardent et une âme libre et dégagée, une vigilance modeste, et une attention respectueuse. L’ennui, les soins, les maux de tète, la pesanteur du corps, la distraction des affaires ne les importunent jamais. Ils sont sur la terre comme les anges sont dans le ciel. Ils vont tous ensemble composer un chœur sacré, pour chanter avec une sainte allégresse et d’un commun accord des hymnes et des cantiques à Dieu, faisant voir sur leur visage la joie qu’ils ressentent dans leur cœur. Ils louent le Seigneur commun de tous, et lui rendent avec ferveur de très-humbles actions de grâce pour toutes les faveurs générales et particulières dont sa bonté comble les hommes. Nous venons de comparer cette vie avec celle d’Adam dans le paradis. Mais nous ne craignons pas maintenant de la comparer avec celle des anges mêmes, puisqu’ils que font clans le ciel que ce que ces saints hommes font sur la terre. Car ils chantent toujours comme ces esprits bienheureux : « Gloire soit à Dieu au plus haut des « cieux, et que la paix soit sur la terre et la « bonne volonté aux hommes ».

On ne leur voit point de ces habits qui traînent par terre, que la mollesse ou la vanité des hommes a inventés, Ils imitent dans le vêtement ces grands hommes d’autrefois, ces anges visibles sur la terre, ces bienheureux pères des solitaires, Élie, Élisée, et saint Jean-Baptiste. Les uns ont des habits de poil de chèvres, les autres de poil de chameaux, les autres se contentent de peaux et de cuirs assez usés.

Après avoir fini leurs saints cantiques, ils mettent les genoux en terre, ils prient Dieu à qui ils viennent d’offrir leurs hymnes, et lui demandent des grâces qui ne viennent pas même dans la pensée des gens du monde. Car ils ne lui demandent jamais rien de tout ce qui périt ici-bas ; ils en ont trop de mépris pour en faire le sujet de leurs prières. Ils prient Dieu dans leurs oraisons ferventes, de leur faire la grâce de paraître un jour avec une sainte confiance devant son tribunal terrible, lorsqu’il jugera les vivants et les morts ; et ils le conjurent que personne d’entre eux n’entende cette parole foudroyante : « Je ne vous connais point ». Ils lui demandent la grâce de passer cette vie pénible avec une conscience pure et dans la pratique des bonnes œuvres, et d’être assistés de son esprit parmi les tempêtes auxquelles elle est exposée. Leur père et l’abbé qui les gouverne président à cette oraison ; et, se levant ensuite après ces saintes prières, ils vont, lorsque le soleil commence à paraître, chacun à son ouvrage particulier, d’où ils retirent de grandes sommes d’argent pour la nourriture des pauvres.

4. Que diront ici ceux qui passent leur vie à entendre des vers infâmes et à voir des spectacles diaboliques ? Je rougis de vous parler de ces choses, mais votre faiblesse me réduit à cette fâcheuse nécessité. C’est ainsi que saint Paul disait aux fidèles : « Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, faites-les maintenant servir à la piété et à la justice pour mener une vie sainte ». (Rom 6,19) Comparons donc ensemble deux choses entièrement dissemblables. Une troupe de femmes prostituées et de jeunes hommes corrompus qui paraissent sur un théâtre avec cette assemblée si sainte de ces bienheureux solitaires. Et puisque les hommes du monde ne cherchent au théâtre que plaisir, voyons s’ils y en trouvent davantage que ces solitaires dans leurs déserts. Pour moi, je vous avoue que, jetant les yeux sur ces deux troupes, il me semble que j’entends d’un côté un concert d’anges qui font de la terre un paradis, et que je vois de l’autre une multitude de pourceaux qui crient confusément et qui se roulent dans la boue.

Jésus-Christ parle par la bouche des uns, et le démon par celle des autres. Ceux-ci soutiennent leurs voix impures par le bruit des hautbois et des instruments de musique : niais les autres sont soutenus par la grâce du Saint-Esprit, qui se sert de leur langue pour faire une harmonie plus douce que celle des hampes et des luths. Le plaisir dont ils jouissent dans ces concerts sacrés est st pur et si divin, qu’il n’est pas possible de le faire concevoir à des personnes toutes plongées dans la fange. Je souhaiterais de tout mon cœur de faire voir à quelqu’un de ces jeunes gens si corrompus la troupe de ces saints solitaires. Je n’aurais pas besoin de lui parler davantage. Néanmoins, quoique je parle à des personnes noyées dans le vice, il faut faire quelque effort pour les tirer de cet abîme et les élever au-dessus d’eux-mêmes. Voyons donc ce qui se passe dans ce théâtre, et nous trouverons qu’il semble que ces gens aient été ingénieux pour inventer tout ce qui pouvait les perdre sans ressource. Comme si ces femmes impudiques n’étaient pas assez capables de les corrompre par leur seule venue, ils ont voulu qu’elles y mêlassent encore leur voix. Ainsi, le chant de ces malheureuses allume les passions les plus criminelles, et celui de ces saints solitaires a une vertu admirable pour les éteindre.

Après la vue et la voix, il y a encore un troisième piége, qui est la magnificence des habits. Et comme elle plaît d’une part aux yeux impudiques, elle blesse de l’autre les yeux des pauvres qui voient cette pompe avec indignation. Et s’il se trouve parmi les spectateurs un homme pauvre, qui vive dans l’obscurité et dans le mépris, il dit en lui-même : Des femmes perdues et des hommes infâmes, des fils de palefreniers et peut-être même des fils d’esclaves, paraissent ici avec un air et une magnificence de princes, et nous, qui sommes nés libres, de parents libres, et qui subsistons par un honnête travail, nous ne paraissons rien au prix de ces malheureux. Ainsi ils s’en vont tout tristes et tout confus.

La vue de ces saints solitaires ne fait point cette impression sur les hommes, et elle en fait plutôt une toute contraire. Car lorsqu’on y voit les enfants des personnes les plus riches et les plus illustres, porter des habits que le dernier des pauvres dédaignerait de regarder, et trouver sa joie et sa satisfaction dans cette pauvreté extrême, les pauvres y apprennent à se consoler dans tous leurs besoins, et les riches à être plus retenus et plus modérés dans leurs richesses.

Quand ces femmes impudiques paraissent sur le théâtre avec tant d’éclat, ces pauvres soupirent en se souvenant de ce qu’ils voient chez eux, et les riches en reçoivent mie plaie mortelle. L’habit, la voix, le regard, la démarche, et tout l’extérieur efféminé de ces courtisanes pénètre jusqu’au fond de leur cœur. Et comme ils retournent chez eux, l’esprit plein de ce qu’ils ont vu au théâtre, ils n’ont souvent que des rebuts et des dégoûts pour leurs femmes. C’est ce qui produit les disputes, les querelles et les inimitiés, qui quelquefois ont causé même la mort. La vie leur devient insupportable, et ils ne voient plus que dés défauts dans leurs femmes et dans leurs enfants. Enfin le désordre se met tellement dans une maison, qu’il est capable de la renverser.

On n’éprouve point ce malheur, lorsque l’on considère les troupes de nos saints solitaires. La femme est surprise de voir dans son mari, lorsqu’il retourne de leurs déserts, un renouvellement de douceur et de modestie, un éloignement de tous les plaisirs déshonnêtes, et une humeur plus facile et plus douce qu’à l’ordinaire. Ce sont là les effets contraires de ces deux assemblées si différentes. L’une est la source de tous les maux, et l’autre de tous les biens. L’une change les agneaux en loups et l’autre les loups en agneaux. Vous me direz peut-être que la vie de ces solitaires est bien triste, et que toute la joie en est bannie. Mais je vous demande s’il y a rien au monde de plus agréable que de n’être jamais troublé d’aucune passion, de n’être point agité d’ennui, d’inquiétude et de tristesse ? Comparons, si vous voulez, le divertissement du théâtre avec l’avantage qu’on reçoit de voir ces âmes saintes qui mettent leur joie à louer Dieu. L’un ne dure que jusqu’au soir, et laisse ensuite un aiguillon et un remords de conscience qui pique l’âme jusques au vif. L’autre demeure dans le fond du cœur, et y produit d’admirables fruits. Ceux qui ont vu ces saints solitaires, en reviennent l’esprit tout rein pli de la gravité et de la modestie de leur visage, de la beauté champêtre de leur désert, de la douceur de leur conversation, de la pureté de leur vie, et de cette harmonie divine de leurs langues et de leurs cœurs, lorsqu’ils chantent les louanges de Dieu. C’est pourquoi ceux qui aiment cette vie sainte, et qui la considèrent comme un port tranquille, fuient tous les tumultes du siècle, comme des écueils et des tempêtes.

Mais ceux qui voient ces saints ne sont pas seulement touchés et édifiés de leurs chants et de leurs prières, ils le sont encore de l’ardeur avec laquelle ils lisent les livres saints. Aussitôt qu’ils sont sortis de leurs saintes assemblées, l’un s’entretient avec Isaïe, l’autre avec les apôtres, un autre voit les écrits de quelque autre auteur, un autre s’occupe l’esprit de la grandeur et de la sainteté de Dieu, de la beauté de ses créatures visibles et invisibles, de la bassesse de cette vie, et de l’éternelle félicité que Dieu nous promet.

5. Ainsi ils se nourrissent toujours d’une excellente nourriture, non de la chair des animaux de la terre, mais de la parole de Dieu qui est plus douce que ce miel dont Jean-Baptiste se nourrissait dans le désert. Ce ne sont point des abeilles sauvages qui ont recueilli ce miel sur les fleurs, et qui en ont ensuite rempli leurs ruches. C’est la grâce du Saint-Esprit même qui répand ce miel dans leurs cœurs, comme dans des vases préparés, et qui leur permet toutes les fois qu’ils le veulent d’en goûter la douceur ineffable et de s’en nourrir. Ils sont eux-mêmes des abeilles saintes. Ils volent çà et là avec un plaisir chaste et spirituel dans tous ces livres sacrés, et ils en retirent un miel excellent. Si vous voulez comprendre plus clairement quelle est la douceur de cette nourriture divine, approchez-vous d’eux, et vous verrez qu’ils ne respireront au-dehors que l’odeur de cette nourriture céleste dont ils sont remplis au dedans.

Leur bouche n’est jamais ouverte ni aux discours déshonnêtes, ni aux paroles aigres, ni aux disputes. Il n’en sort rien qui ne soit digne du ciel. La bouche des gens du monde toujours agités de la furie de leurs passions, qui n’ont que le vice et le désordre dans le cœur, est semblable à ces égouts et à ces amas de fange et de boue. Mais celle de ces saints solitaires est comme une source très-vive et très-pure qui coule le lait et le miel. Si vous trouvez étrange que je compare la bouche des personnes du monde à des choses si honteuses et si sales, sachez au contraire que je les épargne beaucoup, et que l’Écriture va bien plus loin, lorsqu’elle dit : « qu’ils ont sur leurs lèvres un venin d’aspics, et que leur gosier est comme un sépulcre toujours ouvert ». (Psa 14,7) Les lèvres de nos saints solitaires sont bien différentes de celles-là, puisqu’elles ne respirent qu’une odeur très agréable. Vous voulez que jusqu’ici je n’ai représenté dans ces solitaires que le bonheur, dont ils jouissent en cette vie. Car qui peut exprimer ces délices éternelles que Dieu leur prépare en l’autre ? Qui peut seulement comprendre ce repos si désirable, ce bonheur si incompréhensible, et ces biens si inestimables dont ils jouiront alors ? Je ne doute pas que quelques-uns d’entre vous ne soient touchés de ce que je dis, et que vous ne conceviez quelque amour pour cette vie, lorsque nous tâchons de vous la dépeindre telle qu’elle est. Mais quel avantage retirerez-vous si ce feu que j’allume ne brûle dans votre cœur qu’autant de temps que vous êtes dans l’église, et s’il s’éteint aussitôt que vous en sortez ? Pour prévenir donc ce mal, et pour empêcher que ce désir ardent ne se refroidisse, allez vous-mêmes voir ces anges de la terre, afin qu’il s’échauffe encore davantage par cette vue. Car un si saint spectacle fera sans doute plus d’impression sur vos esprits que but ce que je vous en pourrais dire.

Ne me dites point : avant que de partir, il faut que j’en parle à ma femme, et que je mette ordre à quelques affaires, par ce retard est une marque de l’indifférence que vous avez pour ces choses. Souvenez-vous que dans l’Évangile un homme n’a désiré qu’un peu de temps pour pouvoir donner ordre à sa famille, et que Jésus-Christ ne le lui a pas permis. Que dis-je, pour donner ordre à sa famille ? (Luc 9,60) Un autre disciple ne voulant qu’ensevelir son père, Jésus-Christ ne le lui accorda pas ; et cependant il n’y a point de devoir de la piété chrétienne qui paraisse si nécessaire que d’ensevelir un père mort. D’où vient donc que Jésus-Christ n’accorde pas ce temps si court, sinon parce qu’il sait que le démon veille toujours pour nous tenter et pour chercher une entrée dans notre cœur, et que s’il peut nous Faire différer le moins du monde nos bonnes résolutions, il saura bien les détruire ensuite ? C’est pourquoi le sage nous donne cet avis si important : « Ne différez point de jour en jour ». (Sir 5,7 ; 18, 21) Car c’est ainsi que vous réglerez mieux toutes choses, et que vous apporterez un meilleur ordre aux affaires de votre famille : « Cherchez premièrement », dit Jésus-Christ, « le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces autres choses vous seront données comme par surcroît ». (Mat 6,33) Si nous prenons garde avec tant de soin que ceux qui négligent leurs propres affaires pour se charger des nôtres, ne manquent de rien ; combien plus Dieu pourvoira-t-il à toutes choses, lorsque nous serons à, lui ; puisque lors même que nous n’y sommes point, il ne laisse pas de veiller sur nous avec une bonté si particulière ? Ne vous inquiétez donc plus de tout ce qui vous regarde, mais déchargez sur la bonté de Dieu tous ces soins. Votre vigilance ne peut être que la vigilance d’un homme, mais Dieu veille sur vous en Dieu. Ne vous appliquez donc pas tout entier aux choses de la terre, en négligeant celles du ciel, de peur que Dieu n’abandonne aussi toutes vos affaires. Si vous voulez qu’il en prenne soin, abandonnez-vous à lui entièrement. Car si vous ne pensez qu’à vos affaires temporelles en négligeant les spirituelles, Dieu en aura d’autant moins de soin, que celui que vous en avez est contre son ordre. Si vous voulez donc que ce que vous aimez vous réussisse, si vous voulez être en même temps délivré de soin, attachez-vous aux choses spirituelles, et méprisez les temporelles. Ainsi vous posséderez la terre et le ciel ; et vous serez heureux dans le temps et dans l’éternité, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Copyright information for FreChry