Matthew 7
HOMÉLIE XXIII
« NE JUGEZ POINT AFIN QUE VOUS NE SOYEZ POINT JUGÉS.- PARCE QUE VOUS SEREZ JUGÉS SELON QUE VOUS AUREZ JUGÉ LES AUTRES, ET ON SE SERVIRA ENVERS VOUS DE LA MÊME MESURE DONT VOUS VOUS SEREZ SERVIS ENVERS EUX », ETC. (CHAP. 7,1, 2, JUSQU’AU VERSET 21)
ANALYSE.
- 1. Nolite judicare, comment on doit entendre cette parole.
2. Ejice primum trabem de oculo tuo. - 3. Les mystères se célébraient les portes closes, pourquoi ?
- 4. Il faut persévérer dans la prière.
- 5. De quelle manière la voie étroite devient commode.
- 6. Le démon substitue le mensonge à la vérité.
- 7. C’est une plus grande peine d’être privé de la gloire céleste que d’être livré aux flammes de l’enfer.
- 8. Le Christ est tout pour nous.
- 9. et 10. Que la frayeur des jugements de Dieu nous doit faire quitter l’amour du monde. – Combien l’humble l’emporte sur l’orgueilleux.
1. Quoi donc ! nous ne devons point reprendre nos frères lorsqu’ils pèchent ? Saint Paul aussi nous le défend, ou plutôt Jésus-Christ par saint Paul, en ces termes ; « Pourquoi jugez-vous votre frère ? Pourquoi méprisez-vous votre frère ? (Rom 4,10) Qui Êtes-vous pour « oser condamner le serviteur d’autrui ? » (Id. 4) Et ailleurs : – « Ne jugez point avant le temps jusqu’à ce que le Seigneur vienne. » (1Co 4,5) Comment donc le même Apôtre dit-il en un autre endroit : « Reprenez, corrigez, exhortez à temps et à contre-temps. » (2Ti 4,2) Et ailleurs : « Reprenez les pécheurs devant tout le monde. » Et Jésus-Christ dans l’Évangile : « Si votre frère a péché contre vous, allez lui faire réprimande en particulier, entre vous et lui. S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes. Que s’il ne les écoute point, dites-le à l’Église. » (Mat 18,15) S’il est vrai qu’on ne doive point juger, comment Jésus-Christ établit-il tant de personnes, non seulement pour reprendre, mais pour punir même ceux qui pèchent ? Pourquoi ordonne-t-il à tous les fidèles de regarder comme « un publicain et comme un païen » celui qui n’écoute point l’Église ? Comment aussi donne-t-il les clefs à ses apôtres ? Car s’ils n’ont pas droit de juger, ils n’ont pas droit non plus d’user de ces clefs, et ce serait en vain qu’ils auraient reçu la puissance de lier et de délier. De plus, si cette liberté de pécher impunément prévalait dans le monde, tout serait en confusion et dans l’Église, et dans l’État, et dans les familles. Car si le maître ne se rendait point juge de son serviteur, et la maîtresse de sa servante, le père de son fils, et l’ami de son ami, à quel excès monteraient enfin les crimes et les désordres ? Et non seulement un ami doit juger son ami, mais nous devons juger et reprendre nos ennemis même, puisqu’à moins de cela nous ne pourrions jamais terminer les différends que nous avons avec eux et que tout serait livré à un bouleversement universel. Quel est donc le sens précis de la parole évangélique ? Examinons-la avec soin, afin que personne ne soit tenté de voir dans ces lois, qui sont des remèdes de salut et de paix, des instruments de subversion et de trouble. Jésus-Christ fait assez voir par la suite aux personnes intelligentes, quelle est la force de ce précepte, et comment on doit l’entendre, lorsqu’il reprend ceux qui voient « une paille dans l’œil de leur frère, et qui ne s’aperçoivent pas d’une poutre qui est dans le leur. » Peut-être que cette parole paraîtra encore obscure à quelques esprits paresseux, mais j’espère, en remontant au principe, pouvoir l’éclaircir complètement. Il me semble donc que Jésus-Christ ne défend pas absolument de juger tous les péchés, et qu’il n’ôte pas ce droit généralement à tout le monde, mais seulement à ceux qui, remplis eux-mêmes de vices, condamnent insolemment dans leurs frères les défauts les plus légers. Il me semble qu’il désigne particulièrement les Juifs, qui étaient de très sévères censeurs des moindres fautes des autres, et qui ne voyaient pas dans eux-mêmes les plus grands excès. Jésus-Christ leur fait ce reproche vers la fin de cet évangile : « Vous liez », leur dit-il, « des fardeaux pesants et qu’on ne saurait porter, et vous les mettez sur les épaules des autres ; pour vous, vous ne voulez pas les remuer seulement du doigt. (Mat 23,14) Vous payez la dîme de la menthe, du « cumin et de l’aneth, pendant que vous négligez ce qu’il y a de plus important dans la loi, la justice, la miséricorde et la foi. »(Id 23) C’est aussi contre ces mêmes Juifs que paraît dirigée la parole qui nous occupe ; c’est une réponse anticipée aux accusations qu’ils devaient élever contre les disciples. Les pharisiens leur imputaient à péché des choses qui n’étaient pas réellement des péchés : comme de ne pas garder le sabbat, de se mettre à table sans se laver les mains, et de manger avec les publicains et les pécheurs : ce que le Sauveur appelle ailleurs « passer ce que l’on boit, de peur d’avaler un moucheron, et avaler néanmoins un chameau. » (Mat 23,24) Ce sont ces sortes de jugements contre lesquels Jésus-Christ donne ici une loi absolue. Saint Paul ne défend pas aux Corinthiens, simplement de juger, mais seulement de juger ceux qui étaient établis pour les conduire ; ni de juger des matières qui ont acquis une notoriété publique, mais seulement des choses cachées et incertaines. Il ne leur défend pas absolument de corriger ceux qui péchaient, et la défense qu’il fait ne s’adresse pas indistinctement à tous, mais seulement aux disciples, qui avaient la hardiesse de juger et de condamner leurs maîtres, et à ceux-qui, coupables de mille crimes, publiaient des médisances atroces contre les personnes les plus innocentes. C’est aussi ce que le Christ donne ici à entendre ; que dis-je, donne à entendre ! C’est ce qu’il défend expressément sous la menace d’un supplice inévitable, lorsqu’il ajoute : « Vous serez jugés selon que vous aurez jugé les autres. Et on se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servi envers les autres (2). » Ce n’est pas votre frère, dit-il, que vous condamnez, c’est vous-même ; vous dressez contre vous un redoutable tribunal, devant lequel vous rendrez un compte rigoureux. Dieu donc nous mesurera « à notre mesure ; » et comme il nous pardonnera nos péchés, selon que nous aurons pardonné aux autres, il nous jugera de même selon que nous les aurons jugés. Il faut non pas injurier ni insulter, mais avertir ; non pas accuser, mais conseiller. Il faut redresser votre frère avec des témoignages d’affection et de tendresse, et non s’élever contre lui avec insolence. Ce n’est pas votre frère, c’est vous – même que vous livrerez au dernier châtiment, si vous le traitez sans ménagement, lorsqu’il vous faudra prononcer sur ses manquements. 2. Admirez donc, mes frères, combien ces deux commandements de Jésus-Christ sont doux et comme ils sont une source ou de biens pour ceux qui les pratiquent, ou de maux pour ceux qui les méprisent. Car celui qui pardonne à son frère, c’est lui-même plus encore que son frère qu’il absout de tout grief et cela sans peine aucune ; et celui qui juge les fautes des autres avec ménagement et indulgence, s’amasse un trésor de miséricorde pour le jour auquel Dieu le jugera. Vous me direz peut-être : Mais si un homme tombe dans la fornication, ne lui dirai-je point que la fornication est un grand crime et ne le reprendrai-je pas de son dérèglement ? Oui, reprenez-le, non comme un ennemi qui cherche à se venger, mais comme un médecin qui veut guérir un malade. Jésus-Christ ne vous dit pas : Ne l’empêchez point de pécher, mais « ne le jugez pas ; » c’est-à-dire ne le condamnez pas avec aigreur. Car il ne parle point ici, comme je l’ai déjà dit, des grands péchés, de ces crimes scandaleux, mais de ceux qui paraissent l’être et ne le sont pas. C’est pourquoi il dit ensuite : « Pourquoi voyez-vous une paille dans l’œil de votre frère lorsque vous ne vous apercevez pas d’une poutre qui est dans le vôtre (2) ? Ou comment dites-vous à votre frère : Laissez-moi ôter la paille qui s est dans votre œil, vous qui avez une poutre dans le vôtre (4) ? » C’est une faute où tombent aujourd’hui la plupart des gens du monde. S’ils voient un religieux avoir un habit de trop, ils osent lui reprocher aussitôt cette superfluité et ils lui objectent la règle que Jésus-Christ donne dans l’Évangile, lorsqu’ils ravissent eux-mêmes le bien d’autrui et qu’ils s’enrichissent par l’injustice et la violence. S’ils voient un solitaire prendre un peu plus de nourriture qu’il ne devrait, ils prennent aussitôt le rôle d’accusateurs sévères, eux qui passent toute leur vie dans les excès de bouche et de vine Ils ne s’aperçoivent pas qu’outre ce que méritent déjà leurs crimes, ils s’attirent encore de bien plus cruels supplices, et que, par cette liberté de juger, ils se rendent entièrement inexcusables. Car vous forcez Dieu de vous traiter avec rigueur par la rigueur dont vous usez et vous l’obligez d’examiner sévèrement votre vie, lorsque vous jugez si durement celle des autres. Ne vous plaignez donc pas un jour, si vous recevez le traitement que vous vous serez attiré vous-mêmes. « Hypocrite, ôtez premièrement la poutre qui est dans votre œil, et après cela vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l’œil de votre frère (5). » Jésus-Christ nous marque par ces paroles combien il est animé contre ceux qui agissent de la sorte. Car toutes les fois qu’il veut témoigner qu’un péché est grand, qu’il le regarde dans sa colère, et qu’il le punira très sévèrement : il commence toujours à reprendre ceux qui le commettent, par une parole de condamnation et de reproche. C’est ainsi qu’il dit d’abord avec indignation à ce serviteur qui exigeait si cruellement cent deniers de son frère : « Méchant serviteur, je vous avais remis tout ce que vous me deviez. » (Mat 18,32) Il commence ici de même par dire : « Hypocrite. » Car ce jugement si sévère contre nos frères ne peut venir d’une charité compatissante, mais d’une inhumanité cruelle. Cet homme paraît ami à l’extérieur, mais il agit comme un ennemi plein de fiel, en attribuant de faux crimes à son frère, et prenant insolemment la place de juge, lorsqu’il ne mérite pas même celle de disciple. Voilà pourquoi Jésus-Christ l’appelle « hypocrite. » Comment, lui dit-il, pouvez-vous être un censeur si rigoureux quand il s’agit des moindres fautes de vos frères, et au contraire, quand il s’agit des vôtres être négligent, et distrait, au point de passer sans rien voir, sur les plus grosses ? « Otez premièrement la poutre qui est dans votre œil : et après cela vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l’œil de votre frère. » Jésus-Christ ne défend donc pas absolument de juger ; mais il nous commande de commencer par ôter la poutre de notre œil, et de corriger ensuite nos frères. Car il est certain que chacun connaît toujours mieux son état que celui des autres, qu’il aperçoit plus aisément les grandes choses que les petites, et qu’il s’aime toujours plus qu’il n’aime son frère. Si c’est donc la charité qui vous porte à reprendre les autres, usez-en premièrement envers vous-même en condamnant votre péché qui est plus grand et plus visible. Que si vous négligez votre propre salut, il est constant que vous ne traitez pas ainsi votre frère parce que vous l’aimez, mais parce que vous le haïssez, et que vous voulez le déshonorer. S’il est nécessaire que votre frère soit jugé, ce n’est pas vous qui le devez faire, mais quelque autre qui soit exempt du mal qu’il reprend. Comme le Sauveur établissait ici les plus hauts points de la vertu chrétienne, il fallait que personne ne pût lui objecter que c’était toujours chose aisée d’être parfait en paroles : c’est donc pour montrer la ferme confiance qu’il a d’être demeuré pur de toute faute, d’avoir toujours marché dans la voie droite, qu’il se sert de cette comparaison que nous venons de voir. C’est pourquoi, s’il a depuis jugé et condamné les pharisiens en leur disant : « Malheur à vous ! scribes et pharisiens hypocrites (Mat 23,19) », il a pu le faire en toute justice, puisqu’il était irrépréhensible de ce qu’il reprenait dans les autres. On ne pouvait pas dire de lui qu’il avait une poutre dans son œil, et que ce n’était qu’une paille qu’il voulait enlever de l’œil des autres, puisqu’il reprenait de grands péchés dont il était lui-même parfaitement pur. Car nul ne doit condamner son frère, lorsqu’il est lui-même coupable de ce qu’il reprend en lui. Et faut-il s’étonner que Jésus-Christ établisse cette loi, puisqu’un voleur même l’a gardée, lorsqu’étant en croix, il dit à celui qui était le compagnon de ses crimes et de son supplice : « N’avez-vous donc point de crainte de Dieu, vous qui vous trouvez condamné au même supplice ? » (Luc 23,40) Parole par laquelle il exprime la même pensée que Jésus-Christ. Mais vous, vous êtes si loin de rejeter la paille qui est dans votre œil, que vous ne la voyez pas même. Et cependant vous voyez dans l’œil de votre frère jusqu’à la moindre paille. Vous le jugez et vous entreprenez de le corriger. Vous ressemblez à celui qui étant hydropique ou atteint de quelqu’autre mal incurable, le négligerait, et qui blâmerait en même temps son frère, de n’avoir pas soin de guérir une petite enflure qui lui serait survenue. Si c’est un mal de ne pas voir ses défauts ; c’en est un incomparablement plus grand de juger les autres, et de voir une paille dans leur œil, lorsqu’on ne sent pas une poutre dans le sien. Car le péché est plus pesant dans une âme, qu’une poutre ne le serait dans les yeux. 3. Jésus-Christ donc ordonne parce précepte, que celui qui s’est noirci de vices, ne s’érige point en censeur de ses frères, surtout lorsque leurs fautes ne sont pas considérables. Il ne défend pas généralement de corriger nos frères ; mais il ne veut pas que nous dissimulions nos propres défauts, lorsque nous nous élevons avec insolence contre ceux des autres. Cette déposition ne peut servir qu’à faire croître notre malice, et à nous rendre doublement coupables. Car celui qui néglige ses propres fautes, quoiqu’elles soient grandes, et qui reprend avec aigreur celles des autres, qui sont beaucoup moindres, fait un double mal : premièrement en ce qu’il néglige de se corriger ; secondement en ce qu’il attire sur lui par ses répréhensions, la haine et l’aversion de tout le monde, et qu’endurcissant son cœur de plus en plus, il s’accoutume à devenir cruel et impitoyable. Après avoir remédié à tous ces maux par l’établissement de cette belle loi, Jésus-Christ passe à un autre commandement. « Ne donnez point les choses saintes aux chiens, et ne jetez point vos perles devant les pourceaux (6). » D’où vient donc qu’il dit ensuite : « Dites dans la lumière ce que je vous dis dans l’obscurité, et prêchez sur le haut des maisons ce qui vous a été dit à l’oreille ? » (Mat 10,27) Mais l’un de ces commandements ne combat point l’autre, parce que ce dernier n’ordonne pas aux apôtres de prêcher la vérité indifféremment à tout le monde, mais seulement de la prêcher avec assurance à ceux qu’il faudrait en instruire. Il entend par ce mot de « chiens », ceux qui sont tellement endurcis dans le mal, qu’ils paraissent entièrement incurables, et ne laissent pas espérer de conversion : et par celui de « pourceaux », il marque ceux qui sont plongés dans les vices les plus infâmes. Il déclare que toutes ces personnes sont indignes d’entendre la vérité. Saint Paul exprime la même pensée lorsqu’il dit : « L’homme animal ne perçoit point ce qui est de l’Esprit : c’est folie à ses yeux. » (1Co 2,14) Et il témoigne en beaucoup d’autres endroits que la corruption des mœurs rend les hommes incapables d’entendre les instructions les plus relevées. C’est pourquoi l’Évangile nous défend de découvrir à ces hommes les secrets de Dieu, parce qu’ils deviennent plus insolents après les avoir appris. Ceux dont l’esprit est sage et réglé, admirent ces vérités saintes, lorsqu’elles leurs ont révélées ; mais les insensés les respectent davantage, lorsqu’ils les ignorent. Puis donc qu’ils n’ont pas assez de lumière naturelle pour les comprendre, qu’ils demeurent dans cette ignorance qui les entretient dans le respect, Un pourceau ne peut savoir quel est le prix d’une perle : ni cet homme brutal, quel est le prix de la vérité qu’on lui annonce. Puis donc qu’il ne peut la comprendre, qu’on ne la lui découvre jamais, de peur qu’il ne foule aux pieds une chose si précieuse qu’il ne comprend pas. Ceux qui sont dans cet état deviendront encore plus coupables si on les instruit. Car ils profaneront les choses les plus sacrées dont ils ignorent la sainteté, et cette instruction ne servira qu’à irriter et à armer contre nous leur orgueil et leur insolence. C’est ce que Jésus-Christ marque en ces termes : « De peur qu’ils ne les foulent aux pieds, « et que se tournant contre vous-mêmes ils ne « vous déchirent (6). » Vous me direz peut-être, que ces vérités devraient être si puissantes que l’esprit en fût convaincu aussitôt qu’il les apercevrait, et qu’elles ne pussent donner à nos ennemis des armes pour nous combattre. Je réponds à cela que si on abuse de ces vérités saintes, on ne les doit point accuser de cet abus. Elles ne sont dignes que de respect, mais les pourceaux les méprisent parce qu’ils sont des pourceaux. Ainsi lorsque ces mêmes animaux foulent une perle aux pieds, on ne l’en estime pas pour cela moins précieuse, et l’on croit que cette sorte de profanation est aussi indigne d’elle, qu’elle est digne d’eux. Il ajoute : « Et que se tournant contre vous, ils ne vous déchirent. Car ils contrefont les humbles pour apprendre nos mystères, et lorsqu’ils les savent, ils deviennent tout d’un coup d’autres hommes. Ils se raillent de nous, et ils nous insultent comme nous ayant surpris par leur artifice. C’est pourquoi saint Paul dit à Timothée : « Gardez-vous de celui-là, parce qu’il a fortement combattu la doctrine que j’enseigne. » (2Ti 4,15). Et ailleurs : « Évitez avec soin ces personnes. » (Id) Et à Tite : « Évitez celui qui est hérétique, après l’avoir averti une et deux fois. » (Tit 3, 10) Ce ne sont donc point nos vérités qui leur mettent les armes en main ; c’est leur orgueil et leur vanité qui les aveugle, et qui en prend occasion de s’élever plus insolemment contre nous. C’est pourquoi ce n’est pas un petit avantage qu’ils les ignorent, puisque cette ignorance les empêche de les mépriser ; que si au contraire on veut les instruire, on leur fait un double mal, parce qu’après avoir connu la vérité ils en deviennent pires au lieu d’en devenir meilleurs ; et parce qu’ensuite ils nous causent mille peines. Qu’ils écoutent ceci, ceux qui parlent indifféremment à toute sorte de personnes, et qui rendent ainsi méprisables les choses les plus sacrées. Quand nous fermons nos portes avant que de célébrer nos mystères, et que nous renvoyons les personnes non initiées, ce n’est point que nous craignions qu’on y reconnaisse quelque chose qui les puisse faire mépriser, mais c’est que nous jugeons ces personnes indignes de participer à des sacrements si redoutables. Jésus-Christ lui-même, pour nous donner un modèle de cette réserve, a dit beaucoup de choses aux Juifs seulement en paraboles, parce qu’en « voyant ils ne voyaient pas (Mat 13,7) ; » et saint Paul nous ordonne de savoir « comment il faut répondre à chacun de ceux qui nous interrogent. » (Col 4,6) 4. « Demandez et l’on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira (7). Car quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve, et on ouvrira à celui qui frappe à la porte (8). » Comme Jésus-Christ avait ordonné de si grandes choses à ses disciples ; qu’il leur avait commandé d’être exempts de toutes passions ; qu’il les avait élevés jusques au ciel, et exhortés à se rendre semblables, autant qu’il, leur serait possible, non aux anges ou aux archanges, mais è Dieu même ; comme, outre la pratique particulière de ces vertus, il leur commandait encore d’instruire les autres, de les reprendre, et de discerner les méchants d’avec les bons, et les chiens d’avec les enfants, il était à craindre que les apôtres, dans la vue de tant de choses, et particulièrement de cet abîme si impénétrable du cœur de l’homme qu’on les obligeait de discerner, ne se décourageassent et ne dissent comme saint Pierre le dit ensuite : « Qui pourra donc être sauvé ? » (Mat 19,25) Et au même endroit : « S’il est ainsi du mariage, il n’est pas avantageux de se marier. » (Id. 9) Jésus-Christ donc pour les empêcher d’avoir ces pensées, après leur avoir déjà fait voir par ce qui précède, qu’il n’y a rien que d’aisé et de facile dans ses préceptes, le fait voir encore plus sensiblement dans ces dernières paroles, par lesquelles il leur promet une consolation ineffable dans leurs travaux, c’est-à-dire, celle qu’ils attireraient par une prière continuelle à laquelle il les exhorte. Vous ne devez pas, leur dit-il, vous contenter de vos efforts, mais vous devez encore implorer le secours du ciel, qui vous viendra sans doute, qui vous sera présent, qui vous assistera dans vos combats, et qui vous rendra tout facile. C’est pourquoi il nous commande de prier, et il nous promet de nous exaucer. Il ne veut pas que ces prières soient froides et lâches, mais ferventes et continuelles. C’est ce qu’il marque par ce mot : « cherchez. » Celui qui cherche une chose, bannit les autres de son esprit, il ne s’occupe que de ce qu’il cherche, et il ne pense à rien de tout le reste. Ils comprennent ce que je dis, ceux qui ont perdu leur or ou des esclaves, et qui les cherchent. Cet autre mot « frappez », montre l’ardeur avec laquelle nous devons prier, et quelle doit être la ferveur de notre oraison. Ne vous découragez donc pas, et ne témoignez pas moins de zèle pour la vertu, que vous n’en montrez pour rechercher de l’or. Cet or, vous n’êtes pas assuré, en le cherchant, de le trouver, et néanmoins dans cette incertitude vous ne laissez pas de renverser tout, et vous n’épargnez aucune peine. Ici, au contraire, vous êtes assuré de trouver ce que vous cherchez, et vous ne montrez pas la moindre partie de cette ardeur que vous avez pour les richesses. Que si vous ne recevez pas d’abord ce que vous voulez, ne vous découragez pas. C’est pour cela que Jésus-Christ dit : « frappez », afin de vous apprendre que s’il ne vous ouvre pas du premier coup la porte, vous ne devez pas en être surpris, mais attendre humblement qu’il vous ouvre. Si vous ne voulez pas m’en croire, croyez au moins Jésus-Christ, qui fait ce raisonnement : « Quel est parmi vous le père qui donne une pierre à son fils, lorsqu’il lui demande du pain (9) ? – Ou s’il lui demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent (10) ? » Lorsque vous pressez trop les hommes vous leur devenez importun ; mais Dieu se fâche contre vous, si vous ne le pressez avec instance. Que si vous l’importunez par vos prières, quoiqu’il diffère à vous accorder vos demandes, soyez sûr néanmoins qu’il le fera. Il ne tient la porte fermée qu’afin de vous exciter davantage à frapper ; et s’il diffère à vous exaucer, c’est afin que vous le priiez avec plus d’instance. Soyez donc ferme et persévérant dans la prière, et vous serez exaucé. C’est pour que vous ne disiez pas : Mais si je prie et que je ne reçoive rien ? que Jésus-Christ fait le raisonnement que nous venons de voir, afin que cette vue de la conduite ordinaire de tous les hommes vous établisse dans une ferme confiance. II vous apprend en même temps non seulement que vous devez prier, mais encore ce que vous devez demander : « Quel est parmi vous », dit-il, « le père qui donne une pierre à son fils lorsqu’il lui demande du pain ? » Si vous n’êtes pas exaucé dans votre prière, c’est parce que vous demandez « une pierre », au lieu de demander « du pain. » La qualité de « fils » ne vous suffit pas pour obtenir généralement tout ce que vous désirez. Ce qui vous empêche, au contraire, d’être exaucé, c’est qu’étant fils de Dieu, vous lui demandez des choses indignes de ce que vous êtes. Ne demandez que les biens de l’esprit, et non ceux de la chair et du monde, et vous les recevrez. Voyez combien promptement Salomon reçut de Dieu ce qu’il lui avait demandé, parce que ses demandes étaient sages et raisonnables. Il faut donc ces deux conditions dans notre prière : demander avec ardeur, et ne demander que ce qu’il faut demander. Vous voyez vous-mêmes, dit Jésus-Christ, que, bien que vous soyez pères, et que vous aimiez vos enfants, vous attendez néanmoins qu’ils vous exposent ce qu’ils désirent de vous. Lorsqu’ils vous demandent quelque chose qui peut leur nuire, vous ne les écoutez pas ; mais lorsque leurs demandes sont raisonnables, vous y consentez aussitôt. Ayez toujours cet exemple présent à l’esprit et ne cessez point de demander que vous n’ayez reçu ce que vous voulez. Ne cessez point de chercher que vous n’ayez trouvé ce que vous cherchez. Ne cessez point de frapper qu’on ne vous ait ouvert. Si vous venez à la prière dans cette disposition, et si vous dites : je ne sortirai point d’ici que je n’aie reçu ce que je demande, vous le recevrez sans doute, pourvu que vous ne demandiez rien qui soit indigne de Celui que vous priez, et qui vous soit dangereux à vous-même. Que devez-vous donc observer dans vos demandes ? C’est de ne demander que des choses spirituelles ; c’est de pardonner à vos frères avant que de prier Dieu qu’il vous pardonne ; c’est « d’élever des mains pures et saintes, sans « colère et sans dispute. » (1Ti 2,8) Si nous prions de la sorte, nous serons toujours exaucés. Mais hélas ! nos prières aujourd’hui sont une dérision. Elles sont plus dignes de personnes ivres que de personnes ayant leur sang-froid. D’où vient, dites-vous, que je demande à Dieu des choses spirituelles, et que je ne les reçois pas ? C’est parce que vous ne les demandez pas avec assez de ferveur. C’est parce que vous vous êtes rendu indigne de les recevoir, ou que vous avez trop tôt cessé de les demander. Pourquoi, me direz-vous, Jésus-Christ n’a-t-il pas marqué précisément ce qu’il fallait lui demander ? Il l’a marqué clairement, et vous venez de le voir. Ne dites donc point : j’ai prié, mais je n’ai rien reçu line tient jamais à Dieu que vous ne soyez exaucé. L’amour qu’il a pour vous surpasse infiniment celui des pères, et est autant élevé au-dessus du leur, que la bonté l’est au-dessus de la malice : « Si donc, étant mauvais comme vous êtes, vous savez bien néanmoins donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il les vrais biens à ceux qui les lui demandent (11) » ? Jésus-Christ ne nous appelle pas « mauvais » pour déshonorer notre nature, ni pour montrer qu’elles sont mauvaises par elle-même. Il veut marquer seulement qu’en comparaison de l’amour que Dieu a pour nous, toute la tendresse des pères pour leurs enfants peut passer pour malice, tant est grande la bonté et l’affection qu’il a pour les hommes ! 5. Avez-vous remarqué dans ces paroles une raison de confiance, capable de rassurer les cœurs les plus abattus, et de leur faire concevoir de meilleures espérances ? Car Jésus-Christ nous y montre l’amour excessif que Dieu a pour nous en nous le représentant comme notre « père », au lieu qu’auparavant il nous l’avait représenté comme le Créateur de notre âme et de notre corps. Néanmoins, quoi qu’il dise ici du grand amour de Dieu envers nous, il n’en découvre pas encore la plus grande preuve et le principal effet, qui est son incarnation et sa présence visible. Car, comment Celui qui a livré pour nous son Fils à la mort, ne nous donnera-t-il pas tout le reste ? Aussi Jésus-Christ n’avait pas encore été crucifié, et il ne pouvait pas nous en parler. Mais saint Paul le fait lorsqu’il dit : « Comment celui qui n’a pas épargné son Fils unique, mais qui l’a livré pour nous tous, ne « nous donnera-t-il pas avec lui toutes choses ? » (Rom 8,32) Le Sauveur, cependant, ne parle point encore d’un si grand bienfait, mais seulement de faveurs plus sensibles et plus proportionnées à l’esprit des hommes. Il nous apprend ensuite ces deux choses très importantes, que nous ne devons pas nous confier uniquement dans nos prières, sans les accompagner de nos bonnes œuvres et de nos efforts ; et que nous ne devons pas non plus nous appuyer entièrement sur notre travail et sur nos efforts, mais y joindre la prière, et implorer sans cesse le secours de Dieu li nous commande continuellement d’allier ces deux choses ensemble. C’est pourquoi, après avoir donné beaucoup d’avis importants à ses disciples, il les exhorte à la prière dont il leur trace le modèle ; et après leur avoir enseigné à prier, il leur donne encore de nouveaux avis pour leur conduite. Puis il retourne encore à la nécessité d’une prière continuelle en disant : « Demandez, cherchez et frappez », et il revient encore une fois à la nécessité du zèle et des efforts vertueux. « Faites donc à autrui ce que vous voulez que l’on vous fasse ; car c’est toute la loi et les Prophètes (12). » II dit ici comme en abrégé tout ce qu’il a dit auparavant, et il montre que la vertu peut se réduire à peu de paroles très aisées et très intelligibles à tout le monde. Il ne dit pas simplement : Faites à autrui, mais : « Faites donc à autrui. » Ce n’est pas sans raison qu’il met ce mot « donc ; » c’est comme s’il disait : Si vous désirez d’être exaucé, outre les autres avis que je vous ai déjà donnés, pratiquez encore celui-ci : « Faites à autrui ce que vous voulez que l’on vous fasse. » Jésus-Christ pouvait-il marquer plus clairement combien il est nécessaire que nous accompagnions nos prières de nos bonnes œuvres et de notre vigilance ? Il ne dit pas : Tout ce que vous voulez que Dieu fasse pour vous, faites-le vous-même pour vos frères, afin que vous ne veniez pas dire : Comment cela se peut-il faire ? Il est Dieu ; et moi je suis homme. Mais il dit : Agissez envers vos frères comme vous voulez que vos frères, qui sont hommes comme vous, agissent envers vous. Qu’y a-t-il de plus doux et de plus juste que ce précepte ? Aussi il en fait voir l’excellence avant même que de parler de la récompense qui devait suivre. « C’est là toute la loi et les Prophètes. » On voit clairement par ces paroles que la vertu est conforme à la nature même : que nous avons au dedans de nous un maître qui nous apprend ce que nous devons faire ; et qu’ainsi nous ne pouvons nous excuser sur notre ignorance. « Entrez par la porte étroite, parce que la porte de la perdition est large, et le chemin qui y mène est spacieux, et il y en a beaucoup qui marchent par ce chemin (13). Que la porte de la vie est petite, et que le chemin qui y mène est étroit, et qu’il y en a peu qui « le trouvent (14) ! » Cependant Jésus-Christ dit dans la suite : « Mon joug est agréable, et mon fardeau est léger (Mat 2,30) », et il a donné à entendre la même chose dans ce qui précède : Comment donc, dit-il ici, que cette porte est « petite », et que ce chemin est « étroit ? » Mais si vous pesez exactement ses paroles, vous reconnaîtrez, mes frères, qu’ici même il marque clairement que sa voie, quoiqu’étroite, ne laisse pas d’être douce et aisée. Vous demandez comment une voie si étroite, et une porte si petite peut être aisée. C’est parce que ce n’est qu’une « porte. » C’est parce que ce n’est qu’une « voie ; » de même que l’autre, quoique large et spacieuse, n’est aussi qu’une voie et qu’une porte. Car rien n’est stable ni permanent dans l’une et dans l’autre. Tout y passe également, et les biens de l’une disparaissent aussi vite que les maux de l’autre. Mais ce n’est pas cela seul qui nous rend le chemin de la vertu doux et agréable. C’est encore et surtout le terme auquel il aboutit. Ce qui excite et encourage davantage ceux qui s’y exercent, ce n’est pas seulement que ces peines et ces travaux ne font que passer ; mais qu’ils se terminent très heureusement à une vie qui n’a point de fin. Ainsi la courte durée des travaux, l’éternité des couronnes, ceux-là conduisant à celles-ci, celles-ci succédant à ceux-là, voilà de quoi procurer la plus grande consolation. C’est ainsi que saint Paul appelait l’affliction « légère », non en la regardant en elle-même, mais en la considérant dans la disposition de ceux qui la souffrent, et par rapport aux biens – à venir : « Car le moment si court », dit-il, « des légères afflictions de cette vie produit en nous le poids éternel d’une gloire incomparable, ne considérant point les choses visibles, mais les invisibles. » (2Co 14) Si tout paraît doux et léger aux hommes, les flots au pilote, la mort et les blessures aux soldats, la rigueur de l’hiver aux laboureurs, et les plus rudes coups aux athlètes, à cause de la récompense qu’ils espèrent, quoique si vaine et si périssable : combien plus le ciel qu’on nous promet, et ces biens ineffables qui y sont, nous doivent-ils rendre comme insensibles aux maux de ce monde ? Si après cela quelqu’un croit encore que cette voie soit laborieuse, ce n’est pas qu’elle soit pénible en effet, mais c’est qu’on manque de courage. 2Co 14) Si tout paraît doux et léger aux hommes, les flots au pilote, la mort et les blessures aux soldats, la rigueur de l’hiver aux laboureurs, et les plus rudes coups aux athlètes, à cause de la récompense qu’ils espèrent, quoique si vaine et si périssable : combien plus le ciel qu’on nous promet, et ces biens ineffables qui y sont, nous doivent-ils rendre comme insensibles aux maux de ce monde ? Si après cela quelqu’un croit encore que cette voie soit laborieuse, ce n’est pas qu’elle soit pénible en effet, mais c’est qu’on manque de courage. 6. Mais remarquez encore combien Jésus-Christ rend cette voie facile, en nous com mandant de ne point donner les choses saintes aux chiens et aux pourceaux, de nous garder des faux prophètes, et d’être toujours prêts à combattre. C’était même un excellent moyen de rendre cette voie aisée, que de dire, « qu’elle est étroite », parce que c’était avertir ainsi ceux qui y marchent, de se tenir toujours sur leurs gardes. Car comme lorsque saint Paul nous dit : « Nous n’avons pas à combattre « contre la chair et le sang (Eph 6,2) », il ne prétend pas nous décourager, mais nous exciter au combat ; de même Jésus-Christ, voulant réveiller de leur assoupissement ceux qui marchaient par cette voie, leur déclare qu’elle est âpre et laborieuse. Mais il ne se sert pas seulement de cette considération pour les rendre vigilants. Il les avertit encore que cette voie est pleine d’ennemis qui ne pensent qu’à les surprendre, et qui sont d’autant plus à craindre qu’ils se cachent davantage. Car c’est ainsi que toit tous les faux prophètes. Mais ne regardez point la difficulté de cette voie. Voyez seulement où elle se termine : et ne considérez point aussi, si celle qui lui est opposée est large et aisée, mais où elle conduit ceux qui y marchent Jésus-Christ n’a point d’autre but en tout cet que de nous encourager, comme encore lorsqu’il dit ailleurs : « Le royaume des cieux souffre violence, et les violents l’emportent. » (Mat 11,12) Car lorsque l’athlète remarque que celui qui préside à ses combats, en admire la peine et le péril, il en devient bien plus courageux. Ne nous laissons donc point abattre lorsqu’il nous arrive des maux. Il est vrai que la voie est étroite, et que la porte est petite, mais la ville où elles conduisent ne l’est pas ; et si nous ne devons point attendre ici de repos, nous ne devons non plus craindre là aucune misère. Mais en disant qu’il « y en a peu qui trouvent la voie étroite », il fait voir encore la lâcheté de plusieurs. Il instruit ceux qui l’écoutent à ne point s’arrêter au grand nombre de ces qui marchent dans la voie large avec un succès heureux en apparence ; mais à jeter les yeux sur ce petit nombre qui gémit et qui souffre dans la voie étroite. Car la plupart dit-il, non seulement ne marchent point dans cette voie, mais ne la veulent pas même trouver par un aveuglement qui est le comble de la folie. Mais il ne faut point se laisser influencer ni troubler par la multitude. Animons-nous plutôt de zèle pour imiter le petit nombre de ceux qui cheminent par la voie étroite, et pour nous entre-exhorter à les suivre et à marcher courageusement dans ce sentier laborieux. Car outre que cette voie est « étroite », il y en a encore beaucoup qui tâchent de nous en fermer l’entrée. C’est pourquoi Jésus-Christ ajoute : « Gardez-vous des faux prophètes qui viennent à vous vêtus comme des brebis, et qui au dedans sont des loups dévorants (15). » Après nous avoir avertis de nous garder « des chiens et des pourceaux », il marque ici une autre sorte d’ennemis bien plus à craindre. Car ces premiers sont visibles et tout le monde les connaît, mais ces derniers sont cachés. C’est pourquoi Jésus-Christ dit des uns qu’on s’en détourne et des autres qu’on les discerne, et qu’on les examine parce qu’il est impossible de les reconnaître d’abord. C’est ce qui lui fait dire : « Gardez-vous », afin de nous rendre plus vigilants dans ce discernement. Il était à craindre qu’en entendant dire qu’il fallait marcher dans une voie étroite et resserrée, voie opposée à celle du grand nombre, se garder des chiens et des pourceaux, ainsi que d’une autre espèce encore, celle des loups, les auditeurs ne perdissent courage au moment d’entrer dans cette voie, contraire à celle que suit la foule et, de plus ; infestée de tant d’ennemis et semée de tant de ronces ; c’est pourquoi il les fait souvenir des choses arrivées du temps de leurs ancêtres, et cela par ce seul mot de « faux prophètes » qu’il emploie. Ces épreuves, l’antiquité les a connues, ne vous troublez donc point ; rien de nouveau ni d’extraordinaire n’arrivera. C’est de tout temps que le démon a fait ce qu’il a pu pour substituer le mensonge à la vérité. Je crois que par ce mot de « faux prophètes », il n’entend pas les hérétiques, mais ces personnes dont la vie est corrompue, et qui ont une apparence de vertu, qu’on appelle d’ordinaire hypocrites et imposteurs ; c’est pourquoi il ajoute : « Vous les reconnaîtrez par leurs fruits »(16). Car souvent les hérétiques sont réglés dans leur vie, mais ceux-ci ne le sont jamais. Et si vous me dites qu’ils feront peut-être semblant de l’être, je vous réponds qu’ils feront connaître bientôt ce qu’ils sont. Car la voie que je vous enseigne est pénible et laborieuse, et les hypocrites fuient le travail qui accompagne la vertu, et n’en cherchent que l’apparence. C’est pourquoi il est aisé de les connaître. Et comme il venait de dire : Que peu de personnes trouveraient la voie étroite, il leur apprend à séparer le petit nombre qui la trouve d’avec ceux qui ne la trouvent pas et qui font croire néanmoins qu’ils y marchent, en leur commandant de ne point considérer ceux qui n’ont que l’apparence de la vertu, niais seulement ceux qui la possèdent véritablement. Mais, me direz-vous, d’où vient que Jésus-Christ ne rend pas lui-même ces personnes visibles et manifestes, sans nous donner la peine de les discerner ? Il ne le fait pas pour nous faire tenir toujours sur nos gardes, et dans une vigilance continuelle contre nos ennemis, en craignant sans cesse, et ceux qui sont déclarés, et ceux qui se cachent et qui sont couverts. C’est de ces derniers que saint Paul dit : « Que par leurs paroles douces ils séduisent le cœur des innocents. » (Rom 16,18) Ne nous troublons donc point de voir en notre temps beaucoup de ces séries de personnes. Jésus-Christ nous en avertit dès le commencement de l’Église. Et admirez sa douceur ! Car il ne dit pas : Punissez-les, mais seulement : « Gardez-vous d’eux », de peur qu’en ne veillant pas sur vous-mêmes, vous ne tombiez dans leurs pièges. 7. Et ensuite pour vous empêcher de dire qu’il est impossible de reconnaître ces personnes, il se sert d’un exemple fort populaire : « Peut-on cueillir des raisins sur des épines ou des figues sur des ronces (16) ? Ainsi tout arbre : « qui est bon produit de bons fruits ; et tout, arbre qui est mauvais, porte de mauvais fruits (17). Le bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, ni le mauvais arbre en produire de bons (18). » C’est de même que s’il disait : Ils n’ont rien de doux que cette peau de brebis : C’est pourquoi il est aisé de les discerner. Et pour ne vous plus laisser le moindre doute, il compare ce qu’il dit à une chose fondée dans la nature même et qui ne peut arriver d’une autre manière. C’est ainsi que saint Paul disait : « La Sagesse de la chair est une mort, parce qu’elle n’est pas assujettie à la loi de Dieu et qu’elle ne peut l’être. » (Rom 8,7) Ce second membre de notre Évangile n’est pas une redite. Car afin que personne ne pût dire : Il est vrai qu’un méchant arbre porte de mauvais fruits, mais il en peut aussi porter de bons, et ainsi le discernement de ces deux sortes de fruits est difficile à faire, il prévient cette objection, et dit généralement : « Le mauvais arbre ne peut porter que de mauvais fruits, comme le bon n’en porte que de « bons. » Ce qu’on doit dire aussi du contraire. Quoi donc ! me direz-vous, n’a-t-on jamais vu un homme de bien devenir méchant, ni un méchant se convertir et devenir bon ? Oui, on en a vu, et la vie est pleine de ces exemples. Jésus-Christ aussi ne dit pas qu’un pécheur ne puisse se convertir, ou qu’un juste ne puisse tomber : mais seulement que pendant que le pécheur demeure dans le péché, il ne peut porter de bon fruit. Car il est hors de doute qu’un méchant homme peut devenir bon, mais il est aussi très constant que tant qu’il demeure dans le mal, il ne portera point de bon fruit. Comment donc, me direz-vous, David qui était bon a-t-il porté de mauvais fruits ? Je vous réponds qu’il n’a pas porté ces mauvais fruits en demeurant bon, mais en devenant méchant. S’il fût demeuré bon comme il était, il n’aurait point porté ce mauvais fruit. Car, en se conservant dans la vertu, il n’eût jamais osé commettre un tel crime. « Tout arbre qui ne produit point de bon fruit sera coupé et jeté au feu (19). Vous les reconnaîtrez donc par les fruits qu’ils produiront (20). » Jésus-Christ disait ceci pour arrêter l’insolence des calomniateurs et pour fermer la bouche à la médisance. Car comme la plupart des hommes confondent les bons avec les méchants, Jésus-Christ par ces paroles veut leur ôter toute excuse. Vous ne pourrez pas me dire un jour : j’ai été trompé, j’ai été surpris ; car je vous ai donné une règle certaine qui est de juger des hommes par leurs actions, et de passer aux œuvres pour ne vous point tromper dans vos jugements. Et parce qu’il ordonnait non de punir ces personnes, mais seulement « d’y prendre garde », pour consoler tout ensemble ceux qui sont trompés par eux, et pour étonner ces imposteurs et les convertir, il leur met sous les yeux cette terrible vengeance qu’ils doivent attendre de lui. « Tout arbre qui ne produit point de bon fruit sera coupé et jeté au feu (19). Il tempère ensuite cette parole lorsqu’il ajoute : « Vous les connaîtrez donc par les fruits qu’ils produiront. » Et pour témoigner qu’il ne faisait point cette menace avec la résolution arrêtée de l’exécuter, il tâche de les exciter encore et de les rappeler à la vertu par ses conseils. Il me semble aussi qu’il veut parler ici des Juifs qui portaient de ces mauvais fruits. C’est pour quoi il se sert à dessein des mêmes expressions dont saint Jean se sert, et il leur représente comme lui les supplices de l’autre vie sous les mêmes images, ou d’un arbre qui est coupé, ou d’un feu qui ne sera jamais éteint » 8. Il semble, mes frères, que ce supplice dont Jésus-Christ nous menace se termine tout à ce seul mal d’être brûlé éternellement. Mais si on le considère avec plus de soin, on en trouvera un autre qui surpasse encore celui-là, puisque celui qui est dans l’enfer est privé du royaume de Dieu, et que cette privation est un plus grand mal que le supplice des flammes. Je sais que la plupart ne craignent que l’enfer et sont insensibles à la perte du paradis ; mais pour moi je crois que cette perte est un mal encore plus horrible que n’est le feu éternel. Je confesse que cela ne peut s’exprimer par les paroles. Nous ne pouvons comprendre combien grand est le bonheur de jouir de Dieu, pour concevoir ensuite quel est le malheur de ceux qui en sont privés. Saint Paul qui, dans son ravissement, avait goûté ces biens ineffables, savait aussi que le plus effroyable de tous les malheurs était de les perdre. Pour nous autres, nous ne le connaîtrons que lorsque nous l’éprouverons. Mais, ô mon Sauveur Jésus-Christ, Fils unique de votre Père, ne nous laissez point tomber dans ce malheur ni dans la funeste expérience d’un supplice si redoutable. Il est donc impossible d’exprimer clairement quelle peine c’est que de perdre ce bonheur souverain. Je tâcherai néanmoins de vous le faire comprendre par quelques comparaisons qui vous en donneront quelque idée. Mais que pourrai-je dire qui en-approche ? Représentez-vous un jeune homme parfaitement accompli qui possède l’empire de toute la terre, qui soit si saint et si juste, et dont la vertu ait tant de charme, qu’il se fasse aimer de tous les hommes autant que les enfants le sont de leurs pères. Que ne souffrirait point le père d’un tel fils plutôt que d’être privé de sa compagnie ? Quel mal n’embrasserait-il pas de bon cœur pour avoir le bien de le voir et de jouir de sa présence ? C’est là une faible idée de ce que nous vous pouvons tracer de la gloire ; car il n’y a point de fils, quel qu’il soit, qui puisse donner autant de satisfaction à son père que la jouissance de ces biens, et que la vue de Jésus-Christ nous en donnera dans le ciel. L’enfer est sans doute une chose terrible ; cependant dix mille enfers ensemble ne seraient encore rien en comparaison de ces autres maux d’être honteusement chassé de la gloire, d’être haï de Jésus-Christ, d’entendre de sa bouche sacrée ces paroles foudroyantes : « Je ne vous connais point (Mat 25) ; » et ces reproches sanglants : « Vous m’avez vu souffrir la faim, et vous ne m’avez pas donné à manger. » Nous aimerions mieux être percés de mille foudres que de voir un Dieu si doux détourner de nous son visage, et cet œil si serein et si tranquille ne pouvoir nous regarder qu’avec colère. Si lorsque j’étais son ennemi déclaré, que je le haïssais, que je le fuyais, il m’a néanmoins recherché et aimé au point de ne pas s’épargner lui-même et de se livrer à la mort, de quels yeux le regarderai-je, moi qui, en retour de tant de bienfaits n’aurai pas daigné lui donner un morceau de pain pour apaiser sa faim ? Mais considérez ici même quelle est sa douceur : il ne vous reproche point les grâces qu’il vous a faites, ni l’ingratitude dont vous les avez payées. Il ne dit point : vous avez osé me mépriser, moi qui vous ai tiré du néant ; qui, d’un souffle de ma bouche, vous ai donné votre âme, qui vous ai rendu maître de tout ce qui est sur la terre ; qui ai créé pour vous le ciel et la terre, l’air et la mer et tout ce qui existe ; moi qui, insulté par vous jusqu’à voir préférer le démon à moi, bien loin de vous abandonner pour cet outrage, me suis ingénié à trouver de nouvelles grâces pour vous en combler ; moi qui ai bien voulu me rendre esclave pour vous ; qui ai souffert pour vous les soufflets, les crachats, la mort, et la mort la plus honteuse ; moi qui ai intercédé pour vous dans le ciel ; qui vous ai donné le Saint-Esprit ; qui vous ai invité à mon royaume, qui vous ai promis une si glorieuse destinée ; qui ai voulu me rendre votre chef, votre époux, votre vêtement, votre maison, votre racine, votre nourriture, votre breuvage, votre pasteur, votre roi et votre frère ; enfin moi qui vous ai choisi pour être l’enfant du même Père, l’héritier et le cohéritier du même royaume, et qui, pour vous rendre capable de ces grands dons, vous ai amené des ténèbres à la jouissance de ma lumière. Quoique Jésus-Christ puisse nous reprocher beaucoup d’autres choses semblables, il ne le fait pas néanmoins, et il se contente de nous représenter notre faute. Il montre encore, par les dernières paroles qu’il dit aux réprouvés, quel est son amour envers nous, et le désir qu’il a de notre salut. Car il ne dit pas : allez au feu qui vous a été préparé ; mais, « Allez au feu qui a été préparé pour le démon et pour ses anges. » (Mat 25,33) Avant de prononcer cet arrêt contre les réprouvés, il leur fait voir les péchés dont ils se sont rendus coupables, sans cependant les rappeler tous, mais seulement en partie ; et avant que de les punir il appelle les justes à son royaume, pour montrer l’équité des jugements qu’il allait exercer contre les autres. Quels supplices donc sont comparables à ces paroles de Jésus-Christ ? Un homme n’a pas assez de dureté pour négliger celui qui l’a obligé, lorsqu’il le voit souffrir la faim et la soif, et il rougirait de honte si cette personne lui reprochait son ingratitude. Il aimerait mieux tomber tout vif dans quelque abîme s’ouvrant sous ses pieds, que de voir deux ou trois de ses amis témoins d’une plainte semblable. Que deviendrons-nous donc, nous autres, lorsque Jésus-Christ nous fera ces reproches eu présence de toute la terre ? Sa douceur est si grande qu’il voudrait même nous épargner cette confusion, s’il n’était obligé de rendre tout le monde témoin de l’équité de ses jugements. Que ce ne soit pas dans une intention d’insulte, mais bien d’apologie personnelle, qu’il rappelle les péchés ; qu’il ne veut en cela que montrer combien est fondée en raison et en justice la sentence : « Retirez-vous de moi », c’est ce qui est évident par la grandeur même des grâces qu’il nous a faites. S’il voulait insulter, il rappellerait toutes ces grâces, au lieu qu’il se contente de reprocher aux réprouvés ce que leur ingratitude lui a fait souffrir. 9. Craignons, mes frères, d’entendre un jour ces paroles si terribles. Cette vie n’est point un jeu, ou plutôt cette vie d’une part ne semble qu’un jeu, si on la compare à la vie future ; et de l’autre, rien n’est plus sérieux ni plus important, puisqu’elle ne se termine pas à des ris, mais à des larmes et à des peines effroyables, qui accableront de maux ceux qui n’auront pas voulu régler leur conduite sur les lois de Dieu. Cependant nous faisons un jeu de notre vie. Car lorsque nous bâtissons ces maisons superbes, en quoi sommes-nous différents des petits enfants qui jouent et qui bâtissent des maisons de boue ? Quelle différence y a-t-il entre ces tables où ils se divertissent, et celles où nous nous livrons à tous les excès ? aucune, sinon que leurs amusements sont fort innocents, tandis que nos voluptés, étant très coupables, seront punies très sévèrement. Si nous ne voyons pas maintenant la vanité de ces choses, nous ne devons pas nous en étonner. Nous ne sommes pas encore devenus hommes. Lorsque nous le serons, nous reconnaîtrons la bassesse et la puérilité de ce que nous appelons maintenant des affaires importantes. Nous nous rions des enfants lorsque nous sommes avancés en âge, mais lorsque nous étions enfants, nous faisions nos grandes affaires de ces petits jeux. Nous amassions avec soin de la terre et de la boue pour en faire une petite maison, et nous n’étions pas moins glorieux après l’avoir faite, que ne sont ceux qui bâtissent les plus superbes palais. Cependant ces maisons de boue tombaient aussitôt, et quand elles seraient demeurées fermes, elles n’auraient pu servir à rien. Il en est de même de ces édifices superbes. Ils sont indignes d’un chrétien, qui se souvient qu’il est le citoyen du ciel ; et la vue de cette divine patrie fait qu’il aurait honte d’y demeurer. Il détruirait de bon cœur ces grands édifices. Comme nous abattons souvent du pied ces maisons de boue que font les enfants, ainsi ce sage de Dieu renverse déjà dans sa pensée tous ces palais superbes qu’élèvent les hommes. Et comme nous rions en voyant les enfants pleurer le renversement de leurs petits châteaux, il rirait de même de voir des hommes pleurer la ruine de leurs maisons ; ou plutôt il n’en rirait pas, mais il en verserait des larmes. Car ces vrais chrétiens ont des entrailles de charité pour pleurer notre misère, et des yeux pour reconnaître le mal que nous nous faisons en nous amusant à ces bagatelles. Devenons donc enfin des hommes, et des hommes raisonnables. Jusqu’à quand nous traînerons-nous par terre ? jusqu’à quand mettrons-nous notre gloire dans des pierres et dans du bois ? jusqu’à quand serons-nous enfants ? Et plût à Dieu que nous ne fussions qu’enfants ! Mais il ne s’agit pas ici d’un jeu. Il s’agit de la perte de notre salut, que nous sacrifions à ces vains désirs. Nous voyons tous les jours que les enfants sont châtiés très sévèrement, lorsqu’ils négligent leurs études pour s’occuper à ces petits jeux ; et nous ne craignons point d’être condamnés au dernier supplice, lorsque Dieu nous redemandant un compte très exact de notre vie, il se trouvera que nous l’aurons consumée en des jeux d’enfants, au lieu de l’employer à des œuvres saintes. Nous n’aurons alors personne qui puisse nous tirer de ses mains. Il n’y aura ni père, ni frère, ni quelque autre que ce soit qui puisse nous secourir. Nos occupations passées s’évanouiront comme un songe, mais les peines qu’elles nous auront attirées, seront éternelles. Ainsi Dieu nous traitera comme on traite ces enfants, lorsque leurs pères, irrités de leur paresse, abattent, et renversent ces petites maisons qui les amusaient, et les laissent pleurer sans être touchés de leurs larmes. Et pour mieux vous faire voir que ce que je dis est très véritable, examinons ce que les hommes convoitent le plus ardemment, la richesse ; faisons donc comparaître ici la richesse, et opposons-lui une vertu, celle que vous voudrez, et vous-verrez alors le peu que vaut la richesse. Je ne parle encore que d’une richesse acquise, non par avarice, mais par des voies justes et légitimes. Supposons donc deux hommes, dont l’un ne pense qu’à augmenter son bien, qui traverse les mers, qui cultive les terres, qui trafique, et qui trouve ainsi divers moyens d’acquérir du bien : je doute même si agissant de la sorte, il s’enrichira légitimement ; mais je le veux croire, et je suppose que tout le gain qu’il fera sera fort juste. Qu’il travaille donc à devenir riche. Qu’il achète des terres, des esclaves, et mille autres choses, sans commettre aucune injustice. Qu’un autre au contraire ayant possédé toutes ces richesses vende ses terres, ses maisons, et ses vases d’or et d’argent ; qu’il en donne le prix aux pauvres ; qu’il en assiste les malades et les indigents ; qu’il soit le protecteur des misérables ; qu’il tire les uns des prisons, les autres des mines, les autres de la servitude, et les autres de la mort où la pauvreté allait les réduire. Je vous demande maintenant lequel de ces deux hommes vous choisiriez d’être ? Je ne parle point encore de l’avenir ; je ne regarde que l’état de cette vie. A qui des deux aimeriez-vous mieux ressembler ? A celui qui ne pense qu’à amasser des richesses, ou à celui qui les emploie au soulagement des autres ? A celui qui acquiert de grandes terres, ou à celui qui se rend comme le port et l’asile des affligés ? A celui qui roule sur l’or, ou à celui qui est comblé de bénédictions ? N’est-il pas vrai que l’un ne paraît pas un homme, mais un ange descendu du ciel pour sauver les hommes : et que l’autre ne paraît pas un homme, mais un enfant, puisque tout le soin qu’il met à amasser de l’argent, n’est pas moins inutile que les jeux des enfants ? Que si c’est une folie à un tel homme de travailler ainsi à s’enrichir, quoique si légitimement, que sera-ce s’il joint encore l’injustice à cette folie ? Et si vous ajoutez de plus que tout le fruit de ce vain travail sera l’acquisition de l’enfer et la perte du paradis, qui pourra assez le plaindre et déplorer son malheur, soit durant sa vie soit après sa mort ? 10. Mais envisageons, si vous voulez, une autre espèce de vertu. Supposons un homme exerçant la souveraine puissance, imposant ses lois à tous, entouré de tout l’appareil de la majesté impériale : un héraut marche pompeusement devant lui, il a ceint le baudrier, insigne du pouvoir, des licteurs le précèdent, une cour nombreuse l’environne. N’est-ce pas là ce qu’on appelle être grand et heureux dans le monde ? mettons d’un autre côté un homme qui éclate en vertu, plein de douceur, d’humilité et de patience. Supposons qu’on le batte et qu’on l’outrage, qu’il l’endure sans peine, et qu’il bénit même ceux qui le maltraitent : lequel des deux vous paraît le plus estimable, ou celui qui est si superbe, ou celui qui est si humble ? N’est-il pas vrai que ce dernier paraît un ange plutôt qu’un homme, et que sa patience imite l’impassibilité de ces célestes esprits, et que l’autre enflé de gloire est semblable à un hydropique ? Que l’un paraît un sage véritable, et ressemble à un médecin spirituel, et l’autre à un enfant qui se rend ridicule, enflant ses joues, et se grossissant le visage ? Car de quoi Êtes-vous fier, ô homme ? Est-ce parce que vous êtes monté sur un char magnifique, et traîné par des mulets ou par des chevaux ? Mais souvent on traîne aussi avec des chevaux le bois et les pierres. Est-ce parce que vous êtes superbement vêtu ? Mais comparez ce vain éclat avec celui de cet homme qui est orné de vertus, et vous verrez que vos ornements sont semblables à l’herbe séchée, et que cet homme au contraire est comme un arbre très agréable à la vue, et chargé d’excellents fruits. Ces habits dont vous vous, glorifiez, ne peuvent se défendre contre les vers ; et s’ils s’y engendrent une fois, toute leur beauté disparaîtra en un moment. Car les habillements superbes deviennent enfin la pâture des vers. L’or et l’argent viennent de la terre, et ils retourneront en terre. Celui au contraire qui est orné des vertus, a un vêtement que ni les vers ni la mort même ne peuvent corrompre. Car les vertus ne naissent point de la terre. Elles sont l’ouvrage du Saint-Esprit, et ainsi elles ne craignent point les vers. Ces vêtements se font dans le ciel, où les vers ni aucune espèce de corruption ne se trouvent point. Mais je vous demande ce que vous croyez qu’on doive désirer davantage, d’être riche ou d’être pauvre ; d’être élevé en puissance, ou bien d’être sans honneur ; d’être dans les délices, ou dans la faim ? N’est-ce pas d’être dans l’honneur, dans les richesses et dans les délices ? Si vous voulez donc jouir solidement de ces biens, et ne vous pas contenter du nom et de l’apparence, renoncez à la terre et à tout ce qui y est, et élevez-vous vers le ciel. Car toutes les choses présentes ne sont qu’une ombre, mais les futures sont stables, solides et immuables. Chérissons ces biens, mes frères, et attachons-nous-y avec soin, afin que nous soyons délivrés des maux de la terre, et que, nous avançant vers le ciel, comme vers un port tranquille, nous y abordions chargés de richesses et du trésor de nos aumônes. C’est l’état où je souhaite que vous soyez, lorsque vous paraîtrez devant ce tribunal terrible, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il. HOMÉLIE XXIV
« TOUS CEUX QUI ME DISENT : SEIGNEUR, SEIGNEUR, N’ENTRERONT PAS DANS LE ROYAUME DES CIEUX, MAIS CELUI-LÀ SEUL Y ENTRERA QUI FAIT LA VOLONTÉ DE MON PÈRE QUI EST DANS LE CIEL. » (CHAP. 7,21, JUSQU’AU VERSET 28) ANALYSE.
- 1. La volonté du Fils n’est pas autre que celle du Père. – L’opération des miracles ne sert de rien sans la vertu à celui qui les fait.
- 2. Prérogative de la vertu.
- 3. Nul ne peut nuire à l’homme vertueux. Les méchants endurent beaucoup de maux.
- 4. Que la malice est toujours faible et timide, et la vertu forte et courageuse. Que ceux qui persécutent les bons les rendent illustres et se perdent eux-mêmes.
1. Pourquoi Jésus-Christ n’a-t-il pas dit : Celui qui fait ma Volonté ? Parce qu’il fallait d’abord se contenter de faire admettre la volonté du Père. C’était déjà même beaucoup, vu la faiblesse des hommes. Au reste, qui dit la volonté du Père dit la volonté du Fils, puisque la volonté du Fils n’est jamais différente de celle du Père. Il me semble que Jésus-Christ attaque ici particulièrement les Juifs, qui mettaient toute leur religion dans la spéculation et dans la doctrine, sans se mettre en peine de purifier leurs mœurs. C’est pourquoi saint Paul leur fait ce reproche : « Vous portez le nom de juif, vous vous reposez sur la loi ; vous vous glorifiez des faveurs que Dieu vous a faites, vous connaissez sa volonté. »(Rom 2,17) Mais cette connaissance de la volonté de Dieu ne vous sert de rien, si vous n’y joignez la pratique des bonnes œuvres, et le règlement de votre vie. Jésus-Christ ne s’arrête pas là, et il dit quelque chose de plus fort. « Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? n’avons-nous pas chassé les démons en votre nom ? et n’avons-nous pas fait plusieurs miracles en votre nom (22) ? non seulement, dit-il, celui qui ayant la foi néglige les mœurs, sera chassé du royaume : mais quand même un homme, avec une telle foi, ferait de grands miracles, si en même temps sa vie n’est pure, il sera exclu du ciel. « Car plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas e prophétisé en votre nom ? » Remarquez qu’il commence, quoique d’une manière couverte, à parler en Dieu, et qu’après avoir achevé ce long discours, il déclare enfin qu’il est juge. Il avait déjà montré que les pécheurs seraient infailliblement punis ; mais il fait voir ici quel serait Celui qui les punirait. Il ne dit pas néanmoins absolument : C’est moi, mais « plusieurs en ce jour-là me diront : Seigneur, Seigneur », ce qui est en effet la même chose. Car s’il n’était pas le juge, comment leur dirait-il : « Et alors je leur dirai hautement je ne vous ai jamais connus : retirez-vous de moi ? » « Je ne vous ai jamais connus », non seulement à ce moment que je vous juge, mais lors même que vous faisiez des miracles, C’est pourquoi il disait à ses disciples : « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons « vous sont assujettis ; mais de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. » (Luc 10,20) Et il ne les exhorte partout qu’à régler leurs mœurs. Car lorsqu’un homme vit bien et dans l’éloignement du vice, il est impossible qu’il soit rejeté de Dieu. Quand même il serait dans quelque erreur, Dieu lui fera bientôt connaître sa vérité. Quelques-uns croient que ceux qui diront alors à Jésus-Christ : « Qu’ils auront fait plusieurs miracles en son nom », le diront faussement, et qu’ils mentiront, et que c’est pour ce mensonge même que le Sauveur les condamnera. Mais ce sens n’est point vrai, il est entièrement contraire à ce que Jésus-Christ veut prouver en cet endroit. Car son dessein est de faire voir que la foi n’est rien sans les œuvres. Enchérissant donc sur ce qu’il vient de dire, il ajoute les miracles à la foi, et il déclare que la foi avec tout l’éclat de ces miracles, serait encore inutile, si elle n’était soutenue par la piété et par la vertu. Si donc ces personnes n’avaient fait de véritables miracles, comment le raisonnement de Jésus-Christ subsisterait-il ? Est-il croyable d’ailleurs qu’ils eussent assez de hardiesse pour mentir devant un Juge si redoutable ? De plus la manière dont il parle à Jésus-Christ, et dont il leur répond, fait voir qu’ils avaient fait véritablement ces miracles. Car, surpris de trouver dans l’autre vie toute autre chose que ce qu’ils avaient attendu, et, au lieu qu’ils étaient ici admirés de tout le monde, se voyant condamnés par le juste Juge, ils s’écrient avec étonnement : « Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? » Comment donc nous rejetez-vous maintenant ? comment l’arrêt que vous prononcez contre nous est-il si contraire à nos espérances et à nos pensées ? Mais si ces personnes s’étonnent de se voir punies après avoir fait des miracles, pour vous, mes frères, ne vous en étonnez pas. Toutes les grâces viennent de Dieu et de la bonté de Celui qui les donne. Ceux-ci en avaient été favorisés, sans y avoir en rien contribué de leur part. Il est donc bien juste qu’ils en soient punis alors, puisqu’ils auront été si ingrats envers Celui qui les avait honorés de tant de grâces, lorsqu’ils en étaient si indignes. « Et alors je leur dirai hautement : Je ne vous ai jamais connus ; retirez-vous de moi vous tous qui vivez dans l’iniquité (23). » Vous me direz peut-être : Comment des hommes qui vivaient si mat pouvaient-ils faire des miracles ? Quelques-uns répondent qu’ils ne vivaient pas mal lorsqu’ils faisaient des miracles, et qu’ils se sont corrompus ensuite, et sont tombés dans l’iniquité. Mais si cela était vrai, le raisonnement de Jésus-Christ ne subsisterait pas encore. Car son but est de montrer que ni la foi, ni les miracles ne sont rien sans la bonne vie, comme saint Paul disait : « Quand j’aurais une foi à transporter les montagnes : quand je pénétrerais tous les mystères, et que j’aurais une pleine connaissance des choses divines ; si je n’ai point la charité, je ne suis rien. » (1Co 13,2) Vous me demandez quelles sont donc ces personnes. Il y en a plusieurs. (Mrc 6,43) Plusieurs de ceux qui croyaient en Jésus-Christ avaient reçu ce don de faire des miracles, comme celui dont il est parlé dans l’Évangile, qui chassait les démons, et qui, néanmoins, ne suivait pas Jésus-Christ ; ou comme Judas, qui ne laissa pas, quelque corrompu qu’il fût dans l’âme, de recevoir, comme les autres apôtres, la puissance de faire des miracles, 2. On voit aussi dans l’Ancien Testament que des personnes indignes ont souvent reçu ces grâces pour le bien des autres. Et la raison de cette conduite de Dieu, mes frères, c’est que tous alors n’étaient pas parfaits en tout. Les uns excellaient par la pureté de leur vie, mais ils n’avaient pas une foi si vive ; les autres au contraire, étaient fermes dans la foi, mais ils étaient faibles dans la vertu. Jésus-Christ donc voulait exhorter les uns par les autres. Il voulait que ceux qui avaient plus de vertu et moins de foi, en voyant faire aux autres de si grands miracles, et que ceux qui les faisaient et avaient beaucoup de foi, fussent excités par ce don ineffable, à rendre leur vie plus pure et plus sainte. C’est pour cette raison qu’il leur communiquait si libéralement un si grand don : « Nous avons », disent-ils eux-mêmes, « fait beaucoup de miracles : mais je leur dirai hautement : Je ne vous ai jamais connus. » Ils croient maintenant être mes amis ; mais ils reconnaîtront alors que ces grâces que je leur donnais n’étaient pas un effet de mon amour. Et vous vous étonnez, mes frères, que Jésus-Christ ait communiqué ces dons à des personnes qui croyaient en lui, mais dont la vie ne répondait pas à leur foi, lorsqu’il se trouve qu’il les a faits même à ceux qui n’avaient ni l’un ni l’autre ? Car Balaam n’avait ni la foi ni la pureté de la vie, et, néanmoins, il reçut ce don pour l’édification des autres. Pharaon, du temps de Joseph, n’avait aussi ni l’un ni l’autre, et néanmoins Dieu par des songes lui découvrit l’avenir. Nabuchodonosor était très-méchant, et Dieu lui fit savoir aussi ce qui devait arriver longtemps après. Dieu fit encore la même faveur au fils de ce roi, quoiqu’il fût plus méchant que son père, et lui découvrit plusieurs choses, pour exécuter les grands desseins de sa providence et de sa justice. Lorsque la prédication de l’Évangile ne faisait alors que commencer, comme il fallait beaucoup de miracles pour l’appuyer, Dieu faisait ces grâces à des hommes qui en étaient très indignes. Mais elles ne leur ont servi qu’à les rendre plus criminels, et à les faire encore punir davantage. C’est pourquoi il leur dit cette parole redoutable : « Je ne vous ai jamais connus. » Car il y a bien des personnes qu’il hait même dès cette vie, et qu’il a en horreur avant même qu’il les juge. Tremblons donc, mes chers frères ! et veillons avec soin sur notre vie, et ne nous croyons pas moins heureux, parce que nous ne faisons point de miracles. Comme ils ne nous serviront de rien alors si nous avons mal vécu ; si nous vivons bien au contraire, nous ne serons pas moins récompensés de Dieu pour n’en avoir pas fait. Nous ne sommes point redevables à Dieu pour n’avoir point fait d’actions extraordinaires et miraculeuses : mais Dieu lui-même sera notre débiteur pour les bonnes actions que nous aurons faites. Après donc que Jésus-Christ a complété son enseignement sur la morale, qu’il a parlé de la vertu en descendant aux plus petits détails, et qu’il a fait voir que les hypocrites contrefont la vertu en diverses manières, les uns en priant et jeûnant par vanité ; les autres en n’ayant que l’apparence – et la peau de brebis ; les autres, qu’il appelle « chiens » et « pourceaux », en ruinant autant qu’ils peuvent la vérité ; pour montrer ensuite quel avantage nous retirons dès ce monde de la bonne vie, et quel désavantage nous recevons de la mauvaise, il ajoute : « Ainsi quiconque entend ces paroles que je vous dis, et les pratique, est semblable à un homme sage, qui a bâti sa maison sur la pierre. » Ceux qui ne pratiquent pas mes instructions ne laisseront pas, quand ils feraient des miracles, de tomber dans le malheur que vous venez d’entendre ; mais ceux qui les pratiqueront jouiront des biens que je leur ai promis, non seulement en l’autre monde, mais encore en celui-ci : « Quiconque », dit-il, « entend ces paroles que je vous dis, et les pratique, est semblable à un homme sage. » Considérez cette admirable sagesse avec laquelle il tempère et diversifie son discours. Tantôt il se découvre en disant : « Tous ceux qui me diront : Seigneur, Seigneur, », etc. Tantôt il se cache en disant « Celui qui fera la volonté de mon Père », Puis il fait voir qu’il est le souverain Juge en disant : « Je leur dirai hautement alors : Je ne « vous connais pas. » Et il déclare encore par ces dernières paroles qu’il a une souveraine puissance sur toutes choses : « Celui qui entend ces paroles que je dis. » Comme il ne leur avait encore promis que des biens futurs, leur faisant espérer un royaume éternel, une récompense infinie, et des consolations ineffables, il veut leur montrer encore ce qu’ils doivent attendre dès cette vie, et quel avantage ils y peuvent retirer de leur vertu. Quel est donc l’avantage de la vertu ? C’est de vivre dans la sécurité et sans rien craindre ; de ne pouvoir être abattu par tous les maux de cette vie, et de s’élever au-dessus de tous les événements fâcheux qui s’y peuvent rencontrer. Que peut-on trouver qui égale ce bonheur ? Les rois même, avec tout l’éclat de leur couronne, ne peuvent se le procurer. Il est uniquement réservé au juste. Lui seul lé possède surabondamment, et seul il jouit, dans ce flux et reflux perpétuel des affaires du monde présent, d’un calme, inaltérable. Car c’est ce qu’on ne peut assez admirer, qu’au milieu des tempêtes il conserve le calme dans son cœur, et qu’il jouisse d’une paix profonde parmi les troubles et les agitations de cette vie. « La pluie est tombée, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle n’est point tombée parce qu’elle était fondée sur la pierre (25). » Jésus-Christ, par ces mots de « vents », de « fleuves » et de « pluie », marque ici les maux et les afflictions de ce monde, comme les calomnies et les médisances, les pièges qu’on tend aux bons, la douleur, la perte de nos proches, les insultes des étrangers, et les autres maux semblables, et il assure que l’âme du juste ne cède à aucune de ces épreuves, parce qu’elle est fondée sur la « pierre », entendant par cette « pierre » la fermeté et l’immobilité de sa parole. Car ses préceptes sont plus inébranlables qu’un rocher. Ils élèvent ceux qui les gardent au-dessus de tous les flots de ce monde. Celui qui leur obéit avec une fidélité inviolable demeurera inaccessible, non seulement à toutes les attaques des hommes, mais encore à tous les pièges des démons. 3. Et pour vous faire voir qu’il y a dans ces paroles tout autre chose qu’une déclaration pompeuse et vaine, je n’ai qu’à vous citer l’exemple du bienheureux Job. qui reçut dans sa chair tous les coups dont le démon le voulut frapper, sans que son âme en reçût aucune atteinte. Considérez aussi les apôtres qui, assaillis par les flots déchaînés de toutes les colères de ce monde, par les tyrans et les nations barbares, par les Juifs et les Gentils, par leurs proches et par les étrangers, enfin par le démon même, qui épuisa contre eux tout ce que sa rage et son adresse peut inventer, furent toujours fermes parmi ces tempêtes comme les rochers au milieu de la mer, et non seulement ne cédèrent point à tous ces assauts, mais en demeurèrent victorieux. Qu’y a-t-il de plus heureux que cet état ? Ni les richesses, ni la puissance, ni la gloire, ni la force du corps, ni les autres avantages de cette nature, ne peuvent établir l’homme dans cette fermeté intérieure. La vertu seule peut le faire. C’est elle seule qui peut mettre l’homme dans cet état heureux, qui le rend libre et exempt de tous les maux. Je vous prends à témoin de la vérité de mes paroles, vous qui savez combien la cour des princes est pleine de pièges et de périls, vous qui savez combien les maisons des grands et des riches sont remplies de tumultes, d’intrigues et de brouilleries. Les apôtres n’ont rien éprouvé de semblable. Mais les apôtres, me direz-vous, n’ont-ils point été agités durant leur vie ? N’ont-ils pas souffert de grands travaux ? Voilà précisément ce qu’on ne peut assez admirer, qu’ayant passé leur vie dans une si grande agitation, ils aient pu conserver une paix profonde au milieu de ces tempêtes ; que ces flots soient venus se briser contre eux sans altérer la joie de leur cœur ; qu’ils ne se soient jamais laissé abattre, et qu’entrant nus dans la carrière, ils aient surmonté tous leurs ennemis. Si vous voulez suivre leur exemple, vous vous rirez de même de tous les maux de cette vie ; si vous savez vous revêtir de ces conseils comme d’une puissante armure, vous pouvez braver tous les traits de la douleur. Car quel mal pourra vous faire celui qui vous dresse des pièges pour vous perdre ? Vous ravira-t-il votre bien ? Mais vous êtes obligé, même avant qu’il vous le ravisse, de le mépriser de telle sorte, qu’il ne vous est pas même permis d’en demander à Dieu dans vos prières. Vous mettra-t-il en prison ? Mais Jésus-Christ vous commande, avant même la prison, de vivre comme si vous étiez crucifié au monde. Vous noircira-t-il par ses médisances ? Mais Jésus-Christ vous délivre encore de toute appréhension à ce sujet, lui qui vous promet qu’après avoir enduré ces calomnies sans beaucoup de peine, vous en recevrez une grande récompense ; lui qui veut que, harcelés par les langues menteuses, vous restiez néanmoins exempts de colère et d’indignation jusqu’à prier pour vos ennemis. Que fera-t-il donc ? vous persécutera-t-il cruellement ? vous fera-t-il souffrir mille maux ? Mais ces persécutions ne feront qu’augmenter l’éclat de votre couronne. Vous tourmentera-t-il dans votre corps ? ira-t-il jusqu’à vous tuer, vous égorger ? C’est le plus grand bien qu’il puisse vous faire, puisqu’il vous procurera la couronne des martyrs. Son crime hâtera votre bonheur, et sa fureur sera comme un vent favorable qui vous fera plus tôt arriver au port, et ne servira qu’à vous donner confiance en ce jour où tous les hommes rendront compte de leurs actions devant Celui qui doit les juger. Ainsi ceux qui attaquent les justes, bien loin de leur nuire, ne servent qu’à les rendre plus illustres. Tant il est vrai que rien n’est égal à la vie vertueuse, qui peut seule établir les hommes dans un état si heureux ! Comme Jésus-Christ avait dit que « sa voie » était « étroite », il veut consoler ceux qui y marchent, en montrant que si elle est étroite, elle est sûre et même agréable ; comme au contraire celle qui lui est opposée est, quoique large et spacieuse, remplie de pièges et de travaux. Comme il a montré les avantages que l’on reçoit de la vertu même en ce monde, il fait voir aussi les maux qui accompagnent l’iniquité. Partout, je répète ici ce que j’ai déjà dit souvent, Jésus-Christ porte les hommes au soin de leur salut, par l’amour qu’il leur inspire pour la vertu et par l’aversion qu’il leur donne pour le vice. Et parce qu’il prévoyait qu’il y aurait des hommes qui admireraient ses paroles sans les pratiquer, il veut les effrayer ici par avance en leur disant que quelque saints que soient ses discours, il ne suffit pas de les entendre, mais qu’il faut encore les mettre en pratique par les bonnes œuvres, puisque c’est en cela que consiste toute la vertu. C’est par là qu’il termine son discours, laissant dans les cœurs une salutaire et vite impression de crainte. De même qu’il venait d’exciter à la vertu, non seulement par la promesse des récompenses à venir et de ces consolations ineffables dont nous jouirons dans le ciel, mais encore par des avantages présents, comme par cette fermeté solide et cette constance inébranlable dont il a parlé ; de même encore il détourne du vice non seulement par les supplices futurs, en disant « que le mauvais arbre sera coupé et jeté au feu ; » et par ces paroles redoutables : « Je ne vous connais pas ; » mais encore par les malheurs présents qu’il exprime par cette ruine et ce renversement d’une maison. Ces comparaisons dont il se sert donnent à sa parole une grande puissance d’expression. Son discours n’aurait jamais eu tant de force s’il avait dit simplement que le juste sera ferme et inébranlable et que l’injuste sera ruiné, que lorsqu’il exprime ces mêmes vérités par les termes figurés de « pierre, de sable, de maisons, de fleuves, de vents et de pluie. Mais quiconque entend ces paroles que je vous dis et ne les pratique point, est semblable à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable (26). » « La pluie est tombée, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle est tombée, et la ruine en a été grande (27). » C’est avec grande raison, mes frères, que Jésus-Christ appelle « insensé », cet homme qui bâtit sur le sable. Car quelle plus grande folie que d’avoir toute la peine d’un bâtiment, pour ne retirer ensuite aucun fruit de ses travaux, loin de là, pour n’y trouver que son supplice I On sait assez ce que souffrent ceux qui s’abandonnent au péché. Combien un calomniateur, combien un adultère et combien un voleur souffre-t-il pour réussir dans ses détestables entreprises ? Cependant tous ces travaux, au lieu de leur être utiles, ne leur causent que des maux. C’est ce que saint Paul donne à entendre lorsqu’il dit : « Celui qui sème dans sa chair, recueillera de sa chair la corruption et la mort (Gal 6,8). » A celui-là ressemblent bien ceux qui bâtissent sur le sable ; c’est-à-dire sur la fornication, sur la luxure et la débauche, sur la colère et sur les autres crimes semblables. 4. Achab était de ce nombre, mais Élie au contraire n’en était pas. J’oppose à dessein ces deux personnages l’un à l’autre, parce que nous verrons bien mieux la différence du vice, en le comparant avec la vertu. Car l’on peul dire avec vérité qu’Élie bâtit sur la pierre ferme et Achab sur le sablé. C’est pourquoi tout roi qu’il était, il tremblait devant ce prophète, qui n’était vêtu que d’une peau de brebis. Les Juifs aussi ont bâti sur le sable, et les apôtres sur la pierre ferme. C’est pourquoi ceux-ci, bien qu’en si petit nombre et chargés de fers, se montrèrent aussi immobiles que des rochers ; et les Juifs au contraire qui étaient si nombreux et qui avaient avec eux des gens armés, étaient plus faibles que le sable. Ils se voyaient forcés de céder à la fermeté des apôtres. C’est ce qui leur faisait dire en tremblant : « Que ferons-nous à – ces hommes-là ? » (Act 4,46) Admirez, mes frères, ce prodige. Voyez dans le trouble et l’agitation, non pas ceux que l’on a pris et que l’on a mis en prison, mais ceux qui les ont fait prendre, et qui les ont chargés de fers. Les Juifs ont enchaîné les apôtres ; et ils paraissent eux-mêmes accablés de chaînes. Mais ils souffraient la juste peine de leur folie, puisque n’ayant bâti que – sur le sable, ils devaient être les plus faibles de tous les hommes : « Que faites-vous », disaient-ils, « pourquoi voulez-vous attirer sur nous le sang de cet homme ? » (Act 5,28) Quoi ! vous maltraitez les autres et vous craignez ? Vous persécutez, et vous avez peur ? Vous jugez, et vous tremblez ? Tant il y a de faiblesse dans la malice ! Mais les apôtres sont dans une disposition bien différente. Ils disent hautement : « Nous ne pouvons pas, nous autres, ne point dire ce que nous avons vu, et ce que nous avons entendu. » (Id 4,20) Qui n’admirera cette grandeur de courage ? Qui n’admirera ces fermes rochers qui se moquent des flots et de la tempête, et cet édifice si solide qui résiste à toute la violence des vents ? Ce qui m’étonne davantage, c’est que non seulement ils ne sont point ébranlés des maul dont on les menace, mais qu’ils en tirent au contraire une hardiesse et une vigueur toute nouvelle, et qu’ils jettent l’épouvante dans l’âme de leurs persécuteurs. Celui qui frappe sur un diamant se blesse au lieu de le rompre. Celui qui regimbe contre l’éperon se perce lui-même et reçoit des blessures dangereuses, et celui qui attaque les gens de bien, au lieu de leur nuire, se perd lui-même. Plus la malice attaque la vertu, plus elle découvre et augmente sa propre faiblesse. Et comme celui qui lie des charbons ardents dans ses habits brûle ses habits sans éteindre les charbons, de même ceux qui persécutent les saints, qui les emprisonnent et qui les chargent de chaînes, les rendent plus illustres et se perdent pour jamais. Plus vous souffrirez étant innocent et juste, plus vous deviendrez fort et courageux ; car plus nous nous appliquerons à la vertu, moins nous aurons besoin de tout le reste, et cette indépendance de toutes choses nous rendra invincibles, et nous élèvera au-dessus de tout. Tel a été saint Jean-Baptiste. Rien n’était capable de l’étonner et il faisait trembler Hérode même. Il n’a rien, il est nu, et il s’élève contre un prince, et ce prince au contraire, orné de la pourpre et du diadème, est saisi de crainte devant un homme nu. Cette tête même qu’il a coupée, il ne peut la regarder sans épouvante. Le seul souvenir de Jean comme on le voit dans l’Évangile, troublait son esprit et le remplissait de crainte. « C’est là Jean que j’ai tué (Mat 14,2) », dit-il. Ce n’est pas par vanité qu’il dit : « J’ai tué », mais pour se consoler et se rassurer en quelque sorte, en voyant revivre celui qu’il était effrayé d’avoir fait mourir, tant est grande la force de la vertu, qui rend les morts même redoutables aux vivants. Lorsque le même saint Jean était encore en vie, on voyait des riches courir à lui de toutes parts, qui lui disaient : « Maître, que ferons-nous ? » Quoi ! vous avez tant de biens, et vous venez apprendre, de moi qui n’ai rien, le moyen de vous rendre heureux ? Vous voulez qu’étant pauvre, j’enseigne aux riches où est le véritable bonheur ; qu’un homme qui n’a pas où reposer sa tête instruise ceux qui commandent les armées ? Telle était aussi la générosité du prophète Élie dont saint Jean fit revivre l’esprit et le zèle. Il témoigna la même fermeté dans les reproches qu’il faisait à tout le peuple. Saint Jean les appelait : « Race de vipère », et Élie leur disait : « Jusqu’à quand clocherez-vous ainsi des deux côtés ? » (1Ro 19) Élie disait hautement à Achab : « Vous avez tué et « vous avez possédé (1Ro 18) », comme saint Jean disait à Hérode : « Il ne vous est pas permis d’avoir la femme de Philippe, votre « frère. » Considérez donc dans les uns la solidité de la pierre et dans les autres l’instabilité du sable. Admirez comme la malice est faible, comme elle cède aux moindres maux et comme elle tombe d’elle-même, quoiqu’elle soit soutenue de toute la puissance royale et d’une multitude d’hommes armés. Elle rend stupides et insensées les âmes qu’elle domine, et elle ne les précipite pas seulement, mais elle les brise dans leur chute, selon la parole du Fils de Dieu : « Et la ruine en a été grande. » Il ne s’agit pas ici, mes frères, d’un péril médiocre, il s’agit du salut de l’âme, du royaume de Dieu et de la perte de biens ineffables et éternels, ou plutôt il s’agit de commencer dès cette vie ces tourments qui ne finiront jamais, puisque la vie des méchants est une anticipation de l’enfer, par les passions, par les frayeurs, par les ennuis et par les inquiétudes qui leur déchirent sans cesse l’esprit et le cœur. Le Sage a exprimé cette vérité lorsqu’il a dit : « L’impie s’enfuit sans que personne le poursuive (Pro 28,4) ; » car ces hommes tremblent toujours. Ils ont pour suspects amis et ennemis, domestiques et étrangers ; ceux qui les connaissent et qui ne les connaissent pas. Ils appréhendent leur ombre même, et ils anticipent suries tourments qui leur sont réservés, par les peines dont ils s’accablent dès cette vie. C’est ce que Jésus-Christ veut dire par cette parole : « La ruine en a été grande. » Il ne pouvait mieux finir tant d’instructions si saintes que par ces paroles, par lesquelles il fait trembler ceux qui ne craignent pas assez l’avenir, et les détourne du vice par l’appréhension des maux mêmes de cette vie. Car si la considération des maux éternels est beau-coup plus grande en elle-même, la crainte néanmoins des maux présents agit plus puissamment sur les âmes basses et charnelles, pour les retirer de l’enchantement du vice. C’est pourquoi il finit son discours en frappant leur âme de la salutaire impression de cette crainte. Puis donc, mes très chers frères, que nous n’ignorons rien des maux dont nous sommes menacés et en ce monde et en l’autre, fuyons le vice et embrassons la vertu, afin que nos travaux ne nous soient pas inutiles, et qu’après avoir rendu notre édifice ferme et solide, nous jouissions d’une profonde paix en cette vie, et de la gloire dans l’autre, où je prie Dieu de nous conduire, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.