Matthew 26
HOMÉLIE LXXIX.
« MAIS QUAND LE FILS DE L’HOMME VIENDRA DANS SA GLOIRE ACCOMPAGNÉ DE TOUS SES SAINTS ANGES, ALORS IL S’ASSIÉRA SUR LE TRÔNE DE SA GLOIRE. ET TOUTES LES NATIONS DE LA TERRE SERONT RASSEMBLÉES DEVANT LUI, ET, IL SÉPARERA LES UNS D’AVEC LES AUTRES, COMME UN BERGER SÉPARE LES BREBIS D’AVEC LES BOUCS ». (CHAP. 25,31, 32, JUSQU’AU VERSET 6 DU CHAP. XXVI)
ANALYSE.
- 1. Le jugement dernier. Combien les œuvres de miséricorde sont nécessaires.
- 2. Récompense accordée aux bons ; châtiment infligé aux méchants.
- 3. Les princes des prêtres délibèrent sur les moyens à prendre pour se défaire de Jésus-Christ. – Ce qu’on désignait par ce nom de prince des prêtres.
- 4. et 5. L’Orateur exhorte ses auditeurs à n’avoir point de haine contre leurs ennemis.— Excellent modèle que Jésus-Christ nous a donné de cette vertu. – Que pour adoucir le mal que les autres nous ont fait, nous devons penser au mal que nous avons fait aux autres. – Que Dieu veut que nous compatissions même aux souffrances des méchants qu’il punit dans sa justice. – De la joie que laisse dans l’âme une réconciliation chrétienne.
1. Je vous conjure, mes frères, d’écouter avec toute l’application et toute la componction de cœur qui vous sera possible, cet endroit de l’Évangile que nous vous allons expliquer ; ce n’est pas sans raison que Jésus-Christ le réserve pour couronner son discours : il montre excellemment toute l’estime que Dieu fait de la miséricorde et de la charité. Il a déjà, dans ce qui précède, parlé de cette vertu de diverses manières ; mais ici il s’en explique avec plus de clarté et plus de force que nulle part ailleurs. Il ne se contente plus ici d’en parler sous la parabole de deux, ou de trois, ou de cinq personnes. Il adresse son discours généralement à tous les hommes. Il est vrai que lorsqu’il exprime en particulier un certain nombre dans les autres paraboles, ce n’est point pour nous marquer qu’il ne parle qu’à deux hommes, mais à deux sortes de personnes différentes : celles qui lui obéissent et celles qui lui sont rebelles. Mais il traite ici au long ce même sujet avec plus de clarté, et d’une manière qui nous frappe davantage. Il ne dit plus ici, comme ailleurs : « Le royaume des cieux est semblable, etc. » Il se désigne clairement lui-même, et il se découvre en disant : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa « gloire, etc. » Il est déjà venu une fois non pour éclater dans sa gloire, mais pour souffrir les injures et les outrages. Et remarquez, mes frères, qu’il parle souvent de « sa gloire » ; parce que le temps de sa croix était proche. Il prépare ses auditeurs, et il les relève. Il leur représente le jugement général qu’il exercera sur tous les hommes. Il leur fait voir comment il rassemblera devant lui toute la terre, et il leur dit même, pour leur inspirer encore plus de terreur, qu’il fera descendre tous les anges du ciel pour venir avec lui rendre témoignage devant le monde entier, combien ses envoyés ont fait de choses par son ordre pour le salut de tous les hommes. C’est pourquoi ce jour sera épouvantable en toutes manières. « Toutes les nations de la terre seront rassemblées devant lui, et il séparera les uns d’avec les autres, comme un berger sépare les brebis d’avec les boucs (32). Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche (33) ». Il n’y a rien de séparé en ce monde. Les bons sont mêlés confusément avec les méchants ; mais il s’en fera alors un discernement très-exact, et ils seront tellement séparés les uns des autres, qu’on ne pourra douter duquel des deux partis chacun sera. Il montre encore par ces deux noms différents dont il se sert pour les distinguer, quelles sont les mœurs des uns et des autres. Il appelle les uns « boucs » pour marquer leur stérilité, parce qu’il n’y a rien de moins fertile que cet animal, et il appelle les autres « brebis », pour marquer leur fécondité ; car on sait combien les brebis sont fertiles en lait, en laine et en agneaux. Mais il y a ici cette différence que cette fécondité et cette stérilité des animaux est un effet de la nature ; au lieu que les hommes sont féconds ou stériles en bonnes œuvres par le choix de leur volonté ; et qu’ainsi c’est très-justement que Dieu punit les uns, et qu’il couronne les autres. « Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous, les bénis de mon Père : possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde (34). Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’ai eu besoin de logement et vous m’avez logé (35). J’ai été nu et vous m’avez vêtu ; j’ai été malade et vous m’avez visité ; j’ai été en prison et vous m’êtes venu voir (36). Sur quoi les justes lui diront : Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim, et que nous vous avons donné à manger ; ou avoir soif, et que nous vous avons donné à boire (37) ? Quand est-ce que nous vous avons vu sans logement, et que nous vous avons logé ; ou sans vêtements, et que nous vous avons vêtu (38) ? Et quand est-ce que nous vous avons vu malade ou en prison, et que nous sommes allés vous visiter (39) ? Et le Roi leur répondra : Je vous dis en vérité que chaque fois que vous l’avez fait aux moindres de mes frères, c’est à moi-même que vous l’avez fait (40) ». Il est à remarquer que cet équitable Juge ne condamnera point les méchants avant que de les avoir accusés. Il les fait donc venir devant son Tribunal, et il leur dit les justes sujets pour lesquels il les accuse. « Il dira ensuite à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges (41). Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire (42). J’ai eu besoin de logement, et vous ne m’avez pas logé ; j’ai été nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité (43) ». Les méchants répondront alors à ces reproches avec modestie et avec soumission ; mais cette soumission leur sera entièrement inutile. « Ils lui diront : Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ou soif, ou sans logement, ou sans vêtements, ou malade, ou prisonnier, et que nous avons manqué à vous assister (44) ? Mais il leur répondra : Je vous dis en vérité qu’autant de fois vous avez manqué de le faire aux moindres de ces petits, autant de fois vous avez manqué à me le faire à moi-même (45). Et alors ceux-ci s’en iront au supplice éternel, et les justes à la vie éternelle (46) ». Ne sera-ce pas avec justice que les méchants souffriront ces reproches de Jésus-Christ irrité, puisqu’ils auront négligé durant toute leur vie une chose qui lui est si précieuse et si agréable ? Car les prophètes disaient clairement au nom de Dieu même « Je veux la miséricorde et non pas le sacrifice ». Jésus-Christ le législateur le disait aussi continuellement, et par ses paroles et encore plus par ses actions, et la nature même imprime déjà ces enseignements dans l’âme des hommes. Mais remarquez, mes frères, que ces méchants, que Dieu condamne, n’avaient pas seulement manqué à la charité dans quelques points, mais qu’ils en avaient négligé généralement tous les devoirs. Car, non seulement ils ne lui ont pas donné à manger lorsqu’il avait faim, et ils ne l’ont pas vêtu lorsqu’il était nu ; mais ils n’ont pas fait même une chose aussi facile que celle d’aller visiter un malade. Et considérez, mes frères, combien tout ce que Jésus-Christ commande est facile. Car il ne dit pas : « J’étais en prison », et vous ne m’avez pas délivré : « J’étais malade », et vous ne m’avez pas guéri ; mais « vous ne m’avez point visité, vous ne m’êtes point venus voir ». Il n’était pas aussi difficile de le soulager dans la faim qu’il endurait. Car il ne demande pas des tables somptueuses, il ne veut que ce qui est purement nécessaire. Il ne demande pas même ce secours sous la forme et sous l’apparence d’un prince, mais sous celle d’un pauvre et d’un humble esclave. Considérez donc toutes ces circonstances, dont chacune aurait suffi pour condamner ces ingrats ; le peu qu’il leur demandait, puisque ce n’était que du pain ; la misère de celui qui leur demandait qui était si pauvre ; la compassion dont ils devaient être touchés, puisque c’était un homme ; la grandeur de la récompense promise, puisque c’était la gloire du ciel ; la crainte des peines réservées, puisqu’on les menaçait de l’enfer ; la dignité de celui à qui ils faisaient part de leur bien, puisque c’était Dieu même qui le recevait par les mains des pauvres ; l’honneur qu’il avait bien voulu leur faire, puisqu’il abaissait sa grandeur jusqu’à implorer leur assistance ; enfin la justice qui les obligeait de ne pas le refuser, puisqu’il leur avait donné ce qu’il leur demandait, ce qui était plus à lui qu’à eux. Mais l’avarice les a aveuglés, et ils ont fermé les yeux à toutes ces considérations si pressantes. Ils n’ont point appréhendé les peines terribles dont Jésus-Christ menaçait les cœurs durs et impitoyables, jusqu’à leur déclarer qu’il leur ferait souffrir de plus grands supplices qu’à ceux de Sodome et de Gomorrhe. Et ils ont oublié que Jésus-Christ dit ici : « Quand vous avez refusé cette charité à un de ces petits, vous me l’avez refusée à moi-même ». Mais comment Jésus-Christ, en les appelant « ses frères », dit-il en même temps qu’ils sont « petits » ? C’est précisément pour marquer qu’ils ne sont « ses frères » que parce qu’ils sont « petits », c’est-à-dire humbles, pauvres et méprisables. Car Jésus-Christ ne veut avoir pour frères que les humbles. Ce que je n’entends pas seulement des religieux et des solitaires qui habitent les déserts et les montagnes ; mais encore de chacun des fidèles qui vit dans l’Église. Quand vous voyez un chrétien qui, engagé dans le monde, y vit dans la pauvreté, et dans un entier dénuement de toutes choses, Jésus-Christ veut que vous le regardiez comme « son frère », et que vous ayez autant de soin de lui que vous en auriez pour votre Sauveur. Ces personnes, quelque viles et abjectes qu’elles paraissent, deviennent ses frères par le baptême, et par la participation de ses mystères. 2. Mais le Fils de Dieu voulant encore nous faire mieux voir avec quelle justice il condamnera ceux qui omettront ces devoirs de charité, commence par louer et par récompenser ceux qui les ont pratiqués : « Venez », dit-il, « vous, les bénis de mon Père, possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, etc. » Il semble que, pour ôter toute excuse à ces cœurs endurcis, et pour les empêcher de dire qu’ils n’ont point trouvé l’occasion de pratiquer la charité, il ait voulu d’abord les confondre par la comparaison de leur conduite avec la conduite de ceux qui, dans les mêmes conditions qu’eux, ont su néanmoins la pratiquer. C’est ainsi que, dans les paraboles précédentes, il confond les vierges folles en leur opposant les sages ; qu’il couvre de honte ce serviteur ivrogne et gourmand par la comparaison des autres qui étaient plus sobres et plus modérés que lui, et qu’il condamne ce lâche serviteur qui avait caché son talent en terre par l’exemple de ceux qui avaient si heureusement multiplié l’argent qui leur avait été confié. Il confondra de même un jour tous les pécheurs de la terre, en les comparant avec les justes. Ces comparaisons concluent tantôt d’égal à égal, comme ici, comme dans la parabole des dix vierges ; tantôt du moins grand au plus grand ; par exemple : « Les hommes de Ninive s’élèveront au jour du jugement contre ce peuple, et ils le condamneront parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas : et cependant celui qui est ici est plus grand que Jonas. La reine du midi s’élèvera au jour du jugement contre ce peuple, et elle le condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon ; et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon ». (Mat 12,41) Un autre exemple où l’on conclut d’égal à égal, c’est lorsque le Sauveur dit : « C’est pourquoi vos enfants seront vos juges » (Luc 11,19) Voici tin exemple où la comparaison conclut du plus au moins, c’est lorsque saint Paul dit : « Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges, combien donc plus jugerons-nous le siècle » ? (1Co 2,6) Et lorsque Jésus-Christ parle ici de son jugement, il fait des comparaisons d’égal à égal, puisqu’il compare le pauvre avec le pauvre, et le riche avec le riche, et qu’il confond ceux qui n’ont pas fait l’aumône par l’exemple de ceux qui l’ont faite. Mais il ne justifie pas seulement l’arrêt qu’il portera contre ces cœurs sans pitié et sans miséricorde, en leur faisant voir d’autres hommes qui, dans le même état qu’eux, auront pratiqué tous les devoirs de la charité chrétienne. Il le justifie encore beaucoup plus eu leur représentant avec quelle indifférence ils ont négligé d’obéir à toutes ses règles, et dans des rencontres où le prétexte de leur peu de bien ne pouvait ni leur être un obstacle, ni leur servir d’excuse, comme lorsqu’il s’agit de donner un verre d’eau froide à un pauvre qui a soit, d’aller consoler un prisonnier, et de visiter un malade. Mais je vous prie de remarquer, mes frères, que lorsque Jésus-Christ veut donner des louanges aux bons, il commence par leur représenter l’amour éternel que Dieu a toujours eu pour eux : « Venez », dit-il, « vous que mon Père a bénis, possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ». Quel bonheur peut être comparable à celui d’être « bénis » et d’être bénis par le Père même ? D’où peut venir un si grand bonheur à un homme, et comment peut-il mériter une telle gloire ? « Car j’ai eu faim », dit-il, « et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ». O paroles pleines de joie, de consolation et d’honneur pour ceux qui mériteront de les entendre ! Il ne leur dit pas : Recevez le royaume, mais « possédez-le comme votre héritage » ; comme un bien qui est à vous, que vous avez reçu de votre Père, et qui vous est dû de tout temps. Car je vous l’ai préparé avant même que vous fussiez nés, parce que je savais que vous seriez ce que vous êtes. Quelles sont donc les actions que Jésus-Christ récompense dans ses saints d’une manière si divine ? C’est, mes frères, parce qu’ils ont retiré chez eux un étranger, c’est parce qu’ils ont revêtu un pauvre, c’est parce qu’ils ont donné du pain à celui qui avait faim, et de l’eau à celui qui avait soif, enfin c’est parce qu’ils ont visité un malade ou un prisonnier. Car Dieu a principalement égard au secours que nous donnons à ceux qui en ont besoin. Il y a même des cas où il ne considère pas si nous les avons retirés de leur misère. Et, en effet, comme je l’ai déjà dit, un malade et un prisonnier ne désirent pas seulement d’être visités. L’un veut être guéri de son mal, et l’autre veut sortir de prison. Mais Dieu étant aussi doux et aussi bon qu’il l’est, se contente du peu que nous donnons quand nous ne pouvons davantage. Il n’exige pas même tout ce que nous pourrions donner. Il laisse à notre liberté de faire plus si nous le voulons, afin d’avoir la gloire de passer volontairement au-delà de ce que nous étions obligés de faire. Mais Jésus-Christ parle à ceux qui seront à sa gauche d’une manière bien différente. Il dit aux uns : « Venez, bénis » ; il dit aux autres « Allez, maudits », et il n’ajoute pas « de mon Père » ; parce que ce n’est que leur malignité propre, et leurs actions criminelles qui leur ont attiré cette malédiction si effroyable « Allez au feu éternel qui a été préparé », non pour vous, « mais pour le diable et pour ses anges ». Quand il parle de ce royaume bienheureux, il dit expressément qu’il a été préparé pour ceux qu’il y fait entrer ; mais lorsqu’il parle des flammes qui ne s’éteindront jamais, il ne dit pas qu’elles ont été préparées pour les damnés, mais « pour le démon et pour ses anges ». Ce n’est point moi, dit-il, qui vous ai préparé ces feux. Je vous ai bien préparé un royaume, mais ces flammes n’étaient destinées par moi que pour le démon et pour ses anges. C’est vous seuls que vous devez accuser de votre malheur, et vous vous êtes précipités volontairement dans ces abîmes. C’est donc pour se justifier en quelque sorte qu’il dit ces paroles. « Qui a été préparé au diable, aussi bien que celles qui suivent : « Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ». Quand j’aurais été votre ennemi, ne suffisait-il pas pour toucher les cœurs les plus durs de voir tant de maux joints ensemble, la faim, la soif, la nudité, la captivité, la maladie ? Tant de maux ensemble n’adoucissent-ils pas d’ordinaire les cœurs les plus impitoyables et les plus envenimés ? Cependant c’est dans cet état même que vous n’avez pas secouru votre Dieu et votre Seigneur, qui vous fait tant de grâces, et qui vous aimait si tendrement. Si vous voyiez un chien, ou une bête sauvage mourir de faim, vous seriez touché de compassion. Vous voyez Dieu même pressé de la faim, qui vous demande du pain par la voix du pauvre, et vous n’en avez point de pitié. Qui peut excuser cette barbarie ? Quand vous n’auriez point d’autre récompense à attendre de la charité que vous lui faites, que l’action même de cette charité et l’honneur de pouvoir rendre ce service à votre maître, cela seul, sans parler de la reconnaissance qu’il vous en témoignera à la face de toute la terre, cela seul, dis-je, ne devrait-il pas vous porter à aimer les pauvres ? Cependant vous voyez qu’outre cet honneur, il vous promet encore, lorsqu’il sera assis sur le trône de son Père, et que tous les hommes seront au pied de son tribunal, de vous louer devant toute la terre, et de publier que c’est vous qui l’avez nourri, qui l’avez logé, et qui l’avez revêtu lorsqu’il était pauvre. Il ne rougit point de se rabaisser dans sa gloire, afin de contribuer à la vôtre. Si les uns sont punis si rigoureusement, c’est par une grande justice, et ce sont leurs péchés qui les condamnent : Et si les autres sont si glorieusement récompensés, c’est par une grande miséricorde, et c’est la grâce qui les couronne qui les a prévenus de sa bonté. Quand ils auraient fait mille actions de vertu ; ce ne peut être que l’ouvrage de la grâce de rendre de si grands biens pour des choses si petites, et de récompenser des actions si légères et d’un moment, d’un poids éternel de gloire et de tout le bonheur du paradis. 3. Jésus, ayant achevé tous ces discours, dit à ses disciples : « Vous savez que la Pâque se fait dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié ». (24, 1-2) Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ prend encore l’occasion de parler de ses souffrances aussitôt qu’il a parlé du royaume éternel des bienheureux et des peines infinies des réprouvés. Il semble que par là il dise à ses apôtres : Pourquoi craignez-vous les maux si courts de cette vie, puisque vous savez qu’on vous a préparé des biens qui ne finiront jamais ? Mais considérez de quelle adroite précaution il enveloppe, pour en adoucir le coup, cette nouvelle qu’il savait leur devoir être si affligeante. Car il ne dit pas ici tout simplement qu’il sera livré dans deux jours, mais « que la Pâque se fera dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré ensuite pour être crucifié », pour montrer que ce qui allait se passer était un grand mystère, et une fête que toute la terre célébrerait dans tous les siècles. Il voulait encore, par là, faire connaître qu’il savait tout, et que l’avenir lui était présent. C’est pourquoi, croyant que cela leur suffisait pour leur consolation, il ne leur parle point ensuite de sa résurrection, comme il faisait dans toutes les autres occasions. Il était superflu de leur en parler encore ici après l’avoir fait tant de fois. D’ailleurs, comme la Pâque des Juifs rappelait dans leur mémoire tant de miracles que Dieu avait faits autrefois en leur faveur, il leur découvre de même que sa passion délivrerait les hommes d’une infinité de maux, et qu’elle deviendrait la source de tous les biens. « En même temps les princes des prêtres, les docteurs de la Loi, et les sénateurs du peuple Juif s’assemblèrent dans la salle du grand prêtre appelé Caïphe (3) ; et tinrent conseil ensemble pour trouver moyen de se saisir de Jésus avec adresse, et de le faire mourir (4). Et ils disaient : Il ne faut point que ce soit pendant la fête, de peur qu’il ne s’excite quelque tumulte parmi le peuple (5) ». Considérez, mes frères, l’iniquité déplorable de la conduite et du gouvernement des Juifs. Lorsqu’ils entreprennent de faire l’action la plus détestable qui fut jamais, ils commencent par consulter le grand Prêtre, afin que le crime fût autorisé par celui-là même qui aurait dû l’empêcher. Vous me demanderez peut-être combien il y avait de ces grands prêtres ? La Loi défendait qu’il y en eût plus d’un. Cependant il y en avait plusieurs alors, ce qui fait assez voir dans quelle dissolution et vers quelle ruine se précipitaient les affaires des Juifs. Car Moïse avait expressément ordonné qu’il n’y eût qu’un grand prêtre, et que, lorsqu’il serait mort, on en choisirait un autre en sa place. Et c’était comme vous savez au temps de cette élection que finissait l’exil de ceux qui avaient été bannis pour avoir tué quelqu’un sans y penser, et contre leur volonté. Comment donc y avait-il tant de grands prêtres alors ? sinon parce qu’ils n’étaient en charge que durant un an ; comme saint Luc le marque en disant de Zacharie qu’ « il était de la famille d’Abia, l’une des familles sacerdotales qui servaient tour à tour dans le temple ». L’Évangile donc appelle ici « grands prêtres » ceux qui l’avaient été autrefois, quoiqu’ils eussent cessé de l’être. Mais quel est le conseil qu’ils prennent ensemble ? De se saisir de Jésus, et de le faire mourir secrètement, parce qu’ils craignaient le peuple. C’est pourquoi ils avaient résolu de laisser passer la fête, et ils disaient entre « eux : Il ne faut point que ce soit pendant « la fête » : Le démon, et les Juifs étaient unis dans ce dessein : le démon, afin de ne point rendre la passion de Jésus-Christ publique et manifeste, et les Juifs, afin qu’ « il ne s’excitât aucun tumulte parmi le peuple ». Remarquez en toute rencontre comme ils ont peu de crainte de Dieu, et combien en même temps ils craignent les hommes. Ils n’appréhendent point que la sainteté du jour de Pâque ne rende leur sacrilège encore plus énorme et plus odieux, mais seulement que le concours du peuple n’excite quelque trouble. Cependant leur colère les transportait avec tant de violence, qu’aussitôt qu’ils ont trouvé un traître ils changent d’avis, et que, ne pouvant attendre que la fête soit passée, ils sont résolus enfin contre leur première pensée de le faire mourir en un jour si saint. Leur passion également aveugle et furieuse les pressait de telle sorte qu’aussitôt qu’ils trouvèrent une occasion favorable pour la satisfaire, il leur fut impossible de différer plus longtemps. A la vérité, Dieu par sa sagesse toute-puissante avait ménagé cet emportement pour le faire servir à ses desseins et pour tirer le bien d’un si grand mal ; il ne faut pas douter néanmoins que les Juifs ne se soient rendus dignes d’une effroyable punition, en traitant si cruellement celui qui leur avait fait tant de biens, et qui avait pu négliger les autres peuples pour se donner tout entier à eux, et en faisant mourir Celui qui était l’innocence même, en ce jour si saint, jour où ils avaient coutume de délivrer les plus criminels. Mais qui n’admirera la douceur et la miséricorde de Jésus-Christ ? Après avoir été traité si outrageusement par les Juifs, il leur a néanmoins envoyé ses apôtres après sa résurrection, et il a exposé ses amis à la fureur de ces barbares pour sauver un peuple si digne de haine. Saint Paul les a conjurés en son nom de se convertir, ou plutôt lui-même parlant par la bouche de saint Paul les a conjurés de se réconcilier avec lui, en leur disant : « Nous faisons « la charge d’ambassadeurs pour Jésus-Christ, « et Dieu même vous exhortant par nous, « nous vous conjurons au nom de Jésus-Christ « de vous réconcilier avec Dieu ». (2Co 5,20) Puis donc, mes frères, que nous avons dam le Sauveur le modèle d’une charité si divine, je vous exhorte non pas à mourir comme lui pour vos ennemis, quoique cela serait à souhaiter mais au moins, puisque cette vertu est encore au-dessus de votre faiblesse, je vous conjure de n’avoir point d’envie contre ceux qui vous aiment et que vous aimez. Je ne vous dis point encore que vous cherchiez tous les moyens dé faire du bien à vos ennemis, quoique je le souhaite avec ardeur ; mais, puisque vous êtes trop lâches pour aspirer à une si haute perfection, je me contente que vous étouffiez au moins en vous tous les mouvements de la vengeance. Croyez-vous que ce lieu où je vous parle soit un théâtre,.et que l’Église soit un lieu de fables et de fictions ? Pourquoi résistez-vous avec tant d’opiniâtreté aux avis que je vous donne et aux vérités que je vous prêche ? Ce n’est pas sans raison que Jésus-Christ a fait écrire toutes les parties de son Évangile, et particulièrement tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a dit aux approches de sa croix. Il a voulu que vous eussiez en sa personne un modèle de douceur, et que sa charité infinie vous servit d’exemple pour vous apprendre à aimer vos frères. Lorsque ses ennemis viennent se saisir de lui, il les renverse tous avec une seule parole ; il fait en même temps un miracle pour guérir l’un de ceux qui, le venaient prendre il épouvante, la femme de son juge par des visions et des songes ; il prédit ce qui devait arriver longtemps après, et il parle à son juge avec une douceur et une humilité admirable qui le devait plus toucher encore que les miracles. Etant sur la croix il agit en Dieu, et il obscurcit le soleil ; il fait fendre les pierres, il ouvre les sépulcres, et il ressuscite les morts ; et en même temps il jette un grand cri, et il conjure son Père de pardonner sa mort à ses bourreaux. Sa charité envers les Juifs ne finit point avec sa vie. Aussitôt qu’il est ressuscité, il leur envoie ses apôtres. Il les appelle à la foi ; il leur pardonne leurs péchés, et il les comble de grâces. Qui n’admirera cette bonté ? Il choisit ceux qui l’ont crucifié pour les rendre enfants de Dieu, et il prend pour frères ses meurtriers. Rougissons donc, mes frères, et soyons couverts de confusion, en voyant combien nous sommes éloignés de celui qui s’est rendu notre modèle, et qui nous commande de l’imiter. Considérant cette disproportion infinie, qui est entre lui et nous, afin qu’en nous accusant nous-mêmes, et en condamnant nos fautes, nous soyons plus disposés à entrer dans des sentiments de pénitence, et qu’au moins nous n’offensions pas ceux pour qui Jésus-Christ même adonné sa vie. Quelle honte de ne vouloir pas se réconcilier avec ceux dont Jésus-Christ a acheté la réconciliation avec son Père au prix de son sang ? 4. Vous pouvez faire ce que je vous demande sans dépenser votre argent, que vous avez tant de soin d’épargner lorsqu’on vous exhorte à donner aux pauvres. Souvenez-vous combien vous êtes redevables à Dieu, et je m’assure que vous n’attendrez plus que votre ennemi vienne vous demander pardon, et que vous le préviendrez et lui pardonnerez de bon cœur, afin que Dieu vous traite comme vous avez traité ce frère, et qu’il guérisse les blessures de votre âme. On a vu souvent que les gentils qui n’avaient aucune connaissance ni aucune espérance des biens que nous attendons, ont pardonné par une générosité toute humaine les plus grands excès qu’on avait commis contre eux, et vous, qui espérez des récompenses infinies, vous différez de faire avec la grâce de Jésus-Christ ce que des hommes comme vous n’ont fait que par le seul instinct de la nature ? Votre passion ne durera pas toujours. Elle s’amortira peu à peu. Prévenez donc ce temps, et étouffez-la par la crainte de Dieu, et vous en recevrez une grande récompense : Que si vous n’en usez pas de la sorte, vous serez punis très-sévèrement pour n’avoir pas voulu sacrifier à Dieu ce ressentiment qui devait enfin s’éteindre de lui-même. Si vous dites que vous vous sentez tout ému, lorsque l’injure que l’on vous a faite vous revient dans la pensée, jetez plutôt les yeux sur le bien que vous a peut-être fait autrefois celui dont vous vous plaignez, et sur le mal que vous avez fait vous-même si souvent aux autres. Si l’on a médit de vous, considérez si vous n’avez jamais médit de personne. Comment osez-vous espérer que Dieu vous pardonne, vous qui ne voulez point pardonner aux autres ? Vous me dites que vous n’avez jamais dit de personne des calomnies aussi noires que celles qu’on dit contre vous. Mais peut-être que vous avez trop facilement prêté l’oreille à celles que les autres ont répandues devant vous ; et qu’ainsi vous vous êtes rendu coupable de ce même crime. Si vous voulez donc comprendre quelle vertu c’est que d’oublier et de pardonner les injures, et combien cette disposition de cœur est agréable aux yeux de Dieu, jugez en par les peines rigoureuses dont il punit ceux qui se réjouissent de la vengeance qu’il exerce sur les méchants. Quoiqu’il ne les traite avec cette sévérité qu’avec justice, il ne vous est pas permis néanmoins de vous en réjouir. C’est pourquoi, après que le prophète a fait plusieurs reproches aux Juifs, il leur dit enfin ces paroles : « Ils n’ont point été touchés de compassion dans l’affliction de Joseph. Il n’est point sorti de sa maison, pour aller pleurer les malheurs de la maison qui lui était jointe ». (Amo 6,6) Ainsi, quoique Joseph, c’est-à-dire les tribus qui en étaient sorties, eussent senti les justes effets de sa vengeance, Dieu veut néanmoins que nous soyons sensibles à leurs maux, et que nous compatissions à leurs misères. Que si, malgré notre dureté, nous ne laissons pas néanmoins de nous irriter contre un serviteur qui rit, lorsque nous en punissons un autre ; si la méchanceté de cet homme insensible à ce que son compagnon souffre, nous offense alors, et si elle attire sur lui-même notre colère, combien Dieu, étant aussi doux et aussi bon qu’il est, doit-il s’aigrir davantage, lorsque nous trouvons notre joie dans les afflictions des autres ? Si donc, au lieu de nous réjouir dans ces occasions, nous avons au contraire de la compassion dans les maux dont Dieu frappe les hommes, nous devons compatir bien davantage à ceux qui nous ont offensés ; puisque ce sentiment est l’effet et la preuve de notre charité que Dieu préfère à toutes nos autres vertus. Comme dans les fleurs et dans les couleurs, il n’y en a point de plus précieuses que celles dont on se sert pour teindre la pourpre des rois ; on peut dire de même que, de toutes les vertus, il n’y en a point de plus précieuses que celles où paraît la charité qui n’éclate jamais plus que lorsque nous pardonnons les injures qu’on nous a faites. Mais, quoi ! me direz-vous, Dieu n’a-t-il donc songé qu’à celui qui a reçu l’injure, et a-t-il oublié celui qui l’a faite ? Nullement. Car ne lui a-t-il pas commandé d’aller trouver celui qu’il a offensé pour se réconcilier avec lui ? Ne l’a-t-il pas comme arraché du pied de l’autel pour le porter à satisfaire premièrement son frère, afin de revenir ensuite achever son sacrifice ? Mais pour vous, mes frères, n’attendez pas que vos ennemis vous viennent trouver de la sorte. Ce serait perdre votre avantage. Dieu vous promet une récompense infinie, afin que vous préveniez celui qui vous a maltraités. Si vous ne vous réconciliez que parce que votre ennemi vous est venu demander pardon, et parce que Dieu vous le commande, ce n’est plus vous qui méritez le prix de la victoire ; vous le laissez remporter par celui que vous appelez votre ennemi. Mais osez-vous bien dire que vous avez un ennemi, et le pouvez-vous dire sans rougir ? Ne vous suffit-il pas d’avoir le démon pour ennemi, faut-il que les hommes le soient encore ? Et plût à Dieu même que cet ange rebelle ne fût jamais devenu démon. Nous ne serions point ses ennemis, s’il ne nous avait déclaré une guerre si cruelle. Vous ne sauriez comprendre, mes frères, si vous ne l’éprouvez vous-mêmes, quelle douceur on ressent dans l’âme après une réconciliation si chrétienne. Mais quel moyen de l’éprouver, lorsque l’on a l’esprit plein d’aversion et de haine ? Ce n’est qu’après avoir étouffé les inimitiés que l’on reconnaît combien il est plus doux d’aimer son frère que de le haïr. Pourquoi imitons-nous ces furieux qui se déchirent avec les dents, et qui satisfont leur rage en se dévorant l’un l’autre ? 5. Souvenez-vous combien la Loi ancienne même s’opposait à ces désordres : « Toutes les voies », dit le Sage, « de ceux qui se souviennent des injures, tendent à la mort. L’homme conserve sa colère contre un autre homme, et il attend que Dieu le guérisse »? (Sir 8,1 ss) – Mais Dieu, dites-vous, n’a-t-il pas fait lui-même cette ordonnance dans sa loi : « Œil pour œil, et dent pour dent » ? Comment donc après cette parole peut-il condamner ceux qui l’exécutent ? – Il faut bien remarquer, mes frères, que Dieu n’a pas fait cette loi pour permettre aux hommes de se traiter cruellement les uns les autres ; mais pour que la crainte de souffrir nous-mêmes nous empêchât de faire souffrir les autres. D’ailleurs cette colère dont il est parlé dans la loi, est une passion violente qui surprend l’âme par un mouvement prompt et impétueux ; au lieu que le souvenir des injures est la marque d’une âme noire qui se nourrit de la haine et de la vengeance. Vous me direz peut-être que cet homme vous a maltraité. Et moi je vous dis qu’il ne peut vous avoir fait autant de mal que vous vous en faites à vous-même par ce ressentiment que Dieu vous défend. Je dis même qu’il n’est pas possible qu’un homme de bien souffre quelque mal. Car supposons d’un côté qu’un homme vive chrétiennement avec sa femme et ses enfants, qu’il soit riche, et par conséquent exposé aux accidents ordinaires de la vie, qu’il ait beaucoup d’amis et beaucoup de charges, qu’il soit élevé en honneur, et que néanmoins il ait sans comparaison plus d’attache pour pieu et pour sa Loi sainte que pour tous ces avantages extérieurs : supposons aussi de l’autre qu’un méchant homme se déclare son ennemi, et qu’il entreprenne de le perdre. En quoi lui nuira-t-il par tous ses efforts ? Il lui ôtera une partie de son bien. Il fera mourir ses enfants. Mais l’homme de bien sait qu’il les reverra après sa mort, et cette espérance l’occupe sans cesse. Peut-être même qu’on tuera sa femme ? Mais il est persuadé qu’on ne doit point pleurer ceux de qui la mort n’est qu’un sommeil. L’ennemi ne sera pas satisfait encore, il le déchirera par ses calomnies. Mais celui qui regarde tous les hommes, comme l’herbe qui naît et se sèche en même temps, ne s’arrête point à leurs paroles. Enfin, cet ennemi l’enfermera dans une prison, et il le fera beaucoup souffrir. Mais quelle impression pourra-t-il faire sur l’esprit de celui qui a appris de saint Paul que, quand même l’homme extérieur se corrompt, l’intérieur se renouvelle, et que l’affliction produit la patience ? Il me semble que j’ai plus fait que je n’ai promis. Je voulais vous montrer que tous les maux ne peuvent nuire à un homme qui est tout à Dieu ; et il se trouve qu’ils lui servent, bien loin de lui nuire. Ne vous emportez donc plus à l’avenir contre les autres. Épargnez-vous en les épargnant et n’affaiblissez point en vous la vigueur de vos âmes et de votre foi. La douleur que vous ressentez, lorsqu’on vous fait tort en quelque chose, vient plutôt de votre propre faiblesse, que du pouvoir de celui qui vous offense. Si on vous dit une injure, vous en versez des larmes. Si on vous dérobe, vous en pleurez aussi. Nous sommes comme des petits enfants qui, se trouvant parmi leurs compagnons, pleurent pour la moindre chose qu’on leur fait. Si ceux qui sont les plus hardis les voient, si tendres à pleurer, ils les tourmentent encore davantage. Mais s’ils s’aperçoivent qu’ils ne font que rire de ce qu’on leur dit, ils les laissent en paix. Nous sommes encore plus faibles et plus insensés que ces enfants, lorsque nous pleurons pour mille choses qui ne nous devraient être qu’un sujet de rire. Je vous conjure donc, mes frères, de quitter toutes ces pensées d’enfants, et de travailler à vous rendre dignes du ciel où vous aspirez. Jésus-Christ veut que nous soyons des hommes parfaits. C’est à quoi saint Paul nous exhorte aussi, lorsqu’il dit : « Mes frères, n’ayez point un esprit d’enfants, mais soyez sans malice comme des enfants, et ayez un esprit d’hommes ». (1Co 34,20) Allions donc la simplicité des enfants avec la sagesse des hommes de Dieu. Fuyons les inimitiés, et soyons ardents à aimer nos frères pour jouir un jour de la gloire du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui est la gloire et la puissance dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE LXXX
« OR, JÉSUS ÉTANT A BÉTHANIE DANS LA MAISON DE SIMON LE LÉPREUX, UNE FEMME VINT A LUI AVEC UN VASE D’ALBÂTRE PLEIN D’UN PARFUM DE GRAND PRIX, QU’ELLE RÉPANDIT SUR LA TÊTE DE JÉSUS, COMME IL ÉTAIT A TABLE ». (CHAP. 26,6, 7, JUSQU’AU VERSET 17) ANALYSE.
- 1. Jésus-Christ défend contre les murmures de ses apôtres, la femme qui avait répandu sur sa tête un vase de parfum.
- 2. L’action que fit alors cette femme est maintenant connue et louée dans tout l’univers, pendant que les exploits de beaucoup de grands hommes sont maintenant tombés dans l’oubli.
- 3 et 4. Trahison de Judas. – De l’ardeur que nous devons témoigner pour convertir ceux d’entre nos frères qui se perdent. – Que leur endurcissement ne nous doit point décourager. – De l’exemple de Judas. – Contre les avares. – Description de leur bassesse. – Du bonheur de la pauvreté. – Qu’il ne sert de rien à l’homme d’être riche au-dehors, s’il est pauvre dans son cœur. – Comparaison sur ce sujet.
1. Il semble, mes frères, que cette femme est la même dont parlent tous les Évangélistes. Pour moi, je crois que celle dont les trois premiers parlent est la même ; mais celle dont parle saint Jean me paraît différente, et, selon moi, n’est autre que l’admirable sœur de Lazare. Ce n’est pas sans sujet que l’Évangéliste parle de la lèpre de ce Simon. Il le fait pour montrer par là ce qui pouvait donner à cette femme la confiance d’approcher de Jésus-Christ. Comme la lèpre était une maladie contagieuse, dont cette femme voyait que ce Simon avait été miraculeusement guéri par le Sauveur, puisqu’autrement il ne serait pas entré chez lui, elle espérait fermement que Jésus-Christ pouvait de même la guérir des impuretés, et comme de la lèpre de son âme. Ce n’est pas non plus sans mystère que l’Évangile nomme la ville de « Béthanie ». Il vient nous marquer par cette circonstance, que Jésus-Christ s’offrait volontairement à la mort, et qu’après s’être jusque-là tant de fois dérobé à la violence des Juifs, il voulait maintenant comme se présenter à eux, et se jeter lui-même entre leurs mains, lorsqu’ils étaient le plus envenimés et le plus irrités contre lui. Il approche à deux milles de Jérusalem, et il fait voir qu’il ne s’en était éloigné auparavant que pour de grandes raisons. Cette femme donc voyant Jésus-Christ chez Simon le lépreux, prit de là un sujet de confiance, et résolut d’entrer dans cette maison. Car si celle dont il est parlé ailleurs, et qui était malade d’une perte de sang, quoiqu’elle fût très-innocente, ne pût s’empêcher néanmoins, à cause de cette seule impureté naturelle, (le trembler lorsqu’elle approcha de Jésus-Christ, combien devait craindre davantage celle qui voyait avec horreur l’impureté de son âme ? Elle n’approcha même de Jésus-Christ qu’après que beaucoup d’autres femmes l’y avaient encouragée par leur exemple, comme la Samaritaine, la Chananéenne, cette Hémorroïsse dont je parle, et plusieurs autres. Sa conscience, le remords de ses crimes l’avaient toujours retenue. Elle n’est pas même guérie en public : elle reçoit cette grâce en particulier, et dans le secret d’une maison. Toutes ces autres femmes n’étaient allées trouver Jésus-Christ que pour la guérison du corps. Celle-ci seule le vient trouver dans cette maison, pour lui faire plus d’honneur et pour obtenir de lui la guérison de son âme. Car elle n’avait aucune maladie corporelle, et c’est ce qui doit faire admirer son zèle envers Jésus-Christ dans ces honneurs qu’elle lui rend, non comme à un pur homme, niais comme à quelqu’un d’infiniment élevé au-dessus de l’homme par sa nature. C’est dans cette considération qu’essuyant de ses cheveux les pieds du Sauveur, elle abaisse sous ses pieds sacrés le plus noble de ses membres, c’est-à-dire sa tête. « Ce que voyant, ses disciples se fâchèrent et dirent : À quoi bon cette perte (8) ? On aurait pu vendre ce parfum bien cher, et en donner l’argent aux pauvres (9)». D’où pouvait venir cette pensée aux disciples, sinon de ce qu’ils avaient ouï dire à leur Maître : « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice » : et qu’ils lui avaient entendu reprocher aux Pharisiens de « négliger les choses les plus importantes de la loi, c’est-à-dire la justice, la miséricorde et la foi ? » Ils se souvenaient de lui avoir encore entendu dire beaucoup de choses sur la montagne touchant la miséricorde et l’aumône, et ils concluaient de là que si Dieu n’avait pas pour agréables les holocaustes et les sacrifices de l’ancienne Loi, il prendrait encore bien moins de plaisir à voir répandre ce parfum. Mais pendant qu’ils s’occupaient de ces pensées, Jésus-Christ avait bien d’autres sentiments ; et comme il pénétrait dans le fond du cœur de cette femme, et qu’il connaissait avec quel zèle, quel amour, et quelle foi elle lui offrait ce sacrifice, il condescendait à son zèle, et il souffrait qu’elle répandît ce parfum sur sa tête. S’il n’a pas dédaigné de se revêtir de notre chair, de s’enfermer dans le sein d’une femme, et de se nourrir de lait, doit-on s’étonner qu’il ait souffert qu’une femme lui témoignât sa piété par l’effusion d’un parfum ? Il imitait la conduite de son Père, qui semblait prendre plaisir dans l’Ancien Testament à la fumée des holocaustes et à l’odeur des parfums, comme on le voit par cette pierre mystérieuse que Jacob consacra à Dieu en y faisant couler l’huile, par l’huile qu’on offrait dans les sacrifices, et par ces parfums dont usaient les prêtres. Jésus-Christ prend ici le même plaisir dans les parfums de cette femme, parce qu’il connaissait son cœur, et qu’il voyait avec quelle foi elle lui offrait ce sacrifice. Les disciples qui ne pouvaient porter leur connaissance aussi loin que Jésus-Christ, ni pénétrer comme lui dans le cœur de cette femme, l’accusent et la blâment de cette profusion, et ils ne font autre chose par leurs accusations que nous faire mieux connaître la magnificence de son zèle, en disant qu’on aurait pu vendre ce parfum trois cents pièces d’argent. Mais Jésus-Christ étouffe leurs injustes plaintes, en leur disant : « Pourquoi tourmentez-vous cette femme ? Ce qu’elle vient de me faire est une bonne œuvre (10). Car vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours (11) ». Et il leur apporte aussitôt pour la justifier une raison qui leur rappelait encore dans l’esprit le souvenir de ses souffrances. « Et lorsqu’elle a répandu ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour m’ensevelir ». Raison qu’il fait précéder de celle-ci : « Vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’avez pas toujours (12). Je vous dis en vérité que partout où sera prêché cet Évangile, qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce qu’elle vient de me faire (13) ». Remarquez, mes frères, comment Jésus-Christ prédit encore ici la prédication de son Évangile parmi les gentils, et comment il donne par là un sujet de consolation à ses apôtres, en leur faisant voir que, même après sa croix et après sa mort, il aurait tant de puissance que la prédication de son Évangile se répandrait dans toute la terre. Qui serait donc assez malheureux pour s’opposer à cette vérité se répandant par le monde ? Car ce que Jésus-Christ a prédit est arrivé, et en quelque endroit de la terre qu’on puisse aller aujourd’hui, on y voit relever la foi et l’action de cette femme dont nous parlons. Cependant ce n’était pas quelqu’un d’illustre. Elle n’eut pas alors beaucoup de témoins de ce qu’elle fit ; puisque cette action se passa dans une maison particulière, chez Simon le lépreux, où il n’y avait alors que les disciples. Qui a donc pu relever l’action de cette femme, et la faire entendre à tous les peuples et à tous les siècles, sinon la force et la toute-puissance de celui qui l’avait prédit ? 2. Nous voyons tous les jours que le peu de traces qui nous restent des actions éclatantes des héros et des empereurs des siècles passés s’évanouissent de jour en jour, qu’elles s’effacent de notre mémoire, et qu’elles s’ensevelissent dans le silence. Nous voyons que la plupart de ceux qui ont bâti des villes, qui ont publié des ordonnances et des lois, qui ont gagné de grandes victoires, qui se sont assujetti des peu-pies entiers, qui se sont fait dresser des trophées et des statues, et qui ont porté la terreur de leurs armes par toute la terre, sont tombés peu à peu dans l’oubli des hommes, et que, bien loin d’être maintenant en honneur, on ne connaît pas même presque leurs noms. On sait au contraire par toute la terre, et on le dit encore tous les jours après la révolution de tant de siècles, qu’une femme pécheresse est venue dans la maison d’un lépreux répandre, en présence de douze hommes, un parfum de grand prix sur la tête d’un autre homme. La mémoire de cette action ne s’est jamais effacée. Les Perses, les Indiens, les Scythes, les Thraces, la race des Maures, et les habitants des îles Britanniques ont appris et racontent partout ce que cette femme fait aujourd’hui en secret dans la maison d’un pharisien. O bonté ineffable du Sauveur, qui veut bien souffrir qu’une pécheresse lui baise les pieds, qu’elle les parfume et les essuie de ses cheveux ! qui non seulement le veut bien souffrir, mais qui fait taire même ceux qui la blâment, parce que son zèle ardent et son humble piété ne méritaient pas ces reproches. On peut remarquer ici, mes frères, que les apôtres étaient déjà tendres envers les pauvres, et qu’ils étaient portés à faire l’aumône. Mais pourquoi Jésus-Christ, au lieu de dire tout d’abord qu’elle avait fait une bonne action, dit-il auparavant ces paroles : « Pourquoi tourmentez-vous cette femme », sinon pour nous apprendre qu’il ne faut pas exiger d’abord des actions relevées des personnes faibles ? Il nie dit pas simplement : « Pourquoi la tourmentez-vous ? » mais il a soin de marquer que c’était « une femme ». Ce qu’il n’eût pas fait sans doute, s’il n’eût voulu nous montrer que c’était uniquement en faveur de cette femme qu’il parlait ainsi, et qu’il voulait empêcher que ses disciples n’étouffassent sa foi, lorsqu’elle commençait comme à germer, au lieu qu’ils devaient l’arroser plutôt et la faire croître. Jésus-Christ nous apprend donc ici une vérité très importante, savoir : que lorsque nous voyons une personne faire le bien encore imparfaitement, il nous défend de la blâmer. Il veut au contraire que nous l’aidions, que nous la favorisions, et que nous tâchions de la porter à un état plus parfait. Car il faut condescendre dans les commencements, et n’exiger pas toute chose à la rigueur. Jésus-Christ nous a fait voir clairement par son exemple, combien il désirait de nous que nous fussions dans ce sentiment. Quoiqu’il mît sa gloire à pouvoir dire qu’il n’avait aucun lieu où il pût reposer sa tête, il voulut néanmoins user de condescendance jusqu’à commander à ses apôtres d’avoir une bourse pour y recevoir l’argent qu’on lui donnerait. De plus, ce n’était pas alors le temps de blâmer l’action de cette femme, mais seulement de la louer. Si, avant cette action, quelqu’un lui eût demandé s’il consentirait que cette femme répandît ainsi ces parfums, il eût sans doute répondu que non, et il l’eût empêchée : mais dès lors que c’était une chose faite, Jésus-Christ ne pensa plus qu’à dissiper le trouble où le murmure des disciples aurait pu jeter cette femme. Il la renvoie pleine d’une consolation ineffable et d’une nouvelle ferveur dont cette action de piété l’avait remplie. Car ce n’était plus le temps de se plaindre de cette perte lorsque le parfum était déjà répandu. C’est pourquoi je vous prie, mes frères, lorsque vous voyez quelqu’un fournir des vases précieux à l’Église, lui donner quelque belle tapisserie, ou la faire paver magnifiquement, n’improuvez pas cette action, et ne dites pas qu’il vaudrait mieux vendre ces ornements pour les donner aux pauvres, de peur de troubler l’esprit de celui qui fait ces offrandes. Mais si, avant que de faire ce présent à l’Église, il vous consulte s’il le fera, conseillez-lui alors de convertir plutôt cet argent en aumônes et d’en revêtir les temples vivants. Jésus-Christ pratique ici lui-même cette modération et cette sagesse envers ceux qui agissent par ce zèle et qui font ces profusions saintes. Il ne veut point attrister la charité de cette femme ; il prend sa défense, et il la console. Et comme il y avait quelque sujet de craindre qu’en entendant parler de la mort et de la sépulture du Sauveur, elle n’en fût troublée, il a soin de relever aussitôt sa foi en ajoutant : « Que partout où sera prêché l’Évangile qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce qu’elle vient de faire ». Ces paroles étaient des paroles de consolation pour ses disciples, et de consolation et de louange tout ensemble pour cette femme, puisqu’elle allait être louée par toute la terre d’une action par laquelle elle prédisait la mort de celui sur lequel elle avait répandu ces parfums. Que personne donc, dit le Sauveur, ne la blâme ; que personne ne la tourmente, puisque je suis moi-même si éloigné de condamner cette action, que je la veux au contraire rendre célèbre par toute la terre, et faire publier partout ce qu’elle vient de faire avec une piété si pure, avec une foi si ardente, avec une âme si fervente, et avec un cœur si contrit et si humilié. Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ ne promet rien de spirituel à cette femme, mais seulement qu’on se souviendrait de cette action dans toute la terre. Je vous réponds que cette promesse même était la plus grande assurance et le plus grand gage que le Sauveur lui pouvait donner d’une récompense invisible et spirituelle. Car si elle « a fait une bonne œuvre », comme Jésus-Christ nous en assure, il n’est pas douteux qu’elle en recevra la récompense. « Alors l’un des douze, appelé Judas Iscariote, s’en alla trouver les princes des prêtres », et leur dit : « Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains (14) ? » Alors, dit l’Évangile, Judas s’en alla trouver les prêtres, c’est-à-dire, lorsque Jésus-Christ leur eut parlé de sa sépulture ; cependant cette parole ne le toucha point, il ne trembla point non plus en entendant dire que cet Évangile serait prêché par toute la terre, ce qui marquait cependant la puissance infinie de celui qu’il trahissait. C’est au moment même où Jésus-Christ recevait un tel honneur d’une femme, et d’une femme qui avait été dans le vice, qu’un de ses disciples devenait le ministre des desseins et de la fureur du démon. Les Évangélistes marquent à dessein le surnom de Judas qui allait trahir son maître, parce qu’il y avait encore un autre Judas parmi les apôtres. Ils ne rougissent point de dire qu’il était « un d’entre les douze », parce qu’ils n’ont point de confusion de publier les choses qui leur étaient le moins avantageuses. Ils pouvaient dire simplement qu’il était un des disciples, parce qu’on sait que Jésus-Christ avait d’autres disciples que les apôtres, mais ils marquent sans rien déguiser : « qu’il était un des douze », que ce traître était un de ceux-que Jésus-Christ avait choisis entre tous, comme les principaux d’entre eux, c’est-à-dire qu’il était du même rang que saint Pierre et saint Jean. Les Évangélistes n’avaient qu’un souci : exposer simplement la vérité et ne rien déguiser. Ils sont si éloignés de vouloir exagérer qu’ils passent beaucoup de miracles et d’événements éclatants, qu’ils ne dissimulent rien, ni dans les actions, ni dans les paroles, de ce qui semble désavantageux. Et non seulement les trois premiers Évangélistes gardent cette coutume, mais saint Jean même, qui s’est le plus élevé, l’observe comme les autres, et il n’y en a point qui ait rapporté plus exactement que lui les opprobres et les insultes qu’on a fait souffrir à son maître. 3. Mais qui pourrait assez s’étonner de la malignité de Judas qui va de lui-même trouver les Juifs pour leur vendre son Maître, et qui le leur vend à si vil prix ? Saint Luc marque ceci plus clairement, lorsqu’il dit qu’il fit « un contrat » avec les magistrats de la ville. Les Romains avaient établi des surveillants pour empêcher les séditions qui étaient assez ordinaires au peuple juif. Car la principauté de leur pays était déjà passée à des étrangers, comme les prophètes l’avaient prédit. Judas va donc trouver ces magistrats, et leur dit : « Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains ? Et ils demeurèrent d’accord de lui donner trente pièces d’argent (15). Et depuis ce temps-là, il ne faisait que chercher une occasion propre pour le livrer entre leurs mains (16)». Comme il craignait le peuple, il cherchait une occasion favorable où il le pût trouver seul. Qui n’admirera le renversement d’esprit de ce disciple ? Comment son avarice avait-elle pu l’aveugler à ce point ? Comment celui qui avait tant de preuves de la toute-puissance de Jésus-Christ, et qui l’avait vu tant de fois passer au milieu de ses ennemis sans qu’ils pussent le retenir, peut-il s’imaginer ici qu’il réussirait, lui, à le prendre ? Comment peut-il former un dessein si détestable, surtout lorsque Jésus lui dit tant de choses capables de l’effrayer ou de l’attendrir, et de le détourner d’une entreprise si barbare et si criminelle ? Jésus-Christ en effet témoigna pour ce disciple un soin particulier dans la cène même, et il lui parla pour le toucher jusqu’à la dernière heure de sa vie. Et quoique cette grande charité lui fût inutile, Jésus-Christ néanmoins ne laissa pas de la lui témoigner jusques au bout. Imitons cette conduite, mes frères, et appliquons tous nos soins à rappeler les pécheurs de leur égarement et de leurs crimes. Réveillons-les de leur assoupissement, en les avertissant, en les enseignant, en les exhortant, en les conjurant, en les consolant, et ne cessons point de travailler à leur salut, quelque inutiles que soient nos travaux. Quoique Jésus-Christ prévît l’impénitence et la dureté de Judas, il n’a point cessé néanmoins de faire tout ce qui dépendait de-lui par, ses avertissements, par ses menaces, par ses larmes, et par cette grande retenue qu’il gardait en parlant de lui. Il souffrit son baiser au moment même qu’il le trahissait, sans qu’une douceur si excessive fît aucune impression sur ce cœur barbare, tant il était possédé de cette avarice, qui le rendait le traître de son maître, et d’un tel maître, et qui lui fit commettre un sacrilège qui devait être en horreur à toute la terre. Écoutez ceci, âmes avares, vous qui êtes frappés de la même maladie que cet apostat ; écoutez ce que nous disons, et, reconnaissant dans ce disciple infidèle le funeste effet d’une passion si furieuse, pensez sérieusement à vous en guérir. Si celui-là même qui avait le bonheur de-vivre continuellement dans la compagnie de Jésus-Christ, qui écoutait sans cesse ses divines instructions et qui faisait des miracles comme le reste des apôtres, a néanmoins été précipité par cet amour de l’argent dans un abîme de maux ; combien vous autres qui n’écoutez et qui ne lisez jamais l’Écriture, et qui êtes plongés dans les affaires du siècle, serez-vous en danger d’y tomber vous-mêmes, et de succomber sous l’effort d’une passion si violente, si vous ne la prévenez par une sainte frayeur et par une humble circonspection ? Judas était tous les jours dans la compagnie du Sauveur qui n’avait pas où reposer sa tête. Il avait continuellement devant les yeux l’exemple de ses actions ; il écoutait à toute heure les avis qu’il donnait à tout le monde de renoncer à l’amour des richesses, et néanmoins il ne retira aucun avantage de toutes ces choses. Qui pourrait espérer après cela de se délivrer d’une passion si furieuse, à moins que de s’y appliquer avec un soin très-particulier ? Car il est certain, mes frères, que l’avarice est un monstre bien terrible. Cependant si vous êtes résolus de le combattre, vous en deviendrez les maîtres. Cette passion ne vient point de la nature, comme on peut en juger par ceux qui échappent à sa tyrannie. Ce qui est naturel est commun à tous les hommes. Ainsi tous les hommes n’étant pas universellement avares, il est clair que ceux qui le sont, ne le sont que par leur faute et par leur propre négligence. C’est leur paresse seule qui donne la naissance, l’accroissement et la vigueur à cette honteuse passion. Aussitôt qu’elle s’est rendue maîtresse d’une âme, et qu’elle la tient assujettie comme son esclave, elle la force de suivre ses lois barbares, et de vivre d’une manière entièrement opposée à la nature et à la raison. N’est-ce pas vivre en effet contre toutes les règles de la raison et de la nature, que de ne connaître plus ni ses concitoyens, ni ses amis, ni ses proches, ni ses frères, ni soi-même ? Faut-il d’autres preuves pour nous faire juger que cette maladie est une peste qui combat et qui détruit la nature, que de la voir s’emparer de l’âme de Judas et faire d’un apôtre de Jésus-Christ le traître et le meurtrier de son maître ? Vous me demanderez peut-être comment un homme que Jésus-Christ même avait appelé à l’apostolat, a pu tomber dans un crime si horrible. Je vous réponds que la vocation de lieu ne contraint personne, qu’elle ne fait point violence sur l’esprit de ceux qui veulent quitter le bien pour suivre le mal, qu’elle les exhorte, qu’elle les avertit, et qu’elle les porte à la vertu. Mais lorsqu’ils lui résistent, elle ne leur impose point de nécessité, et elle n’use point de contrainte. Si vous voulez voir quelle a été la source du malheur de cet apôtre, vous trouverez que c’est sa passion pour l’argent qui l’a perdu. Vous me demanderez encore comment cette passion a eu sur lui tant de pouvoir. Je vous réponds que cela est venu de sa lâcheté. C’est cette paresse et cette négligence qui est le principe de tant de changements funestes que nous déplorons, comme c’est au contraire la ferveur, la vigilance qui change heureusement les hommes, et qui les rend bons de mauvais qu’ils étaient auparavant. Combien a-t-on vu de personnes furieuses et emportées devenir enfin douces comme des agneaux ? Combien en a-t-on vu d’impures devenir chastes ? Combien a-t-on vu d’avares renoncer tellement à l’avarice qu’elles ont donné même avec profusion de leurs propres biens ? Mais aussi combien a-t-on vu de changements contraires par le relâchement de ceux qui se sont laissé corrompre ? Giezzi n’était-il pas avec un homme de Dieu qui était très-saint ? Cependant il se laissa surprendre par cette passion, et son avarice le changea et le rendit plus lépreux dans l’âme qu’il ne le devint dans le corps. On ne peut assez exprimer jusqu’où nous emporte cette fureur. Elle attaque les morts comme les vivants, et elle n’épargne pas même la sainteté des sépulcres. Elle excite les divisions et les querelles ; elle allume les guerres, et elle remplit le monde de meurtre et de sang. Un avare est un homme inutile à tout. Il n’est propre ni à conduire des armées, ni à gouverner des peuples. Il ne peut rien faire utilement, ni dans les charges publiques, ni dans ses affaires particulières ; s’il veut choisir une femme, il ne se met pas en peine d’en chercher une qui soit réglée, qui soit sage et modeste. Il ne demande autre chose, sinon qu’elle soit riche. S’il a une maison à acheter, il n’en prend pas une qui soit propre à un homme honorable ; mais il choisit celle qui donnera le plus de revenus. S’il a besoin de serviteurs, il prend toujours ceux qui lui coûtent moins. Pourquoi m’arrêtai-je à ces choses ? Quand il serait roi du monde, il deviendrait la ruine de tous les peuples, et après cela il demeurerait encore le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes. Car au lieu d’avoir des pensées de roi, et de croire que les richesses de tous ses sujets seraient les siennes, il n’aurait que des pensées des hommes du peuple il voudrait s’enrichir comme font les particuliers, et, après avoir ravi le bien de tout le monde, il croirait encore n’en avoir jamais assez. 4. C’est pourquoi le Sage a dit qu’il n’y a rien de plus injuste qu’un avare. Car l’avare est son ennemi à lui-même, et il est l’ennemi commun de tous les hommes. Il voit avec peine que la terre ne porte pas des épis d’or ; que l’or ne coule pas dans les rivières, et que les montagnes ne produisent pas des rochers d’or. Quand les saisons sont bonnes, il les croit mauvaises, et la prospérité publique fait son affliction particulière. Lorsqu’il se présente une occasion d’agir, qui ne lui doit rien valoir, il est tout de glace ; mais lorsqu’il y a deux oboles à gagner, il court et il vole, et il est infatigable dans le travail. Il hait tous les hommes, soit pauvres ou riches : les pauvres, de peur qu’ils ne lui demandent quelque chose de ce qu’il a, et les riches, parce qu’il ne possède pas tout ce qu’ils ont. Il croit que tout ce qui est aux autres devrait être à lui. Ainsi il hait tous les hommes, comme s’ils lui ravissaient tout ce qu’ils ont et ce qu’il n’a pas. Il amasse toujours, et il n’est jamais content. Il s’enrichit toujours, et il est toujours pauvre et misérable, comme celui qui aime Dieu et qui n’aime point l’argent est toujours heureux. Car rien n’est comparable au bonheur d’un homme juste, qu’il soit esclave ou qu’il soit libre. Il n’y a personne sur la terre qui lui puisse nuire. Quand tous les peuples s’armeraient contre lui, il demeurerait inaccessible et inviolable à tous leurs efforts. L’avare au contraire n’est jamais en sécurité. Quand il serait roi, quand il porterait cent couronnes, ce qu’il aime est toujours exposé aux insultes et à la violence du dernier des hommes. Tant il est vrai que la malice est toujours faible, et que la vertu est toute-puissante. Pourquoi donc vous affligez-vous d’être pauvre ? Pourquoi faites-vous votre malheur de ce qui devrait vous être un sujet de joie ? Pourquoi vous laissez-vous abattre lorsque vous devriez vous réjouir comme dans une fête solennelle ? Car la pauvreté, lorsqu’on la ménage sagement, est véritablement comme un jour de fête. Pourquoi pleurez-vous comme de petits enfants, puisqu’on ne peut mieux appeler ceux qui s’affligent d’être pauvres ? Quelqu’un vous a-t-il maltraité ? En quoi consiste l’injure qu’il vous a faite, puisqu’il vous a donné moyen au contraire de vous rendre plus fort que vous n’étiez ? Vous a-t-il ravi votre bien ? Il a fait en cela la même chose que s’il vous avait déchargé d’un fardeau dont la pesanteur vous accablait. Vous a-t-il noirci de calomnies ? Les païens mêmes vous apprendront que ce mal n’est que dans la pensée, et que si votre esprit le repousse, vous n’en recevrez aucune atteinte. Peut-être vous a-t-on pris une maison magnifique avec les vastes jardins qui l’entourent. Mais ne jouissez-vous pas de toutes les beautés de la terre et de la nature ? N’avez-vous pas des édifices publics qui peuvent satisfaire tout ensemble et la nécessité et le divertissement honnête ? Qu’y a-t-il de plus beau que de voir le ciel, avec le soleil et les étoiles ? Jusqu’à quand voulons-nous demeurer dans notre bassesse et dans notre indigence ordinaire ? On ne peut être riche, quand on est pauvre au dedans de soi : comme on ne peut être pauvre lorsqu’on est riche dans le fond du cœur. Si l’âme est la plus excellente partie de l’homme, c’est d’elle-même que son bonheur doit venir, et non de ce qui est au-dessous d’elle. Il faut que ce qui est le principal dans l’homme, gouverne souverainement tout le reste comme lui étant assujetti. Quand le cœur est attaqué, tout le corps en souffre ; et la langueur de cette partie principale produit dans tout le reste des membres une indisposition universelle. Lorsqu’au contraire le cœur est sain, sa santé se communique à tout le corps, et elle le rétablit aisément quand quelqu’un de ses membres serait malade. Mais, pour m’expliquer par une comparaison encore plus sensible, je vous demande ce que peut servir à un arbre d’avoir des branches vertes, lorsque la racine est gâtée ? ou en quoi peut lui nuire d’avoir ses branches toutes sèches comme elles sont en hiver, lorsque la racine est forte et vigoureuse ? Je vous dis de même : Que vous servira votre or et votre argent, si vous êtes pauvre au dedans de vous ? et en quoi vous nuira d’être pauvre, si vous avez un trésor dans le fond du cœur ? Ce sera alors au contraire que vous serez vraiment riche. Car si la vraie marque d’un homme riche, comme nous avons déjà dit souvent, c’est de mépriser l’argent et de n’avoir besoin de rien ; la marque au contraire d’un homme pauvre est de chercher toujours du bien, et de n’être jamais content. Or, il est certain qu’étant pauvre, on méprise plus aisément les richesses, et que ce sont les riches au contraire qui cherchent et qui amassent toujours, et qui ne mettent point de bornes à leur avidité insatiable. Ainsi un homme tempérant se contente de boire peu, mais celui qui aime le vin boit sans cesse, et ne peut étancher sa soif. Car cette passion pour l’argent ne s’éteint pas en la contentant. Au contraire, elle s’irrite encore davantage, comme le feu s’enflamme de plus en plus à mesure qu’on y met du bois. Puis donc que celui qui cherche et qui désire toujours est le plus pauvre ; puisque le riche est dans cet état, c’est lui sans doute qui est vraiment pauvre. Ainsi vous voyez, mes frères, qu’il y a des richesses de nom qui sont une véritable pauvreté : comme il y a une pauvreté de nom qui renferme les vraies richesses. Mais considérons, et supposons deux hommes, dont l’un a mille talents, et l’autre dix, qui perdent tous deux ce qu’ils ont par une injustice et une violence étrangère ; lequel des deux sera le plus affligé de la perte qu’il a faite ? Tout le monde ne voit-il pas que c’est celui qui a perdu dix mille talents ? N’est-il pas vrai aussi qu’il ne s’affligerait pas plus que l’autre de cette perte, s’il n’aimait plus l’argent que lui ? Ce grand amour marque en même temps qu’il avait plus de désir pour l’argent que l’autre ; et que, par une suite nécessaire, il était aussi plus pauvre ; puisque nous ne désirons les choses que selon le besoin que nous en avons. Tout désir tire son principe du besoin et de l’indigence. Lorsque nous sommes contents, nous n’avons plus de désirs. Ainsi un homme sent la soif avant que de boire, et il ne la sent plus lorsqu’il a bu. Je vous ai dit ceci, mes frères, pour vous faire voir que si nous veillons sur nous, personne ne nous pourra nuire, et que ce n’est point en effet la pauvreté, mais notre peu de vertu qui nous nuit, et qui est la seule cause de notre perte. C’est pourquoi je vous conjure de combattre de toute votre force contre l’avarice, et de la bannir de votre cœur, afin que vous puissiez être vraiment riches, et dans ce monde et dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE LXXXI
« OR, LE PREMIER JOUR DES AZYMES, LES DISCIPLES VINRENT TROUVER JÉSUS, ET LUI DIRENT : OU VOULEZ-VOUS QUE NOUS VOUS PRÉPARIONS A MANGER LA PÂQUE ? JÉSUS LEUR RÉPONDIT : ALLEZ-VOUS-EN DANS LA VILLE, CHEZ UN TEL, ET LUI DITES : NOTRE MAÎTRE VOUS ENVOIE DIRE : MON TEMPS EST PROCHE JE VIENS FAIRE LA PÂQUE CHEZ VOUS AVEC MES DISCIPLES. LES DISCIPLES FIRENT CE QUE JÉSUS-CHRIST LEUR AVAIT COMMANDÉ, ET PRÉPARÈRENT LA PÂQUE ». (CHAP. XXVI 17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 26) ANALYSE.
- 1. Détermination précise du jour désigné dans l’Évangile par ces mots : Le premier des azymes.
- 2. La douceur que Jésus témoigne envers celui qui le trahit doit être pour nous une leçon qui nous apprenne à apaiser les mouvements de notre colère. – Énormité du crime de Judas. – Que personne n’est mauvais par nécessité.
- 3-5. Détestable influence que l’amour de l’argent exerce sur l’âme qu’il possède. – Excellente description de l’avarice. – Le Saint compare l’avare avec un possédé. – De quelle importance il est d’étouffer d’abord toutes les passions qui sont propres à chaque âge.
1. L’Évangéliste appelle « le premier jour des azymes », celui qui précédait cette fête. Car les Juifs avaient coutume de compter les jours à partir du soir. C’est ainsi que l’Évangile commence à compter celui-ci dès le soir précédent, auquel on devait immoler la Pâque. Les disciples viennent donc trouver Jésus-Christ le cinquième jour de la semaine, que l’un des Évangélistes appelle le premier avant les jours sans levain, marquant par là le jour auquel les disciples vinrent parler à Jésus-Christ, de ce qu’il tiendrait prêt pour faire la Pâque. Un autre Évangéliste dit : « Le jour des e azymes était venu, auquel il fallait immoler la Pâque » (Luc 22,1) ; nous faisant voir par ce terme, « était venu », que ce jour était proche, c’est-à-dire qu’on était au soir de la veille de ce jour. Et c’était alors que la fête commençait. C’est pourquoi tous les Évangélistes ajoutent : « auquel il fallait immoler la Pâque ». Les disciples s’approchent donc de Jésus-Christ et lui disent : « Où voulez-vous que nous vous préparions à manger la Pâque » ? Il paraît, par ces paroles, que Jésus n’avait aucune maison ni aucun lieu où il pût se retirer, et je crois même que ses disciples n’en avaient point, puisqu’apparemment s’ils en avaient eu, ils l’auraient prié d’y venir. Mais ils avaient tout quitté pour suivre Jésus-Christ leur maître. Mais pourquoi le Sauveur célébrait-il la Pâque ? Pour nous faire voir, jusqu’au dernier jour de sa vie, qu’il n’était point contraire à la Loi. Il les envoie chez un inconnu pour faire voir à ses disciples, par cette action d’autorité, qu’il lui eût été facile d’éviter tous les tourments qu’il allait souffrir. Car s’il avait assez de puissance pour persuader d’une parole à un homme qui ne le connaissait pas de le recevoir chez lui, que n’eût-il point fait à l’égard de ceux qui le crucifiaient, s’il n’eût désiré lui-même de souffrir la mort ? Il use ici de la même conduite qu’il avait gardée à l’égard du maître de l’ânesse, dont il se servit pour son entrée à Jérusalem : « Si quelqu’un vous dit quelque chose, dites que le Maître en a besoin ». Et il fait dire ici : « Le Maître vous envoie dire : Je viens faire la Pâque chez vous avec mes disciples ». C’est pourquoi je vous avoue que j’admire cet homme, non seulement parce qu’il fit cette action de charité à l’égard d’un inconnu, mais encore beaucoup plus parce qu’il voyait à quoi cette charité l’exposait, et que, prévoyant qu’il allait être en butte à la haine et à une guerre sans trêve, il méprisa néanmoins ces suites si dangereuses pour obéir à la parole de Jésus-Christ. Le Sauveur donne à ses disciples une marque pour connaître cet homme, et cette marque est presque la même que celle que Samuel donna autrefois à Saul : « Vous trouverez », lui dit-il, « un homme qui montera et qui aura un vase » (1Sa 19,3) : Et Jésus-Christ dit ici que cet homme « porterait une cruche d’eau ». Il faut encore remarquer combien Jésus-Christ fait paraître ici sa puissance. Il ne dit pas seulement : « Je fais la Pâque chez-vous » ; mais il ajoute ces autres paroles : « Mon temps est proche ». Il dit ce mot à dessein, parce qu’il voulait parler souvent de ses souffrances en présence de ses disciples, afin qu’ils méditassent longtemps à l’avance sur ce sujet, et que cette longue préméditation les empêchât d’en être troublés. Il voulait encore témoigner à tous ses disciples, et à cet homme même qui allait le recevoir chez lui, et généralement à tous les Juifs, que c’était volontairement qu’il s’offrait à la mort. Il dit qu’« il veut faire la Pâque avec ses disciples », afin qu’on préparât avec plus de soin tout ce qui était nécessaire, et que personne ne s’imaginât qu’il cherchait à se cacher. « Le soir donc étant venu, il était à table avec ses douze disciples (20) ». Qui ne s’étonnera, mes frères, de l’impudence de Judas ? Il ose se mettre à table avec les autres ; il participe aux mêmes mystères. Et il ne rentre point en lui-même, quoique Jésus-Christ lui fasse un reproche secret, d’une manière si douce et si modérée, que tout autre que lui, qu’une brute même en eût été touchée. L’Évangéliste marque à dessein que ce fut « lorsqu’ils étaient à table » que Jésus-Christ parla de celui qui allait le trahir, afin que le temps de la célébration de ces grands mystères, et la participation d’une même table, fissent voir avec plus d’horreur quelle était la malice de ce traître. « Et comme ils mangeaient, il leur dit : Je vous dis en vérité que l’un de vous me trahira (21) ». Avant même que de se mettre à table, Jésus avait lavé les pieds à Judas aussi bien qu’aux autres. Mais admirez la douceur de Jésus-Christ, et jusques à quel point il épargne ce disciple. Il ne dit pas un tel en particulier, mais en général : « Un d’entre vous me trahira », afin qu’en se voyant découvert par son maître, et espérant encore de pouvoir demeurer caché aux apôtres, il fût touché de pénitence. Jésus aime mieux effrayer tous les autres, et les frapper de crainte, que de ne pas donner encore à ce coupable cette ouverture pour le porter à se repentir de son crime : « Un d’entre vous », dit-il, d’entre vous qui êtes mes douze disciples, qui avez toujours été avec moi, dont je viens de laver les pieds, et à qui j’ai promis de si grandes choses ; un d’entre vous, dis-je, « me trahira ». Une douleur profonde saisit alors tous les apôtres. Saint Jean marque « qu’ils se regardaient l’un l’autre », et que bien qu’ils ne se sentissent point coupables, ils se défièrent d’eux néanmoins, et demandèrent en tremblant : « Seigneur, est-ce moi » ? C’est ce que marque notre Évangéliste, lorsqu’il dit : « Et pleins d’une grande tristesse, ils commencèrent chacun à lui demander : Seigneur, est-ce moi (22) ? Il leur répondit : Celui qui met la main avec moi dans le plat me trahira (23) ». Remarquez, mes frères, quand le Sauveur déclare enfin celui qui le trahissait, c’est lorsqu’enfin il est obligé de le faire pour délivrer les autres d’une tristesse insupportable qui les rendait à demi-morts. La crainte les avait pénétrés jusqu’au fond du cœur : et c’était cette disposition qui les forçait tous de faire cette demande : « Seigneur, est-ce moi » ? On peut dire néanmoins que ce ne fut pas là la seule cause pour laquelle le Sauveur voulut désigner quel serait celui d’entre eux qui le trahirait, mais qu’il voulait encore étonner Judas, et le faire rentrer en lui-même. Comme le traître n’avait point été touché des paroles obscures dont Jésus-Christ s’était servi pour le désigner, Jésus l’accuse plus clairement pour ébranler ce cœur endurci : « Lors donc », qu’ils eurent tous fait cette demande à Jésus-Christ, et qu’il leur eut répondu : « Celui qui met la main avec moi dans le plat, me doit trahir », il ajouta : « Pour ce qui est du Fils de l’homme il s’en va selon ce qui a été écrit de lui ; mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi. Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né (24) ». Quelques-uns disent que l’impudence de Judas allait si loin que, pour marquer davantage quel mépris il faisait de son Maître, il mit avec lui la main dans le plat. Mais, pour moi, je crois que Jésus-Christ ménagea cette rencontre pour faire plus d’impression dans l’esprit de ce disciple, par cette action qui témoignait plus d’amitié et de familiarité, et qui était plus capable de le toucher. 2. Ne passons point légèrement de si grandes choses : arrêtons-nous à les considérer, afin de les graver plus profondément dans notre cœur. Une fois qu’elles y seront bien établies, elles n’y laisseront plus entrer la colère. Car si nous nous représentons bien cette dernière cène, où Judas est assis à la même table que tous les apôtres, où Jésus-Christ qui voyait la trahison dans le cœur de ce disciple, le traite avec une bonté et une charité incompréhensible, pourrons-nous nous abandonner aux mouvements de notre aigreur, et nourrir dans notre âme le poison de la colère ? Et considérez, je vous prie, la douceur avec laquelle le Fils de Dieu parle : « Pour ce qui est du Fils de l’homme, il s’en va selon ce qui a été écrit de lui ». Il veut soutenir ses apôtres par ces paroles, en les empêchant de croire que ce fût par faiblesse ou par impuissance qu’il allait mourir, et il tâche même de changer le cœur de celui qui le trahissait. « Mais malheur », ajoute-t-il, « à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi : il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né ». Ces paroles font bien voir encore l’ineffable douceur de Jésus-Christ. Car elles ne renferment pas le reproche et l’invective, mais elles sont l’expression d’un sentiment de compassion, expression toujours contenue, adoucie et voilée. Mais ce qui me surprend le plus, c’est que le Fils de Dieu conserve cette douceur, lors même que Judas, ajoutant l’impudence à la perfidie, eut la hardiesse de lui dire : « Seigneur, est-ce moi ? Judas qui le trahit, commença alors à lui dire : Seigneur, est-ce moi (25) » ? Qui peut comprendre cet aveuglement ? Il demande si c’est lui qui doit commettre un crime qu’il a déjà formé dans son cœur. L’Évangéliste ne rapporte cette parole qu’en s’étonnant de cette insolence. Cependant que répond à cela le Sauveur ? « Il lui répondit : Vous l’avez dit ». Il pouvait dire : Méchant, scélérat, traître, vous cachez ce dessein depuis tant de temps dans le fond de votre cœur ; vous avez fait un traité diabolique : vous m’avez vendu, et vous en allez recevoir le prix et lorsque je vous reproche votre crime, vous me répondez comme si vous étiez le plus innocent de tous les hommes. Il ne lui parle point de cette manière, il lui dit simplement : « Vous l’avez dit ». C’est ainsi qu’il nous apprend à oublier les injures et à conserver une patience qui n’ait point de bornes. Mais, direz-vous, puisqu’il était écrit que le Christ devait souffrir ces choses, pourquoi accuser Judas ? Il n’a fait qu’accomplir ce qui était écrit. – Je réponds que nous l’accusons très-justement de son crime, puisque ce n’est point dans cette disposition qu’il a résolu de livrer son Maître, mais par sa méchanceté et par son avarice. Si l’on ne considérait pas l’intention de celui qui agit, on pourrait excuser le démon même, et l’absoudre comme innocent de tous les crimes qu’il commet. Mais il n’en faut pas juger de la sorte. Le démon comme Judas méritent des supplices infinis, quoique leur action si détestable ait été suivie du salut du monde. Ce n’est point la trahison de Judas qui nous a sauvés. C’est la toute-puissance de Jésus-Christ, qui, par un artifice admirable de sa sagesse, a usé si divinement d’un si grand désordre, et a fait servir un crime pour la rédemption de tous les coupables. Quelqu’un me dira peut-être : Si donc Judas n’eût point trahi Jésus-Christ, un autre l’aurait-il trahi ? – Mais à quoi bon cette question ? – Puisqu’il fallait, dites-vous, que le Christ fût mis en croix, il était nécessaire qu’il le fût par quelqu’un ; s’il était nécessaire qu’il le fût par quelqu’un, il est évident qu’il le devait être par un homme quelconque. – Quoi donc ! si tout – le monde eût été juste, Jésus-Christ n’eût-il pu trouver le moyen de nous faire les grâces qu’il nous a faites ? Dieu nous garde de cette pensée. La sagesse infinie du Fils de Dieu n’aurait pas manqué d’autres moyens, si celui-là ne se fût trouvé dans le cours ordinaire du monde. Mais le Fils de Dieu nous empêche lui-même de regarder Judas comme un ministre de notre salut, lorsqu’il le plaint comme malheureux : « Malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi, il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né ». On me dira encore : S’il eût mieux valu pour Judas qu’il ne fût jamais venu au monde, pourquoi Dieu l’a-t-il fait naître, aussi bien que tous les méchants qui lui ressemblent ? Quoi ! lorsque vous devriez accuser les méchants de leur malice, et leur reprocher les crimes où ils se plongent volontairement, c’est contre Dieu que vous portez votre accusation, et vous voulez pénétrer ses secrets, et sonder la profondeur de ses mystères, quoique vous soyez très-persuadé que les méchants font le mal sans aucune contrainte, et que leur malice n’est que trop volontaire ? Mais, dira-t-on, les bons seuls devraient venir au monde ; et alors on n’aurait pas besoin ni d’enfer, ni de châtiments, ni de supplices, puisqu’il n’y aurait pas même trace de mal nulle part. Quant aux méchants, ils devraient ou ne pas naître ou mourir aussitôt qu’ils sont nés. Nous ne croyons pas pouvoir mieux répondre d’abord à cette pensée que par ces paroles de saint Paul : « O homme ! qui êtes-vous, pour oser disputer avec Dieu ? Un vase d’argile, dit-il à celui qui l’a fait : Pourquoi m’avez-vous fait ainsi » ? (Rom 9,20) Mais puisque vous voulez des raisons, je vous dirai en un mot que Dieu permet ce mélange et cette confusion des méchants avec les bons, pour rendre plus éclatante la vertu de ceux qui le servent. Pourquoi donc leur enviez-vous le combat qui leur doit produire une si riche couronne ? Quoi donc ! direz-vous encore, faut-il que les uns soient punis pour que les autres aient l’occasion de briller et d’acquérir de la gloire ? – À Dieu ne plaise. Personne n’est puni que pour sa méchanceté propre. Les méchants ne sont pas tels par le seul fait de leur naissance ils le deviennent librement par le vice de leur volonté, et c’est pourquoi ils sont châtiés. Car de quels supplices ne sont pas dignes ceux qui n’ont pas voulu suivre la vertu dont ils ont sous les yeux de si beaux modèles ? Car, comme les bons méritent une double récompense, et parce qu’ils ont été bons, et parce qu’ils ne se sont point laissé corrompre par la malice des méchants ; ainsi, les méchants méritent d’être doublement punis, et parce qu’ils ont été méchants, et parce qu’ils se sont rendu inutile l’exemple des bons. 3. Mais considérons ce que Judas répond, lorsque le Sauveur le reprend de son crime « Seigneur », dit-il, « est-ce moi » ? Pourquoi ne fit-il pas tout d’abord cette demande à Jésus-Christ avec les autres ? parce le Sauveur n’avait dit qu’en général : « Un d’entre vous me trahira », et Judas crut que dans cette confusion il pourrait facilement n’être pas connu. Mais quand il se vit désigné en particulier, l’extrême douceur de Jésus-Christ lui fit espérer qu’il l’épargnerait encore : ce fut dans cette espérance qu’il lui fit cette question, et qu’il l’appela « Rabbi », c’est-à-dire maître. O aveuglement du cœur ! où pousses-tu les hommes quand tu les possèdes ? C’est là, mes frères, l’effet de l’avarice. Elle rend les hommes stupides et sans jugement. Elle les change en bêtes ou plutôt en démons. C’est cette passion furieuse qui a persuadé à Judas de s’abandonner au démon qui le voulait perdre, et de trahir Jésus-Christ qui le voulait sauver, Judas qui était lui-même un démon par la disposition de son cœur. C’est l’état où l’avarice réduit encore aujourd’hui ceux qui s’en rendent les esclaves ! Ils sont insensés, ils sont fous, ils sont tout entiers au gain ils sont comme Judas. Mais comment saint Matthieu et deux autres Évangélistes disent-ils que le démon entra dans Judas aussitôt qu’il eût traité avec les Juifs ; au lieu que selon saint Jean ce ne fut qu’après que Jésus-Christ lui eut donné ce morceau de pain trempé ? Saint Jean mes frères, ne dit que ce que disent les autres Évangélistes : « Après le souper », dit-il, « lorsque le diable avait déjà mis dans le cœur de Judas le dessein de trahir son maître ». (Jn 13,27) Mais comment donc dit-il ensuite : « Après ce morceau de pain le diable entra en lui » ? C’est, mes frères, parce que le démon ne se rend pas tout d’un coup maître du cœur de l’homme. Il n’y entre que peu à peu. C’est de cette manière qu’il se conduit ici envers Judas. Il le tente, il le sonde, jusqu’à ce qu’ayant reconnu qu’il s’abandonnait à lui, il se répand dans le fond de son cœur, et il se l’assujettit entièrement. On peut faire ici encore une autre question : D’où vient que les disciples mangeant la Pâque « étaient assis », contrairement à l’ordonnance de la Loi ? Je réponds qu’ils mangèrent la Pâque sans s’asseoir, mais après qu’ils l’eurent mangée, et que cette cérémonie légale fut achevée, ils se mirent à table à l’ordinaire pour souper. Un autre Évangéliste marque que ce soir-là Jésus-Christ, non seulement mangea la Pâque, mais qu’il dit même en la mangeant : « J’ai désiré avec ardeur de manger cette Pâque avec vous » (Luc 22) ; c’est-à-dire cette année. Quelle était la cause de ce grand désir ? Parce que l’heure était venue pour lui de sauver le monde, parce qu’il allait établir ses mystères et détruire, par sa mort, la tyrannie de la mort. C’est dans cette pensée qu’il dit qu’il avait désiré avec ardeur de manger cette Pâque. Tant il est vrai qu’il allait volontairement à la croix ! Mais rien ne put adoucir cette bête cruelle, ni la fléchir, ni la détourner ; Jésus-Christ déplore donc le sort de ce misérable : « Malheur à cet homme ». Il l’épouvante en ajoutant « Il aurait mieux valu pour cet homme qu’il ne fût jamais venu au monde ». Mais ces paroles n’ayant fait aucune impression sur son esprit, le bon Maître le désigne enfin en disant : « C’est celui à qui je présenterai un morceau trempé ». Cependant il demeure toujours dans sa dureté. Il est inflexible et pire qu’un furieux. Car que peut produire la fureur qui égale ce qu’il fait ? Il ne jette pas l’écume par la bouche, mais il parle pour trahir son maître. Il n’a point de convulsions dans les bras et les mains, mais il les étend pour vendre ce sang précieux, et pour en recevoir le prix. Ainsi sa fureur n’a point d’égale. Il ne disait point d’extravagance, dites-vous : Mais quelle extravagance fut jamais pareille à celle-ci : « Que voulez-vous me donner, et je vous promets de vous le livrer » ? Est-ce un homme qui parle, et n’est-ce pas plutôt un démon ? Mais il ne s’agitait point comme font les insensés. Hélas ! il vaut bien mieux faire ce que fait un homme qui a perdu l’esprit, que de paraître sage et d’être un Judas. Il ne se meurtrissait pas, dites-vous, avec des pierres, comme font les furieux. Plût à Dieu qu’il l’eût fait, et qu’il eût été plutôt possédé par la frénésie que par l’avarice. Voulez-vous, mes frères, que nous vous représentions ici un homme possédé du démon et un avare, et que nous les comparions ensemble ? Je vous prie de ne point croire que je dise ceci pour blesser personne. Ce n’est point la nature que j’accuse, c’est le crime seul. Que fait un homme que le démon possède ? Nous le voyons dans l’Évangile. Il ne porte point d’habits, il se frappe cruellement avec des pierres, il va par des précipices et par des rochers, enfin partout où le pousse celui qui l’agite. Il est vrai que cet état est horrible. Mais si je vous prouve qu’un avare traite plus cruellement son âme qu’un possédé ne traite son corps, et que tous les excès des possédés ne paraissent qu’un jeu, en comparaison de ce que font les avares ; me promettez-vous alors de renoncer pour jamais à l’avarice ? Car n’est-il pas vrai que l’infamie des avares est pire que la nudité des possédés, et qu’il vaut bien mieux n’avoir point d’habits que de se vêtir superbement de ce qu’on a volé aux autres ? Ceux qui sont ainsi vêtus, je les regarde comme des bacchants qui s’affublent de masques et se travestissent pour paraître en public comme des fous. C’est la même frénésie qui habille les avares et qui met à nu les possédés. Les uns et les autres sont dignes de compassion, et les avares encore plus. Car enfin lequel des deux est le plus furieux et le plus dangereux dans sa fureur, de celui qui ne se fait du mal qu’à lui-même, ou de celui qui en fait aussi à ceux qu’il rencontre ? N’est-il pas visible que c’est ce dernier ? Les possédés se contentent de se tourmenter eux-mêmes, et les avares tourmentent tous ceux qu’ils peuvent. Vous me direz que les possédés déchirent quelquefois les habits de ceux qu’ils rencontrent. Mais combien souhaiteraient ceux qui sont ruinés par les avares, qu’ils leur déchirassent plutôt leurs habits que de leur ravir leurs biens ? Les avares, dites-vous, ne frappent personne au visage comme font les furieux ? Quoi donc ! ne voyez-vous point paraître sur le visage de ceux qu’ils oppriment, les marques de leur cruauté ? N’y voyez-vous point cet abattement et cette pâleur qui le couvre ? Et cette pauvreté extrême dans laquelle ils les réduisent, ne leur cause-t-elle pas une douleur qui pénètre jusque dans le fond des entrailles ? Mais on ne voit, dites-vous, les avares déchirer personne avec les dents. Plût à Dieu qu’ils n’eussent que des dents pour mordre et pour déchirer. Ils ont des flèches qui percent jusques au vif : « Leurs dents », dit David, « sont des dards et des flèches ». (Psa 58,6) Je vous demande lequel des deux souffre davantage, ou celui qui après avoir été mordu d’un homme court aussitôt aux remèdes et qui se guérit, on celui qui est toujours déchiré par la pauvreté qui le tourmente sans relâche ? Car la pauvreté forcée et involontaire n’est-elle pas plus cruelle que les bêtes les plus farouches, et plus ardente qu’une fournaise ? Les avares, me direz-vous, ne cherchent pas l’obscurité et la solitude des déserts comme font les possédés. Plût à Dieu, mes frères, qu’ils n’exerçassent leurs violences que dans les déserts et non dans les villes, et que tous les peuples fussent en repos étant à couvert de leur tyrannie. Mais voilà précisément ce qui les rend plus insupportables que les possédés ; ils font dans les villes même ce que les autres ne font que dans les déserts, et ils les pillent avec autant d’assurance que s’ils étaient dans une profonde solitude, emportant tout sans que personne les en empêche. Il est vrai qu’ils ne frappent pas à coups de pierres ceux qu’ils rencontrent, mais n’est-il pas plus aisé de se défendre des pierres que des chicanes et des artifices détestables, dont ces riches cruels oppriment les pauvres ? 4. Voyons maintenant le mal que les avares se font à eux-mêmes. N’est-il pas vrai de dire qu’ils marchent nus dans la ville, puisqu’ils n’ont pas le vêtement de la vertu ? S’ils ne rougissent pas de cette nudité infâme, n’est-ce pas une preuve visible de leur folie ? Ils rougiraient de la nudité du corps, et ils se glorifient de celle de l’âme, bien loin d’en rougir. Voulez-vous savoir la cause de cette impudence ? C’est qu’ayant une infinité de compagnons de leur avarice et de leur nudité, ils rougissent aussi peu l’un de l’autre que ceux qui se baignent ensemble. S’il y avait moins d’avarice et plus de vertu parmi les hommes, on verrait mieux combien cette passion est infâme. Mais ce qu’on ne peut assez déplorer en nos jours, c’est qu’on ne rougit plus du vice, parce que les méchants sont en très-grand nombre. C’est là l’artifice du démon, et une des plus grandes plaies dont il frappe les pécheurs. Il leur ôte donc le sentiment de leur péché, parce qu’il l’a tellement multiplié dans le monde, qu’il en a effacé toute la honte. Si un avare se trouvait seul au milieu d’une troupe de vrais chrétiens, il ne pourrait se souffrir lui-même. Il tremblerait en considérant sa laideur, parce qu’il la connaîtrait mieux en se comparant aux autres. Je crois donc vous avoir assez fait voir que les avares sont en effet dans une nudité plus honteuse que les possédés. Personne ne peut nier non plus qu’ils ne passent toute leur vie comme dans les déserts et dans les lieux les plus retirés. La voie large et spacieuse où ils marchent est pire que ces solitudes affreuses. Quoiqu’elle soit fort peuplée et que l’on s’y presse, ce ne sont pas néanmoins des hommes qui y marchent Elle n’est pleine que de serpents, que de scorpions, que de loups, que de vipères et de toutes sortes de bêtes semblables. Ainsi, la voie dans laquelle les avares marchent, n’est pas seulement un désert. Elle est pire que les déserts. Elle est pleine de pierres et d’épines, et elle déchire plus les âmes que toutes les pointes de roches ne percent les corps. Les avares demeurent aussi dans les sépulcres comme les possédés, ou plutôt ils sont des sépulcres eux-mêmes. Car qu’est-ce qu’un sépulcre, sinon une pierre qui renferme un corps mort ? Les avares sont bien des sépulcres d’un antre manière. Ce ne sont point des pierres qui renferment des corps morts. Ce sont des corps et des cœurs plus durs que la pierre qui enferment des âmes mortes. C’est Jésus-Christ même qui appelle ainsi les Juifs à cause de leur avarice. Ce sont, dit-il, des sépulcres blanchis au-dehors, qui « sont au dedans pleins de rapine et d’avarice ». Voulez-vous maintenant que nous vous montrions encore comment les avares imitent encore les possédés, en se frappant ta tête à coups de pierres ? Par où voulez-vous que nous commencions ? Par les choses présentes ou par celles qui ne sont pas encore ? Comme les avares font moins d’état de l’avenir que de ce qu’ils voient devant eux, commençons par le présent. Car je vous prie, mes frères, de me dire s’il y a des pierres aussi pesantes que le sont les soins dont les avares chargent non leur tête mais leur âme. Lorsqu’ils craignent que la justice des lois ne les chasse d’une maison qui leur plaît, et qu’ils ont usurpé très injustement, de combien d’inquiétudes sont-ils agités alors ? de quelle frayeur sont-ils saisis ? de quelle colère sont-ils transportés ? Quelles tempêtes la fureur et la rage n’excitent-elles point dans leur cœur ? Ils fulminent aujourd’hui contre leurs domestiques, demain contre les étrangers. Tantôt la tristesse, tantôt la crainte, tantôt la colère les emporte. Ils vont de précipice en précipice. Ils sont toujours dans l’agitation, et leur âme n’a point de repos. L’empressement qu’ils ont d’acquérir ce qu’ils ne possèdent pas encore, fait qu’ils estiment comme rien ce qu’ils ont déjà. Ils tremblent d’un côté dans l’appréhension de perdre ce qu’ils ont amassé ; et ils travaillent de l’autre pour se faire de nouvelles acquisitions, c’est-à-dire de nouveaux sujets de crainte. Ce sont des malades altérés qui se gorgent d’eau, et qui ne se désaltèrent jamais. Mettez-les au milieu des sources, ils boiront sans cesse, et ils brillent toujours de soif. Leur ardeur pour la richesse n’est point apaisée par tout ce qu’ils ont amassé, comme leur avidité n’a point de bornes ; tout ce qu’ils ont ne la satisfait pas, mais l’irrite davantage. Voilà, mes frères, l’état des avares. Voilà ce qu’ils sont présentement ; mais voyons ce qu’ils seront à l’avenir. Il ne faut qu’ouvrir l’Évangile pourvoir les supplices que Dieu leur prépare. Car c’est aux avares que Jésus-Christ fait ce reproche dans son jugement : « J’ai eu faim et vous ne m’avez point donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez point donné à boire » (Mat 25,30) ; et qu’il dit ensuite : « Allez au feu éternel qui a été préparé au diable ». C’est aux avares qu’il propose l’exemple de ce serviteur infidèle qui ne distribuait pas le bien de son maître. Ce sont les avares qu’il effraie par le malheur de cet autre qui avait caché son talent en terre, et par la fin déplorable de ces cinq vierges folles qui n’avaient point l’huile de la charité et de l’aumône. De quelque côté qu’on jette les yeux dans l’Évangile, on y voit une rigueur effroyable pour les avares. Tantôt Abraham leur crie du haut du ciel qu’il y a entre eux et les bienheureux un grand abîme qu’il est lin possible de passer, Tantôt Dieu leur prononce cet arrêt : « Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu qui a été préparé au diable ». Tantôt il les menace de les diviser et de les jeter en un lieu « où il y aura des pleurs et des grincements de dents ». Ainsi, se trouvant chassés de partout, et ne pouvant avoir de repos en aucun lieu, il ne leur reste que le feu de l’enfer. 5. Quel avantage donc, ô chrétien, retirez-vous de votre foi, si vous êtes après votre mort jeté dans ce lieu « de pleurs et de grincements de dents » : et si, durant cette vie même, vous êtes toujours agité de soins, environné de pièges, haï de tous les hommes et de ceux mêmes qui paraissent vous flatter le plus ? Car comme les bons sont aimés non seulement des bons, mais encore des méchants, les méchants de même sont haïs des bons, et de ceux même qui leur ressemblent. Cela est si vrai que je ne craindrais pas d’en prendre les avares même pour juges. Ils sont insupportables les uns pour les autres. Ils s’incommodent et s’embarrassent entre eux comme ils se nuisent les uns aux autres, ils se haïssent mortellement. Ils se condamnent et s’accusent réciproquement. Ils tiennent à injure et à outrage qu’on les appelle ce qu’ils sont ; et en cela ils ne se trompent pas. Car l’avarice est le comble de la corruption et de l’infamie, Aussi, comment celui qui s’abandonne à ce vice si honteux pourrait-il vaincre ou la vaine gloire, ou la colère, ou les dérèglements de la chair, puisque toutes ces passions sont bien plus difficiles à surmonter que l’avarice, ayant leur principe et comme leur racine dans la nature ? Il y a beaucoup de personnes qui croient que la complexion du corps contribue à rendre les hommes ou tristes ou colères, ou peu chastes. Les médecins reconnaissent que le tempérament agit beaucoup eu ce point ; que ceux qui sont ardents et bilieux sont plus sujets à l’impureté, et que ceux qui sont d’un tempérament sec sont plus sujets à la colère. Mais jamais personne n’a rien dit de semblable de l’avarice, et cette passion n’a point d’autre source que la corruption de notre esprit et de notre cœur. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de vous opposer à ce vice dangereux, et de le combattre de toutes vos forces. Appliquez-vous avec soin à détruire tous ces désirs déréglés qui naissent en nous dans toute la suite de notre vie. Si nous négligeons de dompter nos passions dans chaque âge où nous nous trouvons, nous nous trouverons à notre mort comme un vaisseau battu de la tempête qui a perdu toutes ses richesses. Car cette-vie est comme une mer d’une vaste étendue. Comme la mer est en divers lieux différemment agitée et dangereuse, la mer Egée à cause des vents, la mer Thyrrénienne à cause des détroits qui la resserrent ; cet endroit vers la Lybie qu’on appelle Charybde, à cause des bancs de sables, la Propontide et le Pont-Euxin à cause de la violence de leurs flots, la mer d’Espagne à cause du peu de connaissance qu’on a de ses routes, et les autres de même pour des causes particulières. Ainsi, tous les âges de notre vie ont leurs mouvements et leurs tempêtes. L’enfance est d’abord agitée par des mouvements très fréquents, à cause de la violence de cet âge qui n’a point d’arrêt ni de fixité, et qui se laisse aller où la passion l’emporte. C’est pourquoi nous donnons aux enfants des maîtres et des précepteurs, afin que leur direction supplée au défaut de cet âge, et qu’ils imitent les sages pilotes qui, par leur adresse et par le maniement du gouvernail savent régler l’inconstance et l’agitation des flots. Les transports impétueux de la jeunesse succèdent à ceux de l’enfance. Cet âge ressemble à la mer Égée, et est sujet à des vents furieux que la concupiscence y excite de toutes parts. Tout le monde aussi sait dans quels périls se trouvent les jeunes gens ; et combien ils sont plus exposés que les autres, parce que leurs passions sont plus fortes, et qu’ils ne sont plus ni assez dociles pour se laisser conduire par un maître, ni encore assez sages pour se conduire. Lors donc que les vents soufflent avec plus de violence, que le pilote se retire, et qu’un autre sans expérience prend le gouvernail sans être aidé ni soutenu de personne, jugez ce qu’on doit craindre pour le vaisseau. L’âge d’homme suit la jeunesse. C’est alors qu’on se trouve comme inondé de soins et d’affaires ; c’est alors qu’on pense à chercher une femme, à pourvoir des enfants et à gouverner toute une famille. C’est alors que les inquiétudes viennent en foule ; que l’envie et que l’avarice règnent dans l’âme. Si donc nous éprouvons toutes ces agitations différentes dans les différents âges de la vie, comment pourrons-nous vivre heureusement en ce monde, et éviter les maux de l’autre, à moins d’avoir été élevés d’abord dans la crainte de Dieu et dans la piété ? Car si nous n’apprenons à vivre chrétiennement dès l’enfance, et si nous ne fuyons point l’avarice dans l’âge d’homme, nous tomberons dans une malheureuse vieillesse qui sera le comble de tous les dérèglements de notre vie. Notre âme sera comme un vaisseau tout brisé, chargé non de marchandises précieuses, mais de corruption et de boue. Cet état alors sera au démon un sujet de joie, et à nous un sujet de larmes, lorsque nous verrons les supplices qui noue seront préparés. Évitons ce malheur, mes frères : travaillons de toutes nos forces à combattre nos passions. Détruisons en nous cette passion de l’avarice, afin d’être heureux en ce monde et en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE LXXXII.
« ET COMME ILS MANGEAIENT, JÉSUS PRIT DU PAIN ET L’AYANT BÉNI, LE ROMPIT, ET LE DONNA A SES DISCIPLES, EN DISANT : PRENEZ, MANGEZ, CECI EST MON CORPsa. ET PRENANT LE CALICE, AYANT RENDU GRÂCES, IL LE LEUR DONNA EN DISANT : BUVEZ-EN TOUS. CAR CECI EST MON SANG, LE SANG DE LA NOUVELLE ALLIANCE QUI EST RÉPANDU POUR PLUSIEURS POUR LA RÉMISSION DES PÉCHÉS ». (CHAP. 26,26, 27, 28, JUSQU’AU VERSET 36) ANALYSE.
- 1. La sainte Cène, institution du sacrement adorable de l’Eucharistie.
- 2. Réfutation de Marcion, Valentin et Manès, qui niaient la réalité de la mort de Jésus-Christ. – Contre certains hérétiques qui employaient l’eau dans le saint sacrifice.
- 3. Présomption de saint Pierre corrigée.
- 4-6. De la foi en Jésus-Christ dans l’Eucharistie. – Pourquoi Jésus-Christ a voulu renfermer ses sacrements sous des figures visibles et extérieures – Qu’il ne faut point approcher de la table de Jésus-Christ avec dégoût ou avec indifférence. – Quelle pureté on y doit apporter. – Que c’est un grand crime d’être indifférent à la grâce que Jésus-Christ nous fait en se donnant à nous dans son Sacrement. – Qu’on doit chasser de cette table sainte ceux qui s’en rendent indignes par leur mauvaise vie, quelque rang qu’ils aient dans le monde.
1. Quel est donc l’aveuglement de ce traître qui ne change point pour être assis à cette table divine, et qui demeure toujours le même après avoir participé à de si redoutables mystères ? C’est ce que veut montrer saint Lc. lorsqu’il dit : « Qu’après cela le démon entra en lui » ; il y entre non pour insulter au corps du Sauveur, mais pour punir l’insolence du traître. Deux circonstances aggravaient le crime de Judas ; d’abord il avait osé approcher d’une table si sainte avec une disposition si criminelle ; ensuite, bien loin de tirer aucun fruit d’une telle grâce et d’un tel honneur, il en avait abusé sans aucune crainte. Le Fils de Dieu n’éloigna point cet homme, bien qu’il pénétrât le fond de son cœur, pour nous faire voir qu’il ne voulait rien omettre de tout ce qui pouvait servir à le corriger. Nous avons déjà vu, et on le pourra voir encore dans la suite, qu’il lui représentait continuellement son crime, et qu’il cherchait à l’en détourner par ses paroles et par ses actions, par la crainte et par les menaces, par les honneurs et par les services qu’il lui rend. Mais rien ne put le fléchir. C’est pourquoi le Sauveur le laisse enfin à lui-même, et donnant toutes ses pensées au soin de ses autres disciples, il les avertit encore par ces mystères sacrés de sa mort qui s’approchait. Il les entretient de sa croix pendant la cène, et il veut prévenir leur trouble et leur abattement, en leur prédisant si souvent ces choses. Si, après tant de prédictions en actions et en paroles, ils ne laissent pas que de se troubler, qu’auraient-ils donc éprouvés, s’ils n’avaient point été avertis d’avance ? « Et comme ils mangeaient, Jésus prit du pain et le rompit ». Pourquoi Jésus-Christ a-t-il institué ce mystère au temps de la Pâque ? C’est pour nous montrer par toutes ces actions que c’est lui-même qui a établi l’ancienne Loi, et que tout ce qu’elle contient n’était que des figures et des ombres qui avaient rapport à la Loi nouvelle. C’est pour cette raison qu’il a joint la vérité à la figure. Cette heure du soir » qu’il choisit pour faire la Pâque nous marquait que les temps étaient accomplis, et que les choses étaient sur le point d’avoir bientôt leur dernière fin. Il rendit grâce à Dieu son Père, afin de nous enseigner comment nous devons célébrer ce saint mystère, et tout ensemble pour nous faire voir qu’il allait volontairement à la mort. Il le fit aussi pour nous apprendre à recevoir avec action de grâces tous les maux que nous souffrons, et pour fortifier et affermir notre espérance. Car si la figure a eu tant de force que de délivrer tout un peuple d’une dure captivité, combien plus la vérité aura-t-elle le pouvoir de tirer tout l’univers de la servitude, et de combler de biens tous les hommes ? C’est pourquoi il n’avait point voulu leur faire part de ces mystères avant le moment où la Loi devait cesser. Il abolit la première et la principale de leurs fêtes, et les fait passer à une autre Pâque pleine d’une sainte frayeur. « Prenez », leur dit-il, « et mangez. Ceci est mon corps qui est livré pour vous ». Comment n’ont-ils point été troublés en entendant ces paroles ? Parce que déjà auparavant il leur avait dit plusieurs grandes choses de ce mystère. Voilà pourquoi il leur dit ici cette parole sans aucun préambule, les jugeant assez préparés à l’entendre. Il leur découvre la cause de sa passion, c’est-à-dire « la rémission des péchés ». Il appelle ce sang, « le sang de la nouvelle alliance », c’est-à-dire de la promesse de la Loi nouvelle. Car c’est ce qu’il a promis de nouveau, et c’est par ce sang que la nouvelle alliance est confirmée. Et comme l’ancienne avait pour son partage le sang des bêtes qu’elle immolait, de même la nouvelle a pour le sien le sang du Seigneur. Il témoigne encore par ces paroles qu’il s’en va mourir, et c’est pour cela qu’il parle de « Testament », et qu’il nous remet en mémoire cet Ancien Testament qui avait été aussi scellé et consacré avec le sang. Puis il déclare la cause de sa mort en disant : « Que ce sang sera répandu pour plusieurs, afin d’effacer leurs péchés ». Il dit ensuite : « Faites ceci en mémoire de « moi ». On voit par ces paroles comment il veut nous retirer de l’observation des coutumes judaïques. Car, comme vous faisiez autrefois la Pâque en mémoire des miracles que vos pères avaient vu faire en leur faveur dans l’Égypte, de même vous ferez ceci en mémoire de ce que je fais maintenant pour vous. Le sang dont les portes des Israélites furent alors teintes, n’était que pour sauver les premiers nés ; mais celui-ci est répandu pour la rémission des péchés du monde entier. « Car ceci », dit-il, « est mon sang qui sera répandu pour la rémission des péchés ». Or, il voulait faire connaître à ses disciples que sa passion et sa croix était un mystère, et apporter ainsi quelque consolation à leur douleur ; et comme Moïse avait dit : « Ceci vous servira d’une mémoire éternelle » ; de même Jésus-Christ dit à ses disciples : « Faites ceci en mémoire de moi, jusqu’à ce que je vienne ». Et c’est pour cette raison qu’il ajoute : « J’ai désiré d’un grand désir de manger cette Pâque avec vous », c’est-à-dire, de vous donner des choses nouvelles et de vous faire part d’une Pâque qui vous rendra spirituels. Il en but aussi lui-même de peur que les disciples, ayant ouï ces paroles, ne disent : Quoi ! buvons-nous du sang et mangeons-nous de la chair ? et qu’ainsi ils ne se troublassent comme plusieurs Juifs avaient déjà fait, lorsqu’il avait seulement parlé de ce mystère. Il leur montre donc l’exemple, afin de les faire approcher avec un esprit tranquille de la communion de ses mystères. Mais faut-il donc, direz-vous, célébrer aussi l’ancienne Pâque ? Point du tout, puisque Jésus-Christ ne nous a dit : « Faites ceci », que pour nous retirer de la Pâque ancienne. Et s’il opère en celle-ci la rémission des péchés, comme il le fait en vérité, n’est-il pas superflu de célébrer cette ancienne cérémonie légale ? Comme il avait donc voulu que la première Pâque servît aux Juifs d’un monument éternel des grâces qu’il leur avait faites ; il veut ici de même que cette nouvelle Pâque serve aux chrétiens pour leur rappeler éternellement dans la mémoire le souvenir des dons infinis de leur Sauveur. Il veut par cette conduite fermer la bouche aux hérétiques, parce que, lorsqu’ils demandent où est la preuve certaine qu’il a été immolé, nous les réduisons au silence en leur alléguant entre plusieurs autres raisons les saints mystères. Car si Jésus-Christ n’est pas mort, de qui ce sacrifice que nous célébrons est-il le symbole ? 2. Voyez-vous, mes frères, combien Jésus-Christ a désiré que nous eussions toujours présente la mémoire de la mort qu’il a soufferte pour nous ? Comme il devait s’élever des hérétiques impies, Marcion, Manès, Valentinien, et leurs disciples, qui nieraient le mystère de la mort du Sauveur, c’est pourquoi il fait mention de sa passion, même au milieu de l’institution de cet autre mystère de son corps et de son sang adorable ; en sorte qu’il n’y a point d’homme raisonnable qui puisse être trompé en ce point. Ainsi, le Seigneur nous sauve et nous instruit tout ensemble par cette même table sacrée qui est le plus grand de tous les biens ; c’est ce qui fait que saint Paul en parle avec tant d’étendue. Après la célébration de ce mystère, Jésus-Christ dit « Je ne boirai plus désormais de ce fruit de vigne, jusqu’au jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père (29) ». Comme il avait déjà parlé de sa passion et de sa croix, il parle maintenant de la résurrection qu’il appelle le « Royaume de son Père ». Mais pourquoi a-t-il voulu boire et manger après sa résurrection ? C’était pour ne point passer pour un fantôme dans l’esprit des plus grossiers qui regardent cette marque comme la plus certaine et la plus infaillible de la résurrection. De là vient que les apôtres, pour convaincre les peuples de la résurrection de Jésus-Christ, disent : « Nous avons bu et mangé avec lui depuis qu’il est ressuscité des morts ». C’est donc pour leur marquer clairement qu’ils le verront après sa résurrection et qu’ils le verront de telle sorte que ses paroles et ses actions les convaincraient de la vérité de sa nouvelle vie, qu’il leur dit ces paroles : « Jusqu’au jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père ». Car vous devez être les témoins de ma résurrection dans le monde entier. C’est pourquoi vous me verrez quand je serai ressuscité. Il appelle ce vin, « nouveau », c’est-à-dire, qu’il le boirait d’une manière nouvelle, inouïe et tout à fait admirable. Car il est ressuscité avec un corps impassible, immortel, incorruptible, et qui n’avait aucun besoin de nourriture. Et s’il a voulu boire et manger après sa résurrection, lorsqu’il n’avait aucun besoin de nourriture, ce n’était que pour certifier davantage la vérité de sa résurrection. Pourquoi, me direz-vous, a-t-il voulu, après sa résurrection, boire non de l’eau, mais du vin ? C’était pour ruiner, jusque dans la racine, l’hérésie pernicieuse de ceux qui veulent se servir d’eau dans la célébration des mystères, et pour montrer que quand il a institué ce mystère, c’était avec du vin, et qu’après sa résurrection il a usé encore de vin dans un repas commun qui ne renfermait point de mystère. « Je ne boirai point », dit-il « de ce fruit de la vigne », or la vigne produit non de l’eau, mais du vin. « Et ayant chanté le Cantique, ils s’en allèrent sur la montagne des oliviers (30) ». J’appelle ici tous ces mangeurs brutaux qui, après s’être gorgés à table, en sortent comme des pourceaux au lieu de rendre à Dieu les actions de grâces qu’il mérite. J’appelle encore tous ceux qui, dans la célébration des mystères, n’attendent pas les dernières oraisons qui figurent celle que fait ici le Sauveur. Il rend grâces à Dieu son Père avant que de donner à manger à ses disciples, afin de nous apprendre à commencer nos repas par les actions de grâces ; il rend grâces aussi après, et il chante un cantique afin de nous avertir de l’imiter dans cette pratique Mais pourquoi va-t-il sur cette montagne qui était un lieu si connu à Judas qui le trahissait, sinon pour montrer qu’il ne fuyait point la mort, et qu’il ne voulait point se cacher ? Après qu’il y fut arrivé, il dit à ses disciples « Je vous serai à tous en cette nuit une occasion de scandale et de chute. Car il est écrit : Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées (31) ». Il leur rapporte cette prophétie pour leur faire voir qu’ils devaient s’appliquer continuellement à la méditation de l’Écriture, et pour leur marquer en même temps que c’était par un ordre exprès de la volonté de Dieu son Père, qu’il allait être crucifié. Il voulait encore témoigner dans toutes les rencontres, qu’il n’était point opposé à l’ancienne Loi, ni à Dieu qui l’avait établie ; que tout ce qui était marqué dans les anciennes Écritures avait rapport à l’avenir ; et que les prophètes avaient longtemps auparavant prophétisé ce qui lui allait arriver, afin que la vue de toutes ces choses relevât leur espérance. Il veut encore nous apprendre quels étaient ses disciples avant sa mort, et quels ils devinrent ensuite. Ceux qui n’avaient pu même le voir attacher en croix, et qui s’enfuirent aussitôt qu’il fut pris, demeurèrent enfin plus fermes que le diamant. Mais cette fuite des disciples nous est encore une preuve convaincante de la vérité de la mort de Jésus-Christ. Car si, après tant de marques indubitables, de paroles et d’actions, quelques-uns néanmoins sont encore assez hardis pour dire que le Fils de Dieu n’a point été crucifié ; que n’oseraient-ils point soutenir, s’il ne fût arrivé alors aucune de ces circonstances ? Ainsi, il a voulu prouver invinciblement sa mort, non seulement par sa passion et par ses souffrances, mais encore par la conduite de ses disciples, par les mystères, enfin par tous les moyens, afin de ruiner entièrement l’hérésie de Marcion. C’est aussi pour cela qu’il a permis que le chef même de ses disciples le renonçât. Car si Jésus-Christ n’a pas été véritablement pris, s’il n’a pas été lié et crucifié, pourquoi saint Pierre et les autres apôtres on-ils été si saisis de crainte ? Cependant il ne les abandonne pas dans ce trouble, et il leur dit : « Mais après que je serai ressuscité, j’irai devant vous en Galilée (32) ». Il ne voulut pas leur paraître comme descendant tout à coup du ciel, ni s’en aller dans un pays fort éloigné ; mais il voulut se faire voir à eux dans le lieu même où ils étaient avant sa mort, et se montrer dans l’endroit presque où on l’avait crucifié, afin de nous mieux assurer par cette circonstance que celui qui ressuscitait était le même qui venait d’être crucifié. C’est donc par cette promesse qu’il tâche d’apaiser leur douleur. Il dit qu’il irait devant eux « en Galilée », afin qu’étant délivrés de cette grande crainte des Juifs qui les saisissait, ils pussent écouter ses paroles avec un esprit plus calme, et les croire avec une foi plus ferme. C’est le véritable sujet pourquoi il-choisit ce pays de Galilée. « Pierre lui répondit : Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais (33) ». Que dites-vous apôtre ? Le prophète dit : « Que les brebis du troupeau seraient dispersées ». Jésus-Christ confirme lui-même ce que le prophète a dit ; et cependant vous assurez le contraire ? Ne vous suffit-il pas que votre maître vous ait fait ces sévères réprimandes, lorsque vous lui disiez : « Seigneur, ayez pitié de vous : Cela ne sera point » ? Mais Dieu permet ceci, afin que ce disciple, tombant ensuite, apprit à obéir en tout à son maître, et à croire plutôt la vérité de ses paroles, que le témoignage de sa propre conscience. Mais les autres retirèrent aussi un grand avantage de ce triple renoncement de saint Pierre, en y voyant un si grand exemple de l’infirmité humaine, et une si grande preuve de la vérité de Dieu. Quand Dieu a une fois prédit qu’une chose arrivera, il ne faut plus penser à la combattre par de vaines subtilités, ni à lui résister par des efforts superflus ; il ne faut point non plus, en s’élevant contre les autres, se préférer à eux ; « car, dit saint Paul, c’est en vous-mêmes et non dans les autres que vous trouverez votre gloire ». (Gal. 6) Au lieu de dire humblement à Jésus-Christ : Seigneur, soutenez-nous par votre force toute-puissante, afin que rien ne puisse nous faire tomber dans le scandale, Pierre s’élève au contraire, et dit dans un esprit de présomption : « Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais ». Ces paroles témoignaient une présomption que Jésus-Christ voulut rabaisser en permettant le renoncement. Puisque Pierre ne se laissait persuader ni par la parole de son maître, ni par celle du prophète que le Sauveur avait même cité à dessein pour que l’apôtre n’osât y contredire, Jésus-Christ, voyant que les paroles n’étaient pas assez fortes pour instruire son disciple, l’instruit par les choses mêmes. Et pour montrer que ce n’était que pour ce sujet, et pour abattre son orgueil, qu’il permit ce renoncement, voyez ce qu’il lui dit : « J’ai prié pour vous, afin que vous ne perdiez pas la foi » : ce qu’il lui dit pour le toucher davantage, en lui faisant voir que sa faute serait plus grande que celle de tous les autres disciples, et qu’il avait besoin d’un plus grand secours, et d’une prière toute particulière pour en obtenir le pardon. Car il avait commis un double crime dans ces paroles si hardies ; le premier de résister à la parole expresse de son maître ; et le second de se préférer aux autres disciples : et j’en ajouterais même un troisième, par lequel il s’attribuait tout comme venant de lui-même et de ses seules forces. Jésus-Christ voulant donc remédier à tant de plaies le laissa tomber, et c’est pour ce sujet que, sans parler aux autres, il s’adresse à lui en disant : « Simon, Simon, Satan vous a demandé afin de vous cribler comme on crible le blé », c’est-à-dire, « afin de vous tenter, de vous troubler, de vous effrayer ; mais moi j’ai prié pour toi, afin que tu ne perdes point la foi ». Pourquoi, si le démon a demandé permission de tenter tous les disciples, Jésus-Christ ne dit-il pas qu’il a prié son Père pour eux tous ? Il est évident, comme je l’ai déjà dit, qu’il voulait le toucher plus vivement par des paroles si sensibles, et qu’il lui parlait cri particulier, pour lui faire reconnaître que sa faute était plus grande que celle de tous les autres. Pourquoi Jésus-Christ ne dit-il pas : Mais je ne l’ai pas permis au démon, et qu’il dit : « Et moi j’ai prié », sinon parce qu’allant à sa passion il voulait parler plus humblement, et témoigner davantage la vérité de la nature humaine dont il était revêtu ? Et comment serait-il possible, qu’après avoir établi si solidement et si puissamment son Église sur la confession de foi que lit cet apôtre, qu’après lui avoir promis qu’elle serait invincible à tous les dangers, et à la mort même ; qu’après lui avoir donné les clefs du Royaume des cieux, et l’avoir affermi dans une si grande puissance, sans qu’il eût besoin de, faire aucune prière, comment, dis-je, serait-il possible qu’il eût besoin de prier en cette rencontre ? Car il lui parlait avec une autorité toute divine, lorsqu’il disait : « J’édifierai mon Église sur toi, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux ». Comment après cela devait-il avoir recours à la prière pour calmer le trouble d’un seul homme ? Pourquoi donc use-t-il de ces termes, sinon pour la raison que je viens d’indiquer, et pour condescendre à la faiblesse de ses disciples qui n’avaient pas encore de lui l’opinion qu’ils devaient en avoir. Vous me demanderez peut-être comment, après cette prière, saint Pierre a pu renoncer son maître. Jésus-Christ n’a pas dit qu’il prierait son Père d’empêcher que Pierre ne le renonçât ; mais qu’il, ne perdît la foi. Car c’est pas ses prières et par sa grâce que la foi de cet apôtre ne s’est pas tout à fait éteinte. Saint Pierre craignit beaucoup, parce que Dieu l’avait beaucoup laissé à lui, et il l’avait beaucoup laissé à lui en retirant de lui son secours, parce que la présomption avait blessé son âme jusqu’à le faire contredire son divin Maître. Celui-ci permit donc qu’il tombât dans ce triple renoncement, afin de détruite en lui son orgueil jusqu’à la racine, car ce mal funeste était si profondément enraciné dans son cœur, que, n’étant pas content d’avoir contredit le prophète et Jésus-Christ même, il eut encore la hardiesse, après que Jésus-Christ lui eut dit : « Je vous dis en vérité, qu’en cette « même nuit, avant que le coq chante, vous me renoncerez trois fois (34) », de lui répondre : « Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai point (35) ». Et saint Luc remarque que plus Jésus-Christ lui disait qu’il tomberait dans ce scandale, plus l’apôtre soutenait le contraire. A quoi pensez-vous, apôtre ? Lorsque votre maître disait en général à ses disciples : « Un de vous me trahira », vous craigniez d’être ce traître, et quoique vous ne vous sentissiez point coupable de ce dessein parricide, vous ne laissiez pas de vous défier de vous-même ; et vous exhortiez un autre disciple à prier le Sauveur de vous marquer quel, serait ce traître. Et lorsqu’il déclare nettement ici qu’il sera pour tous ses disciples un sujet de chute et de scandale, vous osez lui résister et le contredire ?. Vous ne commettez pas même cette faute une seule fois et dans la première surprise d’une chaleur précipitée ; mais vous lui répétez plusieurs fois ces mêmes paroles. D’où vient donc un si grand excès ? La faute de saint Pierre, mes frères, vint du grand amour qu’il avait pour Jésus-Christ, et du grand plaisir qu’il ressentait en lui-même, lorsqu’il fut délivré de l’appréhension d’être peut-être celui qui trahirait Jésus-Christ. Lorsqu’il se vit dégagé de cette crainte, il conçut une joie profonde et une confiance extraordinaire en lui-même, qui fit que, s’élevant au-dessus de tous les autres disciples, il dit hardiment en leur présence : « Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais ». Je crois, sans doute qu’il dit ces paroles par un mouvement de vanité et d’orgueil. Car on voit que même dans ce dernier souper ils disputaient pour savoir qui était le plus grand d’entre eux, tant l’amour de la vaine gloire était enraciné dans leurs esprits. Jésus-Christ donc voulant guérir son disciple d’une maladie si, mortelle, et de tant de maux ensemble, ne le poussa pas à la vérité à le renoncer, Dieu nous garde de cette pensée ; mais il retira sa grâce de lui, et fit voir jusqu’où allait la faiblesse de notre nature. Et remarquez, mes frères, combien il témoigna dans la suite que sa chute l’avait instruit, et que cette faute lui avait été utile. Voyez avec quelle modestie il parle toujours après la résurrection de son Maître. L’Évangile nous rapporte que lorsqu’il eut dit à Jésus-Christ dans une certaine occasion : « Seigneur, que deviendra ce disciple » ? (Jn 21) et que Jésus-Christ lui eut fermé la bouche et arrêté sa curiosité, il n’osa plus rien répliquer. Quand le Fils de Dieu eut dit de même à tous ses disciples que ce « n’était pas à eux à connaître les temps ni les moments » (Act. 1), il demeura aussitôt dans le silence sans dire une seule parole. On voit de même que, lorsqu’une voix du ciel lui eut dit : « N’appelez plus impur ce que Dieu a purifié » (Act 10), il lui céda aussitôt, quoiqu’il n’en comprît pas encore bien le mystère. Ce fut cette chute dont nous parlons ici qui fut comme le principe et la source de son humilité dans toute la suite de sa vie. Jusque-là, c’était à ses propres forces qu’il attribuait tout ce qu’il était, comme lorsqu’il disait : « Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais. Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai point ». Au lieu qu’il devait prier le Sauveur de l’assister de sa grâce, et reconnaître que sans son secours il ne pourrait rien. On voit après qu’il agit d’une manière toute contraire : « Pourquoi nous regardez-vous », dit-il, « comme si nous avions fait marcher cet homme par notre propre force, et par notre propre puissance » ? (Act. 3) 4. Nous apprenons par là cette grande vérité, que la bonne volonté de l’homme ne lui suffit pas pour le bien, si elle n’est soutenue et animée par le secours de la grâce ; et que, de même, ce secours du ciel ne nous peut servir de rien, lorsque la bonne volonté nous manque. Judas et saint Pierre sont deux preuves de l’une et de l’autre de ces vérités. Le premier ayant reçu tant de secours de Jésus-Christ n’en a tiré aucun avantage, parce qu’il n’a pas voulu s’en servir et y correspondre ; et saint Pierre, au contraire, quoiqu’il eût cette bonne volonté, tomba néanmoins parce qu’il n’avait point ce secours. Toute la vertu est établie sur ces deux principes. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de ne point tellement rejeter tout sur Dieu, que vous demeuriez dans l’assoupissement et dans la langueur ; et de ne point croire non plus en travaillant avec ardeur, que tout dépende de votre travail. Dieu ne veut point que nous soyons lâches, ainsi il demande que nous travaillions : il ne veut point non plus que nous soyons superbes ; c’est pourquoi il ne veut pas que tout dépende de notre travail. Ainsi il sépare de ces deux choses ce qui nous nuirait, et il en laisse ce qui peut nous être utile. C’est pour cette raison qu’il a laissé tomber le prince des apôtres, afin de se servir de sa chute pour le rendre plus humble et plus ardent dans son amour : « Car celui à qui on pardonne plus, aime davantage ». Croyons donc toujours à ce que Dieu dit, et ne lui résistons jamais, quoique notre esprit, notre jugement ait peine à se rendre à ce qu’il nous dit, et que sa parole soit au-dessus de notre sens et de foutes nos lumières. Faisons en toutes ces rencontres ce que nous faisons dans nos mystères sacrés. Ne regardons pas seulement ce qui se présente à nos yeux, mais attachons-nous surtout à la parole qu’il a dite. Nos sens nous peuvent, tromper ; mais sa parole ne le peut jamais. Notre vue est aisément séduite, et tombe souvent dans l’erreur ; mais la parole et la vérité de Dieu ne peuvent errer. Puisque le Verbe a dit : « Ceci est mon corps », soyons persuadés de la vérité de ses paroles, soumettons-y notre croyance, regardons-le dans ce Sacrement avec les yeux de l’esprit. Car Jésus-Christ ne nous y arien donné de sensible, mais ce qu’il nous y a donné sous des objets sensibles, est élevé au-dessus des sens, et ne se voit que par l’esprit. Il en est ainsi dans le baptême, où, par l’entremise d’une chose terrestre et sensible qui est l’eau, nous recevons un don spirituel, savoir : la régénération et le renouvellement de nos âmes. Si vous n’aviez point de corps, il n’y aurait rien de corporel dans les dons que Dieu vous fait : mais parce que votre âme est jointe à un corps, il vous communique des dons spirituels sous des choses sensibles et corporelles. Combien y en a-t-il maintenant qui disent : Je voudrais bien voir Notre-Seigneur revêtu de ce même corps dans lequel il a vécu sur la terre. Je serais ravi de voir son visage, toute la figure de son corps, ses habits et jusqu’à sa chaussure. Et moi je vous dis que c’est lui-même que vous voyez ; que c’est lui-même que vous touchez, que c’est lui-même que vous mangez. Vous désirez de voir ses habits, et le voici lui-même qui vous permet, non seulement de le voir, mais encore de le toucher, de le manger, et de le recevoir au dedans de vous. Mais que personne ne s’approche de cette table sacrée avec dégoût, avec négligence, et avec froideur. Que tous s’en approchent avec avidité, avec ferveur et avec amour. Car puisque les Juifs, en mangeant l’Agneau Pascal, avaient accoutumé de se tenir debout, d’être chaussés, d’avoir un bâton à la main, et de manger en diligence ; avec combien plus d’ardeur et d’activité devez-vous manger le divin Agneau de la Loi nouvelle ? Les Juifs étaient alors sur le point de passer de l’Égypte dans la Palestine ; c’est pourquoi ils étaient en posture de voyageurs : niais quant à vous, vous devez faire un plus grand voyage, puisque vous devez passer de la terre au ciel. 5. Vous devez donc sans cesse veiller sur toutes vos actions, sachant que ceux qui reçoivent avec indignité le corps du Seigneur, sont menacés d’un grand châtiment. Si vous ne pouvez considérer sans une indignation extrême la trahison de Judas qui vendit son maître, et l’ingratitude des Juifs qui crucifièrent leur roi, prenez garde de vous rendre aussi vous-mêmes coupables de la profanation de son corps et de son sang. Ces malheureux firent souffrir la mort au très-saint corps du Seigneur, et vous, vous le recevez avec une âme toute impure et toute souillée après en avoir reçu tant de biens. Car il ne s’est pas contenté de se faire homme, de s’exposer aux ignominies et aux outrages des Juifs, et d’endurer la mort de la croix ; il a voulu, outre cela, se mêler et s’unir à nous d’une telle sorte que nous devenons un même corps avec lui, non seulement par la foi, mais effectivement et réellement. Qui donc doit être plus pur que celui qui’ est participant d’un tel sacrifice ? Quel rayon de soleil ne doit point céder en splendeur à la main qui distribue cette chair, à la bouche qui est remplie de ce feu spirituel, à la langue qui est empourprée de ce redoutable sang ? Représentez-vous l’honneur que vous recevez, et à quelle table vous êtes assis. Celui que les anges ne regardent qu’avec tremblement, qu’avec frayeur, ou plutôt qu’ils n’osent regarder à cause de la splendeur et de l’éclat de sa majesté qui les éblouit, est celui-là même qui nous sert de nourriture, qui s’unit à nous, et avec qui nous ne faisons plus qu’une même chair et qu’un même corps. Qui sera capable de parler assez dignement de la toute-puissance du Seigneur, et de publier par toute la terre les louanges qui lui sont dues ? Quel est le pasteur qui ait jamais donné son sang pour la nourriture de ses brebis ? Mais que dis-je un pasteur ? Ne voyons-nous pas plusieurs mères qui ont si peu de tendresse pour leurs enfants, qu’après les avoir mis au monde, elles ne leur donnent pas même de leur lait les mettant entre les mains d’autres femmes qui les nourrissent ? Mais Jésus-Christ ne peut souffrir que ses enfants reçoivent leur nourriture d’autres que de lui. Il nous nourrit lui-même de son propre sang, et en toutes façons nous incorpore avec lui. Considérez, mes frères, que le Sauveur est né de notre propre substance ; et ne dites pas que cela ne regarde point tous les hommes ; puisque s’il est venu pour prendre notre nature, cet honneur regarde généralement tous les hommes. Que s’il est venu pour tous, il est aussi venu pour chacun en particulier. Pourquoi donc, dites-vous, tous en particulier n’ont-ils pas reçu le fruit qu’ils devaient de cette venue ? Il ne faut point en accuser celui qui le désire avec tant d’ardeur : il en faut rejeter toute la faute sur ceux qui, par une négligence et une ingratitude insupportable, ne le veulent point recevoir. Car Jésus-Christ, s’unissant et se mêlant par lé mystère de l’Eucharistie avec chacun des fidèles qu’il a fait renaître, et se donnant soi-même à eux pour être leur nourriture, nous persuade par là de nouveau qu’il s’est véritablement revêtu de notre chair. Né demeurons donc pas dans l’insensibilité après avoir reçu des marques d’un si grand honneur et d’un si prodigieux amour. Vous voyez avec quelle impétuosité les petits enfants se jettent au sein de leurs nourrices, et avec quelle avidité ils sucent le lait de leurs mamelles. Imitons-les, mes frères, en nous approchant avec joie de cette table sacrée, et suçant, pour le dire ainsi, le lait spirituel de ces mamelles divines : mais courons-y avec encore plus d’ardeur et d’empressement, pour attirer dans nos cœurs, comme des enfants de Dieu, la grâce de son Esprit-Saint, et que la plus sensible de nos douleurs soit d’être privés de cette nourriture céleste. Ce n’est point la puissance des hommes qui agit sur ces choses que l’on offre sur le saint autel. Jésus-Christ, qui opéra autrefois ces merveilles dans la cène qu’il fit avec ses apôtres, est le même qui les opère encore maintenant. Nous tenons ici la place de ses ministres, mais c’est lui qui sanctifie ces offrandes, et qui les change en son corps et en son sang. Que nul Judas, que nul avare n’ait la hardiesse d’y assister. Il n’y a pas à cette table de place pour eux. Mais que les véritables disciples de Jésus-Christ s’en approchent, puisqu’il a dit que c’était avec ses disciples qu’il faisait la Pâque. Ce banquet sacré où vous assistez est le même que celui où assistèrent les apôtres, et il n’y a rien de moins en celui-ci qu’en celui-là, puisqu’il n’est pas vrai de dire que c’est un homme qui fait celui-ci, au lieu que ce fut Jésus-Christ qui fit celui-là, mais que c’est véritablement lui-même qui fait celui-ci comme il a fait l’autre. C’est ici ce cénacle où Jésus-Christ entra alors avec ses disciples, et d’où il sortit pour aller à la montagne des oliviers. Sortons d’ici de même pour aller trouver les mains des pauvres, où nous trouverons véritablement la montagne des olives. Car la multitude des pauvres est comme un plant d’oliviers, qui sont plantés dans la maison du Seigneur. C’est de là que nous découle peu à peu cette huile qui nous sera si nécessaire à notre mort ; cette huile dont les vierges sages eurent soin d’emplir leurs vases, et que les vierges folles ayant négligée furent justement rejetées de la chambre nuptiale. Munissons-nous, mes frères, de cette huile, et allons avec des lampes très-éclatantes au-devant de notre Epoux. Que tous ceux qui sont cruels et inhumains, qui sont durs et impitoyables, qui sont impurs et corrompus, ne s’approchent point de cette table qui est toute sainte. 6. Ce n’est pas seulement à vous qui êtes participants des sacrés mystères, mais c’est aussi à vous autres qui en êtes les dispensateurs et les ministres que j’adresse mon discours, puisque la dispensation de ces dons divins vous étant commise, il est important de vous avertir de la faire avec beaucoup de circonspection et de soin. Car vous êtes menacés d’un grand châtiment, si, sachant qu’un homme est pécheur, vous ne laissez pas de le recevoir à cette table, et Jésus-Christ vous demandera compte de son sang, si vous le faites boire à des indignes. S’il s’en présente donc quelqu’un, quand ce serait un général d’armée, quand ce serait un grand magistrat de l’empire, quand ce serait l’empereur même, empêchez-le de s’approcher de l’autel. Car vous avez une plus grande puissance que lui. Or, ce n’est pas pour que vous paraissiez revêtu d’une tunique blanche et éclatante, que Dieu vous a honorés du ministère des autels, mais afin que vous fassiez le discernement de ceux qui sont dignes ou indignes de la participation des saints mystères. C’est en cela que consiste la dignité de votre charge. Si l’on vous avait commis le soin de garder pour un troupeau de brebis l’eau claire et paisible d’une fontaine très-pure, souffririez-vous qu’une brebis, dont la bouche serait toute souillée de boue, s’en approchât pour la troubler ? Et lorsqu’on vous a confié la source et la fontaine sacrée, non d’une eau, mais du sang et de l’esprit, pouvez-vous, lorsque vous voyez des personnes noircies de crimes, en approcher pour la corrompre, ne pas entrer dans une juste indignation, et ne les en pas repousser ? Quel pardon mériteriez-vous pour une indifférence criminelle ? Vous me demandez comment il est possible que vous connaissiez en détail et en particulier la vie de chacun de votre peuple. Je ne vous parle point ici des personnes qui vous sont inconnues ; mais de celles que vous connaissez. Il faut que je vous dise une chose tout à fait étonnante et effroyable : c’est lin moindre mal de laisser entrer des démoniaques dans l’Église pour participer aux sacrifices, que d’y admettre ceux dont saint Paul dit : « Qu’ils foulent aux pieds Jésus-Christ, qu’ils tiennent pour impur le sang de son alliance, et qu’ils font injure à la grâce de son Esprit-Saint ». (Heb. 5) C’est qu’en effet celui qui se reconnaissant coupable de péché s’approche de l’Eucharistie, est bien pire qu’un possédé. Car les possédés ne seront pas punis de Dieu pour avoir été tourmentés par les démons ; mais ceux qui communient indignement seront précipités dans les tourments éternels. Chassons donc sans aucune considération de personne, nous qui sommes les dispensateurs des saints mystères, tous ceux que nous verrons être indignes de s’en approcher. Que personne n’y participe qui ne soit des disciples de Jésus-Christ. Que personne ne reçoive cette nourriture sacrée avec un esprit impur comme Judas, de peur qu’il ne tombe dans les mêmes peines que lui. Cette multitude des fidèles est aussi le corps de Jésus-Christ. C’est pourquoi vous qui avez la charge de dispenser les sacrés mystères, n’irritez pas la colère du Seigneur en manquant à purger ce corps, ainsi que vous le devez, et ne présentez pas une épée tranchante au lieu d’une viande salutaire. Si donc quelqu’un a perdu le sens jusques au point de s’approcher avec indignité dé la sainte table, rejetez-le hardiment sans vous laisser ébranler par aucune crainte. Craignez Dieu et non pas les hommes. Car si vous craignez les hommes, les hommes mêmes que, vous craindrez se joueront de vous : mais si vous ne craignez que Dieu seul, les hommes mêmes vous révéreront. Que si vous n’osez chasser les indignes de l’autel sacré, dites-le moi, et je ne permettrai pas qu’ils s’en approchent. Car je perdrai plutôt la vie que de donner le corps du Seigneur à celui qui en est indigne, et je souffrirai plutôt que l’on répande mon sang, que de présenter un sang si saint et si vénérable à celui qui n’est pas en état de le recevoir. Si quelqu’un s’approche indignement de cette table sans que vous le sachiez, ce n’est plus votre faute, pourvu que vous ayez auparavant appliqué tous vos soins à reconnaître ceux qui en sont dignes ou ne le sont pas. Je ne parle ici que des personnes que l’on connaît publiquement, et qui sont manifestement scandaleuses. Quand nous aurons accompli notre devoir à l’égard de ces personnes, Dieu nous fera connaître ensuite aisément les autres. Mais si nous admettons à la participation des saints mystères des personnes que nous savons être dans le crime, à quoi servirait que Dieu nous découvrît celles qui sont dans des crimes cachés ? Je dis ceci, mes frères, non afin que nous bornions tout notre zèle à retrancher seulement et séparer de la communion ceux qui n’en sont pas dignes ; mais afin que nous travaillions encore à les corriger, à les rappeler dans leur devoir, et à prendre un soin particulier pour tout le monde. Car c’est ainsi que nous nous rendrons Dieu favorable, que nous multiplierons le nombre de ceux qui pourront communier dignement, et que nous recevrons les récompenses que Dieu rendra à notre vertu particulière, et au soin si charitable que nous aurons eu de nos frères. C’est ce que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE LXXXIII.
« APRÈS CELA JÉSUS S’EN VINT EN UN LIEU APPELÉ GETHSEMANI, ET DIT A SES DISCIPLES : ASSEYEZ-VOUS ICI PENDANT QUE J’IRAI LA POUR PRIER. PUIS PRENANT AVEC LUI PIERRE ET LES DEUX FILS DE ZÉBÉDÉE, IL COMMENÇA D’ÊTRE DANS LA TRISTESSE ET DANS L’ABATTEMENT ; ET ALORS IL LEUR DIT : MON ÂME EST TRISTE JUSQU’À LA MORT, DEMEUREZ ICI ET VEILLEZ AVEC MOI ». (CHAP. 26,36, 37, 38, JUSQU’AU VERSET 51) ANALYSE.
- 1. Jardin de Gethsemani, prière, agonie du Sauveur. – Sommeil des disciples.
- 2. Judas accomplit son crime.
- 3 et 4. Contre les avares – À quels excès de cruauté l’avarice porte les âmes qu’elle possède. – Que c’est inutilement que les riches cherchent de beaux ameublements. – Combien les maisons des pauvres sont préférables à celles des grands. – Que nous devons imiter Jésus-Christ dans l’amour qu’il a témoigné de la pauvreté.
1. Comme ces trois disciples étaient plus attachés à Jésus-Christ que tous les autres, il les prend avec lui, et il leur dit : « Asseyez-vous ici pendant que j’irai là pour prier ». C’était son habitude de se retirer à l’écart pour prier : il le faisait pour nous apprendre à chercher, par son exemple, le repos et la tranquillité, lorsque nous nous appliquons à la prière li choisit donc ces trois disciples pour être près de lui, et il leur dit : « Mon âme est triste « jusqu’à la mort ». Pourquoi ne mène-t-il pas aussi tous les autres ? C’est parce qu’il craignait qu’ils ne tombassent dans l’abattement en le voyant dans une si grande tristesse. Il ne voulut en rendre témoins que ceux qui avaient vu sa gloire sur la montagne, et alors même il les laissa un peu loin de lui. « Et s’en allant un peu plus loin, il se prosterna le visage contre terre, priant et disant : Mon Père, s’il est possible que ce calice passe « loin de moi ; toutefois, non ma volonté, mais la vôtre (39). Ensuite étant venu vers ses disciples, et les ayant trouvés qui dormaient, il dit à Pierre : Quoi ! vous n’avez pu veiller une heure avec moi (40) ? Veillez et priez, afin que vous ne tombiez point dans la tentation : l’esprit est prompt, mais la chair est faible (44) ». Ce n’est pas sans sujet qu’il s’adresse particulièrement à saint Pierre, quoique les autres fussent aussi endormis que lui. Il voulut le piquer ainsi par la raison que nous avons déjà rapportée, et lui reprocher sa tiédeur après tant de protestations qu’il avait faites de mourir pour lui. Mais comme tous les autres disciples avaient dit aussi bien que saint Pierre qu’ils mourraient plutôt que de le renoncer : « Tous ses disciples », dit l’Évangile, « dirent la même chose » ; après avoir fait ce reproche en particulier à saint Pierre, il leur parle à tous pour leur représenter leur faiblesse, à eux qui, après avoir promis de mourir même avec lui, ne peuvent pas veiller durant une heure pour prendre part à la profonde tristesse de leur maître. Ils se laissent abattre de sommeil pendant que Jésus-Christ était dans une agonie qui faisait sortir une sueur de sang de tout son corps. Le Fils de Dieu, mes frères, permit cette sueur si extraordinaire, afin qu’on reconnût visiblement que cette tristesse n’était point une fiction, et que les hérétiques ne pussent dire qu’il n’était triste qu’en apparence. Ce fut pour la même raison qu’un ange lui apparut pour le fortifier, et qu’il donna d’autres preuves si convaincantes de la crainte dont il était saisi, qu’il n’y a point de personne raisonnable qui les puisse faire passer pour un jeu et pour une feinte. Sa prière s’explique encore par les mêmes principes. Cette parole : « Que ce calice, s’il se peut, s’éloigne de moi », montre l’humanité ; mais celle-ci : « Néanmoins, non ma volonté, mais la vôtre », fait voir la résignation d’une âme forte et vertueuse et nous apprend à obéir à Dieu en dépit des répugnances de la nature. Comme il n’eût pas suffi pour instruire des esprits peu intelligents, de leur montrer seulement un visage empreint de tristesse, Jésus-Christ y joint des paroles. D’un autre côté, comme une démonstration en paroles eût été insuffisante aussi, si elle n’eût été appuyée d’une démonstration par les faits, Jésus-Christ unit les faits aux paroles afin de convaincre les plus opiniâtres qu’il s’est fait homme et qu’il est mort réellement. Si, malgré tant de preuves convaincantes, l’incrédulité de quelques-uns subsiste encore sur ce point, quelle n’est pas été cette incrédulité en l’absence de ces preuves ! Ainsi remarquez, mes frères, en combien de manières Jésus-Christ prouve, et par ses paroles et par ses actions, la vérité de la chair et de l’humanité qu’il a prise. « Il vient donc à Pierre », et lui dit : « Quoi ! vous n’avez pu veiller une heure avec moi » ? Ils dormaient tous, et il ne reprend que Pierre, pour lui reprocher sans doute cette présomption avec laquelle il venait de protester qu’il mourrait plutôt que de le renoncer jamais. Ce mot « avec moi » n’est pas mis non plus au hasard et il a bien aussi sa portée. C’est comme si le Sauveur disait : Vous n’avez pu veiller une heure avec moi, et vous pourriez mourir pour moi ? On trouve encore la même intention et la même allusion dans ce qui suit : « Veillez et priez afin que vous ne tombiez point dans « la tentation ». Il s’efforce par cet avis de les délivrer de la vanité, et de leur ôter cette enflure d’une vaine présomption pour leur inspirer l’humilité et la contrition du cœur, en leur apprenant qu’ils doivent rendre grâces à Dieu de tout, et lui attribuer le bien qu’ils font. Cet avertissement, tantôt il l’adresse à saint Pierre, tantôt aux autres en général. Il dit à saint Pierre : « Simon, Simon, Satan a demandé à vous cribler tous comme on crible le froment, mais j’ai prié pour vous ». Et il dit en général aux autres : « Priez afin que vous « n’entriez point dans la tentation ». Ainsi il a soin partout de réprimer leur orgueil, et de les tenir dans la crainte. Mais afin qu’il ne parût pas trop sévère, il adoucit ce qu’il avait dit par cette parole qu’il ajoute : « L’esprit est prompt, mais la chair est faible ». Car, encore une vous désiriez mépriser la mort, la chair néanmoins en a tant d’horreur, que vous ne le pourrez faire, si Dieu ne vous assiste de son Saint-Esprit. La même pensée se retrouve encore exprimée plus loin. « Il s’en alla donc prier encore une seconde fois en disant : « Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite(42) ». Il fait voir, dans cette prière, combien il était attaché à la volonté de Dieu, et combien nous devions travailler à nous y rendre conformes. « Il retourna ensuite vers eux, et il les trouva dormant (43) ». Car, outre qu’ils étaient en pleine nuit, « leurs yeux étaient encore appesantis par la tristesse ». « Et les quittant, il s’en alla encore prier pour la troisième fois, usant des mêmes paroles (44)». Il prie par deux ou trois fois pour prouver qu’il était homme par cette triple prière ; car dans l’usage de l’Écriture, ces sortes de répétitions sont une marque de vérité. C’est ainsi que Joseph dit à Pharaon : « Pour cet autre second songe qui vous est apparu, ce n’est que pour vous confirmer la vérité du premier ». (Gen 41,32) Dieu n’a permis cela qu’afin qu’il ne vous restât plus aucun doute. C’est pour cette raison que Jésus-Christ fait ici deux et trois fois la même prière, afin qu’on ne pût douter de la vérité de sa chair. Mais pourquoi retourne-t-il encore la seconde fois à ses disciples ? Pour les reprendre de ce qu’ils étaient tellement plongés dans la tristesse qu’ils ne s’apercevaient même plus de sa présence. Il ne leur fait plus néanmoins de reproche, mais il se retire un peu ; montrant quelle était leur faiblesse, puisque même après la réprimande qu’il leur avait faite, ils n’en étaient pas plus vigilants. Et il est à remarquer qu’à la troisième fois il ne les réveille point, et qu’il ne les reprend plus, de peur de les troubler encore davantage : il se retire sans leur parler, et va prier encore, puis retournant à eux, il leur dit : « Dormez maintenant et reposez-vous (45) ». Quoiqu’ils eussent alors plus besoin de veiller que jamais, il leur commande néanmoins de dormir pour leur témoigner qu’ils n’avaient pas même la force d’envisager les maux, et qu’ils fuyaient aussitôt qu’ils en sentaient les approches. Il leur marque encore, en leur ordonnant de dormir alors, qu’il n’avait aucun besoin de leurs secours, pour se délivrer des Juifs, et que de toute nécessité il devait être livré. « Dormez maintenant et reposez-vous. Voici l’heure qui est proche, et le Fils de l’homme va être livré entre les mains des pécheurs ». Il montre encore par ces paroles qu’il ne lui arrivait rien dans cette rencontre que par une conduite admirable de sa sagesse. Car en disant « qu’il sera livré entre les mains des pécheurs », il montre que sa mort n’était que l’effet de leurs crimes ; et qu’ainsi c’était son Père même qui l’abandonnait à la fureur des méchants, quoiqu’il fût l’innocence même. 2. « Levez-vous, allons : Celui qui me doit trahir est bien près d’ici (46) ». Toutes ses paroles ne tendent qu’à faire comprendre à ses disciples que sa passion, sa croix et sa mort ne seraient point un effet de sa faiblesse ou de quelque nécessité dont il ne se pouvait dispenser s’il l’eût voulu ; mais seulement l’accomplissement d’un ordre établi de son Père par une providence admirable et auquel il s’était volontairement soumis. Car sachant que celui qui le devait trahir était proche, non seulement il ne fuit pas, mais il va même au-devant de lui. « Il parlait encore, lorsque Judas, un des douze, arriva, et avec lui une grande troupe de gens armés d’épées et de bâtons, qui avaient été envoyés par les princes des prêtres, et par les sénateurs du peuple juif (47) ». Les honorables instruments pour des prêtres ! vous l’entendez, ils viennent avec des épées et des bâtons. Et avec eux, dit l’Évangéliste, se trouvait Judas, l’un des douze. Il l’appelle encore une fois l’un des douze, la honte ne peut l’empêcher de l’appeler ainsi. « Or, celui qui le trahissait leur avait donné ce signal. Celui que je baiserai est celui que vous cherchez : Saisissez-vous-en (48) ». Considérez, mes frères, combien ce disciple devait avoir l’âme noire et corrompue pour agir de la sorte. De quels yeux put-il alors regarder son maître ? ou de quelle bouche l’osa-t-il baiser ? Disciples malheureux, quels sont vos desseins ? quelles sont vos pensées ? qu’osez-vous entreprendre ? Et, quel signal donnez-vous pour livrer votre maître ? « Or, celui qui le trahit leur avait donné ce signal : Celui que « je baiserai », dit-il, « est celui que vous cherchez : Saisissez-vous-en (48). Aussitôt, venant à Jésus, il lui dit : Je vous salue, mon maître, et il le baisa (49) ». Il se fiait en la douceur de Jésus-Christ, et il prenait pour marque de sa trahison un signal qui suffisait lui seul pour le confondre et pour le rendre indigne de tout pardon, puisqu’il trahissait un maître qu’il savait lui-même être si bon et si doux. Mais pourquoi donnait-il ce signal aux Juifs ? Parce qu’il avait souvent vu que Jésus-Christ était passé sans être reconnu au milieu de ceux qui venaient pour le prendre. Ce qui néanmoins serait encore arrivé cette fois, s’il n’eut voulu se laisser prendre. C’est pour faire comprendre ceci à Judas, qu’il frappa d’aveuglement tous ces hommes. « Qui cherchez-vous » ? leur demanda-t-il ; ils ne le connaissaient pas, et cependant ils avaient des lanternes et des flambeaux, et Judas avec eux. Lorsqu’ils eurent répondu « Jésus », il leur dit : « Je suis celui que vous cherchez ». Mais il dit à Judas : « Mon ami, qu’Êtes-vous venu faire ici (50) ? » Après qu’il a fait voir quelle était sa force et sa puissance, il permet alors qu’on le prenne. Mais saint Luc marque que jusqu’au moment même où Judas commettait une action si noire, Jésus-Christ ne cessait point de l’avertir : « Judas », lui dit-il, « vous trahissez le Fils de l’homme par un baiser » ? Et vous ne rougissez point de vous servir de ce signal pour accomplir votre perfidie ? Cependant ce reproche si modéré ne peut retenir ce cœur de pierre. Il le baise, et Jésus-Christ de son côté souffre ce baiser parricide, pour s’abandonner lui-même entre les mains des pécheurs. « En même temps ils s’avancèrent, ils mirent la main sur Jésus, et se saisirent de lui (50) ». Ils le prirent la nuit même où ils avaient mangé la Pâque, tant ils étaient bouillants d’impatience et de fureur. Toute cette rage néanmoins eût été inutile et sans aucun effet, si Jésus-Christ n’eût permis qu’elle agît sur sa personne : mais cette condescendance du Sauveur n’excuse point la perfidie de Judas. Elle l’augmente au contraire et la redouble, puisque ce traître, ayant tant de preuves de la bonté de son maître, ne laissait pas de le traiter avec une dureté si inhumaine. Que cet exemple, mes frères, nous inspire de l’horreur pour l’avarice, puisqu’elle inspire cette fureur à Judas, et qu’elle rend cruelles et impitoyables toutes les âmes qu’elle possède. Si l’avare n’épargne pas sa propre vie, comment pourrait-il épargner celle des autres ? On le voit tous les jours, cette passion est si furieuse, qu’elle va même au-delà de cette rage que l’amour brutal inspire aux âmes dont il se rend maître. Rougissons, mes frères, lorsque nous voyons que tant de gens renoncent aux plaisirs infâmes plutôt par le mouvement de leur avarice, que par l’amour de Jésus-Christ, et par le désir d’être chastes. Je ne cesserai jamais de parler contre ce vice. Car enfin dans quel dessein amassez-vous tant de richesses ? Pourquoi voulez-vous ainsi appesantir votre fardeau ? Pourquoi voulez-vous vous rétrécir vos liens, et vous resserrer vos chaînes ? Pourquoi voulez-vous vous accabler de nouveaux soins ? Croyez si vous voulez que l’or de toutes les mines du monde, et que tout l’argent qui est dans le sein de la terre est à vous. Regardez tout ce qu’il y a dans les trésors publics comme s’il vous appartenait ; si tout cela était à vous, qu’en auriez-vous autre chose que l’inquiétude de le garder ? Si vous craignez de telle sorte de toucher à ce que vous possédez déjà ; si vous le conservez aussi religieusement que s’il appartenait à des étrangers, combien seriez-vous plus avare si vous étiez encore plus riche ? Car plus un avare a de bien, plus il le ménage. Mais je sais, me direz-vous, que je suis riche, et que tous ces biens sont à moi. Vous ne cherchez donc les richesses que pour satisfaire votre esprit, et non pour en user ? Les hommes, me direz-vous, m’en honorent davantage, et j’en suis plus craint. Dites plutôt que vous en êtes plus en butte aux riches et aux pauvres, aux voleurs et aux calomniateurs. Voulez-vous véritablement qu’on vous craigne, et qu’on tremble devant vous ? Retranchez d’abord tout ce qui peut donner prise aux hommes sur vous, et dont ceux qui s’efforcent de vous nuire peuvent se servir pour vous faire tort. 3. N’avez-vous jamais entendu ce proverbe : Que cent hommes ensemble ne peuvent dépouiller un seul homme nu ? Sa pauvreté est comme un rempart qui le défend contre toutes leurs violences ; et il n’y a point de roi, ni d’empereur qui le puisse vaincre. Tout le monde, au contraire, peut aisément nuire à l’avare, et non seulement les hommes, mais les vers. Que dis-je, les vers ? le temps seul lui enlève ses trésors, et les consume par la rouille. Après cela, où est le plaisir et le repos d’esprit qu’on trouve dans les richesses ? Pour moi, je vous avoue que je n’y vois que des sujets d’affliction et de misère, des soins, des divisions, des querelles, des pièges, des haines, des craintes, une avidité continuelle et insatiable, et un chagrin qui ne donne point de relâche. Un avare au milieu des richesses est, selon l’expression de l’Écriture, comme un eunuque auprès d’une vierge, il brûle d’un feu qu’il ne peut éteindre. (Sir 20,2) Qui pourrait dire tous les maux que ce vice entraîne, et qui sont comme sa suite inséparable ? Combien l’avare est-il à charge à tout le monde ? Combien ses domestiques le haïssent-ils ? Combien ses voisins en ont-ils d’horreur ? Combien les magistrats, combien les ministres, combien les riches et les pauvres, combien les fermiers et les laboureurs, combien sa femme même et ses enfants qu’il traite comme des esclaves, enfin combien tout le monde ensemble le déteste-t-il ? Il se rend le jouet et la fable de tous les hommes. Il est le sujet de l’entretien et du divertissement de toutes les compagnies. On le raille et on le déchire partout. Voilà l’état où se jette un avare ; ou plutôt voilà un faible crayon et une ombre du véritable malheur dans lequel il se précipite, puisqu’il n’y a point de paroles qui le puissent égaler. Comparez avec cela les déplorables satisfactions qu’il retire de ses richesses. Je passe, dit-il, pour riche dans l’esprit du monde. Quel est ce misérable plaisir de passer pour riche, et de devenir en même temps l’objet de l’envie ? Cette réputation n’est-elle pas un nom vain et une pure chimère qui n’a rien de, réel et de véritable ? Vous me direz peut-être qu’il suffit que l’avare se contente, et qu’il se satisfasse dans cette pensée. Et moi je vous demande s’il lui est avantageux de se réjouir de ce qui le devrait faire pleurer, puisque ses richesses ne servent qu’à le rendre lâche, efféminé, et inutile à toute chose. Il n’ose entreprendre un voyage, il craint la mort infiniment plus que tous les autres. Il aime plus l’argent que la vie ; il ne se plaît pas même à voir la lumière du soleil, ni la beauté de cet astre, parce qu’il ne devient pas plus riche en le regardant, et que ses rayons ne sont pas de l’or qu’il puisse serrer dans ses coffres. Mais vous m’objecterez qu’on ne peut pas nier qu’il n’y en ait au moins plusieurs qui jouissent fort longtemps de leurs richesses, qui en usent avec plaisir, qui sont toujours dans les délices et dans les festins, et qui tâchent de satisfaire leur sensualité en toute chose. Ce sont certainement ceux qu’on doit regarder comme les plus misérables, et je les plains encore plus que ces avares qui se contentent de posséder leurs richesses sans en user. Ces derniers s’abstiennent au moins de tous les autres vices, et ils ne s’attachent qu’au seul amour de l’argent qui les dominent, au lieu que les autres, outre cet amour insatiable pour l’argent dont ils brûlent, sont encore les esclaves de beaucoup de vices qui sont autant de tyrans auxquels ils sont forcés d’obéir. « Ils servent leur ventre », comme dit saint Paul, et ils s’en font un Dieu ; ils se plongent dans les plaisirs, et ils s’abandonnent à toutes sortes d’excès. Ils donnent leur bien à des infâmes et à des prostituées. Le soin d’avoir une table magnifique est la plus grande de leurs affaires. Ils se font suivre partout d’une troupe de flatteurs. Ils s’abandonnent à toutes sortes de passions, dont le dérèglement ruine la nature et remplit leur corps et leur âme d’une infinité de maladies. Ils ne se servent jamais des choses pour la seule nécessité, ils en passent toujours les bornes, et ils ne travaillent par ce luxe et par ces superfluités qu’à se perdre sans ressource, et pour ce monde et pour l’autre. Ils tombent par cette recherche si raffinée de leurs délices dont ils croient ne pouvoir se passer, dans la même erreur où tombent ces personnes qui font de grandes dépenses pour s’embellir, et qui croient que ces profusions sont nécessaires. Mais celui-là seul, mes frères, est véritablement dans le plaisir et est véritablement riche, qui est le maître de ses richesses, et qui en sait user’ sagement. Les autres ne sont que les esclaves de leurs biens, et ils ne s’en servent que pour nourrir leurs passions, et pour multiplier leurs maux et leurs maladies. Où sera donc la paix et le repos dans cette âme toujours troublée, toujours tourmentée de ses passions ? Si les richesses trouvent un homme peu sensé et peu solide, elles lui gâtent tout à fait l’esprit ; et si elles le trouvent un peu déréglé, elles le rendent entièrement vicieux. Vous me direz peut-être : À quoi sert la sagesse, lorsqu’on n’a rien ? Que sert au pauvre d’être prudent puisqu’il est pauvre ? Je ne m’étonne pas de cette demande. Je sais que ceux qui n’ont point d’yeux ne peuvent voir la beauté de la lumière. Salomon dit que « le Sage a autant d’avantage sur l’insensé que la lumière en a sur les ténèbres ». (Ecc 2,13) Comment peut-on instruire quelqu’un qui est dans un si profond aveuglement ? Car l’avarice est une sorte de nuit qui obscurcit toutes choses, ou plutôt qui les fait voir autrement qu’elles ne sont en elles-mêmes. Un homme qui serait dans des ténèbres épaisses, ne pourrait discerner la beauté d’un vase très-précieux, ou le prix des diamants ou des étoffes de pourpre qu’on lui montrerait. L’avare de même ne peut comprendre la beauté des choses spirituelles. Renoncez donc à cette passion, et vous commencerez alors à juger équitablement des choses, et selon ce qu’elles sont en elles-mêmes. C’est ce qu’on ne peut bien faire que lorsqu’on est pauvre. Ce qui paraît être quelque chose et n’est rien en effet, ne trahira son néant en aucun autre état aussi bien que dans celui d’une vertueuse pauvreté. 4. Mais quelle est cette frénésie qui fait que vous avez horreur des pauvres, et qui vous fait dire que leur pauvreté est la honte et de leur vie et de leur maison ? Dites-nous donc, je vous prie, quelle est cette infamie que la pauvreté apporte avec elle, et en quoi la maison du pauvre est déshonorée. Ses lits à la vérité ne sont pas d’ivoire, ses vases ne sont pas d’argent ni d’une matière précieuse. Tout y est de terre ou de bois. Mais c’est en cela même que consiste la gloire de sa maison. Le mépris de tout cet ornement extérieur fait que l’âme s’applique tout entière à elle-même, et qu’elle met tous ses soins à devenir belle et précieuse aux yeux de Dieu. Lorsqu’un homme au contraire est tout occupé des choses de ce monde, il témoigne dès-là une bassesse dont tout homme sage devrait rougir. C’est au contraire dans les maisons des riches qu’on ne voit rien de beau ni rien d’honnête aux yeux de la foi. Car, à quoi ressemblent ces tapisseries relevées d’or et de soie, ces lits d’argent et ces autres ornements si précieux, sinon à la magnificence et aux décorations des théâtres ? Qu’y a-t-il donc de plus indigne d’un chrétien, que de rendre sa maison semblable à une salle de bal et de comédie ? Ainsi, les maisons des riches ressemblent à des théâtres, et celles des pauvres sont semblables à celle de l’apôtre Paul ou du patriarche Abraham. Après cela, peut-on douter lesquelles de ces maisons nous doivent paraître plus belles et mieux parées ? Pour mieux comprendre ceci, je vous prie d’entrer en esprit, et par la pensée dans la maison de Zachée, et de considérer de quelle manière il l’orna lorsque Jésus-Christ y devait entrer. Il n’alla point emprunter de ses voisins leurs plus magnifiques meubles. Il ne s’empressa point de tirer de ses coffres de riches tapisseries. Il ne voulut point d’autres ornements pour recevoir Jésus-Christ, que ceux qui plaisent à Jésus-Christ : « Je donne », dit-il, « la moitié de mes biens aux pauvres ; et je rends au quadruple tout ce que j’ai pris ». (Luc 19,7) Parons de cette manière nos maisons, mes frères, pour mériter d’y recevoir le Sauveur. Nous ne pouvons lui rien préparer qui lui plaise davantage. Ces ornements, dont je vous parle, ne se font que dans le ciel. C’est de là qu’ils descendent sur la terre ; et partout où ils se trouvent, là se trouve aussi le Roi du ciel. Si vous pensez à quelque autre magnificence, et à ce luxe qui ne satisfait que les yeux, c’est le démon et ses anges que vous recevez dans votre cœur. Lorsque le même Sauveur alla chez Matthieu, qui était encore publicain, que fit celui-ci pour se préparer à le recevoir, sinon de commencer à s’orner au dedans de lui-même par une charité ardente, qui le porta à quitter tout pour suivre le divin Maître ? (Mat 9,10) Ainsi, Corneille le Centenier orna sa maison, non par les pierres précieuses, mais par les prières et par les aumônes : et ces ornements lui ont mérité un palais dans le ciel, où il habite éternellement. (Act 10,4) Une maison n’est point méprisable parce qu’on y voit des vases pauvres, des meubles mal arrangés, des lits en désordre, des murailles nues et toutes noircies de fumée. Mais ce qui la déshonore véritablement, c’est le dérèglement de ceux qui l’habitent. Jésus-Christ nous a assez persuadés de cette vérité, lorsqu’il n’a pas dédaigné d’entrer dans de pauvres cabanes, et dans des maisons de boue, quand ceux qui y demeuraient étaient riches en vertus ; au lieu qu’il fuit les maisons des méchants et des impies, quand elles seraient toutes pleines d’or. Peut-on nier donc que le lieu où Dieu même habite ne soit préférable à tous les palais du monde ? et que les maisons des méchants, quelque magnifiques qu’elles soient, sont au contraire devant Dieu comme des amas de boue et des lieux d’ordure et d’infection ? Je dis ceci, mes frères, non pas des riches qui usent bien de leurs richesses, mais de ces riches avares qui volent et qui pillent tout le monde. On ne travaille jamais dans ces maisons à satisfaire simplement le nécessaire. On donne tout au luxe et aux plaisirs. Mais ceux d’entre les riches qui sont sages ne font point ces dépenses superflues. C’est pour ce sujet, mes frères, qu’il n’est point marqué que Jésus-Christ soit entré dans les palais des princes. Il a fui ces maisons superbes des rois de la terre, et il a été chercher des maisons de publicains, et des cabanes de pécheurs. Si vous voulez donc attirer Jésus-Christ chez vous, travaillez à orner votre maison par l’aumône, par la prière, par les supplications, et par les veilles. Ce sont là les ornements qui plaisent au Roi que nous servons. Les autres ne plaisent qu’au démon qui est l’ennemi de Jésus-Christ. Ainsi, que les chrétiens ne rougissent plus de voir leurs murailles nues, puisque lorsque leurs maisons sont sans ces ornements extérieurs, ils les parent beaucoup mieux lar la sainteté de leur vie. Que les riches au contraire ne se glorifient point de leurs meubles somptueux, mais qu’ils en rougissent plutôt, et qu’ils préfèrent à leurs bâtiments magnifiques une petite cabane, puisque c’est là qu’ils mériteront de recevoir Jésus-Christ en cette vie, et d’être reçus de lui dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde du même Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui est la gloire et t’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE. MON PÈRE, S’IL EST POSSIBLE, QUE CE CALICE PASSE LOIN DE MOI : TOUTEFOIS, NON MA VOLONTÉ, MAIS LA VÔTRE (MATTH. XXVI 39).
Contre les Marcionites et les Manichéens ; – qu’il ne faut pas s’exposer au danger, mais préférer la bonté de Dieu à tout le reste. AVERTISSEMENT et ANALYSE.
L’homélie suivante ne nous fournit aucun indice d’où l’on puisse connaître en quel lieu et en quel temps elle a été prêchée. Il parait seulement, qu’outre les Marcionites et les Manichéens, saint Chrysostome y combat les Anoméens ; ce qu’il a fait plusieurs fois en leur présence, n’étant que prêtre à Antioche. 1° Puisque les prophètes n’ont pas ignoré les circonstances de la passion de Jésus-Christ, à plus forte raison ne les a-t-il pas ignorées lui-même. – 2° Il n’est pas permis non plus de dire que Jésus-Christ ait refusé de se soumettre à sa passion ; voyez, en effet, la sévère réprimande qu’il fait à saint Pierre qui voulait l’en détourner. Un moment avant d’être crucifié ne disait-il pas à son Père : L’heure est venue, glorifiez votre Fils, comme si de la croix devait sortir toute sa gloire. Merveilles opérées parla croix. – 3° C’est à tort que les Anoméens et les Ariens se servent de ce texte : Mon Père, s’il est possible, etc, pour soutenir leurs erreurs. Les demandes que Jésus-Christ faisait à son Père, il les faisait comme homme et non comme Dieu. Le Père et le Fils n’ont qu’une seule et même volonté. – Enseignement sur l’Incarnation. – Comme ce mystère est au-dessus de la portée de l’esprit humain, Dieu, pour le rendre croyable, l’a fait annoncer par ses prophètes. Il a paru lui-même dans le monde, et afin qu’on ne le prît pas pour un fantôme, il a prouvé qu’il était vraiment homme, en souffrant toutes les vicissitudes et toutes les incommodités attachées à la nature humaine, en subissant enfin le supplice de la croix. – 4° Si tous ces signes n’ont pu empêcher Marcion, Valentin, Manès et tant d’autres hérésiarques, de révoquer en doute le mystère de l’Incarnation, que serait-il arrivé si Jésus-Christ exit été affranchi des infirmités humaines ? N’aurions-nous pas vu de plus grands excès encore ? 1. Si nous avons naguère traité durement ces hommes cupides qui ravissent le bien d’autrui et ne se lassent pas d’entasser vol sur vol, ce n’est pas pour les blesser, mais pour les guérir ; ce ne sont pas les personnes que nous haïssons, mais les vices. Le médecin, lui aussi, ouvre la plaie, non pour nuire au corps malade, mais au contraire, pour le défendre contre le mal, contre le fléau. Aujourd’hui toutefois donnons-leur un peu de repos, afin qu’ils puissent respirer et de peur qu’un traitement trop énergique et trop continu ne les empêche de rechercher nos soins. C’est ce que font aussi les médecins ; sur la plaie qu’ils ont ouverte, ils appliquent des préparations médicales et laissent passer quelques jours pendant lesquels ils s’efforcent d’apaiser la douleur. Pour les imiter, recherchons comment nous pourrons rendre cette instruction utile aux pécheurs dont nous nous occupions, et ne traitant que le dogme, suivons la lecture de ce jour. Car beaucoup, je pense, se demandent avec étonnement comment le Christ a pu parler ainsi. Les hérétiques, ici présents, pourraient aussi s’emparer de ces paroles pour dresser un piège aux plus faibles d’entre nos frères. Pour repousser leurs attaques et délivrer les fidèles de toute agitation, de toute inquiétude, je veux étudier ces paroles, les exposer longuement et descendre au fond des choses. Car de quoi servirait la lecture sans l’intelligence de ce qu’on lit ? L’eunuque de la reine Candace aussi lisait, mais jusqu’à ce qu’il eût trouvé quelqu’un pour lui expliquer ce qu’il avait lu, il n’en avait point retiré grand profit. (Act 8,27) Afin qu’il n’est soit pas de même de vous, appliquez-vous a ce que je vais vous dire, prêtez-moi un esprit attentif et désireux de s’instruire, employez toute la pénétration, réunissez toutes les forces de votre intelligence ; que votre âme se détache de tout ce qui touche à la terre, afin que la parole ne tombe ni au milieu des épines ; ni sur la pierre, ni le long de la route, mais que, rencontrant une terre fertile et cultivée profondément, elle produise une moisson abondante. (Luc 8,5, 8) Si ma parole vous trouve dans ces dispositions, vous allégerez ma tâche et vous faciliterez vos propres recherches. Qu’est-ce donc qu’on a la ? Mon Père, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi ; toutefois non ma volonté, mais la vôtre. (Mat 26,39) Que veut dire par là notre Sauveur ? Car c’est une interprétation exacte qui nous donnera la solution. Il dit : Mon Père, si c’est possible, éloignez de moi la croix. Quoi donc, ignore-t-il si cela est possible ou non ? qui l’oserait dire ? Et pourtant ses paroles ont la forme du doute ; l’emploi du mot si semble indiquer le doute. Mais, comme je l’ai déjà dit, il faut s’attacher, non aux paroles, mais aux pensées, voir le but que Jésus se proposait, la cause, le temps, et après avoir recueilli toutes ces circonstances, rechercher la pensée que ces paroles contiennent. La sagesse ineffable, ce Fils qui connaît le Père comme le Père connaît le Fils, a-t-il pu ignorer cela ? Après tout, la connaissance de sa passion n’est pas quelque chose de plus grand que la connaissance de cette nature divine que seul il connaît exactement : Comme mon Père me connaît, dit-il, moi-même je connais mon Père. (Jn 10,15) Non le Fils unique de Dieu n’a pas ignoré qu’il devait souffrir, que dis-je, les prophètes eux-mêmes non plus ne l’ont pas ignoré ; ils en ont eu une connaissance complète, ils ont annoncé et surabondamment affirmé que cela arriverait et qu’il en serait ainsi infailliblement. Voyez comme tous, quoique de diverses manières, ont annoncé la croix ? Le premier, le patriarche. en s’adressant au Christ s’écrie : C’est d’un bourgeon, mon Fils, que vous êtes sorti, entendant par ce bourgeon la Vierge, la pure Marie. Puis désignant la croix : Vous vous êtes couché et vous avez dormi comme le lion et comme le petit du lion ; qui le réveillera? (Gen 49,9) Il parle de sa mort comme d’un repos, comme d’un sommeil, et à cette mort il joint la résurrection lorsqu’il ajoute : Qui le réveillera ? Personne ; il se ressuscitera lui-même. C’est pourquoi le Christ dit : J’ai le pouvoir de déposer ma vie et j’ai le pouvoir de la reprendre (Jn 10,18) ; et encore : Détruisez ce temple, et, en trois jours, je le relèverai. (Id 2, 19) Que veut dire le patriarche par ces mots : Vous vous êtes couché, et vous avez dormi comme un lion ? C’est que de même que le lion est terrible, non seulement quand il est éveillé, mais encore quand il dort, de même Notre-Seigneur, et avant sa passion, et sur sa croix, et jusque dans la mort, a été terrible et a opéré de grandes merveilles, puisque le soleil recula, que les rochers se fendirent, que la terre trembla, que le voile se déchira, que la femme de Pilate fut saisie de frayeur et Judas déchiré de remords. Car c’est alors qu’il dit : J’ai péché en livrant un sang innocent. (Mat 27,4) Et la femme de Pilate envoyait dire à ce proconsul : Qu’il n’y ait rien entre toi et ce juste, car j’ai beaucoup souffert dans un songe ci cause de lui. (Id 29) Alors les ténèbres se répandirent sur toute la terre et la nuit se fit au milieu du jour ; alors la mort fut vaincue et son joug brisé, car beaucoup de justes, morts depuis quelque temps, ressuscitèrent. C’est là ce que le patriarche voyait de loin, et, c’est pour montrer que, même sur la croix, le Christ sera terrible, qu’il dit : Vous vous êtes couché et vous avez dormi comme un lion. Et il ne dit pas : Vous vous coucherez, mais : Vous vous êtes couché, pour faire voir la certitude de la prophétie. Car souvent les prophètes parlent de l’avenir comme s’il était déjà passé. S’il n’est pas possible que ce qui est passé n’ait pas existé, il n’est pas possible non plus que ce qui est prédit n’existe pas un jour. Aussi les prophètes annoncent le futur sous la forme du passé, pour marquer que les événements prédits arriveront nécessairement et infailliblement. C’est ainsi que David disait en parlant de la croix : Ils ont percé mes pieds et mes mains (Psa 22, 17) ; non pas : Ils perceront, mais : Ils ont percé. Ils ont compté tous mes os. Et outre cela, il prédit encore ce que feront les soldats : Ils se sont partagé mes vêtements, et, sur ma robe, ils ont jeté le sort. Et il annonce encore qu’ils le nourriront de fiel et l’abreuveront de vinaigre : Ils m’ont donné, dit-il, pour ma nourriture, du fiel, et, pour apaiser ma soif, ils m’ont présenté du vinaigre. (Psa 69,22) Un autre parlant du coup de lance : Ils porteront leurs regards, dit-il, sur celui qu’ils ont transpercé. (Zac 12,10) Isa. parlant aussi de la croix, dit : Comme une brebis, il a été mené à la boucherie, et, comme un agneau sans voix devant celui qui le tond, il n’ouvre pas la bouche. Il est resté humilié pendant qu’on le jugeait. (Isa 53,7-8) 2. Remarquez avec moi que chacun de ces prophètes parle de ces événements comme de choses passées, et montre par la forme même du langage qu’ils arriveront certainement, infailliblement. David aussi décrivant le jugement, disait : Pourquoi les nations ont-elles frémi ? et les peuples médité des choses vaines ? Les rois de la terre se sont levés et les princes se sont ligués contre le Seigneur et contre son Christ. (Psa 2,1-2) Outre le jugement, la croix, ce qui se passa sur la croix, il annonce encore que le traître qui livrera le Christ vivait avec lui et mangeait à la même table : Celui qui mangeait mon pain s’est élevé orgueilleusement contre moi (Psa 61,40) Il prédit même la parole que le Christ prononcera sur la croix : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? (Psa 22,2) Il parle aussi de son sépulcre : Ils m’ont placé au fond d’un tombeau, dans les ténèbres, dans les ombres de la mort (Psa 7,6) ; de sa résurrection : Vous ne me laisserez point dans les enfers et vous ne permettrez point que votre Saint voie la corruption (Psa 16,10) ; de son ascension : Dieu s’est élevé aux acclamations de joie : le Seigneur est monté au son de la trompette. (Psa 47,6) Il siégera à la droite de son Père : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de vos ennemis l’escabeau de vos pieds. (Psa 110,1) Isaïe nous donne la cause de ses souffrances, en disant : C’est pour les péchés de mon peuple qu’il est conduit à la mort. (Isa 53,8) C’est parce que tous se sont égarés comme des brebis errantes qu’il a été immolé. Et voici le bien qui en résulte : Sa blessure nous a guéris. (Id. 5) Et encore : Il a expié les péchés de tous. Ainsi les prophètes ont connu d’avance la passion, sa cause, les biens qui en découleraient pour nous, la sépulture, la résurrection, l’ascension, la trahison ; le jugement, et ils ont fait de tout une description exacte ; et celui qui les a envoyés, qui leur a fait annoncer ces choses, les aurait lui-même ignorées ! Quel homme sensé pourrait le dire ? Vous voyez qu’il ne faut pas s’attacher simplement aux paroles. Mais ce n’est pas la seule chose difficile à expliquer ; ce qui suit ne l’est pas moins. Car que dit-il ? Mon Père, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi. Vous voyez non seulement qu’il ignore, mais encore qu’il refuse le crucifiement : car voici ce qu’il dit : S’il est possible, que je ne sois pas crucifié, que je ne sois pas mis à mort : et cependant lorsque Pierre, le chef des apôtres, dit : A Dieu ne plaise, Seigneur ! cela ne vous arrivera point, il le reprit si fortement qu’il lui dit : Retire-toi de moi, Satan : tu es un scandale pour moi, parce que tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes (Mat 16,29) ; et cela, bien qu’un peu auparavant il l’eût appelé bienheureux. Ainsi il lui paraissait si extraordinaire de n’être pas crucifié, qu’à celui qui avait reçu du Père une révélation spéciale, à celui qui avait été proclamé bienheureux, à celui qui avait pris en main les clefs des cieux, il donne le nom de Satan, de pierre de scandale, et le réprimande comme ne goûtant pas les choses de Dieu, pour lui avoir dit : A Dieu ne plaise, Seigneur ! il ne vous arrivera pas d’être crucifié. Eh bien ! après avoir ainsi repris son disciple, après s’être ainsi indigné contre lui jusqu’à l’appeler Satan malgré les éloges qu’il venait de lui donner, et tout cela pour lui avoir dit : Vous ne serez pas crucifié, comment en arrive-t-il lui-même à ne vouloir plus être crucifié ? Comment, en outre, faisant le portrait du bon pasteur, dit-il que la plus grande preuve de sa vertu c’est de s’immoler pour ses brebis ? Car voici ses paroles : Moi, je suis le bon pasteur : le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. Et il ne s’en tient pas là ; il ajoute : Mais le mercenaire et celui qui n’est point pasteur, voyant le loup venir, laisse là les brebis et s’enfuit. (Jn 10,11) S’il est d’un bon pasteur d’endurer même la mort, et d’un mercenaire de ne pas vouloir s’y exposer, comment, tout en disant qu’il est le bon pasteur, demande-t-il à n’être pas immolé ? Comment peut-il dire : Je donne ma vie de moi-même? (Id 18) Si c’est de vous-même que vous la donnez, pourquoi demandez-vous à un autre de rie pas la donner ? Comment saint Paul trouve-t-il en cela matière a le louer ? disant : Qui étant en la forme de Dieu, n’a pas truque ce fût pour lui une usurpation de se faire égal à Dieu, mais il s’est anéanti lui-même, prenant la forme d’esclave, ayant été fait semblable aux hommes et reconnu (15) pour homme par les dehors. Il s’est humilié lui-même, s’étant abaissé jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. (Phi 2,6-8) Et c’est de Jésus-Christ lui-même que viennent ces autres paroles : Et si mon Père m’aime, c’est parce que je quitte ma vie pour la reprendre. (Jn 10,17) Mais si, loin de suivre en cela sa propre volonté, il demande le contraire à son Père, comment son Père peut-il l’aimer précisément à cause de cela ? Car nous n’aimons que ce qui est conforme à nos désirs. Comment donc saint Paul peut-il dire encore : Aimez-vous les, uns les autres, comme le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous ? (Eph 5,2) Et le Christ lui-même, sur le point d’être crucifié, disait : Mon Père, l’heure est venue, glorifiez votre Fils (Jn 17,1), appelant gloire sa croix. Et pourquoi tantôt la rejette-t-il, tantôt la demande-t-il ? Que la croix soit une gloire, il suffit pour vous en convaincre d’écouter l’Évangéliste : L’Esprit n’avait pas encore été donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié. (Id 17,39) Ce qu’il veut dire par là, le voici : La grâce n’avait pas encore été donnée, parce que la haine de Dieu n’était pas encore dissipée, la croix n’ayant pas encore été dressée. Car la croix a mis fin à la colère de Dieu contre les hommes, elle a réconcilié le Créateur avec la créature, fait de la terre un ciel, élevé les hommes au rang des anges, détruit l’empire de la mort, énervé la puissance du démon, brisé la tyrannie du péché, délivré la terre de toute erreur, ramené la vérité, chassé les démons, renversé les temples, anéanti les autels, fait évanouir la fumée des sacrifices, propagé le règne de la vertu et enraciné l’Église. La croix, c’est la volonté du Père, la gloire du Fils, la joie du Saint-Esprit ; c’est en la croix que saint Paul se glorifiait : Pour moi, disait-il, à Dieu ne plaise que je me glorifie, si ce n’est dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. (Gal 6, 14) La croix, elle est plus brillante que le soleil, plus éclatante que ses rayons. Lorsque le soleil s’obscurcit elle brille, et s’il est obscurci, ce n’est pas qu’il soit anéanti, mais sa splendeur est effacée par celle de la croix. La croix a déchiré la cédule de notre dette, elle a rendu inutile la prison de la mort, elle nous a montré jusqu’où allait l’amour divin : Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point. (Jn 3,16) Et de nouveau saint Paul : Nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils. (Rom 5,10) La croix, c’est un rempart inexpugnable, une armure invincible, la sûreté des riches, la richesse des pauvres, une protection contre les embûches, un bouclier contre les ennemis, la destruction des passions, la possession de la vertu, le miracle étonnant et singulier entre tous : Cette génération demande un miracle, et il ne lui sera donné d’autre miracle que celui du prophète Jonas (Mat 12,39) ; et encore saint Paul : Car les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse ; et nous, nous prêchons le Christ crucifié. (1Co 1,22) La croix a ouvert le paradis, y a introduit le bon larron et conduit vers le ciel le genre humain qui allait périr certainement et qui n’était même plus digne de la terre. Eh quoi ! tant de biens ont découlé et découlent encore de la croix, et Jésus-Christ ne veut pas être crucifié, croyez-vous ? Mais qui pourrait parler ainsi ? S’il ne l’avait pas voulu, qui l’aurait forcé ? qui l’aurait contraint ? Comment aurait-il envoyé des prophètes pour annoncer son crucifiement, s’il ne devait pas être crucifié et ne le voulait pas ? Pourquoi appelle-t-il la croix un calice, si ce n’est parce qu’il doit être crucifié ? Ce mot ne peut qu’indiquer quel était son désir. Ceux qui ont soif se réjouissent quand ils pensent qu’ils sont sur le point de boire, et lui se réjouit en pensant que le moment approche où il sera crucifié. C’est pourquoi il dit : J’ai désiré d’un grand désir de manger cette Pâque avec vous. (Luc 22,15) Ce n’est pas sans intention qu’il parle ainsi, mais parce que le lendemain la croix l’attendait. 3. Mais comment, après avoir appelé gloire sa passion, après s’être fâché contre le disciple qui voulait le détourner de la croix, après avoir proclamé que le caractère distinctif d’un bon pasteur c’était de se faire immoler pour ses brebis, après avoir dit qu’il désirait sa passion d’un grand désir et avoir couru vers elle de lui-même, comment, dis-je, peut-il demander qu’elle n’arrive pas ? S’il ne le voulait pas, était-ce difficile à lui d’empêcher ceux qui venaient le prendre ? Voyez plutôt comme il vole au-devant de son supplice. Lorsqu’ils furent arrivés à lui, il leur dit : Qui cherchez-vous ? Et ils répondirent : Jésus. Il leur dit alors : C’est moi, et ils furent renversés, et ils tombèrent parterre. (Jn 18,6) Après les avoir aveuglés et leur avoir montré qu’il aurait pu s’enfuir, il se livra à eux pour nous apprendre que ce n’est ni la nécessité, ni la force, ni la violence des ennemis qui l’a réduit en cet état, mais qu’il a tout supporté parce qu’il l’a voulu, qu’il l’a choisi, et que depuis longtemps il l’avait ainsi réglé. C’est pour cela que les prophètes l’avaient précédé, que les patriarches avaient prophétisé, et que tant de prédictions en paroles et en figures avaient annoncé la croix. Le sacrifice d’Isaac nous avait figuré la croix ; aussi Jésus-Christ a dit : Abraham, votre père, a tressailli pour voir ma gloire ; il l’a vue et il s’est réjoui. (Jn 8,56) Ainsi le patriarche se serait réjoui en voyant l’image de la croix, et Jésus voudrait éloigner cette croix ! Si Moïse vainquit Amalec, c’est parce qu’il préfigura la croix ; parcourez l’Ancien Testament et vous verrez la croix annoncée de mille manières. Comment en eût-il été ainsi, si Celui qui devait être crucifié ne l’avait pas voulu ? Mats ce qui suit est encore plus difficile à expliquer. Après avoir dit : Que ce calice passe loin de moi, il ajoute : Non ma volonté, mais la vôtre. (Mat 26,39) Ces mots, à les prendre littéralement, nous indiquent, deux volontés opposées entre elles, le Père voulant que le Fils soit crucifié, et le Fils ne le voulant pas. Partout cependant nous voyons le Fils préférant et voulant les mêmes choses que son Père. En effet, lorsqu’il dit : Faites-leur cette grâce que, comme vous et moi nous sommes uns, ils soient aussi une seule chose en nous (Jn 17,11), il fait entendre clairement que le Père et le Fils n’ont qu’un même vouloir. Et dans cet autre passage : Les paroles que je vous dis, ce n’est pas moi qui les dis ; mais mon Père qui demeure en moi fait lui-même ce que je fais (Jn 14,10), c’est la même vérité qui ressort. Et lorsqu’il dit : Je ne suis point venu de moi-même (Id 7,28), ou encore : Je ne puis rien faire de moi-même (Id 5,30), il ne veut pas faire entendre qu’il soit privé du pouvoir ou de parler ou d’agir, loin de là, mais il veut montrer combien leurs volontés sont en harmonie, combien dans les paroles, dans les actions, partout enfin, la volonté du Père est la même que celle du Fils, ce que du reste j’ai déjà montré bien des fois. Ces mots : Je ne parle pas de moi-même, montrent non pas l’impuissance, mais le parfait accord. Comment donc expliquer ce passage : Non ma volonté, mais la vôtre ? Nous sommes arrivés à une grande difficulté ; mais attention ! j’ai été long, sans doute, mais je sais que votre zèle ne se lasse pas, et je me hâte d’arriver à la solution. Pourquoi ces paroles ? Appliquez-vous de toutes vos forces. Ce dogme de l’Incarnation est bien difficile à croire. Cet amour immense, ces abaissements incompréhensibles nous remplissent d’étonnement, et pour les admettre, nous avons besoin de nous y préparer longtemps. Voyez donc ce que c’est que d’entendre et que d’apprendre que Dieu, l’Ineffable, l’Incorruptible, l’Incompréhensible, l’Invincible, Celui qui tient dans ses mains la terre entière (Psa 104,4), qui regarde la terre et elle tremble, qui touche les montagnes et elles s’embrasent (Psa 104,32), dont la majesté, lors même qu’elle se tempère, accable les chérubins qui se couvrent de leurs ailes à sa vue, Celui qui surpasse toute intelligence, qui défie toute pensée, qui s’élève bien au-dessus des anges, des archanges, de toutes les puissances célestes, que Celui-là, dis-je, ait consenti à se faire homme, à se revêtir de cette chair formée de terre et de boue, à descendre dans le sein d’une vierge, à y demeurer captif pendant neuf mois, à se nourrir de lait, en un mot, à agir en tout comme les hommes. Or comme cette chose était si extraordinaire que, même après l’événement, beaucoup refusent de la croire, il a envoyé d’abord des prophètes pour l’annoncer. C’est ce que prédisait le Patriarche quand il s’écriait : C’est d’un bourgeon, mon Fils, que vous êtes sorti. Vous vous êtes couché et vous avez dormi comme le lion. (Gen 49,9) Voici que la vierge, dit Isa. concevra et enfantera un fils dont le nom sera Emmanuel. (Isa 7,12) Et en un autre endroit : Nous l’avons vu comme un enfant, comme une racine dans une terre desséchée. (Id 53,2) La terre desséchée, c’est le sain de la Vierge qui n’avait rien reçu de l’homme, mais qui avait enfanté son fils en dehors des lois de la nature. Un enfant, ajoute-t-il, nous est né, un fils nous a été donné. (Isa 9,6) Et encore : Il sortira une tige de la racine de Jessé et une fleur s’élèvera sur cette tige. (Isa 11,1) Et Baruch, dans Jérémie : C’est notre Dieu ; tout autre disparaîtra auprès de lui ; il a trouvé la véritable vie, la véritable science, et il l’a communiquée à Jacob son serviteur et à Israël son bien-aimé. Ensuite il a apparu sur cette terre et il a conversé avec les hommes. (Bar 3,36-38) David prédisait aussi qu’il viendrait revêtu de notre chair : Il viendra comme la rosée sur la toison, comme une goutte d’eau tombant sur la terre, pour marquer qu’il est descendu sans bruit et sans agitation dans le sein d’une vierge. 4. Cela toutefois ne lui a pas suffi : descendu parmi nous, de peur qu’on ne croie à une illusion, non seulement il se fait voir, mais il se fait voir longtemps et passe par toutes les vicissitudes que subissent les hommes. Ce n’est pas tout d’un ; coup qu’il arrive à l’état d’homme complet et parfait, mais il descend dans lie sein d’une vierge, il est porté dans ses chastes entrailles, il est mis au monde, nourri de lait, il grandit afin que la longueur de l’épreuve et les changements successifs que le temps a menés nous soient un témoignage irrécusable : bien plus, il ne se contente pas même de cette preuve ; mais revêtu de notre chair, il permet que son humanité ne soit pas étrangère aux faiblesses de notre nature, à la faim, à la soif, au sommeil, à la fatigue ; enfin, il la laisse à mesure qu’il avance vers la croix, éprouver ce qu’éprouvent les autres hommes. De là cette sueur qui découle de tout son corps, cet ange qui vient le fortifier, cette anxiété, cette affliction. Car avant de prononcer les paroles qui nous occupent, il avait dit : Mon âme est troublée, et elle est triste jusqu’à la mort. (Mat 26,38) Si donc, après tout cela, l’esprit exécrable de Satan, par l’organe de Marcion du Pont, de Valentin, de Manichée le Perse et de tant d’autres hérétiques, a voulu nier la vérité de l’Incarnation et a fait retentir cette parole infernale que Jésus ne s’était pas incarné, qu’il n’avait pas revêtu notre chair, que tous ces dires n’avaient pas de base solide, que ce n’était qu’illusion et apparence, et cela malgré le témoignage éclatant que rendaient la vie de Jésus, ses souffrances, sa mort, son tombeau, sa faim, que serait-ce si ce témoignage avait manqué et combien le démon n’aurait-il pas répandu avec plus de succès ces détestables blasphèmes de l’impiété ? C’est pourquoi, de même qu’il a été soumis et à la faim, et au sommeil, et à la fatigue, et à la soif, de même quand il voit la mort, se présenter, Jésus demande qu’elle s’éloigne, montrant par là qu’il a pris l’humanité, et avec elle les faiblesses de notre nature, qui ne peut sans douleur souffrir la destruction de la vie présente. Si Jésus n’avait pas prononcé les paroles gué j’essaye de vous expliquer, c’est alors que le démon aurait pu dire : s’il était homme, il aurait dû éprouver ce qu’éprouvent les hommes, c’est-à-dire, à la vue de la croix être saisi de crainte et de terreur, ne pas rester sans gémir en se voyant arracher à la vie de ce inonde : car l’amour des choses présentes est naturel en nous. Aussi voulant nous assurer qu’il avait pris notre chair, et confirmer la réalité de son incarnation, il met dans la plus grande évidence les douleurs qu’il souffre. Voilà ma première réponse ; en voici une autre qui n’est pas moins forte. Écoutez : Le Christ, descendu parmi nous, voulait nous enseigner toute vertu ; mais tout maître enseigne aussi bien par ses actions que par sa parole c’est même là le meilleur moyen d’instruire. Le pilote fait asseoir son élève auprès de lui, lui montre comment il faut tenir le gouvernail et joint la parole à l’exemple, il ne se contente point de parler, il ne se contente point d’agir uniquement. Le maçon qui veut enseigner à un apprenti comment on bâtit un mur, l’instruit par la parole, l’instruit par l’action. Il en est de même du tisserand, du tapissier, de l’orfèvre, de tout art en un mot : partout on enseigne et par la parole et par l’action. Donc, comme Jésus était venu pour nous apprendre toute vertu, non content de nous dire ce qu’il faut faire, il le fait lui-même. Celui qui fera et enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. (Mat 5,19) Voyez ! il nous a ordonné d’être humbles et doux ; il nous l’a enseigné par ses paroles, remarquez comme il nous l’enseigne aussi par ses actions. C’est en disant : Bienheureux les simples d’esprit, bienheureux ceux qui sont doux (Mat 5,3, 4), qu’il nous en a donné le précepte. Comment l’a-t-il pratiqué ? Ayant pris un linge il s’en ceignit et lava les pieds de ses disciples. (Jn 13,4, 5) Que pourra-t-on trouver de comparable à cette humilité ? Ce n’est donc pas seulement par la parole qu’il enseigne cette vertu, c’est encore par l’action. Il nous montre aussi par ses actions qu’il faut être doux et ne point garder de rancune. Comment cela ? Ayant reçu un soufflet d’un des esclaves du grand prêtre, il se contente de lui dire :Si j’ai mal parlé, rends témoignage du mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? (Jn 18,23) II nous a commandé de prier pour nos ennemis ; il nous l’enseigne aussi par ses actes ; élevé sur la croix, il dit : Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. (Luc 18,34) C’est parce qu’il nous a ordonné de prier pour nos ennemis qu’il prie lui-même pour eux, bien qu’il pût leur pardonner de son propre chef. Il nous a encore commandé de faire du bien à ceux qui nous haïssent et nous affligent (Mat 5,44) ; il l’a fait lui-même en maintes circonstances ; il délivrait du démon les Juifs, les Juifs qui l’appelaient possédé du démon ; il faisait du bien à ses persécuteurs, il nourrissait ceux qui lui dressaient des embûches, et à ceux qui voulaient le crucifier il ouvrait son royaume. Il disait à ses disciples : Ne possédez ni or, ni argent, ni aucune monnaie dans vos ceintures (Mat 10,9), et les exhortait par là à la pauvreté ; il nous enseigne ce précepte aussi par ses actions : Les renards, disait-il, ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. (Mat 8,20) Il n’avait ni table, ni maison, ni rien de semblable, non qu’il ne pût s’en procurer, mais parce qu’il voulait nous apprendre à suivre cette voie. C’est de la même manière qu’il nous a appris à prier. Les apôtres lui disaient : Enseignez-nous à prier. (Luc 11,1) Et il prie pour qu’ils apprennent à prier. Mais il fallait leur enseigner, outre la nécessité de prier, la manière de le faire. Aussi leur donna-t-il une prière ainsi conçue : Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, et ne nous induisez point en tentation (Luc 11,2, 4), c’est-à-dire, en péril, en embûches. Comme donc il leur avait enseigné cette prière, ne nous induisez point en tentation, il la leur enseigne encore par son exemple, quand il dit : Mon Père, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi; et il leur montre que les saints ne provoquent pas les dangers, qu’ils ne s’y précipitent pas ; que, quand les dangers arrivent, ils restent fermes, à la vérité, et déploient fout leur courage, mais qu’ils ne s’y jettent pas et ne les affrontent pas d’eux-mêmes. Quoi encore ? il veut nous enseigner l’humilité et nous délivrer de la présomption. C’est pour cela qu’il est dit au même endroit : S’étant avancé, il pria; et qu’après sa prière il dit à ses disciples : Vous n’avez pu veiller une heure avec moi ! Veillez et priez afin que vous n’entriez point en tentation. Vous le voyez, il ne se contente pas de prier, il exhorte encore : car, dit-il, l’esprit est prompt, mais la chair est faible. (Mat 26,39, 41) Il le fait pour chasser de leur âme l’orgueil et la vanité, pour les rendre humbles et modestes. Donc, la prière qu’il voulait leur enseigner, lui-même la pratiqua, humainement sans doute et non comme Dieu (la Divinité étant impassible et immuable), mais seulement comme homme. Il pria pour nous apprendre à prier et à demander toujours que les dangers s’éloignent de nous, et, si cela ne nous est pas donné, à nous soumettre avec amour au bon plaisir de Dieu. C’est pour cela qu’il dit : Non ma volonté, mais la vôtre, non que sa volonté diffère de celle de son Père, mais pour apprendre aux hommes que, dans leurs appréhensions, leurs craintes, au milieu du danger, et même quand ils se voient arracher à la vie présente, ils doivent toujours préférer à leur propre volonté la volonté de Dieu. Saint Paul, voulant nous apprendre les mêmes choses, nous en donna l’exemple par ses actions ; d’abord il demande que les dangers s’éloignent de lui : C’est pour cela, dit-il, que j’ai prié trois fois le Seigneur (2Co 10, 2) ; et comme Dieu ne voulut pas le délivrer, il ajoute : Je me glorifierai encore plus dans mes faiblesses, dans les outrages, dans les persécutions. Ce que j’ai dit est-il obscur ? je vais le rendre plus clair. Saint Paul était environné de dangers et il demandait à en être délivré. Il avait entendu le Christ lui dire : Ma grâce te suffit ; car ma puissance se fait mieux sentir dans la faiblesse. Lorsqu’il vit que telle était la volonté de Dieu, il lui sacrifia sa volonté propre. Il nous apprit donc par sa prière ces deux choses : d’abord à ne pas courir au-devant du danger, et à demander d’en être délivré, ensuite, s’il arrive, à le supporter avec courage et à préférer à sa propre volonté la volonté de Dieu. Nous qui connaissons toutes ces choses, prions donc pour ne jamais entrer en tentation, et, si nous y entrons, supplions notre Dieu de nous donner patience et courage, et préférons toujours la volonté de Dieu à notre volonté. Par là nous achèverons dans la tranquillité notre vie terrestre et nous posséderons un jour les biens éternels ; puissions-nous tous en jouir, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, soient gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE LXXXIV.
« ALORS UN DE CEUX QUI ÉTAIENT AVEC JÉSUS, METTANT LA MAIN A L’ÉPÉE, ET FRAPPANT UN DES GENS DU GRAND PRÊTRE, LUI COUPA L’OREILLE. JÉSUS LUI DIT : REMETTEZ VOTRE ÉPÉE EN SON LIEU ; CAR TOUS CEUX QUI PRENDRONT L’ÉPÉE, PÉRIRONT PAR L’ÉPÉE ». (CHAP. 26,51, 52, JUSQU’AU VERSET 67) ANALYSE.
- 1. Ce que signifient ces deux glaives dont il est question dans le XXVIe chapitre de saint Matthieu et dans les autres Évangélistes ; comment ils se trouvaient là et pourquoi Jésus-Christ permet à ses disciples de les prendre.
- 2. Dans leur préoccupation à chercher le moyen de se défaire de Jésus-Christ en le mettant à mort, Caïphe et les autres prêtres juifs avaient oublié de manger la Pâque au temps présent.
- 3 et 4. Caïphe, dans un mouvement d’indignation feinte, déchire ses vêtements et obtient du conseil la condamnation de Jésus-Christ. – Combien il est avantageux à un chrétien de céder à celui qui lui fait violence, et de souffrir d’être vaincu.— Que la patience est la plus grande de toutes les victoires. – Exemple du patriarche Joseph.
1. Quel est, mes frères, ce disciple qui frappa un des gens du grand prêtre, et qui lui coupa l’oreille ? Saint Jean le nomme, et nous dit que ce fut saint Pierre, car cette action était l’effet de son zèle et de sa chaleur ordinaire. On peut se demander ici pourquoi les disciples avaient des épées, puisqu’on ne peut douter qu’ils n’en eussent, tant par la circonstance de ce serviteur blessé, que par la réponse qu’ils firent à Jésus-Christ, lorsqu’étant interrogés s’ils avaient avec eux quelque épée, ils lui répondirent qu’ils en avaient deux. Mais pourquoi Jésus-Christ leur permettait-il d’en porter ? Car saint Luc marque qu’il dit à ses disciples : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, sans sac, sans souliers, avez-vous manqué de quelque chose » ? Et lorsqu’ils lui eurent répondu que non, il leur dit : « Que celui maintenant qui a une bourse, ou un sac, les prenne ; et que celui qui n’en a point, vende son manteau pour acheter une épée ». (Luc 22,36) Ils répondirent à cela qu’ils en avaient deux, à quoi le Fils de Dieu répliqua : « Cela suffit ». Pourquoi leur parlait-il alors d’épées, sinon pour leur faire mieux comprendre qu’il allait être bientôt livré ? Ce n’était que pour les assurer que son heure était proche, qu’il leur commanda de prendre avec eux une épée, et non pour les exhorter à s’en servir. Pourquoi voulait-il aussi qu’ils eussent alors une bourse ? C’était pour leur témoigner qu’ils devaient à l’avenir prendre soin d’eux-mêmes. Il les soutenait lui seul dans les commencements, parce qu’ils étaient faibles, mais il les traite maintenant comme de petits oiseaux que la mère fait sortir du nid, lorsqu’ils commencent à avoir des ailes, afin qu’ils s’en servent à l’avenir, et qu’ils cherchent eux-mêmes leur nourriture. Et pour leur faire voir plus clairement que ce n’était point par faiblesse ou par impuissance qu’il se déchargeait de ce soin pour les en charger eux-mêmes, il rappelle à leur mémoire tout ce qui s’était passé : « Quand je vous ai envoyés », dit-il, « sans sac, sans « bourse et sans souliers, avez-vous manqué de « quelque chose » ? Il veut qu’ils demeurent persuadés de son amour envers eux, et qu’ils reconnaissent, dans ce changement de sa conduite, sa tendresse et sa puissance ; en ce que d’abord il les a soutenus comme il a fait en prévenant tous leurs besoins ; et en ce que dans la suite, il les a peu à peu rendus capables de se soutenir eux-mêmes. Mais comment ces épées se trouvaient-elles là ? C’est parce qu’ils sortaient de la cène, où, à cause de la cérémonie de l’Agneau, ils devaient avoir des glaives. Et comme ils avaient ouï dire que l’on conspirait contre leur maître, ils les prirent avec eux comme pour s’en servit’ au besoin, et pour le défendre. C’était la seule raison pour laquelle ils étaient armés alors de ces épées. C’est pourquoi Jésus-Christ fit un sévère reproche à saint Pierre, lorsqu’il s’en servit en frappant un des gens du grand prêtre, quoiqu’il, n’eût point d’autre dessein en le frappant que de défendre son maître qu’il aimait avec ardeur. Jésus-Christ ne put souffrir qu’on eût ainsi blessé ce serviteur du grand prêtre, il le guérit à l’heure même par un grand miracle, qui suffisait seul pour témoigner d’un côté quelle était la douceur et la puissance de ce divin Maître, et pour nous donner lieu de l’autre de connaître quel était l’amour et l’humilité de ce disciple. Car comme il n’avait tiré l’épée que par l’amour extrême qu’il avait pour le Sauveur, il la remit dans le fourreau par soumission dès que Jésus-Christ lui eut dit « Remettez votre épée en son lieu » (Luc 22,49). Saint Luc dit que les apôtres demandèrent à Jésus-Christ s’ils tireraient l’épée pour frapper, mais que Jésus-Christ les empêcha de le faire, et qu’il guérit celui qui était déjà blessé ; faisant en même temps une réprimande sévère à saint Pierre, afin que les autres ne pensassent point à l’imiter : « Tous ceux », dit-il, « qui frapperont de l’épée, mourront par l’épée ». Il donne ensuite la raison de cette défense qu’il leur fait : « Pensez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’anges (53) ? Comment donc s’accompliront les Écritures, où il est dit qu’il en doit être ainsi (54) » ? Il arrête par ces paroles la passion de ces disciples, en leur faisant voir qu’il ne se faisait rien alors qui n’eût été prédit par les Écritures. C’est pour la même raison qu’il avait auparavant prié par trois fois, afin que ses disciples reconnaissant si visiblement la volonté de Dieu dans ce qui lui arrivait, ils s’y soumissent avec moins de peine. Ainsi, il les console par une double considération, en leur faisant voir d’un côté les maux que souffriraient un jour ceux qui lui tendaient ce piège : « Tous ceux », dit-il, « qui « prendront l’épée périront par l’épée » : et en leur montrant de l’autre, combien il acceptait volontairement ces souffrances si rudes auxquelles il s’offrait lui-même, puisque s’il ne les eût pas voulu souffrir, il n’avait qu’à s’adresser à son Père, pour rendre inutile toute la fureur de ses ennemis : « Pensez-vous que « je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions « d’Anges » ? Pourquoi ne dit-il pas plutôt : Croyez-vous que je ne puisse perdre moi-même tous mes ennemis ? C’est parce que ses apôtres n’avaient pas encore une idée assez haute de sa puissance. Ils étaient bien plus disposés à croire que ce secours dont il parlait lui pourrait venir de son Père, surtout après ces paroles qu’ils venaient d’entendre : « Mon âme est triste jus-« qu’à la mort : Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi » ; en outre il avait été vu dans une agonie qui lui fit répandre une sueur de sang, et dans laquelle un ange le vint soutenir. Comme donc en ce moment ce qu’il faisait, laissait plus voir en lui, l’homme que le Dieu, s’il eût dit à ses apôtres qu’il pouvait perdre ces troupes qui le venaient prendre, ceux-ci ne l’eussent pas pu croire. C’est pourquoi il leur dit modestement : « Pensez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’Anges » ? (2Ro 19,35) Si un seul ange autrefois eut la force de tuer cent quatre-vingt-cinq mille hommes armés, était-il besoin de douze légions d’anges contre un millier d’hommes ? Nullement ; mais il parle ainsi pour s’accommoder à la frayeur de ses disciples et à leur faiblesse ; car ils étaient à demi-morts de frayeur. Il s’appuie même sur l’autorité des Écritures, en disant : « Comment donc s’accompliront les Écritures, où il est « dit qu’il en doit être ainsi » ? Il ne pouvait leur dire rien de plus puissant pour leur ôter la pensée de le défendre : Puisque cela, leur dit-il, est ordonné et marqué même dans l’Écriture, pourquoi voulez-vous vous y opposer ? Mais, pendant qu’il parle de la sorte à ses apôtres, voyons ce qu’il dit à ces troupes qui le prennent. 2. « Vous êtes venus à moi comme à un voleur avec des épées et des bâtons pour me prendre : j’étais tous les jours assis au milieu de vous, enseignant dans le Temple, et vous, ne m’avez point pris (55) ». Voyez-en combien de manières il tâche de les faire rentrer en eux-mêmes. II les renverse tous par terre, il guérit la plaie de ce serviteur. Il les menace de les faire périr par l’épée, et accompagne cette menace d’un miracle, afin qu’ils en doutent moins. Ainsi, il leur fait voir par ce qu’il fait sur-le-champ, et par ce qu’il leur prédit de l’avenir, quelle est sa puissance, afin qu’ils n’attribuent point sa prise à leur propre force. C’est pourquoi il ajoute : « J’étais tous les jours au milieu de vous, enseignant dans le temple, et vous ne m’avez point pris » ; pour leur faire remarquer dans ces paroles qu’ils ne l’avaient pris dans ce moment que parce que lui-même le leur avait permis. Il ne leur parle que de ses prédications, et non point de ses miracles, de peur qu’ils ne crussent qu’il leur parlait de ces choses par vanité. Vous ne m’avez point pris, leur dit-il, lorsque je vous enseignais, et vous venez m’attaquer lorsque je suis dans le silence, J’étais tous les jours dans le temple sans que personne m’arrêtât : et vous me venez chercher maintenant au milieu de la nuit, dans un lieu secret et solitaire. Qu’aviez-vous besoin d’armes pour prendre quelqu’un qui était tous les jours au milieu de vous ? Il prouve par toutes ces paroles que s’il ne se fût offert volontairement à la mort, ses ennemis n’auraient jamais eu de pouvoir sur lui. Car si lorsqu’ils l’avaient entre leurs mains, et qu’ils le tenaient au milieu d’eux, ils ne pouvaient néanmoins le prendre ; n’est-il pas visible qu’ils n’eussent pas eu alors plus de pouvoir sur sa personne, s’ils ne l’avaient reçu de lui-même ? Enfin l’Évangéliste fait voir clairement pourquoi les choses se passaient de la sorte, et lève toute ambiguïté lorsqu’il dit « Tout cela s’est « fait afin que l’Écriture et les prophéties fussent accomplies (56) ». Considérez, mes frères, qu’au moment même où l’on prenait le Fils de Dieu, il n’avait point d’autre pensée que de faire du bien à ceux même qui l’outrageaient. Il les guérit, il leur prédit des choses terribles, il les menace de l’épée, il leur montre combien il s’offrait volontairement à la mort. Et il fait voir qu’il n’avait qu’une même volonté avec son Père, en disant qu’il fallait accomplir les Écritures. Mais d’où vient qu’ils ne le prirent pas dans le Temple ? C’était parce qu’ils craignaient le peuple. C’est pour cette raison que Jésus-Christ se retire de lui-même, qu’il va dans un lieu plus propre pour sa prise, et qu’il leur donne un temps et une heure favorable, afin de leur ôter jusqu’au dernier moment de sa vie tout prétexte de s’excuser à l’avenir. Car comment celui qui s’offrait lui-même pour être pris, afin d’accomplir les Écritures, eût-il pu être contraire à Dieu en aucune chose ? « Alors ses, disciples l’abandonnant s’enfuirent tous (56). Mais ceux qui s’étaient saisis « de Jésus l’emmenèrent chez Caïphe qui était « grand prêtre, où les docteurs de la Loi et les sénateurs étaient assemblés (57) ». Lorsque les Juifs prenaient Jésus-Christ, et qu’ils le liaient, ses disciples ne s’enfuyaient point encore ; mais lorsqu’ils voient le Sauveur parler ainsi à ces troupes, et que, sans rien faire pour se défendre, il s’offre de lui-même pour être pris, et pour accomplir les Écritures ; c’est alors qu’ils s’enfuient tous pendant que les soldats mènent Jésus chez Caïphe. « Or, Pierre le suivait de loin jusqu’à la cour de la maison du grand prêtre, et y étant entré il était assis avec les gens pour voir la fin de tout ceci (58) ». Il faut reconnaître ici que l’amour de ce disciple pour son maître était grand, puisqu’il n’était point épouvanté lorsque les autres fuyaient, et qu’il suivait Jésus-Christ jusqu’en la maison du grand prêtre. Saint Jean en fit autant, il est vrai, mais il faut remarquer qu’il était connu du Pontife. Ces troupes donc mènent Jésus-Christ au lieu où les prêtres étaient assemblés, afin de ne rien faire que par leur avis. C’est pour ce sujet qu’ils s’étaient trouvés chez Caïphe, qui était le grand prêtre cette année-là. Ils passèrent cette nuit chez lui sans se mettre beaucoup en peine de la célébration de la Pâque : « Et lorsque le matin fut venu, ils n’entrèrent point dans le prétoire », comme dit saint Jean : « afin qu’ils ne fussent point impurs, et qu’ils pussent manger la Pâque ». Ceci nous peut donner lieu de croire qu’ils violèrent peut-être la Loi à cause, de la passion ardente qu’ils avaient de faire mourir Jésus-Christ, et qu’ils différèrent la Pâque à un autre jour. Car Jésus-Christ certainement n’avait point violé les ordonnances de la Loi dans la célébration de cette cérémonie légale, mais ces hommes hardis et accoutumés à violer les lois de Dieu en mille rencontres, après avoir tenté inutilement tant de fois de faire cette prise, voyant tout d’un coup une occasion favorable pour ce détestable dessein qu’ils souhaitaient tant de pouvoir faire réussir, ne firent point peut-être de difficulté de remettre la Pâque à un autre jour, pour trouver moyen de satisfaire ainsi leur cruauté. Ils s’assemblent tous plutôt pour exécuter que pour prendre cette résolution qui était déjà formée. Ils font quelques informations à la hâte, et quelques recherches pour sauver les apparences, et pour couvrir au moins leur homicide de quelque prétexte, et de quelques formalités de justice. Les faux témoins qu’on faisait paraître, se contredisaient et se combattaient l’un l’autre, et tout était si plein de trouble et de tumulte, qu’il était visible, même pour les moins intelligents, que tout ce qui se faisait alors n’était qu’un fantôme et une fiction de jugement. « Cependant les premiers des prêtres, les sénateurs, et tout le conseil, cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mourir (59). Et ils n’en trouvaient point, quoique plusieurs faux témoins se fussent présentés. Enfin il vint deux faux témoins qui dirent (60) : Celui-ci a dit : Je puis détruire le temple de Dieu, et le rebâtir trois jours après (61) ». Il est vrai que le Sauveur avait dit qu’il le rétablirait en trois jours ; mais il n’avait pas dit qu’il le détruirait, mais « détruisez-le ». Et il ne parlait pas du temple matériel, mais « de son corps ». Que fait à cela le grand prêtre ? Il veut engager Jésus-Christ à répondre et à donner prise sur lui par ses paroles : « Alors le grand prêtre se levant lui dit : Vous ne répondez rien à ce que ceux-ci déposent contre vous (62) ? Mais Jésus se taisait (63) ». Il était inutile de répondre, puisqu’il n’y avait personne qui voulut écouter. Il n’y avait qu’un simulacre de jugement. Et ce concile n’était en effet qu’une assemblée d’homicides et de voleurs. « Et le grand prêtre lui dit : Je vous conjure par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le Christ Fils de Dieu (63). Jésus lui répondit : Vous l’avez dit : Mais je vous déclare que vous verrez un jour le Fils de l’homme assis à la droite de la Majesté de Dieu, et venant dans les nuées du ciel (64). Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : Il a blasphémé. Qu’avons-nous besoin de témoins ? Vous venez d’entendre son blasphème (65) ». Il fait ce geste pour donner plus de force à ce qu’il dit et pour joindre l’action à la parole. Cette parole de Jésus-Christ les ayant remplis de terreur, ils firent envers lui ce qu’ils firent ensuite envers son premier martyr Étienne, lorsqu’ils se bouchèrent les oreilles pour ne le point écouter. Ce grand prêtre agit ici de même. Mais quel était le blasphème dont il l’accuse ? Jésus-Christ leur avait dit ailleurs cri pleine assemblée ces paroles du psaume : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite » (Psa 109) : et l’explication qu’il leur donna les remplit d’une telle confusion qu’ils n’osèrent plus l’interroger ni le contredire. 3. Pourquoi donc disaient-ils ici « qu’il blasphémait » ? Et pourquoi Jésus-Christ leur fit-il cette réponse, sinon pour leur ôter toute excuse ? C’est pour cette raison que jusqu’au dernier jour de sa vie il disait ouvertement qu’il était le Christ, qu’il était assis à la droite de son Père, et qu’il devait venir encore pour juger le monde, montrant par toutes ces circonstances l’union parfaite qu’il avait avec son Père. Le grand prêtre, ayant donc déchiré ses vêtements, interroge les autres, et leur dit : « Que vous en semble ? Ils répondirent : Il a « mérité la mort. (66) ». Il ne veut pas prononcer de lui-même l’arrêt de mort contre Jésus-Christ, mais il veut adroitement le faire prononcer par les autres, en essayant de leur montrer qu’il était manifestement coupable, et qu’il était tombé dans un blasphème visible. Il ne doutait pas que si l’on examinait l’affaire à fond, et dans les formes ordinaires de la justice, son innocence ne fût bientôt reconnue. C’est pourquoi il veut qu’il soit condamné entre eux, et il prévient même leur jugement, en disant : « Vous avez vous-mêmes ouï le blasphème qu’il a dit » : Il veut les presser, et arracher d’eux ce cruel arrêt qu’il en attendait. Et, en effet, ils répondent tous : « Il est coupable de mort ». Ainsi, ils étaient eux-mêmes les accusateurs, les témoins, les examinateurs et les juges : eux seuls tenaient lieu de tout. Mais comment ne s’avisaient-ils pas ici de l’accuser d’avoir violé le sabbat ? C’est parce qu’il leur avait fermé la bouche une infinité de fois sur ce sujet, outre qu’ils voulaient le condamner sur ce qu’il leur disait à l’heure même qu’on lui faisait son procès. Le pontife anime tous les esprits en déchirant ses vêtements, li excite leur colère et leur animosité, et quand il a réuni tous les suffrages contre ce prétendu coupable, il le renvoie à Pilate, comme ayant été condamné légitimement. Tant il est vrai qu’ils n’oubliaient rien pour colorer leur injustice, et pour mêler l’adresse à la violence. Lorsqu’ils sont au contraire devant Pilate, ils ne disent rien de semblable « Si ce n’était un méchant homme s, disent-ils, « nous ne vous l’aurions pas livré » : voulant ainsi le faire punir comme s’il était coupable de crimes publics et scandaleux. Mais pourquoi ne le faisaient-ils pas plutôt assassiner en secret que de chercher tant de détours pour le perdre ? C’est parce qu’ils voulaient le, décrier publiquement, et noircir éternellement sa mémoire. Et comme tout le peuple le révérait extraordinairement, et qu’il avait été ravi d’admiration par sa doctrine et par ses miracles, ces implacables ennemis voulaient qu’il mourût comme un criminel pour lui faire perdre en même temps l’honneur et la vie. Jésus-Christ ne s’opposa point à leur dessein, et il se servit au contraire de leur malice pour établir la vérité de sa mort. Car sa passion et sa croix étant devenues manifestes à tout le monde, il en a tiré un autre effet que celui auquel ils s’étaient attendus. Ils voulurent le faire mourir publiquement pour le couvrir d’infamie ; il a rendu au contraire sa mort le principe de sa gloire. Et comme après avoir dit : « Tuons-le, de peur que les Romains ne viennent et ne détruisent notre ville »(Jn 2,48), ils l’ont tué, et leur ville a été détruite : ainsi, après l’avoir crucifié pour le déshonorer, sa croix n’a servi qu’à le faire adorer dans toute la terre. Pilate leur déclare qu’ils avaient la puissance de faire mourir Jésus-Christ par eux-mêmes : « Prenez-le, vous autres », dit-il, « et jugez-le selon votre loi ». (Jn 18,31) Mais ils voulaient qu’il mourût comme tin méchant, comme un criminel d’État, comme un tyran et un usurpateur, et comme un factieux et un rebelle. Ils veulent rendre sa mort la plus honteuse qu’ils peuvent. Ils affectent de le mettre entre deux voleurs. Ils disent à Pilate : « N’écrivez point qu’il est le roi des Juifs ; mais qu’il a dit qu’il était le roi des Juifs ». Tout cela se fit pour prouver mieux la vérité de sa mort, de sorte qu’il ne reste plus aux Juifs la moindre excuse ni le moindre prétexte pour se couvrir. Cette garde même si soigneuse du sépulcre, et ces sceaux qu’ils y firent mettre, n’étaient-ils pas une preuve suffisante pour faire paraître la vérité avec éclat ? Ne font-ils pas aussi le même effet par leurs outrages et par leurs insultes ? Tant il est vrai que rien n’est plus faible que l’imposture, qu’en voulant s’établir elle se détruit, et qu’elle se perd par ses propres armes. C’est ce qui est arrivé aux Juifs. Ils croyaient avoir vaincu Jésus-Christ, et ils n’ont trouvé après sa mort que leur malheur, leur ruine, et une éternelle confusion. Jésus-Christ, au contraire, paraîtra vainqueur, et sa croix est devenue le trophée de son innocence, la marque de son pouvoir et la source de sa gloire. Ne cherchons donc point, mes frères, à vaincre toujours, et ne craignons point quelquefois d’être obligés de céder. Il y a des rencontres dans lesquelles il est dangereux d’avoir l’avantage, il y en a d’autres tians lesquelles il est même utile d’être vaincu. Celui qui, dans un transport de colère, outrage impitoyable ment un homme, paraît alors avoir le dessus, mais c’est en effet lui-même qui est vaincu t par sa propre passion, et qui se blesse lui-même à mort. C’est celui qui souffre courageusement cette injure, et qui garde la patience dans ces outrages qui demeure véritablement victorieux. L’un n’a pu vaincre sa passion, et l’autre a vaincu son ennemi. L’un a cédé à sa propre faiblesse, et l’autre a guéri celle de son frère. non seulement il n’a point brûlé lui-même, mais il a encore éteint le feu qui brûlait les autres. Que s’il eût été jaloux de cette victoire apparente, au lieu de rechercher celle qui est solide et véritable, il eût succombé sans doute, et en résistant à la passion de son ennemi, il l’eût rendue plus forte et plus invincible. Ainsi ils auraient été renversés tous deux comme des femmes ou des enfants qui se querellent et qui se battent. Mais celui qui agit chrétiennement dans ces occasions, ne tombe point dans ce désordre ; il se dresse et s’érige à lui-même et à son frère un riche trophée sur les ruines de la colère. 4. Vous voyez donc qu’il ne faut pas toujours désirer d’avoir l’avantage sur un autre. Celui qui offense un autre homme paraît avoir le dessus sur lui ; mais cette victoire lui est funeste. Si, au contraire, celui qui a été offensé souffre l’injure avec patience, sa patience sera sa couronne. C’est pourquoi il est souvent plus glorieux d’être vaincu que de vaincre, et alors c’est gagner la victoire que de la céder. Quand nous souffrons qu’on nous ravisse notre bien, qu’on nous frappe, qu’on nous porte envie, et que nous ne cherchons point à nous venger de ces injures, nous pouvons dire alors que nous sommes véritablement victorieux de notre ennemi. Mais pourquoi parler ici de la victoire qu’on remporte sur l’avarice et sur l’envie, puisque celui qui est livré au martyre, que l’on bat de verges, que l’on déchire avec les ongles de fer, et que l’on fait mourir cruellement, est le vainqueur de ceux mêmes qui lui font souffrir ces violences. Dans les guerres des hommes, celui qui succombe sous son ennemi en est vaincu ; mais parmi les chrétiens, celui qui cède de bon cœur à son ennemi, et qui souffre son injustice est véritablement victorieux. Notre gloire est de ne faire de mal à personne, et de souffrir celui qu’on nous fait. La plus grande de toutes les victoires est celle qui se gagne par la patience. Cette disposition est l’ouvrage de Dieu seul, et plus elle est contraire à la nature et à l’inclination humaine, plus elle témoigne la malignité de celui qui veut vaincre de cette manière. C’est ainsi que les rochers brisent les flots qui viennent tondre sur eux. C’est ainsi que les plus grands saints se sont le plus signalés par leur courage, et ont triomphé par leur douceur de la victoire de leurs ennemis. Vous n’avez point besoin pour cela d’un grand effort, ni d’un grand travail. Dieu met lui-même la victoire entre vos mains, et il veut que vous la remportiez non par la difficulté d’un combat, mais par la facilité de la patience. Ne vous préparez donc point à résister à votre ennemi, et cela seul vous fera gagner la victoire. Ne combattez point contre ceux qui vous attaquent, et vous en serez vainqueur. C’e st là sans doute le moyen le plus facile et le plus assuré, pour vous mettre au-dessus de vos adversaires. Pourquoi vous déshonorez-vous vous-même, en donnant lieu à votre ennemi de dire que vous ne l’avez vaincu qu’avec grand-peine ? Qu’il admire plutôt votre vertu, qu’il soit surpris de votre courage, que votre constance l’étonne, et qu’il dise à tout le monde que vous l’avez vaincu sans le combattre. C’est ainsi que Joseph, ce grand patriarche, qui a toujours souffert avec constance les injures qu’on lui faisait, a été loué comme étant toujours demeuré victorieux. Il n’opposa à l’envie de ses frères, et aux impostures de cette malheureuse Égyptienne, que la fermeté de sa patience. Et ne nie dites point qu’on le vit traîner une vie misérable dans une prison, pendant que son accusatrice demeurait dans un palais. Voyons plutôt lequel des deux a l’avantage, et lequel des deux a été renversé ou est demeuré ferme. Cette femme est vaincue premièrement par son impudicité, et ensuite par la chasteté de ce saint homme ; et Joseph est victorieux, et de cette infâme, et de cette passion si dangereuse qu’elle s’efforçait d’allumer en lui. Considérez ce que dit cette Égyptienne, et jugez vous-même si ses paroles ne font pas voir clairement qu’elle est vaincue : : « Vous nous avez fait venir », dit-elle, « un scélérat pour nous insulter ». (Gen 39,14) insensée que vous êtes ! Ce n’est point Joseph, c’est le démon qui vous insulte, lorsqu’il vous a fait croire que vous pourriez corrompre Joseph et fléchir la fermeté de son cœur. Ce n’est point votre mari qui vous a amené ce jeune homme pour vous tendre un piège, c’est le démon qui se joue de vous par ses artifices, et qui vous inspire ce détestable dessein. Que fait donc Joseph, mes frères, dans ce tumulte et dans ces accusations ? lise tait ; il demeure dans le silence, et se laisse con damner comme fait ici Jésus-Christ dont il était la figure. Mais cependant, dites-vous, vous ne pouvez pas nier que Joseph ne soit dans une prison, et cette femme dans une maison magnifique. Qu’importe où soit l’un et l’autre ; puisque Joseph est couronné de gloire dans la prison, et que cette femme est plus malheureuse dans une maison superbe que ceux qui languissent au fond d’un cachot ? Mais ne jugeons pas par cela seul de leur victoire. Jugeons-en par l’événement des choses. Qui des deux a réussi dans son dessein ? N’est-ce pas celui qui est dans les fers, et non celle qui est dans cette magnificence et dans ce luxe ? L’un a désiré de garder sa chasteté ; l’autre s’est efforcée de la corrompre. Qui des deux a fait ce qu’il désirait ? Est-ce celui qui a souffert si généreusement l’injure, ou celle qui l’a faite si injustement ? C’est donc Joseph, mes frères, qui est demeuré le vainqueur. Ayons du zèle pour ces heureuses victoires ; et mettons notre gloire à souffrir avec courage. Fuyons avec horreur ces avantages, qui sont le fruit de l’injustice et le prix de la violence. C’est ainsi que nous trouverons en ce monde la paix, et la gloire en l’autre, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.