Matthew 6
HOMÉLIE XIX
« PRENEZ BIEN GARDE DE NE FAIRE PAS VOS AUMÔNES DEVANT LES HOMMES POUR EN ÊTRE REGARDÉS. » (CHAP. 6,1, JUSQU’AU VERSET 16)
ANALYSE.
- 1. Que la vaine gloire assaillit même les bons. – Définition de la vraie aumône.
- 2. Dommage que porte l’ostentation.
- 3. C’est de l’élan de l’âme et non de la multiplicité des paroles que la prière a besoin.
- 4. A qui prie la persévérance est nécessaire. – Ils sont tous également nobles ceux qui peuvent appeler Dieu leur père.
- 5. La vertu ne dépend pas seulement de notre volonté mais aussi de la grâce d’En Haut.
- 6. Il nous sera pardonné dans la mesure que nous aurons pardonné nous-mêmes.
- 7. Soyons les fils de Dieu, non seulement par la grâce mais encore par les œuvres. – Dieu nous aime plus qu’un père et une mère.
- 8. et 9. Que sous nous devons tenir très heureux de pouvoir obtenir le pardon de nos péchés, en pardonnant à ceux qui nous ont offensés.
1. Jésus-Christ attaque ici la passion de toutes la plus violente, cet amour furieux de la vaine gloire, qui tourmente ceux qui sont délivrés des autres vices. Il n’en a rien dit d’abord, parce que cela était superflu avant que de nous avoir montré nos devoirs et la manière de nous en bien acquitter. Mais après nous avoir inspiré l’amour de la plus haute vertu, il a soin de combattre cette passion qui l’attaque d’ordinaire et qui en est l’ennemie la plus mortelle. Car cette maladie ne naît pas tout d’abord et comme au hasard dans nos âmes, mais seulement après que nous avons fait beaucoup d’œuvres saintes. C’est donc avec grande raison que Jésus-Christ établit premièrement et plante en quelque sorte dans le cœur les racines de la vertu la plus-pure et qu’il entreprend ensuite de la défendre de cette vapeur contagieuse, qui en corrompt les fruits les plus excellents. Il commence par l’aumône, par la prière et par le jeûne, parce que c’est dans ces exercices de vertu, que la vanité d’ordinaire se plaît davantage. C’était de cela que le pharisien s’enorgueillissait : « Je jeûne », dit-il, « deux fois la semaine et je donne la dîme de tout ce que je possède. » (Luc 18,15) Il tirait même vanité de sa prière, puisqu’il ne la faisait que par ostentation. Comme il n’y avait là personne excepté le publicain, il indiquait celui-ci et disait : « Je ne suis pas comme le reste des hommes, ni comme ce publicain. » Mais considérez comment Jésus-Christ, en commençant à parler de cette passion, en parle comme d’un serpent subtil et dangereux, capable de surprendre ceux qui ne s’appliquent pas avec grand soin à veiller sur eux-mêmes. « Prenez garde », dit-il, « de ne pas faire votre aumône devant les hommes pour en être regardés (1). » C’est ainsi que saint Paul parle au peuple de Philippes : « Prenez garde aux chiens. » (Phi 3,4) Cette bête cruelle entre dans l’âme sans se faire sentir et elle infecte toutes les vertus qu’elle y trouve, par un poison secret et imperceptible. Nous avons vu par ce qui précède comment il a parlé au long de l’aumône et qu’il y a exhorté les hommes par l’exemple de Dieu même, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. Après leur avoir persuadé d’aimer à donner et de le faire avec une grande effusion de cœur, il veut prévenir tout ce qui pourrait corrompre cette vertu, lorsqu’elle fleurit dans le cœur, comme un olivier beau et fertile. « Prenez bien garde », dit-il, « que vous ne fassiez votre aumône devant les hommes. » Il dit « votre aumône », parce que l’autre, dont il est parlé auparavant, est comme l’aumône de Dieu. Mais après avoir dit : « Ne faites point votre aumône devant les hommes », il ajoute aussitôt, « pour en être regardés. » Il semble que cela était enfermé dans ce qu’il venait de dire. Mais celui qui examinera ces paroles, verra bien que ce second avis est différent du premier et que Jésus-Christ y témoigne une grande tendresse envers nous et un admirable soin de tout ce qui nous regarde. Car un homme peut faire l’aumône devant les hommes, sans avoir dessein d’en être vu, et au contraire une personne qui la fera en secret, peut souhaiter quelquefois d’être vue des hommes. C’est pourquoi le Seigneur ne considère pas simplement l’action, mais il discerne la volonté ; et c’est elle qu’il punit ou qu’il récompense. Si Jésus-Christ n’eût point marqué si exactement cette circonstance, ce commandement eût pu servir de prétexte à plusieurs, pour se refroidir dans leurs aumônes, parce qu’on ne peut pas toujours les faire dans le secret. C’est pourquoi il ne vous impose point cette nécessité et il vous assure que ce n’est point l’action extérieure, mais l’intention secrète, qu’il jugera digne de punition ou de récompense. Vous auriez dit peut-être en vous-même : Pourquoi suis-je coupable de ce qu’un autre me voit quand je fais l’aumône ? Mais je vous réponds encore : Il ne vous demande point le secret de l’action, mais la droiture de la volonté et la pureté de l’intention. Car Dieu veut guérir votre âme par votre aumône et la délivrer de ses maladies. Mais après qu’il a défendu de rien faire par vanité, qu’il a montré combien cette passion serait pernicieuse, comme ce serait travailler inutilement et perdre tout le fruit des bonnes œuvres, il relève ensuite les pensées des auditeurs, en leur parlant de son Père et du ciel, pour ne pas les toucher par la seule crainte de ce qu’ils peuvent perdre, mais pour les encourager encore par le souvenir de Celui qui les a créés. « Autrement vous ne recevrez point la récompense de votre Père qui est dans le « ciel (1). » Il ne s’arrête pas là, mais il va plus loin et se sert de plusieurs moyens pour dé tourner de la vaine gloire. Comme il leur a proposé auparavant les publicains elles païens pour confondre par cette comparaison ceux qui les imiteraient, il leur propose ici de même les hypocrites. « Lors donc que vous ferez l’aumône ne faites point sonner la trompette devant vous, « comme le font les hypocrites dans les synagogues et dans les places publiques, pour être honorés des hommes. Je vous dis en vérité que déjà ils ont reçu leur récompense (2). » Je ne parle pas de la sorte pour marquer qu’en effet ces personnes sonnent de la trompette en donnant l’aumône, mais pour montrer seulement la passion furieuse qu’ils avaient d’être vus des hommes, se moquant d’eux par cette expression figurée. Et c’est avec grande raison qu’il les appelle « hypocrites », puisqu’ils sont charitables en apparence, mais cruels et inhumains dans le cœur. Car ils ne donnent pas l’aumône par une sincère compassion de leur prochain, mais par un désir de s’acquérir de la gloire. Et n’est-ce pas une cruauté extrême, lorsque votre frère meurt de faim, de penser à vous procurer de l’estime et non à le soulager dans ses maux ? Ainsi la vertu de l’aumône ne consiste pas simplement à donner, mais à donner de la manière et pour la fin que Dieu nous commande. 2. Après qu’il a blâmé la vanité des hypocrites, jusqu’à faire rougir ceux de ses auditeurs qui en étaient coupables, il apporte maintenant le remède à une âme frappée de ce mal, et, après avoir dit ce qu’il faut éviter en faisant l’aumône, il dit ensuite ce qu’il faut y observer. « Mais lorsque vous ferez l’aumône, que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main-droite (3). » Il ne parle point encore ici de la main du corps, mais il se sert de cette expression, comme s’il disait : Il faudrait, si cela se pouvait faire, que vous ignorassiez vous-même ce que vous faites, et que vos propres mains dont vous vous servez pour faire vos bonnes œuvres ne les sussent pas. Il n’entend pas par ce mot de main gauche, comme pensent quelques-uns, que nous ne devons nous cacher que des personnes injustes. Dieu étend ce commandement du secret à l’égard de toutes sortes de personnes. Considérez maintenant quelle est la récompense qu’il promet. Comme il a fait voir le châtiment à encourir par l’ostentation, il montre maintenant la récompense à mériter par la modestie, double considération dont il se sert pour exciter plus puissamment et pour conduire à des préceptes plus relevés. Car il nous invite à ne pas perdre de vue que Dieu est présent partout ; que nos biens ou nos maux ne se terminent pas à cette vie ; que nous devons en sortant de ce monde, être présentés à un tribunal terrible, où nous rendrons un compte exact de toutes nos actions, pour en recevoir ou la peine, ou la récompense ; enfin qu’aucune chose grande ou petite n’est cachée aux yeux de ce juge, si bien cachée soit-elle à ceux des hommes. C’est ce que Jésus-Christ insinue en ces termes : « Afin que votre aumône se fasse en secret, et votre Père qui voit ce qui est de plus secret, vous en rendra lui-même la récompense devant tout le monde (4). » Il semble qu’il expose l’homme sur un grand et magnifique théâtre, et qu’il lui donne ce qu’il désirait, avec une magnificence qu’il n’aurait osé espérer. Car que prétendez-vous ? lui dit-il. N’est-ce pas d’avoir quelques témoins de vos bonnes œuvres ? Et vous aurez pour témoins non les anges et les archanges, mais Dieu même. Que si vous souhaitez que les hommes en soient spectateurs, je ne vous priverai pas même de cette satisfaction, lorsque le temps en sera venu, et ce que je vous donnerai passera tous vos souhaits. Si vous vouliez faire paraître ici vos bonnes œuvres, vous le feriez peut-être à l’égard de dix, ou de vingt, ou de cent personnes ; mais si vous avez soin de les cacher, Dieu lui-même les découvrira en présence de toute la terre. C’est pourquoi, si vous avez tant de désir que les hommes connaissent vos bonnes actions, cachez-les ici un peu de temps, et ils les verront un jour avec plus d’éclat, lorsque Dieu les fera paraître, qu’il les louera, et qu’il les exposera aux yeux de tout l’univers. Ceux qui s’aperçoivent ici que vous voulez être vu, vous blâment comme un homme vain. Mais quand ils vous verront un jour couronné de gloire, non seulement ils ne vous blâmeront pas, mais ils vous admireront. Puis donc que vous pouvez, en différant un peu de temps, recevoir une plus grande récompense, et vous acquérir une gloire pins solide ; quel aveuglement serait-ce de perdre par votre précipitation, l’un et l’autre, et de souhaiter que les hommes soient spectateurs du bien que vous faites, sans vous contenter qu’il soit vu de Dieu seul, de qui vous en attendez le prix et la récompense ? Que si nous souhaitons d’avoir quelque témoin de nos actions, qui devons-nous choisir plutôt que notre Père qui est dans le ciel, puisque lui seul a le pouvoir de nous couronner ou de nous punir ? Mais quand même notre vanité ne nous devrait pas coûter la perte de notre salut, il serait néanmoins indigne de celui qui est jaloux de la gloire, d’aimer mieux avoir pour témoins de ses actions les yeux des hommes que ceux de Dieu. Car qui serait assez fou dans le monde, pour ne pas se contenter qu’un roi fût spectateur d’une action héroïque qu’il aurait faite, mais qui souhaiterait d’être regardé alors, et d’être loué par les plus méprisables de tous les hommes ? C’est pourquoi Jésus-Christ ne nous défend pas seulement de ne point aimer à faire voir nos bonnes œuvres, mais il nous commande même de les cacher. Car il y a bien de la différence entre ces deux choses, et c’est bien moins de n’affecter point de faire paraître ses bonnes œuvres, que de s’étudier même à les tenir secrètes. « Ainsi lorsque vous priez, ne faites point comme les hypocrites qui affectent de prier en se tenant debout dans les synagogues et dans les coins des rues, afin qu’ils soient vus des hommes : Je vous dis en vérité que déjà ils ont reçu leur récompense (5). » « Mais vous, lorsque vous priez, entrez en un « lieu retiré de votre maison, et fermant la porte, priez votre Père en secret (6). » Jésus-Christ appelle encore ces personnes hypocrites, et très justement, puisque, feignant de prier Dieu, ils ne font que regarder les hommes autour d’eux, et qu’ils ressemblent moins à des suppliants qu’à des comédiens. Car celui qui prie vraiment Dieu, quitte tout le reste, et n’est attentif qu’à Celui qui a le pouvoir de lui accorder sa demande. Que si vous le quittez pour porter ailleurs votre attention et vos regards, et partout à la ronde, vous vous en retournerez les mains vides, c’est-à-dire avec ce que vous avec demandé. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas que ces personnes ne recevront point leur récompense, mais qu’ils l’ont déjà reçue ; c’est-à-dire qu’ils l’ont reçue des hommes, et qu’ils ont trouvé ce qu’ils désiraient. Ce n’était pas là le dessein de Dieu. Il voulait nous donner lui-même la récompense de notre prière. Mais lorsqu’on la prétend d’ailleurs, on ne mérite pas de rien recevoir de lui, puisqu’on n’attend rien de lui. Qui n’admirera la bonté de Dieu, qui promet de nous récompenser, même de ce que nous lui avons demandé ses grâces ? 3. Après avoir blâmé ceux qui abusent de la prière, en leur reprochant le lieu qu’ils affectent et leur intention corrompue, et fait voir qu’ils sont plus dignes d’être moqués que d’être exaucés, il enseigne ensuite une excellente manière de prier, à laquelle il attache une grande récompense : « Entrez, dit-il, dans un « lieu retiré de votre maison. » Vous me direz peut-être, ne faut-il point prier dans l’église ? Oui, il le faut, mais dans la même disposition de cœur que si vous étiez en un lieu secret. Car Dieu considère toujours le but et la fin qu’on se propose, puisque quand vous entreriez dans le lieu le plus retiré de votre logis, et que vous fermeriez la porte sur vous, si vous le faisiez par vanité, toute cette retraite ne vous servirait de rien. C’est donc avec grande sagesse que Jésus-Christ ajoute ce mot, « afin qu’ils soient vus des hommes. » Quoique vous preniez soin de fermer la porte de votre cabinet, il veut que vous en preniez encore plus de fermer celle de votre cœur et de votre intention. Car on doit toujours combattre et rejeter la vaine gloire, mais particulièrement en priant. Que si lors même que nous sommes exempts de cette passion, nous ne laissons pas d’être égarés et distraits dans nos prières ; que sera-ce si nous y apportons une intention si corrompue ? Comment nous écouterons-nous nous-mêmes ? Et si nous, qui prions et qui sommes dans le besoin, ne nous écoutons pas dans la prière, comment voulons-nous que Dieu nous écoute ? Cependant, après tant de menaces que Jésus-Christ fait ici, il se trouve des personnes qui ont si peu de honte et de retenue dans les prières, que, si elles sont cachées de corps, elles tâchent de se faire entendre de tout le monde par des exclamations, des soupirs et un fatras de paroles qui les rendent la risée des autres. Un homme trouverait mao vais qu’on vînt en pleine rue le prier de la sorte, et il repousserait celui qui le ferait. Lorsqu’au contraire quelqu’un prie modestement et comme il convient, tous ceux qui peuvent lui donner sont plus portés à le faire, Apportons donc à la prière, non la posture du corps, ru les cris de la bouche, mais la ferveur de l’esprit et le cri du cœur. Ne faisons point un bruit qui nous fasse remarquer, ni qui incommode nos frères ; mais prions modestement, avec un cœur brisé, devant Dieu, et des larmes répandues en sa présence. Que si vous me dites que vous ne pouvez retenir vos cris dans la douleur dont vous êtes saisi ; Je vous réponds que rien n’est plus propre à ceux qui sont touchés de douleur que de prier de la manière que je viens de dire. Moïse, percé de douleur, priait en silence, et Dieu entendit le cri de son cœur, lorsqu’il lui dit : « Pourquoi criez-vous vers moi ? » (Exo 20,13) Anne, mère de Samuel (1Sa 1,12), pria de même sans qu’on entendît sa voix ; et il obtint de Dieu tout ce qu’elle voulait, parce que son cœur criait vers lui. Abel aussi criait devant Dieu, non seulement dans son silence, mais même étant mort (Gen 4,13), et sou sang élevait au ciel une voix plus puissante et plus forte que le bruit des trompettes. Criez vous-même comme ces saints et je ne vous en empêcherai pas. « Déchirez votre cœur », comme dit le Prophète, « et non pas vos vêtements » (Jol 2,1) « Criez au Seigneur, comme David (Psa 124), « de la profondeur » où vous vous trouvez, du fond de votre cœur, et faites que votre oraison soit une chose secrète, et soit un mystère. Ne voyez-vous pas que devant les rois tout est en silence, et que tout tumulte cesse ? Vous entrez ici dans un palais bien plus terrible que ceux des rois de la terre, dans le palais du roi du ciel, gardez-y donc une parfaite modestie. Vous avez part au chœur des anges ; vous entrez en société avec les archanges et vous joignez vos chants à ceux des séraphins mêmes. Ces habitants du ciel témoignent une frayeur modeste, et offrent à Dieu, avec crainte et tremblement, des hymnes saints et des concerts ineffables. Mêlez-vous avec eux lorsque vous priez, et tâchez d’imiter leur retenue et leur modestie toute céleste. Car ce n’est pas un homme que vous priez, mais Dieu qui est présent partout, qui vous entend avant même que vous lui parliez et qui voit à nu tous les secrets de votre cœur. Si vous priez de la sorte, vous en recevrez une grande récompense. « Et votre Père qui voit ce qu’il y a de plus secret, vous en rendra la récompense devant tout le monde (6). » Il ne dit pas, vous donnera, mais « vous rendra. » Car il veut bien se rendre votre débiteur et c’est un grand honneur qu’il vous fait. Mais comme il est invisible lui-même, il veut aussi que votre prière soit secrète et invisible ; il marque ensuite la manière dont nous devons prier. « Ne soyez pas grands parleurs dans vos prières comme font les païens, qui s’imaginent qu’à force de paroles ils obtiendront ce qu’ils demandent (7). » Lorsqu’il a parlé de l’aumône, il s’est contenté d’en retrancher la vanité sans spécifier de quoi il faut faire l’aumône, c’est-à-dire d’un bien acquis par un juste travail, et non pas par l’avarice ou par les rapines. Cela était si clair que personne n’en pouvait douter, et il l’avait déjà assez marqué lorsqu’il appelait « bienheureux ceux qui auraient faim et soif de la justice. » Mais lorsqu’il parle de l’oraison, il ajoute quelque chose de plus en retranchant le trop de paroles. En parlant de la vanité des aumônes, il avait rapporté l’exemple des hypocrites, il rapporte ici celui des païens, afin de confondre partout ses auditeurs par la bassesse des personnes avec qui il les compare. Il se sert de ce moyen pour nous corriger, parce qu’il n’y a presque rien qui nous touche plus que lorsqu’on nous compare à des personnes méprisables. Psa 124), « de la profondeur » où vous vous trouvez, du fond de votre cœur, et faites que votre oraison soit une chose secrète, et soit un mystère. Ne voyez-vous pas que devant les rois tout est en silence, et que tout tumulte cesse ? Vous entrez ici dans un palais bien plus terrible que ceux des rois de la terre, dans le palais du roi du ciel, gardez-y donc une parfaite modestie. Vous avez part au chœur des anges ; vous entrez en société avec les archanges et vous joignez vos chants à ceux des séraphins mêmes. Ces habitants du ciel témoignent une frayeur modeste, et offrent à Dieu, avec crainte et tremblement, des hymnes saints et des concerts ineffables. Mêlez-vous avec eux lorsque vous priez, et tâchez d’imiter leur retenue et leur modestie toute céleste. Car ce n’est pas un homme que vous priez, mais Dieu qui est présent partout, qui vous entend avant même que vous lui parliez et qui voit à nu tous les secrets de votre cœur. Si vous priez de la sorte, vous en recevrez une grande récompense. « Et votre Père qui voit ce qu’il y a de plus secret, vous en rendra la récompense devant tout le monde (6). » Il ne dit pas, vous donnera, mais « vous rendra. » Car il veut bien se rendre votre débiteur et c’est un grand honneur qu’il vous fait. Mais comme il est invisible lui-même, il veut aussi que votre prière soit secrète et invisible ; il marque ensuite la manière dont nous devons prier. « Ne soyez pas grands parleurs dans vos prières comme font les païens, qui s’imaginent qu’à force de paroles ils obtiendront ce qu’ils demandent (7). » Lorsqu’il a parlé de l’aumône, il s’est contenté d’en retrancher la vanité sans spécifier de quoi il faut faire l’aumône, c’est-à-dire d’un bien acquis par un juste travail, et non pas par l’avarice ou par les rapines. Cela était si clair que personne n’en pouvait douter, et il l’avait déjà assez marqué lorsqu’il appelait « bienheureux ceux qui auraient faim et soif de la justice. » Mais lorsqu’il parle de l’oraison, il ajoute quelque chose de plus en retranchant le trop de paroles. En parlant de la vanité des aumônes, il avait rapporté l’exemple des hypocrites, il rapporte ici celui des païens, afin de confondre partout ses auditeurs par la bassesse des personnes avec qui il les compare. Il se sert de ce moyen pour nous corriger, parce qu’il n’y a presque rien qui nous touche plus que lorsqu’on nous compare à des personnes méprisables. Jésus-Christ appelle ici « grands discours » toutes les demandes que nous lui faisons, qui ne nous sont pas utiles, les dignités, les honneurs, l’avantage sur nos ennemis, l’abondance des richesses, et en un mot tout ce qui ne nous sert pas pour notre salut. « C’est pourquoi ne vous rendez pas semblables à eux ; parce que votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez (8). » 4. Il me semble encore que par là il défend tes longues prières. Mais j’appelle longues prières celles qui le sont, non par le temps, mais par la multitude des paroles. Car il est bon de persévérer longtemps à demander à Dieu une même chose. « Soyez assidus à l’oraison (Col 4,14) », dit saint Paul. Et lorsque Jésus-Christ nous propose l’exemple de cette veuve qui fléchit par l’assiduité de ses prières la dureté d’un juge cruel et impitoyable, et celui d’un homme qui vient trouver son ami au milieu de la nuit, et qui obtient de lui non tant par amitié que par importunité qu’il se lève, et qu’il lui donne ce qu’il lui demande ; il ne nous ordonne autre chose que de nous présenter continuellement devant lui, non pour lui offrir une prière longue et étendue en paroles, mais pour lui exposer simplement notre besoin. C’est ce qu’il exprime cri disant que « les païens s’imaginent qu’à force de paroles ils obtiendront ce qu’ils demandent. C’est pourquoi », ajoute-t-il, « ne vous rendez pas semblables à eux, car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. » S’il sait ce dont nous avons besoin, dites-vous, pourquoi le lui demander ? Ce n’est pas pour l’en instruire, mais pour le toucher ; afin que vous acquériez avec lui une divine familiarité par le commerce continuel que vous avez avec lui dans vos prières ; afin que vous vous humiliiez devant lui, et que vous vous souveniez souvent de vos péchés. « Voici donc comme vous prierez : Notre Père qui êtes dans les cieux (9). » Voyez comment il relève d’abord les esprits, et rappelle en notre mémoire toutes les grâces que nous avons reçues de Dieu. En nous apprenant à appeler Dieu « notre Père », Il marque en même temps par ce seul mot la délivrance des supplices éternels, la justification des âmes, la sanctification, la rédemption, l’adoption au nombre des enfants de Dieu, l’héritage de sa gloire qui nous est promis, l’association à son Fils unique ; et enfin l’effusion de son saint Esprit. Car il est impossible à celui qui n’a pas reçu tous ces biens, d’appeler avec vérité Dieu « son Père. » II nous attire donc à. Dieu par deux considérations très puissantes par la majesté de celui que nous invoquons, et par la grandeur des dons que nous en avons reçus. Quand il dit que « Dieu est dans les cieux », ce n’est pas comme pour le berner et l’y renfermer ; mais pour retirer de la terre l’esprit de celui qui prie et pour l’attacher au ciel. Il nous apprend encore à faire nos prières en commun pour tous nos frères. Car il ne dit pas : Mon père « qui êtes dans les cieux ; » mais « notre père », afin que notre oraison soit généralement pour tout le corps de l’Église, et que chacun ne regarde point son intérêt particulier, mais celui de tous. Il bannit aussi par là toutes les aversions, et les inimitiés ; il réprime l’orgueil, il chasse l’envie, et il introduit dans les âmes la charité, cette mère divine de tous les biens. Il détruit encore toutes les inégalités et les différences de conditions et d’états, et il égale admirablement le pauvre avec le riche, et le sujet avec le prince ; puisque nous nous trouvons tous unis dans les choses les plus importantes et les plus nécessaires, qui sont celles du salut. En quoi peut donc nous nuire la bassesse de notre naissance selon la chair, puisqu’une autre naissance nous unit tous, sans que l’un ait aucun avantage sur l’autre : ni le riche sur le pauvre ; ni le maître sur le serviteur ; ni le magistrat sur le particulier ; ni le roi sur le soldat ; ni le philosophe sur le barbare ; ni le plus savant sur le plus simple et le plus ignorant ? Car Dieu rend tous les hommes également nobles, lorsqu’il veut bien s’appeler également le père de tous. Après donc qu’il a représenté à ses disciples cette noblesse et la grandeur de ce don de Dieu ; l’égalité qui doit régner entre eux, et la charité qu’ils doivent avoir les uns pour les autres ; après qu’il les a relevés de la terre pour les attacher au ciel, voyons ce qu’il leur ordonne de demander. Il est vrai que les premières paroles de cette prière semblaient devoir suffire pour le leur apprendre. Car il est bien juste que celui qui appelle Dieu « son Père », et un père commun à tous, vive de telle sorte qu’il ne paraisse pas indigne d’une qualité si haute, et qu’il corresponde à l’excellence de ce don par la sainteté de sa vie. Mais Jésus-Christ ne s’arrête pas là, et il ajoute : « Que votre nom soit sanctifié(9). » C’est une prière digne d’un homme qui vient d’appeler Dieu son Père, de n’avoir rien tant à cœur que la gloire de ce Père, et de mépriser toutes les autres choses en comparaison de celle-là. Car ce mot « soit sanctifié », veut dire, soit glorifié. Dieu a sa gloire qui est toujours pleine, toujours infinie, et qui demeure toujours la même. Et il commande néanmoins à celui qui le prie de vouloir qu’il soit encore honoré par là sainteté de notre vie. C’est ce qu’il avait déjà dit en ces termes : « Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est dans le ciel. » (Mat 5,15) Quand les séraphins louent Dieu, ils ne disent que ces paroles : « Saint ; saint, saint. » C’est pourquoi ce mot : « Que votre nom soit sanctifié », veut dire, qu’il soit glorifié. Daignez, s’il vous plaît, disons-nous à Dieu, régler et purifier notre vie de telle sorte, que tout le monde vous glorifie en nous voyant. C’est là la perfection d’un chrétien d’être si irréprochable dans toutes ses actions, que chacun de ceux qui le voient en rende à Dieu la gloire qui lui est due. 5. « Que votre règne arrive (10). » C’est encore là la prière d’un véritable enfant de Dieu, de ne point s’attacher aux choses visibles, et de ne point estimer les biens présents ; mais de nous soupirer toujours vers son Père, et de désirer les biens à venir. C’est là l’effet d’une bonne conscience, et d’une âme dégagée de la terre. C’était le souhait continuel de saint Paul. C’était ce qui lui faisait dire : « Nous qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous soupirons et nous gémissons en nous-mêmes, attendant l’effet de l’adoption divine, c’est-à-dire la rédemption et la délivrance de notre corps. » (Rom 8,43) Celui qui est brûlé de ce désir ne peut plus s’enfler des avantages de ce monde, ni s’abattre dans ses maux, mais comme s’il était déjà dans le ciel, il n’est plus sujet à l’une et l’autre de ces deux inégalités si différentes. « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel (40). » Il y a une admirable suite dans ces paroles. Il nous commande bien de désirer les biens futurs, et de tendre toujours au ciel : mais il veut de plus qu’en attendant cet avenir, nous imitions même sur la terre, la vie des anges dans le ciel. Vous devez, nous dit-il, désirer le ciel et les biens que je vous y prépare ; mais je vous commande cependant de faire de la terre un ciel, et d’y vivre, d’y parler et d’y agir comme si vous étiez déjà dans le ciel. C’est cette grâce que vous devez me demander. Quoique vous soyez sur la terre, vous devez néanmoins tâcher de vivre comme ces puissances célestes, puisque vous pouvez tout ensemble être ici-bas, et vivre comme elles. Voici donc ce que nous marquent ces paroles de Jésus-Christ. Comme les anges dans le ciel obéissent librement et toujours avec la même ferveur, comme ils ne sont point inconstants, obéissant dans une occasion et n’obéissant point dans l’autre ; mais qu’ils se soumettent toujours et demeurent parfaitement assujettis, parce qu’ils sont « puissants en vertu », dit le Prophète, « pour accomplir les ordres de Dieu (Psa 103,20) ;» faites-nous cette même grâce à nous autres hommes, de ne point faire votre volonté en partie, mais de l’accomplir entièrement en toutes choses. Considérez aussi comment Jésus-Christ nous apprend à être humbles, en nous faisant voir que notre vertu ne dépend pas de notre seul travail, mais de la grâce de Dieu. Il ordonne encore ici à chaque fidèle qui prie de le faire généralement pour toute la terre. Car il ne dit pas : « Que votre volonté soit faite » en moi ou en nous, mais « sur toute la terre ; » afin que l’erreur en soit bannie ; que la vérité y règne ; que le vice y soit détruit ; que la vertu y refleurisse ; et que la terre ne soit plus différente du ciel. Car si Dieu était ainsi obéi dans le monde, quoique les habitants du ciel soient bien différents de ceux de la terre, la terre néanmoins deviendrait un ciel, et les hommes seraient des anges, parce qu’ils vivraient comme les anges. « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour (11). » Comme il vient de dire : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme « au ciel », et qu’il parlait à des hommes environnés d’une chair fragile, sujets à diverses nécessités, et incapables de jouir encore de l’impassibilité des anges, il veut bien nous commander d’accomplir la volonté de Dieu, aussi parfaitement que les anges, mais il condescend en même temps à la faiblesse de notre nature : J’exige de vous, dit-il, la vertu de mes anges, mais non leur impassibilité. La fragilité de votre nature en est incapable, et elle a nécessairement besoin d’une nourriture qui la soutienne. Mais remarquez combien il veut en nous de spiritualité même dans ce qui regarde le corps. Car il ne nous commande point de lui demander des richesses, ou des plaisirs, ou des habits précieux, ou rien de semblable, mais seulement du pain, et le pain dont nous avons besoin le jour où nous vivons, sans nous mettre en peine du lendemain : « Donnez-nous », dit-il, « notre pain de chaque jour. » Et non content de cela, il ajoute encore : « Donnez-nous aujourd’hui », afin d’exclure entièrement de nos esprits le soin et l’embarras du jour suivant. Car pourquoi vous tourmenter du soin d’un jour que vous n’êtes pas assuré de voir ? Aussi il s’étend plus au long sur ce sujet dans la suite : « Ne vous mettez point en peine du lendemain », dit-il. Car il veut que nous soyons toujours ceints pour le voyage, et tout prêts à prendre notre essor vers le ciel, ne donnant au corps que ce que la nécessité commande. Mais parce qu’un chrétien ne devient pas impeccable par le baptême, Jésus-Christ nous témoigne encore ici sa tendresse, en nous prescrivant cette prière pour fléchir la bonté de Dieu, et pour lui demander le pardon de vos péchés. « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent (12). » Considérez jusqu’où va l’excès de l’amour que Dieu porte aux hommes. Il croit encore dignes du pardon ceux qui l’offensent après avoir été délivrés de tant de maux, et après avoir reçu des grâces si ineffables. Car c’est pour les fidèles que cette prière est faite, comme la coutume de l’Église nous le montre, et le premier mot même de cette oraison, puisqu’une personne qui n’est pas encore baptisée ne peut pas appeler Dieu son « Père. » Si donc cette prière est pour les fidèles, et s’ils demandent à Dieu le pardon de leurs péchés, il est visible que Dieu ne nous refuse pas, même après le baptême, le remède de la pénitence. S’il n’avait voulu nous persuader cette vérité, il ne nous aurait pas prescrit cette prière. Mais en parlant des péchés, et en nous commandant d’en demander le pardon ; en nous apprenant le moyen de l’obtenir par cette voie facile, qui consiste à remettre afin qu’on nous remette ; il est clair qu’il a voulu nous montrer par là que les péchés peuvent encore être effacés après le baptême, et que c’est pour nous le persuader qu’il nous commande de prier de cette manière. Ainsi en nous faisant souvenir de nos péchés, il nous inspire des sentiments d’humilité. En nous commandant de pardonner aux autres, il efface de notre esprit le souvenir des injures. En nous promettant de nous pardonner nos fautes, il relève nos espérances. Et en nous rendant les imitateurs de sa douceur et de sa bonté ineffable, il nous élève jusqu’au comble de la sagesse. Mais voici qui est extrêmement remarquable : puisqu’il avait renfermé dans chacune de ces demandes toute la perfection chrétienne, il y avait compris par conséquent l’obligation de pardonner les injures. Comme en effet l’abrégé de toute la vertu est dans cette parole : « Votre nom soit sanctifié ; » ou dans cette autre : « Que votre volonté soit faite sur la terre, comme elle l’est dans le ciel ; » ou dans cette faveur qu’il nous donne d’appeler Dieu « notre Père », on peut dire que toutes ces vertus renferment aussi la nécessité d’oublier les injures que nous avons reçues de nos frères. Et cependant il ne se contente pas de cette recommandation implicite, et pour montrer combien il avait à cœur ce précepte, il en fait un article exprès de la prière qu’il nous prescrit, et quand il l’a achevée, il n’en répète aucun autre que celui-là seul, en nous assurant : « Que si nous ne pardonnons point aux hommes les péchés qu’ils ont commis contre nous, notre Père céleste ne nous pardonnera point aussi les nôtres. » Ainsi Dieu fait dépendre de nous notre fin, et nous rend maîtres de l’arrêt qu’il doit prononcer un jour. Car afin que, quelque déraisonnable que vous soyez, vous ne puissiez vous plaindre en quoi que ce soit du jugement que Dieu doit prononcer, il veut que vous, qui êtes le coupable, soyez néanmoins le maître de votre sentence. Comme vous aurez jugé de vous, ainsi en jugerai-je moi-même, et si vous pardonnez à un homme comme vous, je vous promets de vous pardonner. Et néanmoins Dieu égale en cela deux choses bien inégales. Car vous pardonnez, parce que vous avez besoin qu’on vous pardonne ; mais Dieu fait grâce sans avoir besoin de rien. Vous pardonnez comme serviteur à celui qui est ce que vous êtes ; mais Dieu pardonne comme un maître à son esclave. Vous faites grâce, parce que vous êtes chargé de péchés ; Dieu fait grâce, étant la sainteté même, incapable de la moindre faute. Mais il y a encore ici une grande preuve de sa bonté. Car il pouvait absolument vous pardonner vos péchés ; mais en ne le faisant qu’à proportion que vous pardonnez aux autres, il vous fait naître mille occasions d’exercer la douceur et la charité. Il vous donne lieu d’éteindre votre colère, et d’étouffer dans votre cœur tout ce qui y pourrait être de brutal et d’inhumain, et il vous apprend à vous unir très étroite ment avec vos frères, qui font avec vous partie du même corps. Après cela de quelle excuse vous couvrirez-vous ? Direz-vous que votre frère vous a mal traité sans sujet ? C’est ce qu’on suppose, puis qu’on vous commande de lui pardonner. S’il y avait de la justice dans ce qu’il a fait, il n’y aurait plus de péché. C’est donc son injustice, c’est son péché qu’on vous exhorte de lui pardonner, comme c’est pour des péchés semblables, et pour beaucoup d’autres encore plus grands, que vous demandez à Dieu qu’il vous pardonne. Mais avant même qu’il vous accorde le pardon, il vous fait grâce, en vous commandant de le demander de la sorte, et en vous apprenant ainsi à être doux et charitable envers vos frères. Et de plus il vous promet après cela une grande récompense, en vous assurant qu’il ne vous demandera plus compte d’aucun de vos péchés. De quel supplice donc serons-nous dignes, si après que Dieu a mis ainsi notre salut en notre pouvoir, nous nous trahissons nous-mêmes, et nous nous perdons volontairement ? Comment osons-nous demander à Dieu, qu’il soit doux et indulgent envers nous, puisque dans une chose qui dépend de nous, nous sommes si cruels et si inhumains envers nous-mêmes ? « Et ne nous laissez point succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal, parce qu’à vous appartient la royauté, la puissance et la gloire, dans tous les siècles, Amen (13). » Rien de plus propre à nous faire voir notre bassesse et à rabattre notre présomption que ces paroles qui nous enseignent à ne pas fuir les combats, mais aussi à ne pas nous y jeter de nous-mêmes, C’est ainsi et qu’il nous sera plus glorieux de vaincre, et plus honteux au démon d’être vaincu. Car lorsque nous sommes forcés de combattre, il faut le faire avec fermeté et avec vigueur : mais quand nous n’y sommes point appelés, il faut nous tenir en repos, et attendre le temps du combat, afin de montrer tout ensemble de l’humilité et du courage. Il entend par ce mot, « du mal », qui signifie aussi « du méchant », le malin esprit, et il nous exhorte à avoir contre lui une inimitié irréconciliable. Il nous apprend aussi qu’il n’est pas méchant par sa nature. Car la malice n’est pas naturelle à la créature, mais elle vient du choix de la volonté. Jésus-Christ l’appelle absolument « le méchant », parce qu’il l’est au suprême de gré ; et comme, sans avoir jamais reçu de nous la moindre injure, iI nous fait une guerre qui ne connaît pas de trêve, le Seigneur nous fait dire non pas : « Délivrez-nous des méchants, »mais « du méchant ; » afin de nous commander de n’avoir point d’aigreur contre nos frères dans les maux que nous en souffrons, mais de tourner toute notre haine sur cet esprit de malice, l’auteur et le principe véritable de tous les maux. Après nous avoir excités au combat par le souvenir de cet ennemi, et exhortés à fuir la tiédeur et la paresse, il nous encourage de nouveau, et relève nos esprits en nous représentant quel est le roi que nous servons, et nous faisant voir qu’il est lui seul plus puissant que tous : « Car à vous appartient la royauté, la puissance et la gloire. » Si donc la royauté appartient à Dieu, il ne faut rien craindre, puisqu’il n’y a personne qui soit capable de lui résister, et qui puisse lui ravir son pouvoir suprême. Lorsqu’il dit, « la royauté est à vous », il fait voir que cet ennemi même qui nous attaque, lui est soumis, et que s’il nous fait la guerre, ce n’est que parce que Dieu le souffre. Il est du nombre de ses esclaves, quoique déjà condamné et réprouvé par lui, et quelque furieux qu’il soit, il n’oserait attaquer un homme, s’il n’en avait reçu le pouvoir de Dieu. Que dis-je, qu’il n’oserait attaquer un homme ? Il n’osa pas même autrefois entrer dans des pourceaux, sans en avoir reçu auparavant la permission de Jésus-Christ ; comme il n’osa non plus toucher aux bœufs et aux brebis du saint homme Job. qu’après que Dieu même lui en eut donné le pouvoir. Quand vous seriez donc mille fois plus faible que vous n’êtes, si vous êtes juste, vous devez avoir toute confiance, ayant un si grand roi, un roi qui peut faire par vous tout ce qu’il lui plaît. 7. « A vous appartient la gloire dans tous les siècles. Amen. » Dieu ne vous délivre pas seulement de vos maux, il peut encore vous donner la gloire. Comme sa puissance est infinie, sa gloire est ineffable, et l’une et l’autre s’étendront dans tous les siècles. Vous voyez combien de choses il nous propose pour nous exciter à combattre, et pour nous inspirer la fermeté et la confiance. Et pour montrer ensuite, comme je vous l’ai déjà dit, qu’il ne hait rien tant que le souvenir des injures, et qu’il n’aime rien tant que la douceur et la modération qui lui est opposée ; après qu’il a achevé cette prière, il reprend cet article, et il nous exhorte, et par la peine dont il nous menace si nous ne le pratiquons, et par la récompense qu’il nous promet, si nous avons soin d’y obéir. « Car si vous pardonnez aux hommes, votre Père céleste vous pardonnera aussi (14). Mais si vous ne leur pardonnez point, votre Père ne vous pardonnera point (15). » Il parle encore d’un « Père » et d’un « Père céleste », afin de nous faire rougir de honte, si, ayant un tel Père, nous devenions durs et inhumains comme les bêtes, et si, appelés au ciel, nous n’avions que des pensées basses et terrestres. Ce n’est pas assez d’être enfants de Dieu par la grâce qu’il nous a faite, il faut l’être encore par nos actions. Rien ne nous rend si semblables à Dieu, que la douceur et la charité que nous témoignons envers ceux qui nous outragent avec le plus de malice et de violence. C’est ce qu’il a marqué lui-même, lorsqu’il a dit que Dieu « fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. » C’est pour ce sujet qu’il est indiqué dans tous les articles de cette prière qu’elle doit se faire en commun. « Notre Père », dit-il, « que votre nom soit sanctifié ; que votre royaume arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel. Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour, et remettez-nous nos dettes ; ne nous laissez point succomber à la tentation, et délivrez-nous du mal. » Il veut que nous parlions toujours en commun pour nous apprendre que nous devons être toujours parfaitement unis, sans qu’il nous reste la moindre trace d’animosité ou d’aversion contre notre frère. Quel supplice donc mériteront ceux qui, après ces préceptes de Jésus-Christ, non seulement ne pardonnent point à leurs ennemis, mais osent même prier Dieu de les en venger, et qui ne craignent pas de combattre sa loi sainte, et ce soin qu’il nous témoigne en tant de manières de prévenir toutes nos divisions, et tout ce qui peut mettre dans nos esprits quelque semence d’aversion ou de haine. Comme il sait que la charité est la racine de tous les biens, il veut retrancher de nous tout ce qui pourrait l’altérer en quelque manière, afin que nous demeurions parfaitement unis, en nous réunissant tous ensemble, comme membres d’un même corps. Car il n’y a personne, non, je le dis encore une fois, il n’y a personne sur la terre, sans excepter père, mère, ou quelque autre ami que ce soit, qui nous aime autant que Dieu nous a aimés. Il n’en faut point d’autre preuve que les grâces qu’il nous fait tous les jours, et les commandements qu’il nous prescrit. Que s’il vous semble que es maladies, les misères publiques, et les autres maux dont Dieu nous afflige dans cette vie, ne s’accordent pas avec cette affection si tendre qu’il a pour nous ; considérez combien vous l’offensez fous les jours, et vous ne vous étonnerez plus, quand vous en souffririez encore davantage. Vous serez surpris, au contraire, lorsque vous recevrez quelque bien. Mais pour nous, nous nous arrêtons à considérer les différents maux que nous souffrons, et nous ne considérons jamais cette multitude de fautes que nous commettons de jour en jour. De là vient que nous tombons dans la tristesse, et que nous nous abattons aisément. Que si nous voulions compter exactement, seulement durant un jour, les péchés que nous commettons, nous reconnaîtrions aussitôt que nous mériterions de souffrir encore beaucoup plus que nous ne souffrons. Je ne m’arrêterai pas aux péchés que chacun de vous peut avoir jusqu’ici commis ; je ne veux que vous représenter ceux de ce jour. Je ne sais pas en détail tout ce qui se passe chez, vous, cependant le nombre de nos fautes est si grand, que ceux qui ne les peuvent toutes comprendre, peuvent au moins en connaître une partie par ce que je vais vous dire. Car qui de nous n’a pas été négligent dans ses prières ? qui n’a point eu de vanité ? qui ne s’est point enorgueilli ? qui n’a point médit de son frère ? qui n’a point eu de mauvais désir ? qui n’a point jeté un regard trop libre ? qui n’a point senti quelque émotion et quelque trouble en se souvenant de son ennemi. Si jusque dans l’église et durant si peu de temps, nous nous sommes rendus coupables de tant de maux, que deviendrons-nous quand nous en serons sortis ? Si nous ressentons tant d’orages dans le port, lorsque nous rentrerons au milieu de la mer, je veux dire au milieu du monde et des affaires de ce siècle, comment pourrons-nous nous reconnaître nous-mêmes ? Cependant Dieu nous a donné un moyen bien court et bien facile pour nous délivrer de ce poids effroyable de tant de péchés. Car quelle peine, y a-t-il de pardonner à celui qui vous a offensé ? Il y a de la peine à nourrir de l’aversion dans son cœur, mais il n’y en a point à pardonner. Car en étouffant notre colère, nous assurons la paix de notre âme, et notre volonté seule suffit pour cela. Il ne faut ni passer les mers, ni faire de longs voyages, ni traverser les montagnes, ni dépenser notre bien, ni lasser notre corps. Il suffit de vouloir, et tout le mal que notre ennemi nous a fait est effacé. 8. Mais si, au lieu de lui pardonner, vous vous adressez à Dieu afin qu’il vous venge de lui, quelle espérance vous restera-t-il de votre salut, puisque tors même que vous devriez fléchir la colère de Dieu, vous l’irritez davantage, et qu’ayant l’apparence d’un suppliant, vous vous expliquez par des paroles qui seraient plus dignes d’une bête farouche que d’un homme, et qui sont comme autant de flèches mortelles que vous donnez au démon, afin qu’il s’en serve pour percer votre âme ? C’est pourquoi saint Paul, parlant de la prière, ne recommande rien tant que de pratiquer ce précepte : « Levez au ciel vos mains pures, » dit-il, « sans colère et sans dispute. » (1Th 2,5) Car si, lors même que vous avez besoin de miséricorde, bien loin d’étouffer votre colère, vous en nourrissez le ressentiment, quoi que ce soit alors vous mettre vous-même le poignard dans le sein : quand pourrez-vous prendre des sentiments plus doux, et quand rejetterez-vous de votre cœur cette humeur maligne qui vous empoisonne et qui vous tue ? Que si vous ne comprenez pas encore la grandeur de ce péché, jugez-en par ce qui se passe parmi les hommes, et vous reconnaîtrez alors combien grand est l’outrage que vous osez faire à Dieu. Bien que vous ne soyez qu’un homme, si quelqu’un venait vous demander pardon, et qu’apercevant son ennemi, lorsqu’il serait à vos pieds, il se levât et vous quittât tout à coup pour aller le tuer, n’est-il pas certain qu’il vous irriterait encore davantage par cette satisfaction si offensante ? Jugez par là de ce qui se passe entre Dieu et vous. Vous offrez à Dieu votre prière, vous vous abaissez devant lui, et après cela vous le quittez soudain, pour attaquer votre ennemi par des imprécations sanglantes. Ce n’est pas là prier Pieu, c’est le déshonorer. Vous invoquez contre celui qui vous a offensé Celui qui vous commande de lui pardonner, et vous le priez de faire le contraire de ce qu’il vous ordonne une vous suffit pas de violer la loi de Dieu ; mais pour augmenter votre supplice, vous le priez encore de la violer lui-même. Croyez-vous qu’il ait oublié ce qu’il ordonne ? Est-ce avec un homme que vous traitez, qui peut quelquefois manquer de mémoire, ou avec un Dieu qui sait tout, et qui veut qu’on garde ses lois très exactement ? Aussi est-il si éloigné de taire ce que vous lui demandez, qu’il ne peut souffrir seulement la demande que vous lui faites, qu’il vous a en horreur, et qu’il vous destine déjà au dernier supplice. Comment donc prétendez-vous obtenir de lui ce qu’il vous commande de fuir avec tant de soin ? Cependant il y a des personnes si insensées, que non seulement elles prient Dieu contre leurs ennemis, niais encore contre les enfants de leurs ennemis, et que dans la fureur qui les possède, elles voudraient les dévorer si cela leur était possible ; ou plutôt elles les dévorent en effet. Et ne me dites point que vous n’avez point déchiré avec les dents la chair de ces personnes. Vous les avez déchirées encore plus cruellement par les désirs de votre cœur, lorsque vous avez conjuré Dieu de faire tomber sur elles toute sa colère, que vous avez souhaité qu’elles fussent damnées éternellement, et que toute leur famille pérît avec elles. Quelles plaies sont aussi cruelles ? quels traits sont aussi envenimés que ces désirs ? Ce n’est pas là ce que Jésus-Christ vous a appris. Il ne vous a point enseigné à ensanglanter ainsi votre bouche. Vous êtes plus horrible aux yeux de Dieu par ces prières détestables, que vous ne le seriez aux yeux des hommes si vous aviez la bouche pleine du sang et de la chair de vos ennemis. Comment donnerez-vous en cet état le baiser de paix à vos frères ? Comment approcherez-vous, du sacrifice ? comment pourrez-vous boire le sang de Jésus-Christ ayant le cœur si plein de poison ? Quand vous dites : Mon Dieu, étendez, votre malédiction sur mon ennemi, renversez toute sa famille, qu’il périsse avec tout ce qui est à lui, et que vous lui souhaitez ainsi mille morts, en quoi Êtes-vous différent d’un assassin et d’un meurtrier, ou plutôt des bêtes les plus farouches ? 9. Bannissons de nous, mes frères, cette fureur et cette manie. Témoignons envers ceux qui nous offensent la, douceur que Jésus-Christ nous commande, afin que nous soyons semblables à notre Père qui est dans les cieux. Nous le serons si nous rappelons en notre mémoire tous les péchés de notre vie, si nous examinons avec soin combien nous offensons Dieu, soit dans notre maison, soit dehors, soit dans les lieux publics ou dans les églises. Quand nous n’aurions point fait d’autre mal, la seule négligence que nous témoignons en ce lieu si saint suffirait pour nous rendre dignes du dernier supplice. Les prophètes font retentir ici leurs divins oracles ; tes apôtres nous prêchent, Dieu nous parle lui-même, et notre esprit cependant s’échappe et s’égare, et s’occupe des soins et des affaires du monde. Nous n’écoutons pas dans l’église la loi de Dieu avec autant de silence et de retenue, que ceux qui assistent aux théâtres, en témoignent pour les édits de l’empereur. Les consuls alors, les sénateurs, les magistrats, et tout le peuple, se lèvent et se tiennent debout pour écouter ce qui se lit avec un profond respect. Si quelqu’un osait faire du bruit et élever sa voix dans ce grand silence, on punirait ce crime de mort, comme étant commis contre la majesté du prince. Et ici lorsqu’on lit publiquement les lettres que Dieu nous écrit du ciel, tout est en tumulte et on n’entend que du bruit de tons côtés. Cependant Celui qui nous écrit ces lettres est bien plus grand que l’empereur ; et cette assemblée où on les lit est bien plus auguste que celle de vos théâtres. Il n’y a que des hommes dans ces assemblées ; mais celle-ci, les anges s’y trouvent avec les hommes. De plus les prix qui sont promis par ces décrets du ciel à ceux qui seront vainqueurs, sont sans comparaison plus grands que ne sont toutes ces vaines récompenses d’ici-bas. C’est pourquoi non seulement les hommes, mais les anges, les archanges, tous les chœurs du ciel, et tous les peuples de la terre, doivent rendre ici leur commun hommage à leur commun roi, selon ce commandement exprès que nous en fait l’Écriture : « Bénissez le Seigneur, vous tous qui êtes ses ouvrages. » (Daniel, 3,30) Car tous ses ouvrages sont admirables. Ils sont élevés au-dessus de la raison, et l’esprit humain ne les peut comprendre. Les prophètes nous les annoncent tous les jours, et chacun d’eux en relève différemment l’excellence et la grandeur. L’un dit : « Dieu montant en haut a emmené avec lui la captivité même captive, il a fait des dons aux hommes (Psa 18,49) ;» et : « Le Seigneur est puissant, Dieu est fort dans les armées. »(Psa 24,8) L’autre dit : « Il divisera les dépouilles des puissants, parce qu’il est venu pour annoncer aux captifs leur délivrance, et pour rendre la vue aux aveugles. » (Isa 13,12) Un autre chantant la gloire que Dieu a remportée sur la mort, s’écrie : « O mort, où est ta victoire ? ô enfer, où est ton aiguillon ? »(Ose 13,14) Un autre prédisant la paix profonde qui régnerait dans le monde dit : « On « brisera les épées pour les employer au fer « des charrues, et on changera les lances en « faux. » (Isa 2,4) Un autre parlant a Jérusalem lui dit : « Tressaillez de joie, fille de Sion fille de Jérusalem, annoncez partout que votre roi vient vous voir et vous témoigner sa douceur, qu’il est assis sur une ânesse et sur un ânon. » (Zac 9,9) Un autre prédit son avènement, et dit : « Le Seigneur que vous cherchez viendra, et qui pourra soutenir le jour de son avènement ? Tressaillez de joie et bondissez comme de jeunes veaux qu’on a déliés. » (Joël II, 2) Un autre encore s’écrie sur le même sujet avec admiration : « C’est là notre Dieu et il n’y en a point d’autre qu’on puisse lui comparer. »(Deu 4,35) Cependant lorsque nous entendons tant de merveilles, au lieu de trembler dans ce lieu saint, et de croire que nous sommes plutôt dans le ciel que sur la terre, nous faisons du bruit comme si nous étions dans un marché. Nous remplissons de tumulte le temple de Dieu, et nous y passons une grande partie du temps à parler de folies et de bagatelles. Lors donc que nous sommes si négligents et en public et en particulier, et dans l’Église même, et à écouter la parole de Dieu, et dans toutes nos actions grandes ou petites ; et que de plus nous faisons tant d’imprécations contre nos ennemis, comment espérons-nous de nous sauver, puisque nous ajoutons à tant de crimes des prières encore plus criminelles ? Après cela devons-nous nous étonner s’il nous arrive quelque malheur ; et ne serait-ce pas plutôt une merveille s’il ne nous en arrivait pas ? Le premier effet semble naturel et ordinaire ; et le second est contraire à la raison. Car il serait tout à fait injuste, qu’étant ennemis de Dieu, et l’irritant continuellement, nous jouissions de son soleil, de ses pluies et de tous ses autres biens qui découlent de lui comme de leur source : puisque n’ayant que l’apparence d’hommes, nous sommes en effet plus cruels que les bêtes les plus sauvages ; puisque nous nous déchirons les uns les autres et que nous trempons notre langue dans le sang de nos frères. Et cela après avoir mangé avec eux à la table divine et spirituelle ; après avoir reçu tant de grâces pour cette vie, et tant de promesses pour être éternellement heureux en l’autre. Pensons, mes frères, à ces vérités si importantes. Rejetons de nos âmes ce poison mortel, brisons ces chaînes de la haine et de la colère, offrons à Dieu des prières dignes de lui et de nous ; et au lieu d’être cruels comme les démons, devenons doux et charitables comme les anges. De quelque manière qu’on nous ait outragés, que le souvenir de nos péchés, et la récompense que Jésus-Christ joint à ce précepte de pardonner aux autres, adoucisse notre esprit, et arrête tous les mouvements de notre colère, afin qu’ayant toujours conservé la pair dans notre cœur pendant cette vie, Dieu nous traite dans l’autre avec autant de bonté, que nous en aurons témoignée envers nos frères. Si ce tribunal d’un Dieu nous épouvante, rendons-le-nous favorable en pardonnant à nos ennemis, et ouvrons-nous maintenant la porte de sa miséricorde, pour paraître alors devant lui avec confiance. Si nous n’avons pu mériter cette grâce en ne péchant point, nous l’obtiendrons, en pardonnant à ceux qui auront péché contre nous. Cette condition est sans doute très avantageuse pour nous, et elle ne nous sera point pénible. Faisons du bien à nos ennemis, et nous amasserons un trésor de miséricorde. Ainsi nous serons aimés non seulement des hommes, mais de Dieu même, qui nous couronnera enfin, et nous fera jouir des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il HOMÉLIE XX
« LORSQUE VOUS JEÛNEZ, NE SOYEZ POINT TRISTES COMME LES HYPOCRITES QUI PARAISSENT AVEC UN VISAGE DÉFIGURÉ, AFIN QUE LES HOMMES CONNAISSENT QU’ILS JEÛNENT. JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’ILS ONT DÉJÀ REÇU LEUR RÉCOMPENSE. – MAIS VOUS, LORSQUE VOUS JEÛNEZ, PARFUMEZ VOTRE TÊTE, ET LAVEZ VOTRE VISAGE. – AFIN DE NE PAS FAIRE PARAÎTRE AUX HOMMES QUE VOUS JEÛNEZ, MAIS SEULEMENT A VOTRE PÈRE QUI EST PRÉSENT DANS LES LIEUX LES PLUS SECRETS, ET VOTRE PÈRE QUI VOIT CE QU’IL Y A DE PLUS SECRET, VOUS EN RÉCOMPENSERA. » (CHAP. 6,16, 17, 18 ; JUSQU’AU VERSET 24) ANALYSE.
- 1. Comment il faut entendre cette parole : Parfumez vos têtes.
- 2. Contre la feinte vertu.
- 3. Combien les richesses sont difficiles à conserver. – Ce que l’œil est au corps, l’âme l’est à l’homme.
- 4. De quelle manière les richesses deviennent fructueuses.
- 5.et 6. Qu’il faut tacher de vaincre l’avarice par la foi, et de rendre Dieu le dépositaire de notre bien.- Qu’on doit craindre d’être surpris par le jugement dernier, qui surprendra tout le monde.
1.Il faut gémir ici, mes frères. Il faut pleurer notre malheur, puisque nous n’imitons pas seulement, mais que nous surpassons même ces hypocrites dont parle Jésus-Christ. Car je sais, et je ne le sais que trop, qu’il y a aujourd’hui plusieurs personnes qui, par une hypocrisie bien différente de celle des pharisiens, ne jeûnent pas comme eux, afin qu’on les voie ; mais qui veulent faire croire qu’ils jeûnent lorsqu’ils ne jeûnent pas. Ils allèguent pour excuse une raison qui est pire encore que leur crime, en disant qu’ils affectent de paraître ainsi jeûner, afin de ne scandaliser personne. Pensez-vous bien à ce que vous dites ? Quoi ! Dieu vous fait un commandement, et vous nous parlez de scandale ? Vous croyez scandaliser le monde, en faisant ce que Dieu commande, et éviter le scandale en le violant ? Y a-t-il rien de plus criminel et de plus extravagant que cette excuse ? Jusqu’à quand surpasserez-vous en malice les hypocrites mêmes ? Jusqu’à quand userez-vous d’une double hypocrisie dans un seul crime, et pratiquerez-vous ce raffinement de malice si ingénieusement inventé par vous ? Ne rougissez-vous point de l’expression si forte dont Jésus-Christ se sert en cet endroit, où il ne se contente pas d’appeler ces personnes qui vous ressemblent « hypocrites », mais où il ajoute : « Qu’ils abattent et décolorent leur visage ? » C’est-à-dire, qu’ils le corrompent et le défigurent. Mais si c’est se défigurer le visage que de vouloir par vanité paraître pâle et blême à cause du jeûne ; que dirons-nous, mes frères, du fard, des eaux et des poudres dont les femmes couvrent leur visage pour corrompre les âmes des jeunes gens ? Les premiers se contentent de se perdre eux-mêmes : mais celles-ci en se perdant font périr encore ceux qui les regardent. Il faut donc éviter avec un soin égal cette double peste : et c’est pour ce sujet que Jésus-Christ nous commande encore ici, comme il l’avait déjà fait, non seulement de ne point faire voir notre jeûne, mais encore de le cacher. Remarquez que le Sauveur, en parlant de l’aumône, ne dit pas simplement : « Prenez garde de ne pas faire vos aumônes devant les hommes », mais qu’il ajoute formellement, « afin d’être vus d’eux ; » au lieu que lorsqu’il parle de la prière et du jeûne, il n’ajoute pas cette même circonstance. Pourquoi cela ? C’est sans doute parce que souvent nous ne pouvons cacher nos aumônes, quelque désir que nous en ayons ; au lieu que nous pouvons toujours garder le secret dans notre jeûne et notre prière. Comme donc lorsqu’en disant : « Que votre main gauche ne sache pas ce que fait la droite, il ne veut pas qu’on prenne ces paroles à la lettre, mais seulement qu’on ait grand soin de cacher ses aumônes ; et comme lorsqu’il nous commande d’entrer dans un lieu secret pour prier, il ne nous oblige point à ne faire nos prières que dans ces lieux retirés, mais seulement à ne pas rechercher les yeux des hommes ; de même, lorsqu’il nous dit ici de parfumer et de laver notre visage, il ne faut point entendre ce commandement à la lettre, puisque nous ne l’observons point de cette manière, non plus que ces peuples entiers de solitaires qui vivent sur les montagnes. Ce n’est donc point là ce que Jésus-Christ demande de nous ; mais comme les anciens se parfumaient le visage les jours de fête et de réjouissances, ainsi qu’on le voit par David et Daniel, il nous dit de nous parfumer aussi, ce qui ne doit pas s’entendre au pied de la lettre, mais en ce sens que nous devons être attentifs à cacher soigneusement ce précieux trésor du jeûne. Et pour nous faire voir que c’est de cette manière que doit s’entendre ce commandement, Jésus-Christ a fait lui-même ce qu’il nous a commandé de faire : il a jeûné quarante jours dans le désert, et il n’a ni lavé ni parfumé son visage ; et néanmoins sa conduite était exempte de la plus légère ombre d’affectation. Car son dessein principal dans ces paroles, est de nous inspirer un grand éloigne ment de la vaine gloire. C’est pourquoi il se sert du mot « d’hypocrite », qui signifie aussi un comédien, afin de nous éloigner de ce vice par deux considérations différentes. La première en nous montrant combien ce vice est ridicule et dangereux pour le salut ; et la seconde, en nous faisant voir que ce déguise ment et cette imposture ne peuvent pas durer longtemps. Un homme qui joue un personnage sur un théâtre, ne peut être estimé que le temps que dure la comédie. Tous même ne l’estiment pas alors, puisque plusieurs de ceux qui le voient, savent très bien qu’il n’est pas en effet ce qu’il paraît être. Mais au moins lorsque la comédie est jouée, il est reconnu de tout le monde pour ce qu’il est. C’est ce qui arrivera indubitablement aux amateurs de la vaine gloire. Plusieurs dès cette heure reconnaissent leur déguisement. On sait déjà qu’ils ne sont pas ce qu’ils paraissent, et qu’ils n’en ont que l’extérieur. Mais ils seront reconnus clairement pour ce qu’ils sont dans ce grand jour où Dieu fera voir à nu les secrets des cœurs. Jésus-Christ nous montre par cette même parole combien ce commandement qu’il nous fait est doux. Cari ! ne nous ordonne pas d’augmenter nos jeûnes et de les rendre plus austères ; mais il nous avertit seulement de n’en pas perdre le mérite. Tout ce qu’il y a de pénible dans le jeûne nous est commun avec les hypocrites, puisqu’ils jeûnent en effet ; mais ce que Jésus-Christ nous ordonne en cet endroit est extrêmement doux, puisqu’il ne tend qu’à nous empêcher de perdre notre récompense. Il n’ajoute rien à nos travaux ; mais il nous en assure le mérite, et sa bonté ne peut souffrir que nous perdions notre couronne comme les hypocrites la perdent. Ces âmes vaines ne veulent pas imiter ceux qui combattent dans les jeux olympiques, qui voyant devant eux une si grande foule de peuple qui les regarde, et tant de magistrats qui les environnent, négligent néanmoins tout ce monde, et ne tâchent qu’à plaire à celui qui leur promet le prix s’ils sont vainqueurs, quand même sa qualité serait beaucoup moindre que celle des autres. Vous, vous avez des raisons puissantes de ne vouloir que Dieu seul pour témoin de votre victoire, et parce que c’est lui seul qui vous en donne le prix, et parce qu’il est infiniment élevé au-dessus de tous, et cependant vous ne laissez pas de vouloir être vus des autres, qui non seulement ne vous servent pas, mais qui vous nuisent même beaucoup par leur estime et par leurs louanges. 2. Néanmoins Dieu est si bon qu’il semble vous dire : Si vous voulez encore après ce que je vous dis être vus des hommes, je ne m’oppose pas. Attendez un peu ; et je vous accorderai ce que vous désirez, d’une manière puis avantageuse et plus éclatante que vous ne l’osez espérer. La gloire que vous recherchez ici des hommes, vous ravit celle que je vous prépare ; et en méprisant celle-là, vous vous assurez celle-ci. C’est alors que vous jouirez de tout avec une pleine assurance, mais même avant ce temps vous recevrez dès ici-bas cet avantage si important, de fouler aux pieds toute la gloire des hommes, de vous affranchir du honteux esclavage des ambitieux, et de ne contrefaire pas seulement la vertu, mais de la posséder véritablement. Que si vous désirez d’être vus des hommes, quand vous seriez dans le fond d’un désert, vous ne laisseriez pas de perdre le fruit de tous vos travaux. N’est-ce pas faire une grande injure à la vertu, que de ne pas la suivre pour elle-même, mais pour être loué seulement de quelques gens du peuple qui vous verront, et de ceux qui ne sont dignes que de mépris ? Vous voulez être bon afin que des méchants vous admirent, et vous cherchez pour spectateurs de votre vertu les ennemis mêmes de la vertu. N’est-ce pas imiter celui qui voudrait être chaste, non parce que la chasteté est une chose excellente, mais pour être loué des impudiques ? Ainsi vous n’auriez point été ami de la vertu, si elle n’avait point d’ennemis ; au lieu que vous devriez l’admirer d’autant plus que ses ennemis eux-mêmes ne peuvent s’empêcher de l’admirer. Il faut donc aimer la vertu pour elle-même, et non point par d’autres considérations. Nous croyons qu’on nous fait injure lorsqu’on ne nous aime pas pour nous-mêmes, mais par des raisons qui ne nous regardent point. Traitez donc au moins la vertu comme vous voulez qu’on vous traite. Aimez-la pour elle-même, et non à cause des autres. N’obéissez pas à Dieu à cause des hommes ; mais obéissez plutôt aux hommes à cause de Dieu. Quant vous agissez autrement, quoique vous paraissiez aimer la vertu, vous ne l’aimez pas en effet, et vous irritez autant Dieu, que ceux qui la haïssent et qui la méprisent. Ceux-là l’offensent en ne faisant pas le bien ; et vous, vous l’offensez en le faisant mal. « Ne vous faites point de trésors sur la terre où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent (19). Mais faites-vous des trésors dans le ciel, où « les vers et la rouille ne les mangent point, et où il n’y a point de voleurs qui les déterrent et qui les dérobent (20). » Après que Jésus-Christ a banni de nous la vaine gloire, il en vient ensuite tout naturellement à combattre l’avarice, parce que rien n’entretient tant en nous cette passion que l’ambition et le désir de l’honneur. C’est pour s’attirer cette vaine estime, qu’on veut avoir une foule de valets, des troupes d’eunuques, des chevaux superbes et tout couverts d’or, des meubles somptueux et mille autres semblables folies que les hommes ne recherchent ni pour la nécessité, ni même pour le plaisir ; mais seulement pour paraître, et pour donner des marques de leur magnificence et de leurs richesses. Jésus-Christ nous avait exhortés auparavant à être miséricordieux ; mais il montre ici jusqu’où doit aller notre charité en disant : « Ne vous faites point de trésors sur la terre. » Comme il eût été dangereux de commencer d’abord par attaquer ouvertement l’avarice, et par exhorter tout d’un coup les hommes au mépris des richesses, à cause du grand empire que cette passion exerce sur les cœurs, c’est peu à peu et par degrés qu’il attaque cette maladie pour en délivrer les hommes ; il entre donc doucement dans les esprits pour leur faire mieux accueillir ce qu’il doit dire. Il se contente d’abord de dire en général : « Bienheureux ceux qui font miséricorde ! » Il passe ensuite plus avant : « Soyez », dit-il, « d’accord avec votre ennemi. » Il ajoute après : « Si quelqu’un veut vous ôter votre robe, donnez-lui aussi votre manteau. » Voici enfin la loi portée dans son absolue perfection. Auparavant il s’était contenté de dire : Si vous voyez qu’on vous menace d’un procès, laissez-vous plutôt ôter votre bien ; car il vaut mieux perdre du bien pour n’avoir point de procès, que d’avoir un procès pour gagner du bien. Ici, sans parler d’ennemi, ni de procès, ni d’aucune violence qu’on nous fasse, il nous commande simplement et absolument de mépriser les richesses, et il montre qu’il fait ce commandement moins pour ceux qui reçoivent la charité, que pour ceux qui la font. De sorte que quand il n’y aurait personne qui nous fît injure, ou qui nous appelât en jugement, nous devrions néanmoins nous porter de nous-mêmes à mépriser les richesses et les donner de bon cœur aux pauvres. Il use encore ici néanmoins de quelque réserve dans la forme, et il ne dit les choses que peu à peu. Quoiqu’il eût montré en sa personne un si grand exemple de ce mépris des richesses, en rejetant, lorsqu’il fut tenté dans le désert, tous les biens du monde que le diable lui promettait ; il ne s’en sert pas néanmoins et n’en parle point, parce que le temps de découvrir ces choses n’était pas encore venu. Il se contente de nous porter à ce mépris par des raisons qu’il propose, et d’agir plutôt en ami qui conseille, qu’en souverain qui commande. Car après avoir dit « Ne vous faites point de trésors dans la terre », il ajoute : « où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent. » Il montre d’abord combien le trésor qu’il promet dans le ciel surpasse celui qu’on peut amasser sur la terre, soit par la différence du lieu où ces trésors sont en dépôt, soit par l’avantage que l’un a naturellement sur l’autre. 3. Mais il ne s’arrête pas là, et se sert encore d’un autre raisonnement. Il détourne d’abord les hommes de l’avarice par la crainte des maux mêmes qu’ils appréhendent davantage. Car, que craignez-vous ? dit-il. Appréhendez-vous que votre bien ne se perde si vous en faites l’aumône ? Au contraire, faites l’aumône, et il ne se perdra jamais. non seulement il ne se perdra pas, mais il profitera beaucoup. Car il vous acquerra tous les biens du ciel. C’est ce qu’il marque dans la suite. Mais il se contente d’abord de proposer ce qui pouvait avoir le plus de force sur les esprits, savoir, la conservation des trésors. A cette considération, il en ajoute une autre qui était très propre à toucher les cœurs, comme s’il disait : non seulement votre bien se conservera si vous le donnez en aumône, mais il périra, au contraire, si vous ne le donnez pas. Et remarquez la sagesse ineffable du Sauveur. Car il ne dit pas Vous laisserez cet argent à vos héritiers, ce qui est une satisfaction pour beaucoup ; mais chose terrible, cette consolation, les avares ne l’auront même pas, parce qu’à supposer que les hommes n’y touchent point, il y a autre chose qui ne manquera pas de les détruire, les vers et la rouille. Quoique ce danger ne paraisse rien, il est néanmoins inévitable, et quelque précaution que vous y puissiez apporter, vous ne le préviendrez pas. Quoi donc, me direz-vous, la rouille consumera mon or ? Si la rouille ne le consume, les voleurs l’enlèveront. Mais tout le monde a-t-il donc été volé ? C’est le sort de la plupart, sinon de tous. Jésus-Christ établit ensuite la même vérité par une autre raison. « Car où est votre trésor, là est aussi votre cœur (21). » Quand vous éviteriez tous ces malheurs, vous ne laisseriez pas de souffrir un grave dommage de votre honteux attachement aux choses d’en-bas : vous voilà esclave au lieu de libre, déchu des choses du ciel, incapable de tout grand sentiment, ne rêvant qu’argent, qu’usure, que créances, que gain, qu’abjects trafics. Quoi de plus misérable qu’un tel état ? Il n’y a point de plus triste servitude que celle d’un homme qui s’assujettit lui-même à cette tyrannie de l’avarice, et, ce qu’il y a de plus mortel, qui foule aux pieds la noblesse et la liberté de l’homme. Tant que vous aurez l’esprit ainsi attaché à vos richesses, quelques vérités qu’on vous annonce, et quelque avis qu’on vous donne pour votre salut, tout vous sera inutile. Vous serez comme ces chiens qu’on attache à des sépulcres, et votre avarice vous y liera plus étroitement que toutes les chaînes. Vous y aboierez contre tout le monde, et vous n’aurez point d’autre occupation que de conserver pour d’autres les trésors que vous gardez. Je vous demande encore une fois s’il n’y a rien de plus misérable que cet état ? Cependant, comme ces choses étaient encore trop relevées pour la faiblesse de ses auditeurs, et qu’ils ne pouvaient aisément comprendre ni le tort qu’ils se faisaient en conservant leur trésor, ni le gain qu’ils retiraient eu le méprisant ; mais qu’il fallait avoir l’esprit plus éclairé pour concevoir ces vérités, Jésus-Christ ajoute aussitôt cette maxime claire et constante : « Où est votre trésor, là est aussi votre cœur », ce qu’il éclaircit après à l’aide d’une comparaison sensible en disant : « La lumière de votre corps, c’est votre œil. » Voici donc le sens de tout ce passage : N’enfouissez point votre or ni autre chose enterre, puisque agir de la sorte c’est amasser pour les vers, la rouille et les voleurs. Et quand vous éviteriez ces pertes, vous ne pourrez empêcher que votre cœur ne soit l’esclave de cet or que vous aimez, et qu’il ne s’attache à la terre : « Car où est votre trésor, là est aussi votre « cœur. » Mais mettez votre trésor en dépôt dans le ciel, et vous ne retirerez pas seulement l’avantage d’y devenir heureux un jour, mais, par une récompense anticipée, vous aurez dès cette terre votre conversation dans le ciel, ne pensant plus qu’aux biens qui y sont, et n’ayant plus d’autre soin que de les posséder bientôt, puisque « où est votre trésor, là est aussi votre cœur. » Que si au contraire vous cachez votre or dans la terre, vous y ensevelirez aussi votre âme, et elle deviendra toute terrestre. Et parce qu’il pouvait y avoir quelque obscurité dans ce discours, il l’éclaircit encore beaucoup par la suite. « Votre œil est la lampe de votre corps. Si votre œil est pur et simple, tout votre corps sera éclairé (22). Mais si votre œil est impur et mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous n’est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes (23). » Il a recours aux objets sensibles. Comme il vient de parler de l’âme qui devient captive, qui est réduite en esclavage, et que ces idées dépassaient la portée de la multitude, il se tourne vers les choses extérieures, vers les objets qu’on a tous les jours sous les yeux pour éclaircir et continuer son enseignement, se servant du sensible pour faire comprendre l’intelligible. Si vous ne concevez pas encore, leur dit-il, le malheur de cette âme, jugez-en par ce qui se passe dans le corps. Car l’esprit est à l’âme ce que l’œil est au corps. Vous ne consentiriez certainement jamais à payer par la perte de vos yeux la vaine satisfaction de porter des vêtements d’or et de soie ; vos yeux, une fois perdus, quel serait désormais le bonheur de votre vie ? Or, l’extinction de la lumière intellectuelle n’a pas de suites moins graves pour l’âme que n’en a pour le corps la perte de la vue ; soyons donc conséquents, et si nous prenons tant de soin pour conserver l’œil qui dirige notre corps, n’en ayons pas moins pour entretenir saine et sauve la raison qui éclaire notre âme. D’où nous viendra désormais la lumière si nous en éteignons en nous le foyer ? Comme celui qui arrête la source d’un fleuve en dessèche aussitôt le lit, de même celui qui obscurcit sa raison, plonge aussi du même coup toute sa vie dans les ténèbres. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : « Si la lumière qui est en vous n’est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes ? » Lorsque la lampe s’éteint, lorsque le pilote se noie, lorsque le général d’armée est pris, quelle espérance reste-t-il aux autres ? 4. Jésus-Christ ne s’arrête plus à parler ici des autres maux qui peuvent arriver aux riches : des procès, des disputes et des querelles dont il avait assez parlé en disant : « Prenez garde que votre ennemi ne vous livre au juge et le juge au ministre ; » il parle d’autres anaux bien plus effroyables, pour nous éloigner de cette malheureuse passion des richesses. Il n’y a pas d’emprisonnement que l’on puisse comparer au malheur d’être dans les liens de cette funeste maladie. De plus tous les avares ne sont pas toujours exposés à cette première disgrâce, mais ils tombent nécessairement dans les ténèbres intérieures, dont Jésus-Christ ne parle qu’après comme étant le plus grand et le plus inévitable de tous les maux. Car Dieu nous a donné la raison, afin qu’elle bannisse l’ignorance de nos esprits, qu’elle nous fasse juger équitablement des choses, qu’elle soit comme la lumière qui conduit tous nos pas et comme un bouclier qui nous couvre de tous côtés contre ce qui pourrait nous attrister et nous nuire. Cependant nous foulons aux pieds ce don de Dieu, et nous le livrons pour des choses vaines et superflues. A. quoi servent des soldats couverts d’armes éclatantes d’or, lorsque leur général est pris ? A quoi sert un vaisseau orné de magnifiques peintures, lorsque son pilote est submergé dans la mer ? A quoi sert un corps bien fait et bien proportionné, lorsqu’il est sans yeux ? Il faut que le médecin se porte bien lui-même pour pouvoir guérir les autres. Si donc vous rendez malade votre médecin et que vous le couchiez dans un lit d’or et dans une chambre d’argent, quel service pourra-t-il vous rendre dans votre maladie ? Or voilà ce que vous faites pour votre raison, qui est le médecin des maladies de votre âme, lorsqu’après avoir altéré sa santé vous l’enfermez dans le coffre où vous mettez votre or, non seulement sans profit pour vous, mais au grand détriment, au grand malheur de votre âme. Et remarquez, je vous prie, que Jésus-Christ excite les hommes à la vertu et les détourne de l’amour des richesses par les raisons mêmes pour lesquelles ils se portent le plus à les désirer. Pourquoi souhaitez-vous les richesses ? vous dit-il. N’est-ce pas pour goûter du plaisir et des jouissances ? Eh bien ! ce n’est pas là ce que vous devez en attendre, mais bien tout le contraire. Car si, lorsque nous perdons les yeux du corps, nous perdons en même temps tous les plaisirs de la vie, que dirons-nous lorsque nous perdons ceux de l’âme ? Pourquoi cachez-vous aussi vos biens dans la terre, sinon pour les mieux garder ? Et moi je vous dis que c’est le plus court moyen de les perdre. Il en use ici envers les amateurs des richesses comme il a fait précédemment envers ceux qui jeûnent, qui prient ou qui font l’aumône par vanité. Il a tâché de les corriger de cette passion par le désir même de la gloire dont ils étaient possédés, en leur disant : Pourquoi voulez-vous vous faire voir lorsque vous jeûnez, lorsque vous priez et lorsque vous donniez l’aumône, sinon parce que vous recherchez l’honneur et la gloire ? Et moi je vous dis au contraire de ne point faire vos œuvres en cette vue, parce que vous en recevrez alors la gloire que vous désirez quand le temps en sera venu. Il s’efforce de même ici de guérir l’avare par la raison même qui lui fait plus désirer l’argent. Car quel est votre plus grand désir ? lui dit-il. N’est-ce pas que votre argent soit bien gardé, et que vous viviez dans les plaisirs et dans les délices ? Et moi je vous promets que si vous voulez mettre votre argent en dépôt où je vous commande de le mettre, je vous en ferai jouir et je vous comblerai de délices pour jamais. Il fait voir encore plus sensiblement dans la suite les blessures que l’âme reçoit des richesses, en les comparant à des épines qui la déchirent. Et néanmoins ce qu’il dit ici n’est guère moins fort, lorsqu’il représente celui qui est possédé de l’amour du bien, comme un homme qui marche dans une nuit sombre. Car, de même que ceux qui sont plongés dans les ténèbres ne peuvent rien discerner, qu’ils prennent une corde pour un serpent, et que les montagnes ou les rochers les font mourir de peur ; de même ces personnes aveuglées par l’avarice, ont pour suspectes les choses le moins à craindre et qui ne font aucune peur à ceux qui voient clair ils craignent par exemple la pauvreté, et non seulement la pauvreté, mais les moindres pertes qui peuvent leur arriver ; et elles leur sont plus sensibles que la dernière nécessité ne l’est aux pauvres. On a vu même plusieurs de ces riches se pendre pour n’avoir pu supporter une pareille disgrâce. Le mépris paraît à quelques-uns d’entre eux si insupportable, que plusieurs en sont morts de douteur. Leurs richesses les ont rendus mous et lâches, et incapables de souffrir aucune peine, excepté celle qu’impose le soin de ces mêmes richesses. Faut-il garder servilement leurs biens ? vous les voyez affronter la mort, les fouets, les outrages, l’ignominie. Et n’est-ce pas un étrange renversement, d’être lâche et sans vigueur lorsqu’il faudrait être courageux ; et d’être hardi et impudent, lorsqu’il serait bon d’être timide ? 5. Il arrive à ces personnes ce qui arrive à ceux qui dépensent leurs biens avec profusion à des choses superflues. Après avoir consumé ce qu’ils avaient dans des bagatelles, ils se trouvent réduits ensuite à manquer des choses les plus nécessaires. Ils ressemblent encore à ces danseurs de corde qui manient leur corps avec tant d’art, et qui s’exposent à des dangers extrêmes pour voltiger sur une corde, lorsqu’en même temps ils sont les plus lâches et les plus maladroits de tous les hommes pour s’occuper à un travail plus utile et plus nécessaire. Ils marchent sans peur sur une corde tendue en l’air, ils montrent beaucoup de fermeté lorsque tout le monde tremble pour eux. Mais lorsqu’il se présente une occasion pour faire paraître qu’ils ont de l’honneur et du courage, ils sont incapables non seulement de faire une action, mais même de former la moindre pensée d’un homme de cœur. C’est ainsi que les avares, qui peuvent tout et qui font tout pour les richesses, ne peuvent rien, absolument rien pour la vertu. Comme ceux dont nous venons de parler, passent misérablement leur vie dans une Occupation très dangereuse et en même temps très inutile, de même ces avares sont toujours dans les travaux et dans les dangers, sans en retirer aucun bien solide. Ils sont deux fois aveugles, d’abord parce que la cupidité a éteint en eux la lumière intérieure de l’âme, ensuite parce qu’ils sont plongés dans le nuage épais d’une multitude de soucis grossiers. C’est pourquoi il leur est si difficile de recouvrer la vue. Celui que la nuit toute seule empêche de voir, commence à voir aussitôt que le soleil paraît ; mais celui qui est aveugle ne voit rien, lors même que le soleil est dans son midi. C’est là le véritable état des avares. Lorsque le Soleil de justice jette sa lumière de toutes parts, ils n’en peuvent voir la clarté, parce que leur avarice est comme un voile qui couvre leurs yeux. C’est pourquoi ils souffrent comme un double aveuglement ; l’un qui leur vient d’eux-mêmes et de leur propre corruption ; et l’autre de ce qu’ils ne veulent pas même faire attention au divin Maître. Pour nous, mes frères, obéissons à Jésus-Christ avec amour et fidélité, afin que nous puissions enfin recouvrer la vue et voir la véritable lumière. Vous me demandez comment vous pourrez voir cette lumière. Je vous réponds que vous n’avez qu’à considérer comment vous l’avez perdue. Qu’est-ce qui vous a aveuglés, sinon cette passion criminelle dont nous parlons ? Car l’avarice est comme une humeur maligne qui, se répandant sur vos yeux, y forme un nuage obscur ; mais ce nuage peut aisément se dissiper si nous nous exposons aux rayons de la doctrine de Jésus-Christ, et si nous l’écoutons lorsqu’il nous dit : « Ne vous faites point de trésors sur la terre. » Que me sert, me direz-vous peut-être, d’entendre ce que Jésus-Christ me dit, puisque je suis dominé par l’avarice ? Mais je vous réponds que si vous continuez à écouter la parole de Dieu, elle vous délivrera d’une passion si honteuse. Que si vous y demeurez toujours engagés, reconnaissez qu’il y a en vous quelque chose de plus qu’une simple passion. Car qui peut désirer d’être esclave, d’être assujetti à un tyran, d’être entouré de chaînes pesantes, de languir dans les ténèbres, d’avoir l’esprit toujours agité, de souffrir mille peines sans aucun fruit, de garder ses biens pour d’autres, et souvent même pour ses plus grands ennemis ? Qu’y a-t-il en cela qu’un homme puisse désirer et qu’il ne doive pas fuir au contraire avec aversion et avec horreur ? Peut-on désirer de mettre son trésor en un lieu exposé aux voleurs ? Si vous aimez votre argent, mettez-le en un lieu où il ne puisse être dérobé. Mais la conduite que vous tenez est telle qu’il semble que vous ne désiriez pas tant d’être riche que d’être esclave, que d’être misérable, que d’être toujours dans le chagrin et dans les ennuis. Si un homme vous offrait un lieu assuré pour y garder votre bien, vous n’hésiteriez pas, et vous le suivriez pour cela jusqu’au fond d’un désert. Dieu vous offre cette sûreté non dans un désert, mais dans le ciel, et vous ne voulez pas l’écouter. Quand vos trésors seraient ici-bas dans une entière sûreté, vous ne pourriez néanmoins vous empêcher d’en avoir de l’inquiétude. Vous pourriez bien ne les perdre pas, mais vous ne pourriez pas ne point craindre de les perdre. Mais que craignez-vous quand Dieu vous assure ? non seulement votre or sera en sûreté, mais il profitera même et il se multipliera entre ses mains. Le même argent vous devient en même temps un trésor et une semence. Vous y trouverez même quelque chose de plus que ce que je dis. Car la semence ne demeure plus à celui qui l’a semée ; au lieu que votre trésor vous demeurera toujours. Et le trésor ne produit rien dans la terre et ne germe pas, au lieu que celui-ci produit des fruits qui ne périront jamais. 6. Que si vous m’alléguez la longueur du temps, et si vous vous plaignez du délai de la récompense que vous en devez recevoir, je pourrais par avance vous faire voir quels sont les biens que vous recevez dès ce monde. Mais sans m’arrêter à cela, je tâcherai de vous convaincre, par l’état même de cette vie, de la fausseté de ce prétexte dont vous vous couvrez. Car combien préparez-vous de choses en ce monde dont vous ne jouirez jamais ? Si quelqu’un vous accusait en cela d’être peu sage, ne lui répondriez-vous pas que vous vous croyez trop bien payé de vos travaux en pensant que vos enfants et les enfants de vos enfants en pourront jouir ? Car, lorsque dans la vieillesse la plus avancée vous bâtissez ces maisons magnifiques que votre mort souvent vous empêche d’achever, lorsque vous faites ces plantations d’arbres qui ne porteront du fruit que longtemps après votre mort, lorsque vous achetez des terres et des fonds dont vous ne devez avoir la propriété que plusieurs années après, lorsqu’enfin vous faites tant d’autres choses dont vous ne recevrez aucun fruit, croyez-vous les faire pour vous ou pour ceux qui vous survivront ? N’est-ce donc pas une extrême folie de ne compter pour rien en ces sortes de choses la longueur du temps, lors même qu’elle est cause que tous nos travaux périssent pour nous, et de nous décourager ici d’un petit délai qui sert même à augmenter et à nous assurer notre gain, sans qu’il puisse passer à d’autres, et dont nous devons jouir pour jamais ? Considérez d’ailleurs que ce retard n’est pas long. Le jugement de Dieu est à notre porte, et nous ne savons pas si ce ne sera point de notre temps que le monde sera détruit, et que viendra ce grand jour où nous verrons Jésus-Christ assis sur ce tribunal si sévère et si redoutable. Nous en avons déjà vu beaucoup de signes : l’Évangile a été prêché presque par tout l’univers ; les guerres, les tremblements de terre, les famines sont arrivées, et ce jour terrible ne peut pas être fort éloigné. Mais vous ne voyez pas ces signes, dites-vous, et je vous réponds que c’est cela même qui est le plus grand de tous ces signes. Personne, du temps de Noé, ne voyait les signes de ce déluge qui était près d’inonder toute la terre ; et lorsque les hommes ne pensaient qu’à se divertir, à faire festin, à se marier et à continuer toutes les choses auxquelles ils avaient accoutumé de s’occuper, ils furent tout d’un coup surpris par cette effroyable inondation qui les enveloppa tous. La même chose arriva aux gens de Sodome. Ils vivaient dans l’excès des délices, ils n’avaient pas le moindre soupçon de ce qui allait leur arriver, et c’est alors que le feu du ciel tomba sur eux et les consuma. Considérons ces exemples, mes frères, et tenons-nous prêts à tous moments à sortir de cette vie. Quand le jour qui réduira tout ce monde en cendre ne serait pas encore si proche, celui de la mort de chacun de nous, soit vieux ou jeune, ne peut être fort éloigné. Quand ce moment sera venu, nous ne pourrons plus trouver d’huile pour nos lampes qui s’éteindront, ni obtenir le pardon que nous demanderons trop tard. Dieu nous rejettera alors, quand Abraham même, quand Noé, quand Job ou Daniel intercéderait pour nous. (Eze 14,20) C’est pourquoi, lorsqu’il nous reste encore du temps, préparons nos lampes, remplissons nos vases d’huile, faisons-nous comme un trésor de confiance, et mettons tout en dépôt dans le ciel ; afin que lorsque nous serons dans le besoin, nous le retrouvions pour en jouir éternellement, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XXI
« NUL NE PEUT SERVIR DEUX MAÎTRES, CAR OU IL HAÏRA L’UN, ET AIMERA L’AUTRE ; OU IL S’ATTACHERA À L’UN, ET MÉPRISERA L’AUTRE » CHAP. 6,24, JUSQU’AU VERSET 28) ANALYSE.
- 1. Le Christ nous est utile en supprimant ce qui nous nuit.
- 2. Des maux qu’enfantent les richesses.
- 3. Le Nouveau comme l’Ancien Testament emprunte des exemples à l’histoire de la Nature.
- 4. Que les imparfaits ne doivent pas croire que la perfection soit impossible ; qu’ils doivent s’encourager par l’exemple des autres.
1. Jésus-Christ dégage peu à peu ses disciples de l’amour du monde. Il diversifie les raisons par lesquelles il tâche de les retirer de l’affection des richesses, et de réprimer en eux cette passion si violente. Il ne se contente pas de ce qu’il leur en a déjà dit, quoiqu’il en ait parlé longuement et fortement. Il y ajoute encore d’autres considérations plus puissantes et plus terribles. Car y a-t-il rien qui nous doive plus effrayer que ce qu’il nous dit ici, que si nous sommes esclaves des richesses, nous cesserons d’être serviteurs de Jésus-Christ ? Et qu’y a-t-il au contraire qui nous puisse consoler davantage, que de pouvoir devenir ses véritables amis, en méprisant les richesses au lieu de les aimer ? Remarquez encore ici ce que je vous fais voir si souvent : que Jésus-Christ porte ses disciples à lui obéir par deux raisons différentes, par l’utilité qu’ils y trouvent, et par le mal qu’ils souffriraient s’ils ne lui obéissaient pas. Il nous avertit, comme un sage médecin, des maladies où nous tomberons si nous négligeons ses ordonnances ; et de la santé dont nous jouirons si nous pratiquons ce qu’il nous commande. Et considérez quel avantage Jésus-Christ nous promet ici, et combien ses préceptes nous sont utiles, puisqu’ils nous délivrent de si grands maux. Le mal que vous causent les richesses, dit-il, n’est pas seulement d’armer contre vous les voleurs, et de remplir votre esprit d’épaisses ténèbres. La plus grande plaie qu’elles vous font, c’est qu’elles vous arracheraient de la bienheureuse servitude de Jésus-Christ, pour vous rendre esclaves d’un métal insensible et inanimé. Ainsi elle vous cause le double mal, et de vous rendre esclaves d’une chose dont vous devriez être les maîtres, et de vous retirer de l’assujettissement à Dieu, auquel il vous est très avantageux et très nécessaire d’être soumis. Comme Jésus-Christ avait déjà fait voir la double perte que nous faisons lorsque nous mettons notre argent où la rouille le corrompt, et que nous ne le mettons pas où il demeure incorruptible ; il fait voir de même ici dans l’avarice un double mal, qui consiste en ce qu’elle sépare de Dieu et qu’elle nous asservit au démon de l’argent. Il ne dit pas même d’abord cette vérité à ses disciples. Il les y dispose peu à peu par cette maxime générale : « Nul ne peut servir deux maîtres (24) ; » c’est-à-dire, deux maîtres qui commandent des choses toutes contraires. Car s’ils ne commandent que la même chose, ils ne sont qu’un maître, comme autrefois « toute la multitude de ceux qui croyaient n’était qu’un cœur et qu’une âme » (Act 4,32) Il y avait plusieurs personnes, et néanmoins la parfaite union des cœurs faisait que plusieurs n’étaient qu’un. Mais Jésus-Christ, insistant sur cette pensée, l’accuse plus fortement, et dit que l’homme non seulement ne servira pas l’un de ces deux maîtres, mais que même il le haïra et détestera. « Car ou il haïra l’un et aimera e l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre (24). » Il semble que ce dernier membre soit une redite. Cependant ce n’est pas sans raison que la chose est ainsi présentée ; le Seigneur veut faire voir qu’il est aisé de passer de l’un de ces deux maîtres à celui qui est le meilleur. Afin que vous ne veniez pas dire : je suis déjà engagé, je suis déjà l’esclave de l’argent, il montre que l’on peut s’en délivrer, et revenir du tyran au roi véritable, comme on l’avait quitté pour s’assujettir au tyran. Il commence donc par dire en général qu’on ne peut servir deux maîtres, pour être plus sûr de trouver dans l’auditeur un juge impartial de ce qu’il avance, un juge qui ne se prononcera que d’après la nature des choses, et ce principe accordé, il se découvre aussitôt, en disant : « Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et l’argent (24). » Tremblons, mes frères, quand nous pensons à ce que nous forçons Jésus-Christ de nous dire, lorsqu’il parle de l’argent comme d’une divinité opposée à Dieu. Si cela est horrible à dire, combien l’est-il plus de le faire, et de préférer le joug de fer des richesses au joug doux et agréable de Jésus-Christ ? Mais quoi ! me direz-vous, les anciens patriarches n’ont-ils pas trouvé le moyen de servir tout ensemble Dieu et l’argent ? – Nullement. – Mais comment donc Abraham, comment Job. ont-ils jeté tant d’éclat par leur vertu ? Je vous réponds qu’il ne faut point alléguer ici ceux qui ont possédé les richesses, mais ceux qui en ont été possédés. Job était riche ; il se servait de l’argent, mais « il ne servait pas l’argent. » Il en était le maître et non l’idolâtre. Il considérait son bien comme s’il eût été à un autre ; il s’en regardait comme le dispensateur et non le propriétaire. Il était si éloigné de ravir le bien d’autrui, qu’il donnait le sien aux pauvres : et, ce qui est encore plus grand, il ne se réjouissait pas même d’être riche ; il le dit lui-même : « Vous savez si je me suis réjoui de mes grandes richesses. » (Job 3,25) C’est pourquoi il ne s’affligea point lorsqu’il les perdit. Mais les riches de ce temps sont bien éloignés de cet esprit. L’argent est leur maître et leur tyran. Il leur fait payer avec une extrême rigueur le tribut qu’il leur impose, et ils le servent comme les plus lâches et les plus malheureux de tous les esclaves. Cet amour de l’or possède leur cœur, et il s’y retranche comme dans une place forte, d’où il leur impose tous les jours de nouvelles lois, pleines d’injustice et de violence, sans qu’aucun d’eux ose résister. N’opposez donc point de vains raisonnements à la voix de Dieu. Puisque Jésus-Christ a prononcé cet oracle, et qu’il a dit qu’il est impossible de servir deux maîtres, ne dites point que cela se peut. L’un de ces maîtres vous commande de voler le bien d’autrui, l’autre de donner ce qui est à vous. L’un veut que vous soyez chastes, et l’autre que vous soyez impurs. L’un vous porte à la bonne chère, et l’autre vous recommande l’abstinence. L’un vous persuade d’aimer te monde, l’autre vous commande de le mépriser. L’un veut que vous admiriez le luxe et la magnificence des bâtiments, et l’autre que, pleins de mépris pour ces vanités, vous n’aimiez que la beauté de la vertu et de la sagesse. Comment donc pouvez-vous servir tout ensemble ces deux maîtres, puisqu’ils vous commandent des choses toutes contraires ? 2. Jésus-Christ donne à l’argent le nom de « maître », non qu’il soit tel par sa nature, niais parce qu’il le devient par l’esclavage volontaire de ceux qui lui sont assujettis. C’est ainsi que saint Paul appelle le ventre un « Dieu (Phi 3,49) », pour marquer, non la dignité du tyran, mais la bassesse de ceux qui le servent : service pire que tout supplice, et bleu capable, même avant tout supplice, de châtier celui qui s’y livre. Qu’y a-t-il donc au monde de plus misérable que ceux qui, ayant Dieu pour maître, quittent son joug si doux, pour s’asservir volontairement à ce tyran si cruel, dont l’esclavage leur est si pernicieux, même en cette vie ? Car c’est de cet amour et de cette idolâtrie de l’argent que naissent une infinité de pertes, de procès, de querelles, de médisances, de guerres, de travaux, et de ténèbres intérieures et spirituelles ; et, ce qui est encore plus à déplorer, c’est que cette servitude Si malheureuse nous ravit encore tous les biens du ciel. Après que Jésus-Christ a montré par tout ce qu’il vient de dire combien il est avantageux en toute manière de mépriser les richesses, qu’en les méprisant on les conserve, et que cette disposition nous donne la paix du cœur, nous élève à la plus haute vertu, et nous rend fermes et inébranlables dans la piété, il montre maintenant que ce qu’il commande n’est point difficile. Car un sage législateur ne doit pas seulement ordonner des choses utiles, mais tâcher encore de les rendre aisées. Ainsi il ajoute : « C’est pourquoi je vous le dis, ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger, ni d’où vous aurez des vêtements pour couvrir votre corps (25). » Pour empêcher qu’on ne dise : Mais si nous quittons tout, comment pourrons-nous vivre ? il prévient admirablement cette objection. S’il eût dit tout d’abord : « Ne vous mettez point en peine de la nourriture », cela eût pu paraître dur. Mais en faisant voir ce que produit l’avarice, il a disposé les esprits à recevoir cet avis. Il ne vient donc pas simplement et sans aucune précaution nous dire : « Ne vous mettez pas en peine. ». Il commence par émettre la raison, puis il énonce le précepte comme une conséquence qui en découle. « Vous ne pouvez », dit-il, « servir Dieu et l’argent ; c’est pourquoi », ajoute-t-il, « je vous le dis, ne vous mettez point en peine » Qu’est-ce à dire « c’est pourquoi ? » de quoi s’agit-il ? D’une perte irréparable, non pas seulement d’un dommage d’argent, niais d’un coup mortel à tout ce qu’il y a de plus précieux en vous, je veux dire la perte du salut éternel ; puisque ces soucis de l’argent vous séparent du Dieu qui vous a créé, qui prend soin de vous et qui vous aime. « C’est pourquoi je vous dis : Ne vous mettez point en peine pour votre âme où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger. » Il propose hardiment le précepte dans toute sa force, après qu’il a montré ce que l’on perdait à ne pas le suivre. Il veut que non seulement nous renoncions à notre bien, mais que nous ne nous mettions pas même en peine pour la nourriture la plus nécessaire : « Ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger » Ce qu’il dit, non que l’âme ait besoin de nourriture, puisqu’elle est spirituelle, mais c’est une manière ordinaire dé parler dont il se sert. D’ailleurs, encore qu’elle n’ait pas besoin de nourriture, elle ne pourrait néanmoins demeurer dans un corps qui en manquerait. Mais lorsque Jésus-Christ interdit ces soins, il ne le fait pas d’une autorité absolue. Il sa sert pour nous le persuader, d’une raison qu’il tire de ce qui se passe en nous-mêmes, et d’autres comparaisons sensibles. « L’âme n’est-elle pas plus que la nourriture ; et le corps plus que le vêtement (45) ? » Comment donc Celui qui donne ce qui est plus considérable ne donnera-t-il pas aussi ce qui l’est moins ? Comment Celui qui a formé la chair dans cette nécessité d’être nourrie, ne lui donnera-t-il pas cette nourriture dont il a voulu qu’elle eût besoin ? C’est pourquoi il ne dit pas simplement : « Ne soyez point en peine où vous trouverez de quoi vivre ; » mais il ajoute : « pour votre âme et pour votre corps », parce qu’il voulait appuyer son discours par la comparaison de l’une et de l’autre de ces deux parties qui composent l’homme. Car une fois que Dieu a donné l’âme, elle demeure ce qu’elle est : mais le corps croît tous les jours. Après avoir ainsi fait voir l’immortalité de l’âme et la fragilité du corps il ajoute : « qui d’entre vous peut ajouter à sa taille naturelle la hauteur d’une coudée ? » Il ne parle point ici de l’âme parce qu’elle est incapable d’accroissement, mais seulement du corps, qui selon cette parole reçoit son accroissement non de la nourriture, mais de la providence de Dieu ; pensée que saint Paul exprime différemment en disant : « Celui qui plante n’est rien, celui qui tu arrose n’est rien, mais tout est de Dieu qui s donne l’accroissement. » (1Co 3,7) Voilà donc les raisons qu’il tire de ce qui se passe dans nous ; puis il a recours à des comparaisons tirées d’ailleurs : « Considérez » dit-il « les oiseaux du ciel ; ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n’amassent rien dans des greniers ; mais votre Père céleste les nourrit. N’Êtes-vous pas sans comparaison plus grands qu’eux ? Pour nous empêcher de croire que ces soins que Jésus-Christ nous défend, puissent nous être fort avantageux, il nous en fait voir clairement l’inutilité dans les plus grandes comme dans les plus petites créatures : dans les plus grandes, comme sont notre âme et notre corps ; et dans les plus petites, comme sont les oiseaux du ciel. Si sa providence, nous dit-il, témoigne tant de soin pour des êtres qui sont beaucoup moins que vous, comment vous manquera-t-elle ? C’est ainsi qu’il parle au peuple assemblé ; mais il ne traite pas ainsi le démon. Il repousse sa tentation par une raison bien plus relevée. « L’homme », lui dit-il, « ne vit pas seulement de pain, mais de toute s parole qui sort de la bouche de Dieu. »(Mat. 4) Il se contente ici de parler des « oiseaux du ciel » à ce peuple, manière excellente d’exhorter et d’avertir, et qui ne pouvait qu’agir fortement sur ces esprits. 3. Mais quelques impies en sont venus à ce degré de démence, que d’oser trouver à redire dans ces paroles du Sauveur. Il ne devait pas, disent-ils, proposer aux hommes l’exempte des oiseaux, puisqu’il voulait porter les hommes à agir librement et volontairement, au lieu que les oiseaux n’agissent que par l’instinct et le mouvement de la nature. Que répondre à cela sinon que nous pouvons acquérir par la volonté ce que la nature a donné aux oiseaux ? Aussi Jésus-Christ, ne dit pas : Considérez que les oiseaux du ciel volent, parce que nous ne pouvons pas les imiter en cela, mais qu’ils n’ont point de soin de leur nourriture, ce que nous pouvons faire aisément si nous le voulons. L’exemple des saints qui ont vécu selon ce précepte, en est une preuve. Admirable sagesse du divin Législateur qui pouvant nous proposer l’exemple de tant d’excellents hommes, comme de Moïse, d’Élie, de saint Jean et de tant d’autres, qui ne se sont mis nullement en peine de trouver de quoi se nourrir, aime mieux se servir de celui des oiseaux, comme plus capable de frapper l’esprit de ses auditeurs et de ses disciples. Car s’il leur eût donné ces hommes de Dieu pour modèle, ils lui eussent peut-être répondu qu’ils n’étaient pas encore arrivés comme ces saints, au comble de la vertu. Mais en ne leur proposant que l’exemple des oiseaux, ils ne pouvaient pas s’excuser, et ils devaient plutôt rougir de ne pouvoir pas les imiter. Il imite encore en ce point l’ancienne loi, qui renvoie quelquefois les hommes à l’exemple de l’abeille, de la fourmi, de la tourterelle, et de l’hirondelle. Et ce n’est pas une petite preuve de la gloire, et de la grandeur de l’homme, de pouvoir imiter par le choix libre de sa volonté, ce que ces animaux font par la nécessité de l’instinct de la nature. Si donc Dieu prend tant de soin des choses qu’il a crées pour nous, combien en prendra-t-il plus de nous-mêmes ? S’il veille tant sur les serviteurs, combien veillera-t-il plus sur le maître ? C’est pourquoi après avoir dit : « Regardez les oiseaux du ciel », il n’ajoute point : que ces oiseaux ne s’occupent point à des commerces et à des trafics injustes parce qu’il semblerait n’avoir eu en vue que les hommes les plus méchants et les plus avares ; mais seulement « qu’ils ne sèment et qu’ils ne moissonnent point. » Quoi donc ! me direz-vous, voulez-vous nous empêcher de semer ? Jésus-Christ ne défend point de semer ; mais il défend d’avoir trop de soin de ce qui est même le plus nécessaire. Il ne défend point de travailler, mais il ne veut pas qu’on travaille avec défiance, et avec inquiétude Il vous promet donc, et il vous commande même de vous nourrir ; mais il ne veut pas que ce soin vous tourmente, et vous embarrasse l’esprit. David avait longtemps auparavant marqué cette vérité obscurément « Vous ouvrez votre main, et vous remplissez de bénédiction tout ce qui a vie. » (Psa 145,5. 16) Et ailleurs : « Dieu donne aux animaux et aux petits des corbeaux, la nourriture qu’ils lui demandent. » (Psa 147,16) Vous me direz, peut-être, quel est l’homme qui puisse s’exempter de ces soins ? Ne vous souvenez-vous point de tant de justes que je viens de vous nommer ? Ne savez-votas pas encore que le patriarche Jacob sortit nu de son pays et qu’il dit : « Si le Seigneur me donne du pain pour manger et des habits pour une « couvrir », etc. (Gen 28,20) Ce qui marque assez qu’il n’attendait point sa nourriture de ses soins, mais de Dieu seul. C’est ce que les apôtres ont fait depuis en quittant tout et ne s’inquiétant de rien. On a vu ces cinq mille personnes ensuite, et ces trois mille autres pratiquer la même chose. Si après toutes ces raisons et tous ces exemples, vous ne pouvez vous résoudre à vous décharger de ces soins qui sont comme des chaînes qui vous accablent ; reconnaissez au moins combien ils vous sont inutiles, et que cette inutilité vous porte à vous en dégager. « Car qui est celui d’entre vous qui puisse avec tous ses soins ajouter à sa taille naturelle la hauteur d’une coudée (27) ? » Il se sert de la comparaison d’une chose claire, pour en faire comprendre une qui est obscure et cachée. Comme avec tous vos soins, dit-il, vous ne pouvez faire croître votre corps, vous ne pouvez de même avec toutes vos inquiétudes, quelque nécessaire que vous les croyiez, vous assurer votre nourriture. Ceci nous fait donc voir que ce ne sont point nos soins particuliers, mais la seule providence de Dieu qui fait tout dans les choses mêmes où nous paraissons avoir plus de part : que si Dieu nous abandonnait, rien ne nous pourrait soutenir ; et que nous péririons avec tous nos soins, toutes nos inquiétudes, et tous nos travaux. 4. Ne disons donc point, mes frères, que ces commandements de Dieu sont au-dessus de nos forces, et impraticables. Il y a encore aujourd’hui, par la miséricorde de Dieu, plusieurs personnes qui les accomplissent. Si vous l’ignorez, je ne m’en étonne pas, puisque Eue croyait être seul, lorsque Dieu lui dit : « Je me suis réservé sept mille hommes, qui n’ont point fléchi le genou devant Baal. » (1Ro 8,13) Cet exemple doit nous convaincre qu’il y en a encore aujourd’hui qui mènent une vie apostolique, et qui imitent les premiers chrétiens, dont il est parlé dans les Actes. Si nous ne le croyons pas, ce n’est pas que cette vertu si excellente ne se trouve encore en plusieurs ; mais c’est qu’elle est trop disproportionnée à notre faiblesse et à notre esprit. Nous sommes semblables en cela à un homme sujet au vin, qui ne peut croire qu’il y en ait qui non seulement n’en boivent point, mais qui ne boivent même de l’eau qu’avec réserve et avec mesure, comme tant d’excellents solitaires dans les déserts ; ou bien nous ressemblons à un impudique qui ne peut croire qu’on puisse vivre dans le célibat, et demeurer toujours vierge ; ou à un voleur qui accoutumé à ravir le bien d’autrui, ne peut comprendre comment on peut donner aux autres le sien propre. C’est ainsi que ceux qui sont déchirés tous les jours de mille soins, ne peuvent croire qu’il y en ait plusieurs qui en soient exempts, et qui vivent dans une profonde paix. Il nous serait donc aisé de faire voir, par l’exemple de ceux dont la vie est encore aujourd’hui conforme à cette règle qui nous est prescrite dans l’Évangile, combien de chrétiens ont suivi autrefois cet excellent précepte de Jésus-Christ. Mais pour vous, mes frères, il vous suffit d’abord d’apprendre à n’être point avares, de savoir que l’aumône est une vertu très agréable à Dieu, et que vous devez faire part de vos biens aux pauvres. Ces premières pratiques de piété vous conduiront peu à peu à un plus haut degré de vertu. Commençons donc par retrancher ces magnificences superflues ; contentons-nous d’une juste médiocrité, et ne pensons à acquérir du bien, que par un travail et un emploi légitime. Nous voyons que saint Jean ne recommandait d’abord aux publicains et aux soldats, que de se contenter de leurs gages. Son zèle eût bien voulu passer plus loin, et les élever à une plus haute perfection ; mais comme ces hommes n’en étaient pas encore capables, il use de condescendance et se contente de leur proposer ces avis pour ainsi dire tout élémentaires ; s’il avait voulu leur donner les enseignements les plus hauts, ils n’auraient pas même tenté de suivre ceux-ci, et ils auraient peut-être encore manqué à ceux-là. C’est ainsi que nous tâchons de vous faire entrer d’abord dans les exercices les plus bas et les plus faciles de la vertu. Nous savons que l’état des parfaits qui renoncent à tout et qui ne possèdent rien, est au-dessus de vos forces, et que cette haute vertu est aussi éloignée de vous, que le ciel l’est de la terre. Exerçons-nous donc au moins à pratiquer les commandements les plus faciles, et nous y trouverons la consolation et le salut de nos âmes. Il s’est trouvé même des philosophes grecs, qui ont fait ce que je vous dis, et qui ont quitté tout leur bien, quoique par un mouvement qui n’était pas celui qu’il fallait. Mais pour vous, je me contenterai que vous fassiez de grandes aumônes ; nous arriverons bientôt à la perfection de la vertu, si nous y montons par ces degrés. Que si nous ne faisons pas même ces premiers pas, quelle excuse nous restera-t-il si, étant obligés d’être plus justes que les justes de l’ancienne loi, nous le sommes moins que les philosophes païens ? Que serait-ce si, devant être des anges et des enfants de Dieu, nous ne nous conservons pas même la qualité d’hommes ? Car ce n’est plus garder la douceur d’un homme, que de ravir le bien d’autrui. C’est imiter la cruauté des bêtes les plus farouches, et la passer même en quelque sorte. Les bêtes ne suivent que l’instinct que la : nature leur donne. Mais nous, après avoir été honorés de la raison, nous violons la nature même, et nous dégénérons de l’excellence de l’homme dans la bassesse des bêtes. Considérons sérieusement, mes frères, quelle est cette haute vertu que Jésus-Christ nous propose en cet Évangile ; et si nous ne pouvons pas y atteindre, efforçons-nous au moins d’y faire quelque progrès. C’est ainsi que nous nous délivrerons des supplices à venir, et que nous avançant de degré en degré, nous monterons jusqu’au comble de tous les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. HOMÉLIE XXII
« POURQUOI DE MÊME VOUS METTEZ-VOUS EN PEINE POUR LE VÊTEMENT CONSIDÉREZ COMMENT CROISSENT LES LIS DES CHAMPsa. ILS NE TRAVAILLENT POINT », ETC. (CHAP. 6,28, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE) ANALYSE.
- 1. La beauté de la création proclame la sagesse de Dieu.
- 2. Dieu qui donne ce qui paraît superflu donnera à bien plus forte raison le nécessaire.
- 3. C’est par le secours de Dieu que nous faisons tout le bien que nous faisons.
- 4. Comment il faut comprendre le mot : Malitia dans cette parole : sufficit diei malitia sua.- Est-ce une consolation que le délai du supplice de l’enfer.
- 5. Il n’est pas de péché qui ne cède à la pénitence ; des conditions d’une véritable prière.
- 6. Excellent modèle de la prière de la Chananéenne.
1. Après que Jésus-Christ a parlé de la nourriture la plus nécessaire, et qu’il a montré qu’il ne fallait s’en point mettre en peine, il passe à ce qui est moins important, puisque le vêtement n’est pas si nécessaire que la nourriture. On demandera peut-être pourquoi il ne rapporte pas encore ici l’exemple des oiseaux, et d’où vient qu’il ne parle point du paon, ou du cygne. Ou de la brebis, qui pouvaient lui fournir de nombreuses comparaisons. Il cite le lis afin de nous toucher plus fortement par le contraste qu’il nous fait voir entre une vile herbe, et l’extrême magnificence dont Dieu s’est plu à la décorer. C’est pourquoi, poursuivant son raisonnement, il ne dit plus « un lis », mais « le foin des champs. » Ce terme ne lui suffit même pas, il en ajoute un autre qui exprime encore plus fortement la vileté. « Le foin des champs qui est aujourd’hui, et qui demain », non seulement ne sera plus ; mais, ce qui est beaucoup plus expressif, « sera jeté dans le four. » Et il ne dit pas simplement : « Que Dieu le pare », mais « s’il le pare de la sorte. » Voyez-vous que d’expressions vives et fortes ? Le Sauveur les emploie pour faire une plus grande impression dans l’esprit de ceux qui l’écoutent. C’est toujours avec la même pensée qu’il conclut en disant : « Combien plus le fera-t-il pour vous ? » Cette parole est d’une emphase énergique ; et ce mot « vous » dans la bouche du Sauveur montre bien ce que vaut l’homme et l’attention qu’il mérite : c’est comme s’il disait : Vous à qui Dieu a donné une âme raisonnable, dont il a formé le corps, pour qui il a fait le ciel et la terre, à qui il a envoyé ses prophètes et donné sa loi, qu’il a comblé de tant de biens, pour qui il a livré son Fils unique, et à qui il a donné enfin avec lui, la plénitude de ses bénédictions et de ses grâces. Mais après le souvenir de tant de dons, il fait à ses auditeurs une réprimande en les appelant « hommes de peu de foi. » Tel est le sage conseiller, il joint toujours le reproche à l’exhortation, pour opérer plus sûrement la persuasion. Le Seigneur, par ces paroles, ne nous apprend pas seulement à ne nous inquiéter d’aucune chose, mais encore à n’être point touchés de la beauté et de la magnificence des vêtements. A l’herbe l’éclat de la parure, au gazon la beauté, nous dit-il, ou plutôt le foin de la prairie vaut encore mieux que son splendide vêtement. Pourquoi donc vous enorgueillir de choses dans lesquelles une simple plante l’emporte sur vous de beaucoup ? Mais remarquez comment Jésus-Christ adoucit tout d’abord ce précepte par l’opposition des contraires, puisqu’il semble n’y porter les hommes, que pour les délivrer de la chose du monde qu’ils craignent le plus. Car après avoir dit : « Considérez comment croissent les lis des champs », il ajoute : « Ils ne travaillent point ni ne filent point. » De sorte que c’est afin de nous délivrer de nos peines qu’il nous fait ce commandement. Ainsi on ne doit pas dire qu’il y a de la peine à suivre ce précepte, mais qu’au contraire il y en a à ne le pas suivre. De même qu’en disant « que les oiseaux ne sèment point », Jésus-Christ n’a pas prétendu nous défendre de semer, mais seulement de nous absorber dans cette préoccupation ; de même ici, lorsqu’il dit que « les lis ne travaillent, ni ne filent point », ce n’est pas le travail qu’il condamne, mais seulement l’agitation inquiète. « Et cependant je vous déclare que Salomon même dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux (29). » Ainsi, selon la parole de Jésus-Christ, tout ce grand éclat de Salomon a cédé à celui des lis. Et on ne peut pas dire que sa magnificence a quelquefois égalé la beauté des lis, et que quelquefois aussi l’éclat des lis l’a surpassée ; puisqu’il est marqué expressément qu’il n’a jamais été vêtu comme le lis « dans toute sa gloire », c’est-à-dire qu’il n’y a eu aucun jour de son règne, où il ait été paré comme un lis. Que s’il n’a pu égaler dans sa magnificence la fleur du lis, il n’a point non plus égalé les autres fleurs, mais il leur a cédé à toutes, puisque leur beauté vive et naturelle passe autant toutes les broderies d’or et de soie, que la vérité passe le mensonge. Si donc le plus magnifique de tous les rois doit reconnaître ici qu’il est vaincu ! comment prétendez-vous par tout votre luxe, je ne dis pas surpasser le lis, mais approcher seulement de la beauté de la moindre fleur ? Jésus-Christ nous avertit donc ici de ne point rechercher cette sorte d’éclat. Or, semble-t-il nous dire, voyez la fin de cette fleur ; après le triomphe remporté par sa beauté, elle est jetée au four. Que si Dieu prend un tel soin de choses de si peu d’importance et de prix, comment pourrait-il oublier l’homme, qui est la plus excellente de ses créatures ? Vous me demanderez peut-être, pourquoi Dieu a donné tant de beauté à ces fleurs ? Je vous réponds que c’est pour nous montrer sa sagesse et sa puissance, et pour nous faire admirer en toutes choses la magnificence de sa gloire. Car ce ne sont pas seulement « les cieux qui racontent la gloire de Dieu. » (Psa 19,4) La terre le fait aussi comme le montre David lorsqu’il dit : « Louez le Seigneur, vous « arbres fruitiers, et tous cèdres. » (Psa 148,40) Les uns, par la douceur de leurs fruits, les autres par la grandeur de leurs branches, les autres par une beauté particulière, publient la gloire de leur Créateur. Dieu ne pouvait mieux nous faire voir les richesses infinies de sa puissance et de sa sagesse, qu’en répandant ainsi tant de beauté sur les choses les plus basses, puisqu’il n’y a rien de plus vil que ce qui est aujourd’hui, et qui cessera d’être demain. Que si Dieu donne à ces herbes ce qui ne leur était point nécessaire, puisque cet éclat qu’elles ont ne sert nullement à nourrir le feu qui les brûle ; comment vous refuserait-il à vous ce qui vous est nécessaire ? Après avoir paré les moindres choses de tant d’ornements superflus, seulement pour montrer sa toute-puissance, comment vous négligerait-il, vous, qui êtes le chef-d’œuvre de ses créatures ? Comment vous refuserait-il ce qui vous est nécessaire pour le soutien de la vie ? Après donc qu’il a ainsi montré aux hommes jusqu’où s’étend sa providence, il juge à propos de les réprimander, mais il ne le fait qu’avec beaucoup de retenue, et au lieu de les appeler des gens sans foi, il se contente de les appeler des « hommes de petite foi. » 2. « Si donc Dieu a soin de vêtir de la sorte une herbe des champs, qui est aujourd’hui et que demain on jettera dans le four, combien plus le fera-t-il pour vous, hommes de peu de foi (30) ? » Celui qui dit ces paroles, est celui-là même qui fait toutes choses : « Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait. » (Jn 1,3) Cependant il ne dit pas comme Créateur. Il lui suffisait pour un temps de montrer son autorité en disant à chacun de ses commandements : « Il a été dit aux anciens, etc, mais moi je vous dis. » Ne vous étonnez donc pas après cela qu’il se cache dans la suite, et qu’il parle si humblement de lui-même. Il n’a point d’autre but maintenant que de proportionner sa parole à la faiblesse de ceux qui l’écoutent, et de témoigner partout qu’il n’est pas un ennemi de Dieu, et qu’il s’accorde parfaitement en toutes choses avec son Père. C’est ce qu’il observe particulièrement dans ce long sermon sur la montagne. Il y parle constamment du Père. Il relève partout sa providence, sa sagesse et sa bonté qui s’étend généralement sur toutes choses, et qui veille autant sur les plus petites que sur les plus grandes. Quand il défend « de jurer par Jérusalem », il l’appelle « la ville du grand roi. » Quand il « parle du ciel », il dit, « que c’est le « trône de Dieu. » Quand il parle de la conduite et du gouvernement du monde, il l’attribue tout à Dieu : « Il fait », dit-il, « lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. » Il apprend de même à la fin de la prière qu’il a enseignée, que toute grandeur est à Dieu, en disant : « Que le royaume, que la puissance « et que la gloire sont à lui. » De même ici lorsqu’il veut montrer sa providence, et marquer combien elle est admirable dans les moindres choses : « Celui », dit-il, « qui a soin de vêtir de la sorte une herbe des champs », etc. Il ne le nomme jamais « son père ;» mais seulement leur père ; afin de les toucher et de les toucher par cet honneur, et de ne point exciter leur indignation, lorsqu’il appellerait Dieu son père. Si donc, mes frères, il ne faut pas se mettre en peine des choses les plus nécessaires, comment excusera-t-on ceux qui s’empressent tant pour les superflues ? ou plutôt, comment excusera-t-on ceux qui perdent même le dormir pour voler le bien des autres ? « Ne vous mettez donc point en peine en disant : Où aurons-nous de quoi manger, de quoi boire, de quoi nous vêtir (31), comme font les païens qui recherchent toutes ces choses (32) ? » Jésus-Christ fait encore ici un reproche à ses disciples, et il leur fait voir qu’il ne leur commande rien de fort difficile. Il disait auparavant : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, vous ne faites rien d’extraordinaire, puisque les païens en font autant », et il stimulait ainsi ses disciples et les excitait à une plus haute vertu par la comparaison qu’il faisait d’eux avec les païens : il se sert encore ici de ce même exemple pour leur faire voir qu’il n’exigeait d’eux qu’une conduite très juste et très raisonnable. Car si nous devons être plus justes que les scribes et que les pharisiens, que ne mériterons-nous point, si, bien loin d’être plus justes que les juifs, nous nous rendons semblables aux païens, et si nous n’avons pas plus de confiance en Dieu qu’ils n’en ont ? Mais après leur avoir fait cette réprimande pleine de sévérité et de force pour les réveiller de leur assoupissement, et pour leur imprimer une honte salutaire, il les console ensuite en disant : « Votre Père sait que vous avez besoin de toutes ces choses (32). » Il ne dit pas, Dieu sait ; mais « votre Père sait », afin que ce mot de « Père » les fît entrer dans une confiance plus ferme et plus assurée. Car si vous avez un père, leur dit-il, et un père tel que Dieu, il ne pourra pas sans doute vous laisser souffrir les dernières extrémités, puisque les pères d’ici-bas n’ont pas cette dureté à l’égard de leurs enfants. Il joint à ceci une autre raison : « Vous avez besoin », dit-il, « de toutes ces choses ; » comme s’il disait : ce ne sont pas là des choses superflues, et dont Dieu puisse vous laisser manquer, lui qui ne dédaigne pas de donner aux fleurs des embellissements si peu nécessaires. Je sais que ces choses dont je vous défends le soin sont les plus nécessaires à la vie. Nais cette nécessité que vous regardez comme un motif légitime de souci, j’estime au contraire que c’est elle qui doit vous affranchir de tout souci. Vous dites : je dois me mettre en peine de ces choses parce que je ne puis m’en passer ; et moi je vous dis au contraire, que c’est pour cela même que vous ne vous en devez point mettre en peine, parce qu’elles sont nécessaires. Quand elles seraient superflues, vous ne devriez pas même alors concevoir de défiance, mais espérer que la bonté de Dieu ne laisserait pas rie vous les donner. Mais du moment qu’elles sont nécessaires, vous ne devez pas avoir le moindre doute qu’il ne vous les donne. Quel est le père qui refuse à ses enfants ce qui leur est le plus nécessaire pour la vie ? C’est donc parce que cela est nécessaire que Dieu vous le donnera nécessairement. C’est lui qui a fait la nature humaine, et il en connaît parfaitement les besoins. Vous ne pouvez pas dire : Il est vrai que Dieu est notre père, et que ces choses sont entièrement nécessaires ; mais il ne sait peut-être pas qu’elles nous manquent. Car puisqu’il connaît la nature, qu’il l’a créée, qu’il l’a faite ce qu’elle est, il est évident qu’il sait mieux ses besoins que vous-même qui les souffrez. C’est lui-même quia voulu que vous fussiez sujet à ces besoins, il n’ira donc pas contredire ce qu’il a voulu, en vous imposant d’un côté cette nécessité impérieuse et en vous ôtant de l’autre les moyens d’y satisfaire. 3. Donc, mes frères, bannissons tous ces soins qui ne servent qu’à nous torturer l’esprit inutilement. Puisque, soit que nous nous inquiétions ou que nous ne nous inquiétions pas, c’est Dieu seul qui nous donne toutes ces choses et qui nous les donne d’autant plus que nous nous en inquiétons moins, à quoi nous serviront tous nos soins, qu’à nous tourmenter et nous faire souffrir en pure perte ? Celui qui est invité à un festin magnifique, ne se met pas en peine s’il y trouvera de quoi manger : et celui qui va à une source, ne s’inquiète point s’il y apaisera sa soif. Puis donc que nous avons la providence de Dieu, qui est plus riche que les plus magnifiques festins, et plus inépuisable que les sources les plus profondes, ne concevons ni inquiétude ni défiance. D’ailleurs nous allons trouver, dans les paroles qui suivent, un nouveau sujet de confiance. « Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît (33). » Après avoir dégagé nos âmes du soin de toutes choses, il nous avertit de tendre au ciel. Il était venu pour anéantir tout ce qui était vieux et pour nous rappeler à notre véritable patrie. C’est pourquoi il tâche par tous les moyens de nous dégager des choses superflues et de nous délivrer des soins de la terre. C’est dans ce dessein qu’il nous avertit de nous garder d’imiter les païens, qui se mettent en peine de ces sortes de choses, dont tous les soins se bornent à la vie présente, qui n’ont aucun souci de l’avenir, ni aucune pensée des biens du ciel. Pour vous, mes disciples, leur dit-il, ce n’est pas là à quoi vous devez tendre. Vous avez un autre objet et une autre fin. En effet, nous ne sommes pas nés pour boire, pour manger et pour nous vêtir ; mais pour plaire à Dieu et pour mériter les biens éternels. Comme donc ces besoins présents doivent tenir le dernier lieu dans nos pensées, qu’ils tiennent aussi le dernier rang dans nos prières. « Cherchez, dit-il, premièrement le royaume et la justice de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît. » Il ne dit pas seulement : « Vous seront données, mais vous seront données comme par « surcroît », pour montrer qu’il n’y a rien dans les dons qui regardent cette vie, qui mérite d’être comparé avec les biens à venir. C’est pourquoi il n’ordonne point qu’on lui demande ces choses, mais qu’on lui en demande de plus importantes et qu’on espère de recevoir en même temps celles-ci, « comme par surcroît. » Cherchez les biens à venir et vous recevrez les biens présents. Ne désirez point les choses d’ici-bas et vous les posséderez infailliblement. Il est indigne de vous, d’importuner votre Seigneur pour des sujets qui le méritent si peu. Vous vous abaissez honteusement, si lorsque vous ne devez être occupés que des biens ineffables de l’autre monde, vous vous consumez dans les vains désirs des choses qui passent. Pourquoi donc, me direz-vous, Jésus-Christ nous commande-t-il de lui demander notre pain ? – Oui, Jésus-Christ nous commande cela, mais en ajoutant « notre pain de chaque « jour ; » et en marquent expressément, donnez – nous « aujourd’hui. » Il fait ici la même chose : « C’est pourquoi ne vous mettez point en peine pour le lendemain ; car le lendemain se mettra en peine pour soi-même. A chaque jour suffit son mal (34). » Il ne dit pas généralement : « Ne vous mettez point en peine ;» mais il ajoute, « pour le lendemain ; » nous donnant par ces paroles la liberté de lui demander les besoins du jour présent et bornant en même temps tous nos désirs aux choses les plus nécessaires. Car Dieu nous commande de lui demander ces choses, non parce qu’il a besoin que nous l’en avertissions dans nos prières, mais pour nous apprendre que ce n’est que par son, secours que nous faisons tout ce que nous faisons de bien, pour nous lier et comme pour nous familiariser avec lui par cette obligation continuelle de lui demander tous nos besoins. Remarquez-vous comment il leur donne la confiance qu’il ne les laissera pas manquer des choses nécessaires, et que Celui qui leur donne si libéralement les plus grandes choses, ne leur refusera pas les plus petites ? Car je ne vous commande pas, leur dit-il, de ne vous mettre en peine de rien, afin que vous deveniez misérables et que vous n’ayez pas de quoi couvrir votre nudité, mais c’est afin que vous soyez dans l’abondance de toutes choses. Rien sans doute n’était plus propre à lui concilier les esprits que cette promesse. Ainsi comme en les exhortant à ne point rechercher une vaine gloire dans leurs aumônes, il les y porte en leur promettant une autre gloire plus grande et plus solide : « Votre Père », dit-il, « qui voit en secret, vous en rendra la récompense devant tout le monde ; » de même il les éloigne du soin des choses présentes, en leur promettant qu’il satisfera d’autant plus à tous leurs besoins, qu’ils se mettront moins en peine de les rechercher. Je vous défends, leur dit-il, de vous inquiéter, de ces choses, non afin qu’elles vous manquent ; mais au contraire afin que rien ne vous manque. Je veux que vous receviez toutes choses d’une manière digne de vous et qui vous soit véritablement avantageuse. Je ne veux pas qu’en vous bourrelant vous-mêmes d’inquiétude, en vous laissant déchirer à mille soucis, vous vous rendiez indignes des secours du corps aussi bien que de ceux de l’âme, et qu’après avoir été misérables en cette vie, vous perdiez encore la félicité de l’autre. 4. « Ne vous mettez donc point en peine pour le lendemain. Car à chaque jour suffit son mal ; » c’est-à-dire son affliction et sa misère. Hélas ! ne vous suffit-il pas de manger « votre pain à la sueur de votre visage ? » Pourquoi chercher dans l’inquiétude encore un nouveau tourment, vous qui devez même être affranchi de Celui-là ? Ce mot de « mal », ne signifie donc pas malice ou malignité ; Dieu nous garde de cette pensée ! mais il signifie le travail, les afflictions et les misères. Nous voyons encore d’autres endroits dans l’Écriture où ce mot de « mal », se prend en ce même sens : « Il n’y a point de mal dans la ville que le Seigneur n’ait fait. » (Amo 3,6) Ce que le Prophète n’entend point de l’avarice ou des rapines, ou des autres vices semblables ; mais des plaies dont Dieu avait frappé les habitants : « C’est moi », dit-il encore, « qui fais la paix, « et qui crée le mal (Isa 45,7) ; » ce qui ne veut pas dire les crimes, mais la peste, la guerre, et la famine, et d’autres choses semblables, qui passent pour de véritables maux, dans l’esprit de la plupart des hommes, (1Sa 6,9) C’est du reste ainsi qu’on les appelle ordinairement, par exemple, les prêtres et les devins de ces cinq villes, qui attelèrent à l’arche des vaches qu’ils séparèrent de leurs veaux, et qu’ils laissèrent aller seules, appelaient « mal » les plaies dont Dieu les avait frappés, et la douleur qu’ils en ressentaient. C’est donc en ce sens qu’il faut prendre ces paroles : « À chaque jour suffit son mal ; » parce qu’en effet il n’y a rien qui tourmente plus une âme, que le soin et l’inquiétude. C’est pourquoi saint Paul, exhortant les hommes à l’amour du célibat, leur dit : « Je voudrais vous voir dégagés de soins et d’inquiétudes. » (1Co 7,32) Lorsque Jésus-Christ dit : « Le lendemain se mettra en peine pour « soi-même », il ne marque pas que ce jour du lendemain soit capable en effet de quelque inquiétude ; mais comme il parlait à un peuple grossier, et qu’il voulait lui rendre sensible ce qu’il lui disait, il personnifie ce temps et ce jour, et en parlant aux hommes, il se sert d’un langage ordinaire aux hommes. Et remarquez, mes frères, qu’il ne dit tout ceci que comme un conseil qu’il donne. Nous verrons dans la suite qu’il en fera un commandement absolu : « N’ayez », dira-t-il, « ni or, ni argent, ni bourse dans le chemin. » (Mat 10,9) Il ne faisait du reste que prescrire ce qu’il pratiquait lui-même : une loi déjà promulguée par les actions pouvait s’accentuer plus hardiment par les paroles ; la parole ne pouvait qu’être bien venue puisque les actions lui avaient aplani la voie. – Mais où donc ce précepte nous a-t-il été donné en action ? – Écoutez cette parole : « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » (Mat 18,20) Mais non content de ce qu’il a fait lui-même, il a retracé encore dans ses disciples cette même forme de vie, et il leur a fait pratiquer une pauvreté semblable, sans les laisser manquer de rien. Remarquez, je vous prie, combien sa providence surpasse la tendresse de tous les pères. Je ne vous commande cela, leur dit-il, que pour vous délivrer d’un soin superflu. En effet, quand vous auriez aujourd’hui de l’inquiétude pour demain, vous ne laisseriez pas demain d’en avoir encore de même. Pourquoi donc vous tourmentez-vous inutilement ? pourquoi forcer le jour présent à supporter plus de peine qu’il ne lui en revient ? pourquoi, au faix qui lui est propre, ajouter encore le fardeau qui appartient au jour à venir, et cela sans pouvoir aucunement soulager celui-ci, ni rien gagner qu’un surcroît de peines superflues ? Car pour produire plus d’effet, il anime pour ainsi dire le temps, le jour, et il l’introduit comme un plaignant qui vient réclamer contre une injustice dont il est victime. Et en effet, Dieu vous donne le jour présent pour faire ce que présentement vous devez faire Pourquoi donc l’accablez-vous encore du souci d’un autre jour ?n’est-il pas assez chargé de ses propres soins ? pourquoi lui en ajoutez-vous d’autres, et le surchargez-vous ? Mes frères, c’est le Législateur suprême, c’est Celui qui nous jugera un jour, qui parle ainsi : reconnaissez donc quelle espérance il nous donne, et quel doit être le bonheur qu’il nous promet en l’autre vie, puisqu’il nous assure qu’il trouve lui-même celle-ci si misérable, que c’est tout ce que nous pouvons faire que d’endurer chaque jour la peine qui l’accompagne. Cependant après tant de promesses nous ne pouvons nous empêcher de nous inquiéter encore pour les besoins de cette misérable vie. Nous n’élevons jamais notre esprit au ciel. Nous renversons tout l’ordre des choses, et nous combattons doublement le précepte de Jésus-Christ. Ne cherchez point, nous dit-il, les choses présentes : et c’est de quoi nous nous occupons toujours. Cherchez, nous dit-il, les biens du ciel ; et c’est à quoi nous ne nous appliquons jamais. Nous n’y pouvons pas penser même durant une heure ; et autant nous témoignons d’empressement pour ce monde, autant et plus encore témoignons-nous de froideur pour l’autre. Mais cette indifférence et cette ingratitude envers Dieu ne demeurera pas toujours impunie. Nous pouvons bien le négliger durant quelques mois et quelques années ; mais tôt ou tard il faut enfin que nous tombions entre ses mains, et que nous paraissions devant ce tribunal si terrible. Mais ce délai nous console, direz-vous. – Quelle est cette consolation d’attendre chaque jour l’heure du supplice ? Si vous voulez que ce temps que Dieu vous donne vous soit un sujet de consolation, servez-vous-en pour vous corriger par une sérieuse pénitence. Si vous regardez comme un bien le retard du châtiment, que sera-ce de l’éviter ? Usons donc de ce temps que Dieu nous donne, pour nous délivrer entièrement des maux à venir. Jésus-Christ ne nous a rien commandé d’onéreux ni de pénible. Tous ses préceptes au contraire sont si faciles, que pour peu que nous y apportions de bonne volonté, nous pouvons les accomplir tous, si grands pécheurs que nous ayons été. Manassès avait commis des crimes sans nombre, puisqu’il avait porté ses mains cruelles sur les saints ; qu’il avait introduit dans le temple du Seigneur l’abomination des idoles ; qu’il avait rempli la ville de carnage, et commis mille autres excès qui paraissaient le rendre indigne de toute miséricorde. Cependant, après tant de crimes, il trouva un moyen de se purifier entièrement. Quel moyen ? Ce fut, mes frères, sa pénitence et la contrition de son cœur. 5. Car il n’y a point, non, il n’y a point de péché qui ne, cède à la force de la pénitence, ou plutôt à la force de la grâce de Jésus-Christ. Aussitôt que nous nous convertissons, il devient lui-même notre force, et notre coopérateur dans le bien. Si vous, voulez devenir vertueux, rien ne vous en empêchera ; ou plutôt le démon tâchera de l’empêcher, mais il ne le pourra faire, parce que vous l’aurez prévenu par vos saintes résolutions, et que vous aurez par elles attiré Dieu même à votre secours. Que si vous ne voulez pas demeurer fermes, et que vous vous rangiez du côté de votre ennemi, comment Dieu pourra-t-il vous secourir ? Il ne veut pas user de violence ou de contrainte, et il ne sauve que celui qui veut se sauver. Si vous aviez un serviteur qui vous haït, qui eût horreur de vous, qui voulût toujours s’enfuir, vous ne pourriez vous résoudre à le retenir, et cela quand vous auriez besoin de son service : à plus forte raison Dieu qui n’a aucun besoin de vous, qui n’exige de vous aucun service que pour votre bien, sera-t-il éloigné de vous faire violence pour vous retenir à son service malgré vous : si, au contraire, vous témoignez seulement quelque désir de lui plaire, il ne vous abandonnera point, quoi que puisse faire le démon. Nous sommes donc nous-mêmes les auteurs de notre perte, puisque nous n’avons jamais recours, à Dieu, et que. Nous ne nous approchons jamais de lui pour l’invoquer comme il faut. Lorsque nous le prions, il semble que nous n’attendions rien de lui. Nous ne partons point à la prière un cœur plein de foi et de ferveur. Nous sommes comme des personnes qui n’ont rien à demander ou à désirer ; nous demeurons tout assoupis, sans application et sans vigueur. Cependant Dieu veut qu’on le presse avec instance, et qu’on importune et il agrée l’importunité de la prière. C’est le seul débiteur qui soit ravi qu’on lui redemande sa dette ; il donne même sans qu’ou lui ait rien prêté. Plus il voit que nous le pressons, et, que nous lui faisons d’instances ; plus il nous fait rie grâces, quoiqu’il ne nous doive rien. Que si nous sommes lâches à lui demander, il diffère aussi à nous donner, non qu’il n’en ait le désir, mais parce qu’il veut être importuné, et qu’il prend plaisir qu’on lui fasse violence. C’est pourquoi il nous donne dans l’Évangile pour modèle de la prière, tantôt l’exemple d’un homme qui va importuner son ami au milieu de la nuit, pour lui demander du pain ; et tantôt l’exemple de ce juge qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, qui se laissa néanmoins fléchir par les instantes sollicitations de la veuve. Il ne s’est pas contenté même de ces paraboles. Il y a joint des exemples effectifs, comme celui-de la Chananéenne qu’il renvoya après l’avoir comblée d’un si grand don. Il fit voir en cette occurrence, qu’il donne même ce qui est au-dessus du mérite de ceux qui le prient, lorsqu’ils prient avec ferveur : « Il n’est pas bon », dit-il à cette femme, « de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens ; » et cependant il le lui donna, parce qu’elle le demandait avec ardeur. Il nous montre encore dans la personne des Juifs, qu’il refuse de donner aux tièdes et aux négligents, ce qui leur appartenait légitimement. Bien loin de recevoir de lui des grâces nouvelles, ils ont perdu celles qu’ils avaient déjà reçues. Ils n’ont pu conserver ce qui était à eux, parce qu’ils ont prié avec tiédeur. La Chananéenne, au contraire, priant avec ardeur et avec une violence toute sainte, est entrée dans l’héritage des autres ; et après avoir été appelée « chienne », elle a été mise au rang des « enfants. » Tant la prière a de force lorsqu’elle est pressante et persévérante ! Si vous vous adressez à Dieu de la sorte, quand vous ne seriez qu’un chien, vous précéderez les enfants paresseux et lâches. Ce que l’on ne peut espérer de l’amitié, l’assiduité opiniâtre le procure. Ne dites donc point : Dieu est irrité contre moi, il – n’écoutera point mes prières. Il vous écoutera bientôt si vous le priez avec importunité. S’il ne vous exauce pas parce qu’il vous aime, il vous exaucera parce que vous ne cessez point de le prier : l’inimitié, ni le contretemps, ni quoi que ce soit ne vous sera un obstacle. Ne dites pas non plus : Je ne suis pas digne de rien recevoir de Dieu, c’est pourquoi je ne le prie pas. La Chananéenne était dans le même état que vous. Ne dites pas davantage : J’ai beaucoup offensé Dieu, et je ne puis apaiser sa colère. Dieu ne considère point votre mérite, niais la disposition de votre cœur. Si une veuve a fléchi un juge qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, combien plus une prière continuelle apaisera-t-elle un Dieu si doux et si plein de miséricorde ? Quand donc vous ne seriez pas ami de Dieu ; quand vous lui demanderiez des choses qui ne vous seraient point dues ; quand vous auriez consumé tout le bien de votre père, comme l’enfant prodigue ; que vous auriez été longtemps banni de sa présence ; que vous auriez dégénéré d’un tel père ; que vous seriez devenu le dernier de tous les hommes ; que vous présentant devant lui vous apercevriez sur son visage les marques de son indignation et de sa colère : commencez seulement à le prier et à vous rapprocher de lui, vous éteindrez la colère et la damnation, et vous recouvrerez votre première dignité. Mais je prie, me dites-vous, et mes prières ne me servent de rien. C’est parce que vous ne priez pas comme ceux que je vous cite ; comme la Chananéenne, comme cet ami qui va au milieu de la nuit demander des pains, comme cette veuve qui importunait son juge, et comme cet enfant qui retourne à son père après avoir dissipé tout ce qu’il avait. Si vous aviez prié de la sorte, vous auriez été bientôt exaucé. Quoique vous ayez offensé Dieu, il ne laisse pas d’être votre père. Quoique vous l’ayez fâché, il ne laisse pas d’aimer ses enfants. Il ne cherche pas votre perte, mais votre salut. Il ne désire pas de se venger de l’injure que vous lui avez faite, mais de vous voir vous convertir, et lui demander miséricorde. O si nous avions autant d’ardeur pour aller à lui, que ses entrailles paternelles ont de tendresse pour nous ! Sa charité est un feu brûlant. Il ne veut qu’une petite étincelle pour trouver entrée dans votre cœur, et pour l’embraser et le combler de ses grâces. 6. Ce qui le fâche dans les outrages que vous lui faites, ce n’est pas que l’offense s’adresse à lui, mais c’est que vous en êtes l’auteur, et que vous agissez sous l’impulsion de l’ivresse et de la fureur. Si, quelque méchante que nous soyons, nous ne laissons pas lorsque nos enfants nous insultent, d’en être plus affligés pour eux que pour nous ; combien Dieu, que nos injures ne peuvent atteindre ; en sera-t-il plus touché pour notre intérêt, que pour le sien ? Si nous agissons de la sorte envers nos enfants, quoique notre amour ne soit qu’un effet de la nature ; que devons-nous attendre de l’amour de Dieu, qui est infiniment élevé au-dessus du nôtre ? « Quand une mère », dit-il, « oublierait l’enfant qu’elle a porté dans son sein, je ne vous oublierai pas. » (Isa 49,15) Approchons-nous donc de lui, et lui disons : « Oui, Seigneur ; les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » (Mat 15) Approchons-nous de lui, soit à temps, soit à contre-temps. Mais je me reprends. Nous ne pouvons approcher de lui à contre-temps, ni lui être importuns. C’est l’importuner que de ne le pas prier toujours. On ne peut s’adresser à contre-temps à celui qui est en tout temps prêt à donner. Comme l’homme n’est point importuné de respirer sans cesse l’air qui le fait vivre ; Dieu de même ne le sera point, lorsque nous lui demanderons toujours l’esprit de sa grâce ; et c’est lui déplaire au contraire, que de ne pas le lui demander toujours. Comme notre corps a besoin à tout moment de respirer l’air : notre âme de même a toujours besoin de ce secours et de cet Esprit que Dieu nous donne. Si nous le voulons nous l’attirerons aisément en nous. Le prophète montre combien Dieu est prêt à nous faire toujours du bien, lorsqu’il dit : « Nous le trouverons toujours prêt comme le « jour du matin. » (Ose 6,3) Toutes les fois que nous nous approcherons de lui, nous sentirons qu’il n’attend que nos prières pour nous exaucer. Que si nous ne puisons rien dans cette source si abondante de-toutes les vertus, c’est nous-mêmes que nous en devons accuser, et non la source. C’est ce qu’il reprochait aux Juifs, lorsqu’il leur disait : « Ma miséricorde est comme une nuée du matin, et comme une rosée qui tombe à la pointe du jour. »(Ose 6,4) Comme s’il leur disait : Pour moi, j’ai fait de mon côté, tout ce que je devais faire ; mais pour vous, vous avez été comme un soleil brûlant qui sèche cette rosée et qui dissipe les nuées, et vous avez arrêté par votre malice, la source et les influences de ma bonté. Cette conduite de Dieu, mes frères, est un effet de sa miséricorde sur nous. Quand il voit que nous sommes indignes des grâces qu’il nous faisait, il les retient, de peur qu’il ne nous rende paresseux et lâches, en nous donnant ce que nous ne daignons pas seulement lui demander. Mais si nous sortons enfin de cet assoupissement, et si nous reconnaissons seulement que nous l’avons offensé, sa grâce coulera aussitôt sur nous comme une source abondante, ou plutôt elle se répandra sur nous comme une mer. Plus vous recevrez de lui, plus vous le comblerez de joie, et plus il sera porté à vous donner. Il regarde comme ses propres richesses le salut des âmes, et la grâce qu’il fait à ceux qui le prient. « Dieu est riche en miséricorde (Eph 2,4) », comme dit saint Paul, « et il répand ses richesses sur tous ceux qui l’invoquent. » (Rom 10,12) Il ne se fâche contre nous que lorsque nous ne nous adressons pas à lui en l’invoquant. Il ne se détourne de nous, que lorsque nous ne nous approchons pas de lui. Car il ne s’est fait pauvre que pour nous rendre riches, et il n’a tant souffert pour nous que pour nous encourager davantage à le prier. C’est pourquoi ne tombons jamais dan sa défiance : mais puisque Dieu nous ouvre tant de voies de salut, et nous donne tant de raisons d’espérer en sa miséricorde, quand nous pécherions tous les jours, ne laissons pas de nous approcher de lui pour le prier, et conjurons-le continuellement de nous pardonner nos fautes. C’est ainsi que nous arrêterons le cours de nos péchés ; que nous chasserons le démon de nos cœurs ; que nous attirerons sur nous la miséricorde de Dieu et que nous jouirons enfin des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.