‏ Matthew 9

HOMÉLIE XXIX

« ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ EN UNE BARQUE PASSA AU-DELÀ DE L’EAU ET VINT EN SA VILLE. » (CHAP. 9,1, JUSQU’AU VERSET 9)

ANALYSE.

  • 1. Que les évangiles font mention de deux paralytiques différents. Jésus-Christ se montre Fils de Dieu égal à son Père.
  • 2. Il n’appartient qu’à Dieu seul de connaître les secrets des cœurs.
  • 3. Exhortation. Que nous devons, à l’imitation de Dieu, employer beaucoup de modération, de patience et de charité pour corriger les défauts des hommes.

1. L’Évangéliste dit que Capharnaüm était la ville de Jésus-Christ. Il était né à Bethléem ; il avait été élevé à Nazareth ; mais Capharnaüm était le lieu où il demeurait d’ordinaire. Ce paralytique n’est pas le même que celui dont parle saint Jean. L’un était à la piscine de Jérusalem, et l’autre à Capharnaüm. L’un avait trente-huit ans, et il n’est rien marqué de semblable touchant l’autre. L’un n’avait personne qui le secourût, l’autre au contraire était assisté de ses proches qui le portaient et qui avaient soin de lui. Jésus-Christ dit à l’un « Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous sont remis ; » et il dit à l’autre : « Voulez-vous être guéri ? » L’un est guéri le jour du sabbat, et à propos de l’autre on ne croit pas que les Juifs accusent Jésus-Christ de violer le sabbat. Enfin les Juifs demeurent confus et sont réduits au silence après que Jésus-Christ aura guéri l’un de ces paralytiques, et au contraire après qu’il a guéri l’autre, ils le persécutent plus cruellement. Je vous dis ceci, mes frères, afin que vous ne confondiez point ces deux malades comme si ce n’en était qu’un, et que vous ne croyiez ensuite que les Évangélistes se contredisent et se combattent.

Mais considérez, mes frères, la douceur et l’humilité de Jésus-Christ. Il fait retirer par modestie les multitudes qui l’accompagnaient partout. Lorsque les Gadaréniens le chassent, il s’en va sans leur résister, et se retire quoique non loin d’eux. Enfin lorsqu’il est obligé de passer l’eau, pouvant le faire à pied, il aime mieux se servir d’une barque comme le reste des hommes. Car il ne voulait pas toujours agir en Dieu, ni faire continuellement des miracles, pour établir mieux le mystère de son Incarnation, en paraissant véritablement homme. « Ils lui présentèrent un paralytique couché dans son lit. Et Jésus voyant leur foi dit au paralytique : Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous sont remis (2). » Saint Matthieu dit simplement qu’on amena cet homme devant Jésus-Christ. Mais les autres Évangélistes disent que ceux qui le portaient le descendirent par le haut du toit, et le présentèrent à Jésus-Christ sans lui dire une seule parole, et en le laissant faire ce qu’il lui plairait. Lorsque Jésus-Christ commençait à prêcher, il allait lui-même de tous côtés dans les villes, et il n’exigeait pas une si grande foi de ceux qui le venaient trouver ; mais ici il laisse venir ces gens à lui, et il veut qu’ils aient de la foi « Jésus voyant leur foi », dit l’Évangile, c’est-à-dire la foi de ceux qui avaient descendu ce malade du haut du toit. Car Jésus-Christ n’exigeait pas toujours la foi de celui-là même qui était malade, comme lorsqu’il avait l’esprit aliéné, ou qu’il souffrait de quelqu’une de ces maladies qui attaquent la raison. Toutefois on peut dire ici que celui même qui était malade avait de la foi, puisque sans cela il n’eût jamais souffert qu’on le descendit de la sorte.

Voyant donc la grande foi que ces gens lui témoignaient, Jésus-Christ de son côté se hâta de leur donner un témoignage de sa puissance, en déliant avec l’autorité d’un Dieu les péchés de ce malade, et en se montrant égal en tout à son Père. Il s’était déjà fait connaître plus haut, lorsqu’il enseignait comme ayant autorité, lorsqu’il disait au lépreux : « Je le veux, soyez guéri ; » lorsqu’il louait le centenier d’avoir dit : « Dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri ; » lorsqu’il mettait par une seule parole un frein à la mer, et calmait les flots et la tempête ; lorsqu’il chassait les démons en Dieu, et leur faisait sentir qu’il était leur Seigneur et leur juge. Mais il force encore ici bien plus hautement ses ennemis de le reconnaître et de confesser son égalité avec son Père, et de l’établir même de leur propre bouche.

Jésus-Christ montre encore ici un grand éloignement de la vaine gloire. Environné d’une grande foule qui fermait même l’entrée de la maison, et qui obligea ces hommes à descendre leur malade par le toit, il ne se hâte pas de faire d’abord un miracle visible en guérissant la maladie extérieure et corporelle, mais il attend que ses ennemis lui en donnent l’occasion. Il commence par un miracle invisible, en guérissant l’âme du malade, et en la délivrant de ses péchés, ce qui était infiniment plus avantageux à cet homme, mais moins glorieux en apparence pour Jésus-Christ. Cependant les Juifs poussés par leur malice, et, voulant profiter de ce que disait Jésus-Christ pour l’accuser, donnèrent lieu malgré eux à la suite du miracle. Car Dieu, dont la providence ne trouve jamais d’obstacles, fit servir leur envie même à rendre ce miracle plus éclatant. « Aussitôt quelques-uns des docteurs de la loi dirent en eux-mêmes : Cet homme blasphème : qui peut remettre les péchés sinon « Dieu seul (3) ?. » Que répond Jésus-Christ à ces murmures ? » Improuve-t-il ce qu’ils disent ? S’il n’eût en effet été égal à son Père, ne devait-il pas leur dire : pourquoi avez-vous de moi une opinion qui n’est pas conforme à la vérité ? Je suis bien éloigné d’avoir cette souveraine puissance. Il ne dit rien de semblable ; mais il confirme plutôt ce qu’ils disent et par ses paroles et par ses miracles. Comme celui qui parle avantageusement de lui-même, semble ôter toute créance à ce qu’il dit, Jésus-Christ se sert du témoignage des autres pour affirmer ce qu’il est, et non seulement du témoignage de ses amis, mais ce qui est encore plus admirable, de celui de ses ennemis eux-mêmes. C’est en cela qu’éclate son infinie sagesse. Il se sert du témoignage de ses amis, quand il dit : « Je le veux, soyez guéri. » Et : « Je n’ai, point trouvé une si grande foi dans Israël même. » Et il se sert ici du témoignage de ses ennemis, lorsqu’après qu’ils ont dit : « Personne ne peut remettre les péchés que Dieu seul », il ajoute : « Or afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : « levez-vous », dit-il alors au paralytique, « emportez votre lit et allez-vous-en dans votre « maison. »

Ce n’est pas seulement en cette rencontre que Jésus-Christ tira sa gloire de ses propres ennemis. Il le fit encore lorsqu’ils lui dirent : « Ce n’est pas à cause de vos bonnes œuvres que nous voulions vous lapider, mais à cause de vos blasphèmes, parce qu’étant homme vous vous faites Dieu. » (Jn 10,33) Il ne réfuta point leur opinion alors, mais il l’approuva en disant : « Si je ne fais pas les actions de mon Père, ne me croyez pas ; mais si je les fais, croyez au moins à mes actions si vous ne voulez pas croire à mes paroles. » (Jn 10,37-38)

2. Mais outre la guérison du paralytique, il y a encore ici une autre preuve, par laquelle Jésus-Christ fait voir qu’il est Dieu, égal à son Père. Les Juifs disaient en eux-mêmes : il blasphème, parce qu’il n’appartient qu’à Dieu de remettre les péchés ; et lui, non seulement remet les péchés, mais auparavant, répondant à leur pensée, quoiqu’ils ne l’eussent pas exprimée, il montre qu’il est Dieu en pénétrant le secret 1es cœurs, qui n’est connu que de Dieu seul.

Et pour montrer qu’il n’y a que Dieu qui puisse connaître le secret des cœurs, il ne faut qu’écouter ce que dit le Prophète : « Vous êtes le seul qui connaissez les cœurs » (2Ch 6,30) Et ailleurs : « Vous êtes le Dieu qui sondez les cœurs et les reins des hommes », (Psa 9,10) Et Jérémie : « Le cœur de l’homme est profond et impénétrable, et qui le pourra sonder ? » (Jer 8,9) Et ailleurs : « L’homme voit la face, mais Dieu voit le cœur. » (1Ro 16,9) Nous pouvons voir par beaucoup d’autres endroits semblables, qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse connaître les pensées de l’homme. Jésus-Christ donc voulant montrer clairement qu’il est Dieu et égal à son Père, révèle à ses ennemis ce qu’ils pensaient en eux-mêmes, et qu’ils n’osaient publier parce qu’ils craignaient le peuple. « Jésus connaissant ce qu’ils pensaient leur dit : pourquoi donnez-vous entrée dans vos cœurs à de mauvaises pensées (4) ? Car lequel des deux est plus aisé de dire : vos péchés vous sont remis, ou, levez-vous et marchez (5) ? » Il laisse voir encore ici une admirable douceur : « Pourquoi », dit-il, « donnez-vous entrée dans vos cœurs à de mauvaises pensées ? » Si quelqu’un pouvait avoir de l’aigreur contre Jésus-Christ, ce devait être plutôt le malade que tout autre. Il pouvait se plaindre d’avoir été trompé. Il pouvait dire : je suis venu à vous pour trouver la santé du corps, et vous hie parlez de celle de l’âme. Où pourrai-je savoir que mes péchés me sont remis ? Cependant il ne dit rien de semblable. Il s’abandonne entièrement à la puissance du médecin. Il n’y a que les scribes qui par l’excès de leur malice et de leur envie, s’opposent aux grâces que Jésus-Christ fait aux autres.

Le Sauveur les reprend d’une disposition si mauvaise ; mais il le fait avec une extrême douceur. Si vous ne croyez pas, leur dit-il, que je puisse remettre les péchés, mais que j’usurpe par vanité ce qui ne m’appartient pas, regardez comme une preuve de ma divinité la connaissance que j’ai de ce qui se passe dans vos cœurs, à laquelle j’ajoute encore la guérison de ce malade. Lorsque Jésus-Christ parle au paralytique, il ne lui déclare pas ouvertement qu’il est Dieu, il ne lui dit pas : « Je vous pardonne vos péchés ; » mais, « vos péchés vous sont pardonnés. » Mais lorsque ses ennemis le pressent, et le forcent de se déclarer, il le fait enfin, et leur dit : « Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : Levez-vous, dit-il, emportez votre lit, et allez-vous-en dans votre maison. Et le paralytique se levant, s’en alla à sa maison (7). »

On voit clairement par ces paroles que Jésus-Christ veut bien qu’on le croie égal à son Père. Car il ne dit pas que le Fils de l’homme ait besoin d’un autre, ou que Dieu lui ait donné cette puissance, mais il dit absolument : « Que le Fils de l’homme a cette puissance. » Ce que je ne dis point par vanité, dit-il, mais pour vous persuader que je ne suis point un blasphémateur, lorsque je déclare que je suis égal à mon Père.

Il veut partout convaincre les hommes de la vérité de ce qu’il leur dit, par des preuves dont ils ne puissent douter, comme lorsqu’il dit au lépreux : « Allez vous montrer aux prêtres ; » lorsqu’il donne en un moment une santé si parfaite à la belle-mère de saint Pierre, qu’elle le sert à table en sortant du lit ; et lorsqu’il permet aux pourceaux de se précipiter dans la mer. Il prouve ici de même par la guérison du paralytique que les péchés de celui-ci lui sont véritablement remis ; et il prouve la guérison en commandant à cet homme d’emporter sou lit, afin qu’on ne s’imaginât pas que ce miracle ne fût qu’une illusion.

Mais avant que de guérir miraculeusement ce malade, il fait cette demande aux scribes : « Lequel des deux est le plus aisé, ou de dire : vos péchés vous sont remis ; ou de dire : « Levez-vous et marchez, et allez-vous-en dans votre maison ? » C’est comme s’il leur disait :

Lequel des deux sous paraît le plus aisé, de raffermir un corps paralytique, ou de délier les péchés de l’âme ? N’est-il pas vrai qu’il est plus aisé de guérir un paralytique ? Car autant l’âme est élevée au-dessus du corps, autant ses maladies sont plus grandes et plus difficiles à guérir. Néanmoins parce que la guérison de rune est cachée, et que celle de l’autre est toute visible, je prélude à la guérison de l’âme par celle du corps, qui est moindre, mais qui est plus sensible, afin que ce qui paraît à vos yeux vous porte à croire ce qui vous est invisible. C’était ainsi qu’il commençait à révéler par ses œuvres ce que Jean avait dit de lui par ces paroles : « C’est lui qui porte le péché du monde. »(Jn 1,30)

3. Lorsque, par son ordre, le paralytique s’est levé, Jésus le renvoie dans sa maison, montrant par là son humilité en même temps qu’il prouve que la guérison est réelle et non fantastique ; il prend pour témoin de cette guérison ceux qui l’avaient été de la maladie. J’aurais souhaité, semble-t-il dire, par, votre maladie que j’ai guérie, guérir aussi ceux qui sont malades ici, non dans le corps, mais dans l’âme ; mais puisqu’ils ne le veulent pas, allez-vous-en chez vous, afin que vous guérissiez au moins les âmes malades de vos proches. Il fait voir ainsi qu’il est également le créateur du corps et de l’âme, en guérissant la paralysie de, l’âme avant même celle du corps, et en prouvant l’une qui était invisible, par l’autre qui était manifeste aux yeux de tous.

Cependant l’âme de ces hommes rampe encore à terre, car l’Évangéliste ajoute : « Le peuple voyant cela, fut rempli d’admiration et rendit gloire à Dieu, de ce qu’il avait donné une telle puissance aux hommes (8). » Après ce grand miracle, il regarde encore Jésus-Christ comme un « homme. » La chair dont il s’était revêtu les empêchait de le regarder comme un Dieu. Cependant Jésus-Christ ne leur reproche point leur peu d’intelligence. Il tâche seulement de les exciter de plus en plus, et d’élever leurs pensées par la sublimité de ses œuvres. C’était déjà beaucoup qu’ils le regardassent comme le plus grand de tous les hommes, et comme étant venu de Dieu. Cette opinion, une fois bien enracinée dans leurs esprits, pouvait peu à peu les conduire plus avant, et leur faire croire qu’il était véritablement le Fils de Dieu. Mais ils n’y demeurèrent pas fermes. Leur inconstance fut cause qu’ils ne purent s’élever plus haut, et qu’ayant changé de sentiment, ils dirent : « Cet homme n’est point de Dieu. Comment cet homme pourrait-il être de Dieu ? » (Jn 7,20) Ils redisaient continuellement ces paroles pour se faire un prétexte à leur infidélité et à leurs passions secrètes. C’est l’état, mes frères, où tombent aujourd’hui ceux qui, sous prétexte de venger l’honneur de Dieu, se vengent eux-mêmes et satisfont leur animosité particulière, au lieu que des chrétiens devraient se conduire en tout avec douceur et modération. Dieu même, qui est si fort offensé par les blasphèmes de ses créatures, et qui pourrait les anéantir d’un coup de foudre, « fait néanmoins lever son soleil sur ces ingrats, et tomber sa pluie sur eux », et il les comblé de mille biens. Imitons, mes frères, ce grand modèle envers ceux qui nous offensent. Exhortons-les, avertissons-les, excitons-les, témoignons-leur une extrême douceur, sans nous laisser jamais emporter. Pourquoi les blasphèmes lancés contre Dieu vous jettent-ils dans l’impatience ? il est hors d’atteinte à tous ces outrages. L’impiété ne nuit qu’à l’impie ; les traits qu’il lance ne blessent que lui. Pleurez-le donc, répandez des larmes sur son malheur, puisqu’il mérite qu’on le pleure, et qu’il n’y a point de remède plus souverain pour guérir ces sortes de plaies que la douceur et la patience, car la douceur est plus efficace que toute la violence dont on userait.

Considérez de quelle manière Dieu même, qui est l’offensé, parle dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament. Il dit dans l’Ancien : « Mon peuple ; que vous ai-je fait ? » (Mic 6,3) Et dans le Nouveau : « Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous ? » (Act 9,4) Aussi ce même apôtre recommande-t-il ensuite de reprendre avec douceur nos adversaires. Jésus-Christ lui-même, lorsque ses disciples lui demandaient que le feu tombât du ciel sur une ville, leur fit une sévère réprimande, et leur dit : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes. » (Luc 9,55) Nous n’entendons de même ici aucune injure sortir de sa bouche, il ne dit pas aux pharisiens : O hommes exécrables, ô funestes charlatans, cœurs affligés par l’envie, ennemis du salut du monde ; mais seulement : « Pourquoi donnez-vous entrée à de mauvaises pensées dans votre cœur ? »

Il faut donc traiter avec une grande douceur les maladies de nos frères, parce que celui qui ne se retire du vice que par une crainte purement humaine, y retombera bientôt. Ce fut pour cette raison que Jésus-Christ défendit d’arracher l’ivraie de son champ, voulant par cette patience donner lieu à la pénitence des hommes. On a vu quelquefois par ce moyen des pécheurs touchés d’un profond regret, et de corrompus devenir très vertueux. Saint Paul, le publicain, le bon larron, ont été de ce nombre. Ce n’était d’abord que de l’ivraie, et ils furent changés ensuite en excellent grain. Les semences de la terre ne sont point susceptibles de ce changement ; mais les dispositions des hommes peuvent être ainsi changées. Car la volonté n’est point liée ni assujettie aux lois inviolables de la nature ; et Dieu l’a honorée du don de la liberté.

Lors donc que vous voyez quelque ennemi de la vérité, faites tous vos efforts pour le guérir ; ménagez-le, tâchez de l’attirer au bien, exhortez-le à la vertu, montrez-lui l’exemple d’une vie pure, parlez-lui d’une manière édifiante ; témoignez-lui dans tous ses besoins une charité parfaite. Tentez toutes sortes de voies pour le ramener à la santé. Enfin imitez en cela les plus habiles médecins du corps : ils ont divers remèdes pour guérir leurs malades. Sils pausent une plaie, lorsque ce qu’ils y ont mis d’abord ne réussit pas, ils y appliquent un nouveau remède, et passent ainsi de l’un à l’autre. Ils sont même quelquefois contraints de lier les malades, d’employer le fer et le feu, et de guérir la douleur par la douleur, et une plaie par d’autres plaies.

Vous donc qui êtes les médecins des âmes ne vous lassez pas de tenter tous les moyens de les guérir, selon les règles que Jésus-Christ a prescrites, afin que vous soyez récompensés pour vous être sauvés vous-mêmes en sauva les autres, et pour avoir tout fait pour la gloire de Dieu seul, ce qui vous comblera vous-mêmes de gloire. Car Dieu dit dans l’Écriture : « Je glorifierai ceux qui me glorifient, et ceux qui me méprisent seront méprisés. » (1Sa 2,9) Faisons donc tout pour glorifier le Tout-Puissant, et nous trouverons dans sa gloire notre repos : c’est ce que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXX

« ET JÉSUS SORTANT DE LÀ, VIT EN PASSANT UN HOMME QUI ÉTAIT ASSIS AU BUREAU DES IMPÔTS, NOMME MATTHIEU, AUQUEL IL DIT : SUIVEZ-MOI, ET LUI SE LEVANT, LE SUIVIT. » (CHAP. 9,9, JUSQU’AU VERSET 19)

ANALYSE.

  • 1. Vocation de saint Matthieu ; éloge de sa vertu.
  • 2. Contre ceux qui recherchent l’estime des hommes en jeûnant.
  • 3. Les disciples de Jean jaloux de Jésus-Christ.
  • 4. Qu’il ne faut prescrire les choses difficiles qu’à ceux qui en sont capables.
  • 5. et 6. Exhortation. Cette règle s’applique à tout. Par exemple qu’un mari veuille corriger sa femme de son goût pour la vanité, il devra procéder doucement et avancer par degrés.

1. Jésus-Christ ayant fait ce miracle, sort de ce lieu aussitôt, de peur que sa présence n’irritât encore davantage l’envie. Il se retire donc pour adoucir l’aigreur de ses ennemis, et il nous montre en cela l’exemple que nous devons imiter. Il nous apprend à ne point irriter encore davantage nos envieux en les bravant mais à tâcher de guérir leurs plaies, et de les apaiser par notre douceur.

Mais d’où vient que Jésus-Christ n’a point appelé l’apôtre dont nous venons de lire la vocation, avec saint. Pierre, saint Jean et les autres ? Il avait choisi pour appeler ceux-ci le temps où il savait que ces hommes répondraient à leur vocation. De même il appela saint Matthieu lorsqu’il eut la certitude que ce publicain se rendrait à sa parole. C’est ainsi encore qu’il pêcha saint Paul, après sa résurrection. Car celui qui sonde les cœurs et qui voit à nu les pensées des hommes, n’ignorait pas le moment le plus propre pour se faire suivre de chacun de ses apôtres. Il n’appela point d’abord saint Matthieu, parce que son cœur était encore trop endurci ; mais après tant de miracles, et cette grande réputation qu’il s’était acquise, il l’appela enfin, parce qu’il savait qu’il ne lui résisterait pas.

Mais nous devons admirer ici la grande humilité de cet Évangéliste, qui ne dissimule point sa vie passée, et qui marque expressément son nom de « Matthieu », lorsque tous les autres le cachent et l’appellent Lévi.

Pourquoi marque-t-il qu’il était « assis au bureau des impôts ? » C’est pour faire voir la force toute-puissante de Celui qui l’appela, et qui le choisit pour son disciple, avant qu’il eût renoncé à une profession si déshonorante, avant qu’il eût cessé ses coupables exactions et lorsqu’il y était actuellement occupé. C’est ainsi qu’il appela ensuite le bienheureux apôtre saint Paul, lorsqu’il était plein de rage et de furie contre les disciples. Ce saint apôtre exprime lui-même quelle était la toute-puissance de Celui qui l’appelait, lorsqu’il dit aux Galates : « Vous savez, mes frères, de quelle manière j’ai vécu autrefois dans le judaïsme, avec quelle fureur je persécutais l’Église de Dieu. » (Gal 1,13)

Il appela encore les pêcheurs, lorsqu’ils étaient à leurs filets. Mais cette occupation, qui était celle de bons paysans, d’hommes rustiques et simples, n’avait cependant rien d’infamant : au lieu que le métier de publicain était rempli d’injustice, de cruauté et d’infamie, et passait pour un trafic honteux, pour un gain illicite, et pour un vol qui s’exerçait sous le couvert des lois. Cependant Jésus-Christ ne rougit point d’avoir pour disciples des hommes de cette sorte.

Mais devons-nous nous étonner que le Sauveur n’ait point rougi d’appeler un publicain, lui qui n’a pas rougi d’appeler à lui une femme impudique, qui lui a permis de baiser ses pieds, et de les arroser de ses larmes ? C’est pour cela qu’il était venu. Ce n’est pas tant le corps qu’il a voulu affranchir de ses maladies que l’âme qu’il a désiré guérir de sa malice. Il le fit bien voir à propos du paralytique. Avant d’appeler à lui un publicain, et de l’admettre au nombre de ses disciples, ce qui aurait pu scandaliser, il prit la précaution de faire voir qu’il lui appartenait de remettre les péchés.

Car qui peut trouver étrange que Celui qui est assez puissant, pour guérir les péchés des hommes, appelle un pécheur et en fasse un apôtre ?

Mais après avoir vu la puissance du Maître qui appelle, admirez la soumission du disciple qui obéit. Il ne résiste point ; il ne témoigne point de défiance en disant en lui-même : Que veut dire cet homme ? N’est-il pas visible qu’il me trompe en m’appelant à lui, moi qui suis un publicain et un pécheur ? Il ne s’arrête point à des pensées que lui auraient pu inspirer une humilité fausse et indiscrète ; mais il suit Jésus-Christ avec tant de promptitude, qu’il ne prend pas même le temps d’en aller demander avis à ses proches.

Le publicain obéit avec la même docilité que les pêcheurs. Ils avaient à l’instant quitté leurs filets, leur barque et leur père, celui-ci renonce de même à cette banque et au gain qu’il en retirait. Il témoigne combien il était disposé et préparé à tout. Il rompt tout d’un coup tous les liens et tous les engagements du siècle ; et cette prompte obéissance rend témoignage à la sagesse et à la grâce pleine d’à-propos de Celui qui l’appelait.

Mais pourquoi, me direz-vous, Dieu a-t-il voulu faire marquer dans l’Évangile la manière dont quelques apôtres, comme Pierre, Jacques, Jean et Philippe ont été appelés et qu’il n’a rien fait dire touchant la vocation des autres ? – Il a fait une mention expresse et particulière de ceux-ci, parce qu’ils étaient dans les occupations ou les plus viles, ou les plus opposées à la vocation de Jésus-Christ. Rien en effet de pire que la profession de publicain, ni de plus bas que celle de pêcheur. On peut juger aussi que Philippe était fort pauvre par le pays d’où il sortait. En parlant plus spécialement de ces apôtres et de leurs occupations qui sont si humbles, les Évangélistes montrent combien on doit ajouter foi à leurs récits lorsqu’ils contiennent des choses merveilleuses. En effet, puisqu’ils craignent si peu de raconter des choses qui semblent faites pour rabaisser dans l’opinion des hommes soit les disciples ; soit le Maître lui-même, qu’ils paraissent s’y attacher de préférence et les mettre en relief avec un soin particulier ; comment pourrait-on raisonnablement suspecter leur véracité lorsqu’ils rapportent des actions éclatantes et sublimes ? et cela surtout lorsque l’on voit qu’ils ne touchent que comme en passant une multitude infinie des miracles de Jésus-Christ, et qu’ils publient au contraire très-haut et très en détail les apparentes ignominies de la croix ; qu’ils parlent sans rien déguiser de la profession des disciples quoique si humble et si vile aux yeux du monde ; et qu’en retraçant la généalogie de leur Maître, ils nomment à haute voix ses ancêtres les plus décriés par leurs péchés comme les moins élevés par leur condition. Tout cela nous fait assez voir quel zèle ils avaient de dire la vérité eu toutes choses et qu’ils n’écrivaient rien ni par vanité ni par flatterie.

2. « Et Jésus étant assis à table dans la maison de cet homme, il y vint aussi beaucoup de publicains et de gens de mauvaise vie qui étaient assis avec Jésus et ses disciples (10). » Jésus-Christ ayant appelé saint Matthieu, l’honora aussitôt d’une visite, et il ne dédaigna pas de manger à sa table. Il voulait par cette conduite si obligeante lui faire concevoir de grandes espérances pour l’avenir lui donner plus de confiance. Car Jésus n’attendit pas longtemps pour refermer les plaies de l’âme de son nouveau disciple, il le guérit en un moment de tous ses péchés.

Il veut bien même manger non avec lui seul, mais avec beaucoup d’autres de la même profession, quoique ce fût un crime aux yeux des Juifs que cette condescendance qu’il montrait pour les pécheurs en les laissant approcher de sa personne. Les Évangélistes n’oublient pas encore de marquer cette circonstance et de rapporter combien ces envieux condamnèrent cette action. Il était tout simple que les publicains vinssent s’asseoir à la table d’un homme de la même profession qu’eux. Saint Matthieu, ravi de joie de l’honneur que lui faisait Jésus-Christ, convia tous ses amis. La bonté du Sauveur tentait toutes sortes de voies pour sauver les hommes : les uns en leur parlant, les autres en guérissant leurs maladies, les autres en les reprenant, et les autres en mangeant avec eux. Il voulait nous apprendre qu’il n’y avait point ou de temps, ou de condition où nous ne puissions nous convertir.

Quoique tout ce qu’on lui servait à table vînt de rapine, d’injustice et d’avarice, il rie refusa pas néanmoins d’en manger, parce qu’il voyait l’avantage qu’il en devait retirer, et il ne craint pas de se trouver avec de si grands pécheurs dans la même maison et à la même table. C’est ainsi qu’un médecin se doit conduire. S’il ne souffre la pourriture et la puanteur de ses malades, il ne les délivrera point de leurs maux. Ainsi Jésus-Christ n’appréhende point le mal qu’on peut dire ou penser de lui, de ce qu’il mange avec un publicain dans la maison d’un publicain, et avec d’autres publicains. Vous savez aussi combien les Juifs lui en ont fait de reproches : « Voilà, » disent-ils, « un homme de bonne chère et qui aime à boire : c’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie. » (Mat 11,13)

Que ces hypocrites qui désirent tant de se faire estimer par leurs jeûnes écoutent ces paroles. Qu’ils considèrent que Jésus-Christ n’a pas rougi de passer pour un homme qui aimait le vin et la bonne chère, et qu’il a méprisé tous ces propos pour arriver à la fin qu’il se proposait, la conversion des âmes. Et nous voyons comment il convertit en effet saint Matthieu, et comment d’un pécheur il fit un apôtre.

Pour mieux juger de l’avantage que saint Matthieu reçut de cette condescendance du Fils de Dieu, il ne faut que considérer ce que dit Zachée, un autre publicain. Aussitôt que Jésus-Christ lui dit : « Zachée, il faut que je loge chez vous (Luc 19,5) », il fut transporté de joie ; et, dans cette ferveur, il dit à Jésus-Christ : « Je suis résolu, Seigneur, de donner moitié de mon bien aux pauvres ; et si j’ai trompé quelqu’un je lui rendrai quatre fois autant », ce qui porta Jésus-Christ à lui répondre : « Aujourd’hui le salut a été donné à cette maison. » Tant ce que nous venons de dire est véritable, qu’il n’y a point d’état où l’on, ne puisse se convertir ! Mais pourquoi donc, me direz-vous, saint Paul ordonne-t-il « de n’avoir point de commerce et de ne point manger avec celui de nos frères qui est fornicateur ; ou avare, ou idolâtre, ou médisant, ou ivrogne, ou ravisseur du bien d’autrui ? » (1Co 5,11) D’abord on ne voit pas très-bien si c’est aux pasteurs qu’il parle en cet endroit, ou seulement aux fidèles.

Ensuite ces publicains n’étaient pas encore du nombre des vrais fidèles, ils n’étaient pas encore frères. De plus saint Paul ne commande d’éviter nos frères que lorsqu’ils demeurent toujours dans le mal. Ces publicains au contraire étaient déjà convertis dans le cœur et avaient renoncé à leur vie passée. Mais comme rien ne pouvait ni servir aux pharisiens, ni les toucher, ils s’adressent ici aux disciples de Jésus-Christ et leur disent : «. Pourquoi notre Maître mange-t-il avec des publicains et des gens de mauvaise vie (11) ? » On voit ailleurs que lorsqu’ils croyaient avoir surpris les apôtres en quelque faute, ils viennent dire à Jésus-Christ : « Pourquoi vos disciples font-ils ce qu’il ne leur est pas permis de faire le jour du sabbat ? » au contraire ils blâment le Maître devant ses disciples. Ils montrent partout leur malice et ils s’efforcent de séparer les disciples d’avec leur Maître. Mais que leur répond cette sagesse infinie ? « Jésus les ayant entendus, leur dit : Ce ne sont pas les sains, mais les malades qui ont besoin de médecin (12). » Qui n’admirera comment il retourne leurs paroles, et s’en sert contre eux-mêmes ? Ils lui font un crime d’aller avec cette sorte de gens, et il leur montre au contraire qu’il serait indigne de lui et de sa parfaite charité, d’avoir de la répugnance à converser avec les pécheurs et qu’essayer de les convertir est une chose non seulement irrépréhensible, mais de première importance, nécessaire et digne de toutes les louanges.

Ensuite, pour que cette parole : « ceux qui « sont malades », par laquelle il désignait ceux qui étaient assis à table avec lui, ne leur causât trop de honte, il la corrige et l’adoucit en y joignant une réprimande à l’adresse de ses censeurs : « C’est pourquoi », dit-il, « allez et apprenez ce que veut dire cette parole : « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice. » (Ose. 6) Il leur cite ce passage du Prophète, pour leur faire voir dans quelle ignorance ils étaient des paroles de l’Écriture. Il anime même ici son discours un peu plus qu’à l’ordinaire, non par émotion ou par colère, Dieu nous garde de cette pensée ! mais pour tâcher de les émouvoir et de les instruire. Quoiqu’il eût pu leur dire : N’avez-vous pas vu de quelle manière j’ai guéri le paralytique, et comment j’ai affermi tout son corps ? il ne leur dit rien de semblable. Il leur répond d’abord par un raisonnement tout ordinaire et il s’appuie ensuite sur l’autorité de l’Écriture. Après avoir dit que le médecin n’était pas pour les sains, mais pour ceux qui se portaient mal, et insinué, par ces paroles, qu’il était l’unique et le véritable Médecin, il ajoute ensuite : « C’est pourquoi allez et apprenez ce que veut dire cette parole : J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice.

Saint Paul agit de même : car après avoir débuté en disant : « Qui est celui qui paît un troupeau, et qui ne mange point du lait du troupeau ? (1Co 9,7) », il rapporte ensuite le témoignage de l’Écriture et dit : Il est écrit dans la loi de Moïse : Vous ne tiendrez point la bouche liée au bœuf qui foule le grain » (Id. 9) Et un peu après : « Le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l’Évangile de vivre de l’Évangile. » (Id 14)

3. Jésus-Christ traitait ses disciples d’une autre manière, et il leur rappelait à la mémoire les miracles qu’ils lui avaient vu faire, en leur disant : « Avez-vous oublié qu’avec cinq pains j’ai nourri cinq mille hommes, et combien de corbeilles vous remplîtes de ce qui restait ? » (Mrc. 8) Mais il n’agit pas ici avec les Juifs de la même manière. Il se contente de les faire souvenir de la faiblesse commune, de tous les hommes, et de leur faire comprendre qu’étant hommes eux-mêmes, ils sont aussi du nombre des faibles, puisqu’ils n’avaient aucune connaissance des Écritures, ni aucun amour pour la vertu ; mais qu’ils réduisaient toute la piété à leurs oblations et leurs sacrifices. C’est cet abus que Jésus-Christ condamne hautement, en rapportant en peu de paroles ce que tous les Prophètes ont dit : « Apprenez ce que veut dire cette parole : « j’aime mieux la miséricorde que le sacrifice. » Il leur fait voir que ce sont eux qui violent la loi, et non pas lui. Il semble qu’il leur dise : pourquoi m’accusez-vous de ce que je fais rentrer les pécheurs dans la justice ? Si je suis coupable en cela, vous devez donc accuser aussi mon Père. Il se sert ici du même raisonnement dont il se servit ailleurs, lorsqu’il disait : « Mon Père, depuis le commencement du monde jusqu’aujourd’hui, ne cesse point d’agir ; et moi j’agis aussi avec lui. » (Jn 5,47) Il fait ici la même chose, en disant : « Allez et apprenez ce que veut dire cette parole : j’aime mieux la miséricorde que le sacrifice. » Comme mon Père aime mieux l’un que l’autre, je l’aime mieux aussi moi-même.

Il déclare donc que leur sacrifice était superflu, et que la miséricorde est entièrement nécessaire. Car il ne dit pas : je veux la miséricorde et le sacrifice ; mais « je veux la miséricorde et non pas le sacrifice. » Il approuve l’un et rejette l’autre. Il montre que ce qu’ils blâmaient, non seulement était permis, mais même commandé, et bien plus formellement que le sacrifice ; ce qu’il confirme par un passage bien clair de l’Ancien Testament. Après donc les avoir convaincus et par des raisons communes, et par l’autorité de l’Écriture, il ajoute : « Car je ne suis pas venu appeler les justes à la pénitence, mais les pécheurs (13). » Lorsqu’il les appelle « justes » c’est par ironie, et comme il dit autrefois d’Adam : « Voilà qu’Adam est devenu comme l’un de nous. ».(Gen 3,22) Et ailleurs : « Si j’ai faim je ne vous le dirai pas. » (Psa 50,13) Saint Paul dit clairement que Dieu n’a trouvé personne qui fût juste sur la terre : « Tous ont péché », dit-il, « et ont besoin de la gloire de Dieu. » (Rom 3,23) Jésus-Christ parlait donc de la sorte pour la consolation de ceux qui étaient à ce festin avec lui.

Je suis si éloigné, dit-il, d’avoir de l’aversion pour les pécheurs, que c’est pour eux seuls que je suis venu. Mais afin de ne les point rendre lâches et paresseux par des paroles pleines d’une si grande confiance, après avoir dit : « qu’il était venu appeler les pécheurs », il ajoute aussitôt, « à la pénitence. » Car je ne suis pas venu, dit-il, afin que les pécheurs demeurent dans leurs péchés ; mais afin qu’ils en sortent et deviennent justes.

Enfin les Juifs confondus de toutes manières et ne pouvant répondre ni aux raisons de Jésus-Christ, ni aux passages de l’Écriture, voyant qu’ils n’avaient plus rien à dire, qu’ils étaient coupables eux seuls des péchés dont ils accusaient Jésus-Christ, qu’ils étaient opposés à la loi même ancienne, les Juifs quittent la personne de Jésus-Christ et tournent leurs accusations contre ses disciples. Saint Luc attribue les paroles qui suivent aux pharisiens, et saint Matthieu aux disciples de saint Jean. Mais il est vraisemblable qu’ils s’étaient joints ensemble, parce que les pharisiens se voyant trop faibles, eurent recours aux disciples de saint Jean comme ils eurent recours ensuite aux Hérodiens. Car les disciples de saint Jean avaient une jalousie continuelle contre Jésus-Christ. Ils témoignaient partout combien ils lui étaient opposés, et ils ne purent être humiliés que lorsque leur maître fut en prison. Ils parurent un peu plus doux alors, et ils vinrent trouver Jésus-Christ pour lui en donner avis, Mais on voit que dans la suite ils retournèrent à leur première jalousie. Que disent-ils donc ici à Jésus-Christ ? « Pourquoi les pharisiens et nous jeûnons-nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent point (14) ? » C’était là proprement la maladie mortelle que Jésus-Christ tâchait de guérir lorsqu’il disait : « Quand vous jeûnerez, parfumez-vous la tête, et lavez-vous le visage (Mat 5,20) », prévoyant combien de maux devaient naître de cette source. Cependant Jésus-Christ ne leur fait point de reproche. Il ne les appelle point vains et frivoles ; mais demeurant dans sa douceur ordinaire, il leur répond paisiblement : « Ceux qui accompagnent l’époux peuvent-ils jeûner pendant que l’époux est avec eux (15) ? » Quand Jésus-Christ parlait pour des personnes qui ne lui appartenaient pas, comme pour les publicains, il ne craignait pas, pour mieux consoler et adoucir leur âme blessée, de s’élever avec vigueur contre ceux qui les outrageaient ; mais quand c’est à lui ou à ses disciples que les Juifs s’en prennent, il leur répond avec la plus grande douceur du monde. Le reproche qu’ils faisaient à Jésus-Christ revient à ceci : Soit, vous êtes médecin, et en cette qualité vous êtes obligé d’user de cette condescendance envers vos malades ; mais quel prétexte peuvent avoir vos disciples de mépriser le jeûne pour se trouver à ces festins ? Et pour donner encore plus de poids à leur accusation, ils se nomment les premiers et les pharisiens ensuite, afin que ces comparaisons rendissent la conduite des apôtres encore plus odieuse. « Nous autres, » disent-ils, « et les pharisiens jeûnons beaucoup. » Ils jeûnaient tous, en effet, les uns, parce qu’ils l’avaient appris de saint Jean et les autres de la loi. C’est ce qu’on voit par ce pharisien qui disait : « Je jeûne deux fois la semaine. » (Luc 15,12)

Que répond donc Jésus à cette accusation ? Ceux qui accompagnent l’époux peuvent-ils « jeûner pendant que l’époux est avec eux ? » Il vient de faire voir qu’il était le médecin des âmes, et il montre maintenant qu’il en est l’époux, découvrant des mystères ineffables dans ces différents noms qu’il se donne. Il pouvait répondre à ces calomniateurs d’une manière qui les confondît davantage. Il pouvait leur dire : Vous n’avez pas autorité pour établir par vous-même cette loi de jeûne et l’imposer aux hommes. Quelle utilité prétendez-vous tirer de vos jeûnes, lorsque votre âme est remplie de corruption et de malice ? lorsque vous accusez les autres, lorsque vous les condamnez pour une paille que vous voyez dans leur œil, sans vous apercevoir qu’il y a des poutres dans le vôtre, enfin lorsque vous faites tout par ostentation et par vanité ? Il faudrait commencer par renoncer à ce vain désir de gloire, travailler à acquérir les véritables vertus, et à vous établir dans la charité, dans la douceur et dans l’amour de vos frères. Il ne leur dit rien de semblable. Il leur répond seulement avec une humble modestie : « Ceux qui accompagnent l’époux ne peuvent pas jeûner pendant que l’époux est avec eux », les faisant souvenir de ces paroles de saint Jean : « L’époux est celui à qui est l’épouse ; mais l’ami de l’époux qui se tient debout et l’écoute, est ravi de joie parce qu’il entend la voix de l’époux. » (Jn 3,29) Comme s’il leur disait : Ce temps est pour mes disciples un temps de joie, durant lequel il ne leur faut parler de rien qui soit triste ; non que le jeûne le soit de soi-même, mais il l’est pour ceux qui sont encore faibles. Car lorsqu’un homme veut résolument s’avancer dans la vertu, le jeûne lui est doux et agréable, bien loin d’avoir quelque chose de pénible. Comme le corps est dans la joie, lorsqu’il est parfaitement sain ; l’âme de même en ressent beaucoup plus, lorsqu’elle est saine et pure au dedans. Mais. Jésus-Christ parle ici selon la pensée des Juifs. C’est ainsi qu’Isaïe parlant du jeûne l’appelle aussi « l’abaissement et l’humiliation de l’esprit. » (Isa 35) Et Moïse en parle de la même manière. Isa 35) Et Moïse en parle de la même manière.

4. Non content de les avoir réfutés par ce qu’il vient de dire, Jésus-Christ ajoute encore : « Mais il viendra un temps que l’époux leur « sera ôté, et alors ils jeûneront (15). » Il leur fait voir par ces paroles que ce n’était point par intempérance que ses disciples ne jeûnaient point, mais par un ordre admirable de sa sagesse. Il mêle aussi en répondant aux Juifs quelques paroles qui font allusion à sa passion et à sa croix, afin que ses disciples s’accoutument insensiblement à entendre ces choses fâcheuses du moins en apparence, et qu’ils se préparent aux afflictions. Ils étaient encore trop faibles pour porter les discours clairs que Jésus-Christ leur aurait directement adressés sur ce sujet, puisqu’on voit dans la suite qu’ils en furent troublés quand ils les entendirent ; mais dites à d’autres en leur présence, ces choses leur causaient une moins pénible impression. Ensuite comme vraisemblablement les disciples de Jean tiraient vanité de la passion de leur maître, Jésus-Christ rabat leur orgueil en laissant entrevoir sa propre passion dans l’avenir. Il n’avance encore rien touchant sa résurrection ; il n’était pas encore temps. C’était une chose naturelle que celui qu’ils regardaient comme un pur homme, mourût, mais il était au-dessus de la nature qu’étant mort il ressuscitât.

Après s’être justifié de la sorte contre l’accusation des Juifs, il fait encore ici ce qu’il vient de faire auparavant. Car comme lorsque ses envieux tâchaient de le couvrir de confusion parce qu’il mangeait avec des pécheurs, il leur fit voir que bien loin d’être coupable, cette conduite était au contraire sage et méritoire ; de même ici, lorsqu’ils veulent le convaincre de ne pas savoir diriger ses disciples, il leur prouve au contraire qu’ils n’entendaient rien eux-mêmes à gouverner les autres, et que ce n’était que la passion qu’ils avaient de l’accuser qui les faisait parler de la sorte. « Personne ne met une pièce de drap neuf à un vieux vêtement, parce que le neuf emporte encore une partie du vieux, et qu’ainsi « la rupture en devient plus grande (16). » Il leur rapporte encore une comparaison familière pour leur prouver mieux ce qu’il leur dit. Voici le sens de ces paroles : Mes disciples ne sont pas encore très-forts. Ils ont besoin qu’on ait pour eux beaucoup de condescendance. Le Saint-Esprit ne les a pas encore renouvelés. Il ne faut pas accabler leur faiblesse par trop de préceptes. Jésus-Christ traçait ici une règle importante à ses apôtres, afin que lorsqu’ils auraient eux-mêmes ensuite des disciples qui viendraient à eux de tous les endroits de la terre, ils les traitassent avec une douceur et une patience qui eût du rapport avec celle que Jésus-Christ leur témoignait à eux-mêmes. « Et l’on ne met point non plus de vin nouveau dans de vieux vaisseaux ; parce que si on le fait, les vaisseaux se rompent, le vin se répand, et les vaisseaux sont perdus ; mais on met le vin nouveau dans des vaisseaux neufs, et ainsi le vin et les vaisseaux se conservent (17). » Jésus-Christ se sert ici d’exemples semblables à ceux dont se sont servis les prophètes. Car Jérémie compare le peuple à une ceinture comme Jésus-Christ compare ici ses disciples à un vêtement ; et ce même prophète parle de vin et de vaisseaux comme Jésus-Christ fait ici. (Jer 13) Il choisit à dessein ces comparaisons parce qu’il s’agissait d’intempérance et d’excès de bouche. Saint Luc dit quelque chose de plus, savoir, que « le neuf déchire le vieux « auquel on le coud. » (Luc. 5) Vous voyez donc que bien loin d’en recevoir quelque utilité on n’en retira qu’un plus grand mal. Ainsi par une même parole il leur apprend leur état présent et leur prédit leur état futur ; c’est-à-dire qu’ils seraient entièrement renouvelés. Mais avant ce temps il ne leur veut rien commander de trop fort et de trop austère.

Celui qui veut imposer aux hommes des lois pénibles, avant qu’ils soient capables de les porter, ne les trouvera plus disposés à les recevoir lorsque le temps sera venu, parce, qu’il les en aura rendus incapables par sa précipitation. Ce malheur ne vient plus ni des vaisseaux, ni du vin, mais de l’imprudence et de l’indiscrétion de ceux qui le versent.

Jésus-Christ nous apprend ici la raison pour laquelle il s’abaisse si souvent dans ses discours ; c’est que son langage s’accommodait à la faiblesse de ceux qui l’écoutaient, plus qu’il n’était en rapport avec sa propre grandeur. Il s’en explique lui-même très-clairement lorsqu’il dit à ses apôtres : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez porter maintenant. » Il ne veut pas qu’ils croient qu’il n’avait plus rien à leur dire, mais que ce n’était que leur faiblesse qui l’empêchait de leur déclarer des vérités plus importantes, qu’il promet de leur découvrir, lorsqu’ils seraient devenus plus forts. Il fait la même chose ici : « Le temps viendra, dit-il, que l’époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront. » (Jn 16,12)

Imitons cette conduite, mes frères. N’exigeons pas tout, dès le principe, de toutes sortes de personnes. Contentons-nous dans les commencements de ce que chacun peut faire, et notre modération les rendra capables de tout. Si vous avez un grand zèle de voir les âmes s’avancer bien vite, c’est ce zèle même qui doit vous porter à ne les presser pas trop, afin que vous les voyiez bientôt dans l’état que vous souhaitez. Si ceci vous paraît être une énigme, jetez les yeux sur toute la nature, et vous reconnaîtrez cette vérité. Ne vous laissez point ébranler par les reproches de ceux qui vous accuseront injustement.

Quoiqu’ici les accusateurs soient des pharisiens, et les accusés des disciples, cependant Jésus-Christ ne modifie en rien sa conduite ; il ne dit point : C’est une chose honteuse que ceux-là jeûnent et que mes disciples ne jeûnent pas. Il fait comme un sage pilote qui ne s’arrête pas à considérer la violence des flots agités, mais qui ne pense qu’à conduire son vaisseau, et à suivre toutes les règles de son art. C’est ainsi que Jésus-Christ fait. Il voyait que c’était une chose honteuse, non que ses disciples ne jeûnassent pas, mais qu’ils reçussent une plaie mortelle du jeûne, et qu’ils en devinssent comme un vêtement qui se déchire, ou comme un vaisseau qui se rompt.

5. Apprenons donc par là, mes frères, les règles de la conduite que nous devons garder envers toutes les personnes de notre maison. Vous avez, je suppose, une femme qui aime le luxe, qui ne respire qu’après les parures de toutes sortes, telles que les couleurs appliquées sur le visage et autres de ce genre, qui se plonge dans les délices et, les voluptés, qui ne sait pas retenir sa langue, qui est légère, sans esprit, sans jugement. Je sais qu’il est difficile qu’une seule femme réunisse tant de défauts ; mais enfin supposons-en une dont ce soit là le portrait fidèle. Mais pourquoi, direz-vous, supposer une femme plutôt, qu’un homme ?

Je n’ignore pas qu’il y a des hommes encore pires que cette femme telle que nous l’avons représentée. Mais puisque la supériorité a été départie à l’homme, c’est l’ordre même établi par Dieu qui fait que je parle ici de la lemme, et ce n’est nullement que je croie de ce côté la malice plus grande. On voit même chez les hommes des crimes qui ne se commettent guère parmi les femmes, comme les meurtres, la violation des sépulcres et mille autres choses semblables. Ne croyez donc point que je vous propose ici les femmes par un mépris de ce sexe. Je vous déclare que je suis très-éloigné de cette pensée, et que je ne le fais que parce que je trouve cet exemple bien plus propre à mon sujet.

Supposons donc qu’une femme ait tous les défauts dont j’ai parlé, et que son mari fasse tous ses efforts pour la corriger. Quelle conduite doit-il garder dans ce dessein ? Il faut que d’abord il ne lui ordonne pas trop de choses à la fois ; qu’il commence par les plus aisées, et par celles où elle a le moins d’attache. Car si vous la voulez obliger à faire tout d’un coup tout ce que vous désirez d’elle, elle ne fera rien du tout. Ne commencez donc pas par vouloir la forcer à faire le sacrifice de ses parures d’or. Permettez-lui de s’en servir encore, puisqu’il y a moins de mal en cela qu’à se farder le visage par des couleurs empruntées.

Tâchez de retrancher cela d’abord, non point en usant de menaces ou de sévères réprimandes,.mais par des raisons douces et persuasives, en blâmant devant elle les autres personnes qui s’en servent, ou en témoignant dire simplement votre pensée et vos sentiments sur ce sujet. Qu’elle sache et qu’elle soit bien persuadée que ces visages fardés ne vous plaisent pas, et que vous n’avez que de l’aversion pour cette beauté peinte et contrefaite. Ne vous contentez pas de lui dire votre sentiment personnel ; représentez-lui aussi la pensée de ceux qui sont là-dessus d’accord avec vous. Dites-lui que ces poudres et que ces peintures gâtent le teint naturel, afin de la guérir de cette passion par l’amour même qu’elle a pour sa personne.

Ne lui parlez point encore de l’enfer ni du ciel, car ce serait un langage qu’elle n’entendrait pas. Dites-lui que vous prenez plus de plaisir à voir son visage tel que Dieu l’a fait, et qu’il n’y a point d’homme sage qui ne condamne et même qui ne trouve laides celles qui se déguisent ainsi le visage par des poudres et par des couleurs empruntées, pour forcer en quelque sorte la nature, et pour se donner ce qu’elles n’ont pas. Servez-vous de ces raisons communes et sensibles pour la guérir de cette maladie. Et après que vous lui aurez adouci l’esprit, et que vous la verrez plus susceptible des raisons spirituelles, vous pourrez aussi lui parler du péril où elle s’expose de se perdre pour jamais. Ne vous lassez point de lui redire ces choses. Si vous ne gagnez rien la première, la seconde ou la troisième fois, ne perdez pas courage. Continuez à lui faire les mêmes représentations sans aigreur, sans chaleur et sans aversion, mais avec amour et avec douceur, tantôt en lui parlant obligeamment, tantôt en lui témoignant quelque froideur, pourvu que ce soit pour revenir bientôt aux caresses et aux moyens agréables. Ne voyez-vous pas combien les peintres effacent de fois ce qu’ils ont fait, combien ils rappliquent de fois leurs couleurs pour former un beau visage ? Ne leur cédez pas en ce point. S’ils prennent tant de peine pour représenter une figure morte sur du bois ou sur de la toile, que ne devez-vous point faire pour retracer dans une âme l’image de Dieu ? Lorsqu’elle aura acquis cette beauté intérieure et spirituelle, vous ne la verrez plus farder et déshonorer son visage ; elle ne rougira plus ses lèvres ; elle n’ensanglantera plus sa bouche, comme un ours qui revient du carnage ; elle ne noircira plus ses sourcils, et elle ne blanchira plus ses joues, se souvenant « de ces sépulcres blanchis » dont il est parlé dans l’Évangile. Car tous ces fards qui ne sont que du plâtre et de la poudre, nous représentent fort bien tout ce que nous ne voyons qu’avec horreur au fond des tombeaux.

6. Mais je ne sais comment je me suis laissé emporter insensiblement, et je m’aperçois que tout en vous portant à être doux, je ne le suis pas moi-même, et que je vous parle de la modération avec chaleur. Je reviens donc à ce que je vous disais, savoir, qu’on doit supporter d’abord les femmes dans leurs défauts pour les gagner peu à peu, et pour les faire entrer dans la disposition que l’on désire. Ne voyez-vous pas tous les jours avec quelle douceur les mères traitent leurs enfants lorsqu’elles les veulent sevrer ? Ces enfants crient et pleurent sans cesse. Cependant elles font tout et elles souffrent tout pour gagner cette seule chose, qu’ils ne retournent plus à la mamelle. Imitez la douceur de cette conduite. Souffrez tout d’une femme, pourvu que vous obteniez d’elle qu’elle ne se serve plus de fard. Quand vous l’aurez gagnée sur ce point, vous passerez à un autre. Vous commencerez à lui parler doucement contre ces parures d’or qu’elle porte. En formant ainsi peu à peu votre femme dans la vertu, vous deviendrez devant Dieu un excellent peintre, un serviteur fidèle, et comme un jardinier habile qui a soin du champ qui lui a été confié.

Représentez-lui ces femmes illustres de l’Ancien Testament, Sara, Rébecca et les autres dont les unes, selon l’Écriture, ont été très belles, et les autres ne l’étaient pas, mais qui ont toutes été également sages. Quoique Lia, l’une des femmes du patriarche. ne fût pas fort belle ni fort aimée de son mari, elle n’eut jamais recours au fard, ni à de semblables artifices, et sans jamais emprunter ces couleurs étrangères, elle voulut demeurer telle qu’elle était, sans altérer en rien l’ouvrage de Dieu et de la nature. Et cependant elle avait été élevée parmi des infidèles et des idolâtres. Mais vous qui avez été nourrie dans la foi et la connaissance du vrai Dieu, vous qui avez Jésus-Christ pour chef, oserez-vous bien chercher une beauté artificielle dans ces déguisements que le diable a inventés ? Ne vous souvenez-vous plus de cette eau divine du baptême, qui a lavé et consacré votre tête et votre visage ; de cette chair du Sauveur qui a tant de fois sanctifié vos lèvres, et de ce sang adorable qui a rougi votre langue ? Si vous n’aviez point oublié toutes ces grâces, il vous serait impossible de devenir ainsi idolâtre de votre visage, et toutes ces peintures de blanc et de rouge vous seraient insupportables. Considérez que Jésus-Christ est votre époux, que c’est pour lui que vous devez vous parer, et vous fuirez avec horreur ces embellissement si honteux. Car Jésus-Christ n’aime point ces agréments faux et contrefaits. Il veut que ses épouses soient belles, mais d’une beauté véritable, je veux dire de la beauté spirituelle. C’est cette beauté que le Prophète vous avertit de conserver avec soin, lorsqu’il vous dit « Et le roi aimera votre beauté. » (Psa 45,9) Ne cherchons donc plus ces beautés étudiées aussi difformes qu’elles sont vaines. Les ouvrages de Dieu sont achevés. Il y a mis tout ce qui y doit être, et il n’a pas besoin de vous pour les réformer. Après qu’un excellent peintre a achevé le portrait de l’empereur, nul n’oserait y ajouter des couleurs étrangères, et cette audace ne serait pas impunie. Vous avez donc du respect pour l’ouvrage d’un homme, et vous osez altérer et corrompre l’ouvrage de Dieu ? Vous ne vous souvenez plus qu’il y a un enfer ? Vous ne tremblez point au souvenir de ses flammes ? Vous oubliez même votre âme, et vous la traitez indignement sans en avoir aucun soin, parce que vous donnez tontes vos pensées et toutes vos affections à votre corps !

Mais j’ai tort de vous parler de votre âme, puisque vous ne traitez-pas mieux votre corps et qu’il lui arrive tout le contraire de ce que vous prétendez. Vous voulez paraître belle par ce fard, et il ne sert qu’à vous rendre laide. Vous voulez plaire à votre mari, et rien ne lui déplaît davantage ; et non seulement à lui, ruais à tout le monde. Vous voulez passer pour jeune, et vous en devenez plus vieille. Enfin vous voulez qu’on admire votre beauté, et tout le monde se moque de vous. Vous ne sauriez voir sans quelque honte, ni vos amies, et les personnes qui sont vos égales, ni même vos servantes et vos domestiques ; et votre miroir même vous fait rougir.

Mais je ne veux point m’arrêter à ces raisons. Il y en a d’autres bien plus fortes et bien plus considérables. Car vous péchez contre Dieu ; vous perdez la pudeur qui est la gloire de votre sexe ; vous allumez des flammes criminelles dans le cœur des hommes, et vous vous rendez semblable à ces victimes infâmes de l’impudicité publique. Pensez donc avec attention à tous ces avis que je vous donne, Méprisez à l’avenir ces ornements diaboliques. Renoncez à ces faux embellissements, ou plutôt à ces véritables laideurs, pour ne vous occuper plus que de cette beauté intérieure et invisible de l’âme, que les anges désirent ; que Dieu aime, et qui sera précieuse et vénérable à ceux à qui vous êtes unie d’un lien sacré ; afin qu’ayant passé cette vie dans une honnêteté vraiment chrétienne, vous passiez en l’autre dans la gloire qui vous est promise, dont je prie Dieu de nous faire jouir tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXI

« COMME JÉSUS DISAIT CECI, LE CHEF DE LA SYNAGOGUE S’APPROCHA DE LUI, ET IL L’ADORAIT EN LUI DISANT : SEIGNEUR, MA FILLE EST MORTE PRÉSENTEMENT, MAIS VENEZ LUI IMPOSER LES MAINS, ET ELLE VIVRA. » (CHAP. 9,18, JUSQUES AU VERSET 27)

ANALYSE.

  • 1. Jésus-Christ comme homme ne recherchait point la gloire.
  • 2. Guérison de l’hémorrhoïsse.
  • 3. Qu’il faut éviter le faste et la vaine gloire. De combien de maux la vie présente est remplie.
  • 4. et 5. Exhortation. Que c’est blesser la foi et la raison, que de pleurer avec excès, et de paraître inconsolable à la mort des personnes qui nous sont chères.

1. Jésus-Christ joint maintenant l’action à la parole, afin de confondre encore davantage les pharisiens et de leur fermer la bouche. Car celui qui le vient trouver ici était « chef de la synagogue » et sa douleur était excessive ; parce que l’enfant qui était morte était sa fille unique, qu’elle était déjà arrivée à l’âge de douze ans, c’est-à-dire à la fleur de son âge. C’est pourquoi il le conjure de se hâter.

Que si saint Luc rapporte que quelques-uns vinrent dire à ce père affligé : « Ne tourmentez pas inutilement le Maître, parce que votre fille vient de mourir (Luc 8,46) », nous pouvons dire que par ces paroles : « Elle vient de mourir », ils conjecturaient peut-être qu’elle l’était depuis le temps qu’ils étaient sortis du logis ; ou qu’ils parlaient de la sorte pour exagérer sa maladie. Car c’est ainsi qu’agissent ceux qui souffrent quelque mal. Ils le font toujours paraître plus grand qu’il n’est pour toucher davantage ceux dont ils implorent le secours. Voyez, je vous prie, jusqu’où va la stupidité de ce chef de synagogue. Il demande deux choses à Jésus-Christ : l’une « qu’il vienne chez lui », et l’autre, « qu’il mette les mains sur sa fille », ce qui marque qu’il l’avait laissée encore en vie. C’est la même prière que faisait Naaman au Prophète lorsqu’il disait : « Il sortira et il étendra sa main sur moi (2Ro. 5) : car les personnes grossières ont besoin de quelque chose qui frappe les yeux, et qui leur touche les sens.

Saint Marc et saint Luc marquent que Jésus-Christ prit avec lui trois de ses disciples, et saint Matthieu dit en général qu’il mena ses disciples avec lui. Mais d’où vient que saint Matthieu n’était pas l’un de ces trois, puisque Jésus-Christ venait de l’appeler presqu’en ce moment à sa suite ? C’était pour augmenter son désir, et parce qu’il était encore trop imparfait. Il voulait honorer ces trois de ces faveurs extraordinaires pour exciter les autres à les imiter. Il suffisait pour lors à saint Matthieu de voir le miracle de l’hémorrhoïsse, et d’avoir reçu Jésus-Christ à sa table et d’avoir mangé le sel avec lui. « Et Jésus se levant le suivit avec ses disciples (19). » Lorsque Jésus-Christ allait à cette maison, il fut accompagné de beaucoup de monde ou parce qu’on espérait voir un grand miracle, ou à cause de la dignité de la personne dont la fille était malade. Encore fort grossiers et plus curieux de voir la guérison des corps que celle des âmes, ces hommes accouraient en foule à Jésus-Christ, ou pour être guéris eux-mêmes de leurs maladies corporelles, ou pour voir tous les jours de nouveaux miracles dans la guérison des autres ; mais peu venaient à lui pour entendre ses prédications, et pour profiter de sa doctrine. Cependant Jésus-Christ ne laisse entrer personne de tout ce peuple avec lui dans la maison. Il prend seulement ses disciples et non pas même tous, pour nous apprendre à fuir l’ostentation et la vaine gloire. « En même temps une femme qui depuis douze ans avait une perte de sang s’approcha de lui par-derrière et toucha le bord de son vêtement (20). Pourquoi ne s’approche-t-elle de Jésus-Christ, que par-derrière et en tremblant ? Que ne se présente-t-elle à lui hardiment ? C’était sans doute son mal qui lui causait trop de pudeur, et qui faisait qu’elle se regardait comme une personne impure. Car si les femmes passaient pour impures au temps de leurs incommodités ordinaires, celle-ci avait bien plus de raison de se regarder comme telle dans une si longue perte de sang, qui n’était point naturelle, mais contre l’ordre de la nature. C’est pourquoi elle se cache et ne veut point paraître en face devant le Sauveur. Et surtout elle n’avait pas encore une juste idée de ce qu’était Jésus-Christ, ni une foi parfaite, car autrement elle n’eût pas cru pouvoir se cacher de lui. C’est ici la première femme qui ose publiquement approcher de Jésus-Christ, parce qu’elle avait déjà su que Jésus-Christ voulait bien aussi guérir ce sexe, et qu’il était actuellement en chemin pour aller ressusciter la fille de ce prince de la synagogue. Elle n’ose prier Jésus-Christ de venir chez elle, quoiqu’elle fût riche. Elle ne vient pas même à lui devant tout le monde ; elle ne le fait qu’en secret et par-derrière, et elle touche ses habits avec foi. Je dis avec foi, parce qu’elle n’hésita point, et qu’elle ne dit point : Serai-je guérie de ma maladie si je touche ses habits, ou ne le serai-je plus ? Elle, ne doute point que cet attouchement ne la guérisse, et elle s’approche avec confiance. « Car elle disait en elle-même : Si je puis seulement toucher son vêtement je serai guérie (21). » Elle voyait que Jésus-Christ sortait de la maison d’un publicain, et que ceux qui l’accompagnaient étaient des publicains et des pécheurs. Tout cela lui donnait une sainte hardiesse et une ferme confiance. Mais que fait Jésus-Christ en cette rencontre ? Il ne veut pas souffrir qu’elle demeure cachée comme elle le désirait ; il la fait venir au milieu de cette foule et il manifeste sa foi devant tout le peuple. Il avait d’excellentes raisons pour agir ainsi, bien que des insensés aient osé dire qu’il l’avait fait par amour de la gloire. Pourquoi, disent-ils, ne la laissait-il pas demeurer dans ce secret qu’elle avait cherché ? Que dites-vous impie ? Que dites-vous blasphémateur ? Celui qui défend qu’on ne publie ses miracles, qui fait mille prodiges en passant, sans que les hommes les connaissent, aurait-il pu ici rechercher la gloire ? D’où vient donc, me direz-vous, qu’il manifeste cette femme et qu’il la produit devant tout le monde ? C’était premièrement pour dissiper la grande appréhension de cette femme, et pour empêcher le scrupule dont sa conscience l’aurait tourmentée dans la suite, comme ayant dérobé en quelque sorte sa santé sans l’avoir demandée à Jésus-Christ. C’était encore pour ajouter à sa foi ce qui lui manquait, puisqu’elle avait cru pouvoir faire quelque chose sans être vue par le Sauveur. C’était en troisième lieu pour proposer sa foi comme un modèle que tout le monde devait imiter. D’ailleurs était-ce un moindre miracle de connaître le secret des cœurs, que d’arrêter la perte du sang ?

Enfin comme la foi du chef de la synagogue était chancelante, et, que sa complète défaillance aurait tout gâté et empêché la guérison de la jeune fille, Jésus-Christ la raffermit par ce miracle de l’hémorrhoïsse. C’est qu’en effet il était déjà venu quelqu’un dire au chef de la synagogue : « Ne lui donnez pas la peine de venir chez vous, parce que votre fille est morte (Luc 8,49) ; » et ceux qui étaient au logis « se moquaient de lui lorsqu’il disait qu’elle dormait. » C’est donc pour empêcher cette défaillance de foi assez présumable dans le père de la jeune fille, que Jésus révèle à tous et cette femme et la guérison qui vient de s’opérer en elle. Car on peut assez juger que cet homme était des plus grossiers par cette parole que Jésus-Christ lui dit dans saint Luc : « Ne craignez point : croyez seulement et votre fille sera guérie. » (Luc 8,50)

2. Il attend même à dessein que cette jeune fille soit morte, afin de faire, en la ressuscitant, un miracle plus éclatant. Il ne se hâte point, il marche seulement, et s’arrête à parler longtemps avec cette femme, afin de n’arriver qu’après que la jeune fille serait morte, selon ce qui est rapporté dans saint Luc : « Lorsqu’il parlait encore », dit-il, « il vint quelqu’un lui dire : Ne lui donnez pas la peine de venir chez vous parce que votre fille est morte. » (Luc 8,48) Ainsi il voulut qu’on ne doutât point de la mort, afin qu’ensuite on ne pût douter de la résurrection. C’est ce qu’il a observé presque partout. C’est ainsi qu’il ne se pressa point d’aller voir Lazare le premier, ou le second, ou le troisième jour. Ce fut donc pour ces raisons qu’il découvrit le miracle arrivé eu la personne de cette femme. « Mais Jésus se retournant et la voyant lui dit : Ma fille, ayez confiance (22). » Il avait dit de même au paralytique : « Mon fils, ayez confiance. » Comme cette femme était toute troublée, Jésus-Christ commence par l’exhorter à « avoir confiance ; » et il l’appelle « sa fille », parce que sa foi la mettait au nombre de ses enfants. Il lui donne même des louanges publiques et lui dit : « Votre foi vous a sauvée. Et cette femme fut guérie à l’heure même (22). » (Luc 8,46) Saint Luc s’étend bien plus au long en parlant de cette femme. Il rapporte qu’après qu’elle se fut approchée de Jésus-Christ et qu’elle eut été guérie, Jésus-Christ ne l’appelle pas d’abord, mais dit premièrement : « Qui est-ce qui m’a touché ? » A quoi saint Pierre et les autres répondirent : « Maître, la foule du peuple vous presse et vous étouffe, et vous demandez qui vous a touché ? » Ce qui nous marque en passant que Jésus-Christ était véritablement revêtu de notre chair, et qu’il foulait aux pieds tout faste, puisqu’il se laissait approcher de si près par ces foules, et qu’il ne leur commandait pas de ne le suivre que de loin.

Cependant Jésus-Christ continue de dire « Quelqu’un m’a touché, car j’ai reconnu qu’une vertu est sortie de moi. » S’il use ici d’une expression et d’une image quelque peu matérielle, c’est pour être mieux entendu de cette multitude inculte. Et ce qu’il dit, c’est pour porter cette femme à avouer elle-même ce qui s’est passé. Il ne la découvre pas lui-même, il se contente de lui faire entendre qu’il sait tout clairement, il veut qu’elle vienne d’elle-même tout déclarer, qu’elle publie elle-même le miracle qui s’est accompli, il ne veut pas, en le faisant connaître lui-même, donner lieu à aucun soupçon. Voyez-vous une femme meilleure qu’un chef de synagogue ? Elle ne retient point Jésus-Christ, elle ne l’arrête point, et elle se contente de le toucher en passant et du bout du doigt ; aussi, quoique venue la dernière, elle est guérie la première : le chef de synagogue entraîne le médecin en personne chez lui ; pour la femme, c’est assez qu’elle le touche ; sa maladie l’entravait, mais sa foi lui donnait des ailes. Aussi voyez comment le Seigneur La console en lui disant : « Votre foi vous a guérie » Parole qu’il n’eût pas dite, si c’eût été par ostentation qu’il eût produit cette femme en public. Il la dit pour affermir la foi du chef de synagogue, et pour relever publiquement celle de cette femme, ce qui lui cause une joie dans te fond du cœur, beaucoup plus grande que celle qu’elle avait reçue par la guérison si miraculeuse de son corps. N’est-il pas encore visible par ce que je vais dire, que ce n’était point par vanité qu’il produisait cette femme, mais pour mettre en évidence sa foi, et la proposer comme un modèle aux autres ? Jésus-Christ n’avait point besoin de ce miracle pour se faire estimer des hommes, et il n’en eût pas moins paru Dieu par cette foule de prodiges et de miracles qu’il avait déjà faits et qu’il devait faire encore dans la suite de sa vie. Mais s’il n’avait point découvert ce qui était arrivé à cette femme, elle n’aurait point reçu les louanges qu’elle avait si justement méritées. C’est pourquoi il rend public ce qu’elle avait fait en secret. Il dissipe cette crainte avec laquelle elle s’était approchée de lui, il lui commande d’avoir de la confiance et la rétablissant dans une parfaite santé, il ajoute à sa guérison une grâce pour la conduire paisiblement dans le chemin du salut en lui disant : « Allez en paix. » (Mrc 5,33) « Or Jésus étant venu en la maison de ce chef de synagogue, et voyant les joueurs de flûtes, et une troupe de gens qui faisaient grand bruit (23), il leur dit : Retirez-vous, cette fille n’est pas morte, elle n’est qu’endormie ; et ils se moquaient de lui (24). » Vous voyez quel était l’esprit et la disposition de ces princes de la synagogue, de faire venir ainsi des joueurs de flûtes et de cymbales, pour pleurer leurs morts. Que fait donc ici Jésus-Christ ? Il chasse tout le monde, excepté les parents de la jeune fille, afin qu’ils fussent témoins que c’était lui et non pas un autre qui l’aurait ressuscitée. Et avant de la ressusciter en effet, il la ressuscite en parole en disant : « Elle n’est pas morte, mais elle dort. »

Il fait la même chose en plusieurs autres endroits de l’Évangile. Et comme on voit qu’avant que d’apaiser la tempête, il reproche à ses disciples leur peu de foi, de même il dissipe le trouble des personnes présentes ; il leur fait voir ici qu’il lui est aussi facile de ressusciter cette fille de la mort que de la réveiller du sommeil. Ce qu’il fit encore à propos de Lazare en disant : « Notre ami Lazare dort. » (Jn 2,15) Il voulait nous apprendre dans toutes ces rencontres, que la mort n’est plus à craindre aux hommes, puisqu’elle n’est plus une mort et qu’elle est devenue un sommeil. Comme il devait mourir bientôt lui-même, il accoutumait ses disciples, par la mort et par la résurrection des autres, à ne perdre point la foi lorsqu’il serait mort, puisqu’ils voyaient que depuis qu’il était venu au monde, la mort n’était plus qu’un sommeil. Cependant on se moquait de lui, et lui ne s’indignait pas que sa puissance fût mise en doute par ceux même en faveur de qui il allait faire un grand miracle. Il ne fit aucune réprimande au sujet de ces rires qui allaient devenir, ainsi que les flûtes et les cymbales et tout le reste de l’appareil funèbre, une preuve irrécusable de la mort. Comme la plupart du temps les miracles une fois opérés ne rencontrent plus que l’incroyance, Jésus-Christ se sert ici des propres paroles de ces gens pour les convaincre ; il les enlace dans leurs propres filets.

3. Dieu usa de la même conduite envers Moïse autrefois, et depuis encore dans la résurrection de Lazare. Dieu dit à Moïse : « Qu’est-ce que vous tenez dans votre main « (Exo 4,2) ? » afin qu’en voyant la verge qu’il tenait changée en serpent, il n’oubliât point que ce n’était d’abord que du bois, et que ses propres paroles lui en rendant témoignage, il fût dans une admiration continuelle. Et Jésus-Christ dit en parlant de Lazare : « Où l’avez-vous mis (Jn 11,34) ? » afin que ceux qui lui répondirent « Venez et voyez », et peu après : « il sent déjà mauvais, parce qu’il y a quatre jours qu’il est mort », ne pussent plus nier ensuite qu’il n’eût été Véritablement ressuscité. « Mais après qu’on eut fait sortir tout le monde, il entra, prit la main de la jeune fille, et dit : Levez-vous, et la jeune fille se leva (25). Et le bruit s’en répandit dans tout le pays (26). » Jésus voyant donc toute cette foule de monde et tous ces joueurs de flûtes, les fit tous sortir, puis, sous les yeux des parents, il opéra le miracle. Dans ce corps inanimé, il n’introduit pas une nouvelle âme, Mais il rappelle celle qui venait de sortir, et mec autant de facilité que s’il la réveillait d’un sommeil. Il prend la main de la jeune fille pour mieux Convaincre de sa mort tous ceux qui étaient présents, et pour que le témoignage de leurs yeux ne laisse subsister aucun doute touchant la résurrection. Le père lui avait dit : « Mettez votre main sur elle ;» mais Jésus-Christ fait plus. Car il ne se contente pas de mettre sa main sur elle, il la prend et la lève, pour montrer que tout lui cède et lui obéit. Il est marqué dans saint Luc « qu’il lui fit aussitôt donner de la nourriture (Luc 8,55) », pour empêcher que ce miracle ne passât pour un prestige. II ne fait pas cela lui-même ; mais il ordonne aux autres de le faire, comme il fit délier Lazare par les autres. « Déliez-le », dit-il, « et le laissez aller, puis il accepte d’être son convive. » Il voulait en toutes ces rencontres qu’on fût convaincu de ces deux choses, que les personnes étaient véritablement mortes, et qu’ensuite elles étaient véritablement ressuscitées.

Remarquez ici, mes frères, non seulement la résurrection de cette fille, mais encore le commandement que Jésus-Christ fait de n’en parler à personne ; ce qui seul suffit pour faire voir contre les blasphémateurs de Jésus-Christ combien il était éloigné de rechercher la gloire. Considérez aussi qu’il chasse tous ces pleureurs comme indignes de voir un si grand miracle. Ne sortez donc pas avec les joueurs d’instruments, mais demeurez-y avec ces trois disciples si chéris qui méritèrent d’être témoins de ce prodige.

Si Jésus-Christ rejeta alors d’auprès de lui ces gens qui pleuraient les morts, doutez-vous qu’aujourd’hui il ne les rejette bien davantage ? On ne savait pas alors que la mort ne fût qu’un sommeil, et cette vérité aujourd’hui est plus claire que le soleil. Vous me direz peut-être : Mais si ma fille meurt maintenant, Jésus-Christ ne la ressuscitera point. Il est vrai, mais il la ressuscitera un jour avec beaucoup plus de gloire. La jeune fille que nous venons de voir ressuscitée mourut encore une fois ; mais quand Jésus-Christ ressuscitera la vôtre, il la rendra immortelle.

Que personne ne pleure donc plus les morts à l’avenir. Qu’on ne les plaigne plus, qu’on se souvienne que Jésus-Christ est ressuscité, et qu’on ne fasse plus cet outrage à la victoire qu’il a remportée sur la mort. Pourquoi vous laissez-vous aller inutilement aux soupirs et aux larmes ? La mort n’est plus qu’un sommeil. Pourquoi vous laissez-vous abattre dans l’excès de votre douleur ? On se rirait d’un païen qui s’affligerait dans ces rencontres ; mais qui pourrait excuser ces larmes dans un chrétien ? Comment pourrait-on lui pardonner cette faiblesse après que la résurrection a été établie par tant de preuves si constantes, et par le consentement de tant de siècles ?

Cependant il semble que vous preniez plaisir à augmenter cette faute. Vous nous faites venir des pleureuses vous nous amenez des femmes païennes pour augmenter le deuil, pour attiser la flamme de la douleur. Vous n’écoutez point saint Paul qui vous dit : « Quel rapport y a-t-il entre Jésus-Christ et Bélial ; ou qu’a de commun un fidèle avec un infidèle ? » (2Co 5,15) Les païens qui n’ont aucune foi ni aucune espérance de la résurrection, ne laissent pas de trouver des raisons pour consoler, leurs amis dans ces accidents. Soyez fermes, leur disent-ils, dans votre malheur. Il faut supporter doucement ce qui arrive nécessairement. Ce qui est fait est fait. Vos larmes ne le changeront pas, et elles ne rendront pas la vie à celui que vous pleurez. Et vous, chrétien, vous qui avez des connaissances plus pures et plus hautes que les infidèles, vous ne rougissez pas d’être plus lâche qu’eux dans ces rencontres ?

Nous ne vous disons point, comme eux : Supportez ce mal constamment puisqu’il est inévitable et que toutes vos larmes y sont inutiles. Nous vous disons au contraire : prenez courage, votre, fille ressuscitera. Elle n’est pas morte, elle n’est qu’endormie, elle repose en paix, et elle passera de ce sommeil-tranquille dans une vie immortelle, dans une paix angélique et dans un bonheur qui ne finira jamais. N’entendez-vous pas le Prophète qui vous dit : « Mon âme, rentrez dans votre repos, parce que le Seigneur vous a fait grâce ? » (Psa 116,9) Dieu appelle la mort une grâce et vous pleurez ? Que pourriez-vous faire de plus si vous étiez l’ennemi mortel de celui qui meurt ?

Si quelqu’un doit pleurer alors, c’est le démon qui le doit faire. Oui, qu’il pleure, qu’il s’afflige : qu’il se déchire, et se désespère, de ce que notre mort maintenant n’est plus qu’un passage à une vie immortelle. Cette tristesse est digue de sa malice, mais elle est indigne de vous qui êtes appelé au repos, qui allez recevoir la couronne, et dont la mort est un port tranquille après la tempête.

Voyez de combien de maux cette vie est pleine, souvenez-vous combien de fois vous l’avez eue en horreur, combien d’imprécations vous avez faites en voyant les maux qui l’assiègent sans cesse, et qui se succèdent les uns aux autres. Considérez que dès le commencement du monde Dieu nous a condamnés à souffrir. Il dit à la femme : « Vous enfanterez avec douleur. » (Gen 3,16) Il dit à l’homme : « Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage. » (Id) Et Jésus-Christ dit à ses apôtres : « Vous aurez de grandes afflictions dans le monde. » (Jn 16,53) On ne nous prédit rien de semblable pour l’autre vie. On nous assure au contraire que « la douleur, la tristesse et les gémissements en seront éternellement bannis (Isa 33) ; et qu’il viendra des personnes de l’Orient et de l’Occident pour se reposer dans le sein d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (Mrc. 8 ; Eze 40) ; » que l’époux vous recevra dans sa chambre nuptiale, au milieu des lampes ardentes, et que votre vie sera changée en une vie toute céleste. Isa 33) ; et qu’il viendra des personnes de l’Orient et de l’Occident pour se reposer dans le sein d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (Mrc. 8 ; Eze 40) ; » que l’époux vous recevra dans sa chambre nuptiale, au milieu des lampes ardentes, et que votre vie sera changée en une vie toute céleste.

4. Pourquoi donc déshonorez-vous la mort de votre ami par vos larmes ? Pourquoi en pleurant ainsi la mort apprenez-vous aux autres à craindre la mort ? Pourquoi donnez-vous sujet aux faibles d’accuser Dieu même, de ce qu’il nous a exposés à tant de malheurs ? Mais je vous demande, au contraire, pourquoi, après la mort de vos proches, vous assemblez les pauvres ? Pourquoi vous appelez les prêtres, afin qu’ils offrent pour ceux que vous pleurez leurs prières et, leurs sacrifices ? Vous en répondrez que c’est afin, que celui qui est mort entre bientôt dans le repos éternel, et que son Juge lui soit, favorable. Et cependant vous ne cessez point de crier, et de répandre des larmes. Ne vous combattez-vous pas vous-même ? Vous croyez que votre ami est dans le port, et pour cela, vous vous jetez vous-même dans le trouble et dans la tempête ?

Mais que ferai-je ? me direz-vous. C’est la faiblesse de la nature qui fait cela. Et moi je vous dis : N’accusez point la nature, accusez-vous vous-même et votre propre mollesse, qui, vous fait dégénérer de cette haute dignité que la foi vous avait donnée, et qui vous rend pires que les infidèles. Comment après cela oserons nous parler aux païens de l’immortalité de l’âme ? Comment leur persuaderons-nous que nous ressusciterons un jour, puisque nous craignons la mort plus qu’ils ne la craignent eux-mêmes ? On a vu des infidèles autrefois, qui sans rien connaître de ce que la foi nous apprend, n’ont pas laissé de se couronner de fleurs et de prendre leurs plus beaux habits à la mort de leurs enfants pour se faire estimer des hommes, et pour s’acquérir un faux honneur ; et après cela, cette gloire incompréhensible que nous attendons dans le ciel, n’aura pas assez de force sur nos esprits pour bannir de nous, à la mort de nos proches, cette tristesse lâche et efféminée, et cette mollesse si indigne d’un chrétien ?

Mais je perds mon héritier, me direz-vous ; je n’ai plus personne à qui je laisse tous mes biens. Aimez-vous donc mieux que votre fils hérite d’un peu de bien sur la terre que de tous les biens qui sont dans le ciel ? Aimez-vous mieux qu’il jouisse de ces richesses qu’il devait quitter si tôt, que de celles qui ne périront jamais ? Mon fils, dites-vous, ne sera point mon héritier. Il est vrai, il ne sera point l’héritier de son père, mais il le sera de Dieu. Il ne sera point le cohéritier de ses frères ; mais il le sera de Jésus-Christ.

Mais dans quelles mains donc, me direz-vous, passeront ces meubles si riches, ces habits si précieux, ces maisons si magnifiques, ce grand nombre d’esclaves, et ces terres si vastes et si étendues que nous possédons ? Elles passeront si vous voulez entre les mains de votre fils, et avec plus d’assurance que s’il était encore en vie. Si les barbares ont brûlé autrefois avec les morts ce qu’ils avaient de plus précieux ; combien est-il plus digne d’un chrétien de sacrifier avec son fils tout ce qui lui appartenait, non pour le réduire en cendres comme les barbares, mais pour augmenter le bonheur et la gloire de ce mort qui leur est si cher ? Si ce fils avait des péchés en mourant, ces biens que vous donnez pour lui en effaceront les taches. S’il était juste et innocent, ils augmenteront sa récompense.

Mais vous désireriez bien de le voir. Hâtez-vous donc de sortir de ce monde et de vivre comme il a vécu, afin que vous le voyiez bientôt. Si vous n’écoutez pas mes raisons pour vous consoler, considérez que tôt ou tard, le temps même vous consolera et qu’il fera cesser votre douleur. Mais cette paix où vous vous trouverez alors ne sera point récompensée, parce qu’elle ne sera qu’un effet du temps et non point l’ouvrage de votre vertu. Que si vous voulez entrer dès maintenant dans les sentiments de la, sagesse chrétienne, vous en tirerez deux grands avantages : l’un, que vous vous délivrerez de beaucoup de maux, et l’autre, que vous vous procurez auprès de Dieu une très glorieuse couronne. Car l’aumône et les bonnes œuvres ne sont point d’un si grand mérite devant Dieu que cette modération et cette paix que nous conservons dans nos plus grands maux.

Considérez que le Fils de Dieu a bien voulu mourir lui-même. Il est mort, mais pour vous ; et vous, vous mourez pour vous-même. Il est mort après avoir dit : « Mon Père, si cela est possible, que ce calice s’éloigne de moi. » (Mat 26) II est mort après avoir été dans la frayeur et dans l’agonie, et après avoir ressenti une profonde tristesse. Mais cependant il a accepté la mort et s’est soumis à toutes les circonstances cruelles et honteuses qui l’accompagnaient. Il a souffert avant la mort les fouets, et avant les fouets, les railleries, les outrages et les insultes, pour vous apprendre à souffrir avec une fermeté inébranlable. Il est mort enfin, et son âme a été séparée de son corps, mais il l’a repris aussitôt, et l’a rempli de sa gloire, afin que sa résurrection vous fût un gage et une assurance de la vôtre. Si donc notre croyance n’est point une fable, ne vous affligez point de la mort des hommes. Si elle est véritable, ne pleurez point. Que si vous pleurez, comment pourrez-vous en persuader la vérité aux infidèles ?

5. Mais peut-être que tout ce que nous vous représentons n’empêche pas que cette mort ne voua paraisse insupportable. C’est donc pour cela même que vous devez cesser de pleurer, puisque la mort de celui que vous regrettez l’a délivré de tant de maux. Ne lui portez donc point envie, et ne soyez point fâché de son bonheur. Car lorsque vous souhaitez vous-même de mourir parce qu’un des vôtres est mort un peu trop tôt et que vous vous affligez de ce qu’il ne jouit plus d’une vie qui l’aurait exposé à tant de misères, il semble que vous agissez plus par un mouvement d’envie que par une amitié véritable. Ne considérez donc pas que vous ne reverrez plus votre fils mort, mais pensez que vous l’irez retrouver bientôt. Ne regardez point qu’il n’est plus en ce monde, mais que ce monde un jour ne sera plus, que tout y changera de forme, que le ciel, la terre et la nier passeront, et qu’alors vous recevrez votre fils dans une gloire infinie.

Si celui que vous pleurez est mort dans le péché, la mort en arrête le cours ; et si Dieu eût prévu qu’il en eût dû faire pénitence, il ne l’eût pas sitôt retiré du monde. Que s’il est mort dans la grâce et dans l’innocence, son innocence n’est plus en danger, et il en possède une récompense qui ne finira jamais.

Il paraît donc, par tout ce que nous avons dit, que vos larmes sont plutôt l’effet d’un trouble d’esprit et d’une passion peu raisonnable, que d’un amour sage et bien réglé. Que si vous aimiez véritablement celui qui est mort, vous devriez vous réjouir clé ce qu’il a été délivré bientôt d’une navigation dangereuse. Car il y a quelque chose de stable dans le cours ordinaire de la nature. Le jour succède à la nuit et la nuit au jour. L’été vient après l’hiver et l’hiver après l’été. Ainsi les saisons s’entre-suivent et elles sont toujours liées de même es unes aux autres. Mais les maux au contraire viennent en foule et à contre temps, sans ordre et sans mesure, et notre vie est sujette à des accidents toujours nouveaux.

Voudriez-vous donc que votre fils fût encore assujetti à ces misères, qu’à chaque jour il fût exposé à une nouvelle peine, qu’il fût tantôt dans la maladie, tantôt dans la tristesse, et toujours dans la souffrance d’un mal et dans l’appréhension d’un autre ? Car vous ne pouvez pas dire qu’il eût pu passer le cours de cette vie sans éprouver toutes ces inquiétudes et tous ces soins.

Mais vous, ô mère, qui pleurez votre fils, considérez que celui que vous aviez mis au monde n’était pas immortel, et que s’il n’était mort maintenant, il devait mourir bientôt après. Que si vous dites que vous n’avez pas eu le temps de jouir de lui, vous le ferez pleinement dans le ciel. Mais vous le voudriez voir maintenant ? Et moi je vous dis que si vous êtes sage de la sagesse de Dieu, il lie tiendra qu’à vous de le voir. Car l’espérance des chrétiens est beaucoup plus claire et plus assurée que vos propres yeux.

Si l’on voulait tirer votre fils d’auprès de vous pour le faire roi d’un grand royaume, refuseriez-vous de le laisser aller pour ne pas perdre le vain plaisir de le voir ? Et maintenant qu’il est passé en un royaume infiniment plus grand et plus heureux que tous ceux de la terre ensemble, vous ne pouvez souffrir d’être un moment séparée de lui, lors particulièrement qu’au lieu d’un fils vous avez un mari qui vous console. Que si vous n’en avez plus, vous avez toujours pour consolateur « le père des orphelins et le juge des veuves. » Voyez de quelle manière saint Paul relève ces sortes de veuves : « Celle », dit-il, « qui est véritablement veuve et désolée, met son espérance en Dieu. » (1Ti 5,5) Ce sont là les plus excellentes veuves, puisque ce sont les plus patientes.

Ne pleurez donc plus, et ne vous affligez point d’une chose pour laquelle vous espérez une si grande récompense. Vous n’avez fait que rendre un dépôt que l’on vous avait confié. C’est pourquoi n’en soyez plus en peine, puisque Dieu l’a repris et l’a mis dans son trésor éternel. Que si vous comprenez bien la différence qu’il y a entre la vie de la terre et celle du ciel, si vous voyez à fond l’inconstance et le néant de celle-ci et la grandeur et la solidité de l’autre, vous n’aurez pas besoin que je vous dise rien davantage. C’est de cette agitation et de ce trouble que votre fils maintenant est délivré. S’il était demeuré sur la terre, vous ne savez s’il eût été bon ou méchant. Ne voyez-vous pas tous les jours combien de pères sont contraints de chasser leurs fils d’auprès d’eux et de les déshériter ; et combien d’autres les retiennent malgré eux, quoiqu’ils soient pires que ceux que l’on chasse ? Pensons donc à toutes ces choses et servons-nous-en pour régler nos mœurs. Car c’est ainsi que notre patience sera approuvée des morts mêmes que nous pleurons, qu’elle sera estimée des hommes et couronnée par la miséricorde de Dieu, qui nous fera jouir des biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et la puissance, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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