‏ Matthew 3

HOMÉLIE X.

« EN CE TEMPS-LA JEAN-BAPTISTE VINT PRÊCHER AU DÉSERT DE LA JUDÉE EN DISANT : FAITES PÉNITENCE, CAR LE ROYAUME DES CIEUX EST PROCHE », ETC. (CHAP. 3,1, JUSQU’AU VERSET 7)

ANALYSE.

  • 1. Pourquoi le Christ se fait baptiser à l’âge de trente ans. 2. Saint Jean et son Baptême.
  • 3. Accord de saint Jean-Baptiste et du prophète Isaïe.
  • 4. Genre de vie de saint Jean-Baptiste.
  • 5. La pénitence et les délices.
  • 6. Saint Chrysostome exhorte son peuple à la vie réglée, à la pénitence, à la patience dans les afflictions.

1. Quel est ce temps dont parle l’Évangéliste ? Car il ne marque pas le temps auquel Jésus étant encore enfant vint à Nazareth, puisque saint Jean ne vint que près de trente ans après, comme saint Luc le témoigne. Comment donc l’Évangéliste dit-il, « en ce temps-là ? » L’Écriture se sert d’ordinaire de cette manière de parler, non seulement lorsqu’elle joint une histoire à une autre qui l’avait immédiatement précédée, mais encore lorsqu’elle parle de choses qui ne sont arrivées que longtemps après. C’est ainsi que, Notre-Seigneur étant assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples l’interrogèrent touchant la captivité de Jérusalem, et son dernier avènement, deux choses, vous le savez, très-éloignées l’une de l’autre. Et néanmoins après que Jésus-Christ eut achevé de leur parler de la destruction de Jérusalem, en passant du premier sujet au second, il dit : « Alors » il arrivera, etc, ne voulant pas dire que ces deux événements se suivraient sans intervalle, mais seulement que le dernier arriverait en son temps. C’est dans le même sens qu’on doit prendre ici ces paroles : « En ce temps-là », par lesquelles l’Évangéliste n’entend nullement exprimer la succession non interrompue des deux événements ; mais seule-ment distinguer le temps du second d’avec celui du premier.

Pourquoi Jésus-Christ laisse-t-il passer trente ans avant que de se faire baptiser ? C’est parce qu’après son baptême, il devait anéantir la loi. Il voulut d’abord s’y assujettir entièrement, et l’accomplir avec exactitude jusqu’à l’âge de trente ans, âge qui comporte tous les péchés que l’homme peut commettre, afin qu’on ne pût pas dire qu’il avait aboli la loi, parce qu’il n’avait pu l’accomplir. Car tout âge n’est pas attaqué par toutes sortes de vices. Les premières années de la vie sont remplies d’imprudence et de faiblesse d’esprit. L’âge un peu plus avancé, est plus sujet aux plaisirs et aux passions : et le reste de la vie est principalement exposé à l’avarice. C’est pour ce sujet que Jésus-Christ attend jusqu’à trente ans ; qu’il passe par la suite de tous les âges, en y accomplissant la loi très exactement ; et qu’il vient enfin au baptême, dernière observance qui doit compléter sa soumission à la loi antique. Je dis que le baptême était la dernière prescription légale qui lui restât à remplir, et j’en trouve la preuve dans ce qu’il dit lui-même à saint Jean : « Il faut que nous accomplissions ainsi toute la justice ; » comme s’il disait : Nous avons jusqu’ici accompli tout ce qui est commandé par la loi, sans violer la moindre de ses prescriptions. Il ne reste plus que cette seule satisfaction à lui accorder, il faut donc encore nous y soumettre afin d’accomplir ainsi toute justice. Car Jésus-Christ appelle ici « justice », l’accomplissement de toutes les ordonnances légales. C’est donc pour cette raison, comme nous venons de le faire voir, que Jésus-Christ vient aujourd’hui recevoir le baptême.

Mais d’où est venue l’institution de ce baptême ? Car saint Luc marque clairement que le fils de Zacharie ne l’a pas établi de lui-même, mais par le mouvement de Dieu:« Dieu », dit cet Évangéliste, « fit entendre sa parole, c’est-à-dire son ordre, à Jean fils de « Zacharie. » (Luc 3,2) Et saint Jean dit de lui-même : « Celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, m’a dit : Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, est celui qui baptise par le Saint-Esprit. » (Jn 1,23)

Pourquoi donc Dieu l’envoie-t-il baptiser ? Il nous le déclare lui-même, lorsqu’il dit : « Pour moi je ne le connaissais pas ; mais je suis venu baptiser dans l’eau, afin qu’il soit connu dans Israël. » (Id 31) Mais si c’était là l’unique cause de son baptême, pourquoi saint Luc dit-il : « Que Jean vint dans tout le pays proche du Jourdain, prêchant le baptême de pénitence pour la rémission des péchés ; » quoique ce baptême ne donnât pas la rémission des péchés, qui était réservée à celui, que Jésus-Christ a institué depuis ? Car c’est en ce second baptême, que nous avons été ensevelis avec Jésus-Christ, et que notre vieil homme a été crucifié avec lui, et avant la croix de Jésus-Christ, il n’y a point eu de rémission des péchés, grâce qui est toujours attribuée au sang du Sauveur, comme saint Paul l’assure par ces paroles : « Vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés (1Co 6,11), e non par le baptême de Jean : « mais au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par l’esprit de notre Dieu. » Et le même apôtre dit ailleurs : « Jean a prêché le baptême de la « pénitence. » Il ne dit pas de la rémission des péchés, « afin qu’on crût en celui qui devait venir après lui. » (Act 13,24) Car, avant que l’hostie eût été offerte, que le Saint-Esprit fût descendu, que le péché eût été payé, l’inimitié entre Dieu et les hommes détruite, la malédiction levée, comment la rémission eût-elle pu avoir lieu ?

2. Pourquoi donc l’Évangéliste dit-il, « pour la rémission des péchés ? » Les Juifs avaient le cœur si dur, qu’ils n’avaient pas même le sentiment de leurs péchés. Leur aveuglement était tel, que, plongés dans les plus grands désordres, ils ne laissaient pas de se croire justes. C’est ce qui a été la principale cause de leur perte, et ce qui les a le plus empêchés d’embrasser la foi. Saint Paul leur fait ce reproche, lorsqu’il dit : « Qu’ayant ignoré la justice de Dieu, et cherchant à établir leur propre justice, ils n’ont pas été soumis à celle de Dieu. » (Rom 10,3) Et ailleurs : « Que dirons-nous donc, sinon que les Gentils qui ne cherchaient point la justice, ont trouvé et embrassé la justice, et que les Juifs au contraire qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point parvenus à la loi de la justice ? Pourquoi cela ? Parce qu’ils ne l’ont pas recherchée par la foi, mais comme s’ils eussent pu y parvenir par les œuvres de la loi. » (Rom 19,30)

Comme c’était là la source de tous les maux des Juifs, saint Jean vient principalement pour les faire rentrer en eux-mêmes, et pour les rappeler à la connaissance de leurs fautes. Sa vie même et son vêtement prêchait la pénitence, et s’accordait parfaitement avec sa prédication, puisqu’il ne leur disait autre chose que ces paroles : « Faites de dignes fruits « de pénitence. » (Mat 3,8) Saint Paul nous enseigne que ce qui a éloigné les Juifs de Jésus-Christ, c’est de n’avoir pas voulu reconnaître et condamner leurs péchés. Comme le souvenir et le regret de leurs fautes était le plus puissant aiguillon qui pût les porter à désirer un Sauveur, c’est pourquoi Jean vient au monde pour les faire entrer dans une disposition si sainte. Il les exhorte d’avoir recours à la pénitence, non pas pour être punis de leurs crimes, mais afin que leur pénitence les rendant plus humbles, et que s’accusant eux-mêmes de leurs désordres, ils se hâtassent de courir au pardon que Dieu leur offrait. C’est ce que l’Évangile marque très-exactement. Car après avoir dit : « Qu’il était venu prêcher le baptême de la pénitence dans le « désert de la Judée. » (Luc 3,3) Il ajoute aussitôt : « Pour la rémission des péchés ; » comme s’il disait, qu’il est venu pour les exhorter à confesser leurs péchés, et à en faire pénitence, non pas pour les en punir, mais pour leur en faire recevoir plus aisément la rémission. Car s’ils ne se fussent point condamnés eux-mêmes, ils n’eussent point eu recours à la grâce ; et ne cherchant point la grâce du Sauveur, ils n’eussent pu obtenir la rémission de leurs péchés. Le baptême de saint Jean était donc une préparation à celui de Jésus-Christ. Et c’est pour ce sujet que l’Évangile ajoute : « Afin qu’ils crussent en celui qui devait venir après lui », marquant ainsi une autre raison du baptême qu’il prêchait. Car il n’eût pas été convenable que saint Jean allât de maison en maison mener Jésus-Christ comme par la main, et exhorter chacun en particulier de croire en lui ; mais il fallait qu’en présence de tout le monde et à la vue de tous, cette voix de tonnerre descendît du ciel, et que tout le reste s’accomplît comme il l’a été. C’est donc dans ce dessein que Jean est venu baptiser. Car la réputation de celui qui baptisait, et le sujet pour lequel il le faisait, attirait en foule tout le peuple au Jourdain, comme à un théâtre célèbre. Il commence par réprimer leur orgueil. Il leur persuade de ne point avoir des sentiments élevés d’eux-mêmes : et il leur représente qu’ils s’exposent aux plus grands supplices, s’ils ne font une prompte pénitence, et si, renonçant à cette vanité qu’ils tiraient d’être sortis d’Abraham et de leurs autres aïeux, ils ne recevaient de tout leur cœur la grâce de Jésus-Christ.

Il leur parlait en un temps où non seulement la grandeur, mais encore la présence de Jésus-Christ était cachée aux hommes, et quelques-uns même le croyaient mort et enveloppé dans ce massacre de Bethléem. S’il se montra dès l’âge de douze ans dans le temple, ce ne fut que pour un moment, et il rentra aussitôt dans sa vie obscure et cachée. Il avait donc besoin pour se faire connaître sur la terre d’un début éclatant, et qui fît beaucoup de bruit. C’est dans ce dessein que saint Jean commence à leur dire clairement des choses que jamais les Juifs n’avaient entendues des prophètes, ni d’aucune autre personne. Il ne leur parle plus comme on avait toujours fait, d’un bonheur terrestre et passager. Il leur annonce le royaume des cieux et par ce royaume il marque le premier et le second avènement de Jésus-Christ.

Mais d’où vient qu’il parlait ainsi aux Juifs, puisqu’ils ne comprenaient pas ce qu’il disait ? Saint Jean répondrait ainsi lui-même à cette demande : Je leur parle de ce qu’ils ne comprennent pas, afin que l’obscurité même de ce que je leur dis les réveille, et les porte à rechercher celui que je leur annonce. Nous voyons aussi qu’il a tellement tâché de les animer et de relever leurs espérances, que les publicains et les soldats même venaient lui demander ce qu’ils devaient faire pour régler leur vie : ce qui fait bien voir qu’ils s’étaient déjà dégagés des soins de la terre, qu’ils jetaient la vue sur des biens plus grands, et qu’ils s’occupaient l’esprit de ce qui devait arriver un jour. Car tout ce qu’ils voyaient dans saint Jean et tout ce qu’ils lui entendaient dire, les portait à des sentiments plus purs et plus élevés.

Représentez-vous, je vous prie, quel étrange prodige c’était de voir paraître tout d’un coup sur le bord du Jourdain un homme qui venait de passer trente années dans le fond d’un désert, qui était fils d’un pontife, qui s’était toujours privé des choses les plus nécessaires à la vie et qui, admirable en toutes choses, était encore recommandable par le témoignage et par l’éloge du prophète Isaïe qui semblait dire clairement : Voilà celui que je vous ai prédit il y a si longtemps et que je vous ai marqué comme devant crier et prêcher dans le désert. Les prophètes avaient pris le soin d’annoncer si exactement tout ce qui se devait faire alors, qu’ils ne s’étaient pas contentés de parler du Maître, mais qu’ils avaient dit même beaucoup de siècles auparavant quel devait être son précurseur, qu’ils n’avaient pas seulement marqué sa personne, mais même le lieu où il devait demeurer, la prédication qu’il devait faire et le fruit qu’elle devait produire parmi le peuple.

3. « C’est lui dont il a été dit parle prophète Isaïe. On entendra dans le désert la voix de celui qui crie : Préparez la voie du Seigneur, rendez droits ses sentiers. » Il est bon de considérer le rapport qui se trouve sinon dans les paroles, du moins dans les pensées d’Isaïe et de saint Jean. Isaïe dit de saint Jean que lorsqu’il viendra il criera : « Préparez la voie du Seigneur, rendez droits ses sentiers. » (Isa 40,3) Et saint Jean disait : « Faites de dignes fruits de pénitence. » (Luc 3,8) Vous le voyez, et la prédiction d’Isaïe et la prédication de Jean montraient une seule et même chose, savoir : que Jean était le précurseur du Messie et qu’il lui préparerait la voie, non en donnant la grâce et en remettant les péchés ; mais en disposant les cœurs à recevoir le Seigneur et le Dieu de l’univers.

Saint Luc va plus loin, il ne se contente pas de rapporter seulement le commencement de la prophétie, il y ajoute encore la suite : « Toute vallée », dit-il, « sera remplie, et toute montagne et toute colline sera abaissée. Les chemins tortus deviendront droits, et les raboteux seront aplanis et tout homme verra le Sauveur envoyé de Dieu. »(Luc 3,5) Voyez-vous comme le prophète embrasse tous les événements, et le concours du peuple, et l’heureux changement qui devait s’opérer, et la facilité de la doctrine, et la cause qui devait tout mettre en mouvement ? Isaïe s’exprime allégoriquement à la manière des prophètes. Car en disant : « Que toute vallée sera remplie et « que toute montagne et toute colline sera abaissée, et que les chemins tortus deviendront droits et que les raboteux seront aplanis (Luc 3,5) », il montre les humbles élevés, les grands abaissés, et, les rigueurs et les difficultés de la loi ancienne cédant à la douceur et à la facilité de la loi de l’Évangile. Ce ne sont plus, dit-il, les peines et les travaux qu’on vous présente, mais on vous offre la grâce et la rémission des péchés, qui vous donnera une grande facilité pour acquérir le salut. Et pour marquer la cause de ces grands biens, il ajoute aussitôt : « Et toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu. » « Toute chair », dit l’Évangéliste ; ce ne sont plus seulement les juifs, ni les prosélytes qui le verront, mais la terre et la mer, et généralement tous les hommes. Il entend par ces « chemins tortus, » tout ce qu’il y a de corrompu parmi les hommes, les publicains, les prostituées, les voleurs et les magiciens, qui égarés auparavant ont marché ensuite par un chemin droit. C’est ce que le Fils de Dieu a marqué lui-même, lorsqu’il a dit aux Juifs : « Les publicains et les femmes perdues, vous précéderont dans le royaume des cieux. » (Mat 21,31)

Le Prophète dit la même chose par une autre expression : « Alors », dit-il, « les loups et les agneaux viendront paître ensemble. » (Isa 65,25) De même que par ces vallées remplies, par ces collines abaissées, le Prophète a voulu nous marquer l’anomalie des mœurs des hommes changée dans l’uniformité de la vie évangélique, de même par ce passage où il fait paître ensemble les bêtes du caractère le plus opposé, il veut encore nous faire entendre que les mœurs et les habitudes des hommes les plus différentes se réuniront dans la paix et l’harmonie d’une même charité. Et Isaïe montre quelle sera la cause de cette réunion, en disant : « On verra alors celui qui doit être le Prince des nations, et les nations espéreront en lui. » (Isa 11,40) C’est encore la même pensée qu’il exprime après par ces autres termes : « Et toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu. » (Isa 25,40) Il fait voir par toutes ces paroles que la connaissance et la vertu de l’Évangile se répandront jusqu’aux extrémités du monde, retirant les hommes de la brutalité de leurs mœurs, amollissant la dureté de leurs cœurs et leur communiquant la douceur et la simplicité des enfants de Dieu.

4. « Or Jean avait un habillement de poils de chameau, une ceinture de cuir autour de ses reins, et pour son manger des sauterelles et du miel sauvage. » Vous voyez comme les prophètes ont dit certaines choses et qu’ils ont laissé aux Évangélistes à dire les autres. Saint Matthieu commence donc par les paroles du Prophète et parle ensuite lui-même, et il n’a pas cru inutile de décrire le vêtement du saint Précurseur. C’était en effet une chose admirable, étonnante, de voir que le corps d’un homme fût capable de supporter une vie si dure. Aussi était-ce ce qui attirait le plus les Juifs ; ils voyaient revivre en saint Jean le grand prophète Élie, et dans le spectacle qu’ils avaient sous les yeux la mémoire vénérée de ce bienheureux des anciens âges.

La vie même de Jean leur paraissait encore plus admirable. Car Élie allait dans les villes et dans les maisons, et il y trouvait de quoi se nourrir, au lieu que celui-ci avait vécu dans le désert depuis le berceau. Il fallait que le précurseur de Celui qui devait détruire tout l’ancien état de l’homme, la peine, la malédiction, les travaux et la douleur, portât par avance sur lui-même quelques marques de cette grâce nouvelle, et qu’il parût déjà élevé au-dessus des choses auxquelles les hommes avaient été premièrement condamnés. C’est pourquoi il ne travaille point à la terre ; il ne l’ouvre point avec la charrue, il ne mange point son pain à la sueur de son visage, mais il trouve une nourriture sans préparation, un habillement moins recherché que la nourriture et une demeure encore plus aisée que l’un et l’autre. Il n’avait besoin ni de maison, ni de lit, ni de table, ni d’aucune chose semblable. Il faisait éclater dans un corps mortel une vie tout angélique.

Il avait un habit de poil de chameau, pour apprendre aux hommes par son vêtement même à mépriser tout ce qui est humain, à n’avoir rien de commun avec la terre, mais à retourner à cette première noblesse dont le premier homme a joui durant son état d’innocence, avant qu’il fût obligé d’avoir le soin de la nourriture et du vêtement. Ainsi son vêtement était un symbole et de royauté et de pénitence tout ensemble.

Après cela, ne me demandez point où il pouvait avoir pris dans le fond d’un désert cet habit de poil et cette ceinture. Si vous vous arrêtez à ces sortes de questions, vous en ferez encore une infinité d’autres ; comment il a pu dans ce désert supporter les rigueurs de l’hiver et les ardeurs de l’été, surtout avec un corps et dans un âge encore tendres ; comment une complexion si délicate a pu résister aux incommodités de toutes les saisons, s’accommoder d’une nourriture si nouvelle et souffrir mille autres difficultés qui se rencontrent dans le désert ?

Où sont maintenant ces philosophes grecs qui, par une imagination si fausse et si vaine, considèrent comme quelque chose de grand l’impudence d’un cynique ? Quelle est cette belle vertu de s’enfermer pour un temps dans un tonneau et de se répandre ensuite dans toute sorte de luxe ? de s’orner de bagues de prix, de se faire servir par de jeunes garçons et de jeunes filles, de se faire environner d’une pompe magnifique et de s’abandonner, sous prétexte qu’on est philosophe, dans deux excès si contraires ? Saint Jean-Baptiste ne s’est point conduit de cette sorte. Il est demeuré dans le désert comme dans un ciel. Il y a excellé en toutes sortes de vertus, et il a passé du désert dans les villes comme un ange qui viendrait du ciel sur la terre. Il a paru comme un athlète de piété, comme un homme qui méritait d’être couronné aux yeux de toute la terre, comme, un véritable philosophe qui faisait profession d’une philosophie digne du ciel. Et il a été si excellent et si admirable en un temps où le péché n’était pas encore détruit, ni la loi abolie, ni la mort vaincue ; lorsque les portes de l’enfer n’avaient pas encore été brisées et que le démon régnait encore dans le monde. Tant il est Vrai qu’il n’y a rien d’impossible à une âme forte et généreuse, qui entreprend tout avec ardeur et qui s’élève au-dessus de tous les obstacles qu’elle rencontre. Enfin, il s’est conduit dans l’Ancien Testament, comme saint Paul s’est conduit dans le Nouveau. L’Évangile marque que ce saint portait une ceinture, parce que c’était alors la coutume de nos pères, avant que la mollesse de nos temps eût dégénéré en ces sortes d’habits d’aujourd’hui qui nous font rougir de leur luxe et de, leur délicatesse. On voit par les Actes que saint Pierre et saint Paul usaient de ceintures, selon qu’il est dit du dernier : « Les Juifs lieront celui à qui est cette ceinture. » (Act 12,8 ; 21,41) Élie même en a porté une, comme aussi tous les autres saints, parce qu’ils travaillaient sans cesse, ou qu’ils faisaient des voyages, ou qu’ils s’appliquaient à quelque autre travail utile ou nécessaire à la vie. Ils affectaient de porter une ceinture, pour retrancher de leurs habits toute la vanité et l’orgueil, et pour témoigner à tout le monde qu’ils faisaient profession d’une vie dure et austère. Aussi Jésus-Christ loue particulièrement saint Jean de l’austérité de son habit : « Qu’Êtes-vous allés voir dans le désert », dit-il aux Juifs ? « un homme vêtu avec mollesse ? Ceux qui sont vêtus magnifiquement et qui vivent dans les délices demeurent dans les palais des rois. » (Luc 7,25)

Si donc, mes frères, un homme dont toute la vie a été si sainte, qui était plus pur que le ciel même, le plus excellent des prophètes, le plus grand de tous les hommes, et qui s’approchait do Dieu avec tant de liberté et de confiance, ne laisse pas néanmoins de souffrir tant de travaux, de mépriser si hautement les délices et de passer toute sa vie dans les rigueurs et dans les austérités, comment pourrons-nous, nous autres, excuser notre délicatesse, puisqu’après tant de grâces que nous avons reçues, après tant de péchés qui nous accablent, nous n’imitons pas la moindre partie de sa pénitence ? Nous nous plongeons dans les festins et dans les excès de table ; nous recherchons les plus excellents parfums ; nous nous habillons comme ces femmes perdues qui montent sur le théâtre ; et, dans Cette mollesse générale à laquelle nous nous abandonnons, nous ouvrons cent portes au démon afin qu’il entre dans notre âme et s’en rende maître.

5. « Alors ceux de Jérusalem, de toute la Judée, et de toute la contrée, des environs du Jourdain venaient à lui, et confessant leurs péchés, ils étaient baptisés par lui dans le Jourdain. » Vous voyez par là quelle force avait la présence de ce saint homme, combien de peuples il s’attirait de toutes parts, et comment il les faisait rentrer en eux-mêmes et se souvenir de leurs péchés. Car c’était un miracle de voir un homme dans un tel habit, qui parlait avec tant de liberté ; qui reprenait tous les hommes comme des enfants ; et dont le visage même rayonnait de l’éclat d’une grâce tout extraordinaire.

Mais ce qui redoublait encore, leur admiration, c’est qu’il y avait fort longtemps qu’ils n’avaient vu de prophète, car cette grâce leur avait été retirée, et elle apparaissait de nouveau après une longue disparition, c’était encore la prédication de saint Jean qui était nouvelle et fort différente de celle des autres prophètes. II ne prédisait point comme eux des guerres, des combats, des victoires ; ni ces autres fléaux de Dieu, la peste et la famine ; les irruptions de Babylone et de la Perse ; la captivité de leur ville, ni rien de semblable. Il ne parlait que du ciel, que d’un royaume sans fin, et des supplices de l’enfer.

Le souvenir du massacre encore récent des factieux qui s’étaient rassemblés autour de Judas et de Theudas dans le désert, n’empêchait pas cette foule d’hommes de quitter les villes et les bourgades pour courir aux prédications du nouveau prophète. C’est que les discours de Jean étaient bien différents de ceux de ces imposteurs ; il ne portait ceux qui l’approchaient ni à usurper la royauté, ni à la révolte, ni à des entreprises nouvelles ; mais il ne pensait qu’à les faire entrer dans le royaume du ciel. Il ne les retenait point auprès de lui, il ne les emmenait point dans le désert, mais après les avoir baptisés et instruits de la plus haute sagesse, il les renvoyait chez eux. Il ne leur apprenait qu’à mépriser tout ce qui est de la terre, qu’à désirer les biens éternels, et à les rechercher chaque jour avec plus d’ardeur.

6. Tâchons, mes frères, d’imiter ce Saint ; renonçons à toute sorte d’excès et de débauches, et réduisons-nous à une vie sobre et tempérante. Voici le temps solennel de la pénitence qui approche, tant pour ceux qui ont été baptisés, que pour les catéchumènes : pour les baptisés, afin qu’ayant fait pénitence ils soient reçus à la participation des mystères sacrés ; pour les catéchumènes, afin que les taches de leurs péchés étant effacées par les eaux du baptême, ils approchent de la table du Seigneur avec une conscience pure. Quittons donc nos débauches et nos dissolutions. Car les larmes de la pénitence, et les plaisirs du corps ne peuvent s’accorder ensemble. Que la vie de saint Jean-Baptiste, son habit, son manger, et sa demeure, nous servent d’instruction et d’exemple.

Mais quoi, me direz-vous, voulez-vous nous obliger à mener une vie si austère et si pénible ? Je ne vous y oblige pas absolument, mais je vous conseille et vous exhorte do l’embrasser. Que si vous ne pouvez pas la suivre, faites au moins paraître des actions, de pénitence en demeurant dans les villes. Car le jugement est proche, et, quand il serait éloigné, on ne devrait pas vivre avec moins de crainte, puisque la fin particulière de chacun de nous nous tient lieu de la fin générale du monde. Mais pour vous montrer qu’il est proche, et à notre porte, écoutez saint Paul qui dit : « La nuit est avancée et le jour approche. » (Rom 3,12) Et en un autre endroit : « Celui qui doit venir viendra et ne tardera point. » (Heb 10,37)

Il est certain que, nous voyons déjà presque arrivés les signes qui semblent comme appeler ce jour-là. « Cet Évangile », dit le Fils de Dieu, « sera prêché par tout le monde en témoignage « à toutes les nations. » (Mat 24,44) Comprenez bien cette parole : l’auteur sacré ne dit pas que le dernier jour viendra lorsque l’Évangile aura été « cru », mais prêché par toute la terre. Quant à ce terme : « En témoignage », il signifie pour l’accusation, pour la conviction, et pour la condamnation de tous ceux qui n’auront pas cru. Nous entendons ces paroles, nous voyons ces signes, et néanmoins nous sommeillons toujours, tout occupés à considérer des fantômes, comme si nous étions assoupis dans l’obscurité d’une nuit profonde. Sont-elles, en effet, autre chose que des fantômes les choses de la vie présente, heureuses ou malheureuses ?

Commencez donc, je vous prie, à vous réveiller. Ouvrez les yeux pour regarder le soleil de justice. Celui qui dort, ne peut voir le soleil, ni réjouir ses yeux par la beauté de ses rayons. S’il voit quelque chose, il ne le voit qu’en songe. C’est pourquoi nous avons grand besoin de la confession, de la pénitence, et de beaucoup de larmes ; tant parce que nous ne sommes point touchés de regrets lorsque nous péchons, que parce que nous commettons de grands péchés, des péchés qui ne méritent point de pardon. Plusieurs de ceux qui m’entendent, savent que ce que je dis est véritable. Toutefois bien que nos crimes ne méritent point de pardon, ne laissons pas de faire pénitence, et nous recevrons la couronne.

La pénitence dont je parle, ne consiste pas seulement à s’abstenir du mal que l’on faisait, mais ce qui est encore meilleur, à faire de bonnes œuvres. « Faites », dit saint Jean-Baptiste, « de dignes fruits de pénitence. » (Mat 3,8) Et comment les ferons-nous ? Si nous faisons des actions contraires aux péchés passés. Par exemple, vous avez pris le bien d’autrui ; donnez désormais de votre bien propre. Vous avez vécu longtemps dans la fornication ; abstenez-vous même de votre femme durant le temps que l’Église ordonne de s’en séparer, et exercez-vous à la continence. Avez-vous médit de votre prochain, lui avez-vous fait violence en sa personne ? Bénissez désormais ceux qui médiront de vous, et rendez de bons offices pour les violences qu’on’ vous aura faites. Car pour nous guérir, il ne suffit pas de tirer le fer de la plaie, il faut encore appliquer des remèdes sur le mal. Avez-vous fait des excès de bonne chair et de vin ? Jeûnez et buvez de l’eau, et travaillez à retrancher la corruption qui vous en est demeurée. Avez-vous regardé la beauté d’une femme avec des yeux impudiques ? Ne voyez plus désormais aucunes femmes, afin que vous soyez plus en sûreté. « Abstenez-vous du mal », dit l’Écriture, « et faites le bien ; défendez à votre langue de parler mal, et à vos lèvres de dire des paroles trompeuses. » (Psa 34,12)

Mais quel est ce bien, dites-vous, que vous nous ordonnez de faire ? « Cherchez la paix », ajoute le Prophète, « et poursuivez-la. » (Id) Je n’entends pas seulement cette paix qui est avec les hommes ; mais celle que nous devons avoir avec Dieu. Et c’est avec grande raison que le Prophète nous commande de la poursuivre, puisqu’elle a été comme chassée et bannie du monde et, qu’ayant quitté la terre, elle est retournée au ciel. Mais nous pouvons encore l’en faire descendre et la rappeler ici-bas, si nous voulons renoncer pour jamais à la colère, à la vanité, à l’orgueil et à toutes les autres passions semblables, qui sont comme autant d’obstacles à la paix ; pour vivre ensuite dans la modération et la pureté. Car il n’y a rien de plus dangereux que l’audace et que la colère. Cette passion rend les hommes tout ensemble orgueilleux et serviles, odieux et ridicules, et devient ainsi la source de deux vices contraires, l’arrogance et l’adulation. C’est pourquoi si nous nous guérissons de cet emportement de la colère, nous pourrons alors être humbles sans abaissement et élevés sans présomption. L’excès de nourriture produit la mauvaise mixtion des humeurs dans le corps humain, et lorsque les éléments dont celui-ci se compose ont cessé d’être en harmonie, il s’ensuit des maladies graves qui amènent la mort : eh bien t le même phénomène se remarque aussi dans nos âmes.

7. Retranchons pour jamais, mes chers frères, et rejetons cette intempérance de notre âme. Prenons le breuvage salutaire d’une modération sainte, et demeurons toujours dans une vie égale et bien réglée. Appliquons-nous à la prière avec persévérance, et quoique nous ne recevions pas aussitôt de Dieu ce que nous lui demandons, ne laissons pas de le lui demander toujours, afin que nous méritions enfin de le recevoir. Le dessein de Dieu n’est pas de différer à nous accorder ce que nous lui demandons ; et s’il le fait quelquefois, c’est par un artifice de son amour, pour nous rendre plus assidus auprès de lui, et plus attachés à la prière. Il use de ces délais, et souvent même il permet qu’il nous arrive des tentations et des maux, pour nous obliger à avoir sans cesse recours à lui et à demeurer en lui comme dans notre asile.

Nous voyons tous les jours un exemple de cette conduite dans les pères et les mères qui ont le plus de tendresse pour leurs enfants. Lorsqu’ils voient qu’ils quittent leur compagnie pour aller jouer avec les enfants de leur âge, ils commandent à leurs serviteurs de leur représenter des choses qui les étonnent et qui les épouvantent : afin que cette frayeur même les oblige de s’aller jeter entre les bras de leur mère. Ainsi Dieu nous menace souvent des plus grands maux, non pour nous les faire souffrir, mais pour nous obliger à nous jeter dans son sein. Et lorsqu’il voit que nous sommes revenus à lui, il dissipe aussitôt toutes ces craintes. Si nous avions assez de force pour nous conduire avec autant de sagesse dans la prospérité que dans l’adversité, nous n’aurions aucun besoin de ces épreuves.

Mais pourquoi m’arrêté-je à parler de nous, puisque nous voyons que les plus grands saints ont tiré de très-grands avantages de l’affliction ? David dit de lui-même : « Il m’est bon, Seigneur, que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne vos commandements. » (Psa 119,71) Le Sauveur dit à ses disciples : « Vous aurez des afflictions dans le « monde. » (Jn 16,33) Saint Paul marque expressément qu’il a passé par cette épreuve lorsqu’il dit : « Dieu a permis que je ressentisse dans ma chair un aiguillon qui est l’ange à de Satan qui me donne des soufflets. » (2Co 12,7) C’est pour ce sujet qu’il a prié le Seigneur par trois fois, afin que cette tentation le quittât ; mais Dieu ne l’exauça pas, parce qu’il tirait un grand avantage de ces épreuves.

Si nous jetons les yeux sur la vie du saint prophète David, nous trouverons que sa vertu a été toujours plus éclatante dans les périls. Il est aisé aussi de remarquer la même chose dans les autres saints. Jamais la piété du saint homme Job n’a été plus brillante que lorsqu’il a été le plus affligé. Joseph ne fut jamais plus agréable à Dieu que lorsqu’il était le plus persécuté ; Isaac son père, et Abraham, et tous ces autres grands saints ont toujours été plus glorieux dans les maux, et ils s’en sont servis pour mériter de plus brillantes couronnes.

Considérons ceci, mes Frères, et selon l’avis du Sage, ne soyons point impatients : « Et ne nous hâtons point au temps de la tentation (Sir 2,2) ; » mais travaillons à souffrir tout courageusement sans nous agiter l’esprit par des demandes et des réflexions inutiles, et sans raisonner sur, les choses à venir. C’est à Dieu qui permet la tentation, de savoir quand elle doit finir ; mais c’est à l’homme qui est dans l’épreuve, à la souffrir avec une patience toujours égale, et avec de sincères actions de grâces. Lorsqu’on souffre de la sorte, les plus grands maux ne peuvent produire que de très grands biens.

Afin donc que notre vertu soit plus éprouvée en cette vie, et plus récompensée dans l’autre, supportons avec courage tout ce qui nous arrivera. Rendons grâces à Celui qui sait mieux que nous ce qui nous est utile ; et qui nous aime avec plus de tendresse que n’en ont les pères et les mères pour leurs enfants. Que la considération de cette sagesse et de cette bonté infinie de Dieu nous serve à enchanter tous nos maux et à étouffer toutes les impressions de la tristesse : afin que nous rendions gloire en toutes choses à Celui qui fait tout, et qui ménage tout pour notre salut. C’est ainsi que nous éviterons aisément toutes les embûches de notre ennemi, et que nous nous rendrons dignes de la couronne éternelle, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XI

« MAIS JEAN VOYANT PLUSIEURS DES PHARISIENS ET DES SADDUCÉENS QUI VENAIENT A SON BAPTÊME, IL LEUR DIT : RACE DE VIPÈRES, QUI VOUS A AVERTIS DE FUIR DEVANT LA COLÈRE, QUI EST PRÊTE A TOMBER SUR VOUS ? » ETC. (CHAP. 3,7, JUSQU’AU verset 12)

ANALYSE.

  • 1. Pourquoi Jésus-Christ, le juste par excellence, vient-il au baptême, confondu dans la foule des pécheurs ?
  • 2. Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; comment les Juifs sont-ils restés incrédules après avoir entendu venir du ciel cette voix miraculeuse ?
  • 3. La foi se passe de la vision. — L’Esprit-Saint n’est pas moindre que le Christ. – Le Christ abroge le baptême et la pâque des Juifs.
  • 4. et 5. Un chrétien doit mépriser tous les biens du monde comme indignes et rendre sa vie conforme à sa foi.

1. Le Seigneur, mes frères, vient se faire baptiser avec des esclaves, et le juge avec des criminels. Mais que cette humilité d’un Dieu ne vous trouble point, car c’est dans ses plus grands abaissements, qu’il fait paraître sa plus grande gloire. Vous étonnez-vous que Celui qui a bien voulu être durant plusieurs mois dans le sein d’une vierge, et en sortir revêtu de notre nature, qui a bien voulu depuis souffrir les soufflets, le tourment de la croix, et tant d’autres maux auxquels il s’est soumis pour l’amour de nous, ait voulu aussi recevoir le baptême, et s’humilier devant son serviteur, en se mêlant avec la foule des pécheurs ? Ce qui doit nous surprendre, c’est qu’un Dieu n’ait pas dédaigné de se faire homme. Mais après ce premier abaissement, tout le reste n’en est qu’une suite naturelle.

Aussi saint Jean pour nous préparer à cette humiliation du Fils de Dieu, dit de lui auparavant, qu’il n’est pas digne de délier le cordon de ses souliers ; qu’il était le juge universel qu’il rendrait à chacun selon ses œuvres, et qu’il répandrait les grâces du Saint-Esprit sur tous les hommes, afin qu’en le voyant venir au baptême, vous ne soupçonniez rien de bas sous cette humilité. C’est dans ce même dessein que lorsqu’il le voit présent devant lui, saint Jean lui dit pour l’empêcher : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par vous, et vous venez à moi (14) ? » Comme le baptême de Jean était un baptême de pénitence, et qui portait ceux qui le recevaient à s’accuser de leurs péchés, saint Jean pour prévenir les Juifs, et les empêcher de croire que Jésus-Christ venait dans cette disposition à son baptême, l’appelle d’auparavant devant le peuple l’Agneau de Dieu, et le Sauveur qui devait effacer les péchés de tout le monde. Car Celui qui avait le pouvoir d’effacer tous les péchés du genre humain, devait à plus forte raison être lui-même exempt de péché. C’est pourquoi saint Jean ne dit pas : « Voilà celui qui est exempt de péché », mais ce qui est beaucoup plus : « Voilà celui qui porte sur soi, et qui ôte le péché du monde (Jn 1, 29) ; » afin que cette dernière vérité admise fît, à plus forte raison, admettre la première, et qu’on reconnût ainsi que c’était pour d’autres raisons que Jésus-Christ venait à ce baptême. C’est pour cela que saint Jean dit à Jésus lorsqu’il vient à lui : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par vous, et vous venez à moi ? » Il ne dit pas : Et vous voulez que je vous baptise ? Car il n’osait parler de la sorte ; mais seulement : « Vous venez à moi ? » Que fait donc Jésus-Christ en cette rencontre ? « Et Jésus répondant lui dit : Laissez-moi faire pour cette heure : car c’est ainsi qu’il convient que nous accomplissions toute justice (15). » Il agit avec saint Jean comme il agit depuis avec saint Pierre. Cet apôtre refusait de se laisser laver les pieds par son maître. Mais quand il eut entendu cette parole : « Vous ne comprenez pas maintenant ce que je fais, mais vous le comprendrez après. » (Jn 13,7) Et cette autre : « Vous n’aurez point de part avec moi (Ibid 8) ; » il cessa aussitôt de résister et il s’offrit même à faire plus qu’on ne lui avait demandé. De même lorsque saint Jean eut entendu ces paroles : « Laissez-moi faire maintenant : car c’est ainsi qu’il convient que nous accomplissions toute justice », il se résolut aussitôt de faire ce que Jésus lui commandait. Ces saints hommes n’étaient point opiniâtres ; mais ils montraient autant d’obéissance que d’amour, et ils n’avaient rien plus à cœur que de faire tout ce que leur commandait le maître.

Mais remarquez comment Jésus oblige Jean à le baptiser par les raisons mêmes pour lesquelles celui-ci ne croyait pas devoir le faire. Car il ne dit pas : « Il est juste », mais, « il convient. » Comme saint Jean croyait qu’il y avait de « l’inconvenance » à un serviteur de baptiser son maître, Jésus-Christ fait voir au contraire qu’il n’y en avait aucune. Vous hésitez, lui dit-il, à me baptiser, parce que vous le croyez contre la bienséance : c’est au contraire, parce que cela est dans la bienséance, que je viens recevoir votre baptême. Et il ne dit pas simplement « Laissez-moi faire », mais il ajoute : « maintenant. » Comme s’il disait Cela ne durera pas toujours : vous me verrez bientôt dans l’état où vous souhaitez de me voir ; mais maintenant, laissez-moi recevoir votre baptême.

Et pour marquer en quoi consistait cette bienséance, il ajoute : « Car c’est ainsi qu’il « faut que nous accomplissions toute justice. » La justice n’est autre chose qu’un parfait accomplissement de tous les commandements de Dieu. Comme nous avons, dit-il, accompli jusqu’ici tous ses ordres, et qu’il ne reste plus que ce dernier à exécuter, il faut nous en acquitter aujourd’hui. Je suis venu pour lever la malédiction où l’homme était tombé par la violation de la loi. Ainsi il faut que je commence par accomplir la loi parfaitement, afin que vous ayant délivrés de la condamnation, j’abolisse ensuite la loi même. C’est aussi pour cette raison que je me suis revêtu de votre chair, et que je suis venu en ce monde.

2. « Alors Jean ne lui résista plus (15). » « Et Jésus, après avoir été baptisé, ne fut pas plus tôt monté hors de l’eau, que les cieux lui furent ouverts ; et il vit l’Esprit de Dieu descendant en forme de colombe venant sur lui (16). » Les Juifs croyaient que saint Jean était beaucoup plus que Jésus-Christ, parce qu’il avait passé sa vie dans le désert ; qu’il était le fils d’un grand-prêtre ; qu’il portait un vêtement si austère ; qu’il appelait tout le monde à son baptême ; et enfin qu’il était né d’une mère stérile. Ils voyaient au contraire Jésus-Christ né d’une pauvre femme, dont le divin enfantement leur était entièrement inconnu. Ils savaient qu’il avait été élevé non dans le désert, mais dans une maison, comme les autres enfants, qu’il avait vécu au milieu des hommes, vêtu comme les autres, sans qu’il parût rien d’extraordinaire en sa personne. Ils le croyaient donc inférieur à saint Jean parce qu’ils ne savaient rien des divines merveilles de sa naissance. D’ailleurs le baptême que Jésus reçut de Jean était de nature à faire naître cette opinion, lui seul, et à la corroborer. On se disait que Jésus devait être un homme comme les autres, puisqu’il venait au baptême confondu dans la foule des autres, ce qu’il n’eût pas fait, pensait-on, s’il était supérieur au commun des hommes. Donc Jean passait pour plus grand que Jésus et était beaucoup plus admiré. Ce fut pour empêcher que, cette opinion ne se fortifiât de plus en plus dans les esprits, qu’après le baptême de Jésus, les cieux s’ouvrirent sur lui et qu’on entendit la voix du Père qui publiait la gloire de son Fils unique. « Et en même temps une voix du ciel se fit entendre : C’est là mon Fils bien-aimé, dans lequel j’ai mis toute mon affection (17). » Mais comme cette voix eût pu être appliquée par la plupart de ceux qui étaient là, plutôt à saint Jean qu’à Jésus-Christ, parce qu’elle n’avait pas dit : Celui qui vient d’être baptisé est mon Fils, mais simplement : « C’est là mon Fils « bien-aimé », parole que tout le monde eût bien plutôt crue de celui qui baptisait, que de celui qui était baptisé, à cause de la dignité de saint Jean-Baptiste, et des autres raisons que j’ai dites ; le Saint-Esprit descendit en forme de colombe, afin d’indiquer Jésus comme celui que désignait la voix, et de montrer que cette parole : « C’est là mon Fils », devait s’entendre de celui qui venait d’être baptisé, et non de celui qui le baptisait.

Mais comment se fait-il, me direz-vous, que les Juifs n’ont pas cru en Jésus-Christ, après avoir vu un si grand miracle ? Mais comment, vous demanderai-je à mon tour, se fait-il que sous Moïse, lorsque s’opéraient tant de miracles, qui, sans égaler celui-ci, étaient néanmoins si extraordinaires, comment se fait-il qu’après ces voix tonnantes, ces trompettes, ces éclairs, ces – tonnerres, et tant d’autres choses effrayantes, les Juifs ne laissèrent pas de se faire un veau d’or pour l’adorer, et de se consacrer aux sacrifices de Beelphégor ? Est-ce que ces mêmes Juifs, qui entendirent la voix céleste au baptême de Jésus-Christ, ne virent pas un peu plus tard, de leurs yeux, la résurrection de Lazare ? et néanmoins ils furent si éloignés de croire à l’auteur d’une si prodigieuse résurrection, qu’ils tentèrent plus d’une fois de tuer celui qui avait été ressuscité. Si donc la malignité de leur cœur ne se rendait pas en voyant de leurs yeux les morts ressuscités ; vous étonnez-vous s’ils ne se rendent pas à une voix qui vient du ciel, et qui ne frappe que leurs oreilles.

Lorsqu’une âme est ingrate et corrompue, et possédée de la passion de l’envie, il n’y a point de miracle qui puisse la guérir : comme au contraire, lorsqu’elle est simple et bien disposée, elle a peu besoin de miracles pour se rendre à Dieu. Ne demandez donc pas pourquoi les Juifs n’ont pas cru ; mais considérez si Dieu n’a pas fait tout ce qui était nécessaire afin qu’ils crussent. Au reste Dieu lui-même a pris soin de se justifier à cet égard, et comme il voyait les Juifs endurcis et opiniâtrés à se perdre, sans que rien les pût sauver de la dernière punition, il a voulu au moins empêcher que l’on ne fît retomber sur sa bonté, ce qui ne doit être imputé qu’à leur malice, en disant : « Qu’ai-je dû faire à ma vigne, que je ne lui aie pas fait ? (Isa 5,4) » C’est donc là ce que nous devons considérer ici, savoir si Dieu, pour rendre ce peuple fidèle, devait faire quelque chose qu’il n’ait pas fait. Que si, mes frères, vous voyez quelqu’un qui accuse ainsi la providence de Dieu, et qui veuille la rendre responsable de la malice des hommes ; vous lui ferez la réponse que vous venez d’entendre.

Mais réservons à parler ailleurs contre l’infidélité des Juifs, et arrêtons-nous maintenant à considérer le grand miracle qui arriva tout après le baptême du Sauveur, et qui était le prélude de ceux qui allaient bientôt s’opérer. Car c’est le ciel seulement, et non pas le paradis qui s’ouvre alors : « Jésus ne fut pas plus tôt baptisé, que les cieux lui furent ouverts. » Pourquoi le ciel s’ouvrit-il lorsque Jésus-Christ fut baptisé ? Pour vous apprendre que la même chose arrive invisiblement à votre baptême où Dieu vous appelle à votre patrie qui est dans le ciel, et vous excite à ne plus avoir rien de commun avec la terre. Quoique ce miracle ne s’opère pas visiblement pour vous, ne laissez cependant pas que d’y croire.

Dieu, dans la première institution de ses mystères, a coutume de faire voir quelque signe et quelque prodige extérieur pour les âmes les plus grossières, qui ne peuvent comprendre rien de spirituel, et qui ne sont touchées que de ce qui frappe les sens ; afin que lorsqu’on nous propose ces mêmes mystères, sans être accompagnés de ces miracles, nous les embrassions aussitôt avec une foi ferme et docile. Ainsi lorsque le Saint-Esprit descendit sur les apôtres, on entendit le bruit d’un souffle violent, et il parut des langues de feu. Et ce miracle ne se fit point pour les apôtres, mais pour les Juifs qui étaient présents. Si nous ne voyons plus maintenant les mêmes signes, nous recevons néanmoins les mêmes grâces, dont ces signes étaient la figure.

3. Il parut alors une colombe sur Jésus-Christ, afin qu’elle fût comme un doigt du ciel, qui indiquât et aux Juifs et à saint Jean que Jésus-Christ était Fils de Dieu. De plus, elle devait apprendre à chacun de nous, que lorsqu’il est baptisé, le Saint-Esprit descend dans son âme, quoique ce ne soit plus dans une forme visible parce que nous n’en avons plus besoin, et que la foi maintenant suffit seule sans aucun miracle. Car les miracles, comme dit saint Paul, ne sont pas pour les fidèles, mais pour les infidèles.

Mais pourquoi, me direz-vous, le Saint-Esprit paraît-il sous la forme d’une colombe ? C’est parce que la colombe est douce et pure, et le Saint-Esprit, qui est un esprit de douceur et de paix, a voulu paraître sous cette figure. Cette colombe nous fait aussi souvenir d’un fait que nous lisons dans l’Ancien Testament. Lorsque toute la terre fut inondée par le déluge, et toute la race des hommes en danger de périr, la colombe parut pour annoncer la fin du cataclysme, elle parut avec un rameau d’olivier, apportant la bonne nouvelle du rétablissement de la paix dans le monde, Or tout cela était une figure de l’avenir. Les affaires des hommes étaient alors dans une bien pire condition qu’aujourd’hui, et le châtiment qu’ils avaient mérité, plus terrible. Il y a donc pour nous, dans la réminiscence de cette antique histoire, un motif de ne pas désespérer, puisque l’issue d’un état de choses si désespéré fut une délivrance et un amendement. Mais ce qui se fit alors par le déluge des eaux, s’opère aujourd’hui comme par un déluge de grâce et de miséricorde. La colombe ne porte plus maintenant un rameau d’olivier, mais elle montre aux hommes Celui qui va les délivrer de tous leurs maux, et elle nous marque les grandes espérances que nous devons concevoir ; Elle ne fait point sortir de l’arche un seul homme pour repeupler la terre, mais elle attire toute la terre au-ciel, et au lieu d’un rameau d’olivier elle apporte aux hommes l’adoption des enfants de Dieu.

Reconnaissez, mes frères, la grandeur de ce don, et ne croyez pas que, parce que le Saint-Esprit parait ici sous cette forme, il soit en quelque chose inférieur à Jésus-Christ. Car je sais que quelques personnes disent qu’il se trouve autant de différence entre Jésus-Christ et le Saint-Esprit, qu’il y en a entre un homme et une colombe, puisque l’un a paru revêtu de notre nature, et l’autre seulement sous la forme d’une colombe. Que répondre à cela, sinon que le Fils de Dieu a pris la nature de l’homme, mais que le Saint-Esprit n’a pas pris la nature d’une colombe ? C’est pourquoi l’Évangéliste ne dit pas que le Saint-Esprit ait paru dans la nature, mais sous « la forme » d’une colombe. Et, depuis ce temps, il n’a plus paru sous cette figure. Si de là vous concluez que le Saint-Esprit est moindre que Jésus-Christ, vous pourriez dire de même que les chérubins sont autant au-dessus du Saint-Esprit, que l’aigle est au-dessus de la colombe, puisqu’ils ont souvent paru sous la figure d’un aigle. Les anges aussi seraient plus grands que le Saint-Esprit, puisque souvent ils se sont revêtus de la figure d’un homme. Mais à Dieu ne plaise, que nous ayons cette pensée ! Il y a bien de la différence entre la vérité de l’Incarnation de Jésus-Christ, et la condescendance dont Dieu se sert, pour s’accommoder à la faiblesse des hommes.

Ne soyez donc pas si peu reconnaissants envers celui qui vous comble de tant de bienfaits, et n’opposez pas une extrême ingratitude à cette source de grâces qu’il verse sur vous, pour vous rendre heureux. Car cette seule dignité d’enfants adoptifs de Dieu entraîne nécessairement la destruction de tous les maux, et l’effusion de tous les biens. C’est pour cette raison-que le baptême des Juifs finit aussitôt après, et que le nôtre commence, et qu’il arrive la même chose dans le renouvellement du baptême, que dans le changement de la Pâque. Car de même que Jésus-Christ célébra d’abord l’ancienne Pâque avant que de l’abolir et d’établir la nouvelle ; de même ici ce n’est qu’après avoir reçu le baptême judaïque qu’il le fait cesser, et qu’il commence d’ouvrir le mystère du baptême et de la grâce de son Église. Ce qu’il fera plus-tard sur la même table il le fait maintenant dans le même fleuve, il retrace l’ombre, puis immédiatement après il offre la vérité. Car la grâce du Saint-Esprit ne se trouve que dans le baptême de Jésus-Christ, et elle n’était point dans celui de Jean. C’est pour ce sujet que le Saint-Esprit, n’est descendu sur aucun de ceux que saint Jean a baptisés, mais seulement sur Celui qui nous devait donner la grâce de ce second baptême, afin que nous reconnussions, avec les choses déjà dites, que ce n’était point la pureté ni le mérite de celui qui baptisait, mais la puissance de Celui qui était baptisé qui a fait cette merveille. Ce fut donc alors qu’on vit les cieux s’ouvrir, et le Saint-Esprit descendre sur la terre. Jésus-Christ voulait nous transférer de l’ancienne alliance à la nouvelle. C’est pourquoi il ouvre ces portes célestes, et il fait descendre son Saint-Esprit pour rappeler les hommes à cette patrie divine. Et il ne les y appelle pas seulement, mais il le fait en les honorant d’une souveraine dignité, Car il nous attire en ce séjour bienheureux après nous avoir faits non anges, non archanges, mais les enfants de Dieu, et ses enfants bien-aimés.

4. Considérons, mes frères, l’amour de Celui qui nous a appelés, l’état heureux auquel il nous appelle, et la gloire qu’il nous a donnée ; et menons une vie qui soit digne de ces grands dons. Crucifions-nous pour le monde, et crucifions le monde pour nous ; et employons tous nos soins à vivre ici-bas comme l’on vit dans les cieux. Ne croyons pas avoir quelque chose de commun avec la terre, parce que notre corps n’est pas encore élevé dans le ciel, car notre chef y règne déjà. Le Fils de Dieu est venu dans le monde avec les anges, et ayant pris la nature humaine, il l’a élevée dans les cieux lorsqu’il y est retourné, afin qu’avant que nous y montions aussi nous sussions qu’il ne nous est pas impossible de vivre dans la terre comme dans un ciel.

Tâchons de conserver la naissance illustre que nous avons reçue par notre baptême. Cherchons tous les jours ce royaume éternel, et considérons toutes les choses présentes comme des ombres et comme des songes. Si un roi de la terre vous avait trouvé pauvre et mendiant, et vous avait tout d’un coup adopté pour son fils, vous ne penseriez plus à votre misère passée, ni à la bassesse de votre cabane, quoique d’ailleurs il n’y ait pas une fort grande différence entre ces deux choses. Ne pensez donc plus à votre première condition, puisque l’état, auquel vous avez été appelé, est sans comparaison, plus illustre que la dignité royale. Car Celui qui nous a appelés est le Seigneur des anges ; et les biens qu’il vous donnera ne sont pas seulement au-dessus de toutes paroles, mais même au-delà de toutes pensées. Il ne vous fait point passer de la terre à la terre comme ce roi pourrait faire ; mais il vous élève de la terre au ciel, et d’une nature mortelle à une gloire immortelle et ineffable, qui ne sera bien connue de nous, que lorsque nous la posséderons.

Comment donc, vous qui devez être admis au partage de ces grands biens, vous souvenez-vous encore des richesses de la terre ? et comment vous amusez-vous encore a des fantômes et à des images vaines ? Ne croyez-vous pas que toutes les choses que nous voyons sont plus viles et plus basses que les haillons des pauvres et des mendiants ? Et comment donc serez-vous dignes de l’honneur auquel vous êtes appétés ? Quelle excuse vous restera-t-il, ou plutôt quelle punition ne souffrirez-vous point, si après avoir reçu une si grande grâce, « vous retournez à votre premier vomissement ? » (2Pi 2,22) Vous ne serez pas punis simplement comme un homme qui pèche, mais comme un entant de Dieu qui lui est rebelle, et l’éminence de la dignité à laquelle vous étiez élevés, ne servira qu’à rendre plus grand votre supplice. Ce qui certes est bien raisonnable, puisque nous-mêmes nous châtions nos enfants plus sévèrement que nos serviteurs, lorsqu’ils n’ont commis que la même faute, principalement quand nous les avons comblés de bienfaits.

Que si Adam, que Dieu avait mis dans le paradis terrestre, a souffert tant de maux après l’honneur qu’il avait reçu, à cause seulement d’un péché qu’il commit, comment, nous qui avons reçu le ciel et qui avons été faits cohéritiers du Fils unique de Dieu, pourrons-nous espérer quelque pardon, si nous quittons la colombe pour suivre le serpent ? On ne nous dira pas comme à Adam : « Vous êtes terre, vous retournerez en terre, et vous cultiverez la terre (Gen 3,19) ; » mais on nous prononcera une sentence bien plus effroyable ; puisqu’on nous condamnera aux ténèbres extérieures, aux chaînes éternelles, au ver qui ronge et envenime tout ensemble, et au grincement de dents. Et il est bien juste qu’après que tant de grâces et de faveurs n’ont pu vous rendre meilleurs, vous enduriez ces derniers et ces horribles supplices..

Élie autrefois a ouvert et fermé le ciel, mais ce n’était que pour faire descendre ou pour arrêter la pluie. Dieu vous ouvre maintenant les cieux, mais c’est pour vous y faire monter ; et non seulement afin que vous y montiez, mais, ce qui est encore plus, afin que, si vous le voulez, vous y fassiez aussi monter les autres, tant est grande la bonté avec laquelle il vous traite et la puissance qu’il vous donne sur tout ce qui est à lui. Puis donc que c’est là qu’est notre maison et notre patrie, mettons-y en dépôt tout ce que nous possédons, et ne laissons rien ici-bas, de peur de le perdre.

Quand vous tiendriez ici vos trésors enfermés sous cent clés et sous cent verrous, et gardés par des milliers de serviteurs ; quand vous auriez évité tous les piégea de vos ennemis et tous les artifices de vos envieux, quand la rouille épargnerait votre argent, quand la longueur du temps ne porterait aucune atteinte à tout ce que vous possédez ; quand, dis-je, tout cela arriverait, ce qui est impossible, vous n’éviterez jamais la mort, vous n’empêcherez jamais qu’elle ne vous ravisse tout votre bien en un moment, et peut-être même qu’elle ne le fasse passer entre les mains de vos plus grands ennemis. Mais si vous mettez en dépôt de bonne heure toutes vos richesses dans le ciel, vous vous mettrez au-dessus de tous ces maux. Il n’est point besoin en ce lieu ni de portes, ni de serrures, ni de verrous. La ville où l’on vous appelle est si assurée, elle est un asile si inviolable et si inaccessible à toute la malignité de l’envie, que votre dépôt n’y pourra périr.

5. N’est-ce donc pas un étrange aveuglement, d’amasser et de garder tant de trésors dans un lieu où ils se corrompent, et de n’en pas confier la moindre partie à un autre lieu où ils ne se peuvent perdre et où ils s’augmentent même beaucoup, alors surtout que nous savons que c’est en ce lieu que nous devons vivre pour jamais ? De là vient que les païens ne croient rien de tout ce que nous leur disons, parce qu’ils veulent reconnaître la vérité de notre religion, non par nos paroles, mais par nos actions et par la conduite de notre vie. Lorsqu’ils nous voient occupés à bâtir des maisons magnifiques, à embellir nos jardins, à faire faire des bains délicieux et à acheter de grandes terres, ils ne peuvent croire que nous nous regardions ici comme des étrangers qui se préparent à quitter la terre pour aller vivre en un autre lieu. Si cela était ainsi, disent-ils, ils vendraient tout ce qu’ils ont ici et l’enverraient par avance au lieu où ils désirent d’aller. Voilà la manière dont ils raisonnent, en considérant ce qui se passe tous les jours dans le monde. Car nous voyons que les personnes riches achètent des maisons principalement dans les villes et dans les lieux où ils croient qu’ils doivent passer leur vie.

Nous faisons nous autres tout le contraire. Nous nous tuons, et nous consumons tout notre temps et tout notre bien pour avoir quelques champs et quelques maisons sur cette terre où nous nous croyons étrangers et que nous devons bientôt quitter, et nous ne donnons pas même de notre superflu pour acheter le ciel, quoique nous puissions le faire avec si peu d’argent, et que l’ayant acheté une fois, nous devions le posséder éternellement. C’est pour cela que, sortant de cette vie tout pauvres et tout nus, nous serons punis du plus grand supplice, et nous tomberons dans cet extrême malheur, non seulement pour avoir vécu dans cette indifférence, mais encore pour avoir rendu les autres semblables à nous. Car, lorsque les païens voient que ceux qui ont part à de si grands mystères sont si passionnés pour les choses présentes, ils s’y attachent eux-mêmes bien plus fortement ; et ainsi : « Ils amassent », comme dit saint Paul, « des charbons de feu sur notre tête. » (Rom 12,10) Que si nous leur apprenons ainsi à désirer avec plus d’ardeur les choses de la terre, nous qui devrions leur apprendre à les mépriser, comment pourrons-nous être sauvés, puisque nous mériterons d’être perdus, pour cela même que nous aurons contribué à perdre les autres ?

Ne savez-vous pas que Jésus-Christ dit que nous devons être « le sel et la lumière du monde » ; le sel pour conserver ceux qui se corrompent par les délices, et la lumière pour éclairer ceux qui s’aveuglent par l’amour des biens d’ici-bas ? Lors donc qu’au lieu de les éclairer, nous augmentons leurs ténèbres, et qu’au lieu de les préserver de la corruption, nous les corrompons, quelle espérance nous reste-t-il de notre salut ? Certes, mes frères, il ne nous en reste aucune, et nous ne devons nous attendre qu’à nous voir lier les pieds et les mains, pour être jetés dans l’enfer, où le feu nous dévorera, après que l’amour de l’argent nous aura déchirés et consumés sur la terre.

Considérons ces choses, mes frères, et rompons les liens de cette erreur qui nous trompe, pour ne pas tomber dans des fautes qui nous conduiront au feu éternel ; car celui qui est esclave de l’argent, est chargé de chaînes dès cette vie et s’en prépare d’éternelles pour l’autre. Mais celui qui se dégage de cette passion sera libre et durant sa vie et après sa mort. C’est dans cette liberté que je prie Dieu de nous établir, afin que, brisant le joug si pesant de l’avarice, nous puissions trouver dans la charité des ailes qui nous élèvent jusqu’au ciel, par la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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