‏ Matthew 22

HOMÉLIE LXIX.

« JÉSUS PARLANT ENCORE EN PARABOLES, LEUR DIT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN ROI, QUI, VOULANT FAIRE LES NOCES DE SON FILS, ENVOYA SES SERVITEURS POUR APPELER AUX NOCES LES CONVIÉS, MAIS ILS REFUSÈRENT D’Y VENIR. IL ENVOYA ENCORE D’AUTRES SERVITEURS AVEC ORDRE DE DIRE DE SA PART AUX CONVIÉS : J’AI PRÉPARÉ MON DÎNER ; J’AI FAIT TUER MES BŒUFS, MES VOLAILLES ET TOUT CE QUE J’AVAIS FAIT ENGRAISSER : TOUT EST PRÊT, VENEZ-VOUS-EN AUX NOCES ». (CHAP. 22,1, 2, 3, 4, JUSQU’AU VERSET 15)

ANALYSE.

  • 1. Jésus-Christ, par la parabole du roi qui célèbre les noces de son fils, rappelle aux Juifs leurs crimes envers les envoyés de Dieu, et leur prédit leur châtiment.
  • 2. La vocation divine nous vient non de notre mérite, mais de la grâce.
  • 3 et 4. Quels sont les ornements dont il faut se parer pour approcher dignement de l’Eucharistie. – Que c’est une cruauté de se vêtir avec luxe, et de laisser mourir les pauvres de faim. – L’orateur exhorte ses auditeurs à la vertu en leur représentant la vie des solitaires.— Combien ils doivent, à leur exemple, se regarder comme des soldats sur la terre. – Description de ces armées saintes. – Que les déserts apprennent à ceux qui vivent dans les villes de combien de choses ils peuvent se passer.

1. Considérez, mes frères, et par cette parabole et par la précédente, quelle différence il y a entre le fils et les serviteurs. Considérez combien d’un côté il y a de rapports entre ces deux paraboles, et combien de l’autre il y a de différence. Elles marquent toutes deux la longue patience de Dieu, sa douceur infatigable, sa providence et sa bonté, et l’extrême ingratitude des Juifs ; elles prédisent aussi toutes deux la chute des Juifs et la vocation des gentils. Mais cette dernière a ceci de particulier, qu’elle marque avec combien de circonspection et de crainte nous devons servir Dieu et avec quelle sévérité notre négligence sera punie. C’est pourquoi celle-ci vient parfaitement bien après la première. Jésus-Christ, qui avait terminé la première par ces paroles qui en faisaient la conclusion : « On donnera cette vigne à un peuple qui en produira les fruits », marque dans celle-ci quel est ce peuple.

Mais on voit encore ici une tendresse de Dieu toute particulière pour le salut des Juifs, les persécuteurs et les homicides de son Fils. La parabole précédente n’avait témoigné cette bonté de Dieu sur eux qu’avant la mort de Jésus-Christ ; mais celle-ci fait voir qu’il est à leur égard dans la même disposition après même qu’ils l’ont fait mourir. Il ne cesse point encore alors de les appeler à lui ; et lorsqu’il devrait tirer vengeance de leur crime, il ne pense qu’à les inviter aux noces et à leur rendre le plus grand honneur qu’il leur pouvait faire.

On voit encore dans ces deux paraboles que ce ne sont point les gentils qui sont appelés les premiers, mais les Juifs ; et que, comme Dieu ne donne sa vigne à d’autres qu’après que les vignerons non seulement n’en ont pas reçu le maître, mais qu’ils l’ont même fait mourir cruellement, il n’appelle aussi ces derniers aux noces qu’après que les autres ont refusé d’y venir. Y a-t-il rien de plus insensé que les Juifs ? ils sont invités aux noces, et à des noces qu’un roi si puissant fait à son Fils unique, et ils ne daignent point y venir.

Quel homme sur la terre ne se tiendrait très-heureux, si un roi lui offrait un pareil honneur.

Mais d’où vient, me direz-vous, que Jésus-Christ compare à des noces la grâce qu’il est venu apporter au monde ? Il le fait pour nous faire mieux comprendre le soin qu’il a de nous et le désir qu’il a de notre salut. Il le fait pour empêcher que vous ne vous figuriez rien de triste dans cette vocation, et que vous reconnaissiez que tout y est rempli d’une joie céleste et de délices ineffables. C’est pourquoi saint Jean appelait Jésus-Christ « l’Époux (Jn 3,29) », comme l’a fait saint Paul ensuite, lorsqu’il dit : « Je vous ai fiancé à un homme ». (2Co 2,2) Et ailleurs : « C’est là un grand mystère ; mais je dis en Jésus-Christ et en l’Église ». (Eph 5,32) -

Vous me direz peut-être : pourquoi l’Évangile ne dit-il pas que « ces noces » sont les noces du Père, et pourquoi les appelle-t-il les noces du Fils ? C’est parce que cette divine épouse était préparée pour le Fils. Quoiqu’on puisse dire en même temps qu’elle a été aussi préparée pour le Père, parce que, comme ils n’ont tous deux qu’une même substance, l’Écriture leur attribue assez indifféremment plusieurs choses. Mais cette dernière parabole marque clairement la résurrection du Fils ; ce que ne fait pas la précédente, qui ne représente au contraire que la mort du Fils unique, au lieu que celle-ci montre les noces du Fils après sa mort et par sa mort même, puisque c’est par elle qu’il devient Époux.

Cependant toutes ces instructions n’adoucissent point les Juifs ; et tant de vérités étonnantes ne les font point rentrer en eux-mêmes. Ils portent leur malice jusqu’au dernier excès, et commettent trois crimes horribles qui leur attireront éternellement la haine et la condamnation du monde entier. Le premier, le meurtre de tant de prophètes ; le second, la mort du Fils unique ; et le troisième, la dureté épouvantable qu’ils témoignent contre lui après sa mort. Quoiqu’ils aient fait mourir son Fils si cruellement, Dieu ne laisse pas d’inviter encore ces meurtriers « à ses noces », mais ils refusent d’y venir, et ils prennent des excuses ridicules pour colorer ce refus. L’un dit qu’il a « acheté des bœufs », l’autre « qu’il a acquis une terre », et l’autre enfin « qu’il s’est marié ». Ces prétextes, qui sont spécieux, nous apprennent qu’il n’y a rien sur la terre, quelque nécessaire qu’il paraisse, qui ne doive céder à ce qui regarde le salut.

Dieu invite ces hommes, non en les surprenant tout d’un coup, mais en les appelant plu sieurs siècles auparavant : « Dites aux invités », dit-il ; et après ; « Allez appeler les invités », ce qui redouble encore leur crime. Vous me demanderez, mes frères, quels sont les serviteurs « qui les ont appelés ». Ce sont les prophètes, c’est saint Jean qui envoyait tout le monde à Jésus-Christ, et qui déclarait hautement que Jésus croîtrait et que lui au contraire diminuerait. Enfin, c’était le Fils de Dieu même qui les avait appelés, et qui leur disait : « Venez, vous tous qui êtes travaillés, et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ». (Mat 11,27) Et ailleurs : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ». (Jn 7,37)

Mais il ne se contente pas de les appeler de paroles. Il les appelle encore par des effets pleins de merveilles. Et après son ascension il les invite par saint Pierre, et par ses autres apôtres à retourner enfin à lui : « Celui », dit saint Paul, « qui a établi Pierre par sa force toute-puissante pour être l’apôtre des Juifs, m’a établi de même pour être l’apôtre des gentils ». (Gal 2,7) Dieu, quoiqu’ils eussent tué son Fils, les appelle encore une fois par ses serviteurs. Mais à quoi les appelle-t-il ? Est-ce à des supplices ? est-ce à des afflictions ? est-ce à des souffrances ? Ou n’est-ce pas plutôt « à des noces », à des plaisirs et à des délices ? « J’ai fait tuer », dit-il, « mes bœufs et mes volailles ». Quelle magnificence ! Quelle somptuosité ! Et cependant rien ne peut toucher les Juifs, et plus la patience de Dieu redouble à leur égard, plus croit aussi leur dureté et leur résistance.

« Mais eux, sans s’en mettre en peine, s’en allèrent l’un à sa maison des champs, et l’autre à son trafic ordinaire (5) ». Ils refusent de venir à ces noces où Dieu les fait appeler avec tant de soin, et ils refusent d’y venir, non tant par des empêchements réels que par une pure négligence. Cette excuse des bœufs qu’ils ont achetés, ou d’une terre qu’ils ont acquise, ne sont que des prétextes de leur paresse. Dieu ne reçoit point ces excuses lorsqu’il nous appelle au salut. Il n’y a point de nécessité ni d’affaire qui doive nous en détourner. Mais leur plus grand mal n’est pas de ne point venir à ces noces ; c’est de traiter si mal ceux qui les y viennent inviter, de leur faire tant d’outrages et de les tuer.

« Les autres se saisirent de ses serviteurs, « leur firent plusieurs outrages et les tuèrent (6) ». Ils paraissent bien plus cruels et bien plus brutaux ici que dans la parabole précédente. Ils tuaient là des serviteurs qui leur venaient demander les revenus d’une vigne ; mais ici ils tuent ceux qui ne viennent à eux que pour les inviter aux noces de celui dont ils avaient été les meurtriers ; ce qui est le comble de la brutalité et de la fureur. C’est le reproche que saint Paul leur fait, lorsqu’il dit : « Ils ont tué vos serviteurs et vos prophètes ; et ils nous ont persécutés ». (Rom 11,3) Il prévient même l’excuse qu’ils pouvaient prendre en disant qu’ils ne le tuaient que parce qu’il était contraire à Dieu ; lorsqu’il dit que c’est le Père qui les invite, et qui fait ces noces auxquelles il les appelait. Quel sera donc le supplice de ces barbares, qui, après avoir refusé si orgueilleusement de venir à ses noces, répandent le sang de ceux qui les y avaient invités ?

« Le roi, l’ayant appris, entra en colère ; il e envoya ses armées, perdit ces meurtriers, et brûla leur ville (7) ». Il brûle leur ville et envoie de troupes pour les passer tous au fil de l’épée. Il prédit par ces paroles ce qui devait arriver sous Vespasien et sous Tite, et montre par là quel outrage les Juifs faisaient au Père en traitant ainsi son Fils ; puisque c’est le Père qui les en punit. Cependant il ne les punit pas aussitôt après la mort de Jésus-Christ, mais seulement quarante ans après, afin de leur montrer jusqu’où allait sa douceur et son invincible patience. Car ils ne furent ruinés qu’après qu’ils eurent lapidé le saint martyr Étienne, qu’ils eurent coupé la tête à saint Jacques et qu’ils eurent témoigné tant de mépris pour tous les apôtres. Mais nous devons admirer la certitude de cette prophétie, et la promptitude avec laquelle elle fut accomplie, puisqu’elle fut exécutée du vivant même de l’apôtre saint Jean et de plusieurs autres qui l’avaient ouïe de la bouche du Sauveur.

Repassez donc encore une fois dans votre esprit, mes frères, quel soin Dieu a témoigné pour ce peuple. Il a planté une vigne, il l’a enfermée de murailles ; il a fait tout ce qu’il fallait. Il envoie ensuite des serviteurs pour en demander les fruits : les vignerons les tuent. Il en envoie d’autres ; ils les tuent encore. Il envoie son propre Fils : ils le tuent et le crucifient. Après cet outrage, et après une mort si injuste, Dieu les appelle encore aux noces, et ils refusent d’y venir. Il leur envoie d’autres serviteurs pour les presser davantage ; et ils les font mourir. Enfin, après qu’ils ont témoigné par tant de preuves que leur maladie était incurable et leur opiniâtreté inflexible, Dieu prononce l’arrêt de leur condamnation. Et il est aisé de voir que leur malice était entièrement incurable, puisqu’ils ne se sont pas convertis, lors même que les femmes perdues et les publicains ont cru en Jésus-Christ, et qu’ainsi la foi de ces pécheurs qu’ils n’ont pas voulu imiter, est une seconde condamnation de leur perfidie.

Que si l’on dit que Jésus-Christ n’a pas attendu à prêcher l’Évangile aux gentils que les Juifs eussent maltraité les apôtres, parce qu’il leur dit aussitôt après sa résurrection : « Allez, enseignez tous les gentils », nous répondons que Jésus-Christ, et avant et après sa mort, a envoyé ses apôtres aux Juifs. Car il leur commanda formellement avant sa passion d’aller aux brebis de la maison d’Israël qui étaient égarées ; et après sa résurrection, non seulement il ne leur défendit point de prêcher aux Juifs ; mais il leur ordonna expressément d’aller commencer par eux, Quoiqu’il leur eût dit qu’ils iraient porter son Évangile par toute la terre, il voulut qu’ils l’annonçassent d’abord à cette ville rebelle : « Vous recevrez », leur dit-il, « la force du Saint-Esprit qui viendra sur vous, et vous me servirez de témoins dans Jérusalem, dans toute la Judée, et jusqu’aux extrémités de la terre ». Saint Paul dit de même : « Celui qui a agi dans Pierre pour le rendre l’apôtre des Juifs, a agi en moi pour me rendre l’apôtre des gentils. » (Act 1,7) Ainsi, les apôtres d’abord prêchèrent aux Juifs, et après avoir longtemps été maltraités par eux et enfin bannis de leurs terres, ils s’en aillèrent ensuite prêcher aux gentils.

2. Mais considérez ici, mes frères, la magnificence de Dieu. « Alors il dit à ses serviteurs : Le festin des noces est tout prêt, mais ceux que nous y avions appelés n’en étaient pas dignes (8). Allez-vous-en donc dans les carrefours et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez (9). Ils se contentaient auparavant de demeurer dans la Judée, et de prêcher indifféremment à tous ceux qui s’y trouvaient, Juifs ou gentils : mais, reconnaissant que les Juifs leur dressaient toujours des pièges, saint Paul explique enfin cette parabole : « Il fallait », dit-il », qu’on vous prêchât d’abord la parole de Dieu ; mais puisque vous vous en êtes jugés indignes, nous nous tournons vers les gentils ». (Act 17,6) c’est pourquoi Jésus-Christ dit dans cette parabole : « Le festin des noces est tout prêt, mais ceux que nous y avions appelés n’en étaient pas dignes ». Il savait d’abord qu’ils en seraient indignes, mais il ne laisse pas néanmoins de venir lui-même les prier les premiers, et d’y envoyer ses serviteurs, afin de leur ôter un jour tout sujet d’excuse, et de nous apprendre à nous autres, qui sommes ses ministres dans l’Église, à faire tout ce qui est de notre devoir, quand même nous ne devrions retirer aucun fruit de nos travaux : « Puis donc », dit-il, « que ceux que nous y avions appelés, n’en étaient pas dignes, allez-vous-en dans les carrefours, et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez. Et ses serviteurs étant allés dans les rues, assemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, bons et méchants (10 ». Comme il avait dit auparavant que les publicains et les femmes de mauvaise vie entreraient au ciel ; que les premiers seraient les derniers, et que les derniers seraient les premiers, et que cette menace était très-sensible aux Juifs qui étaient plus touchés de voir les gentils prendre leur place, que de voir toute leur ville ruinée, il montre ensuite combien ce traitement était juste. Mais, pour apprendre à ces derniers que la foi seule ne leur suffit pas, il leur parle aussitôt de son jugement et de la sévérité avec laquelle il condamnerait tous les coupables ; soit ceux qui n’auraient pas cru, parce qu’ils n’auraient pas voulu recevoir la foi ; soit ceux qui auraient cru, parce que la pureté de leur vie n’aurait pas répondu à la sainteté de leur foi.

« Ensuite le roi entra pour voir ceux qui étaient à table, et, ayant aperçu homme qui n’était pas vêtu de la robe nuptiale (11), il lui dit : Mon ami, comment êtes-tous entré en ce lieu sans avoir la robe nuptiale ? et cet homme ne sut que répondre (12). Alors le roi dit à ses gens : Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (13). Car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus (14) ». Cette robe nuptiale dont l’Évangile parle ici, représente notre vie et la pureté de nos actions. Dieu nous appelle par sa seule grâce, et la vocation vient de sa pure-bonté, et non point de nos mérites. Mais, afin que celui qui est appelé conserve ses vêtements blancs, il faut qu’il agisse et qu’il travaille. Puis donc qu’il nous avait prévenus par une si grande grâce, c’était à nous à la reconnaître et à ne témoigner pas tant d’ingratitude et tant de malice après un si grand honneur.

Vous me direz peut-être que vous n’avez pas reçu de Dieu tant de grâces que les Juifs. Et moi je vous réponds que vous en avez beaucoup plus reçu. Car il vous a donné en un moment ce qu’il leur avait promis durant beaucoup de siècles ; et il vous l’a donné lorsque vous en étiez tout à fait indignes. Aussi saint Paul dit : « Que les nations glorifient Dieu de la miséricorde qu’il leur a faite (Rom 15,9) » ; parce qu’elles ont reçu ce qui avait été promis aux Juifs. C’est pourquoi Dieu tirera une effroyable vengeance de ceux qui ne lui témoigneront que de l’indifférence et du mépris après tant de grâces. Les Juifs ont traité Dieu injurieusement en refusant de venir au festin de ses noces ; et vous le traitez avec encore plus d’outrage, lorsque, après y avoir été appelé par une bonté si rare, vous osez vous y présenter avec une vie tout impure et toute corrompue. Car ces habits sales et souillés marquent l’impureté de la vie. L’Évangile ajoute aussi que cet homme « ne sut que répondre ». On voit par là que, bien que le crime de cet homme fût si visible, Dieu néanmoins différa de le châtier jusqu’à ce que le coupable se fût condamné lui-même. Car c’était se condamner que de demeurer dans le silence. Il est jeté aussitôt dans des supplices épouvantables. Car lorsque vous entendez nommer ce mot de « ténèbres extérieures », ne vous imaginez pas qu’on ait seulement jeté cet homme dans quelque lieu obscur et ténébreux, puisque Jésus-Christ assure aussitôt qu’il y a là des pleurs et des « grincements de dents ». Il a voulu, par cette expression, nous faire concevoir des tourments épouvantables.

Écoutez ceci, vous tous qui, invités à nos saints mystères et au festin des noces de l’Agneau, y venez avec des âmes impures et corrompues. Souvenez-vous du lieu où l’on vous a trouvés, quand vous avez été appelés à ces noces. L’Évangile vous rappelle, par les termes « de carrefours et de places publiques », ce que vous étiez lorsqu’on vous a appelés, c’est-à-dire « pauvres, aveugles et boiteux »au dedans de l’âme ; sorte de plaies bien plus dangereuses que la cécité et les autres maux du corps. Ayez du respect pour celui qui vous appelle si charitablement à ses noces. Cessez de porter ces vêtements honteux et horribles à voir. Que chacun travaille à parer son âme d’une robe blanche et sans tache. Écoutez ceci, hommes et femmes. Nous ne demandons point de vous que vous apportiez ici des draps d’or et une magnificence qui n’est qu’au-dehors. Nous vous demandons des habillements intérieurs et spirituels. Tant que vous serez attachés à cet ornement de votre vanité, il sera bien difficile que vous ayez ceux que je vous demande. On ne peut parer en même temps l’âme et le corps. On ne peut en même temps-être esclave de l’argent et obéir à Jésus-Christ comme il le désire. Renonçons donc pour jamais à cette passion si cruelle de l’avarice.

Si quelqu’un voulait orner votre maison de tapisseries rehaussées d’or et d’argent, et qu’il vous laissât cependant tout nu, ou couvert d’habits sales et déchirés, souffririez-vous cette injure ? Cependant c’est vous-mêmes qui vous faites cet outrage. Vous ornez magnifiquement votre corps, qui est comme la maison de votre âme, pendant que la maîtresse qui y doit habiter est toute déchirée et toute nue. Ignorez-vous qu’on doit plus parer le roi que la ville dont il est le souverain, et qu’on se contente de donner à la ville un ornement médiocre, lorsque le roi est couvert d’or et de pourpre ? Traitez votre âme avec la même justice. Donnez à votre corps un habit modeste, mais revêtez votre âme de pourpre. Donnez-lui une couronne d’or, et faites-la asseoir sur le trône. Mais vous faites le contraire. Vous ornez toutes les rues et tout le dehors de la ville, et vous souffrez que l’âme, qui en est reine, soit honteusement traînée captive par une infinité de passions vous souviendrez-vous jamais que vous êtes invité aux noces, aux noces de Dieu même ? Ne pensez-vous point combien doivent être précieux les vêtements avec lesquels votre âme doit entrer dans cette chambre nuptiale ; et qu’elle doit être, comme dit le Prophète, « vêtue d’une robe en broderie d’or, semée à l’aiguille de diverses fleurs » ? (Psa 44)

3. Voulez-vous que je vous montre quels sont ceux qui ont ces vêtements divins, et qui sont revêtus de la robe nuptiale ? Souvenez-vous de ces saints solitaires dont je vous parlais la dernière fois ; de ces hommes austères qui sont couverts d’un cilice et qui passent toute leur vie dans le fond d’un désert. Voilà ceux qui sont parés comme Jésus-Christ veut que le soient ceux qui viennent à ses noces. Si vous présentiez à ces hommes un habillement de pourpre, ils le rejetteraient avec autant d’horreur qu’un roi rejetterait les haillons des pauvres dont on le voudrait revêtir. Ce qui leur donne un si grand mépris pour celle vaine magnificence du corps, c’est la connaissance et le désir qu’ils ont de la beauté des vêtements de leurs âmes. C’est là ce qui leur fait fouler aux pieds la pourpre et l’écarlate comme des toiles d’araignée. Le sac et le cilice dont ils sont toujours revêtus les soutiennent même dans cette pensée, puisque, dans cet état si vil et si méprisable en apparence, ils ne laissent pas d’être infiniment plus grands et plus illustres que les rois. Si vous pouviez pénétrer le dedans de ce sanctuaire, envisager de près leurs âmes, et en considérer les ornements, ce grand éclat vous éblouirait et vous ferait tomber par terre. Vous ne pourriez soutenir cette lumière si vive, et l’éclat de leur conscience toute pure et sans aucune tache vous éblouirait les yeux. J’avoue que nous avons dans nos livres des exemples aussi admirables et des hommes aussi rares que ceux d’aujourd’hui ; mais néanmoins, comme ce qui se voit des yeux touche davantage les personnes moins spirituelles, je ne me lasse point de vous prier d’aller voir ces saints solitaires dans leurs retraites et dans leurs cellules. Vous n’y verrez rien de triste, rien qui les afflige ou qui les puisse chagriner.. On croirait qu’ils ont placé leurs tentes dans le ciel même, où ils demeurent paisiblement éloignés de tous ces accidents fâcheux qui traversent la vie des hommes combattant généreusement contre le démon, et entreprenant avec autant de joie de le combattre et de le vaincre, que s’ils allaient à des noces. C’est pour ce sujet qu’ils vont chercher dans les déserts un lieu reculé pour s’y dresser une tente, et qu’ils fuient les villes et les places publiques, parce qu’un soldat ne peut être en même temps à la guerre et dans une maison. Il cherche une tente qu’il dresse à la hâte, et où il demeure comme en devant sortir bientôt.

Ces solitaires vivent donc d’une manière qui est étrangement opposée à la nôtre. Car pour nous, bien loin de vivre comme si nous étions dans un camp, nous vivons comme au milieu d’une ville et comme dans une profonde paix. Qui s’est jamais mis en peine à l’armée de creuser des fondements pour bâtir une maison où il habite, puisqu’on n’y fait que passer d’un lieu en un autre ? N’est-il pas vrai, au contraire, que si quelqu’un voulait faire ainsi la guerre, on le regarderait comme un lâche, et qu’on le tuerait comme un traître ? Quel est le soldat qui, étant dans le camp, pense à acquérir de grandes terres, mi à faire quelque trafic pour amasser de l’argent ? Car il n’y est pas pour s’enrichir, mais pour combattre. Faisons de même, mes frères. Nous sommes soldats, et la terre est notre camp. Ne pensons point à trafiquer en un lieu que nous quitterons dans un moment. Quand nous serons arrivés en notre patrie céleste, nous nous enrichirons assez. Je vous dis donc à vous tous qui aimez à acquérir du bien : Attendez alors à devenir riches. Mais je me trompe : lorsque vous y serez arrivés, vous n’aurez pas besoin de travailler pour cela. Votre roi y prépare lui-même une abondance infinie de biens, dont il comblera tous vos désirs.

Vivons donc, mes frères, comme dans un lieu et un temps de guerre. Nous n’avons besoin que de tentes ou de huttes, nous n’avons point besoin de maisons. N’avez-vous point entendu dire quelquefois que les Scythes vivent dans des chariots sans avoir aucune demeure arrêtée ? C’est ainsi, mes frères, que doivent vivre les chrétiens. Ils doivent parcourir toute la terre en combattant contre le démon, en retirant de sa tyrannie les captifs qu’il entraîne, et en méprisant généreusement ce qui ne regarde que la vie présente. Pourquoi donc, ô chrétien, vous bâtissez-vous avec tant de soin des maisons et des palais pour y demeurer ? Est-ce afin de vous lier à la terre par des chaînes plus pesantes ? Pourquoi cachez-vous votre argent dans la terre ? Est-ce afin d’inviter votre ennemi à venir prendre son avantage pour vous combattre ? Pourquoi élevez-vous des murailles si solides ? Est-ce pour vous bâtir une prison ?

Si vous croyez qu’il vous soit pénible de vous passer de toutes ces choses, allez au désert de ces solitaires ; voyez leurs cabanes, et reconnaissez enfin combien il est facile de ne rien rechercher de tout ce que vous vous croyez si nécessaire. Ils ne demeurent que sous de petites tentes qu’ils quittent avec autant de facilité lorsqu’il le faut, qu’un soldat quitte sa hutte pour aller goûter la paix dans les villes. Je trouve infiniment plus de plaisir à voir un vaste désert rempli de petites cellules où demeurent ces saints solitaires, que de voir une armée campée dans un champ, les tentes dressées, les pointes des piques élevées en haut, les drapeaux suspendus aux lances et agités de l’air ; l’éclat des boucliers qui, frappés du soleil, jettent des flammes et, des rayons de toutes parts ; cette multitude effroyable de têtes d’airain et d’hommes de fer, la tente du général, comme un palais fait en un moment, toute environnée de gardes et d’officiers ; et cette confusion d’hommes mêlés ensemble, dont les uns sont sous les armes, les autres courent ou repassent çà et, là au bruit des trompettes et des tambours.

Ce spectacle frappe les yeux et étonne agréablement, et néanmoins il n’a rien de comparable à celui que je vous propose. Car si nous allons dans ces déserts, et si nous y considérons les tentes de ces soldats de Jésus-Christs nous n’y trouverons ni lances, ni épées, ni aucune arme ; ni ces draps d’or dont on pare les tentes des empereurs et des généraux d’armées ; mais nous serons surpris, comme si, passant dans un pays sans comparaison plus beau et plus heureux que celui-ci, nous voyions paraître tout d’un coup un ciel nouveau sur une nouvelle terre. Car les cellules de ces saints qui y sont ne cèdent pas au ciel même, puisque les anges y viennent, et le Roi des anges. Car si ces bienheureux esprits se sont tant plu autrefois avec le saint patriarche Abraham, quoiqu’il fût engagé dans le mariage, ayant sa femme et ses enfants, parce qu’il aimait à recevoir les étrangers ; combien se plairont-ils davantage, et aimeront-ils plus ardemment à ne faire qu’un même cœur avec des hommes qui sont dans une vertu et une condition beaucoup plus pure, qui sont dégagés entièrement de leurs corps, et qui, dans la chair même, se sont élevés au-dessus de la chair ?

Leur table a banni pour jamais toutes sortes de voluptés et de luxe. Elle est toujours pure et sobre, et toujours digne d’un chrétien. On ne voit point là, comme dans nos villes, des ruisseaux de sang des bêtes égorgées, et des animaux coupés en cent parties. On n’y voit point ni ce feu, ni ces fumées, ni ces odeurs insupportables, ni ce bruit et ce tumulte, ni tous ces raffinements pour satisfaire le goût, suites de l’art et de l’empressement des cuisiniers. On voit pour tous mets sur leur table du pain et de l’eau. Ils ont l’une d’une fontaine voisine, et gagnent l’autre par leurs justes et saints travaux. S’ils veulent quelquefois faire quelque grand festin, cet extraordinaire se borne à quelque fruit que les arbres de leurs déserts leur produisent, et ils trouvent en cet infiniment plus de délices que d’autres n’en trouveraient dans la table des rois. Ils ne sont pas exposés en ce lieu aux craintes et aux frayeurs. Les puissances ne les inquiètent point. Ils n’ont point de femmes ni d’enfants qui les fâchent. Ils ne s’abandonnent jamais à des ris démesurés, et ils ne sont point assiégés de ces hommes lâches, qui leur puissent inspirer de la complaisance par leurs louanges et leurs flatteries.

4. Leur table est comme une table d’anges, éloignée de tout bruit et toujours dans la paix. L’herbe verte leur sert de siège, et ils retracent là tous les jours ce festin miraculeux que Jésus-Christ fit à tout un peuple dans un lieu semblable à celui où ils demeurent. Plusieurs d’entre eux n’ont pas même de cellules. Ils n’ont point d’autre toit que le ciel, ni d’autre lampe durant la nuit que la lune qui les éclaire sans avoir besoin d’y mettre de l’huile. C’est proprement pour eux que la lune luit, puisqu’ils ne se servent point d’autre lumière que de la sienne. Les anges, voyant du ciel la tempérance et la pauvreté de leur table, trouvent en eux leurs plaisirs et leurs délices. Car s’ils se réjouissent d’un pécheur qui fait pénitence, que ne doivent-ils point faire en voyant tant de justes qui les imitent, et qui vivent sur la terre de la vie du ciel ?

Il n’y a point entre eux de serviteur ou de maître. Tous sont serviteurs, et tous sont libres. Ce n’est point une énigme que ce que je dis ; car ils sont véritablement serviteurs les uns des autres, et maîtres les uns des autres. Lorsque la nuit est venue, on ne les voit point plongés dans une profonde tristesse, comme on voit si souvent les gens du monde, qui repassent avec chagrin les malheurs et les pertes qui leur sont arrivées durant le jour. Après le souper, ils ne sont point en peine de se défendre contre les voleurs, de fermer leurs portes avec soin, et de prendre toutes ces autres précautions qu’on prend dans le monde. Ils ne, craignent point, en éteignant leurs lampes, qu’une étincelle mette le feu au logis.

Leurs conférences et leurs entretiens sont pleins aussi d’une paix modeste et tranquille. Ils ne perdent point de temps comme nous à parler de choses vaines et superflues qui ne les regardent point. Ils ne se racontent point de nouvelles, si un particulier est devenu roi, si un prince est mort, si un autre lui a succédé. Tous ces entretiens, qui occupent Les gens du monde, leur sont inconnus. Ils ne parlent et ils ne s’occupent que de l’avenir et des choses éternelles. Il semble qu’ils habitent une autre terre que la nôtre, et qu’ils soient déjà dans le ciel. Dans toutes les questions qu’ils s’adressent entr’eux, ils ont pour but de s’instruire, par, exemple, de ce que c’est que le sein d’Abraham ; quelles sont les couronnes que Dieu promet aux saints, et quelle sera cette union admirable que nous aurons un jour avec Jésus-Christ. Voilà ce qui occupe toutes leurs pensées, et ce qui forme tous leurs entretiens. Car, pour ce qui regarde les choses de ce monde, ce sont des matières qui ne sont point pour eux. Et comme nous rougirions de nous mettre en peine de savoir ce que les fourmis font dans leur fourmilière, ils dédaignent de même de s’informer de ce qui se passe parmi les hommes.

Leur esprit n’est attentif qu’à ce Roi céleste ; qu’à cette guerre que nous avons avec le démon ; qu’à chercher les moyens d’éviter ses pièges et ses artifices, et qu’à considérer les grands exemples de vertu que nous ont donnés les saints. En effet, mes frères, quelle différence trouverez-vous entre nous et des fourmis, si nous nous comparons avec ces saints solitaires ? Car, ne peut-on pas dire que, comme les fourmis ne sont attentives qu’à ce qui regarde le corps, nous ne sommes de même occupés qu’à ces sortes de pensées, et à de plus basses encore et plus indignes de nous ? Car nous ne pensons pas seulement comme les fourmis aux choses nécessaires, mais aux superflues. Ces petits animaux passent innocemment leur vie sans faire aucun mal, mais nous passons la nôtre dans mille violences, et nous imitons non les fourmis, mais les loups et les lions. Nous sommes même pires que ces animaux si farouches. Car c’est la nature qui leur a appris à vivre de ce qu’ils ravissent ; mais nous, après avoir reçu de Dieu le don si précieux de la raison, nous ne rougissons point d’être plus cruels que les bêtes les plus cruelles.

Jetons donc les yeux sur la vie de ces saints hommes, qui, s’étant rendus égaux aux anges, vivent ici-bas comme des étrangers, et qui nous’ sont entièrement opposés dans l’usage qu’ils font généralement de toutes choses, de la nourriture, des habits, du logement, de la conversation et de la parole. Si quelqu’un écoutait leurs entretiens et les nôtres, et tés comparait ensemble, il verrait clairement qu’ils sont dignes d’être dans le ciel, et que nous sommes indignes d’être sur la terre.

Lorsque quelque grand ou quelque prince les va voir, c’est alors qu’on reconnaît le néant de tout ce qui paraît de plus magnifique dans le monde. On voit un solitaire accoutumé à remuer la terre, et qui ne sait rien de toutes les affaires du siècle, s’asseoir indifféremment sur un gazon auprès d’un général d’armée qui s’élève dans son cœur de l’autorité qu’il a sur tant d’hommes. Car il ne trouve là personne qui le flatte, et qui le porte à tenir son rang. Il lui arrive alors la même chose qu’à un homme qui s’approcherait d’un ouvrier en or, ou d’un lieu rempli de roses, et qui tirerait quelque éclat de cet or, et quelque odeur de ces fleurs. Ceux mêmes qui voient de près ces saintes âmes, tirent quelque avantage de l’éclat et de la bonne odeur de leur vertu, et rabaissent quelque chose de ce vain orgueil-où ils étaient avant de les voir. Comme nous voyons qu’un homme fort petit ne laisserait pas de se faire voir de bien loin s’il montait sur un lieu très-élevé ; de même ces grands du monde, en s’approchant de ces saints solitaires, paraissent quelque chose autant de temps qu’ils demeurent avec eux, mais lorsqu’ils sortent de leur compagnie, ils rentrent aussitôt dans leur première bassesse.

Les rois, ni les princes ne sont rien dans l’esprit de ces saints. Ils se rient de leur éclat et de leur vaine magnificence, comme nous nous rions des jeux des petits enfants. Et en effet, si on leur offrait le plus grand et le plus paisible royaume de la terre, ils n’en voudraient point, parce qu’ils n’ont dans l’esprit que cette principauté souveraine et éternelle, qui leur fait mépriser toute la grandeur passagère de celle du monde.

Qui nous empêche donc, mes frères, de sortir de notre bassesse pour aller voir ces âmes si heureuses et si élevées ? N’irons-nous jamais voir ces anges couverts du corps d’un homme ? « Ne nous revêtirons-nous » jamais comme eux « de ces vêtements si purs et si blancs », afin de nous présenter « à ces noces » spirituelles, avec une bienséance digne de Dieu ? Demeurerons-nous toujours dans notre première « pauvreté », mendiant misérablement notre vie « dans les carrefours », et ne différant en rien des pauvres qui nous demandent l’aumône, sinon peut-être en ce que nous sommes encore plus misérables qu’eux ? Un riche qui est méchant est bien plus malheureux qu’un pauvre qui est bon, et il vaut sans comparaison mieux demander l’aumône que de prendre le bien d’autrui. On excuse l’un, mais on punit l’autre. L’un n’offense point Dieu, mais l’autre offense également Dieu et les hommes ; et, après avoir bien travaillé pour amasser du bien par ses rapines, il en laisse souvent le fruit aux autres.

Comprenons ces vérités, mes frères : renonçons à l’avarice et au désir des biens de la terre. N’amassons que les biens du ciel, et ravissons, avec une sainte et généreuse violence, ce royaume que Dieu nous promet, pour y jouir du bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi-soit-il.

HOMÉLIE LXX.

« ALORS LES PHARISIENS S’ÉTANT RETIRÉS, FIRENT DESSEIN ENTRE EUX DE LE SURPRENDRE DANS SES PAROLES ». (CHAP. 22,15, JUSQU’AU VERSET 34)

ANALYSE.

  • 1. Nouvelle question très captieuse que les pharisiens adressent à Notre-Seigneur, dans l’espoir de le compromettre envers le pouvoir politique.
  • 2. Jésus les déjoue par la fameuse réponse : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. – Jésus réfute une objection des saducéens contre la résurrection.
  • 3.5. Que les chrétiens doivent toujours s’occuper l’esprit des biens du ciel et les désirer. – L’orateur propose encore l’exemple des solitaires. – Quelle est la guerre que ces bienheureuses âmes livrent an démon. – De l’horreur qu’on doit avoir de la vie des gens du monde.

1.Qu’est-ce à dire « alors » ? c’est-à-dire lorsqu’ils devaient plutôt penser à entrer dans des sentiments de componction, lorsqu’ils devaient admirer la douceur de Jésus-Christ, lorsqu’ils devaient trembler de ce qui leur devait arriver, et que le passé les avait fait juger de l’avenir. Car, outre les oracles de Jésus-Christ, les faits élevaient aussi la voix pour annoncer la ruine prochaine des Juifs, puisque l’on voyait les publicains et les femmes prostituées croire au Fils de Dieu, et que les prophètes et les justes avaient été mis à mort. C’était par là qu’ils devaient luger de leur état, et regarder leur perte comme assurée et entièrement inévitable. Ils devaient au moins alors rentrer en eux-mêmes et se convertir, et croire en celui qu’ils persécutaient si cruellement. Cependant rien ne peut encore arrêter leur malignité, ni faire cesser leur envie. Elle s’augmente plus que jamais ; et comme la crainte du peuple les empêchait de se saisir de Jésus-Christ, ils usent d’un autre artifice pour le surprendre et pour le faire passer comme un criminel de lèse-majesté dans l’esprit du peuple. « Et ils lui envoyèrent leurs disciples avec les hérodiens qui lui dirent : Maître, nous savons que vous êtes sincère et véritable et que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit ; parce que vous ne considérez point la qualité des personnes (16). Dites-nous donc votre avis sur ceci : Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) » ? Ils payaient déjà le tribut, puisque leur état était déjà passé sous la puissance des Romains. Mais comme ils avaient vu que Theudas et Judas avaient pour ce sujet été punis comme des séditieux, ils tâchaient d’engager insensiblement le Sauveur dans le même crime. Ils lui envoient donc leurs disciples avec les hérodiens pour lui faire cette demande artificieuse, afin que de tous côtés il fût comme environné de précipices, et que quelque réponse qu’il pût faire, il ne pût éviter le piège qui lui avait été tendu. C’était pour ce sujet qu’ils s’étaient adroitement liés avec les hérodiens, afin que s’il répondait en faveur des hérodiens, les Juifs eussent sujet de l’accuser ; ou que s’il favorisait les Juifs, les hérodiens le dénonçassent comme coupable de sédition.

Cependant Jésus-Christ avait déjà lui-même payé le tribut ; mais ils ne le savaient pas. Ils croyaient donc qu’il lui était impossible de s’échapper de leurs mains, et que de, côté ou d’autre il ne pouvait éviter sa raine. Ils aimaient mieux toutefois qu’il offensât plutôt les hérodiens que les Juifs. C’est pourquoi ils lui envoyèrent leurs disciples et ils voulurent que les scribes accompagnassent les hérodiens, afin que Jésus-Christ, intimidé de la présence de ces princes de la loi et craignant davantage de les blesser, il se portât plutôt à offenser les hérodiens et à leur donner sujet par sa réponse de le faire passer pour un factieux. Saint Luc fait entendre ceci, lorsqu’il dit que les Juifs lui firent cette question « en présence de tout le peuple », afin qu’il eût plus de témoins de sa réponse. Mais tous leurs artifices retombèrent enfin sur eux ; et ils ne tirèrent d’autre avantage de ce détestable conseil, que d’exposer leur malice et leur envie aux yeux d’une grande assemblée.

Et remarquez de quelle flatterie ils usent d’abord pour le surprendre : « Nous savons », disent-ils, « que vous êtes sincère et véritable ». Comment donc disiez-vous auparavant que c’était « un séducteur » ? qu’il séduisait le peuple, qu’il était possédé du démon et qu’il n’était pas de Dieu ? Enfin pourquoi le voulaient-ils tuer ? N’est-il pas visible qu’ils ne lui disent ceci que potine surprendre ? Ils se souvenaient que lorsqu’ils lui avaient un peu auparavant demandé trop insolemment et avec trop d’arrogance « par quelle autorité il faisait ce qu’il faisait », Jésus ne leur avait rien répondu. C’est pourquoi ils tâchent ici de le surprendre par une douceur feinte, ils espèrent par la flatterie pouvoir le porter à s’ouvrir enfin sur ce sujet et à dire plus librement quelque chose contre les lois et le gouvernement de l’État. Ils reconnaissent donc, quoique malgré eux, « qu’il enseignait la loi de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit », disaient-ils, « parce que vous ne considérez point la qualité des personnes ». On voit clairement qu’ils tâchent par tout ce discours de porter Jésus-Christ à se déclarer contre Hérode et à se rendre suspect à ce tyran comme s’il voulait renverser ses lois et son empire. C’est ce qu’ils attendaient avec impatience de Jésus-Christ, afin de le faire passer ensuite pour un séditieux et pour un rebelle. Car par ces mots « Vous n’avez égard à qui que ce soit, et vous ne considérez point la qualité des personnes », ils marquent visiblement Hérode et César. « Dites-nous donc votre avis sur ceci : Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) » ? Hypocrites, vous demandez ici quel est l’avis du Sauveur, et vous témoignez le vouloir écouter comme votre oracle ! Que n’avez-vous donc pour lui la même déférence lorsqu’il vous instruit ? et pourquoi le méprisez-vous si souvent lorsqu’il vous parle de votre salut ? Mais remarquez bien leur artifice. Ils ne lui disent pas : Dites-nous ce qui est bon, ce qui est à propos, ce qui est juste et légitime ; mais dites-nous ce qu’il vous en semble. Leur unique but n’était que d’avoir quelque prétexte, afin de le faire passer potin un homme séditieux et ennemi des souveraines puissances. Ce que saint Marc exprime clairement, lorsque, marquant mieux ce dessein furieux qu’ils avaient de faire mourir Jésus-Christ, il rapporte qu’ils lui dirent : « Donnerons-nous le tribut à César, ou ne le lui donnerons-nous pas » ? Tant ils respiraient la fureur au dedans d’eux-mêmes, et tâchaient de la déguiser au-dehors sous des paroles respectueuses : Jésus-Christ leur répondit avec force. « Mais Jésus connaissant leur malice, leur dit : Hypocrites, pourquoi me tentez-vous (18) » ? Comme leur malice était à son comble et à découvert, il leur fait une sévère réprimande, pour les couvrir de confusion, et pour leur fermer la bouche il voulait aussi découvrir au-dehors la corruption de leurs pensées et la malignité de ces questions. Ce qu’il faisait pour abattre leur orgueil et pour les empêcher à l’avenir de le tenter de la sorte. En effet, quoique leurs paroles fussent en apparence toutes pleines de respect et d’estime ; quoiqu’ils l’appelassent « maître », qu’ils reconnussent qu’il « était véritable », quoiqu’ils lui rendissent témoignage qu’il « n’avait égard à qui que ce soit », et qu’il ne considérait point la qualité « des personnes » ; toutefois, étant Dieu comme il était, il ne pouvait être pris à ces pièges et à ces vains artifices. Ces méchants devaient donc conclure de la manière dont Jésus-Christ leur répondait, que ce n’était point à tort ou seulement par conjecture qu’il leur faisait ce reproche, mais par une connaissance certaine de ce qu’ils cachaient dans leur cœur. Jésus ne se contente pas néanmoins de leur avoir reproché leur « hypocrisie » ; et quoique ce fût assez d’avoir découvert ce qu’ils avaient de plus secret dans le cœur, il ajoute néanmoins encore quelque chose pour leur fermer la bouche par une réponse plus surprenante.

2. « Montrez-moi », leur dit-il, « la pièce d’argent qu’on donne pour le tribut (19) ». Et aussitôt qu’ils la lui eurent montrée, il fit ce qu’il avait coutume de faire, c’est-à-dire qu’il se servit de leur propre réponse pour les confondre, et pour leur laisser conclure à eux-mêmes que ce tribut était permis. « Ils lui présentèrent un denier, et Jésus leur dit : De qui est cette image et cette inscription (20) » ? Il ne leur demandait pas ce qui était écrit sur cette pièce de monnaie comme l’ignorant, mais il voulait se servir de leurs propres paroles pour les confondre. « De César, lui dirent-ils. Jésus leur répondit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (21) ». Il ne dit pas : « donnez, mais rendez ». Car en effet ce n’était que rendre à César ce qui était déjà à lui, comme le montrait la pièce d’argent et l’inscription qu’elle portait. Mais, pour les empêcher de lui reprocher qu’il les voulait retirer de l’assujettissement à Dieu pour les rendre esclaves des hommes, il ajoute aussitôt : « Et à Dieu ce qui est à Dieu ». Ce ne sont pas deux choses qu’on ne puisse allier ensemble, de rendre aux hommes ce qu’on leur doit, et à Dieu ce qui lui est dû. C’est pourquoi saint Paul a dit : « Rendez à chacun ce qui lui est dû ; le tribut à qui vous devez le tribut ; les impôts à qui vous devez les impôts ; la crainte à qui vous devez de la crainte ; et l’honneur à qui vous devez de l’honneur ».(Rom 13,7) Mais lorsque le Fils de Dieu dit ici : « Rendez à César ce qui est à César », vous ne devez entendre ces paroles que dans les choses qui ne blessent point la piété ni ce que nous devons à Dieu, autrement ce serait payer le tribut non à César, mais au diable. « Ayant entendu cette réponse, ils l’admirèrent ; et le laissant ils s’en allèrent (22) » ; parce qu’il leur avait donné assez de preuves de sa divinité, en découvrant ce qu’ils avaient de caché dans le fond de l’âme, et en leur fermant la bouche par une réponse si douce et si sage. Eh bien ! Crurent-ils du moins en lui ? Nullement : mais lorsque ceux-ci l’eurent quitté, les sadducéens vinrent à leur tour lui proposer d’autres questions. « Ce jour-là les sadducéens qui nient la résurrection, vinrent à lui, et lui proposèrent cette question (23) ». Qui peut assez admirer une folie si aveugle ? Ils voient que Jésus-Christ a fermé la bouche aux pharisiens, et ils osent le tenter, lorsque la confusion les en devait empêcher. Mais c’est ainsi que la hardiesse est toujours jointe à l’impudence, et qu’elle entreprend insolemment des choses impossibles. Aussi l’Évangéliste, admirant un aveuglement si étrange, commence ce récit par ces mots : « Ce jour-là », c’est-à-dire le jour même que Jésus-Christ venait de confondre les pharisiens et les hérodiens, en découvrant la malice qu’ils cachaient dans le fond de leurs cœurs. Mais qui étaient ces sadducéens ? C’était une secte séparée de celle des pharisiens, qui n’était pas en si grand honneur, et qui avait des sentiments différents touchant la résurrection des morts. Car les sadducéens la niaient entièrement, et ils assuraient qu’il n’y avait ni esprit ni ange. Comme ils étaient plus grossiers que les autres, ils se bornaient aux choses corporelles et n’allaient pas plus loin. Il y avait ainsi plusieurs sectes différentes parmi les Juifs. C’est pourquoi saint Paul disait « qu’il était de la secte des pharisiens », secte qui était la plus célèbre. Ces sadducéens donc viennent tenter Jésus-Christ pour découvrir sa pensée touchant la résurrection des morts. Ils feignent une histoire qui ne fut jamais. Ils s’imaginent ainsi embarrasser Jésus-Christ, et avoir droit ensuite de se rire de sa facilité à les croire lis imitent les pharisiens en s’approchant comme eux avec une douceur apparente. « Maître, Moïse a ordonné que si quelqu’un mourait sans enfants, son frère épousât sa femme, et qu’il suscitât des enfants à son frère mort (24). Or il s’est rencontré sept frères parmi nous, dont le premier, ayant épousé une femme, est mort, et n’en ayant point eu d’enfants, il l’a laissée à son frère (25). Le second est mort de même, et le troisième après lui, et tous ensuite jusqu’au septième (26). « Enfin cette femme est morte aussi après eux tous (27). Quand donc la résurrection arrivera, duquel de ces sept sera-t-elle femme, puisqu’elle l’a été de tous (28) ? Jésus leur répondit : Vous êtes dans l’erreur, parce que vous ne comprenez ni les Écritures, ni la puissance de Dieu (29) ». Remarquez ici, mes frères, que Jésus-Christ répond à ces hommes, non pour leur faire des reproches comme aux pharisiens, mais pour les instruire. Car, bien qu’il y eût quelque malice dans leur question, il est certain qu’il y avait encore plus d’ignorance. C’est pourquoi il ne les appelle point « hypocrites », et ne leur dit point d’injures. Ils lui avaient parlé d’abord « de la loi de Moïse », pour empêcher qu’il ne trouvât mauvais qu’une même femme eût épousé sept frères. Mais tout cela, comme j’ai dit, n’était à mon avis qu’une feinte, puisqu’il est vraisemblable que les deux premiers frères étant morts, le troisième, épouvanté de cet accident, n’eût jamais voulu prendre cette personne pour femme, et encore moins le quatrième et les autres, qui n’en eussent eu que de l’horreur, la regardant comme la meurtrière de ses maris. Car c’était là l’humeur des Juifs ; et si nous voyons qu’aujourd’hui même plusieurs chrétiens auraient horreur d’épouser une telle femme, combien plus en devaient avoir les Juifs ? C’est pourquoi ils ne voulaient point se marier à ces belles-sœurs, lorsque leurs frères étaient morts, quoique la loi les y contraignît, comme on peut le voir à propos de Ruth la Moabite et de Thamar. Mais d’où vient que ces sadducéens feignent, non pas que deux ou trois seulement, mais que sept frères ont tous eu une même femme ? C’était pour avoir, comme ils le croyaient, plus de preuves contre la résurrection, et pour embarrasser davantage Jésus-Christ. Jésus-Christ éclaircit en même temps l’une et l’autre de ces deux difficultés, en ne répondant pas tant à leurs paroles qu’à leurs pensées. Il découvre toujours ce que ses ennemis cachaient dans leurs cœurs lorsqu’ils le tentaient : mais il le fait quelquefois ouvertement, et il se contente quelquefois de ne le faire qu’en secret, et de ne le témoigner qu’à ceux qui l’interrogeaient.

Admirez donc, mes frères, comment il montre que les morts ressusciteront ; et fait voir en même temps que ce n’était point de la manière que les sadducéens le croyaient : « Vous êtes dans l’erreur », leur dit-il, « parce que vous ne comprenez ni l’Écriture, ni la puissance de Dieu ». Ils avaient cité Moïse et la loi comme étant fort intelligents dans l’Écriture. Et Jésus-Christ leur montre au contraire que leur demande supposait une ignorance grossière et profonde, et qu’ils ne lui faisaient cette question que parce qu’ils avaient peu de connaissance de la puissance de Dieu et de l’Écriture. Faut-il s’étonner, leur dit-il, que vous entrepreniez de me tenter, moi que vous ne connaissez pas encore, lorsque vous ne comprenez pas même quelle est la puissance de Dieu après tant de preuves que vous en avez reçues, et que ni le sens commun, ni l’intelligence de l’Écriture, n’ont pu encore vous la faire connaître. Car le sens commun ne fait-il pas voir à tous les hommes que tout est possible à Dieu ? Il répond d’abord à leur question ; et comme ce qui leur faisait croire qu’il n’y aurait point de résurrection un jour, c’était qu’ils se la figuraient d’une manière toute charnelle, et qu’ils s’imaginaient que les hommes seraient alors tels que nous sommes en cette vie, le Sauveur commence par réfuter cette erreur, en leur faisant concevoir une idée bien différente de ce mystère.

3. « Après la résurrection, les hommes n’auront point de femmes, ni les femmes de maris ; mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel (30) ». Saint Luc dit : « comme les enfants de Dieu ». Si donc il n’y a point de noces après la résurrection, leur question était superflue. Remarquez ici, mes frères, que ce n’est pas parce qu’ils ne se marieront point, qu’ils seront des anges, mais que c’est parce qu’ils seront comme des anges, qu’ils ne se marieront point. Jésus-Christ par cela seul détruit une infinité d’erreurs, et saint Paul comprend toutes ces vérités dans ce seul mot : « La figure de ce monde passe ». (1Co 7,31). Tel est donc l’état où Jésus-Christ marque que nous devons être après la résurrection. Mais quoiqu’il montre par ces paroles la vérité de la résurrection, il ne laisse pas de la prouver encore par l’autorité de l’Écriture ; car il ne se contente pas de répondre à leur question, mais il éclaircit même les difficultés qui tenaient leur esprit embarrassé. Lorsque ce n’était point une malice tout à fait noire qui les portait à lui faire ces demandes, et qu’il y avait en effet de l’ignorance chez eux, Jésus. Christ ne refusait pas de les instruire de la vérité à fond et avec beaucoup d’étendue : mais lorsqu’il ne paraissait que de la malignité dans leur conduite, il ne leur répondait plus. Il veut donc encore les confondre ici par l’autorité de Moïse même dont ils s’étaient appuyés.

« Quant à la résurrection des morts, n’avez-vous point lu ces paroles que Dieu vous a dites (31) : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob ? Or, Dieu n’est point le Dieu des morts, mais des vivants (32) ». Dieu ne peut être le Dieu de ceux qui ne sont plus, et qui, étant tout à fait dans le néant, ne ressusciteront jamais. Car il ne dit pas : J’étais le Dieu, mais « Je suis le Dieu d’Abraham, etc », c’est-à-dire de ceux qui sont encore et qui vivent. Car, si Adam, quoique vivant dans le corps, était néanmoins véritablement mort aux yeux de Dieu dès qu’il eut mangé du fruit défendu, et que Dieu lui eut prononcé sa sentence : ces saints patriarches, au contraire, quoique morts, étaient néanmoins vivants aux yeux de Dieu par la promesse qu’il leur avait faite de la résurrection. Ce que saint Paul dit ailleurs, qu’il « doit dominer également sur les vivants et sur les « morts (Rom 14,2) », n’est point contraire à ce que nous disons ici. Car on appelle « morts » en cet endroit, ceux qui doivent revivre un jour. Mais l’Écriture sait qu’il y a une autre sorte de morts dont elle dit « Laissez les morts ensevelir leurs morts ». (Luc 9,60) « Et le peuple entendant ceci était ravi en admiration de sa doctrine (33) ». Ce ne sont point encore ici les sadducéens qui tirent avantage de cette réponse, non plus que les pharisiens dans la précédente, puisqu’ils s’en retournent couverts de confusion. Toute l’utilité de cet éclaircissement retourne encore au peuple.

Puis donc, mes frères, que la résurrection des morts doit indubitablement arriver un jour, que ne nous efforçons-nous de vivre sur la terre de telle sorte que Dieu nous juge dignes alors d’être assis dans le ciel aux premières places ? Que si vous voulez prévenir ce temps de la résurrection dernière, et voir dès ce monde des hommes qui sont dans la chair, comme s’ils n’avaient point de chair, et qui vivent déjà comme les anges, je vous en apprendrai encore le moyen en vous exhortant comme j’ai déjà fait tant de fois d’aller voir ces bienheureux solitaires dans leurs déserts. Car je ne puis, mes frères, me lasser de vous porter à une chose que je sais vous être infiniment avantageuse.

Appliquons-nous donc encore aujourd’hui à examiner la vie de ces troupes angéliques, et le plaisir céleste dont ces saints hommes jouissent sans qu’il soit jamais interrompu d’aucun trouble et d’aucun mouvement de tristesse. Nous avons déjà tracé dans notre dernier discours un léger crayon du camp de cette armée toute divine. On n’y voit point de piques et de lances, de casques ou de boucliers. Et cependant, ainsi désarmés, ils font de plus grandes et de plus héroïques actions que les autres n’en peuvent faire avec le fer et le feu. Si vous avez quelque sainte envie d’aller à ce camp bienheureux, je veux bien vous y conduire. Allons ensemble voir cette troupe admirable et ces saints combats.

Nous verrons tous les jours ces bienheureux solitaires occupés à une guerre invisible, puisqu’ils remportent chaque jour une illustre victoire sur leurs ennemis, je veux dire sur leurs passions, qui leur tendent toujours de nouveaux pièges. Ils vérifient dans leurs personnes cette grande parole de l’Apôtre « Que ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec les désirs déréglés ». (Gal. 5) Considérez donc combien, en mortifiant tous les désirs de la chair, ils terrassent tous les jours d’ennemis par cette épée spirituelle que Dieu leur donne. C’est pourquoi on ne voit point dans leurs repas ces excès et ces superfluités qui nous font rougir dans les nôtres. Tout y est modeste, tout y est sobre, ils ne boivent jamais de vin, et l’usage continuel de l’eau réprime en eux tous les mouvements de l’intempérance. C’est ainsi qu’ils étouffent et qu’ils noient en quelque sorte ce monstre effroyable.

Car l’hydre des poètes n’a pas tant de têtes que n’en a cette bête cruelle de l’intempérance. Elle est toujours accompagnée de la fornication, de la colère, et de tous les dérèglements infâmes et abominables. Ces passions sont comme autant d’ennemis furieux que ces soldats de Jésus-Christ domptent sans peine, quoique les plus vieux soldats des princes du monde, et qui ont témoigné le plus de cœur dans les occasions de la guerre, en soient souvent terrassés. Il n’y a point d’épée ni de flèche qui ait de la force contre les têtes empoisonnées de ce monstre. Les hommes les plus braves, et les gens les plus forts, après avoir rempli toute la terre de la réputation de leur valeur, sont souvent comme enchaînés par le vin dont ils deviennent les captifs. Ils sont percés sans aucune plaie, et ils sont réduits dans un état plus déplorable que ceux qui ont le corps tout brisé de coups. Ces derniers au moins reconnaissent le malheur dans lequel ils sont, au lieu que les autres sont misérables, et ne le connaissent pas.

Vous voyez donc, mes frères, quelle est cette guerre invisible de ces saints solitaires, et combien ces athlètes de Jésus-Christ sont préférables à tous les soldats de l’empire, puisqu’ils terrassent, par leur seule volonté, des ennemis si terribles dont ces braves du monde sont les esclaves. Ils affaiblissent tellement en eux l’intempérance qui est comme la mère féconde de tous les vices, qu’elle n’ose plus exciter dans leur âme le moindre trouble. Et la tête de cette hydre étant coupée, le reste du corps tombe par terre, et ne peut plus se relever. C’est ainsi que chacun d’eux combat ce monstre et en demeure victorieux. Car il n’arrive point dans cette guerre ce qui arrive dans toutes les autres guerres de ce monde. Lorsqu’un soldat a tué l’un de ses ennemis dans le combat, il est mort pour les autres comme pour lui, et il ne fera jamais de mal à personne. Mais dans cette guerre spirituelle, si l’intempérance est morte pour celui qui l’a bien combattue, elle est vivante pour les autres, et celui qui ne la combattra pas sans cesse lui-même en sera vaincu.

4. Qui n’admirera cette manière si extraordinaire de combattre, où chaque soldat remporte lui seul une victoire que toutes les armées du monde jointes ensemble ne pourraient gagner, et où l’on voit renversés par terre et percés de mille coups tons ces monstres que produit l’intempérance, c’est-à-dire l’emportement des paroles, le gonflement de l’orgueil, et tant d’autres maladies cachées qui nous réduisent dans un état déplorable. Car tous ces généreux soldats imitent admirablement Jésus-Christ, leur chef, dont il est dit « Il boira de l’eau du torrent dans la voie, et à cause de cela il élèvera sa tête dans la gloire ». (Psa 110,8)

Voulez-vous voir combien ces soldats de Jésus-Christ terrassent d’ennemis ? Examinons toutes les passions que le luxe, les délicatesses des tables et des viandes préparées avec tant de soin produisent d’ordinaire dans le monde. Je rougis de parler de ces sortes de choses en ce lieu ; mais j’y suis contraint. Car, qui ignore jusqu’à quel point on porte la somptuosité des tables ; et combien l’art des cuisiniers est ingénieux pour trouver tous les raffinements qui peuvent exciter le goût et l’intempérance des hommes ? C’est une grande étude en ce temps que d’apprendre à bien ordonner un festin. Il semble qu’il s’agisse du gouvernement de toute une république ou de ranger une armée en bataille, tant on a de soin de régler quel service doit être le premier ou le second, ou le troisième. C’est une grande affaire que de savoir quand on doit servir chaque chose. On a disputé fort sur ce sujet. Les uns soutiennent qu’on doit servir, dès l’entrée, des oiseaux rôtis sur les charbons, et farcis de poissons ; d’autres, autre chose. On fait des leçons importantes de la qualité, de l’ordre et du nombre des plats de chaque service ; et ce qui est encore plus insupportable, on se pique de bien savoir ces choses, et nous faisons notre gloire de ce qui nous devrait faire rougir.

Que dirai-je de la longueur de nos repas ? Les uns se vantent d’avoir fait durer le dîner une grande partie du jour, les autres d’y avoir consumé une soirée, et les autres d’y avoir passé toute la nuit. Hélas ! ne considère-t-on jamais combien il faut peu de chose pour satisfaire la nécessité, et ne rougit-on point de ces excès ?

On ne voit rien de pareil parmi ces anges de la terre. Toutes ces sortes de plaisirs leur sont en horreur et en oubli. Ils se mettent à table, non pour satisfaire la sensualité, ni pour se remplir de viandes, mais pour soutenir le corps et la vie. On ne voit point parmi eux de gens qui aillent à la chasse ou à la pêche. Le pain et l’eau font tous leurs repas. Tous ces autres soins et toutes ces vaines inquiétudes sont pour jamais bannis de chez eux. Leurs cabanes pauvres, et leurs corps négligés et mortifiés, les entretiennent dans une paix profonde : tandis qu’au contraire, les gens du monde sont dans une tempête continuelle. Si nos yeux étaient assez pénétrants, ou que nous le pussions sans horreur, que ne verrions-nous point dans les entrailles de ces personnes voluptueuses ? Combien d’humeurs et de causes de maladies, quel amas de pourriture ! quel sépulcre blanchi ! Je rougis de dire les suites honteuses de ces débauches, les indigestions, et toutes les incommodités d’un corps accablé de viandes.

Mais si vous allez parmi ces solitaires, vous verrez ce monstre de l’intempérance et de l’impureté renversé par terre. Ils ont étouffé en eux cette passion infâme, qui est encore plus criminelle que l’autre. Ils l’ont vaincue et désarmée ; car ses armes sont les paroles déshonnêtes. Les solitaires n’ouvrent la bouche que pour louer Dieu. Comme leur langue est pure, leur corps est pur. Ils n’ont pas seulement vaincu cette double intempérance, mais encore l’envie, le désir de l’honneur, l’amour de l’argent, et toutes les autres passions de l’âme. Comparez maintenant votre table avec celle de ces solitaires. Je suis assuré que les plus abandonnés à leurs passions ne sauraient être assez aveugles pour oser le faire.

La table des uns conduit au ciel : celle des autres mène dans l’enfer. Jésus-Christ préside à l’une, et l’esprit impur est maître de l’autre. Le luxe et la volupté empoisonnent l’une ; la vertu et la tempérance règnent dans l’autre. Enfin, Dieu est présent à l’une, et le démon est présent à l’autre. Car partout où se trouve l’excès du vin et des viandes, et les paroles déshonnêtes, là le démon se trouve aussi, et il y prend ses délices.

5. Telle était autrefois la table du mauvais riche qui, brûlant de soif dans l’enfer, ne put trouver une goutte d’eau. Ces saints sont bien éloignés de cette intempérance et de ce malheur des riches, ils vivent déjà sur la terre comme des anges. Ils ne se marient point. Ils ne s’abandonnent point au sommeil ni aux délices ; et si on excepte fort peu de choses, ils sont comme s’ils n’avaient point de corps. Qui peut donc mettre plus aisément les démons en fuite que celui qui en remporte autant de victoires qu’il fait de repas ? C’est pourquoi le Prophète disait : « Vous avez préparé devant moi une table contre tous les ennemis qui me persécutent ». (Psa 23,6) Cette parole s’accomplit à la table des solitaires. Car y a-t-il un plus redoutable ennemi que le démon de l’intempérance, et de tous les autres vices qui naissent de celui-là ? comme l’éprouvent assez ceux qui ont quelqu’expérience dans cette guerre spirituelle ?

Que si vous voulez maintenant considérer d’où l’on tire l’argent pour l’une et l’autre de ces tables, vous en verrez encore mieux la prodigieuse différence. Car qui fait subsister le plus souvent la table superbe de ces riches, sinon les dépouilles des pauvres, les larmes des veuves, et le sang des orphelins ? Et qui entretient au contraire la table de ces serviteurs de Dieu, sinon leurs propres mains et leurs justes travaux ? C’est pourquoi on la pourrait comparer à une honnête femme qui serait parfaitement belle, mais d’une beauté naturelle, sans aucun ornement étranger ; comme on pourrait au contraire comparer la table de ces voluptueux à une femme prostituée, laide et horrible, qui, voulant cacher sa difformité en se peignant le visage, et en se parant magnifiquement, la ferait au contraire remarquer de plus en plus à mesure qu’on s’approcherait d’elle.

Ne considérez point ceux qui sont à cette table, lorsqu’ils y entrent, mais lorsqu’ils en sortent ; et vous en comprendrez mieux le dérèglement et le désordre. Celle des solitaires, Ioule pleine d’honnêteté, ne permet pas à ceux qui sont assis de rien dire qui ne soit honnête ; l’autre, au contraire, comme une courtisane et une prostituée, n’inspire aux conviés que le libertinage et le dérèglement. L’une a pour but le soutien de la vie, et l’autre la perte de l’âme. L’une prend bien garde que Dieu ne soit offensé, l’autre ne peut souffrir qu’il ne le soit pas.

Allons donc, mes frères, voir ces hommes admirables, pour reconnaître de combien de chaînes nous sommes liés. C’est là que nous apprendrons à nous préparer une table où nous trouverons notre satisfaction et nos délices, sans dépense, sans soin, inaccessible à toutes les maladies, pleine d’une espérance sainte et toujours ornée de nos victoires sur l’intempérance. L’âme n’y sera jamais ni agitée de troubles, ni séchée d’envie, ni enflammée de colère. Tout y sera calme, tout y sera agréable.

Et ne m’alléguez point ici le silence exact de ceux qui servent à ces tables du monde ; mais considérez ce tumulte, ce bruit et ces cris de ceux qui y sont assis ; je ne dis pas ces cris qu’ils échangent entre eux, quoique cela seul soit insupportable ; mais je dis ce tumulte intérieur qui remplit l’âme, qui l’entraîne comme captive, qui met le désordre et la confusion dans ses pensées, qui excite des ténèbres dans son esprit, et qui y fait voir quelque chose de semblable à un combat qui se livre sur la mer dans une nuit profonde au milieu d’une tempête. La paix, au contraire, règne toujours dans la maison de ces solitaires. Tout y est tranquille comme dans un port. La table des gens du monde est suivie d’un assoupissement semblable à la mort, mais celle de ces saints religieux est suivie de la chasteté, de la vigilance et de la présence de l’Esprit-Saint. Enfin, les supplices de l’enfer sont la fin de l’une, comme la gloire du ciel est le prix de l’autre.

Attachons-nous donc à celle-ci, désirons-la, recherchons-la avec ardeur, afin que nous puissions mériter les biens qui en naissent, et pour ce monde et pour l’autre. C’est ce que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXI.

« LES PHARISIENS, AYANT APPRIS QUE JÉSUS-CHRIST AVAIT FERMÉ LA BOUCHE AUX SADDUCÉENS, TINRENT CONSEIL ENSEMBLE ET L’UN D’EUX, QUI ÉTAIT DOCTEUR DE LÀ LOI, VINT LE TENTER, EN LUI FAISANT CETTE QUESTION : MAÎTRE, QUEL EST LE GRAND COMMANDEMENT DE LA LOI ? » (CHAP. 22,34, 35, 36, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE.

  • 1. Du premier et du second commandement de la Loi ; qu’ils sont semblables, et que l’un découle de l’autre.
  • 2. Jésus confond une dernière fois les pharisiens, en leur citant un passage de David, où ce prophète proclame la divinité du Christ.
  • 3 et 4 Combien il faut fuir l’ambition. – Que ce vice est très dangereux, et qu’il se glisse dans ces âmes par cent différentes voies. – Des mauvais effets que la vanité et le désir de gloire produisent en nous. – Quel aveuglement c’est que de renoncer à la gloire que Dieu nous offre pour embrasser celle des hommes – Que les personnes vaines sont exposées au mépris.

1. L’Évangéliste nous marque encore ici une raison qui eût dû imposer silence aux pharisiens, et il nous fait voir en même temps quelle était leur audace. Les sadducéens avaient été réfutés de telle sorte par le Sauveur qu’ils n’avaient pu lui rien répliquer, et ces pharisiens osent encore néanmoins s’attaquer à lui, lorsqu’ils devaient par tant de raisons réprimer enfin leur insolence. Ils lui envoient un docteur de la loi, non dans le dessein d’apprendre quelque chose de lui, mais seulement pour le tenter. Ils lui demandent : « Quel est le plus grand et le plus important commandement de la loi » ? Comme ils savaient que c’était celui-ci : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu », ils croient qu’il leur donnera peut-être lieu par sa réponse de l’accuser d’avoir combattu ce commandement, et de témoigner ainsi qu’il agissait partout en Dieu. C’était là leur dessein dans cette question artificieuse. Mais Jésus-Christ leur voulant faire voir qu’il connaissait leur pensée, et que bien loin de l’aimer, ils nourrissaient contre lui une envie secrète qui les envenimait contre sa personne, il leur dit : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, et de tout votre esprit (37). C’est là le premier et le grand commandement (38). Et voici le second qui est semblable à celui-ci : Vous aimerez votre prochain comme vous-même (39) ». Pourquoi Jésus-Christ dit-il que ce second commandement « est semblable » au premier ? C’est parce qu’il en est comme l’effet et la suite naturelle, et que celui qui aime Dieu, doit nécessairement aimer son prochain : « Celui », dit l’Écriture, « qui fait le mal, hait la lumière, et il ne vient point à la lumière ». (Jn 3,10) Et ailleurs : « L’insensé a dit dans son cœur : Il n’y a point de Dieu ». (Psa 53,1) C’est pourquoi David ajoute aussitôt : « Ils sont corrompus, et sont devenus abominables dans leurs affections ». (Psa 14,4) Et ailleurs : « La racine de tous les maux est l’avarice, qui a fait errer dans la foi quelques-uns de ceux qui l’ont désirée ». (1Ti 6,10) Et ailleurs : « Celui qui m’aime gardera mes commandements », qui se rapportent tous à ce principal : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, et le prochain comme vous-même ». (Jn 14,15, 21, 23)

Si donc aimer Dieu c’est aimer le prochain, puisque Jésus-Christ dit à saint Pierre : « Si vous m’aimez, paissez mes brebis (Jn 21,16) », et si en aimant le prochain on garde les commandements de Dieu, n’ai-je donc pas bien raison de dire : « Toute la Loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux grands commandements (40) ». Jésus-Christ fait encore ici ce qu’il vient de faire auparavant. Lorsqu’on lui a adressé une question touchant la résurrection, lia fait plus qu’on ne lui avait demandé ; de même ici lorsqu’on ne désire que savoir de lui quel est le premier commandement de la Loi, il y joint aussi le second qui n’était guère moins considérable que le premier, et que Jésus-Christ dit « lui être semblable ». Il leur fait remarquer en passant que toutes ces questions qu’ils lui faisaient, ne venaient que de l’envie et de l’aversion qu’ils avaient conçue contre lui : « Car la charité n’est point envieuse ». (1Co 13,14)

Mais pourquoi saint Matthieu dit-il clairement que ce docteur de la Loi vient à Jésus-Christ pour le tenter ; et que saint Marc dit au contraire que Jésus-Christ voyant ensuite qu’il avait si sagement répondu, lui dit : « Vous « n’êtes pas loin du royaume de Dieu ». (Mrc 12) Il n’y a point, mes frères, de contradiction dans ces paroles, puisqu’apparemment cet homme commença d’abord à parler à Jésus-Christ dans le dessein de le tenter, mais ayant depuis assez bien parlé, il mérita par la sagesse de sa réponse d’être loué de la bouche du Sauveur. Car Jésus-Christ ne le loua pas d’abord li ne le fit qu’après que ce docteur eut dit : « qu’il était vrai qu’en aimant son prochain on faisait plus que si l’on offrait à Dieu tous les sacrifices et tous les holocaustes du monde ». Ce fut alors que Jésus-Christ lui dit : « Qu’il n’était pas loin du royaume de Dieu » ; parce que ce docteur, ayant horreur lui-même de cette basse envie qui l’avait porté à le tenter, quitta cette disposition criminelle pour rentrer dans des sentiments d’admiration et de respect. Et c’est cette sorte de conversion qui est l’unique fin à laquelle se rapportent tous les préceptes de la loi, l’observation du sabbat, et les autres cérémonies.

Jésus-Christ loue ce docteur néanmoins avec assez de modération, et il ne le regarde pas encore comme parfait, puisqu’il lui déclare qu’il lui manquait quelque chose. Car en lui disant : « qu’il n’était pas loin du royaume de Dieu », il lui témoignait assez qu’il n’y était pas encore, et qu’il devait travailler à acquérir ce qui lui manquait. Que si Jésus-Christ loue ce docteur seulement parce qu’il reconnaît qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, nous ne devons pas nous en étonner. Il faut au contraire juger par là que le Sauveur parlait souvent selon la Pensée et selon la disposition de ses interlocuteurs. Les Juifs, il est vrai, débitaient mille propos injurieux pour le Christ, mais ils n’ont jamais osé dire néanmoins qu’il n’y avait point de Dieu. D’où vient donc que Jésus-Christ loue ce docteur de ce qu’il a dit qu’il n’y « avait qu’un seul Dieu » ? Voulait-il en le louant de cette parole, nier qu’il fût Dieu lui-même aussi bien que son Père ? Dieu nous garde de cette pensée : mais comme le temps de découvrir sa divinité n’était pas encore venu, il laisse ce docteur dans son premier sentiment. Il le loue de la connaissance qu’il avait de l’ancienne loi, pour le disposer aussi et le rendre plus propre à recevoir la nouvelle que lui, Jésus-Christ, était venu prêcher dans le monde. D’ailleurs, lorsqu’on dit : « Qu’il n’y a qu’un Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre que lui », cela ne doit point s’entendre, ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament, dans ce sens que l’on exclue la divinité du Fils ; mais seulement comme une marque qu’on rejette toutes les idoles : et je crois que c’est dans cette pensée que Jésus-Christ loua ce docteur, parce qu’il avait dit : « qu’il n’y avait qu’un seul Dieu ». Après donc que le Sauveur a satisfait à la question de cet homme, Jésus-Christ lui en fait une autre à son tour.

« Les pharisiens étant assemblés, Jésus leur fit cette demande : Que vous semble du Christ ? De qui doit-il être fils ? Ils lui répondirent : De David (41) ». Considérez, mes frères, combien de miracles et de prodiges, combien de questions et de réponses Jésus-Christ a faites avant celle-ci, combien il a donné de preuves par ses actions et par ses paroles de son égalité et de son union avec son Père, qu’il a loué même ce docteur de la loi d’avoir dit : « qu’il n’y avait qu’un seul Dieu » ; et que c’est après toutes ces précautions qu’il leur fait enfin cette question. Il semble qu’il veuille leur ôter tout sujet de dire de lui que, malgré tous les miracles qu’il avait opérés, il n’en était pas moins visiblement opposé à Dieu et à sa loi. Il les interroge donc enfin ici pour élever insensiblement leurs esprits, jusqu’à avouer eux-mêmes qu’il était Dieu. Nous avons vu ailleurs qu’en parlant à ses disciples pour savoir leurs sentiments touchant sa personne, il leur demande premièrement ce que les autres croyaient de lui, et qu’il leur dit ensuite : « Et vous qui dites-vous que je suis » ? Mais il n’use pas de cette conduite à l’égard des pharisiens, puisque, s’il leur avait demandé de la sorte ce qu’ils croyaient de lui ils lui eussent infailliblement répondu qu’il était un séducteur et un ennemi de Dieu. C’est pourquoi il leur demande en général ce qu’ils croyaient « du Christ » sans se désigner lui-même. Et comme il était près d’aller bientôt souffrir et mourir sur une croix, il leur cite une prophétie qui faisait voir clairement qu’il était Dieu.

« Et comment donc, leur dit-il, David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur, par ces paroles (42) : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : « Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied (43) » ? Il ne leur marque cette prophétie que comme en passant. Il ne témoigne point que ce fût son principal but, mais qu’il n’en parlait que par occasion. Comme il les avait interrogés, et qu’ils ne lui répondaient pas selon la vérité, puisqu’ils assuraient qu’il n’était qu’un pur homme, il leur rapporte cette prophétie de David pour confondre leur erreur, en leur opposant ce prophète qui reconnaissait sa divinité.

C’est parce qu’ils ne le considéraient que comme un homme, qu’ils lui avaient répondu que le Christ devait simplement être « le fils de David » : Et Jésus prouve au contraire par David même qu’il était véritablement le Dieu et le Seigneur de tous ; qu’il était véritablement le Fils unique de son Père, et qu’il lui était égal en toutes choses. Mais il ne s’en tient pas là, et, pour les effrayer, il ajoute « Jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied », se servant de toutes sortes de moyens pour les attirer à la foi. Et afin qu’ils ne pussent dire que le Prophète n’avait parlé de la sorte que par complaisance et par flatterie, considérez ce que Jésus-Christ ajoute : « Comment donc David, « parlant par l’Esprit de Dieu », l’appelle-t-il son Seigneur ? Mais admirez avec quelle circonspection il rapporte ce témoignage qui lui était si avantageux. Il leur demande auparavant : « Que vous semble du Christ ? de qui est-il fils » ? afin de leur donner lieu de répondre qu’il était : « fils de David ». Il leur demande aussitôt en gardant une suite naturelle : « Comment donc David parlant par l’Esprit de Dieu l’appelle-t-il son Seigneur » ? il en use ainsi pour ne point les troubler, et ne leur donner point sujet de s’offenser en leur parlant comme de lui-même ? C’est pour cette raison qu’il ne dit pas : « Que vous semble-t-il » de moi ? mais que vous semble-t-il « du Christ » ? C’est pourquoi les apôtres, après la Pentecôte, disent encore avec tant de modestie : « Qu’il nous soit permis de dire librement du patriarche David qu’il est mort et qu’il a été enseveli ». Et Jésus-Christ, de même par cette interrogation et par la réponse qu’il y fait ensuite, établit sa divinité : « Comment donc David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied »

« Si donc David l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils (44) » ? Ce qu’il ne dit pas pour nier que le Christ fût le fils de David, mais pour représenter aux Juifs leur erreur, lorsqu’ils croyaient qu’il n’était que le fils de David. Car lorsqu’il leur dit : « Comment est-il son fils » ? il faut sous-entendre de la manière que vous vous le figurez. Les pharisiens disaient que le Christ n’était que le fils de David, et non « le Seigneur de David ». Après leur avoir rapporté ce témoignage du Prophète, Jésus leur dit avec douceur : « Si donc David l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils » ? Ils ne répondent rien à ces paroles ; parce qu’ils ne voulaient pas s’instruire, mais seulement tenter le Sauveur. C’est pourquoi Jésus-Christ dit lui-même qu’il était « le Seigneur de David », ou plutôt il ne le dit que par le Prophète, parce qu’ils n’avaient aucune foi en lui, et qu’ils tiraient de toutes ses paroles des sujets de le décrier.

Et nous devons beaucoup, mes frères, considérer cette disposition des Juifs, afin de ne nous point scandaliser, lorsque nous voyons que Jésus-Christ leur parle de lui-même d’une manière si humble, et qui lui est si disproportionnée. Entre plusieurs raisons qu’il avait de se conduire de la sorte, celle-ci sans doute était une des principales, qu’il devait agir avec une grande condescendance à leur égard, et qu’il était obligé d’épargner beaucoup leur faiblesse. Et l’on voit même ici que ce n’est que sous forme d’interrogation qu’il établit sa divinité, et qu’il ne la leur découvre qu’obscurément. Car il y avait encore bien de la différence entre être « le Seigneur de David » ou être le Seigneur de tous les Juifs. Et l’occasion que Jésus-Christ prend de leur dire ceci, est admirable. Car, après avoir dit qu’il n’y a qu’un Dieu et qu’un Seigneur, il dit aussitôt que c’est lui qui est ce Seigneur, et il le prouve non seulement par ses actions, mais encore par les prophètes ; montrant que son Père prendrait sa cause, et qu’il le vengerait contre eux-mêmes. « Jusqu’à ce que je réduise vos ennemis », dit-il, « à vous servir de marche-pied ». Ce qui fait voir clairement quel zèle le Père avait pour la gloire de son Fils, et quelle union ils avaient ensemble.

C’est ainsi qu’il termina enfin tontes ces questions que les Juifs lui faisaient pour le surprendre ; et l’on peut dire que cette fin en fut glorieuse et surprenante, et qu’elle était capable de fermer éternellement la bouche à ses ennemis. En effet, depuis ce temps ils se tinrent dans le silence ; silence qui, à la vérité, n’était pas volontaire, mais forcé ; parce qu’ils n’avaient plus rien à lui dire. Ses réponses précédentes, comme autant de flèches mortelles, les avaient tellement abattus, qu’ils ne lui pouvaient plus résister. « A quoi personne ne lui put rien répondre : et depuis ce jour nul n’osa plus lui faire de questions (45) ». Le peuple retirait un grand avantage de ce silence des pharisiens, puisque ceux-ci n’osaient plus interrompre les prédications du Sauveur. Aussi l’on voit que Jésus-Christ ne parle plus qu’au peuple dans la suite. Tous les pharisiens et les docteurs de la loi le fuient, et il semble qu’il ait mis tous ces ennemis en fuite comme une troupe de loups qui ne cherchaient qu’à le dévorer. Ces envieux ne retirèrent aucun fruit de leurs demandes envenimées ; et l’amour de la vaine gloire dont ils étaient possédés, les empêcha de profiter de tant d’instructions si divines.

3. Car l’ambition, mes frères, est une passion étrange. Elle se diversifie en cent manières différentes. Les uns, pour être honorés, désirent d’être souverains, les autres d’être riches, les autres d’être forts et robustes. Cette passion tyrannique passant encore plus avant, fait (lue les uns cherchent la gloire par leurs aumônes, les autres par leurs jeûnes, les autres par leurs prières, les autres par leur science, tant ce monstre a de têtes et de faces différentes. On ne doit pas beaucoup s’étonner que les hommes cherchent de la gloire dans les grandeurs et dans les magnificences du monde ; mais, ce qui est surprenant, et ce qu’on ne peut assez blâmer, c’est qu’on veut même tirer vanité de ses jeûnes et de ses prières. Nous tâcherons aujourd’hui de ne pas seulement nous élever contre ce vice, mais de vous en proposer aussi les remèdes. Quels seront donc les premiers que nous entreprendrons de guérir ? Commencerons-nous par ceux qui tirent gloire de leurs richesses, ou de leurs habits magnifiques, par ceux qui s’enflent de leur dignité ou de leur science, qui se glorifient de quelque art, où ils excellent ; ou de la force de leurs corps, on de la beauté et de l’agrément de leur visage ? Parlerons-nous aujourd’hui contre ceux qui tirent gloire de leur puissance et de leurs rapines cruelles, ou contre ceux qui ont de la vanité de leurs aumônes ? En un mot, tâcherons-nous de guérir ceux qui prennent avantage des choses mauvaises, ou ceux qui se glorifient de leurs bonnes œuvres ? Nous adresserons-nous à ceux qui ne sont superbes que jusqu’à la mort, ou à ceux dont l’orgueil s’étend même au-delà de la vie ? Car cette passion se diversifie étrangement dans ses effets, et elle est profondément enracinée dans le cœur des hommes. De là viennent ces testaments qui font dire tous les jours : Un tel est mort, et il a voulu se signaler après sa mort ; il a enrichi l’un, et il a appauvri l’autre. Car la même vanité se nourrit également de ces deux effets si contraires, et elle aime à abaisser comme à élever.

Quels seront donc ceux que nous entreprendrons de guérir les premiers, puisqu’on ne peut parler tout ensemble à tant de si différentes personnes ? Il vaut mieux que nous nous attachions aujourd’hui à ceux qui recherchent de la gloire dans leurs aumônes, Car je vous avoue que si j’aime extrêmement que l’on fasse l’aumône, je suis percé aussi jusqu’au cœur, lorsque je vois qu’on la corrompt par le poison de cette vanité secrète. Je suis frappé de ce malheur, et je déplore alors cette vertu, comme je verrais avec douleur la fille d’un grand roi entre les mains d’une femme impudique, qui ne prendrait le soin de l’élever que pour l’abandonner ensuite aux dérèglements et aux désordres, qui lui commanderait d’abord de mépriser son père, et qui la parerait d’une manière qui lui déplairait infiniment, et plus digne d’une courtisane que d’une princesse, pour la rendre agréable à ceux qui n’auraient dessein que de la perdre et de la déshonorer.

Tâchons donc aujourd’hui de désaveugler ces personnes : et supposons d’abord qu’un homme fait de grandes aumônes pour se faire estimer des hommes. C’est ce premier abus qui fait sortir notre princesse de la chambre du roi, son père ; son père, en effet, lui commande que sa main gauche ne sache pas ce que fait la droite, et elle se produit, au contraire, pour se faire voir des personnes les plus inconnues, et même par les derniers des esclaves. Vous jugez assez, par là, quelle est cette prostituée dont je vous parlais, qui corrompt cette vierge si pure, afin qu’elle devienne passionnée pour des impudiques, et qu’elle se pare pour paraître belle à leurs yeux.

Je pourrais même vous montrer que ce désir de la gloire ne corrompt pas seulement l’âme, mais qu’elle la met hors d’elle-même, et qu’elle la rend comme furieuse. Car n’est-ce pas une véritable fureur et une espèce de manie, à cette fille, non d’un roi de la terre, mais du Roi du ciel, de courir après des esclaves et des fugitifs, de chercher à plaire à des hommes vils et méprisables, d’embrasser ceux qui la rejettent, d’aimer ceux qui la haïssent, et de les poursuivre partout, lorsqu’ils ne la veulent pas seulement regarder, et qui rougissent même de cette passion qui lui fait perdre la honte aussi bien que l’honneur ? Car les hommes ne trouvent personne de plus importun que ces ambitieux qui sont passionnés pour la vaine gloire. Ils se rient de leur vanité, et plus ils voient qu’ils’ s’élèvent, plus ils s’efforcent de les rabaisser. Il leur arrive le même malheur qui arriverait à la fille d’un roi qu’on aurait fait descendre du trône de son père pour l’abandonner au dernier esclave de son royaume, qui lui insulterait ensuite, et qui lui ferait mille outrages. Car, plus nous courons après le monde pour en tirer de la gloire, plus il s’éloigne et se rit de nous. Mais lorsque nous ne recherchons que la gloire de Dieu, Dieu nous reçoit, il nous embrasse, et il nous comble d’honneur et de gloire.

Pour comprendre encore un autre malheur qui vous est inévitable, lorsque vous donnez l’aumône par un mouvement de vaine gloire, vous n’avez, mes frères, qu’à vous souvenir dans quelle tristesse vous entrez alors, et dans quel abattement vous jette ce reproche continuel que Jésus-Christ vous fait dans le fond du cœur, en vous disant : « Je vous assure que vous avez reçu votre récompense ». La vaine gloire est toujours un mal ; mais elle n’est jamais plus mauvaise que lorsque nous la cherchons dans nos aumônes. Elle combat alors l’humanité même, et, publiant l’assistance qu’elle a rendue au pauvre, elle insulte en quelque sorte à la misère d’autrui, pour donner une cruelle satisfaction à sa propre vanité. Si c’est insulter à un homme que de lui reprocher les grâces que nous lui avons faites, que sera-ce d’en rendre témoin tout le monde ? Pour éviter donc un mal si horrible aux yeux de Dieu, nous devons travailler d’un côté à obtenir de lui un véritable sentiment de compassion pour les misérables, et à bien reconnaître de l’autre quels sont ceux dont nous recherchons l’estime. Car, quel est l’auteur de la charité et de la miséricorde, sinon Dieu même, qui nous l’a apprise par sou propre exemple, qui la connaît et qui la pratique infiniment mieux que les hommes, et qui n’a point mis de bornes à la compassion qu’il a eue de notre misère.

Pour ce qui regarde maintenant ceux dont vous recherchez l’estime, je vous demande, si vous étiez athlète, sur qui vous jetteriez les yeux, et à qui vous désireriez de plaire, ou à quelque homme pauvre et inconnu, ou à celui qui préside à ces combats ? Certes, entre la multitude qui remplit le théâtre et le magistrat qui y préside, vous n’hésiteriez pas, et si celui-ci vous admirait, lorsque tous les autres vous mépriseraient, vous seriez satisfait d’être estimé de lui seul, et vous mépriseriez le mépris des autres. Ainsi un docteur n’a point d’égard aux jugements du peuple, et se contente de plaire aux docteurs, et généralement tous ceux qui exercent quelque art que ce soit, n’ont pour but de plaire qu’à ceux qui le savent.

N’est-ce donc pas un aveuglement étrange de ne considérer dans chaque profession que celui qui y préside ou qui y excelle ; et de faire le contraire dans l’aumône, surtout lorsque ce que l’on perd en y cherchant autre chose, est sans comparaison plus considérable que tout ce que l’on peut perdre dans le monde ? Car si, dans la carrière des courses publiques, vous négligez le jugement de celui qui y préside pour vous arrêter à celui du peuple, vous ne perdrez que le prix de la course. Mais, en recherchant dans votre aumône l’estime des hommes, vous perdez, non une récompense périssable, mais la gloire de l’éternité. Considérez que vous êtes devenus semblables à Jésus-Christ par la compassion que vous avez des misérables. Achevez donc de vous rendre semblables à lui, en rendant secrètes vos aumônes, comme nous voyons dans l’Évangile, qu’après avoir guéri les malades, il leur défendait de parler de lui.

Mais vous désirez, me direz-vous, de passer pour charitable parmi les hommes. Et moi je vous, demande quel avantage vous en retirerez. Vous n’avez point de bien que vous en puissiez attendre et vous en devez craindre un très-grand mal. Ces personnes mêmes que vous voulez rendre les témoins du bien que vous faites, deviennent les larrons qui dérobent ce trésor que vous deviez vous assurer dans le ciel. Ou plutôt ce ne sont pas eux qui le volent ;. c’est vous-même qui vous volez, et qui vous ravissez ce dépôt que vous aviez mis entre les mains de Dieu dans la personne des pauvres. O malheur étrange ! ô nouvelle espèce de larcin ! Ce que ni la rouille ne peut corrompre, ni les voleurs ne peuvent voler, est corrompu et ravi en un moment par la vaine gloire. Elle est le ver qui gâte des choses incorruptibles. Elle est le voleur qui étend sa violence jusque dans le ciel, qui vous prend votre trésor, qui vous ravit un royaume, et qui vous dépouille de ces richesses éternelles et ineffables. Comme le démon sait que ce trésor que nous nous amassons dans le ciel, est à couvert de sa violence, et que ni la rouille, ni les voleurs, ni tous ses artifices n’y peuvent atteindre, il se sert pour le ravir, de la vaine gloire, et il fait par elle ce qu’il n’aurait pu faire par lui-même.

4. Vous me direz peut-être que vous désirez de recevoir de la gloire. Mais ne vous suffit-il pas que le pauvre à qui vous faites votre aumône en secret, et que Dieu pour qui vous la faites, vous estiment et vous louent de cette bonne œuvre ? Est-ce que vous voudriez que les hommes vous en louassent ? Prenez garde que le contraire ne vous arrive, et qu’on ne dise de vous que ce n’est point par un mouvement de compassion, mais par un désir de gloire que vous faites votre aumône. Craignez de passer pour cruel, lorsque vous insultez de la sorte à l’affliction des misérables, et que vous tirez votre gloire de leur malheur.

L’aumône est un mystère. Fermez donc les portes afin que personne ne voie un secret qu’il ne lui est pas permis de voir. Les plus augustes mystères de nos églises sont comme l’aumône et la miséricorde que Dieu fait aux hommes. Car c’est par une bonté pure et ineffable qu’il a eu compassion de nous, lorsque nous étions ses ennemis. La première oraison qui se dit à la célébration de nos mystères témoigne notre compassion, puisque nous y prions pour les possédés. Dans la seconde qui est pour les pénitents, nous demandons la miséricorde de Dieu pour eux. Dans la troisième, qui est pour nous-mêmes, nous présentons les enfants à Dieu, afin que leur innocence soit plus propre pour attirer sur nous sa miséricorde. Car, après avoir reconnu nos péchés, nous implorons la bonté de Dieu pour ceux qui en ont déjà commis beaucoup ou qui en peuvent commettre encore, mais nous faisons prier pour nous les enfants, sachant que Jésus-Christ a promis le ciel à ceux qui deviendraient comme des enfants. Ce qui nous apprend que ceux qui imitent leur simplicité et leur innocence sont plus capables d’implorer la bonté de Dieu pour ceux qui l’ont offensé. Que si nous considérons le mystère même de l’Eucharistie, ceux qui ont reçu le saint baptême, les initiés, savent qu’il est tout rempli des marques de la miséricorde et de la grâce de Dieu sur les hommes.

Lors donc que vous voulez faire l’aumône, imitez-nous et fermez les portes ; qu’il n’y ait que celui qui la reçoit qui en soit témoin, et si cela se pouvait, qu’il ne sache pas même d’où lui vient la charité qu’il reçoit. Que si vous ouvrez les portes, et si vous découvrez votre mystère, souvenez-vous que celui même dont vous recherchez l’estime, vous méprisera comme un superbe, et qu’il condamnera lui-même votre vanité. S’il est votre ami, il la blâmera dans son cœur, et s’il est votre ennemi, il la décriera devant tout le monde. Ainsi il vous arrivera le contraire de ce que vous souhaitez. Vous désirez qu’on vous admire, et qu’il s’écrie en vous voyant : Que cet homme est charitable ! qu’il est compatissant ! et l’on dira au contraire en vous détestant : Que cet homme est vain ! qu’il est aisé de voir qu’il pense plus à plaire aux hommes qu’à Dieu ! Si au contraire vous cachez les charités que vous faites, c’est alors qu’il les louera devant tout le monde. Dieu ne souffrira pas qu’une action si sainte soit longtemps cachée. Si vous avez soin de l’étouffer, il la publiera lui-même et il la rendra publique, plus que vous ne l’auriez pu faire. C’est pourquoi, laissez faire Dieu, abandonnez-vous à lui, et vous en serez plus heureux en l’autre vie, et plus estimé en ce monde même.

Vous voyez donc, mes très-chers frères, qu’il n’y a rien de plus opposé à la gloire que nous recherchons, que de faire nos aumônes à la vue des hommes. C’est le moyen de faire tout le contraire de ce que nous prétendons, puisqu’au lieu de signaler notre vertu, nous serons cause que notre vanité sera connue des hommes et punie de Dieu. Gravons ces vérités dans notre cœur. Qu’elles nous servent à mué-priser la gloire humaine, et à ne chercher que celle de Dieu, et nous serons estimés en cette vie et heureux en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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